HISTOIRE DE LOUIS XI

SON SIÈCLE, SES EXPLOITS COMME DAUPHIN - SES DIX ANS D'ADMINISTRATION EN DAUPHINÉ - SES CINQ ANS DE RÉSIDENCE EN BRABANT ET SON RÈGNE

TOME PREMIER

 

CHAPITRE DEUXIÈME.

 

 

Baptême de Louis. — Le comte de Richemont. — Ce que fait le roi. — Enlèvement des ministres. — Orléans et la Pucelle. — Le Sacre. — Barbazan et les cages de fer. — La croisette et Bulgnéville. — Désaccord entre Anglais et Bourguignons. — Mort de la Pucelle. — Naissance du comte Charles de Charollais. — Éducation noble d'alors. — Préparation à la paix d'Arras. Administration du dauphin en Languedoc. — Son courage à Montereau. Concile de Bide. — Ordonnance des gens d'armes. — Louis dans le midi.

 

Pendant que la guerre grondait contre l'étranger sur plusieurs points et que nos adversaires nommaient Charles VII le roi de Bourges, dans cette ville même naissait, le samedi 3 juillet 1423, le dauphin Louis. Cette naissance d'un héritier de la couronne causa partout beaucoup de joie[1]. Monstrelet affirme qu'on s'en réjouit même à Tournay, ville française, au milieu de la Flandre. L'enfant fut baptisé le 4, dans l'église de Saint-Étienne, par Guillaume de Champeaux, évêque de Laon. Jean, duc d'Alençon, fut son parrain. Il ne porta ni le nom de son père, à cause des malheurs du règne précédent, ni le nom de son parrain, à cause de la captivité du roi Jean. Sa nourrice s'appelait Clémence Fillone, Duclos la nomme Jeanne Pourponne. Elle aurait reçu, le 27 novembre 1447, la somme de 45 livres qui dut l'aider à vivre. Suivant Fontanieu, le 20 janvier 1451, le roi lui fit une pension.

Claude de Maupoint nous donne son horoscope. Il devait vivre soixante-dix ans, et être plus heureux dans sa vieillesse que dans ses jeunes années. Il n'y est pas fait d'autre allusion au malheur des temps. Ces prédictions, par leur côté obscur et problématique, ressemblaient un peu aux anciens oracles. Les registres du parlement montrent qu'en cette occasion il y eut le 6 juillet procession et sermon, et qu'il n'y eut point d'audience au palais.

La guerre se faisait partout, moins entre armées, qu'entre compagnies ennemies. Le comte de Richemont se sentit blessé de n'obtenir aucun commandement du duc de Bethford, son beau-frère aussi bien que Philippe. Ce mécontentement fut en partie le salut de la France. D'un autre côté, le duc de Bethford, qui voyait avec plaisir le succès de son frère au nord, se prêtait peu à la conciliation des affaires du Brabant par la médiation du pape, comme Philippe l'eût voulu. Ainsi de la part d'Artur de Richemont, du duc de Bretagne, et de Philippe, duc de Bourgogne, le refroidissement à l'égard des Anglais était évident. Il faut bien croire que la réflexion et le patriotisme leur parlèrent au cœur, surtout quand arrivèrent de nouvelles épreuves.

Verneuil fut un nouveau désastre, qui mit la France à deux doigts de sa perte, le 17 août 1421. Le duc de Bethford et le comte de Salisbury pressentirent fort bien que les généraux écossais ne manqueraient pas de livrer bataille. Le vicomte de Narbonne, qui n'avait pas été d'avis de hasarder une action, l'engagea témérairement, sans attendre l'ordre de son chef, et y perdit la vie, comme fera plus tard le sire de Brezé à Montlhéry. Sur te champ de bataille restèrent le connétable de Buchan, les sires de Tonnerre, d'Aulnaie, de Gamaches et beaucoup d'autres chevaliers. Parmi les prisonniers furent le duc d'Alençon et le maréchal de Lafayette. Le sire de Rambures dut retourner dans le Berry avec sa garnison : et les Anglais conquirent encore le Maine. Dès lors[2] on appela Dauphinois les Français qui servaient sous Charles VII.

Malgré cette perte, trois causes dès lors durent faire pressentir la décadence des Anglais dans notre pays. D'abord les démêlés et conflits du duc de Bourgogne avec le duc de Glocester comme époux de Jacqueline et prétendant au Brabant, puis la défection de la Bretagne, et la lutte continuelle qu'en Angleterre les amis des ducs de Bethford et de Glocester eurent à soutenir contre le parti de la paix, représenté par leur oncle Henri de Beaufort, évêque de Winchester ; sans compter l'impopularité de la domination étrangère qui chaque jour s'exaltait en France davantage.

Le duc de Savoie reprit ses tentatives d'accommodement. Le 1er décembre 1423, de son entrevue à Chaton avec le duc Philippe il n'était résulté qu'une trêve pour les pays du Lyonnais, de Bourgogne, de Charollais, de Nivernais et de Berry. Après Verneuil, il reprit ce même projet. Il y eut entre le roi et Philippe un rapprochement. Philippe s'assura de Tournus et de quelques autres places, qui garantissaient les frontières du côté de Lyon, et le 28 septembre, à Chambéry, il consentit par ambassadeurs à une trêve de cinq mois, qui permettait toute activité au commerce.

Dans les fêtes qui eurent lieu à Paris pour l'arrivée du duc de Glocester et de sa nouvelle épouse, fêtes que les Parisiens virent de fort mauvais œil, Philippe de Bourgogne, malgré ses inquiétudes et son mécontentement, parut avec éclat. Alors, pour donner au peuple une certaine part aux réjouissances, n'imagina-t-on pas de représenter pendant six mois, au cimetière des Innocents, un drame qu'on appelait la danse des morts ! Les fêtes se succédaient : alors le duc Philippe épousa, avec dispenses, à Moulins-en-Gilbert dans le Nivernais, la veuve de feu le comte de Nevers.

Cependant Charles VII rétablissait comme il pouvait ses affaires. Le comte de Richemont s'était rendu au mariage du duc Philippe, son beau-frère. Là on avait devisé en famille sur les malheurs de la France, sur le sentiment des peuples, sur le déplaisir de tous de voir les Anglais dominer partout. Tannegui du Châtel et la reine de Sicile parlèrent donc au comte Artur d'un rapprochement avec le roi. La comtesse de Richemont, dite madame de Guienne, seconda celte secrète négociation. Qui donc pouvait mieux que le comte Artur secourir la patrie ? On alla plus loin ; de la part du conseil du roi on lui fit offrir l'épée de connétable. Il eut alors à Angers une conférence avec le roi ; il demanda pour otages les sires de Dunois et d'Albret, et pour places de sûreté Chinon, Loches et Lusignan. Artur est autorisé par le duc Philippe à accepter : il accepte. Cette autorisation n'étonne pas quand on sait ce qui se passait entre le duc de Glocester et le duc Philippe ; quelle était l'aigreur de leurs relations ; l'un datait de Hesdin ou de toute autre ville, l'autre de ma rue de Mons, 12 janvier 1424, et même ils en étaient venus à des hostilités.

Veut-on savoir comment et par quels principes se discutait en ce temps-là toute légitimité des droits ? Voici en quels termes, le 12 janvier, le duc Humfroi parla au duc Philippe : « Si vous osez dire que le dit seigneur de Brabant ait meilleur droit que moi, je suis prêt à vous faire confesser, par mon corps contre le vôtre au jour dit, que j'ai meilleur droit que lui. » Telle était le temps. Il s'ensuivit une guerre acharnée en Hollande entre Anglais et Bourguignons. On cite alors le sac de Brai nie en Brabant, malgré la capitulation qui devait garantir la ville et la garnison. Or, les Anglais étaient aussi détestés dans les Pays- Bas qu'en France. Comment Philippe ennemi des Anglais en Brabant eût-il pu être leur ami ailleurs.

Ainsi, lorsque le pape Martin V écrivit à Philippe, pour le rapprocher du roi, une lettre pleine d'une onction toute paternelle, il le trouva parfaitement disposé à la paix. La restauration du royaume de ses aïeux était en effet un but digne de. Philippe. On le voyait chaque jour moins hostile à la France ; il parlait avec bienveillance du roi ; on eût dit que le dernier désastre le lui avait rendu plus cher ; et il fiançait Agnès sa sœur avec le comte de Clermont, héritier du duc de Bourbon, qui suivait ouvertement le parti de Charles VII ; enfin il prolongeait la trêve qu'il avait consentie avec la France. Mais pour en venir à un traité de paix, il fallut encore dix ans !

On le sait Jean Louvet, baron de Thaïs, de Salinière et de Mirandole, fut mêlé[3] à tous les événements de ce temps. Il fut dès 1415 président de la chambre des comptes d'Aix, comme on le voit dans l'institution de ce parlement par Louis II, roi de Sicile. Il accompagna le jeune Charles de France dès son mariage avec Marie d'Anjou, fille de Louis II. C'est lui qui, commissaire général des finances en 1417, s'empara des trésors d'Isabeau, reléguée à Marmoutiers près Tours ; et cela, sous le prétexte de ses relations avec Bosrédon. Il était un des agents politiques de Bernard le connétable, et de Charles le dauphin, qui fut régent de France et roi. Par le traité de Saint-Maur en 1418, il se vit personnellement exclu de l'amnistie. On croit qu'il prit part au meurtre de Montereau. Depuis, il fut conseiller fort intime du régent, devenu Charles VII. En juin 1422, il maria à Dunois Marie, sa fille aînée, il était en très-grande faveur le 3 janvier 1425. On croit être sûr qu'en dernier lieu la reine de Sicile, mère de la reine Marie, avait chargé le connétable d'éloigner ce favori de Charles VII, projet que Bernard sut conduire à bonne fin. On lui attribue les lettres royales de Chinon du 10 février 1425 qui donnait au saint-père tout pouvoir sur les collations de bénéfices. Mais ensuite, 10 mars 143'1, le roi fut obligé de, rappeler la défense faite par ses, prédécesseurs de nommer aucun étranger aux bénéfices du royaume. Le 5 juillet 1426, un édit du roi aussi attribué à Yolande, priva Jean Louvet de toute autorité et le décida à retourner dans le Midi accompagné de Dunois son gendre. En 1438 il touchait une pension de 3.000 florins. Jeanne, sa seconde fille, fut mariée à Bourges le 29 mars 1419. Son époux Louis II, baron de Joyeuse, puis vicomte, servait la France en 1423 et fut fait prisonnier à Crevant. Le roi lui donna 2.000 livres de pension et la jouissance du château de Solset ; puis, en juillet 1432, il érigea sa baronnie en vicomté. Louvet est un ministre qu'on regretta peu.

En effet, tout allait mal à la « cour de France et dans le royaume[4] », quand le président de Provence.et Tanneguy disposaient de tout ; le désordre et l'insubordination étaient tels que, assure-t-on, un jour, en plein conseil et sous les yeux du roi, Tanneguy emporté par la violence de son caractère, et ne pouvant soutenir qu'on fût d'un autre avis que lui, tua d'un coup de poignard le comte Guichard, dauphin d'Auvergne. Philippe, on le sait, avait mis pour condition de son autorisation à Artur l'éloignement du conseil des quatre personnes qu'il regardait comme auteurs du crime de Montereau[5]. Le président de Provence parut peu disposé à céder le terrain : pour le décider, il fallut que le connétable revînt avec une escorte de gentilshommes.

Martin Gouge, évêque de Clermont, ancien chancelier, avait aussi été sauvé du massacre de 1418 par un travestissement. Le sire de la Trémoille l'avait reconnu et enfermé à Sully ; mais le dauphin Charles était intervenu avec des troupes, l'avait délivré et de plus obtenu la soumission de Latrémoille. Ce digne prélat, homme d'État fort remarquable, inclinait pour les moyens pacifiques. Il avait alors aussi une part de l'autorité. Il était certainement le plus sage ; mais il ne fut pas toujours consulté. C'est sur lui que se fondaient les espérances de paix. Il avait conduit à bonne fin les pourparlers du duc de Savoie et la réconciliation des princes bretons. En tout cela on ne voit pas ce que fait le roi. Dans ces moments de détresse, tandis que son fils s'élève doucement sous le regard d'une pieuse mère, la reine Marie d'Anjou, et que tant de valeureux gentilshommes versent leur sang pour la France, il : n'est guère occupé que de frivolités, de plaisirs et de pire chose peut-être. Tout se fait, grâce à Dieu ; niais tout se fait sans lui, fort souvent. Il s'éloigne des soins de sa famille et du royaume. Tandis qu'il trouve de l'or pour le superflu, la reine Marie et le dauphin Louis ont à peine le nécessaire. Dès 1433 il leur abandonne le revenu du Dauphiné pour l'entretien de leur maison. En cela il rendait simplement au dauphin ce qui lui appartenait.

