Baptême de Louis. — Le
comte de Richemont. — Ce que fait le roi. — Enlèvement des ministres. —
Orléans et la Pucelle. — Le Sacre. — Barbazan et les cages de fer. — La
croisette et Bulgnéville. — Désaccord entre Anglais et Bourguignons. — Mort
de la Pucelle. — Naissance du comte Charles de Charollais. — Éducation noble
d'alors. — Préparation à la paix d'Arras. Administration du dauphin en
Languedoc. — Son courage à Montereau. Concile de Bide. — Ordonnance des gens
d'armes. — Louis dans le midi.
Pendant
que la guerre grondait contre l'étranger sur plusieurs points et que nos
adversaires nommaient Charles VII le roi de Bourges, dans cette ville même
naissait, le samedi 3 juillet 1423, le dauphin Louis. Cette naissance d'un
héritier de la couronne causa partout beaucoup de joie[1]. Monstrelet affirme qu'on s'en
réjouit même à Tournay, ville française, au milieu de la Flandre. L'enfant
fut baptisé le 4, dans l'église de Saint-Étienne, par Guillaume de Champeaux,
évêque de Laon. Jean, duc d'Alençon, fut son parrain. Il ne porta ni le nom
de son père, à cause des malheurs du règne précédent, ni le nom de son
parrain, à cause de la captivité du roi Jean. Sa nourrice s'appelait Clémence
Fillone, Duclos la nomme Jeanne Pourponne. Elle aurait reçu, le 27 novembre
1447, la somme de 45 livres qui dut l'aider à vivre. Suivant Fontanieu, le 20
janvier 1451, le roi lui fit une pension. Claude
de Maupoint nous donne son horoscope. Il devait vivre soixante-dix ans, et
être plus heureux dans sa vieillesse que dans ses jeunes années. Il n'y est
pas fait d'autre allusion au malheur des temps. Ces prédictions, par leur
côté obscur et problématique, ressemblaient un peu aux anciens oracles. Les
registres du parlement montrent qu'en cette occasion il y eut le 6 juillet
procession et sermon, et qu'il n'y eut point d'audience au palais. La
guerre se faisait partout, moins entre armées, qu'entre compagnies ennemies.
Le comte de Richemont se sentit blessé de n'obtenir aucun commandement du duc
de Bethford, son beau-frère aussi bien que Philippe. Ce mécontentement fut en
partie le salut de la France. D'un autre côté, le duc de Bethford, qui voyait
avec plaisir le succès de son frère au nord, se prêtait peu à la conciliation
des affaires du Brabant par la médiation du pape, comme Philippe l'eût voulu.
Ainsi de la part d'Artur de Richemont, du duc de Bretagne, et de Philippe,
duc de Bourgogne, le refroidissement à l'égard des Anglais était évident. Il
faut bien croire que la réflexion et le patriotisme leur parlèrent au cœur,
surtout quand arrivèrent de nouvelles épreuves. Verneuil
fut un nouveau désastre, qui mit la France à deux doigts de sa perte, le 17
août 1421. Le duc de Bethford et le comte de Salisbury pressentirent fort
bien que les généraux écossais ne manqueraient pas de livrer bataille. Le
vicomte de Narbonne, qui n'avait pas été d'avis de hasarder une action,
l'engagea témérairement, sans attendre l'ordre de son chef, et y perdit la
vie, comme fera plus tard le sire de Brezé à Montlhéry. Sur te champ de
bataille restèrent le connétable de Buchan, les sires de Tonnerre, d'Aulnaie,
de Gamaches et beaucoup d'autres chevaliers. Parmi les prisonniers furent le
duc d'Alençon et le maréchal de Lafayette. Le sire de Rambures dut retourner
dans le Berry avec sa garnison : et les Anglais conquirent encore le Maine.
Dès lors[2] on appela Dauphinois les
Français qui servaient sous Charles VII. Malgré
cette perte, trois causes dès lors durent faire pressentir la décadence des
Anglais dans notre pays. D'abord les démêlés et conflits du duc de Bourgogne
avec le duc de Glocester comme époux de Jacqueline et prétendant au Brabant,
puis la défection de la Bretagne, et la lutte continuelle qu'en Angleterre
les amis des ducs de Bethford et de Glocester eurent à soutenir contre le
parti de la paix, représenté par leur oncle Henri de Beaufort, évêque de
Winchester ; sans compter l'impopularité de la domination étrangère qui
chaque jour s'exaltait en France davantage. Le duc
de Savoie reprit ses tentatives d'accommodement. Le 1er décembre 1423, de son
entrevue à Chaton avec le duc Philippe il n'était résulté qu'une trêve pour
les pays du Lyonnais, de Bourgogne, de Charollais, de Nivernais et de Berry.
Après Verneuil, il reprit ce même projet. Il y eut entre le roi et Philippe
un rapprochement. Philippe s'assura de Tournus et de quelques autres places,
qui garantissaient les frontières du côté de Lyon, et le 28 septembre, à
Chambéry, il consentit par ambassadeurs à une trêve de cinq mois, qui
permettait toute activité au commerce. Dans
les fêtes qui eurent lieu à Paris pour l'arrivée du duc de Glocester et de sa
nouvelle épouse, fêtes que les Parisiens virent de fort mauvais œil, Philippe
de Bourgogne, malgré ses inquiétudes et son mécontentement, parut avec éclat.
Alors, pour donner au peuple une certaine part aux réjouissances,
n'imagina-t-on pas de représenter pendant six mois, au cimetière des
Innocents, un drame qu'on appelait la danse des morts ! Les fêtes se
succédaient : alors le duc Philippe épousa, avec dispenses, à Moulins-en-Gilbert
dans le Nivernais, la veuve de feu le comte de Nevers. Cependant
Charles VII rétablissait comme il pouvait ses affaires. Le comte de Richemont
s'était rendu au mariage du duc Philippe, son beau-frère. Là on avait devisé
en famille sur les malheurs de la France, sur le sentiment des peuples, sur
le déplaisir de tous de voir les Anglais dominer partout. Tannegui du Châtel
et la reine de Sicile parlèrent donc au comte Artur d'un rapprochement avec
le roi. La comtesse de Richemont, dite madame de Guienne, seconda celte
secrète négociation. Qui donc pouvait mieux que le comte Artur secourir la
patrie ? On alla plus loin ; de la part du conseil du roi on lui fit offrir
l'épée de connétable. Il eut alors à Angers une conférence avec le roi ; il
demanda pour otages les sires de Dunois et d'Albret, et pour places de sûreté
Chinon, Loches et Lusignan. Artur est autorisé par le duc Philippe à accepter
: il accepte. Cette autorisation n'étonne pas quand on sait ce qui se passait
entre le duc de Glocester et le duc Philippe ; quelle était l'aigreur de
leurs relations ; l'un datait de Hesdin ou de toute autre ville, l'autre de
ma rue de Mons, 12 janvier 1424, et même ils en étaient venus à des
hostilités. Veut-on
savoir comment et par quels principes se discutait en ce temps-là toute
légitimité des droits ? Voici en quels termes, le 12 janvier, le duc Humfroi
parla au duc Philippe : « Si vous osez dire que le dit seigneur de Brabant
ait meilleur droit que moi, je suis prêt à vous faire confesser, par mon
corps contre le vôtre au jour dit, que j'ai meilleur droit que lui. »
Telle était le temps. Il s'ensuivit une guerre acharnée en Hollande entre
Anglais et Bourguignons. On cite alors le sac de Brai nie en Brabant, malgré
la capitulation qui devait garantir la ville et la garnison. Or, les Anglais
étaient aussi détestés dans les Pays- Bas qu'en France. Comment Philippe
ennemi des Anglais en Brabant eût-il pu être leur ami ailleurs. Ainsi,
lorsque le pape Martin V écrivit à Philippe, pour le rapprocher du roi, une
lettre pleine d'une onction toute paternelle, il le trouva parfaitement
disposé à la paix. La restauration du royaume de ses aïeux était en effet un
but digne de. Philippe. On le voyait chaque jour moins hostile à la France ;
il parlait avec bienveillance du roi ; on eût dit que le dernier désastre le
lui avait rendu plus cher ; et il fiançait Agnès sa sœur avec le comte de
Clermont, héritier du duc de Bourbon, qui suivait ouvertement le parti de
Charles VII ; enfin il prolongeait la trêve qu'il avait consentie avec la
France. Mais pour en venir à un traité de paix, il fallut encore dix ans ! On le
sait Jean Louvet, baron de Thaïs, de Salinière et de Mirandole, fut mêlé[3] à tous les événements de ce
temps. Il fut dès 1415 président de la chambre des comptes d'Aix, comme on le
voit dans l'institution de ce parlement par Louis II, roi de Sicile. Il
accompagna le jeune Charles de France dès son mariage avec Marie d'Anjou, fille
de Louis II. C'est lui qui, commissaire général des finances en 1417,
s'empara des trésors d'Isabeau, reléguée à Marmoutiers près Tours ; et cela,
sous le prétexte de ses relations avec Bosrédon. Il était un des agents
politiques de Bernard le connétable, et de Charles le dauphin, qui fut régent
de France et roi. Par le traité de Saint-Maur en 1418, il se vit
personnellement exclu de l'amnistie. On croit qu'il prit part au meurtre de
Montereau. Depuis, il fut conseiller fort intime du régent, devenu Charles
VII. En juin 1422, il maria à Dunois Marie, sa fille aînée, il était en
très-grande faveur le 3 janvier 1425. On croit être sûr qu'en dernier lieu la
reine de Sicile, mère de la reine Marie, avait chargé le connétable
d'éloigner ce favori de Charles VII, projet que Bernard sut conduire à bonne
fin. On lui attribue les lettres royales de Chinon du 10 février 1425 qui
donnait au saint-père tout pouvoir sur les collations de bénéfices. Mais
ensuite, 10 mars 143'1, le roi fut obligé de, rappeler la défense faite par
ses, prédécesseurs de nommer aucun étranger aux bénéfices du royaume. Le 5
juillet 1426, un édit du roi aussi attribué à Yolande, priva Jean Louvet de
toute autorité et le décida à retourner dans le Midi accompagné de Dunois son
gendre. En 1438 il touchait une pension de 3.000 florins. Jeanne, sa seconde
fille, fut mariée à Bourges le 29 mars 1419. Son époux Louis II, baron de
Joyeuse, puis vicomte, servait la France en 1423 et fut fait prisonnier à
Crevant. Le roi lui donna 2.000 livres de pension et la jouissance du château
de Solset ; puis, en juillet 1432, il érigea sa baronnie en vicomté. Louvet
est un ministre qu'on regretta peu. En
effet, tout allait mal à la « cour de France et dans le royaume[4] », quand le président de
Provence.et Tanneguy disposaient de tout ; le désordre et l'insubordination
étaient tels que, assure-t-on, un jour, en plein conseil et sous les yeux du
roi, Tanneguy emporté par la violence de son caractère, et ne pouvant
soutenir qu'on fût d'un autre avis que lui, tua d'un coup de poignard le
comte Guichard, dauphin d'Auvergne. Philippe, on le sait, avait mis pour
condition de son autorisation à Artur l'éloignement du conseil des quatre
personnes qu'il regardait comme auteurs du crime de Montereau[5]. Le président de Provence parut
peu disposé à céder le terrain : pour le décider, il fallut que le connétable
revînt avec une escorte de gentilshommes. Martin
Gouge, évêque de Clermont, ancien chancelier, avait aussi été sauvé du
massacre de 1418 par un travestissement. Le sire de la Trémoille l'avait
reconnu et enfermé à Sully ; mais le dauphin Charles était intervenu avec des
troupes, l'avait délivré et de plus obtenu la soumission de Latrémoille. Ce
digne prélat, homme d'État fort remarquable, inclinait pour les moyens
pacifiques. Il avait alors aussi une part de l'autorité. Il était
certainement le plus sage ; mais il ne fut pas toujours consulté. C'est sur
lui que se fondaient les espérances de paix. Il avait conduit à bonne fin les
pourparlers du duc de Savoie et la réconciliation des princes bretons. En
tout cela on ne voit pas ce que fait le roi. Dans ces moments de détresse,
tandis que son fils s'élève doucement sous le regard d'une pieuse mère, la
reine Marie d'Anjou, et que tant de valeureux gentilshommes versent leur sang
pour la France, il : n'est guère occupé que de frivolités, de plaisirs et de
pire chose peut-être. Tout se fait, grâce à Dieu ; niais tout se fait sans
lui, fort souvent. Il s'éloigne des soins de sa famille et du royaume. Tandis
qu'il trouve de l'or pour le superflu, la reine Marie et le dauphin Louis ont
à peine le nécessaire. Dès 1433 il leur abandonne le revenu du Dauphiné pour
l'entretien de leur maison. En cela il rendait simplement au dauphin ce qui
lui appartenait. Le
connétable, assure-t-on, décide Jean V de Bretagne, son frère, à venir à
Saumur faire hommage au roi[6] ; et ainsi fut effacé le traité
d'Amiens. C'est aussi d'accord avec le connétable et avec la reine de Sicile,
Isabelle de Lorraine, fille du duc Charles II et épouse du roi René, que
Charles VII met le sire de Giac à la tête des affaires ; car il lui fallait
un ministre dirigeant, n'étant pas homme à prendre lui-même en main les rênes
de l'État. Pressé d'entrer en campagne avec une petite armée qu'il a réunie,
le connétable prend Pontorson en basse Normandie ; puis, après quelques
succès contre les Anglais, il essuya près de là, à Saint-James, un échec où
il pensa périr. Il n'a point reçu l'argent qui lui avait été promis pour sa
troupe : il voit ses soldats privés de solde, déserter son drapeau sous ses
yeux. Il s'irrite naturellement. Il s'en prend d'abord au chancelier de
Bretagne, ministre de son frère ; puis sa colère se tourne contre le ministre
de France, qui, croit-on, avait déjà formé une cabale contre lui. Ainsi
en janvier 1426, le connétable arrive à Issoudun, où était le roi : il est
accompagné de quelques hommes sur qui il peut compter. Il déclare aux gardes
mêmes de Charles que « ce qui se « fait est pour le service du roi ». Il fait
saisir le sire de Giac dans son lit ; il l'emmène d'Issoudun en sa propre
seigneurie de Dun-le-Roi, et le fait immédiatement juger par ses gens de
justice. On le trouve coupable de péculat et particulièrement d'avoir
empoisonné sa première femme pour épouser Catherine de l'Isle-Bouchard,
comtesse de Tonnerre ; il est condamné à mort. Il offrit en vain 100.000 écus
et sa famille pour gage. On le jeta à l'eau dans un sac. Après lui, un écuyer
arvernien, nommé le Camus de Beaulieu, qui n'administra pas mieux, eut à peu
près le même sort. Il fut assailli et tué à Poitiers par les gens du maréchal
de Boussac. Pendant
qu'en France les partis, plus souvent excités par l'intérêt personnel que par
un zèle vraiment patriotique, se faisaient une guerre sourde, les Anglais y
avançaient leurs affaires. Ils étendaient donc leurs conquêtes. Ainsi en 4427
Talbot reprenait le Mans sur le sire de Dorval et s'emparait[7] de la ville de Laval.
