Guerre de Gascogne. —
Procès de Jacques Cœur. — Gouvernement du dauphin. — Paix de Feurs. — Mariage
d'Yolande de France. — Mollesse de Charles Vil. — Intrigues de la cour de
France contre le dauphin. — Négociations entre le roi et le dauphin.
Restait
la Gascogne à recouvrer. Le roi remit à se venger de la Savoie, et prépara
d'abord cette campagne. On voulait profiter des troubles de l'Angleterre. La
reine Marguerite d'Anjou se débattait contre les émeutes et les révolutions ;
on jugeait ce moment favorable. Cette politique, peut-être utile, était loin
d'être chevaleresque. L'historiographe de Charles VII, Jean Chartier,
l'approuve sans réserve ; d'ailleurs, écrivant sous la dictée de la cour,
comment eût-il fait autrement ! La
guerre se rallumait donc en Guienne. Le comte de Foix, Gaston IV, en avait la
direction. Étant bien accompagné de plusieurs barons, il alla attaquer
Mauléon de Soules. La ville ayant capitulé, les Anglais se retirèrent dans le
château. Le roi de Navarre, à qui les Anglais avaient remis leurs intérêts de
ce côté, se présenta avec ses Espagnols, et somma le comte, son gendre, de se
retirer. Mais celui-ci, qui était lieutenant général du roi de France,
déclara qu'il ne bougerait pas de devant le castel, jusqu'à ce qu'il fût
réduit en l'obéissance de Charles VII. Ainsi, quoique cette place fût une des
plus fortes de la Guienne, le roi de Navarre « s'en retourna avec son
ost en son pays[1] ». Le petit-fils du connétable
de Clisson, Jean de Blois, comte de Penthièvre et de Périgord, comté qu'il
avait acheté au duc d'Orléans, après avoir renoncé en 1448 à toute prétention
sur la Bretagne, avait la commission de lieutenant du roi dans la Guienne, et
venait de prendre Bergerac. De Bazas, le sire d'Orval, de la maison d'Albret,
inquiétait le Médoc ; et attaqué par les Anglais, il les avait forcés de
rentrer dans Bordeaux. Le roi dirige donc vers la Gascogne ses hommes de
guerre les plus habiles. On y voit Saintrailles, Jean le Boursier, chef de la
flotte française, les maréchaux de Culant, de Lohéac, Geoffroy de
Saint-Belin, bailli de Chaumont, Joachim Rouhaut, Jacques rainé des
Chabannes, et beaucoup d'autres, particulièrement les comtes de Nevers,
d'Armagnac et d'Angoulême, les deux frères Bureau, Gaspart, maître de
l'artillerie, et Jean, trésorier de France. A leur tête était Jean de Dunois,
nommé en mai 1451 lieutenant du roi pour cette guerre. Bien
que le dauphin eût déjà rempli avec courage et résolution plusieurs missions
délicates dans le midi et qu'il eût demandé à combattre les Anglais en
Gascogne, il n'y fut pas plus appelé qu'en Normandie. Charles VII dédaigna
une fois de plus la coopération de son fils. Toujours le vent qui soufflait à
la cour devait le tenir éloigné de toute action importante, malgré ses vœux
bien souvent exprimés, surtout dans sa lettre datée de Vienne, 25 octobre
1452. Pendant
que l'armée faisait le siège de Blaye, le Boursier battit la flotte anglaise,
et la ville fut emportée. Le sire d'Albret prit Dax ; Dunois, Libourne et
Fronsac. Parmi les cinquante gentilshommes qui furent faits chevaliers
pendant le siège de cette dernière ville, on remarque Agne de la Tour,
seigneur d'Oliergue et vicomte de Turenne, que Louis XI fit ensuite un de ses
conseillers et chambellans. Ce nom devait être un jour cher à la France et
une de ses plus belles gloires. Les
villes de Bordeaux et de Bayonne restaient seules au pouvoir des Anglais. Là
comme en Normandie les sympathies du peuple étaient toutes pour la France.
Bordeaux promit de se rendre s'il n'était point secouru avant le 23 juin. Les
conditions furent que cette ville et les autres conserveraient leurs
franchises, qu'une justice souveraine y serait établie, et, que les gens de
tout état auraient entière liberté de rester et de s'en aller où ils
voudraient. Nul secours n'étant venu, le 24 juin Dunois entra solennellement
dans la ville au nom du roi, et Bayonne se rendit après une faible
résistance. Ainsi « avant Noël[2] tout le territoire des deux
rives de la Dordogne était au pouvoir de Charles VII ». La
discipline sévère des troupes que Dunois sut faire observer rendit cette
seconde conquête facile ; mais cet ordre même des gens de guerre était dû à
l'exactitude de la solde et par conséquent à la bonne administration des
finances. « Jacques Cœur, argentier du roi[3], était cause que le roi de
France avait conquis le duché de Normandie par les grands deniers qu'il avait
avancés au roi et par maints prêts qu'il lui avait faits. » Il en était de
même pour.la Gascogne. Issu de bien petit lieu, Jacques Cœur avait acquis par
le commerce une très-grande fortune. « Il expédiait même chez les Sarrasins
et avait facteurs par tous pays. » Il dirigea d'abord les dépenses de la
maison du roi, et régla plus tard les contributions que chacun devait
fournir. C'était un vrai ministre des finances. Tant
que Jacques Cœur pourvut aux dépenses de la guerre soit en Normandie ou en
Gascogne, tout alla bien. Mais quand l'armée, faute de ce ferme appui, fut
obligée pour vivre[4] de piller et de rançonner les
peuples, l'indiscipline des troupes reparut et en même temps la haine de
notre domination. L'argentier
avait le génie des affaires. Par l'échange des produits de l'Europe contre
les soieries, les draps d'or et les fourrures des pays lointains, il
rivalisait avec Venise, Gênes et Pise. Depuis l'installation du nouveau
parlement du Languedoc jusqu'à sa disgrâce, il fut un des présidents des
états de cette grande province, sans doute à cause de son principal comptoir,
établi à Montpellier. Ainsi, sans négliger le développement de sa fortune
personnelle, il coopérait très-activement au gouvernement du royaume. Il
avait trouvé dans le crédit et dans le calcul des forces financières du pays
une puissance toute nouvelle. Il portait en sa devise à cœurs vaillans
rien impossible, et à l'entrée de Charles VII, à Rouen, il était à côté
du roi. On ne
rend pas de si grands services sans exciter l'envie et l'ingratitude.
Jusque-là il avait eu la protection d'Agnès Sorel, et elle le choisit pour
son exécuteur testamentaire. Bien qu'elle fût notoirement morte par suite de
couche[5], on soupçonna Jacques Cœur de
l'avoir empoisonnée, comme on voulut aussi en accuser le dauphin. Duclercq
nous dit : « Icelui roi Charles, en 1452, sous ombre de certaines accusations
de crime que lui imposèrent Jeanne de Mortaing, épouse du sire de Montbéron
et autres, l'avait fait prendre et tenir en prison bien étroitement fermée.
