HISTOIRE DE LOUIS XI

SON SIÈCLE, SES EXPLOITS COMME DAUPHIN - SES DIX ANS D'ADMINISTRATION EN DAUPHINÉ - SES CINQ ANS DE RÉSIDENCE EN BRABANT ET SON RÈGNE

TOME PREMIER

 

PRÉFACE.

 

 

Nos aïeux avaient une vertu qui nous a manqué. Comme nous, et mieux que nous, ils ont désiré le progrès de la civilisation. Rarement ils le demandèrent aux révolutions, préférant l'attendre. Il a pu leur en coûter quelques jours d'épreuves ; mais ils l'ont obtenu du temps, de la sagesse des souverains, et ce bon esprit a singulièrement aidé la tâche de nos meilleurs rois.

Dans les graves circonstances où se trouve aujourd'hui la France il ne sera pas hors de propos, nous l'espérons, d'écrire l'histoire d'une époque qui eut aussi ses malheurs, et de retracer la vie d'un roi dont on s'est trop accoutumé à méconnaître la sagesse, le dévouement et les bienfaits. Dès ce temps-là, en effet, il rendait un immense service à notre patrie, celui qui travaillait avec tant d'ardeur à réunir en un seul faisceau toutes les forces du pays, à se créer de solides alliances, à intéresser le plus possible au salut commun les grands vassaux comme les petits, le populaire comme les bourgeois ; celui qui ne songea point à conquérir au dehors, mais assura et fortifia constamment ce qu'il savait être le droit de sa couronne.

Le temps qui nous sépare de Louis XI écarte de nous tout soupçon de flatterie : toutefois, avouons-le, c'est tout le bien qu'il a fait à la France qui a attiré notre attention sur son règne. Nous avons voulu écrire une page sincère et vraie. L'histoire sera sincère quand elle aura été écrite sans parti pris, avec le seul désir d'honorer les bienfaiteurs de l'humanité, d'éclairer les contemporains par les exemples du passé, et de rendre justice à qui elle est due. Elle sera vraie quand aucunes des recherches nécessaires à la connaissance des faits n'auront été négligées.

Sur le quinzième siècle les recherches sont pénibles et difficiles. Alors il fallait un privilège pour écrire l'histoire. Les historiographes, comme furent les religieux de Saint-Denis pour Charles VI, Jean et Alain Chartier pour Charles VII, ne devaient ni ne pouvaient rien publier sans l'approbation préalable du roi et de son conseil. Tel était l'usage. Dans leurs écrits tout est donc nécessairement laudatif ; aussi est-on sûr de n'y rencontrer jamais la moindre critique du pouvoir, pas même sur l'abandon de Jeanne d'Arc et sur les persécutions de Jacques Cœur. M. d'Haussonville, dans la préface de son Histoire de la réunion de la Lorraine à la couronne de France, nous montre quelles étaient encore au dix-huitième siècle les susceptibilités de l'autorité à l'égard des publications historiques.

Ainsi, de nos jours, si l'on veut connaître le vrai sur cette époque, il faut recourir aux pièces originales où le récit des faits porte réellement l'empreinte du temps. Cette vérité historique, devenue d'un difficile accès pour le règne de Louis XI, nous avons, à force de persévérance, essayé de l'atteindre.

Que les tyrans soient traités comme ils méritent de l'être, rien n'est plus juste. C'est un avertissement pour ceux qui seraient tentés de leur ressembler ; et il est probable que les vives couleurs de Tacite ont préservé le monde de plus d'un Tibère. Mais marquer de ce stigmate un roi qui, loin d'avoir opprimé ses peuples, a voulu les soustraire à toute oppression ; qui, au prix de mille travaux, n'a songé toute sa vie qu'à fonder solidement la prospérité de son pays, à relever ceux de ses sujets qui étaient abattus, et à écarter les obstacles qui entravaient tout progrès, nous ne connaissons point de plus grande injustice.