Le connétable, assure-t-on, décide Jean V de Bretagne, son frère, à venir à Saumur faire hommage au roi[6] ; et ainsi fut effacé le traité d'Amiens. C'est aussi d'accord avec le connétable et avec la reine de Sicile, Isabelle de Lorraine, fille du duc Charles II et épouse du roi René, que Charles VII met le sire de Giac à la tête des affaires ; car il lui fallait un ministre dirigeant, n'étant pas homme à prendre lui-même en main les rênes de l'État. Pressé d'entrer en campagne avec une petite armée qu'il a réunie, le connétable prend Pontorson en basse Normandie ; puis, après quelques succès contre les Anglais, il essuya près de là, à Saint-James, un échec où il pensa périr. Il n'a point reçu l'argent qui lui avait été promis pour sa troupe : il voit ses soldats privés de solde, déserter son drapeau sous ses yeux. Il s'irrite naturellement. Il s'en prend d'abord au chancelier de Bretagne, ministre de son frère ; puis sa colère se tourne contre le ministre de France, qui, croit-on, avait déjà formé une cabale contre lui.

Ainsi en janvier 1426, le connétable arrive à Issoudun, où était le roi : il est accompagné de quelques hommes sur qui il peut compter. Il déclare aux gardes mêmes de Charles que « ce qui se « fait est pour le service du roi ». Il fait saisir le sire de Giac dans son lit ; il l'emmène d'Issoudun en sa propre seigneurie de Dun-le-Roi, et le fait immédiatement juger par ses gens de justice. On le trouve coupable de péculat et particulièrement d'avoir empoisonné sa première femme pour épouser Catherine de l'Isle-Bouchard, comtesse de Tonnerre ; il est condamné à mort. Il offrit en vain 100.000 écus et sa famille pour gage. On le jeta à l'eau dans un sac. Après lui, un écuyer arvernien, nommé le Camus de Beaulieu, qui n'administra pas mieux, eut à peu près le même sort. Il fut assailli et tué à Poitiers par les gens du maréchal de Boussac.

Pendant qu'en France les partis, plus souvent excités par l'intérêt personnel que par un zèle vraiment patriotique, se faisaient une guerre sourde, les Anglais y avançaient leurs affaires. Ils étendaient donc leurs conquêtes. Ainsi en 4427 Talbot reprenait le Mans sur le sire de Dorval et s'emparait[7] de la ville de Laval. Pontorson, qu'on avait fortifié, fut pris par Warwick[8] sur le capitaine Bertrand de Dinan, frère du seigneur de Châteaubriand, maréchal de Bretagne.

C'est sous les auspices du connétable que Georges de la Trémoille devint premier ministre. On attendait de lui une bonne administration. Peut-être espérait-on plus que la pénurie du trésor ne permettait de faire. De tous côtés les chefs de troupes réclamaient à grands cris de l'argent. Les princes ou seigneurs mécontents formèrent contre lui une sorte de fronde pour le renverser. Le connétable s'unit à eux. Il y eut à Chinon des conférences qui n'aboutirent pas. En définitive, les seigneurs se réconcilièrent avec le ministre ; et le connétable qu'on avait laissé en dehors du traité, s'en alla avec M e de Guienne vivre dans ses terres de Parthenay, tandis que les Anglais faisaient partout de nouvelles conquêtes.

On ne combattait pas seulement le fer à la main. C'était aussi une guerre d'épigrammes. Les Anglais faisaient bon marché de la loi salique. A les entendre, Henri VI était plus Français que Charles VII, et bien plus certainement le petit-fils de Charles VI que le dauphin n'était fils de ce dernier. Nos ennemis, tout en profitant des trahisons d'Isabeau, ne se faisaient point faute de flétrir sa réputation. Ils rappelaient les reproches qu'en 1403 on avait eu à faire à la conduite de cette femme. Les étrangers parlaient à peu près français : « mais, dit Augustin Thierry, en écorchant la « langue ils la traitaient aussi en ennemie. »

La situation était déplorable. La famine et les maladies contagieuses se joignaient au fléau de la guerre. Les garnisons ne sachant trop à qui obéir, se défendaient à peine. René d'Anjou, duc de Bar, frère de la reine, « traitait avec les Anglais ». Les ducs de Bourgogne et de Bretagne étaient encore unis aux ennemis contre nous. Chaque seigneur agissait isolément. L'évêque de Béziers était chassé de son palais par le comte de Foix, malgré les ordres formels du roi. Le maréchal de Séverac, menaçait les états du Languedoc de mettre le feu à la province, s'il n'était payé de ce que le roi lui devait. C'était une complète anarchie. Cependant les états généraux[9], réunis à Chinon, votèrent alors un subside de -t00.000 livres payables de moitié par les peuples des deux langues d'oïl et d'oc. Déjà les Anglais occupaient, excepté Châteaudun, toutes les villes de la rive droite de la Loire ; et leur armée, sous les ordres des comtes de Salisbury et de Suffolck, mettait le siège devant Orléans. C'était le poste avancé qui défendait le passage de la Loire. La France entière s'en émut. Les Anglais tiennent Charles d'Orléans prisonnier, disait-on, et ils envahissent son héritage.

Le sire de Gaucourt y commandait. Dunois, Saintrailles, les sires de Villars et de Guitry y combattaient sous ses ordres ; plusieurs (les meilleurs capitaines arrivèrent à son aide, et les citoyens de la ville donnèrent à la défense leur énergique concours. Salisbury fut d'abord tué et remplacé par Suffolck. Le siège se prolongea dans l'hiver. En janvier le sire de Calant, amiral, entra dans la ville avec 200 lances et la ravitailla. Mais ensuite le comte de Clermont, pour avoir voulu empêcher un convoi de vivres d'arriver dans le carême aux assiégeants, fut battu à Rouvray par Falstoff, échec fort grave dans la circonstance. Jean Stuart, ainsi que beaucoup d'Écossais et de chevaliers y périrent.

Le roi ne fera-t-il rien ? Dans un registre des comptes de la ville de Tours[10] on lit, pour le 14 septembre de l'année 1428, « qu'il fut alors payé à Guillaume Thomas, messager à pied, la somme de 20 livres tournois pour être allé de Tours à Chinon porter lettres closes à monseigneur l'archevêque étant à Chinon vers le roi, afin qu'il lui plût exhorter le roi et mes seigneurs de son conseil à donner secours aux gens de la bonne cité d'Orléans, pour résister aux Anglais qui tiennent le siège devant eux ». Lesdites gens d'Orléans, afin d'obtenir cette aide, ont rescript à Tours, à Chinon, à Saumur, à Angers, à Poitiers et autres bonnes villes, désirant surtout être secourus par le roi. Ledit messager a mis quatre jours à faire ce voyage, aller et retour. Il faut donc, en une circonstance pareille, que le roi soit sollicité ! Lahire par suite reçut 600 livres tournois pour porter des secours à Orléans. « Ceux de Tours enverront deux caques de poudre à canon, 60 pipes de vin, 20 muids de potage pour ravitailler la ville. Tours ne mérite donc point, dit M. Grandmaison, l'oubli qu'on a fait de son zèle et de ses sacrifices. » Les autres villes firent de même.

Le danger était grand ; il fallait aviser. L'argent était rare, et du subside extraordinaire de 400.000 livres voté à Chinon, nul clerc, étudiant, noble ou mendiant n'en fut exempté ; le clergé dut donner son aide à part. Déjà, par ordre des états[11], les comtes de la Marche, de Clermont, de Foix et d'Armagnac furent sommés de revenir servir le roi. A la fin de mars, Saintrailles et plusieurs nobles bourgeois d'Orléans allèrent offrir au duc de Bourgogne de lui remettre la ville. Le duc de Bethford ne voulut point y consentir. Les Anglais furent affaiblis par ce refus. Dans le désespoir même se trouva un secours inattendu que Dunois s'empressa d'accueillir.

Si d'un côté le patriotisme de la France semblait se raffermir pour la défense d'un boulevard si important, de l'autre, depuis la dernière victoire des Anglais à la journée des Harengs, les forces de l'attaque semblaient languir. Les Anglais n'avaient dû leurs succès chez nous qu'à nos divisions. Bien des causes devaient finir par leur être fatales dans cette compétition, deux surtout qui furent alors très-remarquées : d'abord le duc Philippe, par suite de son mécontentement, retira peu à peu, sous divers prétextes, ses troupes de l'armée d'invasion ; ensuite le duc de Bethford, politique incroyable ! ne s'avisa-t-il pas de demander au clergé[12] tous les biens et dons qu'il avait reçus depuis quarante ans ! Une telle demande ne pouvait être bien accueillie : c'était faire l'aveu de sa détresse.

Quel sera ce nouveau secours que le ciel ménage à la France ? Un historien[13] dit avec raison en parlant des hommes d'armes de ce temps : « La guerre les avait changés en bêtes sauvages ; il fallait de ces êtres refaire des hommes, des chrétiens. Il restait une prise sur ces âmes ; elles n'avaient pu se dégager entièrement de la religion. » Il fallait leur parler au nom de la Providence et s'en faire écouter. Une jeune fille de Domremy, qui se dit inspirée pour délivrer Orléans et faire sacrer le dauphin à Reims, va, malgré Jacques Darc son père, trouver le sire de Baudricourt, capitaine de Vaucouleurs. A-t-elle réellement entendu les voix qui lui disaient, au milieu même de ses prières, de marcher ? Elle le croit ! Elle était bien jeune à l'époque d'Azincourt ! Toute sa vie elle a entendu maudire les Anglais. Son cœur la presse de secourir la France ; et il n'y a pas un instant à perdre, puisque Falstoff a été vainqueur. Elle montre qu'elle a foi dans sa mission, et sa parole toujours simple n'est cependant point vulgaire. Elle obtient d'être conduite près du roi. A Poitiers et à Chinon, comme à Vaucouleurs, elle excite l'admiration de tous ceux qui la voient et l'entendent. Voici ce qu'on a su d'elle : « Son père et sa mère, gens craignant Dieu[14], mais fort pauvres, l'avaient élevée comme on élevait les autres filles de même état... Une piété extrême fut la vertu qu'on remarqua en elle dans sa jeunesse. »

On s'assura d'abord qu'elle n'avait nul commerce avec le démon. « Elle fit si bien, dit Alain Chartier, que les docteurs jugèrent que son fait et ses paroles manifestaient un miracle de Dieu. Il fut donc ordonné, en grande délibération du conseil, que pour accomplir ce qu'elle avait dit, et en vue d'obéir à la volonté divine, on lui baillerait chevaux et gens pour l'accompagner. » Ni la distance, ni le danger, ni ce milieu si nouveau pour elle, rien ne l'effraye. Suivie du duc d'Alençon, de l'écuyer Jean Daulon, honnête officier de Dunois, d'un noble page et de plusieurs autres chefs, elle part de Blois après le milieu d'avril 4429 pour faire pénétrer des secours dans Orléans. Grâce aux excellentes mesures qui furent prises, un convoi puis un second furent d'abord introduits. « Ainsi, dit Chorier, une fille rendit le cœur à tant d'hommes généreux, qui semblaient l'avoir perdu. Son grand courage en inspira à tous ; on crut que Dieu l'avait envoyée au roi. »

A Tours vivait alors le peintre Peulevoir, qui peignit la bannière de Jeanne Arc. « Sa fille était amie de la Pucelle[15]. Celle-ci la fit marier aux frais des bourgeois de Tours. » Il n'y a rien là qui ne soit bien naturel ; mais il semble que rien de ce que pensa cette noble victime ne saurait être indifférent.

Les faits ne sont pas contestables. Les combats furent presque toujours heureux ; l'ennemi se démoralisa. Quand une lutte n'avait pas réussi, la jeune fille se retirait à l'écart pour prier, « pensant toujours que si la force manquait aux siens, c'était parce que la grâce se retirait d'elle ».

C'est le 8 mai, assure-t-on, que les Anglais levèrent le siège. Ce jour-là est fêté à Orléans. A Jargeau, 11 juin, elle était entourée des plus nobles capitaines de France. Bientôt à Patay, 148 juin, on vaincra l'Anglais en rase campagne.