Ce sire de Montbéron lui devait de grandes sommes. » L'imputation fut
reconnue fausse ; alors que de griefs ne trouva-t-on pas ! On l'accusa d'être
d'intelligence avec le dauphin, de fournir de l'argent aux Sarrasins ; puis
d'avoir renvoyé au soudan un esclave chrétien que ses flottes ramenaient, et
encore de s'être enrichi par concussion. Le soupçon de sortilège s'y joignait
en une certaine mesure. N'avait-il pas le secret de la pierre philosophale
que l'alchimiste Raymond Lulle lui aurait communiqué ? Il fut emprisonné le
31 juillet 1451 à Taillebourg, où était alors le roi. « Cette même année,
sans information, sans jugement, ses biens furent confisqués. Charles VII
prit 400.000 écus pour les frais de la guerre ; puis il donna les seigneuries
qu'il possédait au comte de Dammartin et à d'autres personnes de la cour. »
Mme de Villequier ne fut point oubliée dans cette distribution. Pour
tout le bien qu'il avait fait, le moins eût été de lui assurer bonne justice.
Que penser de ceux qui sous les yeux du roi l'ont ainsi condamné ? Sa
sentence lui fut prononcée de la bouche du chancelier à Lusignan, le 29 mai
1453. « Après deux ans de prison[6], le malheureux Jacques Cœur,
qui avait eu une telle fortune, à qui le roi et le royaume avaient de si
grandes obligations, fut ainsi, sans ombre de justice régulière, amené à
Poitiers sur un échafaud le 2 juin, et y fit amende honorable, la torche au
poingt, la tête nue, sans ceinture ni chaperon. Sa femme était morte de
douleur pendant le procès. » Il fut condamné à payer 400.000 écus d'or, et à
la confiscation de tous ses biens au profit du roi. « Plusieurs, pour se
libérer de leurs dettes[7], avaient besoin de la
condamnation de leur bienfaiteur ; la liste en était longue, et il s'en
trouvait de toutes conditions. » Charles VII, malheureusement était du
nombre. Jacques
Cœur aurait passé le reste de sa vie dans un cachot, si ses anciens facteurs,
particulièrement Guillaume Varie, ne l'eussent, par une pieuse ruse, arraché
à cette ignominie. « Condamné à mort et par grâce au bannissement[8], Jacques Cœur offre un des plus
mémorables exemples de l'ingratitude des cours et de l'injustice des hommes.
» On
conçoit peu que l'envie se soit acharnée contre lui : s'il avait fait
construire de magnifiques hôtels, dont il nous reste encore des traces, « il
n'abusa jamais de son crédit pour nuire à qui que ce fût. » Il tenait
état de prince en ses terres, il est vrai, mais il savait aussi user
magnifiquement de sa fortune. Lorsqu'en 1440 le grand maître de Rhodes, Jean
de Lastie, envoya son neveu en Occident pour avoir secours et subsides,
Jacques Cœur répondit à peu près seul à son appel. Ajoutons qu'il ne procura
aux siens que des charges, qu'ils remplirent dignement. Son frère Nicolas
Cœur devint évêque de Luçon. Son fils aîné, Jean Cœur, fit de fortes études à
l'université d'Orléans, se distingua de bonne heure par sa science et par son
talent pour la prédication, et il mérita de succéder en 1446, sur le siège de
Bourges, à l’archevêque Henri d'Avaugour. Ce fils fit un mémoire pour
justifier la conduite de son père : malgré tous ses efforts, il ne put lui
épargner aucune honte ; cependant Charles VII, par un de ces retours de
conscience qu'il sentait parfois, rendit en 1457 une faible part des biens
paternels à Jean et à Geoffroy Cœur. Dès son
avènement, Louis XI, bien pénétré de l'injustice qui avait été commise contre
l'argentier, et touché des réclamations de sa famille, permit de poursuivre
l'appel. Le procès porté au parlement y fut plaidé à huis clos le 20 mai
1462. L'avocat Hailé se prononça en faveur de Jacques Cœur ; mais celui qui
parla au nom du procureur du roi soutint que le procès ayant été fait par une
commission, et la sentence exécutée, l'appel n'était point recevable, surtout
puisque Jacques Cœur lui-même n'en avait point appelé. Il paraît que la cour
s'abstint de prononcer. Chabannes
étant en prison, ses biens sous la main du roi, et les deux fils
ecclésiastiques de l'argentier ayant renoncé à tout droit, Louis XI rendit à
Geoffroy Cœur son échanson, resté seul héritier, tous les biens paternels
qu'avait eus le comte de Dammartin par suite de la confiscation. La lettre
d'août 1463, sans blesser en rien la mémoire de Charles VII, dit : « qu'en
souvenir des bons services que feu Jacques Cœur, vrai seigneur desdites
terres, rendues à la couronne de France, il transporte lesdites seigneuries
en toute propriété et jouissance audit Geoffroy Cœur, pour lui et sa
postérité. » Ainsi cette grande iniquité fut un peu réparée. Le
comte de Foix, Gaston IV, obtint de Charles VII plus d'indulgence. Il avait
acheté la vicomté de Narbonne au prix de 23.000 écus d'or de 70 au marc. Il
en prit possession, et le 25 avril 1418 il rendit hommage à Jean d'Harcourt,
archevêque ; de Narbonne, pour ce qui était de la mouvance de celui-ci. Il y
joignit la leude de Narbonne, aliénée par ses prédécesseurs, et plus tard la
part de la vicomté que l'arrêt du parlement de Paris avait adjugée à Dalmace,
vicomte de Roquebertin. Gaston réunit encore la vicomté de Villemur et la
moitié de celle de Lautrec. Il devint donc un des plus puissants seigneurs de
cette contrée. Lorsqu'il rendit hommage au roi, Dunois lit lecture de la
formule et de certaines réserves que Charles VII voulait faire-comme de
pouvoir retenir pour, lui cette vicomté pendant trois ans, en remboursant au
comte de Foix le prix de l'achat, et d'autres encore. Gaston IV ne consentit
point à ces réserves, alléguant l'usage et les privilèges du Languedoc, « qui
ne permettaient pas au roi de « retenir pour lui les biens féodaux ». En
considération de sa belle conduite dans la guerre de Guienne, Charles VII
n'insista pas. Ces complications laissent entrevoir ce qu'étaient souvent les
successions féodales. La
Gascogne, cette dernière partie de l'Aquitaine, aliénée depuis trois siècles
par le mariage d'Eléonore de Guienne avec un Plantagenet, était enfin réunie
à la famille française. Ce fut partout une grande joie. Les gens de guerre,
grâce au payement exact de la solde, y observaient une bonne discipline. Les
infractions à l'ordre, sévèrement punies par le prévôt de maréchaux Tristan
l'Hermite, et le meurtre de Pierre Louvain, acte de représailles de la part
des frères du cruel Guillaume Flavy, furent des actes isolés. Le gouvernement
du roi plut aux gens de la Gascogne tant qu'il ne leur fut rien demandé ;
mais dès l'année suivante une insurrection y ayant éclaté, il fallut en
refaire la conquête, et Bordeaux perdit alors momentanément ses privilèges[9]. Pendant
