Prévoyance du duc d’Orléans. — Projets matrimoniaux à Madrid. — Double projet de mariage. — Les motifs. — Satisfaction du Régent. — Ses remerciements à Philippe V. — Audience de Maulévrier. — Désir de Philippe V. — Réponse de Dubois. — Nouvelle audience de Maulévrier. — Mesures pour apprendre au Roi son mariage. — Le mariage déclaré au Conseil. — L’intrigue des mariages espagnols. — Ouvrage de Dubois. — Il le reconnaît. —Annonce du mariage de Mlle de Montpensier. — La « Vieille Cour » suffoquée de colère. — La joie en Espagne. — Contrat de l’infante et de Mlle de Montpensier.Prévoyance du duc d’OrléansDans l’intervalle qui séparait un succès diplomatique du suc- Prévoyance ces précédent le duc d’Orléans et son ministre ne détournaient d'Orléans pas leur pensée de l'œuvre poursuivie en commun depuis l’avènement de Louis XV : l’accession au trône de France de la maison d’Orléans en cas de disparition du chef de la branche aînée, le Roi. Pour n’être pas l’empoisonneur que la calomnie avait imaginé, le Régent, qui recula toujours devant un crime, s’attardait volontiers à envisager la situation politique que lui créerait la majorité de Louis XV. Ayant exercé le pouvoir, il y avait pris goût et il appréhendait le retour à une existence amoindrie, telle que la sienne sous le feu Roi. La majorité légale d’un enfant de treize ans n’était qu’une fiction qui livrerait l’État à un personnage dont l’ancien Régent n’aurait peut- être pas à se louer ; la prudence lui conseillait donc de ne rien négliger pour prolonger sa tutelle sous le titre différent et l’autorité presque équivalente de premier ministre. Aussi bien, tant que le Roi n’aurait pas d’héritier mâle était-il permis et prudent de préparer l’avenir. Dès le début de l’année1721, le duc d’Orléans sollicitait une consultation du jurisconsulte alsacien Obrecht, qui la remit le février sous ce titre : « Mémoire concernant le mariage du duc de Chartres et quelques autres alliances propres à assurer le droit de la maison d’Orléans sur la succession du tronc de France[1] ». Le jurisconsulte conseillait le mariage du jeune Roi avec Mlle de Montpensier, l’une des filles du Régent. Cette suggestion n’était pas nouvelle, Stanhope l’avait faite six mois Auparavant dans le but de sauvegarder l’alliance franco-anglaise ; en même temps, on se préoccupait d’unir le duc de Chartres, héritier présomptif, à telle princesse qu’un hasard pourrait faire reine de France. Projets matrimoniauxA Madrid, comme au Palais-Royal, on se préoccupait de mariages. Le roi d’Espagne avait favorisé ou bien n’avait pas démenti les rumeurs qui coururent pendant la guerre de 1719[2], touchant le mariage de son fils aîné, le prince des Asturies avec l’archiduchesse Marie-Emilie, deuxième fille de l’Empereur Joseph et ceux des infants don Ferdinand et don Carlos avec les filles de l'empereur Charles régnant[3]. Ces fiancés à la bavette étaient pris au grand sérieux. L’Empereur avait éludé toute réponse, Philippe V avait continué ses instances et recommandé à ses agents de suivre ce projet et saisir toutes les occasions de l’avancer[4]. Au commencement de cette année 1721, Charles VI avait paru se ressouvenir de ces projets et le roi d’Espagne s’était empressé de le rassurer sur l’accueil qui y serait fait. Dubois fut averti par ses espions, prit peur, tança Maulévrier qui répondit lestement que cette idée était abandonnée[5]. Le ministre n’en crut rien et entrevit comme conséquence de l’union de l’Autriche avec l’Espagne, l’abandon de la France par les états protestants qui, peu après se ligueraient de nouveau contre elle. « L’histoire, écrivait-il, est remplie d’exemples que ces sortes de conventions de mariage, faites longtemps avant l’âge nécessaire pour les accomplir, ont bien plutôt produit des inimitiés et des guerres sanglantes que la conciliation des intérêts[6]. » C’était le thème que Maulévrier devait développer devant Philippe V et sa femme. L’embarras de l’ambassadeur fut grand ; il tint conseil avec Robin et le résultat fut d’aller trouver en grand mystère le confesseur du Roi, le P. Daubenton. Celui-ci se laissa interroger et répondit « que personne ne peu voit mieux que lui dissiper les inquiétudes de S. A. R., puisqu’il pouvait dire qu’il voyait dans la conscience, dans les desseins et dans les actions du Roi Catholique comme dans un cristal bien net ; qu’il assurait que, depuis le traité du 27 mars, nul n’y avait eu ni mouvement, ni ombre de négociation de la part de ce prince avec la Cour de Vienne directement ni indirectement, par rapport à des alliances et des mariages entre la maison d’Espagne et celle d’Autriche ; qu’il osait assurer que l’alliance des deux couronnes serait si scrupuleusement observée par le Roi Catholique que jamais S. A. R. n’aurait sujet de faire des représentations pour la remettre dans le chemin d’une exacte fidélité ; qu’il savait même des choses qui satisferaient et consoleraient entièrement S. A. R., mais que tout ce qu’il pouvait dire pour lors était que les avis qu’Elle avait reçus de liaisons entre le Roi Catholique et l'Empereur avaient si peu de fondement depuis l’époque de l’alliance du 27 