En examinant bien pendant notre enseignement littéraire à Lyon les avantages de ce règne, nous nous sommes longtemps étonné de l'impopularité qui s'attachait à ce prince. Nous nous demandions comment celui qui a tant travaillé pour la glorieuse unité de la France et pour son entière émancipation, qu'aucun prince de son temps n'a surpassé en loyauté, avait pris dans nos annales, souvent équitables, un si singulier renom ; comment, prodigue de faveurs envers ses fidèles, il a été lui-même si mal récompensé de ses vues presque prophétiques et de tant de patriotiques labeurs.

Nous avons voulu savoir si ces préventions avaient quelque fondement ; et surtout comment la France, si prompte à reconnaître le mérite des siens, fut amenée à concevoir une telle opinion.

Dans ce but, en l'absence de toute chronique officielle, comme en eurent tous nos rois, nous nous sommes livré, au sein des bibliothèques publiques, à plus de dix années d'un continuel travail. Les loisirs qu'il plaît à la providence de nous donner après quarante années de professorat universitaire, nous les avons consacrés à examiner non-seulement tous les ouvrages qui traitent de cette époque, mais particulièrement tous les titres originaux qui nous restent de ce règne. Au milieu de tant d'écrivains qui depuis quatre cents ans se sont plus ou moins copiés, il n'existait nul autre moyen de constater le vrai.

Malgré la distance des temps, il nous reste un assez grand nombre des actes fort remarquables de ce roi, des lois des annexions et reversions de villes et de provinces, des lettres, des instructions fort développées, des améliorations politiques que l'on ne peut méconnaître ; il y avait ses vues pratiques sur l'industrie, et sur la liberté de commerce, vues toutes nouvelles qui devaient assurer un jour la grandeur de la France ; ses heureux essais pour la marine, l'artillerie, le campement des troupes, et l'ordre de l'armée ; enfin il y avait la certitude de tous ses efforts pour contenir l'aristocratie féodale dans les limites qu'elle dépassait toujours, et pour venir en aide à l'essor de la bourgeoisie.

Tout cela est évident et indéniable. Mais la suite des actes personnels de Louis XI était plus difficile à saisir et plus facilement accessible aux interprétations de la calomnie. Aussi plusieurs écrivains qui, sans vouloir se livrer à de trop longues recherches, inclinaient en sa faveur, ont-ils conclu que si l'homme laissait à désirer, le monarque valait beaucoup mieux. C'était chercher une moyenne solution où il n'y en avait pas ; car un méchant homme ne fut jamais un bon roi.

Contre des adversaires qui du jour au lendemain changeaient d'attitude, il dut assurément se précautionner ; mais ce n'est pas être méfiant que de leur témoigner sans cesse plus de confiance qu'ils n'en méritent, jusqu'à tomber plusieurs fois dans leurs pièges. Qui donc Louis XI prend-il d'abord pour ses secrétaires intimes ? Ce sont précisément les mêmes qu'avait son père, les sires de Reilhac, de la Leoëe, et Bourré, seigneur du Plessis. La défiance ne procède pas ainsi.

On n'est pas sans foi lorsque, même avec ses ennemis, on a toujours tenu les engagements librement consentis ; lorsqu'à tout prendre on a été plus loyal que ne le fut aucun d'entre eux. Est-il -vrai, comme on l'a dit, qu'il s'entremit partout pour tout brouiller ? Nullement. Il ne fut jamais prodigue d'intervention. En Castille et en Navarre il eût mieux valu qu'il intervint davantage ; et en Savoie son arbitrage fut paternel et désintéressé. Il y a ramené la paix toutes les fois qu'on s'en est rapporté à lui. Quel plus sûr témoignage de son intégrité et de sa sagesse que l'entière confiance des Savoisiens envers lui, en 1479, après la mort de leur duchesse Yolande, sa sœur !

On l'a dit avare ; et ses ennemis avouent non-seulement qu'il n'a jamais rien pris pour ses satisfactions personnelles, mais « qu'il eût mieux aimé perdre[1] 10,000 écus qu'un seul archer ». On sait quel cas il fit des offres de Bajazet II et de Richard III.

Plusieurs fois il fut obligé de se montrer sévère ; cette nécessité s'imposait à lui bien plus évidemment qu'à Richelieu. Mais il ne fut pas cruel le roi qui a passé sa vie à prononcer toutes sortes d'abolitions, surtout pour les fautes qui l'attaquaient personnellement. Comment l'accuser de cruauté quand on convient qu'il fallait alors une main de fer au timon des affaires ; quand, sans être jugé cruel, le cardinal ministre de Louis XIII est allé beaucoup plus loin et dans de meilleurs jours ?