Il est curieux de voir comment le duc de Bethford rend compte au roi de ces événements : « Toutes choses prospéraient, dit-il, jusqu'au siège d'Orléans... Depuis la mort du comte de Salisbury, vos troupes ont reçu là un terrible échec, comme il semble, par la main de Dieu. Cela est arrivé en partie par la grande confiance de vos ennemis en cette fille née de Satan, qui s'est servie d'enchantements et de sortilèges ! »

Quelques historiens ont cru, dans le dessein et dans la conduite fort extraordinaires de cette jeune fille, apercevoir la main d'Yolande d'Aragon : mais à bien considérer sa constante dévotion, ses répliques toujours simples et irréfutables, la sagesse de tous ses actes, la noblesse de son but, la générosité dont elle ne s'est jamais départie, il est évident, ce semble, que son action avait pour principe une naïve et sublime spontanéité. Il y eut dans ce siècle plusieurs femmes de distinction qui s'illustrèrent par les armes ; Jeanne d'Arc fut l'héroïne du peuple, dont l'exemple fit naître à Beauvais et à Saint-Lô un pareil dévouement. Il était beau de la voir sur un cheval noir, avec une armure blanche et portant à la main un étendard blanc fleurdelisé. Ce qu'il y a d'étonnant, c'est que son attention se porta d'abord sur la discipline de l'armée, et que son autorité fut immédiatement acceptée. « On se soumit[16] aux devoirs religieux qu'elle imposa ; et le miracle s'opéra par le concours des volontés. »

Elle partit donc de Chinon avec un convoi et accompagnée des plus braves chefs. Sa petite armée, qu'elle laissa à Blois, dut la rejoindre quelques jours après. Elle entra à Orléans le 29 avril à huit heures du soir par la porte de l'est, dite aujourd'hui de Saint-Loup. Dès que Dunois, qui était venu à sa rencontre, l'aborda, elle lui dit[17] : « C'est le secours du roi des cieux que je vous amène. » Dès lors le courage des assiégés redoubla ; ils furent en effet bientôt délivrés, de toutes leurs craintes, et le théâtre de la lutte s'éloigna d'eux. a Tout le monde reconnut (3) dans cette délivrance une a puissance surnaturelles.

Tandis que ces choses se passent dans l'Orléanais, le connétable s'indigne de rester à Parthenay. La volonté du ministre Latrémoille ne l'y retiendra pas. Il en est parti. Il a réuni de Bretagne et de Poitou 400 hommes d'armes et 800 archers ; il passe la Loire à Beaugency. Jeanne l'accueille comme bon serviteur du roi. Tous réunis, ils marchent le 18 juin vers Patay, contre Talbot et ses Anglais. Talbot est vaincu et fait de grandes pertes. Suffolck, son frère et plusieurs nobles anglais, furent pris. En juillet Philippe consent à Paris, à renouveler le tracté de Troyes ; tuais il ne laisse pour secours au duc de Bethford que 700 hommes d'armes sous les ordres de l'Isle-Adam, et à Meaux une garnison commandée par le Billard de Saint-Pol.

Cependant la sainte fille du peuple, comme l'appelle si bien M. de Chorier, acquérait de l'autorité même parmi les chefs les plus respectés : « Noble sire, dit-elle au roi, Dieu veut que vous alliez recevoir la sainte onction du sacre à Reims. » Elle y conduit en effet le roi en faisant un grand détour vers l'est. Charles VII réunit la plupart de ses lieutenants à Bourges. Il passa devant Auxerre et par Troyes. Il arriva à Reims le 17 juillet, et y fut sacré par l'archevêque. Jeanne se tint à côté de l'autel avec son étendard. Après la cérémonie, elle manifesta, sa mission étant finie, le désir de s'en retourner dans son pays. Ainsi son dévouement était pur, et elle n'avait pris nul goût aux honneurs. Trop facilement peut-être elle céda à ceux qui la retenaient. Il restait en effet beaucoup à faire. D'Orléans elle avait écrit aux chefs des Anglais ; de Reims elle écrivit au duc de Bourgogne qu'il devait pardonner et se réconcilier avec le roi. Elle dictait, et ses lettres étaient irréprochables ; tant il est vrai que l'éloquence persuasive part du cœur !

Cependant de jour en jour le parti national se rassure et se fortifie. Le roi René avait renoncé à son traité avec l'ennemi, et était venu à Reims offrir son appui au roi. A Paris surtout les sympathies françaises se ranimaient, et dans le Maine les villes se rendaient au connétable qui semblait guerroyer pour son compte. Il arrivait des soumissions au roi, même de plusieurs places de Normandie.

Tandis que l'Anglais essayait de réunir les états normands et y prodiguait des promesses qu'on écoutait peu, dès le mois d'août il s'ouvrit des conférences entre la France et la Bourgogne ; et dans le même temps Lahire, séparé aussi de l'armée royale, surprenait Château-Gaillard, près Rouen, où était Barbazan, enfermé depuis dix-neuf ans dans une cage de fer. Ainsi ces cages étaient inventées avant Louis XI, et les Anglais en faisaient usage avant nous. Il fallut guerroyer plus que jamais. Les Anglais sentaient que leur conquête de France leur échappait. Ils reçurent des troupes fraîches qu'avait levées, dit-on, le cardinal Winchester en vue d'aller combattre les hussites de Bohême. Cette petite armée arriva à Paris vers la fin de juin. L'armée du roi guerroyait à la fin d'août aux environs de Saint-Denis. Aux premiers jours de septembre, Jeanne fit sans succès une attaque sur Paris, et fut blessée, assure-t-on, à la butte des Moulins. L'armée, à cause des renforts arrivés aux Anglais, dut rétrograder et se rapprocher de la Loire vers Gien.

A la fin de septembre, les négociations avec le duc Philippe continuent. Les Anglais lui remettent la régence du royaume, et il accorde à Charles une trêve pour Paris et les environs. Le duc Philippe était appelé en Flandre par ses affaires. Il voulait contracter un troisième mariage avec Isabelle de Portugal, fille du roi Jean Ier et de madame Philippe de Lancastre. Les noces se célébrèrent le 10 janvier à Bruges ; et à cette occasion il institua son ordre de la toison d'or, ou plutôt il le renouvela ; car il fut créé par Roger II, roi de Sicile. Il y eut de grandes réjouissances et des tournois : mais que les pauvres habitants d'un petit village, dit Grammont, s'ameutent contre une charge nouvelle, le bon duc donnera ordre au bailly du lieu de faire trancher la tête aux plus compromis.

Cependant c'était un pillage continuel des campagnes ; nulle trêve n'était observée. L'anarchie était à peu près complète le comte de Clermont, peu obéi, lègue son autorité au comte de Vendôme. On voit encore la Pucelle marcher à la prise de Pierre-le-Moustier et de la Charité-sur-Loire, et y signaler son humanité. On connaissait le mécontentement des Parisiens. L'armée se rapproche donc de la capitale. Au printemps de 1430, c'est le duc de Bourgogne qui ouvre les hostilités dans le nord. Jeanne, qui est toujours au plus fort du danger, court s'enfermer dans Compiègne, assiégé par les Bourguignons. Elle est prise le 25 mai, dans une sortie, par Jean de Ligny, s'étant trop exposée à l'arrière-garde. On a dit que les portes de la ville avaient été fermées sur elle par l'ordre de Guillaume Flavy. Elle fut ainsi prisonnière d'un vassal de Philippe le Bon.

Les Anglais eurent grand désir de l'avoir en leur pouvoir. Ses actions effaçaient leur gloire d'Azincourt. S'ils parvenaient à la faire condamner comme magicienne et sorcière, ses exploits sembleraient être l'œuvre du démon, et leur amour-propre serait sauvé. Ils avaient précisément sous la main maître Cauchon, évêque de Beauvais, qui, ambitieux compétiteur du siège de Rouen, malgré le chapitre, pouvait réclamer le droit de la juger. Outre cela, Philippe le Bon convoitait alors Bruxelles, ou plutôt l'héritage féminin du duché de Brabant, au mépris des droits de Marguerite, sa tante, et de ses deux pupilles, Charles et Jean de Nevers, qu'il songeait à dépouiller. Pour saisir cette succession, il fallait qu'il fût bien avec l'Angleterre. Alors Charles de Lorraine était près de mourir ; René d'Anjou convoitait légitimement cet héritage, et pour cette raison il ne voulait pas être trop hostile à l'Angleterre. Alors également Jean de Ligny, pauvre cadet de la maison de Luxembourg, avait un espoir très-prochain de recevoir le riche legs de la dame de Saint-Pol : il avait donc pour cela le plus grand intérêt à ménager le duc son suzerain.

Ainsi, on voit clairement comment la Pucelle fut vendue par Jean de Ligny au duc Philippe, et ensuite par le duc aux Anglais ; comment l'évêque de Beauvais mit un si fatal acharnement à sa condamnation ; mais on ne comprendra jamais comment Charles VII rie tit rien pour la sauver. La postérité doit un hommage à l'honnête et courageux légiste, Jean Lollier, qui osa dire tout haut que ce procès était une indignité, et conseilla l'appel au pape et au concile. On doit louer Jean de Saint-Avit, évêque d'Avranches, qui, consulté, déclara qu'il n'y avait rien d'impossible en ce que Jeanne disait de ses visions, au point de mieux aimer mourir que rien rétracter de ce qu'elle avait (lit et fait. Ajoutons un souvenir pour la femme de Jean de Ligny, qui, dit-on, le conjura de ne pas se couvrir de honte en la livrant.

Jeanne fut donc honteusement abandonnée, trahie, vendue aussi argent comptant, victime de l'ingratitude et des plus sordides calculs, jugée par ses ennemis, et, malgré son innocence évidente, malgré ses réponses d'une sublime simplicité, condamnée à mourir dans les flammes. Ainsi le bûcher s'éleva pour elle sur la place du marché de Rouen, le 30 mai 1431. Tout en la jugeant hérétique et relaps, Cauchon permit qu'elle communiât avant le supplice. « Évêque, lui dit-elle quand elle put être entendue, je meurs par « vous ! » Jésus est le dernier mot qu'elle prononça.

Il fallait qu'elle souffrît. La souffrance a été dans l'humanité le lot de tous ceux qui ont eu une grande tâche à remplir. « Si elle « n'avait pas eu cette épreuve suprême[18], il serait resté sur cette « sainte figure des ombres douteuses. » pierre Cauchon n'a point eu son siège de Rouen. Il est mort assez misérablement à Lisieux, en 1442. Nicolas Leroux, docteur abbé de Jumièges, assista à la sentence, et mourut le 17 juillet suivant. Nicolas Habard, évêque de Bayeux, fut aussi juge, et mourut le 29 septembre de la même année. Jean de Mailly, évêque de Noyon, fut un autre de ses juges. Il ne tarda pas à être au service du roi ; on le vit même coopérer en 1435 à la paix d'Arras avec la Bourgogne. Il ne paraît pas que ni aux états de Tours en 1433 ni à ceux de Blois il ait été fait mention de la Pucelle : ce qui étonne davantage, c'est que Charles VIE ait félicité les Orléanais de leur courage sans parler d'elle. L'acte de réhabilitation de Calixte III glorifia plus tard (1456) cette sainte mémoire. Quant aux Anglais et à la maison de Saint-Pol, leur jour d'expiation ne tardera pas à venir. Si, comme on le dit, ils jetèrent ses cendres à la Seine, qu'ils ne s'étonnent pas de tous leurs revers.

Il paraît certain que jusqu'au dernier moment elle espéra être délivrée. « Priez pour moi, disait-elle ! » Tous, même ses juges étaient attendris de ses dernières paroles. Nous dirons avec un historien[19] : « La réalité de ce fait historique est certaine... Bonne « parmi les mauvais, pacifique dans la guerre, elle porta dans la « guerre même l'esprit de Dieu. Elle montre que la vieille France « ne fut pas appelée sans cause le peuple très-chrétien. » Selon le même auteur, « Shakespeare n'a rien compris à ce caractère, et « Voltaire n'a fait qu'un déplorable badinage ». Symphorien Guyon, historien d'Orléans, affirme que les juges qui vivaient encore sous Louis XI furent punis. Il est certain qu'en 1473 « le roi fit tirer[20] le procès de la chambre des comptes pour le faire passer dans le trésor des Chartes ». Veut-on voir jusqu'où les Anglais portèrent contre cette malheureuse le fanatisme de l'aversion ? Selon le Journal du Bourgeois de Paris[21], « une pauvre « femme qui s'estoit émue jusqu'à dire que Jeanne estoit bonne fut pour cela brûlée vive ! » En observant qu'elle ne fut pas admise à faire ses pâques, l'historien déjà cité fait cette bonne réflexion[22] : « Faisons les fiers tant que nous voudrons, philosophes raisonneurs que nous sommes aujourd'hui ; mais qui de nous, dans les captivités volontaires de l'étude, entend sans émotion le bruit de ces belles fêtes chrétiennes ? »

Charles VII ne fit rien pour la délivrer ; et cela était peut-être plus facile qu'il ne l'avait été, quelques années auparavant, de faire sortir l'évêque Martin Gouge de sa prison de Sully[23].