ces troubles, le dauphin administrait paisiblement son petit État. Par
lettres de Bourgoin, 4 février 1448, « en reconnaissance des services fidèles
et nombreux que son gouverneur Amaury d'Estissac lui a rendus, » il lui
donne, sa vie durant, la capitainerie de Château-Thierry, ainsi que le
gouvernement et les revenus de toute cette châtellenie, à la seule condition
de consacrer 200 livres aux réparations et de payer les aumônes et gages
d'officiers qui s'y trouvent attachés ; « le tout sans être obligé de rendre
aucun compte ». Le 10 juin, il anoblit Michel Cassar, bourgeois de Grenoble ;
en octobre il confère à la maison de Virieu du Dauphiné des privilèges que
Charles VIII confirma après lui. Sur les comptes de son trésorier de 1449, on
voit que Mathieu de Condé est maître de son artillerie et châtelain de la
Tour-du-Pin. Là, ses lévriers ayant tué le chat d'une pauvre femme, il
s'empressa de le payer généreusement. L'examen de ses dépenses révèle qu'en
octobre 1449 il donne 10 écus d'or à celui qui lui apporte à Grenoble la
nouvelle de la prise de Rouen, et 120 au chevalier qui lui amena d'Espagne,
vers le même temps, un coursier et une mule. Ses revenus ne lui suffisaient
pas, non à cause de ses dépenses personnelles, mais par suite de ses
largesses. On voit dans ses comptes que dès le 48 juillet 1448 un marchand de
Valence, nommé Antoine Boyer, lui prêta 3.000 livres ; et de plus qu'il paya
fidèlement ses dettes, au lieu de solder ses créanciers par des bannissements
et des confiscations, comme on lui en donnait l'exemple dans la mère patrie. L'argent
fut toujours le nerf d'un bon gouvernement aussi bien que de la guerre ; il
n'y a point d'administrateur qui n'ait porté une très-grande attention aux
finances. Chaque année les états sont convoqués, le plus souvent à Romans,
selon l'usage, pour voter les subsides ordinaires. A cela s'ajoutent le don
gratuit, les péages et autres revenus. Si les impôts augmentent c'est que les
besoins du service public se sont accrus, pour donner à tous une plus grande
sécurité, et faire succéder partout l'ordre à la confusion. Louis ordonna une
évaluation comparative des monnaies des pays circonvoisins ; et pour laisser
plus de facilité aux transactions, le 3 septembre 1450 il leur donna cours en
Dauphiné ; selon Chorier il fit des écus d'or de 23 sous 8 deniers ; et l'écu
avait cours pour 27 sons 6 deniers, nous dit l'abbé Legrand. C'est à Crémieu
que se battait la monnaie des anciens dauphins. Maitre
Estienne Guillon, président du conseil delphinal, avait été deux fois déposé
pour des griefs assez minimes. Il fut rétabli dans sa charge en 1447 ; mais,
à cause de son grand âge, Louis, par lettres de Beaurepaire, 2 janvier 1450,
lui donna pour coadjuteur Antoine Bovier, docteur ès droit canon et civil.
Guillon, son gendre Guy Pape, ainsi que Thomassin, furent les plus grands
jurisconsultes de l'époque. Le 29
juillet 1453, François Portier, président de la cour des comptes, fut fait
président du parlement de Grenoble, et prit immédiatement possession de son
siège. Le dauphin donne alors à cette cour la même juridiction et tous les
pouvoirs sur ses terres qu'avait en France le parlement de Paris. Ainsi se
transforma le conseil delphinal ; « et le roi même[10] approuva ce changement ».
Le parlement de Grenoble se classe au troisième rang, à la suite de celui de
Toulouse ; après lui viennent Bordeaux, Dijon et Rennes ; on sait que Rouen
conserva sa cour de l'échiquier. La
justice ne mérite ce nom qu'autant qu'elle tient la balance égale entre les
grands et les petits. Quand la loi est équitable, nul n'a le droit de se
faire justice par la force. Tel était le but de saint Louis, quand il
défendait aux seigneurs les guerres privées. C'est déjà trop qu'entre les
souverains des diverses nations il n'y ait point d'arbitre de leurs
différends. Cette juste défense avait été plusieurs fois renouvelée, assez
inutilement. Les guerres de barons entre eux étaient de grands fléaux pour
les peuples, et le dauphin avait déjà essayé d'y pourvoir par l'interdiction
des lettres de querelles. Sans examiner s'il ne se rendrait pas impopulaire
auprès des grands, mais uniquement guidé par des considérations d'intérêt
général et d'humanité, Louis interdit, par ordonnance de la Tour-du-Pin de
décembre 1451, enregistrée ensuite par la chambre des comptes, toutes guerres
privées ; l'édit fut exécuté tant qu'il résida en Dauphiné. La noblesse,
dit-on[11], lui en sut mauvais gré. Voici
les considérants de cette loi : « Comme
les décisions antérieures doivent, avec le progrès du temps, subir des
modifications réclamées par l'intérêt public ; comme nous devons pourvoir à
ce que les peuples que la Providence nous a soumis jouissent de la paix avec
une entière sécurité ; persuadé d'ailleurs que tous griefs entre seigneurs de
notre mouvance seront toujours plus équitablement réglés par justice que par
voies de fait ; et aussi ne perdant point de vue ce qu'à certains égards a
autrefois décrété Humbert, notre prédécesseur de bonne mémoire ; enfin,
considérant surtout les maux et les scandales qui résultent toujours de ces
prises d'armes ; voulant désormais pourvoir à tant d'abus, et sachant bien
qu'en ce point ce qu'on appelle liberté n'est que licence et désordre ; pour
ces motifs nous annulons le titre dont les gentilshommes de notre province
pourraient s'autoriser pour se faire mutuellement la guerre, et nous disons
qu'en cas de contestations ils s'adresseront à qui de droit. Signé Louis,
dauphin, en son grand conseil. » Six
mois après, le 11 juillet 1452, parut la belle ordonnance sur les donations
entre vifs[12]. Elle fut si bien conçue
qu'elle mérita d'être commentée par Guy Pape, l'avocat lyonnais, et que ses
principales dispositions sont encore observées dans nos codes. Cette loi a
été contresignée par Coleman, en présence de l'archevêque d'Embrun, du gouverneur
et du maréchal du Dauphiné. On y lit en latin : « Louis, fils aîné du
roi des Français, dauphin de Viennois, comte de Valentinois et de Diois,
désirant pourvoir aux avantages de nos sujets, et surtout les préserver des
abus qui se sont produits à leur préjudice dans les donations dites entre
vifs, soit par le mauvais vouloir des donataires, soit par la légèreté ou
simplicité des donateurs, nous avons édicté les articles suivants, etc. » Un
des plus notables articles de cette loi était que toute donation entre vifs
serait sans effet[13], à moins qu'elle n'eût été
faite « en présence du juge du lieu et de trois proches consanguins, parents
du donateur, ou, en leur absence, de trois honnêtes témoins. » Ainsi Louis XI