Les actes de Louis XI prouvent ce qu'il fut : la nature aussi nous le montre dans ses trois enfants. S'ils diffèrent par l'étendue et la finesse de l'esprit, ils se ressemblent par la bonté. Il fut lui-même généreux ; car on le vit plus d'une fois non-seulement observer les trêves envers ses adversaires quand il les savait en détresse, ce qui était le strict devoir, mais encore leur accorder des armistices, aussi bien à Maximilien (14.80) qu'à Charles de Bourgogne (14.73), alors qu'il eût pu les écraser.

Ce qui frappe en lui plus que tout le reste, c'est son génie d'économiste si éloigné des idées du temps, son ardeur à étendre les progrès du commerce, à créer chez nous l'industrie de la soie, à perfectionner l'artillerie et la marine, à encourager le travail des mines, à féconder toutes les sources de la richesse nationale ; enfin le soin qu'il prit de stipuler dans ses trêves, dût la guerre recommencer, le maintien de la liberté commerciale. Il fut certainement libéral, dans la meilleure acception du mot, le roi qui proclama (14.80) qu'on ne déroge pas par le commerce ; et qui édicta, pour les négociants étrangers et nationaux, la liberté de parcours, même au sein de la guerre. Un des derniers actes de son administration fut le renouvellement de ses traités avec la Hanse Teutonique.

La politique de Louis XI fut élevée et prévoyante. Telle a été celle de Charlemagne, de Philippe-Auguste, puis d'Henri IV et de Louis XIV. Pour la paix du monde il fallait que la France fût une grande puissance, un tout homogène, et que la royauté renversât les obstacles qui s'opposaient à cette généreuse conception.

Laborieux comme on ne le fut jamais, il passait des journées entières dans son cabinet. « Le temps qu'il se reposait, dit Comines, son entendement travaillait. » Ainsi, uniquement occupé du bonheur de la France, il aimait à se la figurer par anticipation telle que nous la voyons aujourd'hui. Comment prendrions-nous donc en aversion un roi dont nous pratiquons les idées ! Tâchons au moins de le connaître, car il peut être aussi bien comparé aux plus glorieux qui l'ont précédé qu'aux meilleurs qui l'ont suivi.

Dans ce siècle où l'on croyait à la magie, aux sortilèges et aux envoûtements, ce qui surprend le plus, ce n'est pas la violation des serments et des plus solennelles promesses, au point qu'on ne sait plus par quel lien enchaîner la volonté de l'homme ; c'est le vernis de foi religieuse, dont aime encore à se couvrir une société pleine de préjugés, de passions haineuses, d'ignorance et de frivolité, obligée de se débattre contre une foule d'oppresseurs et ne discernant guère la main qui veut l'affranchir ; « époque singulière qu'il faut ranger, comme on l'a très-bien dit, parmi les temps désordonnés où rien n'avait un caractère fixe ni légal[2]. » Ce serait une grande erreur de croire qu'il fût alors aisé de gouverner avec le seul ascendant du droit sans pactiser avec les deux ordres privilégiés, habitués à chercher leur appui chez l'étranger.

La féodalité, qui avait grandi, se dressa contre Louis XI. « Il faut reconnaître sous ce régime[3] une société originairement fondée sur la force et sur la conquête. » Par la guerre, le vassal devenait l'égal de son supérieur : il avait donc intérêt à la susciter s'il se trouvait assez fort. La féodalité était la négation officielle du droit devant la force à tous les degrés de l'ordre social. Le vassal cependant pouvait, par les successions, les alliances, et les acquêts plus ou moins légitimes, devenir aussi puissant que son suzerain : alors point de paix possible, point de limite à l'oppression des plus faibles. Ce seul aphorisme « en terre noble tout est noble, terres, bêtes et gens », prouve combien il avait raison de vouloir modifier un tel régime.