Pontorson, qu'on avait fortifié, fut pris par Warwick[8] sur le capitaine Bertrand de
Dinan, frère du seigneur de Châteaubriand, maréchal de Bretagne. C'est
sous les auspices du connétable que Georges de la Trémoille devint premier
ministre. On attendait de lui une bonne administration. Peut-être espérait-on
plus que la pénurie du trésor ne permettait de faire. De tous côtés les chefs
de troupes réclamaient à grands cris de l'argent. Les princes ou seigneurs
mécontents formèrent contre lui une sorte de fronde pour le renverser. Le
connétable s'unit à eux. Il y eut à Chinon des conférences qui n'aboutirent
pas. En définitive, les seigneurs se réconcilièrent avec le ministre ; et le
connétable qu'on avait laissé en dehors du traité, s'en alla avec M e de
Guienne vivre dans ses terres de Parthenay, tandis que les Anglais faisaient
partout de nouvelles conquêtes. On ne
combattait pas seulement le fer à la main. C'était aussi une guerre
d'épigrammes. Les Anglais faisaient bon marché de la loi salique. A les
entendre, Henri VI était plus Français que Charles VII, et bien plus
certainement le petit-fils de Charles VI que le dauphin n'était fils de ce
dernier. Nos ennemis, tout en profitant des trahisons d'Isabeau, ne se
faisaient point faute de flétrir sa réputation. Ils rappelaient les reproches
qu'en 1403 on avait eu à faire à la conduite de cette femme. Les étrangers
parlaient à peu près français : « mais, dit Augustin Thierry, en écorchant la
« langue ils la traitaient aussi en ennemie. » La
situation était déplorable. La famine et les maladies contagieuses se
joignaient au fléau de la guerre. Les garnisons ne sachant trop à qui obéir,
se défendaient à peine. René d'Anjou, duc de Bar, frère de la reine, «
traitait avec les Anglais ». Les ducs de Bourgogne et de Bretagne étaient
encore unis aux ennemis contre nous. Chaque seigneur agissait isolément.
L'évêque de Béziers était chassé de son palais par le comte de Foix, malgré
les ordres formels du roi. Le maréchal de Séverac, menaçait les états du
Languedoc de mettre le feu à la province, s'il n'était payé de ce que le roi
lui devait. C'était une complète anarchie. Cependant les états généraux[9], réunis à Chinon, votèrent
alors un subside de -t00.000 livres payables de moitié par les peuples des
deux langues d'oïl et d'oc. Déjà les Anglais occupaient, excepté Châteaudun,
toutes les villes de la rive droite de la Loire ; et leur armée, sous les
ordres des comtes de Salisbury et de Suffolck, mettait le siège devant
Orléans. C'était le poste avancé qui défendait le passage de la Loire. La
France entière s'en émut. Les Anglais tiennent Charles d'Orléans prisonnier,
disait-on, et ils envahissent son héritage. Le sire
de Gaucourt y commandait. Dunois, Saintrailles, les sires de Villars et de
Guitry y combattaient sous ses ordres ; plusieurs (les meilleurs capitaines
arrivèrent à son aide, et les citoyens de la ville donnèrent à la défense
leur énergique concours. Salisbury fut d'abord tué et remplacé par Suffolck.
Le siège se prolongea dans l'hiver. En janvier le sire de Calant, amiral,
entra dans la ville avec 200 lances et la ravitailla. Mais ensuite le comte
de Clermont, pour avoir voulu empêcher un convoi de vivres d'arriver dans le
carême aux assiégeants, fut battu à Rouvray par Falstoff, échec fort grave
dans la circonstance. Jean Stuart, ainsi que beaucoup d'Écossais et de chevaliers
y périrent. Le roi
ne fera-t-il rien ? Dans un registre des comptes de la ville de Tours[10] on lit, pour le 14 septembre de
l'année 1428, « qu'il fut alors payé à Guillaume Thomas, messager à pied, la
somme de 20 livres tournois pour être allé de Tours à Chinon porter lettres
closes à monseigneur l'archevêque étant à Chinon vers le roi, afin qu'il lui
plût exhorter le roi et mes seigneurs de son conseil à donner secours aux
gens de la bonne cité d'Orléans, pour résister aux Anglais qui tiennent le siège
devant eux ». Lesdites gens d'Orléans, afin d'obtenir cette aide, ont
rescript à Tours, à Chinon, à Saumur, à Angers, à Poitiers et autres bonnes
villes, désirant surtout être secourus par le roi. Ledit messager a mis
quatre jours à faire ce voyage, aller et retour. Il faut donc, en une
circonstance pareille, que le roi soit sollicité ! Lahire par suite reçut 600
livres tournois pour porter des secours à Orléans. « Ceux de Tours enverront
deux caques de poudre à canon, 60 pipes de vin, 20 muids de potage pour
ravitailler la ville. Tours ne mérite donc point, dit M. Grandmaison, l'oubli
qu'on a fait de son zèle et de ses sacrifices. » Les autres villes firent de
même. Le
danger était grand ; il fallait aviser. L'argent était rare, et du subside
extraordinaire de 400.000 livres voté à Chinon, nul clerc, étudiant, noble ou
mendiant n'en fut exempté ; le clergé dut donner son aide à part. Déjà, par
ordre des états[11], les comtes de la Marche, de
Clermont, de Foix et d'Armagnac furent sommés de revenir servir le roi. A la
fin de mars, Saintrailles et plusieurs nobles bourgeois d'Orléans allèrent
offrir au duc de Bourgogne de lui remettre la ville. Le duc de Bethford ne
voulut point y consentir. Les Anglais furent affaiblis par ce refus. Dans le
désespoir même se trouva un secours inattendu que Dunois s'empressa
d'accueillir. Si d'un
côté le patriotisme de la France semblait se raffermir pour la défense d'un
boulevard si important, de l'autre, depuis la dernière victoire des Anglais à
la journée des Harengs, les forces de l'attaque semblaient languir. Les
Anglais n'avaient dû leurs succès chez nous qu'à nos divisions. Bien des
causes devaient finir par leur être fatales dans cette compétition, deux surtout
qui furent alors très-remarquées : d'abord le duc Philippe, par suite de son
mécontentement, retira peu à peu, sous divers prétextes, ses troupes de
l'armée d'invasion ; ensuite le duc de Bethford, politique incroyable ! ne
s'avisa-t-il pas de demander au clergé[12] tous les biens et dons qu'il
avait reçus depuis quarante ans ! Une telle demande ne pouvait être bien
accueillie : c'était faire l'aveu de sa détresse. Quel
sera ce nouveau secours que le ciel ménage à la France ? Un historien[13] dit avec raison en parlant des
hommes d'armes de ce temps : « La guerre les avait changés en bêtes
sauvages ; il fallait de ces êtres refaire des hommes, des chrétiens. Il
restait une prise sur ces âmes ; elles n'avaient pu se dégager entièrement de
la religion. » Il fallait leur parler au nom de la Providence et s'en faire
écouter. Une jeune fille de Domremy, qui se dit inspirée pour délivrer
Orléans et faire sacrer le dauphin à Reims, va, malgré Jacques Darc son père,
trouver le sire de Baudricourt, capitaine de Vaucouleurs. A-t-elle réellement
entendu les voix qui lui disaient, au milieu même de ses prières, de marcher
? Elle le croit ! Elle était bien jeune à l'époque d'Azincourt ! Toute sa vie
elle a entendu maudire les Anglais. Son cœur la presse de secourir la France
; et il n'y a pas un instant à perdre, puisque Falstoff a été vainqueur. Elle
montre qu'elle a foi dans sa mission, et sa parole toujours simple n'est
cependant point vulgaire. Elle obtient d'être conduite près du roi. A
Poitiers et à Chinon, comme à Vaucouleurs, elle excite l'admiration de tous
ceux qui la voient et l'entendent. Voici ce qu'on a su d'elle : « Son
père et sa mère, gens craignant Dieu[14], mais fort pauvres, l'avaient
élevée comme on élevait les autres filles de même état... Une piété extrême
fut la vertu qu'on remarqua en elle dans sa jeunesse. » On
s'assura d'abord qu'elle n'avait nul commerce avec le démon. « Elle fit si
bien, dit Alain Chartier, que les docteurs jugèrent que son fait et ses
paroles manifestaient un miracle de Dieu. Il fut donc ordonné, en grande
délibération du conseil, que pour accomplir ce qu'elle avait dit, et en vue
d'obéir à la volonté divine, on lui baillerait chevaux et gens pour
l'accompagner. » Ni la distance, ni le danger, ni ce milieu si nouveau pour
elle, rien ne l'effraye. Suivie du duc d'Alençon, de l'écuyer Jean Daulon,
honnête officier de Dunois, d'un noble page et de plusieurs autres chefs,
elle part de Blois après le milieu d'avril 4429 pour faire pénétrer des
secours dans Orléans. Grâce aux excellentes mesures qui furent prises, un
convoi puis un second furent d'abord introduits. « Ainsi, dit Chorier, une
fille rendit le cœur à tant d'hommes généreux, qui semblaient l'avoir perdu.
Son grand courage en inspira à tous ; on crut que Dieu l'avait envoyée au
roi. » A Tours
vivait alors le peintre Peulevoir, qui peignit la bannière de Jeanne Arc. « Sa
fille était amie de la Pucelle[15]. Celle-ci la fit marier aux
frais des bourgeois de Tours. » Il n'y a rien là qui ne soit bien naturel ;
mais il semble que rien de ce que pensa cette noble victime ne saurait être
indifférent. Les
faits ne sont pas contestables. Les combats furent presque toujours heureux ;
l'ennemi se démoralisa. Quand une lutte n'avait pas réussi, la jeune fille se
retirait à l'écart pour prier, « pensant toujours que si la force manquait
aux siens, c'était parce que la grâce se retirait d'elle ». C'est
le 8 mai, assure-t-on, que les Anglais levèrent le siège. Ce jour-là est fêté
à Orléans. A Jargeau, 11 juin, elle était entourée des plus nobles capitaines
de France. Bientôt à Patay, 148 juin, on vaincra l'Anglais en rase campagne. Il est
curieux de voir comment le duc de Bethford rend compte au roi de ces
événements : « Toutes choses prospéraient, dit-il, jusqu'au siège
d'Orléans... Depuis la mort du comte de Salisbury, vos troupes ont reçu là un
terrible échec, comme il semble, par la main de Dieu. Cela est arrivé en
partie par la grande confiance de vos ennemis en cette fille née de Satan,
qui s'est servie d'enchantements et de sortilèges ! » Quelques
historiens ont cru, dans le dessein et dans la conduite fort extraordinaires
de cette jeune fille, apercevoir la main d'Yolande d'Aragon : mais à bien
considérer sa constante dévotion, ses répliques toujours simples et
irréfutables, la sagesse de tous ses actes, la noblesse de son but, la
générosité dont elle ne s'est jamais départie, il est évident, ce semble, que
son action avait pour principe une naïve et sublime spontanéité. Il y eut
dans ce siècle plusieurs femmes de distinction qui s'illustrèrent par les
armes ; Jeanne d'Arc fut l'héroïne du peuple, dont l'exemple fit naître à
Beauvais et à Saint-Lô un pareil dévouement. Il était beau de la voir sur un
cheval noir, avec une armure blanche et portant à la main un étendard blanc
fleurdelisé. Ce qu'il y a d'étonnant, c'est que son attention se porta
d'abord sur la discipline de l'armée, et que son autorité fut immédiatement
acceptée. « On se soumit[16] aux devoirs religieux qu'elle
imposa ; et le miracle s'opéra par le concours des volontés. » Elle
partit donc de Chinon avec un convoi et accompagnée des plus braves chefs. Sa
petite armée, qu'elle laissa à Blois, dut la rejoindre quelques jours après.