Avant comme après la paix bourguignonne de 1435, le Maine ne cessa guère d'être le principal théâtre des hostilités entre l'Angleterre et la France. Telles furent les sièges de Saint-Célerin, de Sillé-le-Guillaume, de Fresnay, de la Ferté-Bernard et d'autres sur lesquels on ne peut insister. Comme si la France n'avait pas eu assez à faire d'avoir les Anglais à repousser, les princes français, pour des causes diverses, souvent pour un médiocre intérêt, se faisaient mutuellement la guerre. Ainsi en 1431, pour réclamation d'une dot, des hostilités s'élèvent entre les ducs d'Alençon et de Bretagne. Les Bretons assiégèrent donc Pouancé en Anjou. Alors le duc d'Alençon, obligé de se retirer à Château-Gontier, envoya le sire de Loré, son maréchal, à la Guerche en Bretagne.

Cependant les Anglais perdaient chaque jour du terrain. Tandis que le sire de Gaucourt, secondé par Humbert de Groslée, bailly de Lyon, et par l'aventurier espagnol Rodrigue Villandrada, repoussait les attaques du duc de Savoie et battait vigoureusement à Authon les Savoisiens unis aux Bourguignons, Jean de Luxembourg avait été forcé par le comte de Vendôme, appuyé du maréchal de Boussac, de lever le siège de Compiègne ; Saintrailles avait surpris et battu les Anglais à Germini, près Meaux ; Philippe même, avait reçu en Picardie un défi qu'il avait jugé prudent d'éluder ; Barbazan, nommé capitaine de Champagne, avait battu à Chappes près Troyes le maréchal de Bourgogne, sire de Toulongeon, ainsi que les Bourguignons, et avait étendu ses courses jusque dans le Rethélois, puis enfin réuni au comte de Conflans, il avait gagné sur le comte d'Arondel et sur le sire de l'Isle-Adam, décembre 1430, la bataille de la Croisette. Les autres capitaines du roi agissaient aussi isolément et presque toujours avec succès. Les bourgeois eux-mêmes, quand ils pouvaient, chassaient les garnisons anglaises.

Malheureusement on s'engagea dans une querelle dynastique qui s'était élevée sur la succession de Lorraine entre le comte de Vaudemont et le roi René. Philippe soutint le premier. René, appuyé de Barbazan et fort de son bon droit, attaqua imprudemment le sire de Toulongeon. Il perdit le 2 juillet 1431 la bataille de Bulgnéville ; il y fut pris, et Arnauld Barbazan blessé mortellement. On perdit là un excellent capitaine ; et ce que coûta cette captivité fut pour le roi René un grand échec à ses prétentions sur le royaume de Naples. La France eut ses compensations : le maréchal de Boussac assiégeait Clermont en Beauvaisis. Tandis que le duc Philippe mettait ordre à ses affaires en Flandre et en Hollande, le prince d'Orange et le sire de Châteauvillain faisaient à petit bruit leur traité avec le roi Charles. Du reste, la France et la Bourgogne étaient couvertes de compagnies qui dévastaient tout ; et leur audace alla jusqu'à essayer de surprendre Dijon.

D'un autre côté, les Anglais, devenus de plus en plus odieux depuis le supplice de la Pucelle, n'enregistraient guère que des revers. Ils perdaient Chartres le 42 avril ; peu après le maréchal de l'Isle-Adam était repoussé avec perte de Lagny. La querelle entre les ducs d'Alençon et de Bretagne sur le payement de la dot de Marie de Bretagne, mère de Jean d'Alençon dit le Bon, se calmait par la médiation du connétable.

La Trémoille s'était emparé par ruse de trois personnages qui, avec le connétable, avaient, croyait-il, conspiré contre lui. Il a soin, le 7 mai 4431, de se faire donner des lettres de rémission pour avoir voulu faire tuer le connétable par un Picard et pour plusieurs meurtres accomplis par ses ordres. Le lendemain même, 8 mai, les trois délégués qu'il détient, de Vivonne, d'Amboise et de Beaumont, sont jugés coupables à Poitiers et ont la tête tranchée. Voilà quelle est la justice du temps ! Louis XI était enfant alors, mais en âge de raison. Tout ce qu'il avait sous les yeux devait être pour lui un grave sujet de réflexions. Deux de ses oncles étaient en prison et se consolaient comme ils pouvaient de leurs loisirs forcés, l'un par la poésie, l'autre par la peinture.

Charles VII avait toujours de grands sujets d'inquiétude ; mais si d'un côté il remerciait les villes qui s'étaient dévouées, Meun-sur-Yèvre, Montargis, Orléans surtout, déclarant que cette noble cité avait été délivrée « par la divine grâce, le secours des habitants « et l'aide de ses gens », évitant même de nommer la Pucelle ; d'un autre côté, il recevait alors à Chinon la belle Agnès, amenée, dit-on, à la reine comme demoiselle d'honneur par sa mère, la reine douairière de Sicile, Yolande d'Aragon. On le voit donner encore à Meun, à Boussac et à d'autres petites villes des lettres d'affranchissement ; et on sait que les dernières traces du servage ne furent effacées qu'à la fin du dix-huitième siècle, par Louis XVI.

La guerre continuait : les Anglais étaient battus par le sire de Loré aussi bien devant Saint-Célerin que sous les murs même de Caen ; enfin, non-seulement Henri VI était repassé en Angleterre ; mais Anne de Bourgogne, épouse du duc de Bethford, étant morte sans enfants, le 13 novembre, elle, qui seule rendait aux Parisiens le joug des Anglais supportable, tout lien entre les deux peuples se trouva rompu. La désaffection fut encore bien plus grande lorsque, peu de mois après, le duc anglais se remaria avec Jacqueline de Saint-Pol, nièce de Louis de Luxembourg, évêque de Thérouenne, sans même en avertir le duc Philippe.

Ainsi, de beaux-frères qu'ils étaient, Philippe et le duc de Bethford devinrent à peu près ennemis. Ce devait être encore l'occasion d'un rapprochement vers la France. Jusqu'ici les conférences formées par l'intervention des légats du pape n'avaient pu aboutir, pas plus celles d'Auxerre en 1430, que celles de Saint-Port à la fin de cette année. Les prétentions des Anglais à l'égard des seigneurs prisonniers d'Azincourt et leur entêtement à dire Henri VI, roi de France, empêchaient tout accord. On s'en prenait aussi au ministre. Le connétable pensa donc que le moment de se venger était venu. Il se forme alors un complot entre lui, le sire de Gaucourt, capitaine de Chinon, et le sire de Bueil. Trois femmes y auraient aussi contribué[24], Yolande d'Aragon, la belle Agnès et Isabelle, femme de René. On saisit La Trémoille dans son lit. Blessé d'un coup d'épée, on le transporte au château de Montrésor. Pour calmer le roi, qui était presque sous le même toit, on lui dit « qu'on avait agi pour le bien de son service » ; et le comte du Mairie, frère de la ruine, devint premier ministre. Peu de temps après La Trémoille paya pour sa rançon 6.000 écus, et alla vivre à Blois.

Un historien de Bretagne, d'Argentré, fait avec beaucoup de raison cette remarque sur Charles VII : « Son royaume était dévasté, ses ennemis maîtres de sa capitale et d'une partie de ses provinces, et lui se tenait en repos de corps et d'esprit ; ses officiers ne recevaient de lui ni ordre pi secours. Chacun d'eux agissait à sa guise[25]. » On a peine à concevoir un roi passant une vie oisive et voluptueuse, tandis que des provinces sont en feu, et que son royaume se sauve malgré son indolence. Il s'est éveillé plus tard ; mais ce fut quand les plus difficiles travaux étaient accomplis.

La haine contre les Anglais devait éclater à la moindre occasion. Ainsi il y eut cette année, 1433, en Normandie un très-grand soulèvement des gens de la campagne. Les soldats disciplinés de l'Angleterre eurent facilement raison de ces malheureux, et dans la lutte il en fut tué un grand nombre. Les chefs français, tels que les sires de Loré et de Bueil, ne restaient pas inactifs ; ils ne manquèrent pas d'appuyer ce soulèvement, mais ils ne purent rien entreprendre d'important. D'un autre côté, Philippe, qui se croyait autorisé à faire la guerre au roi son suzerain, ne trouvait pas bon que les seigneurs ses vassaux se séparassent de lui ; il va donc avec une armée faire la guerre au prince d'Orange et au sire de Châteauvilain. Alors, le 10 novembre de cette année, la duchesse de Bourgogne Isabelle eut un fils, Charles, comte de Charollais, dont les parrains furent le comte Charles de Nevers et le sire Jean de Croï, et la marraine, Agnès de Bourgogne, comtesse de Clermont. Il trouva l'ordre de la Toison d'or dans son berceau.

L'empereur Sigismond, qui avait d'abord été très-bien avec Philippe, semblait très-refroidi. Un dissentiment en était cause. Sigismond, pour parvenir à l'entière pacification de son Église de Bohème, désirait la réunion d'un concile à Bâle, comme on en était convenu. Philippe, peut-être en vue de plaire au pape Eugène IV, n'y montrait guère d'empressement. Charles VII la désirait comme l'empereur, surtout pour donner sanction à la pragmatique dont il fit préparer les articles dans une assemblée de docteurs à Bourges. Le concile fut donc réuni le 23 juillet 1431. Il paraît que, contre l'usage, on s'était passé de la convocation du saint Père. Des lettres, où Henri VI prenait toujours le titre de roi de France, y excitèrent le 17 août 1433, un grand orage. Quant à Philippe de Bourgogne, sa députation dut y manifester hautement ses intentions pacifiques pour la France, et aussi son désir de voir le concile se rapprocher du pape. Au fait, ce qu'on craignait le plus c'était le renouvellement du schisme.

Ces bonnes dispositions n'empêchaient point la guerre de continuer. Le connétable n'avait plus les mains liées. Il fut question d'aller au secours de Sillé-le-Guillaume, assiégé dans le Maine par le dur comte d'Arondel. Il y court ainsi que le duc d'Alençon, les sires de Bueil, de Coëtivy, de Chaumont, les maréchaux de Rieux et de Raiz et un grand nombre de gentilshommes. L'ennemi ne jugea pas à propos d'engager la lutte. Il se retira sans combattre. Sur les marches de Picardie d'autres braves, Antoine de Chabannes, Saintrailles, Lahire, le sire de Longueville luttaient péniblement contre le comte de Ligny, rude adversaire, redouté pour ses accès de fureur. C'était le frère du comte de Saint-Pol. Voici ce qu'on rapportait de lui : « Un jour ayant surpris et battu en pleine campagne la garnison de Laon, il fit des prisonniers et il ordonna de les tuer, sans faire grâce à celui d'entre eux qui peu de jours avant avait sauvé la vie au chevalier Simon de Lalaing. Ce dernier eut beau intercéder ; le comte fut sans miséricorde. C'est alors même qu'ayant avec lui son jeune neveu de douze ans, et voulant l'accoutumer à la guerre, « il lui fit tuer de sa main quelques-uns de ces prisonniers ». Ce neveu fut plus tard le connétable de Saint-Pol.

On voit comment le comte de Ligny et beaucoup des seigneurs de son temps comprenaient l'éducation des enfants de noble maison, et ce qu'ils regardaient comme des exercices militaires. Ainsi l'équitation, la chasse, même les tournois ne leur suffisaient pas ; il leur fallait l'effusion du sang. A peine si les païens portaient aussi loin le mépris de l'humanité. Le dauphin Louis avait à peu près le même âge ; mais combien était différente l'éducation qu'il recevait ! Écoutons sur ce point M. Petitot, qui d'ailleurs se déclare toujours contre lui : « Louis fut élevé sous les yeux de sa mère, princesse aussi recommandable par son esprit que par ses vertus. D'abord il n'eut pas d'autres officiers que ceux de la reine.... Son père, dominé par d'indignes favoris, s'occupa peu de son éducation... La mère et le fils y pourvoyaient par leurs ressources. En 1433, Charles VII leur abandonna les revenus du Dauphiné... Le dauphin eut pour confesseur Jean Majoris, chanoine de Reims, qui était aussi son précepteur. Il eut pour gouverneur Arnauri d'Estissac et Bernard d'Armagnac, comte de la Marche. Joachim Rohault fut son premier écuyer ; il eut encore un autre instituteur appelé Jean d'Arcouville. »

Indignes favoris, est-ce bien le mot propre, quand il s'agit plutôt de femmes que d'hommes ? Son père, d'ailleurs, ne lui eût pas appris grand'chose. L'attention des princes et seigneurs se portait sur tout autre objet que sur l'instruction et sur la culture de l'esprit. Ils se livraient de bonne heure aux exercices du corps qui touchaient à la profession des armes. C'était assez rationnel, puisque la force était tout : « L'ignorance était si hardie, dit Pierre Mathieu, et tellement suivie partout, que ceux qui se mêlaient d'histoire ne nous ont rien laissé de la nourriture (éducation) des princes de France. » M. Leroux de Lincy, également adversaire de Louis XI, sans dire pourquoi, laisse entrevoir que, par le goût et l'aptitude qu'il eut pour les travaux intellectuels et pour la lecture, il développa les germes d'instruction qu'il avait reçus dans son enfance. Il fallait bien que le latin lui fût familier, pour répondre, comme il faisait, aux actes diplomatiques qui étaient encore presque toujours écrits dans cette langue. Quant au vers latin qu'il cita, dit-on, en 1472 en parlant au légat du saint-Père, le cardinal Bessarion, et qui signifie, dans le Doctrinal d'Alexandre, que les noms grecs conservent en latin le genre qu'ils avaient primitivement, il est fort douteux qu'il l'ait prononcé dans le sens qu'on lui donne. Duclos ne parle guère de la jeunesse de Louis XI que comme Legrand. Il peint les misères de la cour et du royaume, et dans un accès de mauvaise humeur il dit : « Né et élevé au milieu de ces désordres, Louis XI en sentit les funestes effets... A peine commence-t-il à se connaître qu'il ose condamner la conduite de son père ! » Cette conduite était-elle en effet bien édifiante pour seize ou dix-sept ans ? Sous Louis XV Duclos trouvait bon de ne pas insister sur le scandale que les historiens contemporains, Duclerc et Châtelain, ont très-bien apprécié. Il faut bien cependant révéler cette vraie cause de l'éloignement du dauphin, ce continuel obstacle à son retour auprès de son père.