Louis XI, on le sait, eut à lutter contre tous les efforts, contre tous les pièges des seigneurs apanagistes ou non tels ; il lui fallut les combattre en bataille rangée, et ils ne se firent nul scrupule d'appeler l'étranger à leur aide. Pour rompre leur faisceau il s'est vu souvent obligé de capituler avec eux ; aussi convient-on, M. de Carné tout le premier, que u la situation était difficile ». La guerre, en effet, leur semblait un expédient commode qui les affranchissait même de l'hommage.

Cependant le but de Louis XI, comme avait été celui de Louis IX et de Philippe-le-Bel, était de donner à la bourgeoisie l'influence qu'elle méritait ; de procurer ainsi aux Français, par l'industrie et par le travail libre, la prospérité et les lumières dont jouissaient les nations les plus civilisées. Aussi, dans tout ce qu'il a fait, voit-on un esprit de suite et de sagesse bien supérieur à toutes les préoccupations de son temps, et tendant toujours à l'affermissement de son autorité tutélaire, qui était le niveau de la loi sur tous.

Du moment que l'aristocratie se refusait officiellement à toute vassalité, il fallait, sans milieu, la dominer ou être absorbé par elle. On ne pouvait plus atermoyer. C'était une rivale qui se posait en face de la royauté. Louis XI, voyant ce qui se passait en Castille, éclairé par les malheurs du trop faible Henri IV, prit la résolution de tenir la haute aristocratie à distance, et d'entrer en jouissance de tous les droits de la couronne.

Malheureusement, à la tête du parti hostile à sa mémoire, même du vivant de Charles VIII, furent les princes d'Orléans-Valois. Au mépris des bons avis de Louis XI, non-seulement ils donnèrent cours à leurs desseins ambitieux sur l'Italie et entraînèrent le jeune roi dans la politique désastreuse qu'ensuite ils suivirent eux-mêmes ; mais, montés sur le trône, ils se regardèrent comme une dynastie nouvelle, et fort mal à propos ils se crurent intéressés à déprécier leur sage prédécesseur, dont ils dédaignaient de suivre les conseils et les exemples. Ajoutons que cette nouvelle branche des Valois n'aimant pas Louis XI, exerça contre lui sur la presse une influence funeste ; telle fut surtout la cause de toutes les calomnies dictées par l'esprit de parti.

Dans cette voie d'amères critiques, sans parler des chroniqueurs bourguignons, Olivier de la Marche, Amelgard, Meyer et les autres, dont les erreurs nous avertissent de nous défier, entrèrent aussi plusieurs Français, soit qu'ils crussent avoir à se venger du roi, soit qu'ils ne comprissent point ses vues, tels que le poète Martial, Thomas Bazin, évêque de Lisieux, et Robert Gaguin.

Avec un tact parfait Louis XI discernait les aptitudes de ceux qui l'approchaient, ce qui fut toujours le cachet des esprits supérieurs. Il s'attacha surtout à récompenser le mérite personnel, et l'on en voit en 1480 un exemple frappant. Ayant remarqué le mérite de maitre Jean de la Vaquerie, il l'avait d'abord élevé au rang de quatrième président du parlement. L'office de premier président étant devenu vacant par la mort de maitre Jean le Boulanger, c'est encore maitre de la Vaquerie qu'il y appela, au risque de dérouter plusieurs compétitions et de faire des envieux.

On peut s'étonner que M. de Barante, cet esprit véritablement libéral, tout en repoussant plusieurs grossières calomnies infligées à ce prince, ne lui ait pas rendu une justice plus complète. C'est de lui que nous devions l'attendre, et l'intérêt de ses ducs n'en eût pas été affaibli. Il y a en effet une règle que Sully trace aux historiens à la tête de ses Économiques royales : « Si quelques grands rois, dit-il, qui ont acquis la réputation d'avoir été excellents ès faicts d'armes, de justice ou de police, ont eu quelques passions particulières qui n'aient point porté préjudice au public, il faut qu'on en laisse la correction à eux-mêmes et à leurs amis. » C'est donc le juste absolu et l'intérêt public que l'écrivain doit toujours avoir en vue.

