La France avant 1423 :
la féodalité, les communes et les bourgeois royaux. Mépris trop fréquent de
la vie et de la dignité humaines. — Le Dauphiné avant le quinzième siècle. —
Humbert II et la cession du Dauphiné à la France. — Confusion des pouvoirs,
faute d'une bonne limitation. — Célèbres gouverneurs du Dauphiné. —
Souveraineté des évêques. — Malheurs de la France sous Charles VI. — Horreurs
commises en 1418. — Le schisme et les Vaudois. — Prudence du dauphin Charles
; son avènement sous le nom de Charles VII.
Avant
Louis XI il y eut des rois qui connurent fort bien les voies où il fallait
entrer pour échapper à l'asservissement féodal. Louis le Gros,
Philippe-Auguste, saint Louis comprirent surtout que le moyen d'affranchir
les peuples des dernières servitudes du moyen âge était dans l'entière
émancipation et dans l'agrandissement du pouvoir royal ; que de ce pouvoir
toute autorité civile, administrative, judiciaire et militaire devait
relever. Dans la confusion où étaient tous les droits, et conséquemment tous les
devoirs, au milieu des prétentions souveraines des seigneurs grands et
petits, cette concentration du pouvoir en faveur de la couronne, et au profit
des libertés générales, ne pouvait se faire que par le concours de la grande
et de la petite bourgeoisie, c'est-à-dire de cette classe moyenne jusque-là
si dédaignée, qui grandissait chaque jour Or le travail, par le soin des
affaires, par l'industrie et par le commerce. Pour se
faire une idée exacte des progrès qui ont été faits, il faudrait très-bien
connaître quelle était la situation vraie des populations relativement à ceux
qui les gouvernaient ou décidaient de leur sort. Ce n'était plus la société
antique, avec l'oppression de la femme et avec l'esclavage ; et malgré le
zèle de Charlemagne, secondé par les lumières de l'Évangile, ce n'était pas
non plus encore la société chrétienne, telle qu'il aurait voulu la
constituer. Il y avait encore beaucoup à faire, surtout à cause des abus qui
s'étaient glissés-parmi les améliorations. Il fallait, par exemple, qu'au
commencement du treizième siècle les affranchissements fussent encore bien
rares, puisque parmi les lettres patentes de Philippe-Auguste de l'an 1222 on
en voit de très-authentiques[1] où le roi, sollicité par
Hugues, abbé de Saint-Germain, affranchit de toute servitude une femme nommée
Téthoïs, que voulait épouser un notable de la communauté de Saint-Martin de
Tours. Elle sera libre et ses enfants aussi, « mais les enfants qu'elle avait
eus de son premier époux, Guillaume de Thanèse, demeureront serfs ». Or, la
roture se faisait chaque jour plus puissante et plus forte. Dans
cette classe, en effet, et parmi les libres, il y avait non-seulement les
artisans vivant du labeur de leurs bras, mais aussi les prud'hommes, les
légistes, tous ceux qui exerçaient des professions libérales et
industrielles. A la campagne tous n'étaient pas serfs. Il y avait aussi un
assez grand nombre de colons ou agriculteurs possédant déjà quelque chose.
Cette classe nombreuse, dite intermédiaire parce qu'elle n'était ni le clergé
ni la noblesse, devait avoir sa place au foyer de l'ordre social ; et le
temps approchait où l'on serait bien obligé de compter avec elle. A une
époque si rapprochée du temps où les barons anglais forçaient leur roi Jean
sans Terre à leur octroyer la charte des forêts, comment des populations
éclairées et presque libres n'auraient-elles pas protesté contre un régime
violent` ? Dans le midi surtout on avait conservé des traces de l'ancienne
constitution des Romains ; une organisation municipale avait aussi été
établie par eux dans le nord. Soit que dans les villes de droit coutumier on
eût gardé les règles des municipes romains, soit qu'on s'y souvînt des
traditions de la ghilde, principe d'association qu'on dit issu de
Scandinavie, les villes avaient partout une administration municipale plus ou
moins complète. Outre
les villes, qui avaient leurs officiers spéciaux, maintenant l'ordre sous la
direction supérieure du seigneur, de l'évêque ou de l'abbé, il y avait aussi
dans la campagne de petits centres administratifs, qui pour la justice, pour
les enrôlements et pour l'impôt relevaient toujours, sous le nom de paroisses
ou de communautés, de quelque autorité seigneuriale. Louis le Gros eut
l'heureuse idée d'affranchir les communes de ses domaines, grandes et
petites, de toute juridiction seigneuriale, de manière qu'elles ne fussent
justiciables que du bailli rendant ses décisions au nom du roi. Il fit plus :
profitant de l'éloignement ou de l'affaiblissement des seigneurs causé par
les croisades, il permit que toute commune ou communauté de son royaume, dès
qu'elle en exprimerait la volonté, jouit du même avantage que les communes de
son domaine. On
conçoit que les barons de tout ordre firent leur possible pour mettre
obstacle à ces annexions, qui étaient une sorte d'échec porté à leur
autorité. Affaiblis, appauvris comme ils l'étaient par suite de tant de
folles entreprises, par leur oisiveté systématique et par l'abandon de leurs
intérêts, la plupart furent bien obligés de souffrir ce qu'ils ne pouvaient
empêcher. Ils restèrent en repos ; mais non sans garder rancune contre la
couronne. Ce qui peut expliquer tant d'infidélités enregistrées par l'histoire,
tant de connivences avec les ennemis de la France. On
distingue donc, hors des domaines du roi, des communes du ressort seigneurial
et d'autres du ressort royal. Avec le temps ces dernières, qu'un bailli du
roi administrait, furent en grand nombre. En effet, déjà sur plusieurs
points, ne se voyant pas efficacement défendues par leurs seigneurs contre
les compagnies et routiers de toutes sortes, quelquefois aussi contre les
seigneurs eux-mêmes, soit à cause de leurs guerres privées, soit par suite de
leur goût pour les dévastations et pour le pillage, elles s'étaient plus
d'une fuis associées entre elles pour résister à tous ces abus de la fora :.
Elles essayèrent donc avec empressement du mode de protection qui leur était
'offert par la couronne. Cet
état de choses que, fort politiquement, Louis VI dit le Gros avait institué
dans ce qu'on appelait le domaine royal, s'étendit incessamment hors de ce
domaine. Il y eut bientôt des bourgeois royaux dans toutes les provinces.
Philippe le Bel, pressé par les circonstances, se fit un appui des bourgeois
des bonnes villes, soit qu'il appelât leur conseil par les élus d'une espèce
de suffrage universel dans les premiers états généraux dont il fut
l'organisateur, en 1302, soit qu'il obligeât tout le monde, nobles et
vilains, à concourir, eu cas de péril urgent, à la défense du pays, déclarant
« que tous ceux, qui avaient cent livres en mobilier[2] eussent à marcher contre
l'ennemi ou à se racheter pour une somme qui variait et était au moins du
cinquième des biens ». Au reste, le milieu où on fut décidé à vivre influa
toujours beaucoup sur le sort des habitants ; car on sait que la servitude
s'acquérait par un an et un jour de résidence en un lieu encore sujet au
servage. Il y
avait là un double avantage de part et d'autre : les communes y trouvaient un
solide appui contre toute espèce de tyrannie, et elles apportaient en retour
à la royauté un très-utile concours contre tout adversaire, surtout contre
les ennemis du dehors : avec elles Philippe-Auguste chassa les Anglais de
l'ouest, vainquit à Bouvines et même se crut assez fort pour envoyer ses
ordonnances aux grands vassaux et pour leur en demander l'exécution. Saint
Louis marcha dans cette bonne voie : « En 1254[3], comme prélude des états
généraux, il ordonna qu'en certaines circonstances les habitants des bonnes
villes fussent appelés à donner leur avis. Dès lors le tiers s'est vu compter
pour quelque chose ». Il envoie ses ordonnances aux grands seigneurs, et
ne semble point douter de leur zèle à en assurer l'entier effet. Il appelle
dans son conseil des prélats, des pairs et des barons ; mais aussi il
consulte les bourgeois de ses bonnes villes, surtout dans les questions
spéciales qu'ils doivent mieux connaître. Soit qu'il réunisse les états à
Paris en 1241 ou ailleurs, les gens des bonnes villes ne seront pas oubliés.
Il affranchira peu de communes ; il fera mieux : « Les serfs sont nos frères,
» disait-il, et il en affranchira un très-grand nombre. On aime à se
représenter ce roi modèle rendant la justice dans le bois de Vincennes, ou
priant dans la Sainte-Chapelle. Cette belle église s'élève encore
majestueusement sous nos yeux. Saint Louis, comme on sait, la fit élever par
Pierre de Montreuil, son plus habile architecte, en 1245[4] ; il la pourvut de chapelains
et d'un chapitre d'où sont sortis plusieurs grands hommes, Philibert de la
Bourdaisière, Jean de Mortis, conseiller au parlement, et d'autres. En ce temps-là
le palais de Justice était la résidence de nos rois. L'affranchissement
des communes, il n'en faut pas douter, fut une grande cause du ressentiment
de la haute aristocratie d'une part contre la couronne, et de l'autre contre
la bourgeoisie communale. Ce ressentiment obligea la reine Blanche et saint
Louis à réduire d'abord les grands vassaux par la force des armes dans la
Champagne et dans la Saintonge. Louis IX alla plus loin : pour venir au
secours du pauvre peuple, il interdit les guerres privées d'abord dans ses
domaines, puis par tout le royaume ; il fit grand cas des légistes ; et,
réagissant contre de fatales coutumes, il fit tous ses efforts pour
substituer la raison aux voies de fait et le droit à la force aveugle. C'est
peut-être au mépris que la noblesse portait aux gens des communes qu'il faut
attribuer les défaites de Crécy, de Poitiers et d'Azincourt. Si au moins dans
les pays du domaine royal il avait été possible, par une exacte limitation
des biens et des héritages, de mettre quelque ordre dans les finances ! Mais
on ne connaissait que l'irrégularité et le privilège. C'était à qui se ferait
dispenser de la loi commune. En 1147, Louis VII accorde l'exemption de la
taille aux sujets de l'évêque de Paris, exemption que Philippe-Auguste
confirme et étend en 1207 à tout service militaire[5]. Citerons-nous d'autres
exemptions ? Certaines abbayes, celles de Saint-Martin de Tours, par exemple,
avaient obtenu de n'avoir à plaider que devant le parlement, et de ne relever
que de Rome, sans aucun milieu : d'autres, comme Sainte-Geneviève, avaient le
privilège de la mitre, et leur abbé marchait à côté de l'évêque. L'insulte
au pape Boniface VIII, et le bûcher des templiers sont des actes que
l'histoire doit caractériser sévèrement. Nous devons néanmoins reconnaitre
que Philippe le Bel, par l'influence qu'il donna aux gens de loi, par ses
efforts à tracer des limites précises entre les divers pouvoirs, et à faire
en sorte, disait-il, que la France fût pays de franchise, pour que la chose
s'accordât avec le nom, a réellement beaucoup contribué à ramener la
régularité, dont l'administration d'un grand pays ne peut point se Masser. Aux
libertés communales qui étaient essentiellement locales, la royauté sut
ajouter certaines faveurs qui avaient un caractère tout à fait individuel[6]. Ainsi Philippe le Bel, en vue
de résister aux empiétements de la puissance féodale, et sous prétexte de
peupler quelques villes de la province qui lui étaient soumises[7], « y établit des bourgeoisies
royales avec permission aux vassaux des prélats et des barons d'y transférer
leur résidence, à condition d'y acheter au moins une maison de soixante sous,
de lui payer un marc d'argent en entrant, et d'y résider aux fêtes de Noël et
de Pâques. » Leur principal privilège était de n'être ' soumis pour le civil
et le criminel qu'aux juges et conservateurs qu'il leur donna. Les seigneurs
justiciers ne voyaient pas de bon œil ces bourgeoisies dans leur ressort.
Charles, à qui ils se plaignirent, modifia les privilèges des bourgeois
royaux en les obligeant à résider pendant huit jours à chacune des quatre
fêtes de Noël, de Pâques, de saint Jean, et de tous les saints, dans le lieu
de leur bourgeoisie. Cette institution fut fortifiée par l'établissement des
baillis royaux, qui se multiplièrent avec le temps et étendirent de plus en
plus leur ressort. Les luttes civiles entre Bourguignons et Armagnacs, et
surtout la grande guerre d'Angleterre leur firent échec ; mais Louis Xi sut
rétablir leur autorité. Il maintint leur juridiction même en Bretagne, et il
saisit toute occasion d'intervenir 'dans le gouvernement des cités et des fa,
milles 'des grands feudataires. Des magistrats royaux finirent par surveiller
la gestion des deniers municipaux. Au
reste, la jurisprudence à laquelle on était alors soumis était d'une
singulière complication. Chaque province ayant ses usages et aussi sa loi
empruntée à la décision ou au caprice de ses ducs et comtes, il en résultait
une extrême diversité de règles et de coutumes. Les principes dont on
s'appuyait généralement étaient ceux de la jurisprudence romaine, toujours
pratiquée dans les pays de droit écrit du midi, et ceux des Capitulaires où,
par l'influence des événements, avaient de plus en plus pénétré les maximes
du christianisme, particulièrement à l'égard des faibles. A ces éléments
d'une bonne justice se mêlaient des habitudes d'une origine barbare, et qui
s'effaçaient insensiblement, comme la composition pour le rachat des crimes :
ajoutez les moyens violents d'inquisition, tels que la torture, les épreuves
et le combat judiciaire ; voilà ce qui était resté des lois des Gaulois, des
Romains, des Francs, des Lombards et des Visigoths. Quant au droit féodal,
s'il y en eut jamais, il faut le chercher dans la rédaction des Assises de
Jérusalem : il date de la fin du onzième siècle, le premier anoblissement
étant de 1085. Si on
voulait que cette rouille des temps barbares ne vint pas à s'étendre sur la
société, docile, il est vrai, à ses guides spirituels, mais un peu trop
prompte à donner aux saines maximes du christianisme des interprétations
exagérées, il fallait à la tête de l'État beaucoup d'honnêteté et de bonne
foi, mais aussi une main équitable et ferme. Au treizième siècle la France a
reçu du ciel cette administration sage et forte dont elle avait besoin pour
résister à de nouveaux orages. Là c'est une femme vraiment inspirée, une
pieuse veuve, une éducation sincèrement chrétienne, qui préparent au pays le
modèle des rois, celui qui connut le mieux les véritables plaies de son
époque. Ce que
les mœurs du temps connaissaient le mieux peut se traduire par les mots
suivants : épreuves judiciaires, preuves par le feu ou par autre violence qui
ne prouve rien, duels de justice à la place du droit, guerres sans fin ni
merci entre voisins et parents, détresse du laboureur au milieu de ces
conflits, et combien d'autres fléaux qu'on pourrait nommer ! Comme sa mère,
saint Louis se vit d'abord obligé de réduire à l'obéissance les vassaux
récalcitrants ; puis ayant aboli ce qu'on appelait les guerres privées et
établi, même dans les prises d'armes les plus légitimes cri apparence, ce
qu'on a appelé la trêve de Dieu, il fit disparaître successivement autant
qu'il put tous les autres abus. Mais, on le conçoit, il fallait que ses
efforts fussent soutenus après lui. Pour
ôter aux seigneurs l'influence excessive qu'ils s'étaient créée an détriment
de la royauté, l'institution des bourgeois royaux acheva ce que
l'affranchissement des communes, celui des serfs et les bons établissements
de saint Louis, qu'Étienne Boileau nous a fait connaître, avaient si bien
commencé. On sait que Philippe le Bel fut plein de zèle pour rendre la
liberté à beaucoup de serfs. S'il aima mieux prononcer des manumissions que
de publier des lettres patentes en faveur des libertés municipales, c'est,
dit-on, parce que le droit coutumier des provinces du nord lui était beaucoup
plus agréable que le droit écrit du midi. En 1286[8], Philippe IV destina le palais
à devenir le centre des divers tribunaux. Ils s'y établirent successivement.
La cour y resta encore quelque temps à côté (le la justice. On sait que de
Charles Vil à Louis XII nos rois aimèrent à résider en province. Dès
saint Louis le prévôt était chef en premier ressort à Paris de la justice et
police (le toute la ville. Sa charge était à la fois prévôté et vicomté. Ses
délégués pour connaître des cas civils et criminels se nommaient auditeurs du
Châtelet. Dès le treizième siècle il y eut à l'égard (le ces emplois des
tentatives de vénalité et de justes plaintes de la part des justiciables.
Saint Louis pour rétablir la paix employa un moyen fort simple : ce fut de
défendre toute vénalité, d'assigner à cette charge des honoraires annuels, et
de la remettre[9] entre les mains d'Étienne
Boileau, si digne de sa confiance. Pour ce qui est des prévôts des marchands
et des échevins, ils eurent la réserve du gouvernement politique et celle des
grandes prérogatives de la ville. Louis X
surtout se préoccupa des franchises des villes pour les opposer de plus en
plus aux envahissements seigneuriaux. Bientôt les fiefs des barons furent
remplis des bourgeois du roi. On l'a dit avec raison[10], le bourgeois royal avait tous
les privilèges que Cicéron reconnaît au citoyen romain. Il paraissait tout
aussi inviolable, même à l'époque où Philippe IV fut si cruel envers les
templiers. Au reste, par le roi lui-même et par les barons à son exemple, à
partir de 1303, ces privilèges furent donnés à pleines mains et fort aisément
confirmés. Le frère du roi, Charles de Valois, s'associa à cette générosité.