Combien d'actions mémorables, en cette lutte corps à corps des deux nations, nous sommes obligé de passer sous silence ! Les surprises y sont souvent à noter, comme lorsque Dunois enleva Chartres aux Anglais (2 avril 1431) ; souvent aussi ce sont les incidents d'un long siégé sur plusieurs points à la Ibis, comme à Saint-Célerin et à Caen. Mais s'il y a lieu de faire un choix parmi les faits d'alors, si nombreux et si divers, il y a surtout à voir, parmi tant de guerriers qui travaillent à délivrer la France, sur qui nos regards doivent s'arrêter. Il nous semble qu'après Dunois, Lahire et Saintrailles, le sire de Loré mérite une des premières mentions.

Il avait fait ses premières armes à Azincourt et ensuite il s'était attaché au connétable d'Armagnac ; puis, étant passé au service du duc d'Alençon, il avait pris Beaumont-le-Vicomte ; il y avait été fait chevalier, et il était resté à la défense du Maine, sa patrie, guerroyant toujours contre les Anglais. A Orléans il avait parfaitement secondé la mission du duc d'Alençon auprès de la Pucelle. C'est lui[26], « qui commanda la cavalerie à Patay. » Revenu vers le Maine, il ne s'était plus guère éloigné de ce champ de bataille perpétuel. Il fut grièvement blessé au siège de Saint-Célerin, et son attaque sur Caen lui acquit beaucoup de gloire. Tombé en 1433 au pouvoir des Anglais, ce fut un honneur pour lui d'être échangé contre Talbot. Il prit part à la rentrée des Français à Paris. Deux ans après, en avril 1438, les lettres du roi le nomment prévôt de Paris et juge de tous les malfaiteurs du royaume. Il eut donc l'occasion de frapper l'agent de Flavy, qui avait osé arrêter le maréchal de Rochefort. Enfin on voit encore ce vaillant homme aux assauts de Meaux et de Pontoise. Malgré tant de bravoure, il fut de ceux à qui, sous prétexte d'une administration trop relâchée, l'histoire ne rend pas bonne justice. Son dévouement à la patrie paraît avoir été irréprochable. Nous soupçonnons que les voies de l'intrigue lui furent inconnues.

Dans ce siècle, on le sait, l'éducation des jeunes seigneurs se portait vers les exercices du corps, mais tendait peu à fortifier l'intelligence. Plusieurs familles cependant surent apprécier l'utilité d'une certaine application de l'esprit au progrès des connaissances. Parmi les érudits à qui furent confiés de jeunes seigneurs, nous devons remarquer Jean Bouchet, poète et légiste de Poitiers, que Gabrielle de Bourbon, épouse de Georges de La Trémoille, apprécia beaucoup pour l'éducation de son fils unique, Louis, prince de Talmont. Bouchet est surtout connu comme historien de l'Aquitaine. Louis de La Trémoille fut dit aussi le chevalier sans reproche.

Le dauphin s'est trouvé en quelque sorte instruit de lui-même et par les événements qu'il observa. Suivant Jean Bouchet[27] : « Il avait de la science acquise, tant légale que historiale, plus que les rois de France n'avaient accoutumé d'en avoir. » Comme il est arrivé au trône homme fait, tout le temps que les autres passent à la dissipation, au plaisir, et à tout amusement, il l'avait en grande partie consacré à l'étude. Il ne pouvait manquer, avec un esprit comme le sien, de sentir l'importance d'une instruction solide. Selon Comines, il était assez lettré. On doit le croire sur ce point. Il ajoute qu'il aimait à demander et à entendre de toute « chose ». Curiosité que Quintilien regarde comme le cachet d'un bon esprit. « S'il n'eût eu, dit-il encore, la nourriture (éducation) autre que les seigneurs que j'ai vus nourris (élevés) en ce royaume, je ne crois pas que jamais sa mémoire lui eût été un répertoire utile ; car ils ne les nourrissent seulement qu'à faire les fois en habillements et en paroles ; de nulles lettres ils n'ont cognoissance. » Dans sa dédicace à Angelo Catho, Louis XI est « notre maître, notre bienfaiteur, un prince digne de très-excellente mémoire. » Il ajoute « Quand en un prince vertu et bonnes conditions précèdent les vices, il est digne de grandes louanges. Vu que de tels personnages sont plus enclins à toutes choses volontaires qu'autres hommes. » Au reste, il s'en rapporte aux renseignements que donnerait le sire du Bouchage.

Il paraît aussi que Marcouville lui apprit le latin et Majoris les bonnes lettres, qu'il profita bien des leçons de ces deux maîtres, et qu'il fut un des plus savants princes de son temps : il est même probable qu'il les surpassait tous beaucoup à ce point de vue. De très-bonne heure son goût le porta à l'étude de l'histoire. « C'est grand advantaige aux princes, dit Comines, « d'avoir vu des histoires dans leur jeunesse, ès-quelles se voient de grands parjurements, fraudes et tromperies des anciens les ung envers les aultres. En sorte que plusieurs qui en de telles sûretés s'étaient fiés ont été pris ou tués. L'exemple d'ung est assez pour faire saiges plusieurs. Les histoires anciennes sont ung des grands moyens de rendre ung homme saige, de lui apprendre à se conduire et garder. Car notre vie est si briève, qu'elle ne suffit à avoir de tant de choses expérience.

« Du reste, suivant Pierre Mathieu, il donna de si bonne heure des preuves d'une généreuse nature, qu'il fit bien connaître que le jugement et la raison paraissent plus tôt aux enfants des rois qu'aux autres. Au lever de son aurore, on vit ce qu'on devait attendre de lui le reste du jour. »

Ainsi la guerre s'animait en Picardie. En Bourgogne, depuis que le sire de Châteauvillain s'était déclaré pour Charles VII, le duc Philippe se trouvait obligé de combattre ceux qui garantissaient à l'est ses frontières. Il avait même contre lui Charles de Bourbon, son beau-père, naguère comte de Clermont, qui venait de succéder au duc Jean Ier. C'était' triste d'avoir à combattre l'époux de sa sœur Agnès ; mais celle-ci s'employa activement pour la paix. Elle réunit ses efforts à ceux de madame de Guienne auprès de leur frère commun, le duc Philippe, afin d'amener une conciliation que seconderaient du fond du cœur leurs époux, le duc de Bourbon et le connétable. N'y avait-il pas eu assez de malheurs ? La guerre n'avait-elle pas assez duré ? La vengeance n'était-elle pas satisfaite ? Le duc de Savoie agissait aussi dans ce sens ; et, au lieu d'envoyer dans les Dombes les milles guerriers dont il était convenu, il travaillait pour la paix. D'ailleurs, « comment Philippe eût-il été au fond l'ami des Anglais[28] ? Il avait dans ses archives des lettres secrètes de Glocester et de Bethford, où ils agitaient les moyens de s'emparer de sa personne ! » Fontanieu[29] explique encore plus clairement cette situation. « Le duc de Bourgogne était totalement changé. Le ciel, en lui rendant un fils qui venait de-naître, lui avait inspiré la crainte de le perdre encore. Il convint donc qu'on s'assemblerait à Arras le 6 juillet. On fit part de cette nouvelle au concile général et au pape. » Toute l'Europe fut attentive à ce congrès, et on sait que tous les souverains voulurent y être représentés. Pour la France, on fit venir monseigneur de Bourbon, le connétable, l'archevêque de Reims alors chancelier, le comte de Vendôme, grand maitre de l'hôtel, Christophe de Harcourt, le maréchal de Lafayette, le sire de Mouy, et une quantité d'autres seigneurs ; les ducs de Bretagne, d'Alençon et de Bar eurent chacun trois envoyés. L'Angleterre y envoya un grand nombre de seigneurs et de docteurs ; le duc Philippe de Bourgogne s'y fit représenter par les évêques de Liège, de Cambrai, d'Arras, les comtes d'Étampes, de Saint-Pol, de Comines, des seigneurs brabançons et hollandais ; par le sire de Himbercourt toute une armée de légistes et de bacheliers et surtout par son chancelier Nicolas Raolin, à qui la parole fut donnée en cette circonstance solennelle.

Chacun aussi envoya à ses ambassadeurs au concile des instructions pacifiques. Le duc Philippe fit davantage : par la médiation du duc Amédée VIII, il convint d'une trêve avec le duc de Bourbon, son beau-frère, et même d'une entrevue à Nevers, où furent appelés le connétable, le chancelier de France archevêque de Reims et un grand nombre de gentilshommes. Cette fête de famille dura dix jours. On y convint des conditions de la paix ; il fut dit que Charles VII enverrait des députés à Henri VI pour les lui proposer ; que, si Philippe était forcé de faire une paix séparée, il aurait pour indemnité les villes et seigneuries de la Somme, lesquelles seraient rachetables pour 400.000 écus d'or ; qu'on s'assemblerait le ter juillet pour la paix générale.

Quand Philippe passa par Paris, le 15 avril, à la fin de la semaine sainte, il y fut très-gracieusement accueilli, parce qu'on connaissait ses bonnes dispositions pour la paix ; il envoya à cet effet à Londres en mission les sires de Crèvecœur, Hugues de Sannoi et le prévôt de Saint-Orner, et il partit pour le règlement de ses affaires de Flandre. On remarque que dans tout cela il est fort peu question de Charles VII. On se demande s'il n'est pas endormi dans les délices. Les affaires des Anglais étaient en pleine décadence. Le sire d'Arondel était le plus dur des chefs anglais ; il venait d'être fait duc de Touraine par le duc de Bethford. Il s'engagea témérairement à Gerberon près Beauvais avec Lahire et Saintrailles, et fut battu. Gaucourt surprit Saint-Denis. Il en était maître et le traité d'Arras venait d'être conclu quand le corps d'Isabeau, morte de chagrin et de misère, y fut apporté par eau et inhumé sans pompe. Elle emportait la haine des Français et le mépris des Anglais. Hugues de Cayen, évêque d'Arras, officia en présence des ducs de Bourgogne et de Bourbon. Gaucourt, de concert avec le maréchal de Rieux, fit en juillet et en août une guerre acharnée aux Anglais ; mais Paris leur resta encore.

Cependant le 5 août, après une joute, on se réunissait à Arras en conférence pour la paix. On y était en grand nombre. Eugène IV avait fait son possible auprès de Henri VI pour le disposer à traiter. Ce prince ne voulut point renoncer au titre de roi de France, que ses successeurs gardèrent encore longtemps, rien ne put se conclure avec les Anglais. C'était le cas prévu à Nevers. Les Anglais quittent la conférence le ter septembre. Philippe, malgré sa promesse aux Anglais de ne pas traiter sans eux, traitera seul. Les légistes et les théologiens lui prouveront que les engagements du traité de Troyes sont de nul effet, et qu'il s'y est même beaucoup trop arrêté. Il avait demandé au pape une dispense des serments par lui prêtés aux deux rois d'Angleterre. Les légats qui assistèrent au congrès d'Arras ne firent nulle difficulté de le délier. Comment en effet rester lié quand on s'est engagé à mal faire ? D'ailleurs le duc de Bethford, seul dépositaire de sa promesse, venait de mourir. Le traité entre le roi et le duc se fit donc aux conditions marquées par la conférence de Nevers. Le roi dut, en outre, désavouer le meurtre du duc Jean ; promettre d'en punir les auteurs, quand il les connaîtrait ; lui ériger une chapelle expiatoire à Montereau ; payer 50.000 écus d'or pour les joyaux qu'avait le duc Jean quand il succomba ; céder au duc de Bourgogne les comtés de Mâcon et d'Auxerre, et la châtellenie de Bar-sur-Seine ; reconnaître les droits du duc sur le comté de Boulogne ; restituer aux fils du comte de Nevers les 32.000 écus d'or de Bonne d'Artois, leur mère ; exempter le duc, sa vie durant, de toute subjection et de tout hommage ; mais lui seul, non ses successeurs. Philippe évidemment profita avec excès de la situation de Charles VII ; ses exigences sont énormes.