Malgré toutes les clameurs soulevées contre Louis XI, un rayon d'équité commence à poindre pour lui. Ce ne sera pas en vain que les documents historiques, échappés à nos troubles, auront été mis sous les yeux des érudits. La lumière finira par se faire jour. Déjà on a découvert et prouvé que la plus révoltante énormité reprochée à ce souverain était un « récit controuvé, et que sa mémoire avait été trop longtemps calomniée[4] ».

Pour apprécier un règne si maltraité par la tradition, il faut remonter à l'origine des faits. Plusieurs bons esprits sont entrés dans cette voie d'utiles recherches. Un livre intitulé les Légistes du moyen âge[5] le prouve. « Par un avertissement secret, dit l'auteur, M. Agénor Bardoux, les privilégiés sentirent que les légistes étaient leurs ennemis ; » et il cite parmi leurs victimes Marigny et Jean de Doyat. Il montre le pouvoir royal protecteur du droit commun, gagnant surtout du terrain par l'administration, et celle-ci restée entre les mains des gens de loi. Aussi se garde-t-il bien d'oublier Louis XI. Non-seulement, en effet, ce roi continue la rédaction des coutumes et la création des parlements provinciaux, et il fonde par l'inamovibilité, l'indépendance de la magistrature, mais par lui le droit de garde est enlevé aux seigneurs, excepté sur les frontières, et le droit d'armer les milices est donné aux communes. Diffère-t-il d'opinion avec les gens de loi sur la pragmatique, il la maintient comme loi de l'État. Il veut un cadastre des biens de l'Église : la juridiction ecclésiastique est presque réduite aux affaires de l'ordre spirituel, sous réserve d'appel aux parlements. Personne n'a plus favorisé que lui la propriété roturière. Il exempte le paysan du guet ; il garantit le laboureur en limitant le droit de chasse. « Ce fut donc là un grand règne, dit l'auteur ; prince déjà moderne, il pense que les traités et les règlements valent mieux que des coups de lance. »

A l'envisager au point de vue des intérêts matériels, en le voyant introduire en France tout ce qu'il peut rêver d'arts utiles florissant ailleurs, abaisser toutes les entraves qui nuisent à la circulation intérieure ou à l'exportation de tous les produits, creuser des ports, faciliter l'exploitation de nos mines, améliorer les communications par terre et par eau, créer l'institution des postes, encourager le travail par son exemple, atteindre de son regard les actes les plus minutieux de l'administration, enfin stipuler dans ses traités la liberté la plus étendue même au sein de la guerre, on ne peut s'empêcher d'admirer cette activité si bien inspirée. L'Angleterre elle-même ne lui est-elle pas redevable de la belle idée de son conseil d'amirauté ?

Quelques écrivains, jugeant bien de l'ensemble de ce règne, ont essayé de changer le cours de l'opinion. Mais il ne suffisait pas de dire en terminant que Louis XI fût un grand roi : il eût fallu avant tout acquérir une exacte connaissance des faits. Pierre Mathieu, qui n'a guère d'autre but que de louer indirectement Henri IV, est peut-être moins hostile que les autres historiens à l'égard de Louis XI ; mais il admet contre lui sans examen toutes les fables qu'on avait mises dès lors en circulation. Il ne lui rend donc justice qu'à moitié. Duclos, malgré sa conclusion honorable à la mémoire de ce roi, mentionne cependant, sans vérification, cette détestable invention des enfants du duc de Nemours placés, par ordre, sous l'échafaud de leur père. De plus, sans tenir compte des honteux dédains infligés publiquement à la reine Marie d'Anjou par Charles VII et les deux femmes qui trônèrent à sa place, Duclos blâme Louis dauphin de n'avoir pas approuvé un pareil spectacle.

Puisque l'effacement de Louis XI provient surtout des éloges exagérés que des historiographes assurément trop complaisants, maîtres Alain, Jean Chartier et Claude de Seyssel, ont faits d'abord de Charles VII, puis après lui de Louis XII, son ennemi bien plus que son gendre, il a fallu montrer la vérité historique telle qu'elle est ; et sans nuire à la gloire réelle de ces deux princes, laisser du moins apercevoir qu'il y eut un côté très-faible dans leur conduite et dans leur politique.