D'ailleurs, ces mesures certainement libérales étaient aussi un peu fiscales,
puisqu'il y avait là un droit à payer. On sait que Louis X généralisa
l'affranchissement, qu'il l'étendit même aux pays et sénéchaussées de
Toulouse et de Carcassonne, et au bailliage de Caen[11]. Il dit : « Comme chacun doit
être franc par droit de la nature, nous accordons toute franchise, etc.... »
Charles de Valois l'avait fait par considération d'humanité et de commun
profit, et pour le salut de son âme. On voit qu'en tout ce qui aide et relève
les populations l'influence de la religion ne manqua jamais. Quels
que soient les reproches qu'on puisse adresser à la mémoire de Philippe le
Bel, la postérité ne peut s'empêcher de reconnaître qu'il éleva fort bien son
fils, qu'il lui inspira des sentiments fort généreux et très-français. Louis
X, porté sur le trône de France quand il n'avait encore que vingt-quatre ans
et destiné à ne l'occuper que deux ans, laissa malheureusement un trop libre
cours à l'inimitié et à la vengeance de son oncle Charles de Valois contre
Enguerrand de Marigny, ancien ministre de son père. En réparation de cette
faute, non-seulement il donna par ses lettres de 1315 une impulsion décisive
à ce beau mouvement de l'affranchissement des serfs, il déclara au chapitre
VIII de ses lettres confirmatives des privilèges du Languedoc, que, « sauf «
les cas où la question devrait être appliquée, les procès cri« minets
seraient instruits et jugés publiquement, » et il voulut que nul seigneur ne
pût établir de garennes sans l'autorisation du roi, ce qui, après les
ordonnances de son père, tendait à la répression d'énormes abus ; mais, le
premier de nos rois, il stipula dans ses traités avec les puissances
maritimes, que les bonnes et pacifiques relations du commerce, pourvu qu'on
s'abstînt absolument de tout transport ou trafic des munitions de guerre, ne
seraient point interrompues, même dans le cas où des discordes politiques
auraient éclaté entre les contractants. C'était
en quelque sorte la contrepartie des violences de plus d'un genre exercées
sous le règne précédent. Ce n'est pas que Philippe le Bel n'ait rendu un
très-grand service à la France en favorisant de son mieux les
affranchissements du servage, en renversant autant qu'il put les obstacles que
l'aristocratie lui opposait, en créant et fortifiant les bourgeoisies
royales, en affaiblissant toujours les justices seigneuriales, et en mettant
l'ordre dans les finances et dans les diverses branches de l'administration.
A ce point de vue sa réputation est faite. On peut même dire qu'il s'est
acquis une certaine gloire à cet égard. Mais son nom ne sera jamais prononcé
sans qu'on se rappelle ses exactions, ses rigueurs obstinées et souvent
cauteleuses dans ses relations avec les papes Boniface VIII, Clément V et les
templiers, et l'exécution, sans jugement, de Jacques de Molay et de ses
compagnons à la porte Saint-Antoine et à la pointe de l'île de la Cité. Louis
X, saris offrir une compensation à ces malheurs, qu'on pourrait aussi appeler
des crimes, eut une politique plus réellement chrétienne. A
partir du XIe siècle, nos rois, dynastie nouvelle sortie de la féodalité, où
elle avait joué un grand rôle, eurent constamment à lutter contre les
résistances et même contre les envahissements de leurs anciens collègues, qui
plus d'une fois appelèrent l'étranger à leur aide. Il s'ensuivit des guerres
sanglantes qui avaient un caractère privé. Les rois furent donc conduits
non-seulement à se mettre sur leurs gardes pour conserver quelque ombre de
l'autorité d'un chef, sans laquelle il n'y a point de force même pour un
peuple puissant ; mais ils durent chercher tous les moyens de punir au besoin
les seigneurs et hauts dignitaires qui entraient ainsi en luttes ouvertes
contre la royauté. Il fallait bien que cette appréhension fût très-vive et
d'ancienne date, puisque, suivant Sauval[12], Philippe-Auguste donna aux
murs de la grosse tour du Louvre une épaisseur qui les rendit propres à « renfermer
non-seulement ses trésors, mais aussi au besoin les grands seigneurs rebelles
». Là en effet, furent emprisonnés Enguerrand de Colley, sous saint Louis[13], Guy de Flandre en 1299,
Enguerrand de Marigny, qu'on accusait de malversation, Jean 1V, duc de
Bretagne sous Philippe VI de Valois, Charles II, roi de Navarre, par ordre du
roi Jean, deux fois Jean de Grailly en 1375 et Jean, duc d'Alençon en 1474.
Cependant, à la fin du règne de Charles VIL la féodalité, fière des services
qu'elle avait rendus, tenait haut son pavillon et nourrissait plus que jamais
ses projets d'indépendance. Il
était résulté de là pour chacun des situations fort diverses, et de la
diversité de ces situations, augmentée encore par les annexons des provinces
régies souvent par des lois ou par des coutumes tout à fait spéciales, une
grande difficulté d'administrer et surtout de rendre la justice. « Quand une
province faisait retour à la couronne[14], en général on ne changeait
rien aux institutions qui la régissaient. Seulement 'on les ramenait peu à
peu « à l'unité, tout en laissant subsister les anciennes dénominations et
les vieux usages. » Ordinairement la décision en première instance
appartenait aux échevins. Les baillis avaient une compétence plus élevée.
Ainsi que les sénéchaux, ils jugeaient quelquefois en première instance ;
mais ils étaient aussi juges d'appel. Ils rendaient la justice au chef-lieu
de leur bailliage et au dehors ils tenaient des assises qu'ils ne (levaient
point ouvrir dans les domaines des abbayes ou des seigneurs. Ils jugeaient
assistés des juges inférieurs du lieu. Presque
toujours les baillis étaient des légistes de bonne famille, tandis que les
sénéchaux étaient des chevaliers, des hommes d'épée, à qui le texte des lois
semblait moins familier. Nous remarquerons d'ailleurs que les conditions de
l'appel ne furent pas toujours les mêmes partout. Cela dépendait des usages.
Certaines provinces, comme l'Auvergne par exemple, se régissait de deux
façons, savoir une partie par les coutumes, l'autre var le droit écrit. On
appelait en matières criminelle et civile, on appelait des justices royales
et des seigneuriales. On constate, sans règle bien uniforme, qu'il était
appelé des prévôts royaux aux baillis, et des baillis au parlement. Pouvoir
en appeler directe-nient au parlement fut un privilège fort recherché. La
couronne encouragea naturellement les recours à la justice royale. Les rois
détournaient volontiers les appels qui allaient aux barons pour avoir
eux-mêmes à en décider. Quant au Châtelet, il eut à remplir les fonctions du
prévôt, qui était toujours fort occupé. C'était une justice de paix fort
connue. Ainsi
le parlement attirait à lui les causes les plus importantes. Il n'en était
point qui ne fût (le sa compétence. Le rei le présidait quand il voulait ;
les princes y avaient leur place. Ecclésiastiques et laïques, les pairs y
siégeaient. On reconnaissait que la noblesse était assez représentée si un
seul baron y était présent. Présidé par le roi, il était comme le roi
lui-même juge en sa propre cause. Dès le VIIIe siècle il se tenait le plus
souvent à Paris : Louis VIII, le 21 juillet 1225[15], y reçoit, eh présence du légat
romain de Saint-Ange et des ambassadeurs du roi d'Angleterre, l'hommage du
vicomte de Thouars. La grande ordonnance de 1303 nous y montre les grands
dignitaires du clergé à côté des laïques d'une vraie distinction et de la haute
aristocratie. Il est donc certain que l'élément féodal n'y faisait point
défaut. La
durée moyenne de ses sessions a été de cinq mois par an environ. Comme il
était spécialement le conseil du roi, et qu'il concourait à la rédaction des
édits et des lois jusqu'au VIIIe siècle, il suivit le roi. En la noble
compagnie figuraient, outre les pairs ecclésiastiques, les abbés de
Saint-Denys, de Cîteaux, de Saint-Germain, de Saint-Corneilles, de Compiègne,
le trésorier de Saint-Martin de Tours, les prévôts des églises de Lille et de
Normandie. Laïques et ecclésiastiques y étaient en même nombre. Jusqu'au XVe
siècle les prélats paraissent y avoir eu librement accès. Voici quels étaient
les honoraires des dignitaires pendant la session : aux laïques, dix FOUS par
jour ; aux clercs, cinq sons[16]. Dans
certains cas le parlement ne pouvait prendre de décision que par l'adjonction
d'un officier de la couronne. Souvent le roi, pour juger des appels qui lui
étaient adressés, désignait des personnes même étrangères à l'ordre
judiciaire pour en connaitre. Dans l'ordonnance de 1303 le roi, qui était
ordinairement suivi de la cour du parlement, fait connaitre son intention[17] d'établir deux sessions à Paris
; mais depuis l'assemblée siégea plus d'une fois hors de la capitale. Le
droit de cette haute cour, droit exercé aussi en matière de finances par la
cour des comptes, fut d'enregistrer les ordonnances, édits et lettres
patentes du roi. Cette fonction, d'où l'on voit quelquefois sortir d'assez
vives remontrances, était en pleine vigueur sous Louis XI et depuis, jusqu'à
la fin du XVIII° siècle. Enfin, comme cours suprêmes destinées à juger les
appels, on peut encore citer l'échiquier de Normandie, les grands jours de
Champagne, et les solennels arrêts de la cour du Languedoc. Au XIVe siècle,
le roi s'étant formé un conseil privé, le parlement cessa d'avoir des
fonctions législatives. Quoique les lois fussent désormais élaborées dans le
cabinet du roi, les prérogatives et l'importance de la haute cour ne furent
nullement diminuées. Ainsi
la France, une France nouvelle, s'organisait tout doucement, mais non sans
d'assez graves changements. Les fêtes du régime qui s'écoulait commençaient à
être plus empreintes de popularité. Dès avant le règne de saint Louis chaque
métier, dans chaque ville, avait formé une confrérie, et la nouvelle
association avait choisi le saint qu'elle voulait avoir au ciel pour
intercesseur. Les bourgeois royaux de nos meilleures contrées ne manquèrent
pas d'avoir aussi leurs fêtes et leur saint patron. Si, au sommet de
l'échelle sociale, la famille développait son blason par des alliances
presque toujours bien assorties, au bas et dans les régions moins élevées
elle acquérait par les chefs-d'œuvre, fruits de son travail, et par les
preuves d'adresse qu'elle donnait aux exercices militaires, une sorte de
célébrité qui, sous l'œil de la religion, promettait aussi à la patrie, dans
les jours calmes (l'une bonne administration et d'une justice équitable,
l'espoir de ne plus revoir les envahissements que la France avait dû subir si
longtemps, ni les désordres qui avaient dévasté ses campagnes. La cour
des comptes est issue d'une simple commission du parlement. Sous Philippe VI
seulement, les deux cours eurent une existence séparée. On remarque même que
jusque-là les comptes dus baillis de Normandie passaient sous les yeux de
l'échiquier avant d'arriver à la cour des comptes de Paris. A mesure que les
finances prirent plus de place dans la direction des grandes affaires,
l'importance de la cour des comptes ne cessa d'augmenter. Sous saint Louis
les questions de finance étaient encore portées (levant un comité du roi.
Philippe V trouvant la cour des comptes établie lui donna ses premiers règlements.
C'était la chambre aux deniers. Les finances et la conservation des domaines
telle était sa compétence. Dans l'origine on fut de la chambre des comptes
sans cesser d'être du parlement. Bientôt le cumul ne fut plus admis. Cette
institution vint naturellement de la nécessité d'expédier plus promptement
les baillis et sénéchaux dont l'absence causait dommage à leur
administration. La plus rigoureuse attention était imposée à ces fonctions.
Il y eut même en 1300 une défense formelle aux conseillers du roi de venir
distraire les membres des comptes de leur travail. Ces
deux ressorts de l'administration, le parlement et les comptes, le fils de
Charles VII les avait étudiés avec soin. Il sut les transporter dans le
Dauphiné, quand il lui fut donné de gouverner cette province ; on verra qu'il
les fit mouvoir avec beaucoup d'habileté, et qu'avec eux il régénéra son
apanage pendant son gouvernement décennal. La
civilisation marchait ; mais les prétentions d'Édouard III et de ses
successeurs à la couronne des Valois et la guerre de cent ans, qui en fut la
suite, causèrent à la France de grands désastres et mirent la dynastie en
péril. Les rois d'outre-Manche s'intitulaient toujours rois d'Angleterre et
de France, et les nôtres au milieu de ces longues luttes laissèrent forcément
l'aristocratie apanagée, dont le secours leur était nécessaire, reprendre
chez elle de tous côtés les habitudes de souveraineté qu'au douzième siècle
on avait eu tant de peine à réprimer chez les hauts barons d'ancienne race. Un
écrivain[18] constate avec raison qu'après
la bataille de Poitiers « la France se trouva sans roi, sans armée, et «
livrée aux Anglais ». Cela est précisément l'état où elle se trouve
malheureusement encore de nos jours faute de sagesse et. par un goût
inexplicable pour les nouveautés dangereuses ; comme si l'expérience de tous
les siècles était encore à refaire. Au XVe siècle, le roi, qui voulut achever
l'œuvre de son père et de Charles V son bisaïeul, fut d'abord obligé de
combattre ceux qui auraient dû l'aider, puis fut en butte à l'injustice de la
postérité : exemple fort peu encourageant pour le patriotisme des souverains. Un des
plus grands malheurs de ce passé, mal issu du désordre, de la confusion et de
tant de guerres étrangères et civiles, c'était l'absence de tout respect pour
la vie et pour la dignité humaines. L'esprit de vengeance, souvent l'ambition
et l'avarice, plus souvent encore la réaction des partis, abusaient de la
force dont ils disposaient et frappaient aveuglément des coups inattendus. Ou
en vint à regarder comme ennemi mortel quiconque, au point de vue politique
ou religieux, pensa autrement que soi. Les
exemples abonderaient. Contentons-nous d'en citer quelques-uns, pris aux
rangs les plus élevés ; sans remonter plus loin, on sait ce que disait de la
bonne foi Jean dit le Bon. Voici ce que Boulainvilliers rapporte de lui dans
son Histoire des anciens gouvernements de France[19] ; on verra comme il suivait ses
belles maximes. D'abord, malgré son ordonnance du 24 mai 1350 sur les
monnaies, il en fit fabriquer en 1354 d'un plus faible aloi, imposant
très-rigoureusement le silence à ceux qui en connaissaient le titre. Un des
premiers actes de son règne fut, dans la nuit du 20 novembre 1350, a de faire
enlever et décapiter en « sa présence le comte d'Eu, connétable de France, la
fleur de « la chevalerie de ce temps-là ; et cela sans formalité de justice.