Elle entra à Orléans le 29 avril à huit heures du soir par la porte de l'est,
dite aujourd'hui de Saint-Loup. Dès que Dunois, qui était venu à sa
rencontre, l'aborda, elle lui dit[17] : « C'est le secours du
roi des cieux que je vous amène. » Dès lors le courage des assiégés redoubla
; ils furent en effet bientôt délivrés, de toutes leurs craintes, et le
théâtre de la lutte s'éloigna d'eux. a Tout le monde reconnut (3) dans cette
délivrance une a puissance surnaturelles. Tandis
que ces choses se passent dans l'Orléanais, le connétable s'indigne de rester
à Parthenay. La volonté du ministre Latrémoille ne l'y retiendra pas. Il en
est parti. Il a réuni de Bretagne et de Poitou 400 hommes d'armes et 800
archers ; il passe la Loire à Beaugency. Jeanne l'accueille comme bon
serviteur du roi. Tous réunis, ils marchent le 18 juin vers Patay, contre
Talbot et ses Anglais. Talbot est vaincu et fait de grandes pertes. Suffolck,
son frère et plusieurs nobles anglais, furent pris. En juillet Philippe
consent à Paris, à renouveler le tracté de Troyes ; tuais il ne laisse pour
secours au duc de Bethford que 700 hommes d'armes sous les ordres de
l'Isle-Adam, et à Meaux une garnison commandée par le Billard de Saint-Pol. Cependant
la sainte fille du peuple, comme l'appelle si bien M. de Chorier, acquérait
de l'autorité même parmi les chefs les plus respectés : « Noble sire,
dit-elle au roi, Dieu veut que vous alliez recevoir la sainte onction du
sacre à Reims. » Elle y conduit en effet le roi en faisant un grand détour
vers l'est. Charles VII réunit la plupart de ses lieutenants à Bourges. Il
passa devant Auxerre et par Troyes. Il arriva à Reims le 17 juillet, et y fut
sacré par l'archevêque. Jeanne se tint à côté de l'autel avec son étendard.
Après la cérémonie, elle manifesta, sa mission étant finie, le désir
de s'en retourner dans son pays. Ainsi son dévouement était pur, et elle
n'avait pris nul goût aux honneurs. Trop facilement peut-être elle céda à
ceux qui la retenaient. Il restait en effet beaucoup à faire. D'Orléans elle
avait écrit aux chefs des Anglais ; de Reims elle écrivit au duc de Bourgogne
qu'il devait pardonner et se réconcilier avec le roi. Elle dictait, et ses lettres
étaient irréprochables ; tant il est vrai que l'éloquence persuasive part du
cœur ! Cependant
de jour en jour le parti national se rassure et se fortifie. Le roi René
avait renoncé à son traité avec l'ennemi, et était venu à Reims offrir son
appui au roi. A Paris surtout les sympathies françaises se ranimaient, et
dans le Maine les villes se rendaient au connétable qui semblait guerroyer
pour son compte. Il arrivait des soumissions au roi, même de plusieurs places
de Normandie. Tandis
que l'Anglais essayait de réunir les états normands et y prodiguait des
promesses qu'on écoutait peu, dès le mois d'août il s'ouvrit des conférences
entre la France et la Bourgogne ; et dans le même temps Lahire, séparé aussi
de l'armée royale, surprenait Château-Gaillard, près Rouen, où était
Barbazan, enfermé depuis dix-neuf ans dans une cage de fer. Ainsi ces cages
étaient inventées avant Louis XI, et les Anglais en faisaient usage avant
nous. Il fallut guerroyer plus que jamais. Les Anglais sentaient que leur
conquête de France leur échappait. Ils reçurent des troupes fraîches qu'avait
levées, dit-on, le cardinal Winchester en vue d'aller combattre les hussites
de Bohême. Cette petite armée arriva à Paris vers la fin de juin. L'armée du
roi guerroyait à la fin d'août aux environs de Saint-Denis. Aux premiers
jours de septembre, Jeanne fit sans succès une attaque sur Paris, et fut
blessée, assure-t-on, à la butte des Moulins. L'armée, à cause des renforts
arrivés aux Anglais, dut rétrograder et se rapprocher de la Loire vers Gien. A la
fin de septembre, les négociations avec le duc Philippe continuent. Les
Anglais lui remettent la régence du royaume, et il accorde à Charles une
trêve pour Paris et les environs. Le duc Philippe était appelé en Flandre par
ses affaires. Il voulait contracter un troisième mariage avec Isabelle de
Portugal, fille du roi Jean Ier et de madame Philippe de Lancastre. Les noces
se célébrèrent le 10 janvier à Bruges ; et à cette occasion il institua son
ordre de la toison d'or, ou plutôt il le renouvela ; car il fut créé par
Roger II, roi de Sicile. Il y eut de grandes réjouissances et des tournois :
mais que les pauvres habitants d'un petit village, dit Grammont, s'ameutent
contre une charge nouvelle, le bon duc donnera ordre au bailly du lieu de
faire trancher la tête aux plus compromis. Cependant
c'était un pillage continuel des campagnes ; nulle trêve n'était observée.
L'anarchie était à peu près complète le comte de Clermont, peu obéi, lègue
son autorité au comte de Vendôme. On voit encore la Pucelle marcher à la
prise de Pierre-le-Moustier et de la Charité-sur-Loire, et y signaler son
humanité. On connaissait le mécontentement des Parisiens. L'armée se
rapproche donc de la capitale. Au printemps de 1430, c'est le duc de
Bourgogne qui ouvre les hostilités dans le nord. Jeanne, qui est toujours au
plus fort du danger, court s'enfermer dans Compiègne, assiégé par les
Bourguignons. Elle est prise le 25 mai, dans une sortie, par Jean de Ligny,
s'étant trop exposée à l'arrière-garde. On a dit que les portes de la ville
avaient été fermées sur elle par l'ordre de Guillaume Flavy. Elle fut ainsi
prisonnière d'un vassal de Philippe le Bon. Les
Anglais eurent grand désir de l'avoir en leur pouvoir. Ses actions effaçaient
leur gloire d'Azincourt. S'ils parvenaient à la faire condamner comme
magicienne et sorcière, ses exploits sembleraient être l'œuvre du démon, et
leur amour-propre serait sauvé. Ils avaient précisément sous la main maître
Cauchon, évêque de Beauvais, qui, ambitieux compétiteur du siège de Rouen,
malgré le chapitre, pouvait réclamer le droit de la juger. Outre cela,
Philippe le Bon convoitait alors Bruxelles, ou plutôt l'héritage féminin du
duché de Brabant, au mépris des droits de Marguerite, sa tante, et de ses
deux pupilles, Charles et Jean de Nevers, qu'il songeait à dépouiller. Pour
saisir cette succession, il fallait qu'il fût bien avec l'Angleterre. Alors
Charles de Lorraine était près de mourir ; René d'Anjou convoitait
légitimement cet héritage, et pour cette raison il ne voulait pas être trop
hostile à l'Angleterre. Alors également Jean de Ligny, pauvre cadet de la
maison de Luxembourg, avait un espoir très-prochain de recevoir le riche legs
de la dame de Saint-Pol : il avait donc pour cela le plus grand intérêt à
ménager le duc son suzerain. Ainsi,
on voit clairement comment la Pucelle fut vendue par Jean de Ligny au duc
Philippe, et ensuite par le duc aux Anglais ; comment l'évêque de Beauvais
mit un si fatal acharnement à sa condamnation ; mais on ne comprendra jamais
comment Charles VII rie tit rien pour la sauver. La postérité doit un hommage
à l'honnête et courageux légiste, Jean Lollier, qui osa dire tout haut que ce
procès était une indignité, et conseilla l'appel au pape et au concile. On
doit louer Jean de Saint-Avit, évêque d'Avranches, qui, consulté, déclara
qu'il n'y avait rien d'impossible en ce que Jeanne disait de ses visions, au
point de mieux aimer mourir que rien rétracter de ce qu'elle avait (lit et
fait. Ajoutons un souvenir pour la femme de Jean de Ligny, qui, dit-on, le
conjura de ne pas se couvrir de honte en la livrant. Jeanne
fut donc honteusement abandonnée, trahie, vendue aussi argent comptant,
victime de l'ingratitude et des plus sordides calculs, jugée par ses ennemis,
et, malgré son innocence évidente, malgré ses réponses d'une sublime
simplicité, condamnée à mourir dans les flammes. Ainsi le bûcher s'éleva pour
elle sur la place du marché de Rouen, le 30 mai 1431. Tout en la jugeant
hérétique et relaps, Cauchon permit qu'elle communiât avant le supplice. « Évêque,
lui dit-elle quand elle put être entendue, je meurs par « vous ! » Jésus est
le dernier mot qu'elle prononça. Il
fallait qu'elle souffrît. La souffrance a été dans l'humanité le lot de tous
ceux qui ont eu une grande tâche à remplir. « Si elle « n'avait pas eu cette
épreuve suprême[18], il serait resté sur cette «
sainte figure des ombres douteuses. » pierre Cauchon n'a point eu son siège
de Rouen. Il est mort assez misérablement à Lisieux, en 1442. Nicolas Leroux,
docteur abbé de Jumièges, assista à la sentence, et mourut le 17 juillet
suivant. Nicolas Habard, évêque de Bayeux, fut aussi juge, et mourut le 29
septembre de la même année. Jean de Mailly, évêque de Noyon, fut un autre de
ses juges. Il ne tarda pas à être au service du roi ; on le vit même coopérer
en 1435 à la paix d'Arras avec la Bourgogne. Il ne paraît pas que ni aux
états de Tours en 1433 ni à ceux de Blois il ait été fait mention de la
Pucelle : ce qui étonne davantage, c'est que Charles VIE ait félicité les
Orléanais de leur courage sans parler d'elle. L'acte de réhabilitation de
Calixte III glorifia plus tard (1456) cette sainte mémoire. Quant aux Anglais et à la
maison de Saint-Pol, leur jour d'expiation ne tardera pas à venir. Si, comme
on le dit, ils jetèrent ses cendres à la Seine, qu'ils ne s'étonnent pas de
tous leurs revers. Il
paraît certain que jusqu'au dernier moment elle espéra être délivrée. « Priez
pour moi, disait-elle ! » Tous, même ses juges étaient attendris de ses
dernières paroles. Nous dirons avec un historien[19] : « La réalité de ce fait
historique est certaine... Bonne « parmi les mauvais, pacifique dans la
guerre, elle porta dans la « guerre même l'esprit de Dieu. Elle montre que la
vieille France « ne fut pas appelée sans cause le peuple très-chrétien. » Selon
le même auteur, « Shakespeare n'a rien compris à ce caractère, et « Voltaire
n'a fait qu'un déplorable badinage ». Symphorien Guyon, historien d'Orléans,
affirme que les juges qui vivaient encore sous Louis XI furent punis. Il est
certain qu'en 1473 « le roi fit tirer[20] le procès de la chambre des
comptes pour le faire passer dans le trésor des Chartes ». Veut-on voir
jusqu'où les Anglais portèrent contre cette malheureuse le fanatisme de
l'aversion ? Selon le Journal du Bourgeois de Paris[21], « une pauvre « femme qui
s'estoit émue jusqu'à dire que Jeanne estoit bonne fut pour cela brûlée vive
! » En observant qu'elle ne fut pas admise à faire ses pâques, l'historien
déjà cité fait cette bonne réflexion[22] : « Faisons les fiers tant que
nous voudrons, philosophes raisonneurs que nous sommes aujourd'hui ; mais qui
de nous, dans les captivités volontaires de l'étude, entend sans émotion le
bruit de ces belles fêtes chrétiennes ? » Charles
VII ne fit rien pour la délivrer ; et cela était peut-être plus facile qu'il
ne l'avait été, quelques années auparavant, de faire sortir l'évêque Martin
Gouge de sa prison de Sully[23]. Avant
comme après la paix bourguignonne de 1435, le Maine ne cessa guère d'être le
principal théâtre des hostilités entre l'Angleterre et la France. Telles
furent les sièges de Saint-Célerin, de Sillé-le-Guillaume, de Fresnay, de la
Ferté-Bernard et d'autres sur lesquels on ne peut insister. Comme si la
France n'avait pas eu assez à faire d'avoir les Anglais à repousser, les
princes français, pour des causes diverses, souvent pour un médiocre intérêt,
se faisaient mutuellement la guerre. Ainsi en 1431, pour réclamation d'une
dot, des hostilités s'élèvent entre les ducs d'Alençon et de Bretagne. Les
Bretons assiégèrent donc Pouancé en Anjou. Alors le duc d'Alençon, obligé de
se retirer à Château-Gontier, envoya le sire de Loré, son maréchal, à la
Guerche en Bretagne. Cependant
les Anglais perdaient chaque jour du terrain. Tandis que le sire de Gaucourt,
secondé par Humbert de Groslée, bailly de Lyon, et par l'aventurier espagnol
Rodrigue Villandrada, repoussait les attaques du duc de Savoie et battait
vigoureusement à Authon les Savoisiens unis aux Bourguignons, Jean de
Luxembourg avait été forcé par le comte de Vendôme, appuyé du maréchal de Boussac,
de lever le siège de Compiègne ; Saintrailles avait surpris et battu les
Anglais à Germini, près Meaux ; Philippe même, avait reçu en Picardie un défi
qu'il avait jugé prudent d'éluder ; Barbazan, nommé capitaine de Champagne,
avait battu à Chappes près Troyes le maréchal de Bourgogne, sire de
Toulongeon, ainsi que les Bourguignons, et avait étendu ses courses jusque
dans le Rethélois, puis enfin réuni au comte de Conflans, il avait gagné sur
le comte d'Arondel et sur le sire de l'Isle-Adam, décembre 1430, la bataille
de la Croisette. Les autres capitaines du roi agissaient aussi isolément et
presque toujours avec succès. Les bourgeois eux-mêmes, quand ils pouvaient,
chassaient les garnisons anglaises. Malheureusement
on s'engagea dans une querelle dynastique qui s'était élevée sur la
succession de Lorraine entre le comte de Vaudemont et le roi René. Philippe
soutint le premier. René, appuyé de Barbazan et fort de son bon droit,
attaqua imprudemment le sire de Toulongeon. Il perdit le 2 juillet 1431 la
bataille de Bulgnéville ; il y fut pris, et Arnauld Barbazan blessé mortellement.