à vingt-neuf ans se montre déjà législateur. Il
existe encore des traditions de sa présence en Dauphiné, notamment dans le
bourg de Sauzet[14]. « Nulle part, dit l'auteur, le
souvenir du fils de Charles VII n'est plus vivace et plus profond. »
Jadis la famille des Artaud possédait cette terre sous la mouvance des
Adheimar, seigneurs de Grignan et de Montélimar. Les Poitiers, qui venaient
d'acquérir le comté de Marsanne, ne manquèrent pas de convoiter les lieux
voisins. Ne se croyant point assez forts pour conquérir Sauzet par les armes,
ils achetèrent à prix d'argent le privilége de planter leur bannière sur le
donjon de ce bourg. Artaud, pour refaire ses finances, céda la moitié de ses
droits seigneuriaux sur cette terre : tant le grand monde préférait les
dettes à l'économie ! Louis
avait donné le château de Sauzet en toute jouissance à Antoine de Hostung
comme récompense de ses bons services. Pendant les dix ans de son
administration directe dans ce pays, il y vint assez souvent avec sa petite
cour. De la terrasse du château la vue s'étendait au loin. Un bourg voisin
ayant été brûlé par les troupes de Raymond de Turenne, le dauphin, qui de là
voyait ces ruines, en fut touché, et il exempta les habitants de ce lieu de
tout impôt et subsides pendant trente ans. Si pendant son séjour à Sauzet il
s'y donnait quelque fête ou tournoi, « il savait se soustraire aux plaisirs
pour étudier les besoins des peuples ». Tel est le souvenir qu'on lui garde. Par
l'expulsion des juifs vers 4447, Crémieu était devenu désert. De nouveaux
habitants ne se hâtaient point de venir les remplacer, et le commerce et l'industrie
en souffraient. Le dauphin ayant reçu leurs députés à Valence en 1452, leur
rendit les privilèges qu'ils tenaient de ses prédécesseurs, et leur accorda
l'abolition du passé : il écrivit même aux juges, « de ne pas les traiter
plus « rigoureusement que les autres »[15], pressentant ainsi la liberté
de conscience devant la loi : les juifs lui témoignèrent leur gratitude. Il
avait, ainsi la sagesse de ne pas persévérer dans une voie condamnée par
l'expérience. D'assez
graves difficultés s'étaient élevées sur la souveraineté de Gap ; les comtes
de Forcalquier possédant plusieurs châteaux dans le Gapençois, leurs
suzerains, les comtes de Provence, croyaient avoir droit à l'hommage du pays,
et les évêques, pour se dérober à toute dépendance, inclinaient tantôt d'un
côté, tantôt de l'autre. Le pape était intervenu dans cette affaire. Le
dauphin aplanit toute difficulté, et un traité fut passé en juin 1452 entre
lui et le roi René, son oncle. Cette
même année l'université de Grenoble fut transférée à Valence, et pour en
assurer l'existence il fallut la confirmer en 1475 par un édit royal. On voit
le dauphin, par d'autres concessions, faire ses efforts pour s'attacher ses
sujets de tous les ordres. Il atténue en faveur de ceux de Grenoble la
rigueur de ses règlements sur la chasse ; le 1er octobre 1452 il confirme la
noblesse dans ses privilèges ; et aux gentilshommes qui se rendront auprès de
lui tout équipés et armés pour le servir, il accorde des immunités
considérables : la remise d'une partie de leurs dettes, la prolongation au
terme de trois années du droit de racheter leurs biens aliénés, et aussi un
délai d'un an pour faire leur dénombrement. Louis
ayant apprécié Dunois à la délivrance de Dieppe, lui avait donné la
seigneurie de Valbonnais, et même avait affranchi celle-ci de toute charge ;
mais s'étant aperçu que Dunois ne le servait pas auprès de son père, surtout
quand il le pria d'offrir ses services pour la guerre de Normandie et celle
de Gascogne, il révoqua ce don, et attribua sur cette terre un revenu de 200
livres au sire de Villaines. Cependant
le roi croyait avoir 4 se venger de son fils et du duc de Savoie. D'abord,
par lettre d'Estelle en Béarn du 3 juillet 1452, il dépouille le dauphin des
quatre châtellenies du Rouergue, et les rend à Jean V d'Armagnac. Mais Louis
avait acheté de ses deniers la ville et la seigneurie de Beaucaire. A la
prière du comte, qui consent à lui payer en remboursement 22.000 écus d'or,
il signe un acte le 8 novembre suivant, où il ne laisse échapper aucune
expression de regret ou de reproche. « Il déclare qu'il tient les lettres de
son seigneur et père pour agréables, bonnes et valables, qu'il consent
qu'elles soient intérimées et mises en pleine exécution ; qu'il restitue à
son cousin lesdits châteaux et châtellenies avec leurs droits et
appartenances sans y rien retenir ; qu'il veut que les lettres qui lui ont
été octroyées par sondit seigneur du don d'iceux châteaux soient cassées,
annulées et de nul effet ; et nous-même, dit-il, les cassons et annulons par
les présentes. Charles
VII ne s'en tenait pas là. Avec une partie de son armée de Gascogne, il
traverse l'Auvergne et s'approche de l'est, menaçant à la fois la Savoie et
le Dauphiné. Un prétexte couvrait le vrai motif de sa venue. Il y avait au
delà des Alpes des seigneurs mécontents, et ce pays n'échappait pas aux
orages politiques. Le chancelier de Savoie, accusé de calomnie, fut condamné
à mort, en 144G, et jeté dans le lac une pierre au cou. Le sire de Compeis,
seigneur de Thorens, paraît avoir eu ensuite toute la faveur du duc Louis
comme ministre. On voit une sentence rendue en 1452 par ce prince contre le
maréchal de Savoie, le sire de Varembon, dont le château fut rasé. H y en eut
une aussi du Pont-de-Beauvoisin qui condamnait un certain nombre de seigneurs
savoisiens à l'exil et à la confiscation de leurs biens. Les
partisans du maréchal allèrent se plaindre à Charles VIT de l'administration
hautaine du ministre. Le roi ne demandait pas mieux que d'avoir de tek griefs
à examiner. Le vrai tort de Louis de Savoie était de s'être mêlé des affaires
d'Italie et d'avoir été battu par le duc de Milan, François Sforza. Le
dauphin, voyant approcher l'orage, fortifie Vienne et appelle aux armes
l'arrière-ban du bas Dauphiné. A ceux qui ne se rendent pas auprès de sa
personne il adresse le 8 septembre de nouvelles injonctions, avec ordre aux
magistrats d'user de rigueur contre les rebelles ; et Jean, bâtard
d'Armagnac, maréchal du dauphin, ne tarde pas à amener cette petite armée de
Saint-Marcellin à Vienne. De son
côté, le duc Louis n'était point de force à faire la guerre contre le roi de
France. Il va donc au-devant de lui, et le rencontre à Clepié, près Feurs,
dans le Forez. On négocie ; les conférences ne durèrent pas deux mois. Le 27
octobre la paix fut signée. Le duc s'obligeait à servir le roi envers et
contre tous, sauf le pape et l'empereur, avec 400 lances que le roi payerait.