» Il y eut dès lors 1° partage de sa dépouille entre les favoris du roi ; 2°
remise de l'épée de connétable à Charles d'Espagne, parent et ami du roi,
avec le comté d'Angoulême arbitrairement ôté à Charles de Navarre, à qui
Philippe VI l'avait donné comme dédommagement de la Champagne. Charles
de Navarre étant venu à la cour pour épouser une des filles de Jean, le même
auteur nous montre le roi de France empressé de s'en faire un ennemi en
refusant à ses instances toute justice. Le Navarrais se retire d'abord en son
comté d'Évreux ; puis, surprenant le connétable Lacerda dans son château de
l'Aigle, il l'y fait massacrer, le 6 janvier 1353. Peu après Jean se venge
sur son gendre de l'opposition faite par la Normandie à la capitation de 4
pour 100 du revenu de chacun, ce qui paraissait alors excessif. Or, voici ce
qui arrive[20] : à Rouen, le 3 avril 1355, le
dauphin Charles le Sage réunit à sa table Charles de Navarre, son beau-frère
et les amis de celui-ci. Au moment du dîner le roi arrive d'Orléans avec une
centaine de cavaliers, apostrophe vivement le roi de Navarre, le fait saisir
et jeter en prison avec les autres seigneurs, excepté le comte d'Harcourt et
trois autres gentilshommes. Ceux-ci sont mis sur une charrette, conduits hors
de la ville par ses ordres et décapités sans forme de procès, sous le simple
prétexte ou soupçon de connivence avec les Anglais. Dans ce
même ordre d'idées, si propre à faire connaître le XVe siècle et le
précédent, il serait long, même en ne parcourant que la sommité (les faits,
de raconter comment Bernard VII d'Armagnac dépouilla, par la force et sous le
prétexte d'envoûtement, Giraud III son parent, comte de Pardiac et vicomte de
Fezenzaguet, et le fit mourir en prison, en 1405, avec ses deux fils, pour
s'emparer de, ses terres ; comment les princes eux-mêmes se tendaient des pièges
et s'entr'égorgeaient ; avec quelle cruauté, mêlée de parjure et de perfidie,
le duc d'Orléans, frère de Charles V, tomba, la nuit du 23 au 24 novembre
1407, sous les coups d'assassins apostés par le duc Jean sans Peur ; comment,
après ce meurtre, avec un corps de boucliers et d'écorcheurs, on organisa,
pour plusieurs années, la terreur au sein de la capitale[21], alors que Tannegui sauva le
dauphin, non en l'emportant, comme ont dit tant d'écrivains, mais en le
conduisant en lieu sûr ; comment, sur le seul soupçon d'être d'un parti
contraire, et sans nulle intervention de justice, tant de sang fut versé dans
les réactions entre Bourguignons et Armagnacs jusqu'en 1418, où le connétable
Bernard VII lui-même, et tant d'autres notables de son parti, laïcs,
ecclésiastiques et prélats, furent, à Paris et dans les provinces, immolés
par la rage des Bourguignons. On
remarquera sans doute que de si grandes horreurs semblent avoir pu se
concilier avec des processions et des prières publiques ; et qu'après les
plus noirs parjures on fût encore admis à jurer alliance et amitié. Parmi les
victimes d'alors il faut bien nommer les chevaliers Jacquelin Trousseau,
Jacques de Montmorency[22] et beaucoup d'autres. Après le
mépris de la Nie humaine les outrages à la propriété ne sont qu'un jeu. Pour
avoir une idée de ce temps il faudrait en examiner toutes les lois. La
confiscation suivait de près la peine de mort ou de l'exil. « D'après les lois
de la féodalité, dit un grand magistrat[23], le seigneur avait droit de
confisquer les biens du vassal coupable de félonie. La confiscation, même de
la part des rois, ne sembla d'abord destinée qu'à ce genre de délit ; on
l'étendit ensuite à beaucoup de crimes ; et les francs alleux y furent soumis
connue la terre sujette... Quelquefois on rendait les biens à la famille du
condamné... On ajoute que le seigneur s'appropriait le bien de ceux qui
mouraient subitement. » Veut-on
se figurer la justice de ce temps ? Une des vexations contre les Juifs les
plus difficiles à croire[24], c'est la confiscation de leurs
biens dès qu'ils voulaient embrasser le christianisme. Il fallut que Charles
VI fît deux édits, l'un de 1392 l'autre de 1393, pour abolir cet abus, d'où
l'on voit qu'il s'était maintenu sous nos deux rois saint Louis et Charles V. Dans
ces lois féodales, toujours empreintes du cachet de la violence du fort ou de
l'oppression du faible, nous remarquons les plus singulières anomalies. Que,
suivant la coutume du lieu, les femmes succèdent ici au fief et n'y succèdent
pas là, ce sont des faits qu'il faut admettre : l'un de ces deux usages peut
être aussi bien fondé que l'autre. Mais qu'on examine comment Gap et Embrun
furent incorporés au Dauphiné : ces deux provinces, dit Legrand,
appartenaient à Marie Claustral qui, en 1202, épousa Guignes André, dauphin
du Viennois. Guigues répudia ensuite cette femme. En s'éloignant du foyer
conjugal Marie Claustral n'emporta point ses biens, comme fit presque dans le
même temps Éléonore de Guienne, qui en quittant Louis VII, transporta son bel
héritage dans la maison des Plantagenet. Guignes, à ce qu'il paraît, pouvait
renvoyer la femme ;et garder la dot ; cela revient à une confiscation, et
montre clairement que ces usages n'étaient fondés ni en justice, ni en
raison. Même
quand l'autorité frappait à bon droit, elle se donnait tort par l'oubli des
formes, par la spoliation des accusés, par le don aux juges et aux délateurs
des biens confisqués. Telles furent sous Charles VIL les soudaines
révolutions de Palais, les arrestations et exécutions opérées violemment par
le connétable de Richemont, presque sous les yeux du roi, qui se laissait
ainsi enlever ses ministres de Giac, Le Camus de Beaulieu, de la Trémoille,
et par le roi lui-même à l'égard de Jacques Cœur, encore plus ouvertement. Quand
Louis XI monta sur le trône, la mémoire de ces précédents était récente ;
bien des témoins de ces cruautés vivaient encore. Qu'on ne s'étonne donc plus
que, pour des crimes politiques, quand il a cru nécessaire de frapper, il ait
formé des commissions où les conseillers du parlement étaient toujours en
majorité ; et que dans la justice de son règne il y ait encore trace de ce
qui se passait avant lui. Ce qui doit étonner, au contraire, c'est le progrès
qu'il fit faire à la justice en respectant les formes et en proclamant l'inamovibilité
des juges. N'a-t-il pas dit au parlement, par lettres patentes, de rendre
bonne justice, nonobstant tout écrit qu'on pourrait, par importunité, avoir
obtenu de sa complaisance ? Ce fut
une noble décision que celle des états généraux de 1338, déclarant, « qu'on
ne pourrait imposer ni lever taille en France a sur le peuple que de l'octroi
des gens des états, si urgente nécessité ou utilité évidente, ne le requérait
». Mais sous les quatre règnes qui suivent il fallut si souvent faire
autrement, qu'il faut voir dans cette sage maxime non une loi précise, mais
une bonne théorie pour l'avenir. Le règne de Louis XI est un de ceux où les
états ont été le plus souvent et le plus utilement consultés. Un des
caractères dominants de ces temps, comme on le verra fort souvent dans
l'examen des faits, c'est le manque absolu de précision dans la limite des
pouvoirs et des juridictions, une confusion complète du spirituel et du
temporel, du sacré et du profane, des devoirs de la conscience et des
intérêts matériels. Les exemples en seront fréquents ; mais pour s'édifier
sur ce point citons un fait assez curieux du commencement de ce XVe siècle où
le prévôt de Paris, Guillaume de Tignonville, joue le principal rôle : on
verra jusqu'où l'université portait l'amour de ses privilèges. Deux
étudiants, l'un breton, l'autre normand, tous deux de mauvaise vie et
coupables d'homicide, furent emprisonnés en 1407, malgré les immunités de
l'université[25], comme accusés de plusieurs
crimes. Le recteur réclama ; le prévôt, loin de s'arrêter à cette
réclamation, les mit. à la torture, et ayant obtenu d'eux l'aveu des méfaits
qu'on leur imputait, il les fit pendre publiquement le e octobre. L'évêque
prit fait et cause pour l'université, et censura le prévôt. L'université,
n'obtenant point satisfaction, suspendit son enseignement. Dès lors plus de
cours ouverts ; et il n'y eut cette année de sermons ni pendant l'avent ni
pendant le carême ; il n'y en eut même pas les jours de Noël et de Pâques.
L'affaire se termina par une décision du roi du 17 mai 1408, portant un blâme
formel de la conduite du prévôt. Plus tard, sur les plaintes (le l'autorité
civile, une décision du saint-père déclara qu'il y avait eu abus dans cette
suppression de tout enseignement et de toute prédication en cette
circonstance. Au
milieu de tous ces conflits des juridictions diverses, il y en avait une,
appuyée sur l'autorité des coutumes et de la foi, et très-propre à maintenir
dans le devoir la population ouvrière des villes ; c'était l'institution de
statuts réglementaires pour chacun des corps de métiers de chaque ville, et
de certains officiers nommés ici jurés, là prud'hommes ou autrement, élus par
leurs pairs, et chargés d'appliquer les règlements toutes les fois qu'il le
fallait. On voit par le livre des métiers d'Estienne Boyleau et par l'examen
des ordonnances royales, que dès le treizième siècle, en toute cité, chaque
corps de métier avait sa bannière, sa charte propre, ses statuts, ses
assemblées, sa juridiction en tout ce qui concernait ledit état. Plusieurs
parvinrent même par des services à obtenir des privilèges qui se
transmettaient d'âge en âge. Il
était assez d'usage qu'à l'avènement d'un nouveau roi les statuts et
immunités de chacune de ces corporations fussent confirmés ou étendus selon
le besoin, aussi bien que les libertés et privilèges des villes elles-mêmes.
Cette rénovation, dont nous avons tant de preuves, était toujours un des
premiers actes de la royauté. Ce travail fort considérable s'ajoutait à la
nécessité de renouveler les titres et commissions de tous les fonctionnaires
dépendant de la couronne. On ne pouvait s'en plaindre ; l'avantage qui en
résultait pour le maintien de l'ordre compensait largement le soin qu'il
exigeait. Les
statuts déterminaient pour chaque aspirant les moyens d'arriver à la maîtrise
; ils traçaient des conditions de capacité et aussi des principes d'honnêteté
; ils créaient des devoirs ; ils imposaient des serments sous le patronage de
la religion ; ils étaient pour tous des garanties de sécurité. Les apprentis
étaient placés sous la tutelle et sous la dépendance des maîtres. L'homme
contractait ainsi dès le bas-âge l'habitude de la subordination, du travail
et de la patience. Les maîtres eux-mêmes étaient mis ainsi dans la nécessité
de vivre honnêtement en famille, et surtout de ne jamais donner lieu à aucun
scandale : dans le cas contraire, en effet, ils n'encouraient pas seulement
le blâme de leurs collègues, ils pouvaient perdre leur maîtrise et par conséquent
leur meilleure ressource. Là était donc l'excellent élément d'une bonne
police ; un souverain aurait été bien coupable de le négliger ; plus coupable
encore de le contredire par son exemple. Il ne
faut pas l'oublier, là était aussi pour les classes plus élevées et
particulièrement pour le souverain, lesquels vivaient plus que d'autres sous
le regard de l'opinion, une plus étroite obligation d'être irréprochables
dans leur conduite et de s'attacher à une existence régulière. Les rois
vraiment sages ont senti cette nécessité, et se sont appliqués à ne donner
que de bons exemples. Charles VII, en croyant pouvoir se mettre au-dessus de
ces considérations impérieuses, surtout ayant une épouse connue pour être
très-vertueuse et un fils déjà marié, avait incontestablement tort. Le
Français a toujours été délicat sur ce point. Il veut dans ses chefs voir des
modèles. Au château de Beauté comme ailleurs, quand le roi approchait, avec
sa s'Ille trop ordinaire, le silence des peuples lui était un avertissement :
aussi préférait-il au séjour des villes des résidences plus isolées. H en
résultait une singulière anomalie : par exemple, tandis qu'un maitre barbier
était déchu de son état à Toulouse pour avoir eu une vie irrégulière,
sévèrement qualifiée par ses confrères, conçoit-on que le roi relègue
ostensiblement son épouse au second rang ? Aux yeux de Fontanieu et des
autres écrivains du XVIIIe siècle, fort indulgents à cet endroit, son fils,
arrivé à l'âge viril, était bien coupable de ne pas trouver cela de bon goût
: à tout envisager, on remarquera sans doute qu'alors la société française
donnait la considération à qui la méritait. A
Charles VII, venu pour aider la nation à repousser enfin, par quarante ans de
continuelles guerres, le joug de l'étranger, on pourrait demander un peu
moins d'oubli de ceux qui l'avaient le mieux servi, un peu moins de fâcheux
exemples comme époux et comme père de famille. On ne pourrait sans injustice
exiger de lui qu'il eût renversé les usurpations féodales contre les grands
dont plusieurs l'avaient si bien aidé à recouvrer sa couronne, ni qu'il eût
limité les juridictions ; ce devait être l’œuvre du temps. Rétablir
la royauté dans ses droits à l'égard des seigneurs et l'ordre surtout, ce
devait être la gloire de son fils, et ce n'était pas une affaire de médiocre
importance. Pour y réussir il fallait l'énergie du caractère, la fermeté dans
les desseins, le génie et la persévérance au travail que Louis XI sut y
déployer. Louis reprit donc l'œuvre de civilisation qu'avaient inaugurée
Louis le Gros, Philippe-Auguste, saint Louis, Philippe le Bel et Charles V.
Son point de départ fut sa coopération au gouvernement de Charles VII, son
père, et particulièrement son administration comme dauphin du Viennois. Le
Dauphiné avait fait partie, aussi bien que Lyon, des royaumes de
Bourgogne-transjurane et d'Arles, que l'empire s'était d'abord incorporé.
Comme Lyon, par suite du démembrement féodal, avait passé sous la
dénomination des archevêques primats, puis s'était mis sous la protection de
notre royauté, le Dauphiné aussi était devenu principauté de ses seigneurs et
de ses évêques. Ces pays s'étaient donc ainsi mis à l'abri des attaques des
aventuriers en se rapprochant encore de la couronne de France moyennant certaines
conditions. En échange des sûretés qu'ils recevaient de nous, ils nous
donnaient la coopération d'une population brave et aguerrie, la principale
force des anciens Séquanes. Avant
le traité de cession d'Humbert Il, il n'était point question de réunion des
états dans le Dauphiné, comme nous le verrons. Ce fut une nouveauté
française. Il est certain que notre autorité tira de ce moyen un excellent
parti, surtout lorsque, pour lutter contre les attaques et l'envahissement de
l'étranger, il fallut faire contribuer tous les ordres aux charges publiques.
Quelle a été la cause et l'origine de cette terrible guerre d'invasion` ?
Jean Lefèvre, seigneur de Saint-Remy, dit Toison d'or, chroniqueur des ducs,
va nous le dire en peu de mots. Son récit commence en 1407. « Vrai est,
dit-il, que le duc de Bourgogne fist tuer le duc d'Orléans, frère seul du roi
Charles le bien-aymé, dont terribles et maudites guerres en sourdirent et
vinrent si grandes, qu'il n'est à croire, fors de ceux qui les virent. » A
partir de l'événement de Montereau tous ceux en général qui suivirent le
parti du dauphin, c'est-à-dire bien évidemment le parti de la France, furent
souvent appelés dauphinois, à cause du titre même et de la bannière du chef.
Verneuil, on le sait, fut leur première épreuve. On sait aussi qu'ils s'y
conduisirent comme toujours très-bravement, et qu'en toute occasion, même à
Montlhéry, le souverain put compter sur eux. Les états, ceux surtout de 1446,
avaient fini par admettre que tous sans exception devaient contribuer de leur
bourse aux dépenses rendues indispensables par la guerre. Il paraît qu'on
dévia assez vite dans cette bonne voie, tant le privilège a d'attrait. Nous
voyons[26] que dans la révision des feux
de la ville de Grenoble, en 1447, tous les officiers des deux grands conseils
du pays, c'est-à-dire du conseil delphinal et de la chambre des comptes et
même plusieurs autres furent mis au nombre des affranchis ou exempts ; ce
qui, d'ailleurs, paraît avoir été remplacé par une mesure bien plus générale
et plus juste, puisque dans la révision générale des feux faite en 1461 il
fut décidé que tous les héritages roturiers seraient cadastrés et déclarés
taillables à perpétuité. On remarque que le proverbe souvent répété : nulle
terre sans seigneur n'existait pas pour le Dauphiné. « L'allodialité de cette
province est aussi bien prouvée que celle du Languedoc[27]. Les seigneurs juridictionnels
ou féodaux n'y ont d'autres droits que ceux qui leur sont acquis par titres
exprès ou positifs. Les gentilshommes qui avaient dérogé étaient mis au
nombre des plébéiens, d'autres ne l'étaient pas. » Cela sans doute était
du domaine de l'opinion. La
féodalité, disons-le une fois pour toutes, eut certainement ses abus, dont le
peuple et la royauté eurent à souffrir. Mais aussi, d'un autre côté, il faut
en convenir, ces grandes familles qui perpétuaient, qui étendaient d'âge en
âge la bonne renommée de leurs vertus et de leur dévouement, comme furent
celles d'Agnès de Bourbon en Bourgogne, d'Anne de Chypre en Savoie, de Pierre
d'Amboise en Touraine, des Estouteville, des Ursins, des Thouard, des Balzac,
des Groslée, des Montmorency, des Croï, des Rohan et tant d'autres chez qui,
à très-peu d'exceptions près, les nobles traditions de courage et de loyauté
semblaient héréditaires, retenaient la nation dans une atmosphère sereine
J'empêchaient de déchoir ; et, d'accord avec la religion, ménageaient, pour
le vrai progrès des mœurs, une source intarissable de sentiments généreux. C'est
par l'énumération des feux de chaque localité que le nombre des familles
nobles y était surtout relevé. Les plus fréquentes révisions des feux
paraissent avoir coïncidé avec les années où Louis XI s'est le plus occupé de
l'organisation du Dauphiné. Tellessont surtout les années 45, 47, 48, 52, 55[28]. Les nobles n'étaient pas
compris dans les feux, non plus que ceux qui ne pouvaient pas justifier d'au
moins dix livres de revenu. Avant que l'anoblissement fût déféré à la
couronne, les seigneurs anoblissaient : on cite au XVe siècle Guichard de
Clérieu et Guillaume Artaud, qui ont anobli comme faisaient les souverains.
Le dauphin Louis, par lettres du 6 décembre 1447, a anobli Jean d'Avène, dont
il avait eu à se louer, et plusieurs autres depuis. On a
compté dans le Dauphiné onze marquisats et neuf comtés. On sait que le comté
de Rossillon fut érigé par Louis XI en faveur de Jeanne de France, qu'il
avait eue de Marguerite de Sassenage, et qu'il lit épouser à l'amiral Louis,
bâtard de Bourbon. D'autres comtés furent érigés plus tard. Aux comtes
gouverneurs étaient attachés (les lieutenants ou vicomtes. Les plus anciennes
vicomtés étaient celles de Vienne, de Gap, de Briançon, de Talard et de
Clermont. Quant aux baronnies, les principales sont celles de Clermont, de
Sassenage. de Montmaur et de Bressieu. Il faut en outre remarquer Authon et
Uriage, érigées la première en 1439 pour Louis de Saluces, la seconde en 1496
par Charles VIII. C'est par lettres d'Arménonville, juillet 1478, que la
terre du Bouchage l'ut érigée en baronnie en faveur d'Hubert de Bastarnay.