On perdit là un excellent capitaine ; et ce que coûta cette captivité fut
pour le roi René un grand échec à ses prétentions sur le royaume de Naples.
La France eut ses compensations : le maréchal de Boussac assiégeait Clermont
en Beauvaisis. Tandis que le duc Philippe mettait ordre à ses affaires en
Flandre et en Hollande, le prince d'Orange et le sire de Châteauvillain faisaient
à petit bruit leur traité avec le roi Charles. Du reste, la France et la
Bourgogne étaient couvertes de compagnies qui dévastaient tout ; et leur
audace alla jusqu'à essayer de surprendre Dijon. D'un
autre côté, les Anglais, devenus de plus en plus odieux depuis le supplice de
la Pucelle, n'enregistraient guère que des revers. Ils perdaient Chartres le
42 avril ; peu après le maréchal de l'Isle-Adam était repoussé avec perte de
Lagny. La querelle entre les ducs d'Alençon et de Bretagne sur le payement de
la dot de Marie de Bretagne, mère de Jean d'Alençon dit le Bon, se calmait
par la médiation du connétable. La Trémoille
s'était emparé par ruse de trois personnages qui, avec le connétable,
avaient, croyait-il, conspiré contre lui. Il a soin, le 7 mai 4431, de se
faire donner des lettres de rémission pour avoir voulu faire tuer le
connétable par un Picard et pour plusieurs meurtres accomplis par ses ordres.
Le lendemain même, 8 mai, les trois délégués qu'il détient, de Vivonne,
d'Amboise et de Beaumont, sont jugés coupables à Poitiers et ont la tête
tranchée. Voilà quelle est la justice du temps ! Louis XI était enfant alors,
mais en âge de raison. Tout ce qu'il avait sous les yeux devait être pour lui
un grave sujet de réflexions. Deux de ses oncles étaient en prison et se
consolaient comme ils pouvaient de leurs loisirs forcés, l'un par la poésie,
l'autre par la peinture. Charles
VII avait toujours de grands sujets d'inquiétude ; mais si d'un côté il
remerciait les villes qui s'étaient dévouées, Meun-sur-Yèvre, Montargis,
Orléans surtout, déclarant que cette noble cité avait été délivrée « par la
divine grâce, le secours des habitants « et l'aide de ses gens », évitant
même de nommer la Pucelle ; d'un autre côté, il recevait alors à Chinon la
belle Agnès, amenée, dit-on, à la reine comme demoiselle d'honneur par sa
mère, la reine douairière de Sicile, Yolande d'Aragon. On le voit donner
encore à Meun, à Boussac et à d'autres petites villes des lettres
d'affranchissement ; et on sait que les dernières traces du servage ne furent
effacées qu'à la fin du dix-huitième siècle, par Louis XVI. La
guerre continuait : les Anglais étaient battus par le sire de Loré aussi bien
devant Saint-Célerin que sous les murs même de Caen ; enfin, non-seulement
Henri VI était repassé en Angleterre ; mais Anne de Bourgogne, épouse du duc
de Bethford, étant morte sans enfants, le 13 novembre, elle, qui seule
rendait aux Parisiens le joug des Anglais supportable, tout lien entre les
deux peuples se trouva rompu. La désaffection fut encore bien plus grande
lorsque, peu de mois après, le duc anglais se remaria avec Jacqueline de
Saint-Pol, nièce de Louis de Luxembourg, évêque de Thérouenne, sans même en
avertir le duc Philippe. Ainsi,
de beaux-frères qu'ils étaient, Philippe et le duc de Bethford devinrent à
peu près ennemis. Ce devait être encore l'occasion d'un rapprochement vers la
France. Jusqu'ici les conférences formées par l'intervention des légats du
pape n'avaient pu aboutir, pas plus celles d'Auxerre en 1430, que celles de
Saint-Port à la fin de cette année. Les prétentions des Anglais à l'égard des
seigneurs prisonniers d'Azincourt et leur entêtement à dire Henri VI, roi de
France, empêchaient tout accord. On s'en prenait aussi au ministre. Le
connétable pensa donc que le moment de se venger était venu. Il se forme
alors un complot entre lui, le sire de Gaucourt, capitaine de Chinon, et le
sire de Bueil. Trois femmes y auraient aussi contribué[24], Yolande d'Aragon, la belle
Agnès et Isabelle, femme de René. On saisit La Trémoille dans son lit. Blessé
d'un coup d'épée, on le transporte au château de Montrésor. Pour calmer le
roi, qui était presque sous le même toit, on lui dit « qu'on avait agi
pour le bien de son service » ; et le comte du Mairie, frère de la
ruine, devint premier ministre. Peu de temps après La Trémoille paya pour sa
rançon 6.000 écus, et alla vivre à Blois. Un
historien de Bretagne, d'Argentré, fait avec beaucoup de raison cette
remarque sur Charles VII : « Son royaume était dévasté, ses ennemis maîtres
de sa capitale et d'une partie de ses provinces, et lui se tenait en repos de
corps et d'esprit ; ses officiers ne recevaient de lui ni ordre pi secours.
Chacun d'eux agissait à sa guise[25]. » On a peine à concevoir un
roi passant une vie oisive et voluptueuse, tandis que des provinces sont en
feu, et que son royaume se sauve malgré son indolence. Il s'est éveillé plus
tard ; mais ce fut quand les plus difficiles travaux étaient accomplis. La
haine contre les Anglais devait éclater à la moindre occasion. Ainsi il y eut
cette année, 1433, en Normandie un très-grand soulèvement des gens de la
campagne. Les soldats disciplinés de l'Angleterre eurent facilement raison de
ces malheureux, et dans la lutte il en fut tué un grand nombre. Les chefs
français, tels que les sires de Loré et de Bueil, ne restaient pas inactifs ;
ils ne manquèrent pas d'appuyer ce soulèvement, mais ils ne purent rien
entreprendre d'important. D'un autre côté, Philippe, qui se croyait autorisé
à faire la guerre au roi son suzerain, ne trouvait pas bon que les seigneurs
ses vassaux se séparassent de lui ; il va donc avec une armée faire la guerre
au prince d'Orange et au sire de Châteauvilain. Alors, le 10 novembre de
cette année, la duchesse de Bourgogne Isabelle eut un fils, Charles, comte de
Charollais, dont les parrains furent le comte Charles de Nevers et le sire
Jean de Croï, et la marraine, Agnès de Bourgogne, comtesse de Clermont. Il
trouva l'ordre de la Toison d'or dans son berceau. L'empereur
Sigismond, qui avait d'abord été très-bien avec Philippe, semblait
très-refroidi. Un dissentiment en était cause. Sigismond, pour parvenir à
l'entière pacification de son Église de Bohème, désirait la réunion d'un
concile à Bâle, comme on en était convenu. Philippe, peut-être en vue de
plaire au pape Eugène IV, n'y montrait guère d'empressement. Charles VII la
désirait comme l'empereur, surtout pour donner sanction à la pragmatique dont
il fit préparer les articles dans une assemblée de docteurs à Bourges. Le
concile fut donc réuni le 23 juillet 1431. Il paraît que, contre l'usage, on
s'était passé de la convocation du saint Père. Des lettres, où Henri VI
prenait toujours le titre de roi de France, y excitèrent le 17 août 1433, un
grand orage. Quant à Philippe de Bourgogne, sa députation dut y manifester hautement
ses intentions pacifiques pour la France, et aussi son désir de voir le
concile se rapprocher du pape. Au fait, ce qu'on craignait le plus c'était le
renouvellement du schisme. Ces
bonnes dispositions n'empêchaient point la guerre de continuer. Le connétable
n'avait plus les mains liées. Il fut question d'aller au secours de Sillé-le-Guillaume,
assiégé dans le Maine par le dur comte d'Arondel. Il y court ainsi que le duc
d'Alençon, les sires de Bueil, de Coëtivy, de Chaumont, les maréchaux de
Rieux et de Raiz et un grand nombre de gentilshommes. L'ennemi ne jugea pas à
propos d'engager la lutte. Il se retira sans combattre. Sur les marches de
Picardie d'autres braves, Antoine de Chabannes, Saintrailles, Lahire, le sire
de Longueville luttaient péniblement contre le comte de Ligny, rude
adversaire, redouté pour ses accès de fureur. C'était le frère du comte de
Saint-Pol. Voici ce qu'on rapportait de lui : « Un jour ayant surpris et
battu en pleine campagne la garnison de Laon, il fit des prisonniers et il
ordonna de les tuer, sans faire grâce à celui d'entre eux qui peu de jours
avant avait sauvé la vie au chevalier Simon de Lalaing. Ce dernier eut beau intercéder
; le comte fut sans miséricorde. C'est alors même qu'ayant avec lui son jeune
neveu de douze ans, et voulant l'accoutumer à la guerre, « il lui fit tuer de
sa main quelques-uns de ces prisonniers ». Ce neveu fut plus tard le
connétable de Saint-Pol. On voit
comment le comte de Ligny et beaucoup des seigneurs de son temps comprenaient
l'éducation des enfants de noble maison, et ce qu'ils regardaient comme des
exercices militaires. Ainsi l'équitation, la chasse, même les tournois ne
leur suffisaient pas ; il leur fallait l'effusion du sang. A peine si les
païens portaient aussi loin le mépris de l'humanité. Le dauphin Louis avait à
peu près le même âge ; mais combien était différente l'éducation qu'il
recevait ! Écoutons sur ce point M. Petitot, qui d'ailleurs se déclare
toujours contre lui : « Louis fut élevé sous les yeux de sa mère, princesse
aussi recommandable par son esprit que par ses vertus. D'abord il n'eut pas
d'autres officiers que ceux de la reine.... Son père, dominé par d'indignes
favoris, s'occupa peu de son éducation... La mère et le fils y
pourvoyaient par leurs ressources. En 1433, Charles VII leur abandonna les
revenus du Dauphiné... Le dauphin eut pour confesseur Jean Majoris, chanoine
de Reims, qui était aussi son précepteur. Il eut pour gouverneur Arnauri
d'Estissac et Bernard d'Armagnac, comte de la Marche. Joachim Rohault fut son
premier écuyer ; il eut encore un autre instituteur appelé Jean d'Arcouville.