Deux cents gentilshommes du pays devaient signer ce traité de perpétuelle
alliance. Les lettres qui les désignent sont (lu 16 décembre 1455, et Jean de
Groslée est à la tête des témoins de cette ordonnance. Le rappel des
seigneurs bannis fut plus tard l'objet d'une ambassade de l'évêque d'Alais,
et on suivit à cet égard le bon plaisir du roi. Une des
principales clauses du traité fut le mariage d'Yolande de France avec Amédée,
comte de Bresse, fili aîné du duc Louis et destiné à lui succéder ; union
qui, selon Legrand, était convenue depuis seize ans. La dot fut de 100.000
écus d'or, suivant l'usage et le douaire de 10.000. On se demande comment
Charles VII, qui croyait voir dans ce mariage un intérêt politique, s'était
si fort opposé à celui de son fils, tant il était certain que le dauphin
avait à la cour des ennemis puissants et habiles à le noircir. Il saisit
cette occasion de témoigner sa générosité en faisant un acte à Valence, le 48
décembre 1452, par lequel, considérant l'état que sa sœur est obligée de
tenir et les dépenses qu'elle doit faire, il lui cède ses villes, château,
châtellenie et mandement d'Avallon en Dauphiné avec tous les, fruits et
revenus de ladite terre. Pendant
ces négociations on apprit qu'une armée anglaise allait débarquer à Bordeaux
; que Talbot et son fils la commandaient et qu'elle venait appuyer les
mécontents de la Gascogne. Le dauphin, informé de ces nouvelles un des
premiers ; offrit encore ses services à son père, et lui écrivit de Vienne,
23 octobre 1452, une lettre ainsi conçue : « Mon très-redouté seigneur, je me
recommande à votre bonne grâce, tant et si humblement comme je puis ; et vous
plaise savoir que j'ai su qu'il est descendu une grosse armée d'Anglais en
Bourdelais. Parce qu'autrefois j'ai été adverti qu'il vous fut déplaisant de
ce que, en votre conquête de Normandie et dudit Bourdelais, je ne vous offris
pas mon service, ce que je fis cependant par d'Estissac, Rémond et Benoît en s'adressant
au beau cousin de Dunois, nonobstant que j'étais en piteux état de ma
personne ; et parce qu'il me désplaît de tout mon cœur, si cela ne vint à
votre connaissance, maintenant, mon très-redouté seigneur, je vous envoie mon
ami et féal conseiller et chambellan, le sire de Bavry, pour vous offrir mon
service, et y mettre corps et biens, si votre plaisir est me faire la grâce
de m'en donner la charge et m'y employer, comme plus à plain vous pourra dire
le sieur de Bavry, lequel vous plaise croire. » Il ne paraît pas qu'il ait
été fait à cette lettre aucune réponse favorable. Alors
l'Italie était partagée en deux partis pour la succession de Naples : Gênes
et Florence soutenaient la maison d'Anjou ; Venise, Milan, la Savoie et
Alphonse d'Aragon la combattaient. Pendant que le roi René avec une partie de
ses troupes allait rejoindre ses alliés en Lombardie sur une flotte génoise,
l'autre partie s'engagea par terre dans les défilés des Alpes, dont le duc
tenait les passages fermés. Le 17 août 1452, le dauphin s'étant mis à la tête
des troupes de cavalerie, nul n'osa lui résister, et elles passèrent. La
guerre fut vite finie. Le pape, pris pour médiateur, la termina aux dépens du
roi René, qui revint en Provence. Quelques
jours de repos étant assurés, le dauphin alla en Bresse, à Pont-d'Ain[16], pour visiter sa femme, la
princesse Charlotte, qui résidait là avec la duchesse de Savoie, Anne de
Lusignan. C'est vers ce temps, le 23 novembre, qu'il ordonna de faire état
très-exact des étrangers qui, répondant à son appel, étaient venus s'établir
en Dauphiné. On voit par une pièce du 16 décembre suivant, signée de sa main
et contre-signée de son secrétaire Bourré, qu'entre son père et lui il fut
alors diplomatiquement question d'entrevue et d'explication. Le roi lui avait
demandé des sûretés : il les désire réciproques. « Puisque le plaisir du
roi, ajoute-t-il, est d'avoir des sûretés, il est content, pour lui obéir, de
les lui bailler. Dût-il y avoir pour lui quelque danger pour complaire à Sa
Majesté, comme dessus est dit, il est content de le faire, suppliant
très-humblement au roi qu'il lui plaise ne prendre rien en rigueur. » Rien ne
fut décidé ; les affaires de Gascogne appelèrent Charles VII vers l'ouest. Les
gens de Bordeaux, d'abord si dociles, se révoltèrent dès qu'on leur demanda
la taille pour la solde des gens d'armes. La défection fut générale ; ils
firent ouvertement la guerre aux garnisons françaises, suivirent comme chefs
les seigneurs du pays, particulièrement les sires de Lesparre, d'Anglade, de
Rauzan et de Laugeac, et ils appelèrent les Anglais. Dès le mois d'octobre
une flotte ennemie fut signalée sur les côtes du Médoc. Peu de jours après le
débarquement de Talbot et de ses troupes, Bordeaux leur ouvrit ses portes et
leur livra le gouverneur Olivier de Coëtivy. Toute la province fut donc aussi
vite perdue qu'elle avait été conquise. Les secours de France n'arrivèrent
qu'au mois de juin, sous les ordres du maréchal de Lohéac et du comte de
Penthièvre. Jean Bureau y vint avec son artillerie et Jacques Chabannes
s'illustra en cette circonstance. Les Français gagnèrent la bataille de
Castillon en Périgord. Talbot y fut tué, à quatre-vingts ans, ainsi que son
fils, frappé non d'une baïonnette, puisque cette arme ne paraît qu'au XVP
siècle, mais d'une pique ; et le 17 octobre Bordeaux capitula de nouveau. Ce
fut en France la dernière tentative sérieuse des Anglais. Le sire
de Lesparre, principal auteur de cette révolte, parvint à s'échapper. Le roi
finit par accorder à la ville une abolition ou amnistie, sauf renonciation à
ses privilèges, payement de 100.000 écus d'or, et bannissement des sires de
Lesparre, de Duras et de vingt autres séditieux. La Guienne reconquise forma
une province distincte du Languedoc. Le gouvernement en fut donné au duc de
Bourbon ; et jusqu'à l'érection du parlement de Bordeaux, la rive gauche de
la Dordogne resta du ressort de celui de Toulouse. Le roi ensuite, par
lettres du 14 janvier 1455, pour lier ces provinces plus étroitement, voulut
que les marchandises qui allaient de Toulouse à Bordeaux, et réciproquement,
fussent exemptes de toute imposition foraine. En 1454, le comte de Lesparre
se fit chef d'une conspiration nouvelle en faveur des Anglais : il fut arrêté
et eut la tête tranchée[17]. Après