Beaucoup de terres sous le nom de séries ont été les apanages des familles
nobles ; c'était ailleurs à peu près la même hiérarchie. Chorier,
dans les intéressants volumes où il explique lui-même son histoire, nous
apprend que les familles nobles du Dauphiné se rattachaient à plus de cinq
cents tiges ; que ces tiges, comme celles de Clermont, de Sassenage, de
Bérenger, venaient souvent de souverains ; que les branches en étaient
nombreuses ; que de son temps plus de cinquante de ces familles prouvaient
une illustration non interrompue depuis quatre siècles. Il voit en elles
comme le sang artériel de la nation ou du moins de la province ; il rappelle
avec un juste orgueil que dans toutes les batailles elles ont été prodigues
de leur dévouement, et que si elles se sont conservées, ce n'est point en se
ménageant. A son exemple, nous citerons quelques-unes de', ces maisons,
commençant par celles qui remontent à la plus haute antiquité, et finissant
par les familles qui se rapprochent de nous davantage et ont été en
possession des offices qui anoblissaient soit dans les finances, soit dans le
parlement de la province. Nous remarquons même que leurs devises et leurs
symboles furent souvent très-caractéristiques ; comme ceux des Michallon, le
mérite est un degré vers le ciel (virtus cœli grades) ; des Commier, sous ses
ailes j'espérerai (sub pennis ejus sperabo) ; des Pacius, les muses sont amies de la paix
(musa pacis amicœ) ; des Paschal Mérins (spes mea
Christus) ; les
Montbrun adoptèrent, Et quoi plus ? Rambaud de Beaurepaire, le
deuil a ses charmes. Certaines maisons recevaient un nom de guerre ;
ainsi celle d'Arces fut longtemps dite du Chevalier blanc ; d'autres
figuraient leur nom par leur légende, ainsi les Loras faisaient lire : tu
l'auras ; quelle plus belle maxime que cette courte légende du président
Bayle, qui croit en Dieu croist ! Ne pouvant point nous arrêter beaucoup à
l'énumération des familles nobles qui firent tant d'honneur au Dauphiné, nous
nous contenterons d'en citer quelques-unes, et nous les suivrons d'abord à la
trace de leur sang en des batailles où la France était plus ou moins
directement intéressée. A Varey (1325), dans la plaine de Saint-Jean-le-Vieux, où
Édouard, comte de Savoie, fut battu, figurent les plus anciennes familles.
Les sires Guy de Morges et Antoine de Hostung, qui prirent le comte d'Auxerre
; Pierre de Sase, qui monta le premier à l'assaut du Château ; Albert de
Sassenage, qui fit relâcher le comte prisonnier, service dont la maison de
Savoie a toujours été reconnaissante ; Aymon de Salvain, un des compagnons
d'aventures d'Antoine d'Arces ; Amblard, de l'ancienne maison de Beaumont, le
successeur de ceux qui s'étaient croisés dès le Xie siècle ; Étienne, l'un
des la Poype déjà renommés pour leur bravoure ; Pierre Bectoz, les Theis, les
d'Alleman en grand nombre ; les Aynard ou Monteynard ; Aymon Pila, Aymar
Bertioz, Olivier de Torchefélon ; Guichard de Bocsozel, Guillaume de
Claveyson ; les Rossillon, les Rivoire, les de Vaux, du Triève ou de la
vallée Chevalereuse et du Valentinois. On distingue Pierre Isoard, les de la
Salle, les Guillaume de la Tour d'où sont sortis les derniers dauphins,
Humbert de Clermont, Thomassin Bonnard, Jourdan d'Urre et Rodolphe Bérenger
de cette filiation qui, selon l'histoire des chevaliers de Saint-Jean par
Pierre de Boissal, remonte aux anciens rois d'Italie. Il en est aussi des
montagnes, tels que les sires de Morges, d'où sont sorties plusieurs
branches, notamment celles des Ventavon. Là, Girard de Vallin commande
quelques troupes ; là combat François de Lemps ; ensuite un autre brave de la
même race tombera à Verneuil, comme un Jacques de Morges tombera à Montlhéry,
noble tradition de dévouement ! Selon une note trouvée à la chambre des
comptes, la noblesse y figure au nombre de 160. Peu
d'années après Varey, le dauphin Guignes VIII, devenu gendre de Philippe le
Long, conduisit en Flandre des troupes au secours de la France, et il
commanda à Cassel la septième ligne de l'armée à douze bannières, le 23 août
4328. D'après Guy Allard les chefs de ces bannières furent Albert, baron de
Sassenage, Aymar de Bressieu, G. de Morges, Guill. de Tournon, Aymard,
Poitiers, P. de Vesc, G. Alleman, J. Aynard, Ant. de Hostung, Aimon de
Maubec, Gautier de Briançon, Aynard de la Tour. On sait
qu'au moment même où nos chevaliers cherchaient une revanche de Crécy et de
Poitiers, ils essuyèrent à Azincourt une troisième défaite, et que dix ans
plus tard ils ne furent pas plus heureux à Verneuil : or, il faut
enregistrer, parmi les Dauphinois qui combattirent ou tombèrent avec honneur
en 1415 ou en 1424, Raymond de Bastarnay, Philippe de Poitiers, Aymar de
Peladru, deux des Loras, Antoine de Sassenage, Pierre de Rivoire, Claude de
Rossillon, Jean de Montorsier et une quarantaine d'autres dont l'annaliste M.
Gariel donne les noms. Leurs restes furent pieusement recueillis et honorés
d'un mausolée, où leur blason a longtemps été pour leur maison un titre de
gloire et pour leurs compatriotes un sujet d'émulation. Mais les guerres de
religion ont sévi dans le Dauphiné. Rien n'a été respecté ; et ces symboles
de l'honneur qu'abritaient nos autels ont été frappés comme le reste. Puisque
nous connaissons les héros qui, peu d'années après Verneuil, lorsque sous la
pression des Anglais la France était aux abois, s'enfermèrent dans Orléans,
et avec Caticourt, Dunois et la Pucelle, défendirent l'indépendance et le
drapeau de la France, nous en citerons quelques-uns. Tels furent Georges
Motet, P. Montagnard, L. de Rivoire, Guill. de Tournon, Antoine de la Poype. N'oublions
pas André de Vallin, qui arrosa de son sang le champ de bataille, ainsi que
plusieurs autres de leurs compagnons d'armes ! Presque
dans le même temps la noblesse dauphinoise marcha encore sous la conduite de
Gaucourt et de Imbert de Grôlée. Dans cette nouvelle lutte d'Anthon elle
avait à protéger, à défendre un nouveau vassal de la province sur lequel le
comte de Savoie élevait des prétentions. On y voit Guillaume de l'antique
maison des Guiffrey d'Alevard, Humbert de Beaumont Pellafol, le baron
François de Sassenage[29], glorieuse maison noblement
représentée là, comme elle le fut à Poitiers, où elle perdit un des siens,
Philippe, à Varey et partout ; nommons encore François de Maugiron, Falcon et
Hugues de Montchenu, François de Maubec, Aymar de Rossillon, Jean de Montbel,
les sires de llostung, Pierre de Terrail-Bayard, François de Bocsozel, un des
Giraud de la Tour, de Revel et nombre d'autres qui nous reportent toujours
aux plus nobles familles du pays. D'après
le même témoignage de Guy Allard, quand Louis XI, dès son arrivée dans le
Dauphiné en 1416, se vit obligé de prendre les armes contre la maison de
Savoie pour obtenir que le comte renonçât enfin au titre de comte de
Valentinois, qui était certainement usurpé, il eut bientôt autour de lui, à
son premier appel, Aymar d'Urre, Teissière, Pierre de Coct, Antoine de
Guiffrey, Philibert de Grôlée, maison qui alors se distingue entre toutes par
sa fidélité, Claude d'Arces, Jean de la Poype, Imbert de Bastarnay, Sochon de
Flotte et Pons de Loras. La noblesse demeura fidèle à Louis, comme il sera
aisé de s'en convaincre à Montlhéry. On ne
sera pas étonné de voir le Dauphiné donner cinq grands maîtres aux Templiers,
le premier des deux ordres célèbres de ces temps reculés, particulièrement
Guiffrey de Salving en 1273, et Pierre de Beauvoir en 1288. Il en donna un
bien plus grand nombre aux chevaliers de Saint-Jean de' Jérusalem : on
signale parmi ceux-ci les Aymon Dupuy, les Pierre de Cornillon, les Hugues de
Revel, les Arnaud et Geoffroy de Comps, et les Raymond Bérenger. Dans
l'origine des sociétés les familles[30] se rendirent vassales les unes
des autres, pour s'unir plus étroitement et se mieux défendre. Rien n'était
plus naturel ni plus juste. Le régime qui tendait à augmenter la force avait
pour base certains usages et assujettissements à l'autorité du chef. Les
subordonnés étaient dits sujets du seigneur. En Dauphiné une redevance était
due pour chaque joug d'animaux de labour[31] ; le péage se devait même sans
passer sur le pont : les tailles étaient réelles et prédiales ; les héritages
roturiers même possédés par des nobles y étaient sujets, mais les fiefs en
étaient exempts. Le Dauphiné était de franc alleu. Le
titre seigneurial d'une terre n'appartenait qu'au seigneur haut justicier.
Celui-ci prenait le tiers des lods et ventes sur les fonds que les petites
rivières de sa terre arrosaient : pour les héritages acquis par gens de
main-morte une indemnité lui était due. La vie
commune sans le mariage était chose abolie comme contraire au christianisme.
Les règles touchant la bâtardise étaient si obscures, qu'on peut dire que ce
droit n'existait pas. Humbert II avait encore ajouté aux privilèges des
seigneurs, ou plutôt il avait confirmé les droits qu'ils s'étaient attribués,
essayant d'y mêler l'autorité du conseil delphinal ; tels étaient le droit de
guerre, le droit de se fortifier excepté sur la frontière, celui de ne
pouvoir être forcés d'aller combattre au loin, ce qui augmente le mérite des
braves de Montlhéry : même en certaines terres on ne pouvait se dévouer à
l'Église ; sans la permission du seigneur. Les contrats de donation ou
d'échange étaient sujets à un impôt dit mi-lods. Là avaient lieu la
substitution en faveur des mâles même collatéraux à l'exclusion des filles,
la succession d'un aîné déférée à son fils, qui en ce cas est préféré à son
oncle. D'abord
aucun titre en France ne fut plus magnifique que celui de baron. Il est des
plus anciens. Nos premiers barons furent de Bourbon, de Coucy et de Beaujeu ;
puis vint Montellierz ; ensuite tout seigneur, ayant ressort de haute
justice, fut baron. En Dauphiné et en Bretagne les anciens barons ont
conservé leurs prérogatives. Les quatre grandes baronnies du Dauphiné sont
celle de Clermont, celle de Sassenage, qui a été possédée en souveraineté
jusqu'en 1'297 ; puis celle de Bressieu et Maubec, antique patrimoine ayant
passé aux Bocsozel et à d'autres ; enfin Montmaur en Gapençois, longtemps
célèbre par les Artaud et par les Flotte, est la quatrième de ces baronnies
douées de privilèges particuliers. Avec
Grégoire de Montmaur, Bertrand du Molin, issu de Bourges, les Montauban,
issus des anciens Artaud, et les Torchefélon proclament que les bonnes
actions donnent courage (optima facta dant ani muni), enfin après Gui-pape,
illustre légiste, gendre du président Guillon, et Thomassin, son digne
collègue, viennent Jules de Thiennes, que l'empereur Frédéric IV nomma comte
palatin et le président Vachon, homme fort érudit, chez qui Rabelais, après
la publication de son Pantagruel, trouvera protection et sûreté. On
sait, d'ailleurs, que trois chefs des ordres religieux ont continué de
résider en Dauphiné : celui des chartreux fondé en 1080 par saint Bruno,
celui de Saint-Antoine, approuvé au concile de Clermont en 1095, et celui de
Saint-Ruf dans le Valentinois, lequel donna trois papes : Anastase IV, Adrien
IV et Jules II. Parmi
tant de noms illustres qui se présentent encore, il est difficile de ne pas
citer les La Tour, les Ennemond Rabot, personnages si honnêtes et si éminents
qu'on les a comparés à Rutilius. Les descendants du président Ennemond, Jean
et Bertrand fils de Jean, qui fut époux de Suzanne d'Urre, ne furent pas
moins distingués par leurs services. Ajoutons les Montaynard, fondateurs de
la chartreuse de Saint-Hugon ; Sébastien de Lion, qui combattit comme un lion
pour sa foi ; de Bectoz, seigheur d'Autichamp, fut le père de Scholastique de
Tarascon, que François ler visitera. Ces mêmes jours prépareront le président
Expilly, qui s'illustra surtout par son érudition ; Bocsozel, seigneur de
Châtellar, eut pour épouse Anne de Garadeul ; leur fils épousa Jeanne de
Terrail, fille du chevalier sans reproche, dont la devise fut : « quoi qu'il
en advienne ». Les Colignon donneront un ministre au règne de Henri IV.
Bernard de Sigaud, tué à Marignan, paraît avoir cimenté la noblesse de cette
maison ; les Fassions sont classés parmi les nobles : le président Claude de
Fassion, seigneur de Brion, fut gendre du président Expilly. Robert de
Grammont, seigneur de Montclar, épousa en 4453 Claude de Châtellar, à
laquelle le dauphin fit don de deux cents écus neufs, réservant audit Robert
d'autres gratifications. Combien d'autres maisons de distinction nous sommes
obligé de passer sous silence ! Nous aimons à reconnaître que dans les
désignations abrégées de l'histoire Chorier laisse apercevoir deux choses
également estimables sous sa plume : un profond sentiment de gratitude pour
ceux qui l'ont obligé, et un sincère attachement aux anciennes traditions de
respect et de foi que le culte des nobles familles protégeait. Mais on se
demande comment il n'était point assez éclairé pour rendre justice à la bonne
administration du dauphin, comment il ne dit pas que toutes les innovations
que celui-ci essaya de faire pratiquer dans son apanage étaient toujours
pleines de sagesse et de raison ; comment il se range, aussi sans en dire le
motif, parmi les adversaires de ce prince ; comment surtout la cause qui
justifie pleinement Louis XI de s'être éloigné de ; la cour de son père et d'avoir
évité d'y revenir, n'a pas frappé les regards d'un écrivain qui est souvent
si judicieux. Il semble qu'ici le patriotisme seul eût dû suffire à diriger
sa pensée. Pour avoir des rois équitables, il faut savoir respecter ceux qui
l'ont été. Les
hommages, on le sait, constataient la propriété directe en faveur de ceux qui
les recevaient. Par leur complication ils étaient devenus une source
d'embarras et de procès. Ainsi, par exemple, Humbert Ier en traitant avec
Philippe le Bel, en 4294, s'engage pour lui et pour ses successeurs à
l'hommage-lige, sauf l'hommage dû par eux à l'empereur, au roi de Sicile, à
l'archevêque de Vienne, aux évêques du Puy, de Grenoble et autres[32] ; comment déterminer au juste
ce qui revenait à chacun de la propriété directe ? En définitive, au XIVe
siècle le Dauphiné ne tenait plus à l'Empire que par le lien faible et
nominal de l'hommage, dont il s'était même à peu près affranchi ; et il
continuait d'être gouverné selon le régime féodal, par ses dauphins
héréditaires, sauf la portion de souveraineté que les évêques y conservaient,
comme presque partout, portion fort difficile à préciser. Guignes
XIII avait élevé le Dauphiné à un très-haut degré de considération et avait
songé à la royauté. En 1333 le dauphin Humbert Il succédait à Guignes XIII,
son père. Son premier soin fut d'aller, avec Albert, baron de Sassenage,
rendre hommage au roi de France : il fut peu goûté de ses vassaux malgré ses
condescendances pour leurs droits, surtout pour leur privilège de se faire la
guerre entre eux. Dans la grande assemblée de Moirans, les difficultés entre
la Savoie et le Dauphiné furent à peu près réglées ; et l'on procéda à la
fixation des limites respectives. En
octobre 1335, Humbert perdit à Grenoble son très-jeune fils, tombé, dit-on,
par accident de son palais dans l'Isère ; il en eut un si violent chagrin,
que sa raison en fut altérée. Quoique son épouse Marie de Baux fût jeune, et
qu'il n'eût lui-même que vingt-huit ans, il désespéra d'avoir un héritier, et
il n'en eut pas. Plusieurs notables institutions lui sont dues, selon Chorier
historien du Dauphiné. Par acte du 17 juin 1339, le prince d'Orange devient
son vassal ; en juin 1340, il punit les usuriers juifs et lombards ; cette
même année il crée capitaine général et grand maitre du Dauphiné Aymar,
seigneur de Clermont, puis en août il augmente l'autorité du conseil
delphinal et il le transfère à Grenoble, ville devenue la plus importante de
la province ; ensuite il travaille à rectifier le trop faible aloi des
monnaies ; enfin en juillet 1341, par son initiative auprès du pape Benoît
XII, Grenoble fut dotée d'une université, qu'ensuite Louis XI transféra à
Valence. Selon
le président Salvain de Boissieu[33], Humbert II eut d'abord la
prétention de faire ériger le Dauphiné en royaume de Vienne ; et, par
l'entremise de Louis d'Ottingen, il en obtint, de l'empereur Louis de
Bavière, la patente du 15 avril 1335. Ces lettres, auxquelles il ne manquait
que la confirmation du saint-père, restèrent sans effet. Humbert était
prodigue ; il n'avait jamais assez d'argent : il avait même des dettes. La
cession de son duché lui parut un moyen de remplir ses coffres. Décidé à
embrasser la vie monastique, il prend ses mesures à cet égard en 1343, et
fait à son épouse une donation de survie ; il fonde près de Grenoble le beau
monastère de Montfleuri, dont sa cousine Jeanne de Liguière fut cellérière,
et Cécile du Mont, première prieure ; puis, par acte du 22 avril, moyennant
120.000 florins d'or et 2.000 fr. de rente, spécifiant le cas où il mourrait
sans hoirs légitimes, il fait cession du Dauphiné au roi de France. Il donne
donc[34] son titre de dauphin, non au
roi ni à ses successeurs, mais à Philippe deuxième fils du roi, ou si Philipe
mourait avant lui, à l'un des enfants de Jean de Normandie, fils aîné de
Philippe VI ; et, pour l'avenir à celui des enfants du roi que Jean et les
rois ses successeurs voudraient choisir. Le chancelier du Dauphiné, Jacques
Brunier, fut à la tête des négociateurs de ce traité. Leurs efforts, on le
voit clairement, tendirent à préserver l'indépendance de leur pays. Voici ce
qui f ut d'abord précisé : chaque successeur de Humbert sera tenu de
s'appeler Dauphin ; il portera les armes du Dauphiné, écartelées de celles de
France ; il est même déclaré « que le Dauphiné ne pourra être ajouté à la
couronne de France ». Or, selon Mezerai, les seigneuries du Dauphiné avaient
été données à la condition qu'elles seraient incorporées pour jamais à la
couronne : on voit que c'est justement le contraire qui a été stipulé. Toutefois,
Humbert voulut, dit Chorier, que « lorsque les rois « auraient des enfants,
le Dauphiné sortît nécessairement de leurs mains, pour entrer dans les mains
de celui qu'ils nommeraient ; et qu'où il n'y en aurait qu'un, le Dauphiné
lui appartînt ; d'où il suit infailliblement que le premier fils du roi est
appelé à l'effet de cette donation ; car cette place remplie ne peut plus
être portée à d'autres, et de tels actes une fois consommés ne se révoquent
plus. » Humbert
II avait un fils bâtard, nommé Amédée. Le 8 septembre 1451 il lui assigna
cent livres de revenu au mandement d'Oysans. Celui-ci épousa Coïffière
Alleman[35], fille du général de la Grange.