» Indignes
favoris, est-ce
bien le mot propre, quand il s'agit plutôt de femmes que d'hommes ? Son père,
d'ailleurs, ne lui eût pas appris grand'chose. L'attention des princes et
seigneurs se portait sur tout autre objet que sur l'instruction et sur la
culture de l'esprit. Ils se livraient de bonne heure aux exercices du corps
qui touchaient à la profession des armes. C'était assez rationnel, puisque la
force était tout : « L'ignorance était si hardie, dit Pierre Mathieu, et
tellement suivie partout, que ceux qui se mêlaient d'histoire ne nous ont
rien laissé de la nourriture (éducation) des princes de France. » M. Leroux de Lincy,
également adversaire de Louis XI, sans dire pourquoi, laisse entrevoir que,
par le goût et l'aptitude qu'il eut pour les travaux intellectuels et pour la
lecture, il développa les germes d'instruction qu'il avait reçus dans son
enfance. Il fallait bien que le latin lui fût familier, pour répondre, comme
il faisait, aux actes diplomatiques qui étaient encore presque toujours
écrits dans cette langue. Quant au vers latin qu'il cita, dit-on, en 1472 en
parlant au légat du saint-Père, le cardinal Bessarion, et qui signifie, dans
le Doctrinal d'Alexandre, que les noms grecs conservent en latin le genre
qu'ils avaient primitivement, il est fort douteux qu'il l'ait prononcé dans
le sens qu'on lui donne. Duclos ne parle guère de la jeunesse de Louis XI que
comme Legrand. Il peint les misères de la cour et du royaume, et dans un
accès de mauvaise humeur il dit : « Né et élevé au milieu de ces désordres,
Louis XI en sentit les funestes effets... A peine commence-t-il à se
connaître qu'il ose condamner la conduite de son père ! » Cette conduite
était-elle en effet bien édifiante pour seize ou dix-sept ans ? Sous Louis XV
Duclos trouvait bon de ne pas insister sur le scandale que les historiens
contemporains, Duclerc et Châtelain, ont très-bien apprécié. Il faut bien
cependant révéler cette vraie cause de l'éloignement du dauphin, ce continuel
obstacle à son retour auprès de son père. Combien
d'actions mémorables, en cette lutte corps à corps des deux nations, nous
sommes obligé de passer sous silence ! Les surprises y sont souvent à noter,
comme lorsque Dunois enleva Chartres aux Anglais (2 avril 1431) ; souvent aussi ce sont les
incidents d'un long siégé sur plusieurs points à la Ibis, comme à Saint-Célerin
et à Caen. Mais s'il y a lieu de faire un choix parmi les faits d'alors, si
nombreux et si divers, il y a surtout à voir, parmi tant de guerriers qui
travaillent à délivrer la France, sur qui nos regards doivent s'arrêter. Il
nous semble qu'après Dunois, Lahire et Saintrailles, le sire de Loré mérite
une des premières mentions. Il
avait fait ses premières armes à Azincourt et ensuite il s'était attaché au
connétable d'Armagnac ; puis, étant passé au service du duc d'Alençon, il
avait pris Beaumont-le-Vicomte ; il y avait été fait chevalier, et il était
resté à la défense du Maine, sa patrie, guerroyant toujours contre les
Anglais. A Orléans il avait parfaitement secondé la mission du duc d'Alençon
auprès de la Pucelle. C'est lui[26], « qui commanda la cavalerie à
Patay. » Revenu vers le Maine, il ne s'était plus guère éloigné de ce champ
de bataille perpétuel. Il fut grièvement blessé au siège de Saint-Célerin, et
son attaque sur Caen lui acquit beaucoup de gloire. Tombé en 1433 au pouvoir
des Anglais, ce fut un honneur pour lui d'être échangé contre Talbot. Il prit
part à la rentrée des Français à Paris. Deux ans après, en avril 1438, les lettres
du roi le nomment prévôt de Paris et juge de tous les malfaiteurs du royaume.
Il eut donc l'occasion de frapper l'agent de Flavy, qui avait osé arrêter le
maréchal de Rochefort. Enfin on voit encore ce vaillant homme aux assauts de
Meaux et de Pontoise. Malgré tant de bravoure, il fut de ceux à qui, sous
prétexte d'une administration trop relâchée, l'histoire ne rend pas bonne
justice. Son dévouement à la patrie paraît avoir été irréprochable. Nous
soupçonnons que les voies de l'intrigue lui furent inconnues. Dans ce
siècle, on le sait, l'éducation des jeunes seigneurs se portait vers les
exercices du corps, mais tendait peu à fortifier l'intelligence. Plusieurs
familles cependant surent apprécier l'utilité d'une certaine application de
l'esprit au progrès des connaissances. Parmi les érudits à qui furent confiés
de jeunes seigneurs, nous devons remarquer Jean Bouchet, poète et légiste de
Poitiers, que Gabrielle de Bourbon, épouse de Georges de La Trémoille,
apprécia beaucoup pour l'éducation de son fils unique, Louis, prince de
Talmont. Bouchet est surtout connu comme historien de l'Aquitaine. Louis de
La Trémoille fut dit aussi le chevalier sans reproche. Le
dauphin s'est trouvé en quelque sorte instruit de lui-même et par les
événements qu'il observa. Suivant Jean Bouchet[27] : « Il avait de la science
acquise, tant légale que historiale, plus que les rois de France n'avaient
accoutumé d'en avoir. » Comme il est arrivé au trône homme fait, tout le
temps que les autres passent à la dissipation, au plaisir, et à tout
amusement, il l'avait en grande partie consacré à l'étude. Il ne pouvait
manquer, avec un esprit comme le sien, de sentir l'importance d'une
instruction solide. Selon Comines, il était assez lettré. On doit le croire
sur ce point. Il ajoute qu'il aimait à demander et à entendre de toute
« chose ». Curiosité que Quintilien regarde comme le cachet d'un
bon esprit. « S'il n'eût eu, dit-il encore, la nourriture (éducation) autre que les seigneurs que
j'ai vus nourris (élevés)
en ce royaume, je ne crois pas que jamais sa mémoire lui eût été un
répertoire utile ; car ils ne les nourrissent seulement qu'à faire les fois
en habillements et en paroles ; de nulles lettres ils n'ont cognoissance. »
Dans sa dédicace à Angelo Catho, Louis XI est « notre maître, notre
bienfaiteur, un prince digne de très-excellente mémoire. » Il ajoute « Quand
en un prince vertu et bonnes conditions précèdent les vices, il est digne de
grandes louanges. Vu que de tels personnages sont plus enclins à toutes
choses volontaires qu'autres hommes. » Au reste, il s'en rapporte aux
renseignements que donnerait le sire du Bouchage. Il
paraît aussi que Marcouville lui apprit le latin et Majoris les bonnes
lettres, qu'il profita bien des leçons de ces deux maîtres, et qu'il fut un
des plus savants princes de son temps : il est même probable qu'il les
surpassait tous beaucoup à ce point de vue. De très-bonne heure son goût le
porta à l'étude de l'histoire. « C'est grand advantaige aux princes, dit
Comines, « d'avoir vu des histoires dans leur jeunesse, ès-quelles se voient
de grands parjurements, fraudes et tromperies des anciens les ung envers les
aultres. En sorte que plusieurs qui en de telles sûretés s'étaient fiés ont
été pris ou tués. L'exemple d'ung est assez pour faire saiges plusieurs. Les
histoires anciennes sont ung des grands moyens de rendre ung homme saige, de
lui apprendre à se conduire et garder. Car notre vie est si briève, qu'elle
ne suffit à avoir de tant de choses expérience. « Du
reste, suivant Pierre Mathieu, il donna de si bonne heure des preuves d'une
généreuse nature, qu'il fit bien connaître que le jugement et la raison
paraissent plus tôt aux enfants des rois qu'aux autres. Au lever de son
aurore, on vit ce qu'on devait attendre de lui le reste du jour. » Ainsi
la guerre s'animait en Picardie. En Bourgogne, depuis que le sire de
Châteauvillain s'était déclaré pour Charles VII, le duc Philippe se trouvait
obligé de combattre ceux qui garantissaient à l'est ses frontières. Il avait
même contre lui Charles de Bourbon, son beau-père, naguère comte de Clermont,
qui venait de succéder au duc Jean Ier. C'était' triste d'avoir à combattre
l'époux de sa sœur Agnès ; mais celle-ci s'employa activement pour la paix.
Elle réunit ses efforts à ceux de madame de Guienne auprès de leur frère
commun, le duc Philippe, afin d'amener une conciliation que seconderaient du
fond du cœur leurs époux, le duc de Bourbon et le connétable. N'y avait-il
pas eu assez de malheurs ? La guerre n'avait-elle pas assez duré ? La
vengeance n'était-elle pas satisfaite ? Le duc de Savoie agissait aussi dans
ce sens ; et, au lieu d'envoyer dans les Dombes les milles guerriers dont il
était convenu, il travaillait pour la paix. D'ailleurs, « comment Philippe eût-il
été au fond l'ami des Anglais[28] ? Il avait dans ses archives
des lettres secrètes de Glocester et de Bethford, où ils agitaient les moyens
de s'emparer de sa personne ! » Fontanieu[29] explique encore plus clairement
cette situation. « Le duc de Bourgogne était totalement changé. Le ciel, en
lui rendant un fils qui venait de-naître, lui avait inspiré la crainte de le
perdre encore. Il convint donc qu'on s'assemblerait à Arras le 6 juillet. On
fit part de cette nouvelle au concile général et au pape. » Toute l'Europe
fut attentive à ce congrès, et on sait que tous les souverains voulurent y
être représentés. Pour la France, on fit venir monseigneur de Bourbon, le
connétable, l'archevêque de Reims alors chancelier, le comte de Vendôme,
grand maitre de l'hôtel, Christophe de Harcourt, le maréchal de Lafayette, le
sire de Mouy, et une quantité d'autres seigneurs ; les ducs de Bretagne,
d'Alençon et de Bar eurent chacun trois envoyés. L'Angleterre y envoya un
grand nombre de seigneurs et de docteurs ; le duc Philippe de Bourgogne s'y
fit représenter par les évêques de Liège, de Cambrai, d'Arras, les comtes
d'Étampes, de Saint-Pol, de Comines, des seigneurs brabançons et hollandais ;
par le sire de Himbercourt toute une armée de légistes et de bacheliers et
surtout par son chancelier Nicolas Raolin, à qui la parole fut donnée en
cette circonstance solennelle. Chacun
aussi envoya à ses ambassadeurs au concile des instructions pacifiques. Le
duc Philippe fit davantage : par la médiation du duc Amédée VIII, il convint
d'une trêve avec le duc de Bourbon, son beau-frère, et même d'une entrevue à
Nevers, où furent appelés le connétable, le chancelier de France archevêque
de Reims et un grand nombre de gentilshommes. Cette fête de famille dura dix
jours. On y convint des conditions de la paix ; il fut dit que Charles VII
enverrait des députés à Henri VI pour les lui proposer ; que, si Philippe
était forcé de faire une paix séparée, il aurait pour indemnité les villes et
seigneuries de la Somme, lesquelles seraient rachetables pour 400.000 écus
d'or ; qu'on s'assemblerait le ter juillet pour la paix générale. Quand
Philippe passa par Paris, le 15 avril, à la fin de la semaine sainte, il y
fut très-gracieusement accueilli, parce qu'on connaissait ses bonnes
dispositions pour la paix ; il envoya à cet effet à Londres en mission les
sires de Crèvecœur, Hugues de Sannoi et le prévôt de Saint-Orner, et il
partit pour le règlement de ses affaires de Flandre. On remarque que dans
tout cela il est fort peu question de Charles VII. On se demande s'il n'est
pas endormi dans les délices. Les affaires des Anglais étaient en pleine
décadence. Le sire d'Arondel était le plus dur des chefs anglais ; il venait
d'être fait duc de Touraine par le duc de Bethford. Il s'engagea
témérairement à Gerberon près Beauvais avec Lahire et Saintrailles, et fut
battu. Gaucourt surprit Saint-Denis. Il en était maître et le traité d'Arras
venait d'être conclu quand le corps d'Isabeau, morte de chagrin et de misère,
y fut apporté par eau et inhumé sans pompe. Elle emportait la haine des
Français et le mépris des Anglais. Hugues de Cayen, évêque d'Arras, officia
en présence des ducs de Bourgogne et de Bourbon. Gaucourt, de concert avec le
maréchal de Rieux, fit en juillet et en août une guerre acharnée aux Anglais
; mais Paris leur resta encore. Cependant
le 5 août, après une joute, on se réunissait à Arras en conférence pour la
paix. On y était en grand nombre. Eugène IV avait fait son possible auprès de
Henri VI pour le disposer à traiter. Ce prince ne voulut point renoncer au
titre de roi de France, que ses successeurs gardèrent encore longtemps, rien
ne put se conclure avec les Anglais. C'était le cas prévu à Nevers. Les
Anglais quittent la conférence le ter septembre. Philippe, malgré sa promesse
aux Anglais de ne pas traiter sans eux, traitera seul. Les légistes et les
théologiens lui prouveront que les engagements du traité de Troyes sont de
nul effet, et qu'il s'y est même beaucoup trop arrêté. Il avait demandé au
pape une dispense des serments par lui prêtés aux deux rois d'Angleterre. Les
légats qui assistèrent au congrès d'Arras ne firent nulle difficulté de le
délier. Comment en effet rester lié quand on s'est engagé à mal faire ?