tous ces troubles, on procéda suivant l'usage à des enquêtes judiciaires par
la torture ; nouvel exemple de ce que les gens les plus paisibles pouvaient
craindre de ce mode d'investigation, tout aussi bien en politique que sur le
grief d'hérésie vaudoise. On a du ter février 1451 l'interrogatoire d'un
malheureux prisonnier du château de Lombière : « Il confesse, étant es gehennes
et tortures, qu'après l'entrée du roi dans la ville, il en est sorti par les
ordres du seigneur de Rauzan ; qu'il est resté dix-sept semaines au service
dudit seigneur ; qu'à l'arrivée de Tala bot il était des trois cents qui
rompirent la porte par laquelle les Anglais sont entrés. Il nomme ceux 'qu'il
croit se rappeler y avoir vus avec lui. » Suivent les questions sur le complot
et les personnes qui en firent partie. Combien de noms peuvent être cités à
l'aventure, par erreur, par confusion, et aussi pour en finir ! Dans la
grande ordonnance d'avril let sur la réformation de la justice, il y est bien
parlé d'une sorte de réorganisation du parlement, d'une plus prompte
expédition des affaires, tant au civil qu'au criminel, mais on ne voit point
l'abolition de la torture comme supplément d'instruction. Les
combats judiciaires étaient aussi en usage dans le même but. Un homicide se
réfugiait-il dans une ville libre, si les parents de la victime voulaient lui
demander compte de ce meurtre, ils étaient obligés, à cause des franchises de
la cité, de combattre avec lui selon les règles usitées. Que de coupables
échappaient ainsi ! Tel est le XVe siècle. Le vrai
dualisme était entre le mahométisme et la chrétienté. Constantinople venait
de tomber au pouvoir des musulmans le 29 mai ; et de ce dernier centre la
civilisation grecque s'était dispersée, fuyant dans toutes les directions.,
surtout en Italie : c'est de là qu'elle réveilla dans toute l'Europe le goût
des arts et des sciences. « Ce fut, dit Comines[18], une grande honte à tous les
crestiens de laisser prendre cette capitale. » L'empereur Constantin XIV
Paléologue, dit Dragacès, fut tué sur la brèche. Mahomet
II., en conquérant habile, fit tout ce qu'il put pour rassurer les chrétiens
et les arrêter dans leur dispersion. Non-seulement il proclama une sorte de
liberté des cultes, mais il parut, après la prise de la ville, en donner une
garantie. Ainsi, le moine Gennade, appelé Georges Scholarius avant son entrée
en religion, ayant été élu patriarche, Mahomet II lui-même en 1453 lui donna
l'investiture en très-grande pompe dans l'église des apôtres, suivant la
coutume des princes grecs, et il fut sacré par le métropolitain d'Héraclée.
Il fit plus : il institua une académie grecque, où furent enseignées la
philosophie d'Aristote, la médecine et même la théologie. Les Grecs n'y
furent pas trompés ; ces concessions ne purent faire oublier tant de preuves
si manifestes de sa perfidie et de la férocité de son caractère. C'était une
grande faute pour l'Europe chrétienne de n'avoir point porté secours à cette
ancienne capitale de l'Empire, et d'avoir laissé prendre cette clef du
Bosphore par ceux qui foulaient aux pieds le tombeau du Christ. Cette
catastrophe, à laquelle pourtant on devait s'attendre, consterna toute la
chrétienté. La diète de Francfort prit une décision. Pour sa part le duc de
Bourgogne accepta le contingent qu'on lui demandait de 2.000 chevaux et de 4.000
hommes de pied. Charles VII, vainqueur des Anglais, refusa en cette
circonstance de coopérer comme le duc Philippe à la défense commune. On
assure même qu'il le détourna d'aller de sa personne à la guerre sainte.
Quant à lui, il imagina auprès de la diète et du saint-père des
susceptibilités d'amour-propre, et de préséance pour décliner toute
participation à un acte de dévouement devenu si nécessaire. Toujours
excité par les personnes qui le dominaient, il n'était préoccupé que de
l'attitude du dauphin. Ce dernier déclarait qu'il n'hésiterait pas à
rejoindre son père quand ses ennemis auraient disparu de la cour. Charles
VII, ne voulant pas faire ce sacrifice, feignait de ne pas comprendre, et
continuait d'accuser son fils d'obstination coupable. Les puissances
étrangères elles-mêmes prenaient intérêt à ce débat de famille, surtout le
roi de Castille, qui offrit sa bienveillante intervention. Il déclare par ses
députés qu'en vue de hâter cette pacification il est venu jusqu'aux limites
de son royaume. Ayant été obligé de mettre ordre aux affaires de ses États et
à des attaques imprévues, il a envoyé en France des ambassadeurs avec ordre
de faire de part et d'autre tous leurs efforts pour arriver à un complet
apaisement[19], en sorte qu'il plût au roi de
remettre Monseigneur en sa bonne grâce, et au dauphin de servir le roi en
toute obédience filiale. Le duc de Bourgogne n'y resta pas étranger,
puisqu'au moment où Louis est forcé de s'enfuir du Dauphiné, on le voit
féliciter Charles VII d'une réconciliation qui n'existait pas. C'était
de la part du roi un parti pris de conserver ses conseillers et
particulièrement Madame de Villequier. Contre une telle résolution, les
ambassades étrangères ne pouvaient rien, non plus que celles du dauphin. Après
la guerre de Gascogne[20], Louis, secrètement informé de
tout ce qui se disait et se tramait à la cour contre lui, et de l'ardeur de
ses ennemis à le blâmer en tout ce qu'il faisait, essaya de déjouer ces
intrigues. Il envoya Guy Pape en ambassade à Angers pour justifier son administration
injustement calomniée, et pour témoigner son ardent désir de conserver les
bonnes grâces de son père. « Dites au dauphin, répliqua durement le roi,
que je suis persuadé qu'il ne peut aimer à être si longtemps éloigné de moi
sans me haïr. » Il ajouta que la prompte obéissance de son fils pouvait seule
l'empêcher de le traiter comme rebelle : qu'il lui ouvrait encore ses bras,
mais que plus tard la miséricorde ferait place à la sévérité. Le roi
accueillait sans examen les plaintes qu'on lui faisait des réformes
administratives opérées en Dauphiné par son fils. S'il n'eût été aveuglé par
la passion et de faux rapports, il eût compris que ces sages rigueurs,
édictées dans un pays devenu un des membres du royaume de France, lui
rendaient en ses propres États sa tâche plus facile. Au lieu d'en savoir gré
au dauphin et d'y trouver un précieux moyen de discipline pour son armée et