Voici ce qu'on raconte du duc Charles d'Orléans, alors prisonnier à Londres depuis Azincourt. Les Anglais l'avaient amené à Calais, et il espérait sa délivrance. « Quand il sut quelles offres la France faisait pour la paix et à quelles conditions les Anglais consentaient à l'accorder : Qu'on me remmène en Angleterre, dit-il[30], et il conseilla au connétable de traiter avec les seuls « Bourguignons ». On le fit, mais il en coûta cher. La destinée de Charles d'Orléans fut de devoir sa liberté à la libéralité de Philippe et de s'unir à la maison de Bourgogne en épousant la fille du duc de Clèves ; destinée fâcheuse à plus d'un égard, car, malgré les attentions de Louis XI, Marie de Clèves ne cessa d'être son ennemie et l'ennemie de sa maison autant que de sa mémoire. C'étaient les sentiments qu'elle avait puisés à la cour de Bourgogne depuis son enfance.

Outre ces concessions, déjà si onéreuses, il y en eut encore quelques autres. On dut de part et d'autre s'engager à ne pas traiter isolément avec l'Anglais ; renoncer à toute alliance qui serait préjudiciable à son co-traitant ; enfin, confirmer le traité par serment et par toutes les garanties possibles. Tout cela fut accepté, signé et fait des deux parts ; et, dans l'église de Saint-Waast, Jean Tudert, doyen de Paris, dont le petit-fils fut premier président du parlement de Bordeaux en 1462, non pas le duc de Bourbon ou le connétable, « pria merci de la part du roi pour le meurtre du duc Jean. Le duc avait promis par acte du 7 septembre de vendre les villes de la Somme pour 400.000 écus, et il déclara qu'il n'y aurait plus de guerre entre lui et le roi ; » promesse que trente ans plus tard il oublia.

Malgré tant de sacrifices, le roi, dont on ne parle guère plus que s'il était infirme ou malade, avait cependant à se louer de cette paix. Les efforts de toute la France allaient se concentrer contre les Anglais ; et il serait moins difficile, croyait-on, à se faire obéir des chefs des compagnies. Il assembla donc les trois états à Tours. Ni l'historien de Tours ni plusieurs annalistes des états généraux ne parlent de cette réunion, qui est pourtant mentionnée dans l'histoire des ducs de Bourgogne[31] et ailleurs. Le chancelier y rendit compte de la paix d'Arras ; le roi jura la paix sur le livre des Évangiles, en présence des sires de Croy et de Pontaillier, et on chanta le Te Deum dans l'église de Saint-Gatien. Malgré le mécontentement de l'Angleterre, on se réjouit de cette paix à Rome et même à Bâle au sein du concile.

Les Picards furent affligés et irrités de se voir séparés de la France. Une grave sédition éclata donc à Amiens à l'occasion d'un impôt. Le duc Philippe avait là pour délégué Pierre Leclerc, trop connu en Picardie pour la rudesse de son caractère. Les séditieux envahirent sa maison, et s'emportèrent jusqu'à le tuer. On usa de ruse, on leur fit espérer une abolition ; puis quand on fut en force chez eux on fit main basse sur les chefs du mouvement. Une trentaine d'entre eux furent décapités, et cinquante furent bannis. D'un autre côté les Anglais n'omirent rien pour se venger de la défection du duc de Bourgogne ; on les vit maltraiter à Londres les maisons de négoce tenues par les sujets hollandais ou flamands du duc, capturer ses vaisseaux, empêcher tout commerce de ses peuples, refuser ses monnaies et jeter dans ses villes des brandons de discorde.

Tandis que le duc Philippe, pour se venger, dut assez inutilement faire le siège de Calais avec une armée de 30.000 Gantois, siège d'ailleurs mémorable par ses incidents et par le mécontentement des Flamands, le connétable, dont les troupes, sous différents chefs, occupaient déjà toutes les petites places autour de la capitale, jugea que le moment était venu de profiter de l'impopularité des Anglais et de prendre Paris. Ainsi, après plusieurs combats heureux près Saint-Denis et ailleurs, le vendredi de la semaine de Pâques, 13 avril, grâce aux intelligences qu'il avait ménagées dans la grande ville, il y entre par la porte Saint-Jacques. Il y est fort bien accueilli. La garnison anglaise, cernée dans la Bastille, obtient aisément de se retirer vies et bagues sauves.

L'éloignement des Anglais de la capitale causa une grande joie dans toute la France. Par ses lettres d'août 1436 et de mai 1437, le roi se hâte de remercier Poitiers et Bourges. On ne peut encore obtenir l'élargissement du roi René, prisonnier de Philippe depuis cinq ans. Ce prince, après de nouveaux revers dans le royaume de Naples, était revenu prendre ses fers selon sa parole. Il ne fut délivré qu'à la fin de cette année par la médiation du connétable et du duc de Bourbon, et aussi moyennant une rançon énorme qu'on fit payer plus tard aux gens de Metz.

Le mariage du dauphin fut un autre sujet de joie. Il n'avait que treize ans, et déjà depuis huit ans son union avec Marguerite d'Écosse était convenue : ainsi dès l'âge de onze ans Charles VII lui-même avait été fiancé à Marie d'Anjou par Charles VI, son père. Marguerite n'avait que douze ans. Le 14 juin, elle fut très-gracieusement accueillie à Tours. L'archevêque Philippe leur donna à tous les deux des dispenses ; et, en présence du roi, le mariage fut célébré le jour de la Saint-Jean dans la chapelle du château par Raimond de Chartres, archevêque de Reims et chancelier de France. Charles VII venait de perdre, le II juin, Philippe, son troisième fils. Si ce deuil ne troubla point les fêtes, comme le prétend M. Chalmel, il montra du moins, une fois de plus, que les catastrophes sont souvent bien près des jours que l'on croyait les plus prospères.

Les Anglais, pour traverser cette union, avaient fait à Jacques I" des propositions si avantageuses, qu'il crut devoir assembler les états de son royaume. Mais ceux-ci virent promptement que le but unique des Anglais était de rompre l'alliance de la France et de l'Écosse. Jacques, pour dérober sa fille aux croisières britanniques, l'avait fait embarquer avec les députés de Charles à Dumbarton, et elle était arrivée en France sans accident. Au festin royal, Charles VII donna la place d'honneur à l'archevêque qui avait célébré, prit la seconde et donna la troisième à la dauphine, puis vinrent la reine de Sicile Isabelle et la comtesse de Vendôme[32]. Ensuite, au mois d'août, il décida que le parlement serait naturellement transféré de Poitiers à Paris. Charles perdit encore à Tours, le 2 mars suivant, son second fils Jacques.

Le comte de Foix, Jean le Magnifique, étant mort, son fils ainé Gaston fut comte de Foix et de Bigorre ; le second fut, par testament, vicomte de Lautrec et chef de cette maison. Le roi alors administra quelque temps par lui-même le Languedoc et la Guienne française. Gaston était un enfant de douze à treize ans. Il eut pour tuteur son oncle Mathieu de Comminges. Fiancé, dès le 92 septembre 143/, à Aliénor, fille de Jean, infant d'Aragon et de Blanche, reine de Navarre, il l'épousa. C'est aux états du Dauphiné et du Languedoc réunis à Vienne après prorogation, que le roi apprit, le jour de la Quasimodo, l'entrée de ses troupes à Paris. Les états suivants, en novembre, furent ensuite tenus à Béziers, par Guillaume de Champeaux, évêque de Laon, général des finances dans la province. Là on avait surtout à se défendre contre les compagnies de Rodrigo Villandrada et d'autres chefs, encouragées par la compétition de deux candidats au siège d'Alby ; compétition compliquée, pleine de luttes et de péripéties.

On a de ce temps-là un exemple frappant de ces vicissitudes. Pierre de Rieux, d'une illustre maison du midi, avait succédé, à la dignité de maréchal de France en 1417, à Jean de Rieux, son père. Au mouvement révolutionnaire de 1418, il avait aidé Tanneguy du Chatel à sauver le dauphin, 'et il lui avait mené à Bourges un bon corps de troupes. Pris dans le Mans, il n'était revenu d'Angleterre qu'au prix d'une grosse rançon. Depuis il n'avait cessé de combattre les Anglais ; il avait aidé la Pucelle à vaincre devant Orléans en 1429 ; enfin, comme il revenait de faire lever le siège d'Harfleur, il fut saisi au passage en 1437 par le capitaine de Compiègne Guillaume Flavy, aventurier favorable aux Anglais ; il fut traîné de château en château, et mourut la même année à Nesle. On ne voit pas que Charles VII se soit plus préoccupé de sa captivité que de celle de Jeanne d'Arc. Il y avait juste dix ans que le maréchal de Séverac, qui avait aussi très-bien servi le roi, avait été, par ordre du comte de Pardiac, arrêté et étranglé dans le château de Gaiges, parce que, n'ayant pas d'enfants, il avait disposé de tous ses biens en faveur du comte d'Armagnac et du vicomte de Lomagne, fils de celui-ci.

On le voit, le désordre était encore bien grand. Cependant peu à peu quelque discipline et un peu de calme se rétablissaient. Les chefs de compagnies les plus distingués, le bâtard de Bourbon, Chabannes et d'autres s'attachaient au roi. De Poitiers, le vrai parlement retournait à Paris et admettait dans ses rangs quelques-uns des membres du parlement de l'administration britannique. Suivant les promesses du connétable, il ne s'exerçait aucune réaction contre personne. Il suffisait même aux anciens chefs des bouchers, pour rentrer à Paris, de jurer de se bien conduire. Combien le duc Philippe était loin, à Bruges, d'imiter cette bonne politique ! Quand les habitants ont eu demandé grâce avec la plus grande humilité, voici ce qu'il exige : « Quarante-deux personnes seront exceptées de l'abolition[33], et laissées à la volonté du duc ; la ville payera 200.000 rixdalles d'or ; les biens des bâtards appartiendront au duc par héritage. » Aussi, deux mois après, quand arrivent le duc de Clèves et Colard de Comines rétabli grand bailly de Flandre, ils vont dans la grande place ; un échafaud y est dressé, et on commence par trancher la tête à onze de ceux que le duc avait exceptés[34].

Tandis que les Anglais, renforcés d'une armée du duc de Glocester et sous les ordres de l'habile Talbot, s'étendaient dans presque toute la Normandie, et semblaient reprendre l'offensive, le roi portait surtout son attention vers le midi, sans doute pour avoir ce qui lui manquait le plus, c'est-à-dire de l'argent. Il commençait à conduire avec lui son fils. Dès le 28 août 1436, il lui avait donné pour gouverneur et compagnon d'armes Amauri d'Estissac, à qui pour cet office 1200 livres par an étaient allouées, comme on le voit sur le registre de Guillaume Chartier, receveur des finances du roi. Ainsi en 1436 Louis visita le Lyonnais, le Dauphiné et le Languedoc. A son second voyage, en 4437, selon Legrand, les états du Dauphiné réunis à Romans lui accordèrent 10.000 florins de don gratuit, mettant pour condition que ce serait sans conséquence pour l'avenir. Le récit de Chorier est un peu différent : « Le dauphin, dit-il, reçut dans Vienne les hommages des divers ordres et une coupe d'or pareille à celle qui avait été présentée au roi. Son poids fut de 88 écus, qui valaient 4.363 florins. » Peut-être parle-t-il du premier voyage. De là le roi et le dauphin descendirent dans le Languedoc.

De Lyon, le roi convoque les états à Béziers pour le 8 janvier. En cette assemblée on accorda au roi de nouvelles aides. Le clergé y fit don à Louis, fils aîné du roi, de 1.000 écus d'or pour ses affaires[35]. Le dauphin, le roi étant à Uzès, fut reçu dans le château de Laudun près Bagnols. Charles VII réunit les états de la province à Montpellier, à Pâques 1437, et on lui vota un subside de 120.000 liv., pour la guerre contre les Anglais. Avant de partir, il retint plusieurs compagnies de gens d'armes, notamment celles du sire d'Albret et du vicomte de Consérans. Il pourvoit à la fois à la justice souveraine et à la défense du Languedoc. On lui voit alors une activité nouvelle. Il va poursuivre en personne la guerre contre les Anglais.