D'ailleurs le duc de Bethford, seul dépositaire de sa promesse, venait de
mourir. Le traité entre le roi et le duc se fit donc aux conditions marquées
par la conférence de Nevers. Le roi dut, en outre, désavouer le meurtre du
duc Jean ; promettre d'en punir les auteurs, quand il les connaîtrait ; lui
ériger une chapelle expiatoire à Montereau ; payer 50.000 écus d'or pour les
joyaux qu'avait le duc Jean quand il succomba ; céder au duc de Bourgogne les
comtés de Mâcon et d'Auxerre, et la châtellenie de Bar-sur-Seine ;
reconnaître les droits du duc sur le comté de Boulogne ; restituer aux fils
du comte de Nevers les 32.000 écus d'or de Bonne d'Artois, leur mère ;
exempter le duc, sa vie durant, de toute subjection et de tout hommage ; mais
lui seul, non ses successeurs. Philippe évidemment profita avec excès de la
situation de Charles VII ; ses exigences sont énormes. Voici
ce qu'on raconte du duc Charles d'Orléans, alors prisonnier à Londres depuis
Azincourt. Les Anglais l'avaient amené à Calais, et il espérait sa
délivrance. « Quand il sut quelles offres la France faisait pour la paix et à
quelles conditions les Anglais consentaient à l'accorder : Qu'on me remmène
en Angleterre, dit-il[30], et il conseilla au connétable
de traiter avec les seuls « Bourguignons ». On le fit, mais il en coûta
cher. La destinée de Charles d'Orléans fut de devoir sa liberté à la
libéralité de Philippe et de s'unir à la maison de Bourgogne en épousant la
fille du duc de Clèves ; destinée fâcheuse à plus d'un égard, car, malgré les
attentions de Louis XI, Marie de Clèves ne cessa d'être son ennemie et
l'ennemie de sa maison autant que de sa mémoire. C'étaient les sentiments
qu'elle avait puisés à la cour de Bourgogne depuis son enfance. Outre
ces concessions, déjà si onéreuses, il y en eut encore quelques autres. On
dut de part et d'autre s'engager à ne pas traiter isolément avec l'Anglais ;
renoncer à toute alliance qui serait préjudiciable à son co-traitant ; enfin,
confirmer le traité par serment et par toutes les garanties possibles. Tout
cela fut accepté, signé et fait des deux parts ; et, dans l'église de
Saint-Waast, Jean Tudert, doyen de Paris, dont le petit-fils fut premier
président du parlement de Bordeaux en 1462, non pas le duc de Bourbon ou le
connétable, « pria merci de la part du roi pour le meurtre du duc Jean. Le
duc avait promis par acte du 7 septembre de vendre les villes de la Somme
pour 400.000 écus, et il déclara qu'il n'y aurait plus de guerre entre lui et
le roi ; » promesse que trente ans plus tard il oublia. Malgré
tant de sacrifices, le roi, dont on ne parle guère plus que s'il était
infirme ou malade, avait cependant à se louer de cette paix. Les efforts de
toute la France allaient se concentrer contre les Anglais ; et il serait
moins difficile, croyait-on, à se faire obéir des chefs des compagnies. Il
assembla donc les trois états à Tours. Ni l'historien de Tours ni plusieurs
annalistes des états généraux ne parlent de cette réunion, qui est pourtant
mentionnée dans l'histoire des ducs de Bourgogne[31] et ailleurs. Le chancelier y
rendit compte de la paix d'Arras ; le roi jura la paix sur le livre des
Évangiles, en présence des sires de Croy et de Pontaillier, et on chanta le Te
Deum dans l'église de Saint-Gatien. Malgré le mécontentement de
l'Angleterre, on se réjouit de cette paix à Rome et même à Bâle au sein du
concile. Les
Picards furent affligés et irrités de se voir séparés de la France. Une grave
sédition éclata donc à Amiens à l'occasion d'un impôt. Le duc Philippe avait
là pour délégué Pierre Leclerc, trop connu en Picardie pour la rudesse de son
caractère. Les séditieux envahirent sa maison, et s'emportèrent jusqu'à le
tuer. On usa de ruse, on leur fit espérer une abolition ; puis quand on fut
en force chez eux on fit main basse sur les chefs du mouvement. Une trentaine
d'entre eux furent décapités, et cinquante furent bannis. D'un autre côté les
Anglais n'omirent rien pour se venger de la défection du duc de Bourgogne ;
on les vit maltraiter à Londres les maisons de négoce tenues par les sujets
hollandais ou flamands du duc, capturer ses vaisseaux, empêcher tout commerce
de ses peuples, refuser ses monnaies et jeter dans ses villes des brandons de
discorde. Tandis
que le duc Philippe, pour se venger, dut assez inutilement faire le siège de
Calais avec une armée de 30.000 Gantois, siège d'ailleurs mémorable par ses
incidents et par le mécontentement des Flamands, le connétable, dont les
troupes, sous différents chefs, occupaient déjà toutes les petites places
autour de la capitale, jugea que le moment était venu de profiter de l'impopularité
des Anglais et de prendre Paris. Ainsi, après plusieurs combats heureux près
Saint-Denis et ailleurs, le vendredi de la semaine de Pâques, 13 avril, grâce
aux intelligences qu'il avait ménagées dans la grande ville, il y entre par
la porte Saint-Jacques. Il y est fort bien accueilli. La garnison anglaise,
cernée dans la Bastille, obtient aisément de se retirer vies et bagues
sauves. L'éloignement
des Anglais de la capitale causa une grande joie dans toute la France. Par
ses lettres d'août 1436 et de mai 1437, le roi se hâte de remercier Poitiers
et Bourges. On ne peut encore obtenir l'élargissement du roi René, prisonnier
de Philippe depuis cinq ans. Ce prince, après de nouveaux revers dans le royaume
de Naples, était revenu prendre ses fers selon sa parole. Il ne fut délivré
qu'à la fin de cette année par la médiation du connétable et du duc de
Bourbon, et aussi moyennant une rançon énorme qu'on fit payer plus tard aux
gens de Metz. Le
mariage du dauphin fut un autre sujet de joie. Il n'avait que treize ans, et
déjà depuis huit ans son union avec Marguerite d'Écosse était convenue :
ainsi dès l'âge de onze ans Charles VII lui-même avait été fiancé à Marie
d'Anjou par Charles VI, son père. Marguerite n'avait que douze ans. Le 14
juin, elle fut très-gracieusement accueillie à Tours. L'archevêque Philippe
leur donna à tous les deux des dispenses ; et, en présence du roi, le mariage
fut célébré le jour de la Saint-Jean dans la chapelle du château par Raimond
de Chartres, archevêque de Reims et chancelier de France. Charles VII venait
de perdre, le II juin, Philippe, son troisième fils. Si ce deuil ne troubla
point les fêtes, comme le prétend M. Chalmel, il montra du moins, une fois de
plus, que les catastrophes sont souvent bien près des jours que l'on croyait
les plus prospères. Les
Anglais, pour traverser cette union, avaient fait à Jacques I" des
propositions si avantageuses, qu'il crut devoir assembler les états de son
royaume. Mais ceux-ci virent promptement que le but unique des Anglais était
de rompre l'alliance de la France et de l'Écosse. Jacques, pour dérober sa
fille aux croisières britanniques, l'avait fait embarquer avec les députés de
Charles à Dumbarton, et elle était arrivée en France sans accident. Au festin
royal, Charles VII donna la place d'honneur à l'archevêque qui avait célébré,
prit la seconde et donna la troisième à la dauphine, puis vinrent la reine de
Sicile Isabelle et la comtesse de Vendôme[32]. Ensuite, au mois d'août, il
décida que le parlement serait naturellement transféré de Poitiers à Paris.
Charles perdit encore à Tours, le 2 mars suivant, son second fils Jacques. Le
comte de Foix, Jean le Magnifique, étant mort, son fils ainé Gaston fut comte
de Foix et de Bigorre ; le second fut, par testament, vicomte de Lautrec et
chef de cette maison. Le roi alors administra quelque temps par lui-même le
Languedoc et la Guienne française. Gaston était un enfant de douze à treize
ans. Il eut pour tuteur son oncle Mathieu de Comminges. Fiancé, dès le 92
septembre 143/, à Aliénor, fille de Jean, infant d'Aragon et de Blanche,
reine de Navarre, il l'épousa. C'est aux états du Dauphiné et du Languedoc
réunis à Vienne après prorogation, que le roi apprit, le jour de la
Quasimodo, l'entrée de ses troupes à Paris. Les états suivants, en novembre,
furent ensuite tenus à Béziers, par Guillaume de Champeaux, évêque de Laon,
général des finances dans la province. Là on avait surtout à se défendre contre
les compagnies de Rodrigo Villandrada et d'autres chefs, encouragées par la
compétition de deux candidats au siège d'Alby ; compétition compliquée,
pleine de luttes et de péripéties. On a de
ce temps-là un exemple frappant de ces vicissitudes. Pierre de Rieux, d'une
illustre maison du midi, avait succédé, à la dignité de maréchal de France en
1417, à Jean de Rieux, son père. Au mouvement révolutionnaire de 1418, il
avait aidé Tanneguy du Chatel à sauver le dauphin, 'et il lui avait mené à Bourges
un bon corps de troupes. Pris dans le Mans, il n'était revenu d'Angleterre
qu'au prix d'une grosse rançon. Depuis il n'avait cessé de combattre les
Anglais ; il avait aidé la Pucelle à vaincre devant Orléans en 1429 ; enfin,
comme il revenait de faire lever le siège d'Harfleur, il fut saisi au passage
en 1437 par le capitaine de Compiègne Guillaume Flavy, aventurier favorable
aux Anglais ; il fut traîné de château en château, et mourut la même année à
Nesle. On ne voit pas que Charles VII se soit plus préoccupé de sa captivité
que de celle de Jeanne d'Arc. Il y avait juste dix ans que le maréchal de
Séverac, qui avait aussi très-bien servi le roi, avait été, par ordre du
comte de Pardiac, arrêté et étranglé dans le château de Gaiges, parce que,
n'ayant pas d'enfants, il avait disposé de tous ses biens en faveur du comte
d'Armagnac et du vicomte de Lomagne, fils de celui-ci. On le
voit, le désordre était encore bien grand. Cependant peu à peu quelque
discipline et un peu de calme se rétablissaient. Les chefs de compagnies les
plus distingués, le bâtard de Bourbon, Chabannes et d'autres s'attachaient au
roi. De Poitiers, le vrai parlement retournait à Paris et admettait dans ses
rangs quelques-uns des membres du parlement de l'administration britannique.