pour ses peuples, il y voyait autant de griefs à imputer à son fils ; et plus
on connaissait leur mésintelligence mutuelle, plus les plaintes se
multipliaient. Les
évêques du Dauphiné s'étaient plutôt résignés que soumis. Les propriétaires
de terres crues allodiales subissaient l'impôt, mais avec dépit ; les nobles
obéissaient à la défense de se faire la guerre, mais plusieurs aspiraient à
recouvrer ce funeste privilége. Il paraît que le dauphin, sur le refus de
l'Église de Lyon de lui rendre hommage, avait mis le séquestre sur les biens
que le chapitre possédait en Dauphiné, et que pour cela messieurs les
comtes-chanoines avaient vivement récriminé auprès du roi. Cette année
d'ailleurs fut, comme celle de 1451, extrêmement calamiteuse. La famine et
les maladies contagieuses causèrent une grande mortalité. Dans les comptes du
trésorier Nicolas Erland[21] qu'on possède jusqu'en 1457, on
voit que pendant cette période de 1446 à 1456, les états du Dauphiné furent
exactement convoqués et consultés. Pour dernière preuve on a, du 14 mars
4458, l'attestation d'un subside de 48,523 livres accordé par les trois états
à Romans en février 4456, et d'un autre impôt extraordinaire de 12,387 livres
imposé par le dauphin au mois d'avril suivant, pour des nécessités
pressantes. Louis
avait fort bien reçu le sire de Montsoreau et le cardinal d'Estouteville,
venus de la part du roi. Il se sentait menacé, mais ne laissait point
apercevoir ses inquiétudes. Tout en adoucissant les règlements qu'il avait
faits, il restait inflexible sur les points essentiels, et surtout fort peu
ému de l'alliance signée à Feurs, en dehors de lui, entre Charles VII et le
duc de Savoie. Ce dernier ne renonçait point à l'hommage du marquis de
Saluces. Oubliant ce qui avait été convenu en 1446, il maltraitait encore ce
seigneur, à qui le dauphin devait protection : il ne lui rendait point les
châteaux qui lui avaient été pris. Le 13 mars 1454, le dauphin, espérant
traiter cette affaire par négociation, députe en Savoie maître François
Portier, président du conseil, et Jean Botu, secrétaire delphinal. Il
s'agissait de donner autorité à la décision du parlement de 1386, qui
exigeait de nombreuses restitutions. Le dauphin eut soin de faire connaître
toute cette affaire au roi par le même président, et fit d'abord des
remontrances sur ce point aux ministres savoisiens. Le gouvernement du duc
demanda des délais. Des
voies de fait s'étant produites, le dauphin entra résolument dans le pays de
Savoie, les armes à la main, pour avoir raison de ces violences. La guerre se
fit au pays de Bresse : « Il n'y eut point de combat, dit Chorier, qui ne fût
contraire aux Savoisiens. » On fit bientôt une trêve, et après quelques mois
de guerre on signa la paix. L'hommage du marquisat de Saluces fut alors
décidément réglé et attribué au dauphin. En même temps, le sire de Gaucourt,
qui gouvernait le Dauphiné depuis 1428, était, sur sa demande, relevé de son
office à cause de son grand âge, et remplacé par Louis de Laval, seigneur de
Châtillon, le 28 juillet 1455. Le dauphin nomma aussi Raymond Aynard, sire de
Montaynard, lieutenant du gouverneur. Tous
les historiens de Charles VII, même ceux qui auraient le plus envie de faire
son éloge, conviennent de la mollesse de sa vie. « Charles VII, dit M.
de Barante[22], fut un roi faible et frivole,
successivement gouverné par de mauvais ministres. » Il dit ailleurs : «
Lorsque les bonnes villes ou les provinces envoyaient des députés au roi pour
porter plainte des abus, ils avaient de la peine à parvenir jusqu'à lui ; et
souvent on ne leur répondait que de vaines paroles[23]. » Au moment même où, ayant
cessé d'être jeune, il se montrait si rigoureux envers son fils, « en 1455,
dit Duclercq, la fille d'un écuyer d'Arras, appelé Antoine de Rebreuve, vint
à la cour de France avec Madame de Genlis. Nommée Blanche, elle était bien la
plus belle personne qu'on pût voir. La dame de Villequier supplia Madame de
Genlis de la laisser à la cour ; mais celle-ci ne le pouvait sans
l'autorisation du père. Elle la remit donc aux parents. Bientôt l'oncle et le
père acquiescèrent ; et Jacques de Rebreuve, jeune écuyer de vingt-sept ans,
mena sa sœur à la cour du roi, pour demeurer avec la dame de Villequier.
Jacques fut retenu pour écuyer tranchant. La pauvre fille pleurait, dit le
chroniqueur ; elle eût mieux aimé être au pain et à l'eau chez son père. Le
père était riche, mais avare. » — « C'est avec de pareils moyens,
dit Leroux de Lincy, que la favorite con- servait son pouvoir sur l'esprit du
roi. » Plusieurs disent que malgré ses désordres il fut aimé et obéi ; c'est
beaucoup dire. Pour l'obéissance nous savons ce qu'il y manquait. La
postérité constate si l'on fut aimé, mais aussi elle juge si l'on mérita de
l'être. Charles
VII avait toujours avec Philippe de Bourgogne d'assez graves démêlés. Jean le
Boursier, Pierre d'Oriol, Jean Dauvet et Étienne Lefèvre, conseillers du roi,
furent envoyés au duc pour une solution au moins provisoire de ces
difficultés, et eurent à conférer avec les députés de Bourgogne. Le roi
lèvera-t-il des gabelles en Franche-Comté et à Mâcon ; le sel de Salins
aura-t-il cours dans ces contrées, comme le duc le voudrait ; pourra-t-il établir
un grenier à sel à Martigny ? A l'égard des enclaves et de leurs limites dans
le duché.de Bourgogne et dans le comté d'Auxerre, s'en tiendra-t-on aux
provisions de l'appointement de Paris ? Décidera-t-on enfin la grande
question des appellations, et les baillis royaux pourront-ils exercer
librement leur mandat ? Pour la solution de ces questions et de beaucoup
d'autres, toujours pendantes, on atermoiera jusqu'à une conférence qui se réunira
le 15 avril de l'année suivante, à Châtillon-sur-Seine. A l'égard des cas
royaux mentionnés par le bailli d'Auxerre, le roi mandera à maître Guichard
Bastier, juge-mage de Lyon, de s'informer sur ce point et d'en faire un
rapport le 1er octobre. Pour Bar-sur-Seine, le roi écrira à ses généraux des
finances. Une autre conférence se tiendra à Lille, le ler mai 1456, où seront
décidées pour la Flandre les matières relatives aux appellations et à la
souveraineté. On
signale avec raison[24] qu'en Bourgogne il n'y avait ni
bonne justice ni protection du faible ; que la paix publique était mieux
maintenue dans les bonnes villes et dans les communes de Flandre qu'ailleurs.