On ne le pouvait guère avant nos jours. En effet, c'est en 1811 seulement que parut le premier des cinq volumes in-folio de la Collection des actes les plus importants de l'administration civile et politique de Louis XI, publiée par le marquis de Pastoret. Avant de connaître cette prodigieuse quantité de documents essentiels, disséminés en plusieurs archives plus ou moins inaccessibles, on ne pouvait rien savoir de positif et de précis. Ce fâcheux préjugé vient peut-être du défaut de notions exactes. Que n'ont pas osé les chroniqueurs ! Isambert ne dit-il pas, sur leur foi[6], que Charlemagne, l'organisateur d'une académie en son propre palais, ne savait pas écrire ? La cause de l'erreur au sujet du très-docte Charles, c'est qu'on interprétait mal un passage d'Eginhard ; car on a de lui des lettres originales. Avant 1789 on pouvait, il est vrai, visiter les archives ; mais il fallait une lettre de cachet.

Ce règne trop peu connu était à reprendre année par année dans les chroniques du temps, dans les archives, dans les recueils imprimés ou manuscrits des lois, des ordonnances, des lettres patentes ou privées, des instructions que Louis XI traçait lui-même avec une merveilleuse présence d'esprit ; il fallait le suivre pas à pas dans ses actes, dans ses voyages, dans ses expéditions au nord, au sud, à l'est et à l'ouest, dans ses traités, et préciser les dates. Telle a été notre tâche.

Pour juger sainement du mérite de ce souverain, pour apprécier combien il s'est élevé au-dessus des idées communes, il faut connaître son époque et quelles traditions de justice on y pratiquait. Au XVe siècle on ne doit perdre de vue ni les meurtres par vengeance et les massacres de 1tr18, ni les troubles du schisme et les bûchers des Vaudois ; il ne faut point oublier la fin déplorable de Jeanne d'Arc et de Jacques Cœur, les querelles dynastiques de la Navarre et de l'Angleterre mêlées de tant de crimes, la mort de Gilles de Bretagne, la conduite d'Adolphe de Gueldres envers son père, et le cruel traitement infligé par les ducs de Bourgogne aux villes flamandes qui réclamèrent trop haut leurs anciennes libertés. Enfin il faut se rappeler quels furent Frédéric Ill, Jean II d'Aragon, Édouard 1V, Charles le Téméraire, François Il de Bretagne et les autres princes contemporains de Louis XI.

Bien qu'au fond la nature humaine n'ait jamais changé, il y a si loin du XV° siècle au nôtre qu'il est impossible de se faire une juste idée des hommes et des faits de ce temps, si cette époque avec ses mœurs, ses idées et ses coutumes, n'est bien connue. De là naît la nécessité de quelques détails antérieurs.

Nous avons très-soigneusement cherché la vérité. Loin d'avoir voulu faire un éloge de ce prince, nous avons signalé ses fautes politiques comme celles des autres seigneurs et rois. Nous avons relevé certaines représailles trop vite décrétées, quelques punitions dans le Dauphiné justes mais tardives, la réunion de l'Aragon et de la Castille trop aisément soufferte, un trop facile abandon de la cause du Portugal et des intérêts de Jeanne de Castille au profit d'Isabelle, l'exclusion en masse des gens d'Arras aux quatre vents du ciel, la singulière pensée de donner à cette ville un autre nom, la vénalité des charges presque admise, la trop prompte exécution des gardiens du sire de Châteauneuf, et en général toute action qui nous a paru blâmable.

Mais aussi le bien qu'il a fait ne pouvait nous échapper, et même à cause de la direction prise par l'opinion, à cause aussi des invectives qu'on lui a adressées de parti pris, et qu'on lui adresse encore, il nous a fallu parfois nous arrêter à la réfutation des plus odieux griefs.

Nous ne pouvions ainsi reprendre une époque si éloignée sans nous adresser aux collections manuscrites de la bibliothèque nationale, particulièrement à celles dites de Béthune, de Gaignières, de Brienne, de. Colbert et de Dupuy. Celle de Fontanieu ne manque point d'intérêt, mais elle n'est pas complète, et l'auteur s'y laisse aller à un blâme systématique, évidemment emprunté aux habitudes du XVIIIe siècle. Comment croire, par exemple, malgré l'avis de Fontanieu et de Ferrand, qu'il eût été facile à Louis XI de marier le dauphin à Marie de Bourgogne ?