Il court à Montereau, position importante qu'il faut enlever aux Anglais. La ville est emportée au deuxième assaut, le jeudi 10 octobre. Charles y combat courageusement, et Louis y fait ses premières armes. Malgré les barbares usages contre les villes prises de force, on assure que le roi avait défendu tout excès, tout pillage, et qu'il fût obéi ; après l'amnistie si bien observée à Paris, c'était donner un bel exemple. Sur ce point le dauphin rivalisa encore avec son père ; car il demanda grâce pour la garnison anglaise cernée dans le fort, et il l'obtint. Sir Thomas

Guérard sortit donc sain et sauf avec les siens. On pendit comme traîtres les Français qui s'y trouvaient. Ce fut encore trop. On sut à Paris cette victoire le lendemain. Il y eut un Te Deum et une procession générale à Sainte-Geneviève. Puisqu'il y avait encore des prisonniers français en Angleterre, il semble qu'on eût dû faire ici un échange. Les registres du parlement donnent de ce fait d'armes une très-intéressante relation. Le lundi 12 novembre suivant, le roi ayant le dauphin à ses côtés fit son entrée à Paris. L'oriflamme avait été détruit par les Anglais : on porta devant le roi l'étendard de France, où sur un fond rouge étoilé d'or brillait l'archange saint Michel. Cette entrée fut pleine de solennité. Le roi alla, de la porte Saint-Denis, droit à Notre-Dame rendre grâces à Dieu ; et le lendemain il entendit la messe à la Sainte-Chapelle.

Charles VII s'en retourna ensuite vers la Loire. Alors ses lettres obligent les notaires et tabellions à tenir registre de leurs actes. On remarque que plusieurs édits du roi sont datés de Paris sans qu'il y fût réellement[36]. Henri VI datait souvent de Paris, bien qu'il fût à Londres. Il paraît que cet hiver de 1437 fut des plus malheureux. La famine se joignit aux maladies et aux dévastations. La mortalité fut extrême, surtout à Paris. Le connétable raconte en ses Mémoires qu'ayant voulu se loger à Vincennes, les portes qui en étaient gardées par les gens du duc de Bourbon lui furent fermées, et qu'il fut obligé d'entrer de force. Ne voit-on pas, selon d'Argentré, un chef de compagnie cruel et fort rapace, appelé Guillaume Flavy, chassé de Compiègne par le connétable et rançonné de 4.000 écus, y revenir par surprise, s'y fortifier, arrêter et mettre en prison le sire de Rieux, qui, tout maréchal qu'il était, mourut dans un cachot !

Telles étaient l'anarchie de l'époque et l'apathie du roi. Le comte de Ligny, quoique vassal du duc Philippe et chevalier de la Toison-d'Or, ne reconnaissait pas le traité ; d'Arras et se gardait chez lui. Les provinces limitrophes, la Picardie, l'Ile-de-France, la Champagne, la Lorraine même et les marches de Bourgogne, étaient parcourues, pillées, rançonnées par les aventuriers et par les compagnies. La cause de ce désordre, c'est que l'argent manquait au trésor pour payer les troupes. Selon Muller et d'autres, dans les pays de Bourgogne et même allemands, beaucoup de seigneurs, sous le prétexte de tenir à leur place les gens des communes, se mirent aussi à courir les champs, et à maltraiter les bourgeois et les paysans. Telles étaient les douceurs de ce siècle. Les Anglais prirent alors par composition Tancarville, Beauchalet et Malleville. Floquet en était capitaine ; il était allé chercher des secours à Montereau ; et ses gens qui s'étaient engagés à tenir, se rendirent avant son retour.

Alors mourut Sigismond de Bavière, empereur d'Allemagne, roi de Bohême et de Hongrie. « Bien obéi de tous ses royaumes, dit

Alain Chartier, il eut de grandes batailles contre les Turcs et « Sarrasins ; il mit l'union dans l'Église et vécut quatre-vingt-dix « ans. Sa mère fut fille de Jean de France. ie. Elle était donc sœur de Charles V, du duc d'Anjou, roi de Sicile, et des ducs de Berry et de Bourgogne.

Le connétable traitait sans ménagement les pillards ; niais la faveur des cours est changeante. Son influence diminuait. Le roi écoutait désormais Christophe de Harcourt, l'évêque de Clermont, Martin Gouge et le sire de Beaumont. Ajoutons que le connétable, en voulant porter secours au comte de Vaudemont contre le duc de Bar, se vit repoussé par les compagnies plus fortes que lui. Sa considération en était affaiblie. La guerre était partout en France ; elle était aussi partout dans les États de Philippe. Des deux côtés mêmes désordres et même anarchie. L'Angleterre, aussi épuisée et à bout de ressource, sentait couver le feu des factions. Tous devaient donc désirer la paix. Ainsi s'ouvrirent en janvier 1438 les conférences de Gravelines ; et pendant ce temps on transigeait avec les compagnies, ou bien elles allaient jusqu'en Allemagne se faire battre par les Alsaciens, par les Bernois et les communes suisses.

Dans le royaume tout semblait se rasseoir. On reconnaît que Charles VII protégea constamment le clergé. S'il ne put donner beaucoup d'essor aux lettres, il favorisa et multiplia les centres d'études. Il eut en grande considération l'université de Paris. Celle-ci avait acquis une vraie importance politique. Elle avait envoyé ses députés aux conférences d'Arras en 1435 ; l'année suivante elle avait manifesté sa joie du retour du roi à Paris, mais entre elle et le parlement, à l'occasion du patronage trop exclusif qu'elle voulait exercer à l'égard des étudiants, il s'éleva une fâcheuse rivalité. Alors elle alla beaucoup trop loin dans l'essai de son pouvoir. Soit qu'elle défendît toute prédication, soit qu'elle suspendît tout enseignement de ses chaires, il y avait abus. Elle eût dû reconnaître que ses disciples étaient justiciables du parlement comme tout le monde ; et comprendre, quand le parlement lui enjoignit de reprendre ses leçons, « sous peine de méfaire contre le « roi », qu'il avait la raison pour lui. Il fallut un édit du roi du 26 mars 1445, déclarant qu'à l'avenir le « parlement connaîtrait des « causes de l'université. » Il s'ensuivit même que les causes de ses suppôts furent portées au Châtelet, et que, par lettres de 1447, le parlement fut chargé de la réformer elle-même. Plus tard, en 1452, le roi et le pape entreprirent ensemble cette réforme ; grave atteinte au prestige de l'université.

Charles VII confirma alors celle de Caen. Pour se conformer à l'usage suivi jusque-là[37], il demanda et obtint du pape une bulle[38] pour la fondation d'une université nouvelle à Poitiers, et il la fonda par édit royal de Chinon, 16 mars 1431. Pour les universités d'Angers et de Montpellier, Yolande d'Aragon obtint du roi et du Saint-Père, en 1433, une extension de l'enseignement. On signale, à l'honneur de ce siècle, un fait assez singulier : dans le même temps deux bourgeois d'Angers achètent[39] le droit de prêter gratuitement de l'argent au corps de l'université et aux suppôts indigents d'icelle. Celle d'Orléans tenait de Charles VII un privilége semblable. Il semble que la lutte de l'université de Paris avec le parlement ait profité à toutes celles de la province.

La paix n'était guère davantage dans le concile de Bâle. Depuis 1433, et surtout depuis juillet 1437, les Pères s'étaient brouillés avec le pape. Eugène IV avait réuni le concile de Ferrare le 10 janvier 1437 ; et, par suite, le concile général de Florence, le 16 février 1438. Les contestations de hiérarchie et de juridiction étaient grandes ; et on ne put se mettre d'accord. C'est dans ces circonstances que Charles VII réunit en grande solennité l'assemblée de Bourges, où pendant un mois, du let mai 1438 au 5 juin, fut préparée la pragmatique-sanction. Le roi y assista avec son fils. On y entendit les députés du saint-père et ceux du concile. Il s'agissait de renouveler ce qui avait été établi du temps de saint Louis. Les règlements de l'assemblée furent portés le 7 juillet 1438 devant le concile de Bâle ; mais déjà Eugène IV l'avait dissous, pour en réunir en Italie un autre. Les prélats français reçurent, par édit du 23 janvier 1437à, défense de se rendre à ce dernier. Il n'y parut de France que quelques évêques des villes encore anglaises. La pragmatique ne fut enregistrée au parlement que le 13 juillet 1439. Le conseil de France, tout en adoptant la discipline de l'Église, « ne prit nullement parti[40] contre le saint-père. » De ce côté c'était encore l'anarchie ; car un concile général sans convocation du pape était impossible, selon la vraie doctrine.

Alors, comme il arrive toujours dans les temps d'agitation, quelques esprits inquiets, pour quelques améliorations peut-être réalisables, poussaient à des réformes radicales, dont ils ne calculaient pas le danger. On voit en effet que les innovations tentées par la pragmatique allaient un peu loin. Certains sièges avaient encore pour titulaires des rivaux de plusieurs obédiences. Il fallait sur ce point délicat des ménagements et du temps. Grande était la prépondérance de l'Église : il n'y fallait toucher qu'avec précaution. Souvent la faveur disposait des grands bénéfices ; souvent aussi les élections se faisaient librement. Si d'ordinaire on voit des noms titrés à la tête des évêchés et des abbayes, ce sont du moins des personnages instruits et gradués, même ès droit civil. Pierre d'Ailly sur le siège de Cambray en 1389, et Pierre Berland sur celui de Bordeaux en 14,31, prouvent qu'on pouvait arriver sans noblesse (l'extraction par la seule supériorité du mérite. Michelet fait observer que vers1410 les bénéfices étaient tenus pour la plupart du chef (les familiers et parents des grandes maisons : il n'y avait rien d'étonnant à cela. La pragmatique ne pouvait pas d'un seul coup supprimer tous les abus. En 1453, selon Pastoret, Charles VII la confirma de nouveau. Il fit bien ; car elle a amélioré la situation ; mais elle a été trop loin, lorsque, par exemple[41], elle a prétendu régler les revenus de la chancellerie romaine.

Martin V et Eugène IV après lui, quand l'armée anglaise couvrait la France, favorisèrent plus d'une fois le parti britannique, et nommèrent souvent aux bénéfices même des ennemis du roi. On conçoit alors cette sorte de réaction. Il existait des lettres de nos rois déclarant que les étrangers ne pouvaient être appelés aux bénéfices de France ni à plus forte raison aux évêchés ; et même en ce sens on a une ordonnance de Charles VII, du 10 mars 1431. « Il n'était pas juste, disait-elle, que des étrangers enlevassent les honneurs et les biens des nobles clercs du royaume. » Toutefois c'était prudent de ne pas rompre avec l'obédience d'Eugène IV. « Pour établir le droit[42], la pragmatique remontait jusqu'à l'origine de la monarchie. Sa maxime était de conserver la paix et les droits de la tradition — pax servetur, pacta custodiantur. »

Le roi, sans doute pour essayer comment le dauphin, à peu près seul, saurait conduire une expédition, l'envoya dans le Poitou avec mission de soumettre plusieurs seigneurs récalcitrants, et d'obliger plusieurs officiers des finances à rendre compte des deniers publics. Plusieurs feudataires tels que Pons, La Trémoille, Gui de la Roche furent soumis ; Jean de Sogneuville fut mis en prison à Montaigu, et les financiers durent prouver qu'ils étaient en règle. « Le dauphin[43] réussit donc à souhait. »

Le roi cependant[44] annule certaines donations et aliénations du domaine, qu'il avait trop facilement consenties depuis 1418. Il venait, 2 novembre, de promulguer l'ordonnance militaire qui n'eut que plus tard son entière exécution ; et en même temps, 22 décembre, il donnait au prévôt de Paris le pouvoir de réprimer toutes pilleries et brigandages commis autour et à une certaine distance par les soldats indisciplinés, par les vagabonds, et même par les sergents à cheval du Châtelet, qui se répandaient partout. Mais des lettres pour changement des monnaies ou pour modification des dons qu'il avait faits, et aussi son peu de zèle à suivre l'exécution exacte de ce qu'il avait ordonné, laissaient planer de l'incertitude sur son administration entière.

A Gravelines, Charles d'Orléans, Agnès, duchesse de Bourbon, et le bâtard d'Orléans, récemment créé comte de Danois, excitaient vivement à la paix ; mais, puisque les Anglais ne se contentaient pas de la Normandie et de la Guienne, comment se serait-on entendu ? La conférence fut donc rompue, et cependant on s'ajourna pour le mois de mai 1440. Aucune trêve n'ayant précédé la conférence, la guerre continuait même pendant qu'on discutait. Le connétable, avec le secours de Lahire, de Loré, de Jean Bureau, capitaine de l'artillerie, et d'autres vaillants chefs, assiège Meaux ; et, malgré les secours de Somerset et de Talbot, il l'emporte, le 3 septembre.