Suivant les promesses du connétable, il ne s'exerçait aucune réaction contre
personne. Il suffisait même aux anciens chefs des bouchers, pour rentrer à
Paris, de jurer de se bien conduire. Combien le duc Philippe était loin, à
Bruges, d'imiter cette bonne politique ! Quand les habitants ont eu demandé
grâce avec la plus grande humilité, voici ce qu'il exige : « Quarante-deux personnes
seront exceptées de l'abolition[33], et laissées à la volonté du
duc ; la ville payera 200.000 rixdalles d'or ; les biens des bâtards
appartiendront au duc par héritage. » Aussi, deux mois après, quand
arrivent le duc de Clèves et Colard de Comines rétabli grand bailly de
Flandre, ils vont dans la grande place ; un échafaud y est dressé, et on
commence par trancher la tête à onze de ceux que le duc avait exceptés[34]. Tandis
que les Anglais, renforcés d'une armée du duc de Glocester et sous les ordres
de l'habile Talbot, s'étendaient dans presque toute la Normandie, et
semblaient reprendre l'offensive, le roi portait surtout son attention vers
le midi, sans doute pour avoir ce qui lui manquait le plus, c'est-à-dire de
l'argent. Il commençait à conduire avec lui son fils. Dès le 28 août 1436, il
lui avait donné pour gouverneur et compagnon d'armes Amauri d'Estissac, à qui
pour cet office 1200 livres par an étaient allouées, comme on le voit sur le
registre de Guillaume Chartier, receveur des finances du roi. Ainsi en 1436
Louis visita le Lyonnais, le Dauphiné et le Languedoc. A son second voyage,
en 4437, selon Legrand, les états du Dauphiné réunis à Romans lui accordèrent
10.000 florins de don gratuit, mettant pour condition que ce serait sans
conséquence pour l'avenir. Le récit de Chorier est un peu différent : « Le
dauphin, dit-il, reçut dans Vienne les hommages des divers ordres et une
coupe d'or pareille à celle qui avait été présentée au roi. Son poids fut de
88 écus, qui valaient 4.363 florins. » Peut-être parle-t-il du premier
voyage. De là le roi et le dauphin descendirent dans le Languedoc. De
Lyon, le roi convoque les états à Béziers pour le 8 janvier. En cette
assemblée on accorda au roi de nouvelles aides. Le clergé y fit don à Louis,
fils aîné du roi, de 1.000 écus d'or pour ses affaires[35]. Le dauphin, le roi étant à
Uzès, fut reçu dans le château de Laudun près Bagnols. Charles VII réunit les
états de la province à Montpellier, à Pâques 1437, et on lui vota un subside
de 120.000 liv., pour la guerre contre les Anglais. Avant de partir, il
retint plusieurs compagnies de gens d'armes, notamment celles du sire
d'Albret et du vicomte de Consérans. Il pourvoit à la fois à la justice
souveraine et à la défense du Languedoc. On lui voit alors une activité
nouvelle. Il va poursuivre en personne la guerre contre les Anglais. Il
court à Montereau, position importante qu'il faut enlever aux Anglais. La
ville est emportée au deuxième assaut, le jeudi 10 octobre. Charles y combat
courageusement, et Louis y fait ses premières armes. Malgré les barbares
usages contre les villes prises de force, on assure que le roi avait défendu
tout excès, tout pillage, et qu'il fût obéi ; après l'amnistie si bien
observée à Paris, c'était donner un bel exemple. Sur ce point le dauphin rivalisa
encore avec son père ; car il demanda grâce pour la garnison anglaise cernée
dans le fort, et il l'obtint. Sir Thomas Guérard
sortit donc sain et sauf avec les siens. On pendit comme traîtres les
Français qui s'y trouvaient. Ce fut encore trop. On sut à Paris cette
victoire le lendemain. Il y eut un Te Deum et une procession générale à
Sainte-Geneviève. Puisqu'il y avait encore des prisonniers français en
Angleterre, il semble qu'on eût dû faire ici un échange. Les registres du
parlement donnent de ce fait d'armes une très-intéressante relation. Le lundi
12 novembre suivant, le roi ayant le dauphin à ses côtés fit son entrée à
Paris. L'oriflamme avait été détruit par les Anglais : on porta devant le roi
l'étendard de France, où sur un fond rouge étoilé d'or brillait l'archange
saint Michel. Cette entrée fut pleine de solennité. Le roi alla, de la porte
Saint-Denis, droit à Notre-Dame rendre grâces à Dieu ; et le lendemain il
entendit la messe à la Sainte-Chapelle. Charles
VII s'en retourna ensuite vers la Loire. Alors ses lettres obligent les
notaires et tabellions à tenir registre de leurs actes. On remarque que
plusieurs édits du roi sont datés de Paris sans qu'il y fût réellement[36]. Henri VI datait souvent de
Paris, bien qu'il fût à Londres. Il paraît que cet hiver de 1437 fut des plus
malheureux. La famine se joignit aux maladies et aux dévastations. La
mortalité fut extrême, surtout à Paris. Le connétable raconte en ses Mémoires
qu'ayant voulu se loger à Vincennes, les portes qui en étaient gardées par
les gens du duc de Bourbon lui furent fermées, et qu'il fut obligé d'entrer
de force. Ne voit-on pas, selon d'Argentré, un chef de compagnie cruel et
fort rapace, appelé Guillaume Flavy, chassé de Compiègne par le connétable et
rançonné de 4.000 écus, y revenir par surprise, s'y fortifier, arrêter et
mettre en prison le sire de Rieux, qui, tout maréchal qu'il était, mourut
dans un cachot ! Telles
étaient l'anarchie de l'époque et l'apathie du roi. Le comte de Ligny,
quoique vassal du duc Philippe et chevalier de la Toison-d'Or, ne
reconnaissait pas le traité ; d'Arras et se gardait chez lui. Les provinces
limitrophes, la Picardie, l'Ile-de-France, la Champagne, la Lorraine même et
les marches de Bourgogne, étaient parcourues, pillées, rançonnées par les
aventuriers et par les compagnies. La cause de ce désordre, c'est que
l'argent manquait au trésor pour payer les troupes. Selon Muller et d'autres,
dans les pays de Bourgogne et même allemands, beaucoup de seigneurs, sous le
prétexte de tenir à leur place les gens des communes, se mirent aussi à
courir les champs, et à maltraiter les bourgeois et les paysans. Telles
étaient les douceurs de ce siècle. Les Anglais prirent alors par composition
Tancarville, Beauchalet et Malleville. Floquet en était capitaine ; il était
allé chercher des secours à Montereau ; et ses gens qui s'étaient engagés à
tenir, se rendirent avant son retour. Alors
mourut Sigismond de Bavière, empereur d'Allemagne, roi de Bohême et de
Hongrie. « Bien obéi de tous ses royaumes, dit Alain
Chartier, il eut de grandes batailles contre les Turcs et « Sarrasins ; il
mit l'union dans l'Église et vécut quatre-vingt-dix « ans. Sa mère fut fille
de Jean de France. ie. Elle était donc sœur de Charles V, du duc d'Anjou, roi
de Sicile, et des ducs de Berry et de Bourgogne. Le
connétable traitait sans ménagement les pillards ; niais la faveur des cours
est changeante. Son influence diminuait. Le roi écoutait désormais Christophe
de Harcourt, l'évêque de Clermont, Martin Gouge et le sire de Beaumont.
Ajoutons que le connétable, en voulant porter secours au comte de Vaudemont
contre le duc de Bar, se vit repoussé par les compagnies plus fortes que lui.
Sa considération en était affaiblie. La guerre était partout en France ; elle
était aussi partout dans les États de Philippe. Des deux côtés mêmes
désordres et même anarchie. L'Angleterre, aussi épuisée et à bout de
ressource, sentait couver le feu des factions. Tous devaient donc désirer la
paix. Ainsi s'ouvrirent en janvier 1438 les conférences de Gravelines ; et
pendant ce temps on transigeait avec les compagnies, ou bien elles allaient
jusqu'en Allemagne se faire battre par les Alsaciens, par les Bernois et les
communes suisses. Dans le
royaume tout semblait se rasseoir. On reconnaît que Charles VII protégea
constamment le clergé. S'il ne put donner beaucoup d'essor aux lettres, il
favorisa et multiplia les centres d'études. Il eut en grande considération
l'université de Paris. Celle-ci avait acquis une vraie importance politique.
Elle avait envoyé ses députés aux conférences d'Arras en 1435 ; l'année
suivante elle avait manifesté sa joie du retour du roi à Paris, mais entre elle
et le parlement, à l'occasion du patronage trop exclusif qu'elle voulait
exercer à l'égard des étudiants, il s'éleva une fâcheuse rivalité. Alors elle
alla beaucoup trop loin dans l'essai de son pouvoir. Soit qu'elle défendît
toute prédication, soit qu'elle suspendît tout enseignement de ses chaires,
il y avait abus. Elle eût dû reconnaître que ses disciples étaient
justiciables du parlement comme tout le monde ; et comprendre, quand le
parlement lui enjoignit de reprendre ses leçons, « sous peine de méfaire
contre le « roi », qu'il avait la raison pour lui. Il fallut un édit du roi
du 26 mars 1445, déclarant qu'à l'avenir le « parlement connaîtrait des «
causes de l'université. » Il s'ensuivit même que les causes de ses suppôts
furent portées au Châtelet, et que, par lettres de 1447, le parlement fut
chargé de la réformer elle-même. Plus tard, en 1452, le roi et le pape
entreprirent ensemble cette réforme ; grave atteinte au prestige de
l'université. Charles
VII confirma alors celle de Caen. Pour se conformer à l'usage suivi jusque-là[37], il demanda et obtint du pape
une bulle[38] pour la fondation d'une
université nouvelle à Poitiers, et il la fonda par édit royal de Chinon, 16
mars 1431. Pour les universités d'Angers et de Montpellier, Yolande d'Aragon
obtint du roi et du Saint-Père, en 1433, une extension de l'enseignement. On
signale, à l'honneur de ce siècle, un fait assez singulier : dans le même
temps deux bourgeois d'Angers achètent[39] le droit de prêter gratuitement
de l'argent au corps de l'université et aux suppôts indigents d'icelle. Celle
d'Orléans tenait de Charles VII un privilége semblable. Il semble que la
lutte de l'université de Paris avec le parlement ait profité à toutes celles
de la province. La paix
n'était guère davantage dans le concile de Bâle. Depuis 1433, et surtout
depuis juillet 1437, les Pères s'étaient brouillés avec le pape. Eugène IV
avait réuni le concile de Ferrare le 10 janvier 1437 ; et, par suite, le
concile général de Florence, le 16 février 1438. Les contestations de
hiérarchie et de juridiction étaient grandes ; et on ne put se mettre
d'accord. C'est dans ces circonstances que Charles VII réunit en grande
solennité l'assemblée de Bourges, où pendant un mois, du let mai 1438 au 5
juin, fut préparée la pragmatique-sanction. Le roi y assista avec son fils.
On y entendit les députés du saint-père et ceux du concile. Il s'agissait de renouveler
ce qui avait été établi du temps de saint Louis. Les règlements de
l'assemblée furent portés le 7 juillet 1438 devant le concile de Bâle ; mais
déjà Eugène IV l'avait dissous, pour en réunir en Italie un autre. Les
prélats français reçurent, par édit du 23 janvier 1437à, défense de se rendre
à ce dernier. Il n'y parut de France que quelques évêques des villes encore
anglaises. La pragmatique ne fut enregistrée au parlement que le 13 juillet
1439. Le conseil de France, tout en adoptant la discipline de l'Église, « ne
prit nullement parti[40] contre le saint-père. » De ce
côté c'était encore l'anarchie ; car un concile général sans convocation du
pape était impossible, selon la vraie doctrine. Alors,
comme il arrive toujours dans les temps d'agitation, quelques esprits
inquiets, pour quelques améliorations peut-être réalisables, poussaient à des
réformes radicales, dont ils ne calculaient pas le danger. On voit en effet
que les innovations tentées par la pragmatique allaient un peu loin. Certains
sièges avaient encore pour titulaires des rivaux de plusieurs obédiences. Il
fallait sur ce point délicat des ménagements et du temps. Grande était la
prépondérance de l'Église : il n'y fallait toucher qu'avec précaution.
Souvent la faveur disposait des grands bénéfices ; souvent aussi les
élections se faisaient librement. Si d'ordinaire on voit des noms titrés à la
tête des évêchés et des abbayes, ce sont du moins des personnages instruits
et gradués, même ès droit civil. Pierre d'Ailly sur le siège de Cambray en
1389, et Pierre Berland sur celui de Bordeaux en 14,31, prouvent qu'on
pouvait arriver sans noblesse (l'extraction par la seule supériorité du
mérite. Michelet fait observer que vers1410 les bénéfices étaient tenus pour
la plupart du chef (les familiers et parents des grandes maisons : il n'y
avait rien d'étonnant à cela. La pragmatique ne pouvait pas d'un seul coup
supprimer tous les abus. En 1453, selon Pastoret, Charles VII la confirma de
nouveau. Il fit bien ; car elle a amélioré la situation ; mais elle a été
trop loin, lorsque, par exemple[41], elle a prétendu régler les
revenus de la chancellerie romaine. Martin
V et Eugène IV après lui, quand l'armée anglaise couvrait la France,
favorisèrent plus d'une fois le parti britannique, et nommèrent souvent aux
bénéfices même des ennemis du roi. On conçoit alors cette sorte de réaction.
Il existait des lettres de nos rois déclarant que les étrangers ne pouvaient
être appelés aux bénéfices de France ni à plus forte raison aux évêchés ; et
même en ce sens on a une ordonnance de Charles VII, du 10 mars 1431. « Il
n'était pas juste, disait-elle, que des étrangers enlevassent les honneurs et
les biens des nobles clercs du royaume. » Toutefois c'était prudent de ne pas
rompre avec l'obédience d'Eugène IV. « Pour établir le droit[42], la pragmatique remontait
jusqu'à l'origine de la monarchie. Sa maxime était de conserver la paix et
les droits de la tradition — pax servetur, pacta custodiantur. » Le roi,
sans doute pour essayer comment le dauphin, à peu près seul, saurait conduire
une expédition, l'envoya dans le Poitou avec mission de soumettre plusieurs
seigneurs récalcitrants, et d'obliger plusieurs officiers des finances à
rendre compte des deniers publics. Plusieurs feudataires tels que Pons, La Trémoille,
Gui de la Roche furent soumis ; Jean de Sogneuville fut mis en prison à
Montaigu, et les financiers durent prouver qu'ils étaient en règle. « Le
dauphin[43] réussit donc à souhait. » Le roi
cependant[44] annule certaines donations et
aliénations du domaine, qu'il avait trop facilement consenties depuis 1418.