On montre le despotisme régnant partout ; les pères de famille, laboureurs ou
bourgeois, obligés, s'ils avaient un peu bien, de donner leur tille à quelque
archer ou serviteur du duc, ou de racheter leur enfant pour en disposer. Les
veuves étaient forcées de se remarier sitôt leur veuvage, et quelquefois le
jour même de la mort de leur mari ! En France la justice était moins mal
rendue. Charles VII avait dans ses conseils quelques hommes sages, les frères
Bureau, Pierre de Brezé, Guillaume Cousinot et plusieurs autres. C'est à eux
qu'il faut attribuer les bonnes mesures qui détournèrent l'attention des
désordres de la cour. Ayant
avisé aux relations extérieures, le roi songe à son fils. Il se déclare pour
les frondeurs du Dauphiné, comme il l'avait fait pour ceux de Savoie. Le roi
partit, en apparence pour régler les affaires de ce pays, mais en réalité
pour s'emparer de son fils de gré ou de force. Il se dirigea, avec quelques
troupes, de la Touraine vers le Bourbonnais, et il parut s'arrêter au château
de Châtelard, près Ebreuille, non loin de La Palisse. Le
dauphin, qui suivait de l'œil tous les mouvements et devinait les intentions
de son père, fut en pèlerinage à la Sainte-Baume. Il songea plus que jamais à
se prémunir par la connaissance exacte de son droit et de ceux de fa
province. Il chargea Mathieu Thomassin, habile jurisconsulte de Lyon, de
former de tous les documents qu'il serait possible de réunir un mémoire qui
s'appellerait le registre delphinal. Plusieurs magistrats l'aidèrent dans ce
travail, et ce manifeste prouva que le Dauphiné appartenait en toute
souveraineté au dauphin[25]. Cet abrégé historique des
actes de chaque dauphin se continue jusqu'à la bataille d'Anthon[26]. Plusieurs célèbres magistrats
ont récemment approuvé ces principes. Louis,
averti de ce qui se passait par un des affidés qu'il avait à la cour, envoya
au-devant de son père Guillaume de Courcillon, son fauconnier, avec une
lettre du 8 avril, où il le supplie de l'écouter favorablement. « Le roi prit
de sa main la lettre de créance[27], et la donna au chancelier sans
l'ouvrir, et sans même demander des nouvelles de son fils. » Quatre jours
après on manda Courcillon ; le chancelier lui répondit, en présence de
Charles, que le roi avait vu avec plaisir le contenu de la lettre, mais qu'il
n'entendait rien aux propositions qui y étaient faites ; il ajouta « qu'il
fallait que cet état de chose prît fin » ; et que cela dit, il devait se
considérer comme expédié. Courcillon demanda que cette réponse lui fût donnée
par écrit. On lui dit que ce n'était pas l'usage, et il dut s'en retourner
avec cette froide et dure parole. Nullement rebuté par ce mauvais succès, le
dauphin renvoya de nouveau au roi Guillaume de Courcillon accompagné de
Gabriel de Bernes, et de Simon le Couvreur, prieur des célestins d'Avignon. A
ces envoyés, Charles donna une réponse écrite, et leur dit de vive-voix «
qu'il était ébahi de l'étonnement du dauphin, lui ayant déjà fait de
gracieuses réponses ; que s'il venait, il serait heureux et content ; que les
idées qui le tenaient éloigné étaient sans fondement, et qu'il allait se voir
obligé, bien à regret, de pourvoir à cet état de chose. » Après
la récente catastrophe de Gilles de Bretagne et tant d'autres fâcheux
exemples, les craintes de Louis n'étaient point aussi vaines que le voulait
bien dire le roi. Jacques Cœur venait de succomber par les dénonciations
d'une femme. Il est dit dans une chronique du temps : « Pendant son absence
de la cour il n'eut deniers de son père ni du royaume[28]. Aucuns contaient que, si
Charles VII l'eût tenu, il l'eût mis en tel lieu, que jamais on n'en eût oui
parler. » D'ailleurs, à Dieppe, à Montreau et à Bottelen, Louis avait
montré que le danger ne l'effrayait pas, et que le vrai courage était une de
ses vertus. Charles
VII, de l'avis de son conseil, envoie un ultimatum à son fils, par les sires
de Torcy et de Montsoreau. On lui ordonne de laisser jouir Jean Duchâtel de
l'archevêché de Vienne[29], de rendre à l'église de Lyon
ses places du Dauphiné, et :de renvoyer les mécontents qui s'iraient joindre
à lui. Après
avoir fait la meilleure réception aux envoyés de son père, le dauphin envoie
une troisième ambassade composée de l'archevêque d'Embrun, Jean Bayle, fils
du président du Dauphiné, avec maîtres Guillaume de Courcillon, Gabriel de
Bernes :et Jean Fautrier. La mission du prélat était de remercier le roi, qui
n'exigeait plus qu'il vint à la cour, ou qu'il éloignât de bons serviteurs,
et surtout de l'assurer de sa filiale obéissance. Pour ce qui est de
l'archevêché de Vienne, quoiqu'il ait entre les mains les bulles par
lesquelles le saint-père l'autorise à disposer de ce siège, il est prêt, sur
ce point comme sur toute autre affaire touchant à l'Église, à s'en rapporter
à la décision du cardinal d'Estouteville, comme il l'a déjà dit. Il promet en
outre de ne recevoir désormais personne qui ne soit agréable au roi. Enfin
comme dernier effort on a le texte d'une lettre que le dauphin fait écrire à
son père le 28 mai 1456, où il se montre prêt à donner toutes les sûretés que
le roi voudrait ; à le servir envers et contre tous ; à renoncer à toutes ses
alliances, et à ne point passer le Rhône sans avoir demandé et obtenu la
permission de son père. Le comte de Dammartin avait été envoyé, à Lyon comme en exploration. Il fait au roi des rapports alarmants, faisant croire que le dauphin était à la tête d'une armée formidable. En flatteur habile il montre les populations peu attachées à Louis, ne se souciant pas de le défendre, désirant l'arrivée du roi, et le duc de Savoie disposé à ne point soutenir son gendre. Telle était la situation. |
[1]
Jean Chartier, chap. 195, p. 129.
[2]
Lingard.
[3]
Duclercq, t. IX.
[4]
Fontanieu.
[5]
Barante, I. VIII, p. 91.
[6]
Barante, t. VIII, p. 96.
[7]
Baron Trouvé, ch. XX.
[8]
Baron Trouvé, Vie de Jacques Cœur.
[9]
Fontanieu.
[10]
Chorier.
[11]
Fontanieu, Vie de Charles VII.
[12]
Fontanieu dit 1456.
[13]
De Terrebasse.
[14]
M. l'abbé A. Vinent.
[15]
Chorier.
[16]
Chorier.
[17]
Fontanieu.
[18]
Livre VI, chap. XII.
[19]
Pièces de Legrand.
[20]
Chorier.
[21]
Pièces de Legrand.
[22]
T. I, p. 79.
[23]
Barante, t. VIII, p. 103.
[24]
Barante, t. VIII, p. 104.
[25]
Chambre des comptes de Grenoble, registre intitulé Thomassin, folio 25.
[26]
Bibl. nat., n° 9,484.
[27]
Barante.
[28]
Duclercq, III, V.
[29]
Petitot, p. 190.