De là est issue la famille de Viennois. Le
dauphin Humbert fut présent à l'acte de cession le 4" février l3n ; il
déchargea ses sujets de toute obéissance à sa personne et leur ordonna de
reconnaître le dauphin Charles. Parmi tous les signataires de l'acte nous
remarquons Aimar de Poitiers, comte de Valentinois et Diois. Selon Salvain de
Boissieu, c'est le 16 juillet 131,9 que Charles, fils aîné de Jean, duc de
Normandie, fut mis officiellement en possession de la province. Humbert avait
renoncé à un second mariage avec Jeanne, fille du duc de Bourbon. Il faut
bien s'entendre : dans cette concession du Dauphiné de Viennois, n'étaient
compris ni Vienne, ni Valence, ni le Valentinois, ni Gap, ni Embrun, ni Die,
ni Saint-Paul-Trois-Châteaux, parce que le dauphin n'y exerçait qu'une faible
part de juridiction et nulle souveraineté. Encore le dauphin se réservait-il
certaines terres et villes. Or, comme on sait, ces seigneuries indépendantes,
aussi bien que celles qui lui étaient soumises, se faisaient souvent la
guerre entre elles. La ville de Romans fut comprise dans le traité, moyennant
un échange. Outre les conditions que nous avons indiquées précédemment et que
l'acte de cession confirma, on convint expressément que le Dauphiné
conserverait son administration spéciale, que les privilèges des corps et des
particuliers seraient maintenus ; que les, fiefs seraient patrimoniaux, et
que les sujets du dauphin ne seraient point distraits de leurs juges
naturels, ni forcés de guerroyer au loin. Parmi
les hommes qui dès lors eurent les plus importantes fonctions, on compte des
noms restés célèbres : Bertrand de la Chapelle, archevêque de Vienne, Henri
de Villars, archevêque de Lyon, Hugues de Vienne, archevêque de Besançon,
Jean de Chissay, évêque de Grenoble, Amédée de Rossillon, conseigneur du
Bouchage, Didier de Sassenage, conseigneur d'Iseron, Ayntar, seigneur de
Rossillon, Louis de Poitiers, comte de Valentinois, Guignes de la Tour,
Hugues de Viriville, Guichard de Groslée, Alentan de Beauvoir, Jacques
Brunier, chancelier du dauphin. Il est certain que le Dauphiné n'avait alors
nullement lien de craindre la Savoie, affaiblie par la récente bataille de
Varey, et que les deux pays étaient en bonne intelligence. A Cassel, le roi
eut pour auxiliaires de bonne volonté des Savoisiens et des Dauphinois, et
fut à même d'apprécier le courage de ces derniers. Le
serment d'observer ces conventions fut fait de part et d'autre dans l'abbaye
de Saint-Pierre de Vienne, et les derniers 40.000 florins furent payés en
septembre 1341, pendant que le roi était à Avignon. En septembre 1343, Albert
de Sassenage étant mort en Poitou au service du roi, quoiqu'il eût pour
héritier Henri, seigneur de Pont-en-Royans, le dauphin mit la main sur les terres
de Sassenage ; et Henri ne les recouvra qu'en se déclarant vassal de Humbert
pour les deux terres. Tel était pour les seigneurs le moyen ordinaire
d'étendre leur juridiction et leur puissance. Pendant ce temps Humbert
élevait une maison aux Carmes dans le château de Beauvoir. « Il croyait, dit
Chorier, que cette bonne œuvre ne souffrait pas qu'abaisser injustement la
maison de Sassenage en fût une mauvaise. » Sa
piété était grande. Il fit ériger Saint-André en abbaye. En 1345 la veille de
la Pentecôte, avant de prendre la croix contre les Turcs, il réunit dans son
palais les religieux indigents. On vit parmi eux douze moines de la grande
Chartreuse. Il n'essuya, d'ailleurs, que des revers contre les infidèles, et
il y perdit sa femme. Pour réparer l'échec que sa fortune en éprouva, il
vendit encore pour 40.000 florins, l'année suivante, les terres qu'il
possédait en Auvergne à Guillaume Roger, frère du pape. Alors, que ne
vendait-on pas ! Les seigneurs d'Uriage et de Revel, ayant armé contre les
seigneurs de la juridiction de Vizille et commis beaucoup d'excès, même tué
le juge du lieu nommé Hugues Belliard, l'archevêque gouverneur les tint
quittes moyennant 700 florins d'or ! Quand une terre était vendue, tous ceux
qui vivaient sur cette terre et tout ce qu'elle contenait devenaient la
propriété de l'acquéreur. Plus on remonte dans le passé, plus cette coutume
paraît vivace : ainsi par exemple, en 1291, le lundi après
Saint-Simon-Saint-Jude, Louis de Beaujeu vendit au roi Philippe le Bel le
comté et la ville de Montferrand, sous les yeux d'Aymar, de chantre devenu
évêque de Clermont depuis cinq ans. Cette fois du moins ce fut au profit de
la couronne, et, comme l'affaire du Dauphiné, d'un bon exemple pour l'avenir. Mais
d'un autre côté le domaine royal était fréquemment affaibli par le
morcellement. Nos rois s'aperçurent promptement de ce danger. On voit donc
Philippe le Bel établir la réversibilité des apanages à la couronne, par
l'extinction de la ligne masculine. Alors
et depuis, là et ailleurs, ce qu'on voit le plus communément, ce sont des
violences, des enlèvements, des surprises, des attaques à main armée, des
conférences pour la paix qui n'aboutissent pas. Comme rien n'est réglé, ni
bien défini, tout devient sujet à contestation entre autorités qui se croient
indépendantes et à peu près absolues ; aussi on discute, on se bat, on se tue
pour des limites ou des juridictions mal fixées, pour des privilèges
contestables, pour des hommages qu'on ne croit pas devoir. Telle était alors,
par exemple, la guerre entre l'évêque de Valence et le comte de Valentinois,
la sanglante dispute entre les seigneurs de Vinay et de Châteauneuf, et tant
d'autres difficultés réciproques, que les gouverneurs et les nonces du pape
ne parvenaient pas à calmer. La noblesse n'ayant de vocation que celle des
armes, comment n'y eût-il pas eu de guerre ? Ce qui fait dire à Chorier avec
raison que « la valeur utile à la guerre est nuisible à la paix ». Pendant
ce temps-là le nouvel empereur élu, Charles IV, réclamait l'hommage, et de
toutes les manières on éludait de répondre à ses ambassadeurs, comme on avait
déjà tant de fois fait. Nous passons sous silence les fléaux ordinaires, les
famines, les pestes, celle par exemple de 1348, qui amena le massacre des
juifs accusés d'avoir empoisonné les puits. Enfin
Humbert, après avoir recommandé à tous l'obéissance au nouveau dauphin
Charles, fit serment de continence entre les mains de Jean Rivel, général de
l'ordre des Frères prêcheurs. Plein de curiosité, il se jeta dans
l'astrologie comme on faisait alors et même dans la médecine. On lui voit
généralement beaucoup d'idées incohérentes. Il ne gouverne plus, et
cependant, visant à la popularité, il édicte encore des ordonnances de grâce
et de dégrèvement, qui ne pouvaient qu'embarrasser ses successeurs. Le fils
aîné de Philippe VI, Jean de Normandie, qui fut substitué aux droits de
Philippe comme dauphin, ne tarda pas à transmettre ce titre à Charles, son
fils aîné, qui fut réellement le premier dauphin français. Il y eut le 30
mars 1312, un nouvel acte de donation confirmatif du premier, par lequel
Humbert a soin de faire augmenter les sommes convenues et d'ajouter plusieurs
réserves ; et le 21 avril de l'année suivante il résigna solennellement, en
présence du duc Jean de Normandie, le Dauphiné au prince Charles. Il prend
bientôt l'habit de frère prêcheur, puis il s'engage dans les ordres. Il tarde
peu à être administrateur de Par-chevêche de Reims (1349). Sa mère, Béatrix de Hongrie,
qui lui survécut, était aussi religieuse dans le couvent de Saint-Just.
Charles reçut immédiatement les hommages de ses nouveaux sujets. Pour se
conformer à l'esprit du siècle, le dauphin Charles rend aussitôt hommage à
l'église de Lyon et à l'église de Vienne, et donne ainsi des preuves
anticipées de sa sagesse. La noblesse, qui a besoin de servir, va guerroyer
au dehors pour le compte du pape et de Jacques d'Aragon. Élie aura aussi
bientôt l'occasion de porter les armes pour la France. Ne voit-on pas
l'évêque même de Gap obligé, contre ses sujets révoltés, de conquérir en 4350
sa seigneurie l'épée à la main ? Du reste, le talion, ce code des barbares du
Nord, était encore la justice généralement pratiquée même devant les
tribunaux ; et cette année-là un nominé Jean Eschallier, qui avait aveuglé un
habitant d'Albon, fut lui-même condamné à perdre les yeux. Le 5
janvier 135 :t, il y eut un traité important entre le nouveau dauphin Charles
et le comte de Savoie. Celui-ci cédait tout ce qu'il avait en Dauphiné
au-delà du Rhône et du G nier et recevait le pays de Gex, le Faucigny et
autres terres. Les états de la province, mécontents de cet échange, en firent
leurs remontrances au roi et au dauphin. Évidemment, la portion cédée au
comte renfermait un bien plus grand nombre de chevaliers et d'hommes d'armes
que celle qu'on acquérait. A la
mort de Henri de Villars, archevêque de Lyon, en 1353, le nouveau gouverneur,
Aimar de Poitiers, comte de Valentinois et Diois, parla au nom du dauphin
Charles, et se fit mieux écouter de la noblesse. Les enclaves du Dauphiné
dans la Savoie et réciproquement de la Savoie dans le Dauphiné, étaient, pour
la juridiction, un perpétuel sujet de contestation et de guerre entre les
deux pays : une transaction mutuelle aplanit cette difficulté, le 22 mai
1354, époque de la mort de Humbert. Il y eut encore depuis plusieurs
transactions pour les enclaves. En 1355, le comte de Savoie rendit hommage au
Dauphin ; et du serment de le servir contre tous il n'excepta que l'empereur
et le roi de France. Les
peuples, toutefois, ne se résignaient pas toujours à passer sans mot dire
d'une nationalité à une autre. Il fallut contraindre le Faucigny à devenir
Savoisien, et il fallut que Guillaume de Poitiers, seigneur de Saint-Vallier,
se fît ouvrir avec une armée les portes de Beaufort. D'un autre côté, le
comte de Savoie demeura indument en possession de plusieurs terres qu'il ne
voulut point rendre ; et à cette occasion le parlement de Paris condamna le
gouverneur, pour n'avoir pas fait son devoir, à 1.000 marcs d'argent, qui
ensuite furent réduites à 1.500 florins d'or. Pierre
de Saluces, archevêque de Vienne, voyant là un système d'envahissement,
réclama la protection de l'empereur, qui ne demandait pas mieux que de
s'immiscer dans les affaires des Viennois. Le roi et le dauphin dissimulèrent
et atermoyèrent. La bataille de Poitiers, la captivité du roi Jean et les
progrès des Anglais imposèrent au dauphin et à la France d'autres devoirs. On
tira du Dauphiné de puissants secours ; et, pour tout calmer, le dauphin alla
à Metz trouver l'empereur Charles IV, qui lui était favorable, et le consulta
sur les moyens de repousser l'invasion de l'ouest. Il prit de lui, en
décembre 1356, l'investiture de son Dauphiné ; en retour, Charles IV voulut
qu'il n'y eût point de juridiction au-dessus de celle du dauphin, ce qui
s'accordait avec les conditions de la cession. Charles
alla plus loin : pour flatter l'empereur, dont le concours lui était alors
bien nécessaire, il commanda à Guillaume de Vergy, gouverneur du Dauphiné,
d'y faire publier les ordres de Charles IV. Reconnaître la suzeraineté
impériale pouvait avoir de l'inconvénient ; mais « c'était prudence de
céder au temps ». IL laissa même aux grands le droit considérable d'anoblir,
et à l'évêque, Pierre de Saluces, celui de se dire comte de Valence. Au
reste, il y avait peu à compter sur Charles IV, car tandis qu'Amédée le Verd
sauvait l'empire d'Orient, il restait en Allemagne, gouvernait mal et vendait
aux villes leurs libertés. On sait d'ailleurs combien le dauphin Charles eut
à faire en France pour y maîtriser les partis. Il fallait donc atermoyer sur
d'autres points. Charles, si bien nommé le Sage, attirait à lui le plus de
sympathies qu'il pouvait. Il appréciait donc singulièrement le zèle de ses
fidèles serviteurs ; il aimait à les voir puissants, puisque leur pouvoir lui
venait en aide ; s'il recevait, par exemple, avec plaisir en 4359 l'hommage
que lui rendait François II, baron de Sassenage, il n'était pas moins flatté
de celui que rendaient nu baron les quatre-vingt-quatre seigneurs ses vassaux[36]. Il procédait en France de la
même façon : il chercha un remède aux constitutions d'apanages. Le remède
parut à Philippe V[37] la révocation de toutes les
aliénations du domaine faites depuis saint Louis. Philippe IV avait voulu que
dans les stipulations du retour à la couronne le mot hoirs s'entendit
seulement des enfants mâles. Charles V fit de cette restriction une loi qui n'a
jamais été abrogée. Louis XI soutint cette loi avec beaucoup de raison
jusqu'à la fin de son règne. Outre
les terres et seigneuries, le domaine était aussi composé des droits d'usage,
d'aubaine, de mainmorte et autres ; puis des amendes et des confiscations et
d'une quantité de revenus fort divers. Charles VI[38] attribue à l'importunité les
concessions en terre ou en argent qu'il a faites ; il les annule : il déclare
le domaine inaliénable. « A cet égard, dit Pastoret, le président
Hénault « va trop loin ; il eût pu voir que dans les pays qui nous
entourent il y eut encore après 1402 beaucoup d'aliénations. » Charles VI
n'admet d'aliénations que pour les enfants de France. Dès l'origine même de
la dynastie le retour à la couronne paraît si naturel, que, selon Hugues
Capet, la réversion des duchés de Paris et de Bourgogne dut se faire
d'elle-même, sans même avoir besoin d'être décrétée. Nous devons ces
réflexions à Chorier, qui, dans les quatre volumes qu'il donne comme
explication de son histoire, fait très-bien connaître le Dauphiné, et doit
inspirer d'autant plus de confiance, qu'il s'y montre pieux et reconnaissant.