Cherchant, non pas des opinions, mais des faits et des actes, nous avons profité des nombreux in-folio de pièces réunies avec tant de soin par l'abbé Legrand, et qui ne nous paraissent point avoir été assez examinées par les écrivains qui ont traité de ce règne. A ceux qui désireraient connaître cette époque et vérifier ce qui en est dit nous ne pourrions indiquer une meilleure source de recherches que ces trente volumes manuscrits de Legrand, le plus riche fonds qui existe sur cette période. Nous n'avons rien affirmé qui ne fût plus ou moins textuellement dans quelque chronique. Souvent nous avons indiqué l'origine. Si nous ne l'avons pas toujours fait, c'est que cette attention de détail eût singulièrement compliqué le travail. Nous aimons à croire qu'on s'apercevra facilement que nous n'avons rien avancé sans preuve. Nous avons cru devoir conserver le vieux style qui faisait commencer l'année à Pâques, seul moyen d'ailleurs d'être d'accord avec la date des titres officiels.

On ne s'étonnera pas si, par un sentiment tout filial, nous avons quelque peu insisté sur les souvenirs de la Touraine et du Dauphiné, et particulièrement sur la notable participation de Lyon à notre gloire industrielle. Nous ne saurions moins faire pour des contrées qui nous sont chères à plus d'un titre. Sans doute notre préoccupation était de nous restreindre, mais nous ne pouvions, sans faillir à notre dessein, retrancher les détails nécessaires à l'exacte physionomie des temps.

Sans parti pris, guidé seulement par notre expérience et par cette lumière intérieure qui juge les faits sans les isoler du milieu où ils se sont produits, après avoir cherché dans des milliers de volumes, nous avons voulu être juste pour Louis XI comme pour ses contemporains. Il nous a semblé que tout homme, fût-il roi, qui a fait ainsi, pour servir utilement sa patrie, le sacrifice des joies de la vie, même de sa popularité, et s'est livré pour l'accomplissement du devoir au plus dur labeur, a droit à nos respects et à notre gratitude, surtout s'il a donné l'exemple de la reconnaissance aux services rendus et s'il a toujours préféré la paix à la guerre quand le choix lui a été donné. Rendre un sincère hommage aux promoteurs de la civilisation, n'est-ce pas mériter qu'il surgisse pour la France des dévouements nouveaux ?

Si nous jetons un regard impartial sur notre siècle et notre patrie, nous constatons avec douleur qu'après tant de conquêtes et de victoires la Providence nous laissait en 1815 moins que le royaume de Louis XVI sur le continent, et que celui de Louis XIII sur les mers. Depuis lors, grâce à nos querelles de partis excitées par la presse, dans les clubs et ailleurs, grâce aussi à nos luttes civiles et aux ambitieux qui les ont exploitées, on a vu augmenter notre dette, notre budget et notre mutuel antagonisme, mais non pas nos forces et nos alliés. Que dire aussi de la perte de nos provinces ! Éclairons-nous donc à la lumière des faits.

Deux conséquences pratiques se dégagent de l'étude du XVe siècle : c'est que Louis XI est tout autre qu'il n'a plu aux historiens de nous le montrer, faute d'avoir suffisamment examiné les événements et les hommes de ce temps ; en second lieu, c'est que tous nos essais modernes de libéralisme, qui n'ont abouti qu'à des révolutions et à d'immenses pertes, sont fort loin d'avoir, aussi bien que le gouvernement de Louis XI, servi la France, développé ses éléments de force, de grandeur et de prospérité, et qu'en politique il faut surtout se fier aux lumières et à la prudence de l'âge.

Nous serions heureux si les études consciencieuses que nous offrons aujourd'hui à nos contemporains pouvaient rectifier un préjugé qui, devant le progrès des mœurs publiques, doit faire place à une plus juste appréciation de l'un de nos plus grands rois.

 

 

 



[1] Olivier de la Marche.

[2] Barante.

[3] Barante.

[4] Bonjean.

[5] Mémoires de l'Académie des sciences morales et politiques, t. V.

[6] Préface du recueil des lois.