Avec l'institution d'une armée sédentaire et des moyens de la solder, l'acte important du règne fut l'ordonnance sur les gens de guerre qu'on attribue à Pierre de Brezé : il y est dit que tous capitaines seraient nommés et commissionnés par le roi ; que sans licence du roi nul ne pouvait prendre ce titre ni réunir des gens d'armes ; que les capitaines répondaient des hommes d'armes de leur choix ; que nul rie recevrait parmi les siens les hommes d'armes d'un autre. Défense à tous capitaines ou hommes de guerre de piller, détrousser, violenter, maltraiter, emprisonner qui que ce soit ; de prendre ou laisser prendre, perdre ou laisser perdre bestiaux, récoltes ou marchandises, sous les peines les plus sévères. Il fut ordonné aux sénéchaux et à tous capitaines de livrer les délinquants ; et si les délinquants sont puissants, de rendre sentence contre eux, et de les adresser au roi ; et même, au besoin, d'avoir recours au roi et an parlement. Point de rémission pour gens armés qui auront tué, blessé ou maltraité un homme inoffensif. Les garnisons seront dans les places frontières, et s'y tiendront. Les seigneurs garderont leurs châteaux à leurs dépens, mais sans dommage du peuple ; ils répondront de leurs gens et capitaines. Nulle taille, aide ou imposition quelconque, ne sera levée sans l'autorisation formelle du roi.

C'est en pleine assemblée des états que fut discutée cette grande ordonnance. Alors aussi se discuta le droit d'aliéner, comme refit voulu l'Angleterre pour conclusion de la paix : et il fut hautement soutenu par maitre Juvénal des Ursins « que le roi n'était qu'usufruitier de la couronne ; que, par conséquent, il ne pouvait aliéner aucune province ». La conclusion fut que les ambassadeurs chargés de cette mission retourneraient à Saint-Orner, « pour terminer sur tous points, dit Alain Chartier, si les Anglais voulaient y entendre ».

Toutes les dispositions de la loi sur les gens d'armes étaient excellentes, magnifiques ; mais quand il y avait tant de fâcheuses habitudes. enracinées depuis si longtemps, lorsque l'autorité du souverain avait encore tant à faire pour reprendre le prestige et l'ascendant qui lui étaient nécessaires, lorsque le règne de la force avait si longtemps prévalu' contre tout droit et prévalait encore parles justices seigneuriales et par l'insoumission des grands vassaux, pouvait-on sérieusement s'attendre à l'exécution même prochaine d'une pareille loi ? Elle resta d'abord à l'état de théorie : « On fut longtemps avant de pouvoir l'exécuter[45]. » Il fallut, dit-on, encore d'autres règles et d'autres ordres. Ce qu'il fallut surtout, ce fut le caractère énergique et persévérant du chef de l'État. Pour atteindre un tel désordre, une telle anarchie, il fallait s'en prendre aux sommités féodales, à ceux qui s'obstinaient à traiter d'égal à égal avec le premier suzerain et portaient la hardiesse jusqu'à fouler aux pieds ses ordres et leurs propres serments, quand ils croyaient y trouver quelque avantage.

On voit ce qui empêcha ou retarda indéfiniment l'exécution de cette loi, trop peu d'accord avec les mœurs des gens de guerre. Une réforme aussi radicale ne s'opère pas si vite. La Praguerie, quoi qu'on en ait dit, ne fut point cause de cette inexécution. Elle a pu avoir soulevé ou précipité le mécontentement des grands ; cela est fort possible. Les seigneurs[46] aspiraient à se gouverner selon leur volonté. Parler de mettre un frein à leur licence, « c'était les atteindre en ce qu'ils aimaient le mieux, en ce qu'ils regardaient comme l'appui de leur indépendance. » S'imaginait-on qu'on parviendrait à vaincre, purement et simplement par une loi, les résistances dont le génie, la force, le courage et les luttes persévérantes de Louis XI ont eu, pendant tout un règne, tant de peine à triompher ?

Cette belle ordonnance fut d'abord à peu près de nul effet ; on le voit au siège d'Avranches : pour combattre les Anglais en Normandie, le connétable et le duc d'Alençon d'accord, voulurent les attaquer par la Bretagne et allèrent assiéger Avranches. Talbot et d'autres chefs anglais ne manquèrent pas d'accourir au secours de la place. On eût pu leur tenir tête comme on avait fait ailleurs ; mais l'armée française ne se composait que de compagnies d'aventuriers cherchant le pillage plus que tout le reste ; le connétable ne put s'y faire obéir ni des chefs ni des soldats. Ses hommes en face de l'ennemi se dispersèrent malgré lui, et il fut obligé de s'éloigner comme il put, abandonnant tout son matériel. Le roi était revenu alors d'Orléans à Angers ; connaissant la détresse des siens, il leur avait envoyé quelques troupes. Elles arrivèrent trop tard.

Un point à remarquer, c'est que l'ordonnance militaire fut faite sur les représentations des trois états. Ainsi la taille pour l'entretien de ces troupes, qui restaient constamment sous les drapeaux, allait de soi, sans qu'il en résultât aucun échec aux prérogatives de la nation. C'est plus tard, en 1448, que le roi forma une infanterie, celle des francs-archers.

Vers ce même temps, le 7 juillet 1438, une loi contenant les décisions du concile de Bâle fut publiée à Bourges, et enregistrée en 1439 par le parlement. La France, malgré les différends qui s'élevèrent entre les Pères du concile et le pape Eugène IV, eut, comme on sait, la bonne pensée de rester sous l'obédience de celui-ci ; elle prévint ainsi un nouveau schisme, et ne prit aucune part à la lutte d'autorité qui s'en suivit. Le concile est-il ou n'est-il pas supérieur au pape ? cela était une question mal posée ; car sans le pape il n'y a point de concile. On ne pouvait donc s'entendre. D'un autre côté, aux conférences de Gravelines, le cardinal de Wincester étant venu[47] annoncer que Henri VI ne renoncerait ni aux armes ni au titre de roi de France, rien ne fut conclu.

Les finances, on le sait, ne purent être, depuis le commencement de ce règne, que dans le plus triste état. Les tailles et les aides étaient spécialement et depuis longtemps consacrées aux frais de la guerre. C'est par les revenus du domaine et des droits royaux qu'on faisait face aux autres dépenses. Les gabelles faisaient partie des aides. a Le profit qu'on tirait des monnaies[48] a était fort variable et purement momentané. Il se fondait sur une fausse évaluation des pièces affaiblies qu'on était obligé de a prendre, quoiqu'elles fussent au-dessous de leur propre valeur. » Quand Jacques Cœur fut à la tête de la direction du trésor, tout changea de face. On sait ce qu'il fit ; on sait aussi ce qu'il eut à souffrir. Alors parurent des règlements[49] qui obligèrent les trésoriers et les divers agents des finances à avoir une très-exacte comptabilité.

L'échiquier de Normandie, dont il est quelquefois parlé, fut institué en 1302 avec le parlement et les jours de Troyes par Philippe le Bel. Il n'en est pas question auparavant. Il dut se composer de quatre membres du parlement parmi lesquels devaient être un prélat et un baron, et avoir deux sessions par an. Quand l'échiquier ne fut pas tenu, les vicomtes du pays durent porter leurs registres sous les yeux de la chambre des comptes de Paris. Henri V avait établi une chambre des comptes à Caen ; mais Henri VI l'avait réunie à celle de Paris.

Charles VII ne négligea point l'administration de la justice. Après le rétablissement du parlement de Toulouse[50] et d'autres améliorations que la paix avec la Bourgogne et la trêve avec l'Angleterre lui permirent de faire, on le voit en 1446, par une ordonnance assez développée, expliquer comment il entendait que la justice fût rendue.

Les états de Montpellier de 1437 avaient voté 2.000 livres tournois pour le dauphin, et avaient obtenu le rétablissement du parlement de Toulouse. Un débat s'était élevé contre les lettres de marque données par le parlement à l'égard des nations voisines ; il fut pacifié par une commission que présida l'évêque de Laon.

Outre cela, le roi créa alors une justice souveraine des aides en Languedoc. En avril 1438, il obtint des états, réunis à Béziers, une aide de 108.000 livres pour faire la guerre aux Anglais, et, le 4 mai suivant, il envoya en Guienne avec des troupes, Pothon, seigneur de Saintrailles. Cela n'empêcha pas les chefs de routiers Rodrigo de Villandrada, Sallazart, les bâtards de Béarn et d'Armagnac et d'autres, d'entrer dans l'Albigeois et ailleurs, de piller et d'incendier les châteaux, de répandre la désolation partout, et de forcer les états à leur payer de grosses sommes pour être délivrés de leur présence. Au reste, le roi finit par enrôler de nouveau à son service les meilleurs d'entre eux. Dans l'hiver suivant, le roi alla dans le midi. Le 5 avril il célébra la fête de Pâques à Montpellier. Les états qu'il tint alors au Puy lui accordèrent une aide de 100.000 livres tournois : car, malgré ce qui fut déclaré aux états d'Orléans, ceux du Dauphiné et du Languedoc continuèrent à se réunir pour voter l'impôt. Ils lui demandèrent en outre de laisser le dauphin Louis, son fils, « pour commander dans le pays et le gouverner dans son absence. Le roi se rendit à leur prière, et établit le dauphin son lieutenant général dans le Languedoc[51]. » Là aussi les députés des états de Cominges prient le roi de demander la liberté de Marguerite de Cominges, emprisonnée par son époux Mathieu de Foix. Sur ce point Charles VII donne immédiatement des ordres énergiques. Après ces états du Puy, le roi alla à Lyon.

Si Charles VII faisait dans le midi l'essai de son pouvoir, pendant ce temps-là le roi d'Outre-Manche étalait, sauf quelques rares échecs, son autorité dans nos provinces du nord, s'intitulant toujours roi d'Angleterre et de France. Il recevait les soumissions qui lui venaient de plusieurs côtés : « A aucuns, dit Jean Chartier, « il rendoit leurs terres ; d'autres les rachetoient de ceux à qui il « les avoit données, ou les prenoient à ferme[52]. Un grand nombre abandonnoient leur pays avec leurs femmes et leurs enfants. Spécialement du pays du Maine, il ne demoura oncques noble homme en l'obéissance du roi d'Angleterre, excepté la ville et le château de Sablé. Là fut faite plus grande guerre et résistance que par nuls autres du royaume. » Ainsi donc alors le vainqueur, le conquérant devenait l'arbitre, le maitre même des propriétés et des personnes ! Le droit de conquête s'étendait sur tout. Tel était le droit féodal.

 

 

 



[1] Bar. t. V, p. 159.

[2] Jean Lefebvre, dit Toison d'Or, roi d'armes du duc Philippe.

[3] Vallet de Viriville.

[4] Bar. T. V, p. 211.

[5] Les sires Tannegui, Louvet, Frottier et d’Avaugour.

[6] Septembre 1425.

[7] Épitomé historiai des grandes chroniques de France.

[8] Épitomé historiai des grandes chroniques de France.

[9] Pastoret, t. XIII, p. XIV.

[10] Mémoires archéologiques de Tours, t. IX.

[11] M. Ralliery.

[12] Monstrelet, ch. LI.

[13] Michelet, t. V.

[14] Fontanieu, Histoire de Charles VII.

[15] Jean Chartier, par M. de Viriville, p. 305.

[16] Michelet, V, 74.

[17] Michelet, V, 74.

[18] Michelet. V, 98.

[19] Michelet. V, 179.

[20] Fontanieu.

[21] Edition de 1827, p. 411.

[22] Michelet, t. V.

[23] Savaron.

[24] Michelet. V, 222.

[25] Bar. V, 222.

[26] Barante, l. V.

[27] Annales d'Aquitaine.

[28] Michelet, \', 189.

[29] Histoire de Charles VII, manuscrit n° 175.

[30] Laurentie, Histoire de France.

[31] Bar., VI, 333.

[32] Lège, t. Ier, p. 6.

[33] Barante, l. VI, p. 444.

[34] Mai 1538.

[35] Dom Vaissette.

[36] Pastoret, t. XIII, p. 24.

[37] Pastoret, t. XIII, p. 58.

[38] 29 mai 1431.

[39] Pastoret, t. XIII, p. 58.

[40] Barante, t. VI, p. 13.

[41] P. Mathieu, livre II, p. 61.

[42] Pastoret, t. XIII.

[43] Legrand.

[44] 15 décembre 1438.

[45] Barante, t. VII, p. 39.

[46] Barante, t. VII, p. 49.

[47] Fontanieu.

[48] Pastoret, t. XIII, 79.

[49] Février 1441 et autres époques.

[50] 18 avril 1437.

[51] Dom Vaissette.

[52] T. Ier, p. 240.