Ainsi dans ses notes fort précises sur la noblesse, il dit après l'éloge de
Pierre-Emmanuel Guignard, vicomte de Saint-Priest : « Il a eu de l'affection
pour moi, je dois avoir de la pitié pour lui. » Le
traité de Brétigny, auquel participèrent Jean des Dormans et Jean de Groslée,
fut l'œuvre de la piété filiale du dauphin plutôt que de sa politique : mais
la paix du dehors fut la guerre pour le dedans. Les troupes licenciées se
divisaient en bandes conduites par des chefs hardis, et ravageaient tout. 16.000
de ces routiers ou tard-venus, beaucoup trop aguerris, vinrent, portant en
tout lieu la dévastation ou l'incendie, jusqu'aux portes de Lyon. Jacques de
Bourbon, avec 12.000 hommes de la noblesse du Languedoc et du Forez, les
attaqua à Brignais, en 1361. Il fut battu et blessé à mort. Son fils Pierre
de Bourbon, le comte du Forez et beaucoup d'autres gentilshommes furent
blessés ou tués. Ces hordes avides rançonnèrent Avignon, et passèrent les
monts pour se mettre au service du marquis de Montferrat. Froissart surtout
nous fait bien connaître ces nouveaux vandales. Le roi
Jean, au lieu de s'embarquer contre les Turcs, selon son engagement envers
Urbain V, repassa en Angleterre par un sentiment que Chorier croit être autre
qu'un scrupule de conscience, et il y mourut en 1364. Charles
le Sage, qui déjà gouvernait le royaume comme régent, fut alors roi et
dauphin. On a dit de lui que « sa prudence ne livra rien à la fortune, qu'au
contraire la fortune se donna entière à sa prudence ». Il dut aller au plus
pressé. Les guerres privées avaient leur cours en Dauphiné ; et, le
croira-t-on, pendant la grande guerre de France, il y avait lutte entre la
Provence et ce pays ! Des sujets de conflit s'élevaient toujours entre le
Dauphiné et les diverses principautés qui étaient à l'entour ou dans son
sein. Sous le
vigoureux gouvernement de Charles de Boville, un traité d'extradition du 4
mars 1375 fut heureusement fait entre le Dauphiné et la Savoie. Il était
surtout devenu nécessaire par les cruautés des bandes armées, dites de
Bretons, à cause de leurs chefs. « Alors la profession des armes était
le droit de tout faire. » Le gouverneur, investi en 1378 d'une plus
grande autorité par son titre de lieutenant général, fut en mesure à son tour
d'étendre la puissance même et la juridiction du dauphin. Cette
année, Charles V créait son fils Charles, âgé seulement de dix ans, « son
vicaire général dans la principauté du Viennois, a dans tout le Dauphiné,
dans les diocèses de Valence et de Die, « et dans toutes les provinces
dépendantes du royaume d'Arles, a tant au-delà qu'en deçà des monts, lui
soumettant, à l'exception « de la Savoie, toutes les puissances
ecclésiastiques et séculières, « comme elles l'étaient à l'empire ». Il
y avait là, on le voit, un surcroît de pouvoir. De plus
en plus on sentit le besoin de s'appuyer sur l'opinion, et conséquemment sur
le conseil delphinal, qui, après Îles états, en était la plus fidèle
expression. Ce conseil, on le sait, avait reçu sous Jacques Brunier,
chancelier de Humbert II, une organisation nouvelle. De Saint-Marcellin, où
il venait d'être établi, il avait été transféré à Grenoble. Il était devenu
dès lors une haute cour d'appel[39] et un conseil d'État : il régla
même les finances, ce qui en faisait aussi une cour des comptes. En son sein
fut prise une commission présidée par Jacques Brunier lui-même. Cette
commission fit une longue enquête d'après laquelle Humbert II réforma son
gouvernement et sa maison. Plus tard le conseil delphinal eut un pouvoir
administratif. On sait que les gouverneurs du Dauphiné étaient en possession
du droit d'élire leurs lieutenants. Vers 1411 le gouverneur Henri III, baron
de Sassendge, étant obligé de s'absenter, se nomma pour lieutenant le conseil
delphinal : depuis, cette concession est devenue un droit pour le parlement,
qui a succédé au conseil[40]. Boville,
lieutenant général au vicariat d'un enfant, devait étendre et étendit en
effet les droits du dauphin sur toute autre puissance, même sur la ville de
Vienne. Là il y eut résistance du corps de la cité. A Grenoble, c'est
l'évêque Aimon de Chissay qui résista. En 1382 Boville avait l'avantage des
deux côtés. Alors les eaux du Drac furent, pour 700 florins d'or, amenées
sous le rocher de Claix. L'autorité se centralisa, grâce à une main ferme ;
mais, assure-t-on, e les membres du conseil delphinal, qui ne plaisaient «
pas au lieutenant, furent obligés de s'expatrier ». Il paraît évident que sa
force dégénérait en tyrannie. Il y eut bruyante émeute. L'évêque de Chissay
fut forcé de s'enfuir à Chambéry. Après
Charles V, mort à quarante-deux ans, quoique Boville restât à la tête du
pouvoir, l'évêque de Grenoble revint, et ils se réconcilièrent. Par Oresme,
évêque de Bayeux, son précepteur et par d'autres savants, Charles V avait
fait traduire divers auteurs grecs et latins, et fondait ainsi une
bibliothèque. Il concourut donc au progrès de la langue. On ne craignait rien
à l'est. Winceslas, qui avait succédé en 1378 à Charles IV, avait plus à
espérer de la France que la France n'avait besoin de lui. Dans
nos jours d'indifférence en matière de foi, on se fait difficilement une idée
du trouble que le schisme jeta dans toutes les relations sociales à cette
époque. Il s'ensuivit même une profonde perturbation dans les monastères les
plus isolés du monde. Ainsi au couvent de la grande Chartreuse, la division
des obédiences y avait fait pénétrer une sorte de guerre intestine entre les
intelligences ; et par suite une défiance mutuelle avait remplacé, entre les
religieux, cette fraternelle cordialité qui est tout le bonheur de la vie
monastique. Le Saxon Jean Griffrnan, prieur de cette communauté depuis 1410,
fut assez heureux pour y ramener l'union[41] Guillaume Ill de la Motte lui
succéda, puis ce fut l'Espagnol François Maresme, qui avait été coadjuteur du
titulaire. Au
lieutenant général de Boville succédèrent assez rapidement les gouverneurs
Eudin et Jacques de Montmaur, bailly du Viennois et Valentinois, que le roi
créa aussi lieutenant général en 1391 pour le vicariat de Vienne. On eut
alors à redouter le passage d'une armée du comte d'Armagnac, qui marchait au
secours des Florentins. Montmaur pourvut très-bien à la sûreté de tout son
bailliage, et la province n'eut rien à souffrir. Cette armée et le chef
périrent devant Alexandrie. Le vrai
danger actuel était dans la faiblesse du roi-dauphin Charles VI. Pendant que
les princes oncles et frère du roi étaient brouillés par l'attrait de la
régence, que la France était en armes, Louis d'Anjou, l'un des oncles, se
préparait pour conquérir le royaume de Naples, et le lieutenant Boville
armait pour la défense éventuelle du Dauphiné. Laissera-t-on Louis d'Anjou
avec sa nombreuse cavalerie passer par le Dauphiné et le dévaster ? Sur
l'avis de Boville, les états préférèrent imposer les peuples, et pour une
somme d'argent, détourner ce fléau. Il fit si bien aussi, que, par décision
du pape Vienne fut libre de toute obligation envers l'empereur et envers son
archevêque. On y prêta donc serment au roi Charles VI. Il écarta, avec le
même bonheur, de Montélimar et du Valentinois, la suzeraineté du pape, et il
dissuada le marquis de Saluces de craindre les menaces du comte de Savoie.
Ainsi par l'hommage s'étendent toujours le pouvoir et la juridiction du
dauphin ; et on voit à Vienne Pierre du Rivait prêter, comme juge-majeur,
serment au roi entre les mains de Boville. Les
nobles dauphinois répondirent à l'appel des chevaliers teutoniques et les
aidèrent à conquérir à la civilisation chrétienne le nord de l'Allemagne. Ils
marchèrent aussi sous les drapeaux de la France contre les Flamands à
Rosbecque. On remarqua parmi eux François, baron de Sassenage et Aimar de la
Tour. La guerre que le peuple anglais força Richard de déclarer à la France
en 1386 leur furent encore une occasion de se signaler. C'est vers ce temps
que François de Sassenage recueille la succession des derniers héritiers de
la maison de la Tour, d'où étaient sortis les dauphins de la troisième race. Une
grande guerre était près d'éclater. Le duc de Berry vint en Dauphiné. pour
réunir toutes les forces du ban et de l'arrière-ban et tous les subsides que
le pays et la Savoie pourraient lever contre les Anglais, et pour calmer tous
les différends de tous genres. Il y avait urgence ; on parla donc
très-faiblement de la dispense stipulée dans la cession ; et on concourut
même à l'armement de la flotte de l'Écluse. On commençait à s'identifier aux
intérêts français. Tandis
qu'Urbain VI siégeait à Rome, Clément VII était à Avignon. Aux perspectives
de la guerre se joignait malheureusement le schisme ; et non seulement la
chrétienté était divisée entre les deux obédiences, mais en France comme
ailleurs il y avait aussi division dans chaque diocèse entre les fidèles et
même entre le clergé, de sorte que souvent les chanoines étaient d'un côté et
l'évêque de l'autre : ainsi, pour mettre la paix entre le chapitre et le
doyen de Saint Maurice de Vienne, le pape députa le doyen de l'église de Lyon
et surtout le prévôt Dulac, doyen de l'église de Genève. Le 5
août 1392, le roi, en portant la guerre en Bretagne, tomba en démence dans
une forêt du Maine, et n'eut plus de santé que par intermittence. Les
malheurs se pressent. En 1394 Clément VII mourut de chagrin, l'université
ayant décidé que les deux pontifes devaient se démettre. Benoît XIII refusa
nettement de donner sa démission. Pour comble de malheur, c'était le temps où
l'on allumait les bûchers contre les Vaudois, dont l'hérésie était sortie de
Vaux en Dauphiné. C'est une triste et longue histoire, qui s'est prolongée
dans le quinzième siècle. Cette
année-là, le duc de Bourgogne passa en Italie ; tout plia. devant lui. Alors
les Génois se donnèrent au roi. François de Sassenage, déjà connu dans ces
pays, fut envoyé pour en prendre possession ; puis il fut remplacé par le
sire de Coucy. Celui-ci crut devoir licencier ses troupes ; ainsi 500 hommes,
guerriers très-éprouvés, repassent les monts sous la conduite d'Arnaud de
l'Estrac. On les prit pour des aventuriers. Le comte de Valentinois réunit
plus de 3.000 hommes. L'Estrac eut beau demander humblement le passage, ils
refusèrent ; ils attaquèrent même cette poignée d'hommes. L'Estrac fut
vainqueur. Montmaur étant venu à son tour, l'Estrac s'enferma dans
Châteauneuf, puis obtint par capitulation le droit de passer, ce qu'il fit
avec gloire et sans causer de dommage. Au
milieu de ces guerres et du schisme qui durait toujours, toutes les règles de
discipline et de moralité s'affaiblissaient nécessairement. Les évêques ou
prélats employés par le roi dans le gouvernement, dans les ambassades et dans
les finances, résidaient fort rarement dans leurs diocèses, et se faisaient
suppléer par des vicaires. Le relâchement avait pénétré dans les abbayes et
dans toutes les classes du clergé. « Alors, » dit dom Vaissette, d'accord en
cela avec l'abbé Legrand, « il faut convenir que les hommes d'église furent
communément plus soigneux de conserver leurs prérogatives que d'édifier les
populations par leurs exemples. » La noblesse, ajoute-t-on, « ne se
piquait que d'une valeur brutale et se croyait tout permis. Le soldat mal
payé ne vivait que de brigandage. Le paysan n'était point en sûreté dans sa
maison. On ne pouvait marcher qu'armé. On n'entendait parler que d'assassinats,
de violences de toutes sortes. Les rémissions qu'on donnait alors faisaient
frémir ; et à peine y avait-il un homme de guerre qui n'eût eu besoin d'une
abolition[42]. » Il ajoute que ces désordres
commencèrent après la journée de Poitiers ; qu'ils augmentèrent beaucoup sous
les règnes suivants, et qu'ils duraient encore à l'époque de l'avènement de
Louis XI. Tel
était le désordre des mœurs, que l'on nomma un conseil de réformateurs ayant
pouvoir souverain. Cependant un rayon de joie perça cette sombre nuit. La
reine Isabeau de Bavière eut un fils. On le nomma Louis, du nom de son oncle.
Charles VI déclara qu'il serait dauphin à quatorze ans. Le 7 août suivant,
l'église de Die rendit hommage au roi, et à ce prix-elle retrouva[43] un peu de repos : ainsi
s'étendait le pouvoir delphinal. Montmaur
étant mort le 24 mars 1400, François le Maingre dit Boucicault, le frère du
maréchal, lui succéda comme gouverneur. Le nom de ces hommes de guerre,
seigneurs de la Touraine, est déjà connu par de grands services, et le sera
encore davantage. Le maréchal, en octobre 1392, avait déjà tenu les états
d'Auvergne à Clermont. Ceux que François le Maingre assembla à Romans
exprimèrent le vœu qu'il n'y eût plus d'empiétement des juridictions
ecclésiastiques sur les juridictions ordinaires. Le moment était singulièrement
choisi, puisque depuis trente ans les juges laïcs empiétaient sur les
attributions des autres. On voit que le 15 juillet 1401 l'archevêque de
Vienne, Thibaut de Rougemont, se fait solennellement rendre sa juridiction
temporelle. Le prélat s'attire d'autres ennemis : une affreuse guerre s'élève
entre lui et les sires de Torchefélon. Le gouverneur y prend part contre lui. C'était
un des malheurs de ces temps que dans ces guerres seigneuriales les prélats
fissent usage de leurs armes pontificales. Ils excommuniaient leurs
adversaires : il y avait donc ainsi confusion du temporel et du spirituel.
Parfois, comme ici, les nonces annulaient l'excommunication. Il y eut en
définitif saisie du temporel de l'archevêque ; et le chancelier Arnaud de
Corbie, secondant le gouvernement, l'archevêque Thibaud fut obligé de briguer
l'archevêché de Besançon. Il s'en alla donc dans cette ville ; et Jean de
Naut, évêque de Valence, lui succéda à Vienne. celui-ci se montra plus
favorable à l'abandon de la temporalité épiscopale et canonicale. En France
depuis un siècle il n'avait été que trop question des luttes du sacerdoce,
même des souverains pontifes et des ordres les plus respectés, avec le
pouvoir civil. On n'avait pas plus oublié Philippe le Bel, que Boniface VIII,
Clément V et l'horrible affaire des templiers ; luttes fort scandaleuses, où
l'on voit des abbés user du droit d'excommunication. Ainsi, pour ne pas
sortir de notre province, dans le douzième siècle, l'abbé de Saint-André de
Viennois excommunie ceux qui, dans le pays dit le Val des jardins,
prendraient part aux dévastations de la terre que l'abbaye y possédait.