Il venait, 2 novembre, de promulguer l'ordonnance militaire qui n'eut que
plus tard son entière exécution ; et en même temps, 22 décembre, il donnait
au prévôt de Paris le pouvoir de réprimer toutes pilleries et brigandages
commis autour et à une certaine distance par les soldats indisciplinés, par
les vagabonds, et même par les sergents à cheval du Châtelet, qui se
répandaient partout. Mais des lettres pour changement des monnaies ou pour
modification des dons qu'il avait faits, et aussi son peu de zèle à suivre
l'exécution exacte de ce qu'il avait ordonné, laissaient planer de
l'incertitude sur son administration entière. A
Gravelines, Charles d'Orléans, Agnès, duchesse de Bourbon, et le bâtard
d'Orléans, récemment créé comte de Danois, excitaient vivement à la paix ;
mais, puisque les Anglais ne se contentaient pas de la Normandie et de la
Guienne, comment se serait-on entendu ? La conférence fut donc rompue, et
cependant on s'ajourna pour le mois de mai 1440. Aucune trêve n'ayant précédé
la conférence, la guerre continuait même pendant qu'on discutait. Le
connétable, avec le secours de Lahire, de Loré, de Jean Bureau, capitaine de
l'artillerie, et d'autres vaillants chefs, assiège Meaux ; et, malgré les
secours de Somerset et de Talbot, il l'emporte, le 3 septembre. Avec
l'institution d'une armée sédentaire et des moyens de la solder, l'acte
important du règne fut l'ordonnance sur les gens de guerre qu'on attribue à
Pierre de Brezé : il y est dit que tous capitaines seraient nommés et
commissionnés par le roi ; que sans licence du roi nul ne pouvait prendre ce
titre ni réunir des gens d'armes ; que les capitaines répondaient des hommes
d'armes de leur choix ; que nul rie recevrait parmi les siens les hommes
d'armes d'un autre. Défense à tous capitaines ou hommes de guerre de piller,
détrousser, violenter, maltraiter, emprisonner qui que ce soit ; de prendre
ou laisser prendre, perdre ou laisser perdre bestiaux, récoltes ou
marchandises, sous les peines les plus sévères. Il fut ordonné aux sénéchaux
et à tous capitaines de livrer les délinquants ; et si les délinquants sont
puissants, de rendre sentence contre eux, et de les adresser au roi ; et
même, au besoin, d'avoir recours au roi et an parlement. Point de rémission
pour gens armés qui auront tué, blessé ou maltraité un homme inoffensif. Les
garnisons seront dans les places frontières, et s'y tiendront. Les seigneurs
garderont leurs châteaux à leurs dépens, mais sans dommage du peuple ; ils
répondront de leurs gens et capitaines. Nulle taille, aide ou imposition quelconque,
ne sera levée sans l'autorisation formelle du roi. C'est
en pleine assemblée des états que fut discutée cette grande ordonnance. Alors
aussi se discuta le droit d'aliéner, comme refit voulu l'Angleterre pour
conclusion de la paix : et il fut hautement soutenu par maitre Juvénal des
Ursins « que le roi n'était qu'usufruitier de la couronne ; que, par
conséquent, il ne pouvait aliéner aucune province ». La conclusion fut que
les ambassadeurs chargés de cette mission retourneraient à Saint-Orner, « pour
terminer sur tous points, dit Alain Chartier, si les Anglais voulaient y
entendre ». Toutes
les dispositions de la loi sur les gens d'armes étaient excellentes,
magnifiques ; mais quand il y avait tant de fâcheuses habitudes. enracinées
depuis si longtemps, lorsque l'autorité du souverain avait encore tant à
faire pour reprendre le prestige et l'ascendant qui lui étaient nécessaires,
lorsque le règne de la force avait si longtemps prévalu' contre tout droit et
prévalait encore parles justices seigneuriales et par l'insoumission des
grands vassaux, pouvait-on sérieusement s'attendre à l'exécution même
prochaine d'une pareille loi ? Elle resta d'abord à l'état de théorie :
« On fut longtemps avant de pouvoir l'exécuter[45]. » Il fallut, dit-on,
encore d'autres règles et d'autres ordres. Ce qu'il fallut surtout, ce fut le
caractère énergique et persévérant du chef de l'État. Pour atteindre un tel
désordre, une telle anarchie, il fallait s'en prendre aux sommités féodales,
à ceux qui s'obstinaient à traiter d'égal à égal avec le premier suzerain et
portaient la hardiesse jusqu'à fouler aux pieds ses ordres et leurs propres
serments, quand ils croyaient y trouver quelque avantage. On voit
ce qui empêcha ou retarda indéfiniment l'exécution de cette loi, trop peu
d'accord avec les mœurs des gens de guerre. Une réforme aussi radicale ne
s'opère pas si vite. La Praguerie, quoi qu'on en ait dit, ne fut point cause
de cette inexécution. Elle a pu avoir soulevé ou précipité le mécontentement
des grands ; cela est fort possible. Les seigneurs[46] aspiraient à se gouverner selon
leur volonté. Parler de mettre un frein à leur licence, « c'était les
atteindre en ce qu'ils aimaient le mieux, en ce qu'ils regardaient comme
l'appui de leur indépendance. » S'imaginait-on qu'on parviendrait à vaincre,
purement et simplement par une loi, les résistances dont le génie, la force,
le courage et les luttes persévérantes de Louis XI ont eu, pendant tout un
règne, tant de peine à triompher ? Cette
belle ordonnance fut d'abord à peu près de nul effet ; on le voit au siège
d'Avranches : pour combattre les Anglais en Normandie, le connétable et le
duc d'Alençon d'accord, voulurent les attaquer par la Bretagne et allèrent
assiéger Avranches. Talbot et d'autres chefs anglais ne manquèrent pas
d'accourir au secours de la place. On eût pu leur tenir tête comme on avait
fait ailleurs ; mais l'armée française ne se composait que de compagnies
d'aventuriers cherchant le pillage plus que tout le reste ; le connétable ne
put s'y faire obéir ni des chefs ni des soldats. Ses hommes en face de
l'ennemi se dispersèrent malgré lui, et il fut obligé de s'éloigner comme il
put, abandonnant tout son matériel. Le roi était revenu alors d'Orléans à
Angers ; connaissant la détresse des siens, il leur avait envoyé quelques
troupes. Elles arrivèrent trop tard. Un
point à remarquer, c'est que l'ordonnance militaire fut faite sur les
représentations des trois états. Ainsi la taille pour l'entretien de ces
troupes, qui restaient constamment sous les drapeaux, allait de soi, sans
qu'il en résultât aucun échec aux prérogatives de la nation. C'est plus tard,
en 1448, que le roi forma une infanterie, celle des francs-archers. Vers ce
même temps, le 7 juillet 1438, une loi contenant les décisions du concile de
Bâle fut publiée à Bourges, et enregistrée en 1439 par le parlement. La
France, malgré les différends qui s'élevèrent entre les Pères du concile et
le pape Eugène IV, eut, comme on sait, la bonne pensée de rester sous
l'obédience de celui-ci ; elle prévint ainsi un nouveau schisme, et ne prit
aucune part à la lutte d'autorité qui s'en suivit. Le concile est-il ou
n'est-il pas supérieur au pape ? cela était une question mal posée ; car sans
le pape il n'y a point de concile. On ne pouvait donc s'entendre. D'un autre
côté, aux conférences de Gravelines, le cardinal de Wincester étant venu[47] annoncer que Henri VI ne
renoncerait ni aux armes ni au titre de roi de France, rien ne fut conclu. Les
finances, on le sait, ne purent être, depuis le commencement de ce règne, que
dans le plus triste état. Les tailles et les aides étaient spécialement et
depuis longtemps consacrées aux frais de la guerre. C'est par les revenus du
domaine et des droits royaux qu'on faisait face aux autres dépenses. Les
gabelles faisaient partie des aides. a Le profit qu'on tirait des monnaies[48] a était fort variable et
purement momentané. Il se fondait sur une fausse évaluation des pièces
affaiblies qu'on était obligé de a prendre, quoiqu'elles fussent au-dessous
de leur propre valeur. » Quand Jacques Cœur fut à la tête de la direction du
trésor, tout changea de face. On sait ce qu'il fit ; on sait aussi ce qu'il
eut à souffrir. Alors parurent des règlements[49] qui obligèrent les trésoriers
et les divers agents des finances à avoir une très-exacte comptabilité. L'échiquier
de Normandie, dont il est quelquefois parlé, fut institué en 1302 avec le
parlement et les jours de Troyes par Philippe le Bel. Il n'en est pas
question auparavant. Il dut se composer de quatre membres du parlement parmi
lesquels devaient être un prélat et un baron, et avoir deux sessions par an.
Quand l'échiquier ne fut pas tenu, les vicomtes du pays durent porter leurs
registres sous les yeux de la chambre des comptes de Paris. Henri V avait
établi une chambre des comptes à Caen ; mais Henri VI l'avait réunie à celle
de Paris. Charles
VII ne négligea point l'administration de la justice. Après le rétablissement
du parlement de Toulouse[50] et d'autres améliorations que
la paix avec la Bourgogne et la trêve avec l'Angleterre lui permirent de
faire, on le voit en 1446, par une ordonnance assez développée, expliquer
comment il entendait que la justice fût rendue. Les
états de Montpellier de 1437 avaient voté 2.000 livres tournois pour le
dauphin, et avaient obtenu le rétablissement du parlement de Toulouse. Un
débat s'était élevé contre les lettres de marque données par le parlement à
l'égard des nations voisines ; il fut pacifié par une commission que présida l'évêque
de Laon. Outre
cela, le roi créa alors une justice souveraine des aides en Languedoc. En
avril 1438, il obtint des états, réunis à Béziers, une aide de 108.000 livres
pour faire la guerre aux Anglais, et, le 4 mai suivant, il envoya en Guienne
avec des troupes, Pothon, seigneur de Saintrailles. Cela n'empêcha pas les
chefs de routiers Rodrigo de Villandrada, Sallazart, les bâtards de Béarn et
d'Armagnac et d'autres, d'entrer dans l'Albigeois et ailleurs, de piller et
d'incendier les châteaux, de répandre la désolation partout, et de forcer les
états à leur payer de grosses sommes pour être délivrés de leur présence. Au
reste, le roi finit par enrôler de nouveau à son service les meilleurs
d'entre eux. Dans l'hiver suivant, le roi alla dans le midi. Le 5 avril il célébra
la fête de Pâques à Montpellier. Les états qu'il tint alors au Puy lui
accordèrent une aide de 100.000 livres tournois : car, malgré ce qui fut
déclaré aux états d'Orléans, ceux du Dauphiné et du Languedoc continuèrent à
se réunir pour voter l'impôt. Ils lui demandèrent en outre de laisser le
dauphin Louis, son fils, « pour commander dans le pays et le gouverner
dans son absence. Le roi se rendit à leur prière, et établit le dauphin son
lieutenant général dans le Languedoc[51]. » Là aussi les députés
des états de Cominges prient le roi de demander la liberté de Marguerite de
Cominges, emprisonnée par son époux Mathieu de Foix. Sur ce point Charles VII
donne immédiatement des ordres énergiques. Après ces états du Puy, le roi
alla à Lyon. Si Charles VII faisait dans le midi l'essai de son pouvoir, pendant ce temps-là le roi d'Outre-Manche étalait, sauf quelques rares échecs, son autorité dans nos provinces du nord, s'intitulant toujours roi d'Angleterre et de France. Il recevait les soumissions qui lui venaient de plusieurs côtés : « A aucuns, dit Jean Chartier, « il rendoit leurs terres ; d'autres les rachetoient de ceux à qui il « les avoit données, ou les prenoient à ferme[52]. Un grand nombre abandonnoient leur pays avec leurs femmes et leurs enfants. Spécialement du pays du Maine, il ne demoura oncques noble homme en l'obéissance du roi d'Angleterre, excepté la ville et le château de Sablé. Là fut faite plus grande guerre et résistance que par nuls autres du royaume. » Ainsi donc alors le vainqueur, le conquérant devenait l'arbitre, le maitre même des propriétés et des personnes ! Le droit de conquête s'étendait sur tout. Tel était le droit féodal. |
[1]
Bar. t. V, p. 159.
[2]
Jean Lefebvre, dit Toison d'Or, roi d'armes du duc Philippe.
[3]
Vallet de Viriville.
[4]
Bar. T. V, p. 211.
[5]
Les sires Tannegui, Louvet, Frottier et d’Avaugour.
[6]
Septembre 1425.
[7]
Épitomé historiai des grandes chroniques de France.
[8]
Épitomé historiai des grandes chroniques de France.
[9]
Pastoret, t. XIII, p. XIV.
[10]
Mémoires archéologiques de Tours, t. IX.
[11]
M. Ralliery.
[12]
Monstrelet, ch. LI.
[13]
Michelet, t. V.
[14]
Fontanieu, Histoire de Charles VII.
[15]
Jean Chartier, par M. de Viriville, p. 305.
[16]
Michelet, V, 74.
[17]
Michelet, V, 74.
[18]
Michelet. V, 98.
[19]
Michelet. V, 179.
[20]
Fontanieu.
[21]
Edition de 1827, p. 411.
[22]
Michelet, t. V.
[23]
Savaron.
[24]
Michelet. V, 222.
[25]
Bar. V, 222.
[26]
Barante, l. V.
[27]
Annales d'Aquitaine.
[28]
Michelet, \', 189.
[29]
Histoire de Charles VII, manuscrit n° 175.
[30]
Laurentie, Histoire de France.
[31]
Bar., VI, 333.
[32]
Lège, t. Ier, p. 6.
[33]
Barante, l. VI, p. 444.
[34]
Mai 1538.
[35]
Dom Vaissette.
[36]
Pastoret, t. XIII, p. 24.
[37]
Pastoret, t. XIII, p. 58.
[38]
29 mai 1431.
[39]
Pastoret, t. XIII, p. 58.
[40]
Barante, t. VI, p. 13.
[41]
P. Mathieu, livre II, p. 61.
[42]
Pastoret, t. XIII.
[43]
Legrand.
[44]
15 décembre 1438.
[45]
Barante, t. VII, p. 39.
[46]
Barante, t. VII, p. 49.
[47]
Fontanieu.
[48]
Pastoret, t. XIII, 79.
[49]
Février 1441 et autres époques.
[50]
18 avril 1437.
[51]
Dom Vaissette.
[52]
T. Ier, p. 240.