Tantôt les chefs d'ordre se dirent abbés par la grâce de Dieu comme Guillaume
de Mirabel avant 1308, ou ils se font honneur de leur élection comme François
de Martel devant l'archevêque de Vienne[44] ; tantôt ils sont bénéficiers
du Saint-Siège, comme Benoît de Montferrand de Bresse fait abbé par Pie II,
malgré l'élection canonique de Humbert, son neveu[45]. En août
1404 Louis de Poitiers, qui n'avait point d'héritiers directs et ne voulait
pas enrichir la maison de Saint-Vallier, cédait au roi dauphin l'héritage de
ses comtés de Valentinois et de Diois, moyennant 50.000 écus pour payement de
ses dettes. Ainsi titres, droits, juridictions, terres, populations,
existences même des personnes, tout se livrait à prix d'argent : tel était
l'usage ; c'était un reste de la barbarie originelle des nations du Nord. En
1419 ce marché subit quelques modifications. La
principauté du Dauphiné avait ses officiers comme le royaume de France, et
dans ce temps Jean de Torchefélon était maréchal du Dauphiné. Le
pouvoir delphinal en s'étendant devint plus absolu. Le gouverneur entreprit
de défendre la chasse à la noblesse ; il faisait là ce qu'avaient fait, en
France, Philippe IV et Louis X. C'était risquer de ne pas être obéi. Le sire
de Montmaur s'étant avisé de chasser un cerf en compagnie, Boucicaut le fit
enlever et l'enferma au château de la côte Saint-André : mais 800
gentilshommes vinrent en armes devant le château, et le gouverneur jugea
"prudent de s'esquiver. Cela se passait pendant la maladie du roi Charles
VI. En
l'absence du lieutenant royal, c'était le conseil delphinal en corps qui
gouvernait. Guillaume d'Aire, homme plus modéré, succéda à Boucicaut. Son
début fut heureux ; il calma une guerre privée qui s'élevait entre le
seigneur de Groslée et le comte de Valentinois. L'évêque
de Saint-Paul-Trois-Châteaux, Théodat, crut s'apercevoir qu'on en voulait aux
souverainetés épiscopales. Il se démit volontairement de la sienne en faveur
du roi-dauphin. C'était le seul moyen d'être efficacement protégé contre les
compagnies. En avril 1410 le dauphin Louis, marié à Marguerite de Bourgogne,
entra en possession du Dauphiné. C'était un prince pieux. Alors le comte de
Savoie fut arrêté à Paris, et forcé de rendre au dauphin l'hommage qu'il ne
croyait devoir qu'à l'empire. Ce que Louis fit de plus remarquable fut de
forcer Bérand III, dauphin d'Auvergne, à substituer sur ses armes un dauphin
mort au dauphin vivant. Il périt à Azincourt. Selon Fleuri il serait mort le
25 décembre suivant, d'un flux de ventre, non sans soupçon de poison. Sa
veuve épousa ensuite le connétable comte de Richemont. Ce fut une femme d'un
grand mérite. Elle conserva le nom de madame de Guyenne, et elle contribua
beaucoup aux desseins de pacification entre les princes. Cependant
l'empereur Sigismond prit à tâche de mettre un terme au schisme qui
affligeait la chrétienté. Après le concile de Pise, 25 mars 140g, où étaient
25 cardinaux, 300 évêques et 280 supérieurs religieux, et d'où sortit
l'élection d'Alexandre V, à qui Jean XXIII ne tarda pas à succéder, le
concile de Constance fut, par les soins de l'empereur, réuni le 5 novembre
1414. Sigismond s'y rendit la veille de Noël. Là furent condamnées les
doctrines du cordelier Jean Petit, de Jean Hus, de Jérôme de Prague, de
Pierre de Dresde et du curé Jacobel, souteneurs des propositions du
professeur Wielef, d'Oxford, et autres thèses non moins répréhensibles. Or
Jean Petit prétendait, par exemple, que, laïque ou ecclésiastique, le
seigneur en état de péché mortel n'était ni seigneur, ni prélat, ni évêque ;
il soutenait que chaque particulier avait le droit de tuer celui qui, par
fraude ou sortilège, attente à la vie (le son seigneur ; en sorte que pour
justifier l'assassinat du duc d'Orléans il suffisait d'affirmer que, par sortilège,
il avait causé la démence du roi. Dans la
XIIe session on arrête que l'élection du pape se fera en dehors de Balthasar
Cossa ou Jean XXIII, de Pierre de Lune ou Benoît XIII et de Ange Coravio ou
Grégoire XII. Jérôme de Prague avait soutenu ce qu'on appelait les universaux
de logique, voyant en eux, non une doctrine, mais une forme propre à la
discussion. Il déclara renoncer à cela, et il jura qu'il persévérait dans la
foi de l'Église catholique. Parmi les Pères on a remarqué avec raison Pierre
d'Ailly, cardinal de Cambray, et son ami Gerson, tous deux ici à la tête de
la nation de France, comme on disait, et représentants de l'université. Ils
soutenaient la prééminence du concile œcuménique ; ils demandaient la paix de
l'Église et une plus ferme discipline en son sein. Gerson
prit toujours l'initiative des plus sages mesures à l'occasion de la
soumission de Jérôme de Prague, dont il demandait l'élargissement ; il fit un
discours remarquable sur les rétractations des hérétiques, qui trop souvent
retombaient dans leurs fautes. On remarquait dans le concile des zélateurs
ardents qui cherchaient déjà à rendre d'Ailly et Gerson suspects d'hérésie,
tant les passions étaient exaltées ! Pour la
paix il fallait obtenir la démission des trois titulaires actuels. Benoît
XIII, le plus opiniâtre, était en Catalogne. L'empereur résolut de l'y aller
trouver : il se mit donc en route, après la XVIe session, pour Nice et pour
l'Aragon, avec l'archevêque de Tours, maître Dubreuil, et à la tête des
quinze commissaires désignés par le concile pour décider Pierre de Lune à se
démettre. Le 2 août, Sigismond fait une entrée magnifique à Vienne en
Dauphiné. Il reçoit de la ville 300 florins d'or ; et il renouvelle ses
anciens privilèges. Il est à Montpellier le 13 août. Dès qu'on eut avis au
concile, le 2 octobre, que l'empereur et le roi d'Aragon étaient à Perpignan
en conférence avec Benoît XIII, on chanta le Te Deum. Toutefois,
Benoît, au lieu de se démettre, lança peu après, d'un petit lieu-dit
Paniscole, une bulle d'excommunication contre le roi d'Aragon et contre le
concile. De Narbonne Sigismond alla à Paris dans le mois de janvier, en vue
de travailler à la réconciliation de la France avec l'Angleterre. Là, comme
s'il avait oublié qu'un roi de France ne relève que de Dieu et de son épée,
on sait qu'il osa faire un chevalier en plein parlement. L'empereur fit aussi
acte de souveraineté en Dauphiné. Arrivé à Lyon le 4 février, il confirma les
privilèges de Vienne ; il donna aux habitants deux foires franches, et aux
gentilshommes le droit de pêcher dans le Rhône et de chasser dans leurs
terres, même à six lieues à la ronde. Enfin, en passant à Chambéry le 19
février, il érigea le comté de Savoie en duché, en faveur de l'illustre
Amédée VIII. Par
suite de l'absence d'exactitude en toute limitation, quelque autorité du
dauphin existait encore à Vienne à côté de la temporalité ecclésiastique. De
graves démêlés s'élevèrent entre les gens de Vienne et l'archevêque. Il y eut
lutte, sédition d'un côté, excommunication de l'autre, et appel au concile de
Constance. On prit pour arbitre précisément l'ancien archevêque Thibault de
Rougemont ; et il y eut un traité d'accommodement le 8 avril 1417. Au
dauphin Louis avait succédé le dauphin Jean, son frère. Mais Jean mourut
presque aussitôt, le 5 avril 1417. Alors Charles fut dauphin. Ou le sait, il
eut bientôt à lutter contre la détestable politique d'Isabeau de Bavière, sa
mauvaise mère ; et le Dauphiné, grâce à l'éloignement du foyer de l'incendie,
fut un de ses meilleurs point d'appui. Comme gouverneur de cette province,
Jean d'Angennes, seigneur de la Loupe, avait succédé à Guillaume d'Aire. Jean
d'Angennes lui-même étant mort, un des premiers actes du dauphin Charles fut
de nommer à cette place importante Henri de Sassenage. Comme
le marquis de Saluces était mineur, Valérien, son frère naturel et régent du
marquisat, imagina, la France étant en feu, de rançonner le Dauphiné. Des
arbitres pacifièrent heureusement le différend. L'empereur, on devait s'y
attendre, parla aussi par écrit de ses prétentions sur le Dauphiné. On éluda
toute réponse caractéristique. On remarqua que le traité de novembre 1418
entre le duc de Bourgogne et Sigismond semblait confirmer l'empereur dans la
possession du Dauphiné. On laissa tomber ces prétentions dans le néant. A cette
époque, le Dauphiné eût pu jouir d'une tranquillité que la France était loin
d'avoir ; mais la diversité des partis, en matière politique et religieuse,
créait trop souvent, même là, une sort e d'anarchie dans les familles. Ainsi
Jean de Poitiers, évêque de Valence, était un grand prélat et un bon
serviteur du dauphin, tandis que Charles de Poitiers, évêque de Langres,
servait le duc de Bourgogne. Après
la sanglante tragédie du pont de Montereau et le traité de Troyes qui en fut
la conséquence, le dauphin, qui n'avait que seize ans, puisqu'il est, né en
1403, dut s'attendre à l'inimitié persistante du duc Philippe. Il avise donc
de son mieux à organiser ses moyens de défense. Le traité, on le sait, le
déclarait déchu de tout droit, et Catherine, fille de Charles VI, en épousant
le roi anglais Henri V, lui transmettait, disait-on, tout droit de succéder à
la couronne de France. Ce traité fut signé du duc Philippe le 2 décembre,
puis encore ratifié à Arras le 25 janvier suivant. C'est le 21 mai que fut
signée, sous le nom de paix, la coalition dans la cathédrale de Troyes, et le
3 juin que fut célébré le mariage. Les Anglais prirent si bien ce traité au
sérieux, que dès 1420, c'est-à-dire même du vivant de Charles VI, Henri V fit
frapper à Rouen une monnaie très-significative. Isabeau de Bavière prit la
plus grande part à ces actes politiques. On a voulu de nos jours diminuer la
réprobation qui pèse dans l'histoire sur la 'mémoire de cette reine dénaturée[46] : mais, tant qu'on ne nous aura
pas démontré comment une mère déshérite son fils sans manquer à ses devoirs,
nous croirons Isabeau inexcusable. Le
dauphin Charles, comme étourdi du coup dont Jean sans peur était tombé, va
d'abord dans l'Orléanais et dans le Berry[47] avec un petit nombre de
fidèles. Parmi ces derniers on a particulièrement remarqué Pierre de
Frottier, son grand écuyer, comme l'un des plus compromis dans la scène du
rendez-vous. Ce personnage, seigneur de Pressigny, fut pendant un temps
éloigné de la compagnie du roi. Quand il rentra en faveur, Charles VII lui
accorda de rendre ses comptes seulement d'une façon approximative. « Ces
délais du compte montrent[48] combien l'administra« lion des
finances était irrégulière. » Cette chronique de Jean Chartier nous met au
courant de beaucoup d'usages qui font mieux connaître ce temps-là. Il paraît
que, pour obtenir des chevaux plus de force pour un long trajet, on leur
lavait le bas des jambes avec du miel et du vin, que les officiers avaient
droit à certains émoluments en nature, que les objets de consommation
n'étaient pas toujours bien payés par les maîtres de l'hôtel du roi, que de
1422 à 1423 le passif du trésor royal s'accrut, et que, le crédit étant
obéré, il ne fut pas aisé d'y pourvoir[49]. Là on voit aussi que le vert
était la couleur que le roi préférait ; que sa devise était aux trois
couleurs, rouge, blanc et vert ; que tel était son drapeau à son entrée à
Rouen[50]. On sait que dans le tableau de
Fouquet qui le représente en 1458 à l'assemblée de Vendôme, il porte les
mêmes couleurs ; que d'ailleurs ces signes n'avaient rien de bien fixe,
puisqu'il prit aussi, comme son père, le soleil pour emblème. On sait
que la monnaie du roi d'Angleterre portait Henri roi des Français, et que
deux siècles et demi plus tard les rois de la grande Bretagne s'intitulaient
encore rois de France. On crut réunir toutes les apparences du droit, en
obtenant le 23 décembre de Charles VI une sentence d'exclusion contre son
propre fils. Dès le 5 juin ils ouvrirent les hostilités par le siège de Sens. Le
dauphin en appelle aux sympathies de la France ; et s'il y a dans sa vie un
trait saillant, c'est de n'avoir pas désespéré alors de son droit et du bon
sens de son pays. Peut-être était-ce porter un peu loin sa confiance dans les
étrangers que de donner l'épée de connétable au comte Buchan, qui la veille
de Pâques avait été victorieux du duc de Clarence. Que ne fut-il toujours
aussi reconnaissant des services rendus ! Le vrai
parlement ayant été par le dauphin-régent transféré à Poitiers, il y eut un
parlement d'origine anglaise qui continua de fonctionner à Paris. On convient[51] « que cette dernière cour, «
quand elle ne fut pas égarée par des motifs politiques, rendit u bonne
justice et soutint de sages principes n. Le
dauphin-régent mit à profit les sympathies dont il était assuré au centre de
la France : il devait particulièrement, pour le rétablissement de son
autorité, compter sur le Dauphiné et sur le Languedoc. De ce côté-là,
malheureusement, il avait contre lui les princes d'Orange, Jean puis Louis de
Chillon, et le duc de Savoie Amédée VIII, partisans de la Bourgogne ; et il
pouvait peu s'appuyer sur Jean de Foix. A la
fin de 1419, avant d'ouvrir les hostilités comme régent de France, il vient
dans le Dauphiné. Là, non par ordre impératif, mais d'un ton très-modéré, il
convoque le ban et l'arrière-ban. C'était le moyen d'être ponctuellement obéi
d'une population belliqueuse et robuste, mais attachée à ses droits. Le
prince d'Orange, repoussé du Languedoc par le comte de Foix, s'était présenté
sans succès devant Vienne. Les Dauphinois voyaient leur ennemi dans l'ennemi
du dauphin. Les cruautés commises par les Bourguignons, en forçant le château
dit d'Anjou, avaient encore rendu ce prince plus odieux. Dans ces guerres
atroces, on ne reconnaissait plus ni droit ni retenue. Les femmes étaient
fort mal traitées, et l'on cite l'affreuse mort de Marguerite de Bressieu.
Dès que l'ennemi surprit Sainte-Colombe, le bailly de Lyon descendit le Rhône
avec un secours. Sa présence raffermit le courage des habitants, et l'ennemi
se retira. Le
dauphin, s'étant mis en campagne, descendit de Lyon à Vienne. Non-seulement
on l'y accueillit avec sympathie, mais on lui fit don de 800 florins d'or,
excellente aubaine dans l'état où il était ; il reçut du chapitre, pour
quatre ans, le commandement du Pipet. Là Charles VII accorde à Lyon deux
foires[52] semblables à celles de
Champagne pour les privilèges. « Ainsi, dit Chorier, Vienne a été comme le
canal par où a passé dans Lyon ce grand commerce qui en a fait une des plus
importantes villes du monde. » Ce qui serait vrai si en réalité Louis XI
n'avait fait bien davantage par des édits qu'il sut mettre à exécution. Charles
songea d'abord, et fort à propos, à assurer les communications avec le midi
par le pont Saint-Esprit. La prise de cette ville facilita la conquête de
plusieurs autres, et par là ses relations avec le Languedoc furent solidement
établies. Ainsi son parti, qui était en effet celui de l'ordre et du
patriotisme, ne cessa de se fortifier de ce côté. Cependant
Louis de Saint-Vallier, mécontent de perdre l'héritage du Valentinois,
s'avisa de surprendre Louis de Poitiers, son cousin, et de le jeter en prison
avec Lancelot, fils naturel de celui-ci. Le comte traita sous les verrous, le
8 août 1416, promit de ratifier en liberté et ratifia en effet ; mais avant
de mourir il revint au premier projet. Cette
famille de Poitiers a une grande célébrité dans ces contrées, et
particulièrement dans les comtés de Valentinois et de Diois. On en connaît
l'origine : vers 1440 la comtesse de Marsanne avait beaucoup à souffrir de la
guerre que lui faisaient les compagnies et même les évêques de Valence et de
Die. Sur les entrefaites, Aymar, surnommé de Poitiers, parce qu'il était fils
naturel de Guillaume IX, comte de Poitiers, vint dans la contrée à la tête
d'un certain nombre d'aventuriers. La comtesse l'ayant prié de lui prêter
main-forte, « il lui donna très-grand secours ; il conquit plusieurs châteaux
et villes ès dits pays de Valentinois et Diois. Pour le récompenser de ses
services, elle lui offrit de lui donner la moitié de toute sa terre, ou bien
qu'il lui plût la prendre toute entière, en prenant aussi à femme une sienne
fille qu'elle avait seulement. Laquelle fille il prit en mariage, et fut
seigneur de toute la terre. » Fait raconté par la comtesse, d'après une
enquête faite à Romans en 1421[53]. Louis
II de Poitiers, dernier comte de Valentinois et Diois, n'avait que deux
filles. Pour se venger de la violence que le seigneur de Saint-Vallier lui
avait faite, il écrivit, à Baix, le 22 juin 1419, un testament nouveau, par
lequel il instituait son héritier universel le dauphin Charles, fils du roi
Charles, à la charge de payer 50.000 écus à ses exécuteurs testamentaires
pour acquitter ses dettes et accomplir ses legs. En cas de refus, il lui
substituait le duc de Savoie. Il mourut le 4 juillet suivant. A sa
mort Louis de Saint-Vallier prit le titre de comte de Valentinois et Diois,
en vertu de la donation antérieure au testament. Mais Henri de Sassenage,
gouverneur du Dauphiné, et le conseil delphinal soutinrent contre lui les
droits du dauphin Charles. Le 16 juillet 1419 Louis de Saint-Vallier offrit
de s'en rapporter à ce qui serait décidé par le conseil du dauphin. Enfin,
par un traité fait à Bourges, le 4 mai 1423, Louis céda au roi Charles VII
tous ses droits sur la succession du comte Louis, moyennant une rente
annuelle et perpétuelle de 7.000 florins d'or. Depuis lors les deux comtés
sont restés unis au Dauphiné. Le pape Sixte IV, profitant en 1482 de
l'affaiblissement du roi et de son voyage à Saint-Claude, obtint pour ces
deux comtés une promesse de restitution. Mais il n'y avait ici rien à
restituer au Saint-Siège ; cette concession n'eut donc pas de suite. Plus
tard il y eut don à Diane de Poitiers, mais sans hérédité. Du
Pont-Saint-Esprit, le dauphin va affermir son autorité dans le Languedoc.
Cette grande province, malgré le morcellement féodal qu'elle avait subi comme
les autres, était un des meilleurs et des plus antiques fleurons de la
couronne. Dès 1400, en exécution de l'ordonnance qui défendait les guerres
privées, le maréchal de Sancerre, connétable et sénéchal de Toulouse, étouffa
celle qui s'élevait pour refus d'hommage entre le sire de Barbazan et
Matthieu de Foix, comte de Pardiac. Il n'hésita même pas à saisir et à
enfermer ce dernier, qui avait refusé de s'en tenir aux articles de la
pacification. Là, à
cause de la présence et du voisinage des Anglais, maîtres de la Guienne, les
deux partis se balançaient ; et, quoique le sentiment national dominât, la
faction des Bourguignons, à laquelle la Castille et la Navarre étaient
favorables, n'était point sans crédit. Dès la révolution que les Bourguignons
opéraient à Paris en 1418 par des assassinats en masses, on voit le dauphin
prendre le titre de régent, surtout pendant la maladie de son père, nommer
des gouverneurs en plusieurs provinces, désigner particulièrement Renaud de
Chartres, archevêque de Reims, pour son mandataire, lui donner pour
lieutenants des guerriers dévoués à sa cause, tels que le seigneur de Villars
; et ce dernier, pour l'entretien des troupes levées à ses frais, vendre sa
vaisselle d'or et d'argent, acte patriotique, qui mérite d'être mentionné. Pendant
cette guerre de partisans ou de compagnies luttant avec acharnement sur tous
les points du royaume, il serait difficile de citer ou de suivre la plupart
des faits d’armes. Il y a même à une si grande distance des actes fort
importants que les histoires locales les plus développées passent sous
silence ou signalent avec doute ; mais il y a des actes de mauvaise foi ou de
cruauté dont il est utile que le souvenir se conserve. Ainsi quand Henri V
entre à Rouen, il célèbre sa venue en faisant pendre trois des plus notables
bourgeois. D'un autre côté, quand le dauphin eut pris Nîmes, le 6 avril 1420,
il assiège le Pont-Saint-Esprit, où les Bourguignons de la garnison sont les
uns faits prisonniers, les autres a passés au fil de l'épée » Perdre
Melun, que le sire de Barbazan défendait si bien, était un dommage ; mais ce
n'était pas une raison pour Charles de Bourbon, qui prit Aigues-Mortes le 20
février, de faire décapiter le chef de la garnison et plusieurs des siens.
Charles fut certainement mieux inspiré lorsque, par lettres de Carcassonne,
mai 1420, pour récompenser les gens de Toulouse de leur fidélité, et selon le
vœu des états, il y fonda un parlement, qui s'ouvrit le 29 mai suivant. Il
apprend avec beaucoup de sang-froid le deuil de la capitale, les marques de
sympathie données par les Parisiens au gouverneur de leur ville, le comte de
Saint-Pol, le manifeste de son père écrit à Troyes le 17 janvier contre lui
et contre ses droits, les projets de vengeance du duc Philippe, que sa propre
mère Isabeau appuie très-vivement, l'affreux traité de Troyes, du 20 mai, qui
le déshérite et appelle l'Anglais à régner à sa place, enfin le mariage de
Catherine de France, sa sœur, avec Henri V ; rien ne le déconcerte, rien
n'abat son courage. Une injuste sentence est portée contre lui ; il compte
sur son droit, dont nul sur la terre ne peut le dépouiller, et, plein
d'espoir dans l'appui du ciel, il entreprend de délivrer la France de
l'étranger. Ce fut certainement là le plus beau moment de sa vie. On a
souvent dit que les états du royaume furent appelés à sanctionner le traité
de Troyes. Cela est inexact. Il y eut, il est vrai, le 29 avril, quand on
connaissait déjà les principaux articles du traité qui allait se signer, une
assemblée très-solennelle au parlement, et après une longue harangue de Jean
Leclerc, sur les difficultés de la circonstance, les dispositions capitales
du traité furent, sur la demande du chancelier, approuvées par une sorte
d'entraînement, par un oïl généralement acclamé ; les états ne furent
convoqués que pour le 6 décembre. Ils se réunirent à l'hôtel Saint-Paul. Il y
eut des demandes pécuniaires, selon Félibien, historien de Paris. Il fut
décidé qu'on porterait à la monnaie une certaine quantité de marcs d'argent
de 8 fr. et qu'on n'en retirerait que sept ; mais il ne parait pas qu'il y
ait eu ni approbations ni remontrances. Il est probable qu'on a évité de
provoquer toute manifestation trop accentuée de l'opinion. Le
succès de Bauge, obtenu le samedi 22 mars 1421, par le vicomte de Narbonne,
le maréchal de La Fayette et le comte de Buchan contre le duc de Clarence,
fut regardé comme de bon présage. Ce fut une sorte de compensation aux
calamités de cette année pleine de fléaux. On put encore bien augurer du
mouvement populaire qui se manifesta quand les soldats du duc d'Exester[54] conduisirent à la bastille, en
février 1421, le seigneur de l'Isle Adam, alors fort aimé. Mais la perte de
Meaux, après un long siège et malgré une vigoureuse défense de six mois, fut,
la même année, un grave échec pour la cause du dauphin. C'est dans le midi et
dans les provinces centrales de France, entre la Loire et les Pyrénées, que
Charles VII trouvera des ressources et son plus ferme appui. Dès le
commencement de cette guerre, le parlement anglais, c'est une justice à lui
rendre, ne partagea point l'engouement de la nation. Il ne se laissa point
éblouir par quelques succès. Réuni le 2 mai 1420, il confirma volontiers ce
qu'on était convenu d'appeler la paix de Troyes ; mais il ne se fit pas
illusion sur les difficultés d'une pareille entreprise ; et malgré quelques
petites victoires, dont on faisait grand bruit, il se plaignit, en déclarant
que la conquête de la France ruinerait l'Angleterre. On était cependant en
bonne voie, car le parti bourguignon était parvenu à faire jurer au duc de
Bretagne, avant la mort de Henri V, d'observer la coalition de Troyes. On
s'étonne que le dauphin, sans doute pour donner au comte de Clermont le poste
de gouverneur du Languedoc, le retire au comte de Foix, et qu'il risque ainsi
de s'en faire un adversaire puissant. Heureusement le patriotisme du comte
résista aux sollicitations de ses ennemis, et il ne tarda pas à se
réconcilier avec le roi. C'est encore un bonheur qu'entre le duc de Savoie et
le prince d'Orange il se soit élevé des prétentions rivales touchant le comté
de Genève. Le dauphin a beaucoup à faire : tout ce qui neutralise les forces
de ses adversaires est un avantage pour sa cause. Mais
que penser de ce qui se passe à Béziers ? Cette ville, par attachement au
comte de Foix, avait fermé ses portes à Charles de Bourbon, lieutenant du
dauphin. Il fallut en faire le siège. La capitulation offerte au comte de
Clermont fut signée ; le dauphin même, qui était venu au camp, donna des
lettres d'abolition. Ses troupes y entrèrent donc ; mais l'année suivante
Charles de Bourbon punit rigoureusement la ville. Charles VII sentit bientôt
la nécessité de se rapprocher du comte de Foix : ainsi, revenu à Béziers, le
8 octobre 1422, il permit à la ville.de prendre, sur les 68.000 livres votées
par les communes du Languedoc, les 16.000 moutons d'or qui étaient dus au
comte. Comme
si la guerre avec l'Anglais n'avait pas été un assez grand malheur, un corps
de brigands bourguignons qu'on porte à 800 hommes d'armes, sous les ordres du
capitaine Rochebaron et d'autres chefs, dévasta les pays d'Auvergne, de
Limousin et de Gévaudan. A la tête de la noblesse de ces contrées, Bernard,
comte de Pardiac, Imbert de Groslée, bailly de Lyon et les sires de Lafayette
et de Beauchatel, marchèrent et rendirent le calme à ces provinces, du moins
pour quelque temps ; car, malgré les défenses plusieurs fois répétées, les
guerres privées ne discontinuaient pas, et, comme dit très-bien Chorier, qui
a parfois des éclairs de bon sens, « le commencement de ce règne ne tut
qu'une confusion de « malheurs, de révoltes et de pertes n. Après
une tentative inutile pour faire enlever Cosne par le vicomte de Narbonne, le
dauphin s'était retiré dans le Velay. Il était à Espali, près le Puy,
lorsque, le 25 octobre 12122, il apprit la mort de Charles VI, son père.
Alors donc il était roi. Mais sa royauté, sacrifiée par le traité de Troyes,
était à conquérir. Henri V, dont la veuve Catherine de France épousa ensuite
Owen Tudor, était mort presqu'en même temps que Charles VI. Henri VI, fils du
roi anglais, jeune enfant réservé à bien des infortunes, fut, à Notre-Dame,
proclamé roi d'Angleterre et de France ! Quant à la reine douairière, elle
donna à son second époux trois fils : Edmond, l'aîné, épousa Marguerite,
fille unique de Jean de Beaufort, duc de Somerset, de laquelle est né Henri
de Richemont, qui fut le roi Henri VII. A cette proclamation d'un roi
étranger le peuple murmura : on assure qu'aucun des princes du sang n'en
voulut être témoin. Les
loyaux défenseurs de la couronne de France occupaient, dans l'Aquitaine, les
provinces au sud de la Loire. Tandis que la moitié de la France militait à
contre cœur pour l'étranger, le Dauphiné marchait vaillamment tout entier
pour la patrie. De Blois et d'Orléans les Français faisaient incursion dans
la Beauce, rayonnaient vers Sens et Auxerre et menaçaient le Nivernais. La
maison d'Anjou, d'abord fidèle à Charles VII, pactisa ensuite avec les
Bourguignons. Au sud-est le bailly de Lyon, sire de Groslée et Bernard
d'Armagnac menaçaient la basse Bourgogne. Mais que de villes et de provinces
absentes ! Elles soupiraient toutes pour la France ; l'ennemi en armes les en
séparait : telles étaient, à l'est, la Bourgogne et la Champagne, au sud la
Guienne, au nord Pile de France, la Picardie, la Normandie. La Bretagne, à
l'ouest, oscillait, presque plus favorable à l'Angleterre qu'à la France. Les
ouvertures de paix, favorisées à Bourg en Bresse, par l'intervention d'Amédée
VIII, entre les députés de Charles VII et le chancelier de Bourgogne, maître
Raolin, n'aboutirent pas. La lutte continua donc. Charles y paraissait le
moins fort à cause des revers antérieurs ; mais les aspirations des peuples
et un sentiment de répulsion contre le joug de l'étranger étaient pour lui.
Les campagnes comme les villes avaient les Anglais en horreur. De fait, c'est
cette aversion d'une domination étrangère qui délivra la France. Mais le mal
parut s'aggraver. Jean V, duc de Bretagne, avait d'abord traité avec le
dauphin ; le 17 avril 1423 il signe à Amiens une alliance avec les ducs
Philippe et de Bedford, frère de Henry V, par laquelle il reconnaît le traité
de Troyes, c'est-à-dire la déchéance de Charles VII. Il y fut excité, dit-on,
par Artur, comte de Richemont, son frère, qui songeait alors à épouser la
veuve du dauphin Louis, sœur de Philippe. Il y eut en outre un traité
personnel entre Philippe et Artur, où l'on se fit mutuellement des réserves
et concessions, dont quelques-unes étaient favorables aux droits du roi ;
conventions qui laissent entrevoir l'arrière-pensée d'un rapprochement avec
Charles VII. Artur de Richemont épousa donc[55] madame Marguerite, cette femme
remarquable qui concourut efficacement à la pacification des siens et de la
France. Les
Anglais se servirent aussi des alliances de famille pour augmenter leur
pouvoir et prendre pied sur le continent. Tandis que Humfroi, duc de
Glocester, se créait des intérêts dans les provinces du nord en épousant, en
1425, Jacqueline de Hainaut, divorcée d'avec son cousin Jean IV, le duc de
Bedfort célébrait à Troyes, en juin 1423, son mariage avec Anne de Bourgogne,
une des plus jeunes sœurs du duc Philippe. Régent au nom de Henri VI, en
menant à Paris sa jeune épouse, il emporta la petite ville de Pont-sur-Seine,
dont il fit périr la garnison. Les gens d'Orsay auraient éprouvé le même sort
si Anne de Bourgogne n'eût vivement demandé leur grâce. Au fait
ces mariages, au lieu de profiter aux Anglais, tournèrent contre eux.
Philippe, qui avait à les combattre dans le Hainaut, ne pouvait guère être
leur fervent allié en France. La lutte était engagée partout. Heureux de
recevoir à son aide quelques milliers d'Écossais sous les ordres du comte de
Buchan et de Jean Stuart, comme on l'a vu à Bauge, Charles VII donna au
premier de ces chefs l'épée de connétable ; bientôt même il nomma le comte de
Douglas duc de Touraine et lieutenant général du royaume. Il était jeune. Il
fut peut-être reconnaissant à l'excès ; plus tard il ne saura pas l'être
assez. Les Écossais, avec quelques milliers d'Italiens soudoyés dans le
Milanais et dans le voisinage des Alpes, étaient les seules troupes
auxiliaires du roi. De
l'autre côté, les chefs mettaient tout leur soin à apaiser les zizanies
toujours près d'éclater entre les Anglais e les Bourguignons. L'échec de
Crevant[56], où les Écossais firent de
grandes pertes, fut médiocrement réparé par le succès de la Gravelle aux
premiers jours d'août. Dans la Picardie et le Vermandois combattaient les
plus habiles chefs, Jean de Luxembourg pour la Bourgogne, Saintrailles,
Dunois et d'autres pour la France. Le
mariage du roi fut un événement notable. Dès le 18 décembre 1410,
c'est-à-dire à sept ans d'âge, le dauphin Charles, cinquième fils du roi
Charles VI, avait été tancé à Marie d'Anjou, troisième fille de Louis II
d'Anjou, roi de Sicile et d'Yolande d'Aragon, mariés en 1400. La fiancée
était encore plus jeune que le dauphin. Ils furent mariés au château de
Tours. Par contrat de décembre 1413, Charles VI s'engagea à lui assigner un
douaire convenable. Est-il certain, comme l'affirme M. Chalmel[57], que le roi lui ait donné le
duché de Touraine par lettres patentes de Bourges du 27 mai 1423,
enregistrées par la chambre des comptes le 2 juin suivant ? On ne concevrait
pas alors comment le 19 avril 1424 le roi, pour récompenser les Écossais,
nomme titulaire du duché de Touraine, Archibald, comte de Douglas ; comment,
par lettres du 25 avril suivant, il enjoint expressément à la chambre des
comptes de vérifier les dites lettres nonobstant toute opposition ; comment,
le 7 mai, le comte de Douglas fait solennellement son entrée à Tours par la
porte de Notre-Dame-la-Riche et est reçu, selon l'usage, chanoine de
Saint-Gatien puis de Saint-Eudes. Le sire de Douglas ayant été tué quatre
mois après à Verneuil, le duché de Touraine, au lieu de revenir à Marie d'Anjou,
passa à Louis d'Anjou, son frère, pour acquittement d'une dette contractée
par le roi. On voit donc le 2 janvier 1425 Yolande, mère de Marie, entrer
solennellement à Tours. Si Charles avait promis ce duché à Marie d'Anjou, il paraît qu'il n'a guère mieux tenu cette promesse que d'autres, puisque Louis XI, la première année de son avènement, a été obligé de constituer un douaire à sa mère, et même un apanage à son frère, comme on verra. |
[1]
Sauval.
[2]
M. Boutaric, la France sous Philippe le Bel.
[3]
M. Royen.
[4]
Félibien, t. I, p. 297.
[5]
Sauval, Antiquités de Paris, t. II, p. Si.
[6]
M. Boutaric.
[7]
Dom Vaissette.
[8]
Sauval.
[9]
Gagnin-Loiseau, Du Droit des offices.
[10]
M. Boutaric, p. 156.
[11]
M. Boutaric, p. 156.
[12]
Antiquités de Paris, I. II, p. 17.
[13]
Antiquités de Paris, I. II, p. 17.
[14]
Boutaric, p. 179.
[15]
Félibien, Histoire de Paris, t. I, p. 263.
[16]
Ce qui, selon notre appréciation, forait aujourd'hui 20 fr. et 10 fr.
[17]
Boutaric
[18]
Boutaric, Institutions militaires avant les armées permanentes, ouvrage
couronné.
[19]
T. II, p. 194.
[20]
Thibaudeau, Histoire des états généraux, p. 151.
[21]
Félibien.
[22]
Félibien, Histoire de Paris.
[23]
Pastoret, Recueil des édits, t. XV, p. LI.
[24]
Pastoret, Recueil des édits, t. XV, p. LVI.
[25]
Félibien, Histoire de Paris.
[26]
Notes de Chorier, t. III, p. 634.
[27]
Denis Salvaing, de Boissieu et Casenave.
[28]
Ajoutez 57, 58, 73, 74, 75
[29]
Guy Allard, Dictionnaire du Dauphiné.
[30]
Salvain de Boissieu.
[31]
Salvain de Boissieu.
[32]
Bibliothèque des Chartes, t. Ier.
[33]
P. 9, in-folio.
[34]
Chorier, t. II, p. 295.
[35]
Guy Allard.
[36]
Chorier.
[37]
Juillet 1318.
[38]
23 février 1402.
[39]
J. Brunier, par de Pétigny.
[40]
Chorier.
[41]
Notes de Chorier sur son histoire.
[42]
Tome I, fol. 4.
[43]
Chorier.
[44]
Chorier, Notes sur son histoire.
[45]
Chorier, Notes sur son histoire.
[46]
Biographie de M. Vallet de Viriville.
[47]
Jean-Chartier, édit. de M. de Viriville.
[48]
Vallet de Viriville, t. III, p. 314.
[49]
Chroniques de Jean Chartier, t. III, Comptes de Charles VII.
[50]
Vallet de Viriville, p. 297.
[51]
Le marquis de Pastoret.
[52]
Février 1419.
[53]
Art de vérifier les dates, t. III, p. 260.
[54]
Félibien, Histoire de Paris.
[55]
Fin de septembre 1423.
[56]
31 juillet 1424.
[57]
Histoire de Touraine.