mars entre la France et l’Espagne, que le Roi Catholique était dans le dessein de vivre toujours de plus en plus en meilleure intelligence avec S. A. R. et que cette résolution devenait si constante et si sérieuse, que S. A. R. en serait quelque jour surprise. » Double projet de mariageCela dit, le jésuite s’éloigna ; il reparut quelques heures plus lard, dit à Maulévrier qu’il venait de rendre compte au Roi de leur conversation, que Philippe V l’avait approuvé et avait dit : « Je se rois bien malheureux si j’étais capable d’une pareille infidélité. » Ensuite il invita notre ambassadeur à se présenter le soir même devant Philippe V, ce qu’il fit ; comme Maulévrier présentait au Roi ses observations écrites, celui-ci les refusa : « Il n’y a plus de réflexions, dit-il, là où il n’y a plus de sujets. » (25 juillet 1721). Le lendemain, au moment où il fermait ses dépêches, Maulévrier vit entrer dans son cabinet le ministre Grimaldo qui demanda si, au lieu d’expédier M. de Sourdeval, qui voyageait en poste, on ne pouvait envoyer un courrier à cheval porteur de dépêches « qui en valaient la peine. » Sur li réponse affirmative de Maulévrier, Grimaldo sortit pour rentrer une heure après et entrer en explications. Il dit « que M. C. pour donner à S. A. R. des preuves indubitables de son amitié, de sa tendresse et de l’éternelle et bonne intelligence quelle désirait entretenir avec le Roi, avec sa propre famille et avec M. le Régent demandait à S. A R., Mademoiselle de Montpensier sa fille en mariage pour Monseigneur le prince des Asturies et proposait en même temps de marier l’infante d’Espagne fille unique de S. M. C. avec le Roi ; que ce dessein n’était point nouveau dans le cœur de S. M. ; qu’elle serait ravie qu’il s’exécutât, qu’elle le désirait avec ardeur et de resserrer par là les liens du sang des Bourbons, que rien ne convenait mieux, ni tant aux deux familles, que ces deux alliances[7]. » Les motifsCe projet avait été imaginé, semble-t-il, par Philippe V et sa femme, il semblait inexplicable, et il parut tel parce qu’on ignorait que le roi et la reine d’Espagne avaient fait vœu par écrit, le 15 août 1720, d’abdiquer la couronne d’Espagne avant le 1ernovembre 1723. Le temps s’écoulait et les souverains avaient hâte d’assurer de façon positive l’avenir de leurs enfants. Cet avenir, prochain pour le prince des Asturies, c’était la couronne d’Espagne ; pour l’infant Carlos, c’était les duchés italiens où sa mère trouverait une retraite honorée, à moins qu’elle ne préférât vivre en France à l’ombre du trône de son gendre. Le Régent n’allait-il pas s’inquiéter pour ses droits de l’influence d’une reine espagnole qui pourrait abuser du pouvoir, en cas de veuvage, pour rappeler en France Philippe V ? On allait au-devant de cette prévision en appelant la fille du Régent sur le trône d’Espagne ! Satisfaction du RégentDubois saisit la proposition au vol et réussit à persuader au Régent que cette combinaison venait de lui. « Étant allé les premiers jours d’[août][8] pour travailler avec le duc d’Orléans, je le trouvai, raconte Saint-Simon, qui se promenait seul dans son grand appartement. Dès qu’il me vit : « Ho çà ! me dit-il en me prenant par la main, je ne puis vous faire un secret de la chose du monde que je désirais et qui m’importait le plus et qui vous fera la même joie ; mais je vous demande le plus grand secret. » Puis se mettant à rire : « Si M. de Cambrai savait que je vous l’ai dit, il ne me le pardonnerait pas. » Tout de suite il m’apprit sa réconciliation faite avec le roi et la reine d’Espagne ; le mariage du Roi et de l’infante, dès qu’elle serait nubile, et celui du prince des Asturies conclu avec Mlle de [Montpensier]. « Si ma joie fut grande, mon étonnement la surpassa. M. le duc d’Orléans m’embrassa, et après les premières réflexions des avantages personnels pour lui d’une si grande affaire et sur l’extrême convenance du mariage du Roi, je lui demandai comment il avait pu la faire réussir, surtout le mariage de sa fille. Il me dit que cela s’était fait eu un tournemain, que l’abbé Dubois avait le diable au corps pour les choses qu’il voulait absolument ; que le roi d’Espagne avait été transporté que le Roi son neveu demandât l’infante ; et que le mariage du prince des Asturies avait été la condition sine qua non du mariage de l’infante qui avait fait sauter le bâton au roi d’Espagne[9]. » Saint-Simon souhaitait que ces engagements restassent secrets jusqu’au moment où on ne pourrait plus les cacher. Le prince des Asturies avait quatorze ans et sa fiancée douze, mais Louis XV n’en avait que onze et l’infante trois, étant née à Madrid le 30 mars 1718. « Vous avez bien raison, lui dit le duc d’Orléans, -mais il n’y a pas moyen, parce qu’ils veulent en Espagne la déclaration tout à l’heure et envoyer ici l’infante dès que la demande sera faite et le contrat de mariage signé. » Dès le 4 août, le Régent témoignait à Philippe V sa joie très vive par cette lettre autographe : Ses remerciements à Philippe V« Monseigneur, l’expérience a fait connaître à toute l’Europe qu’entre les grands qualités qui ont toujours distingué V. M., la candeur et la vérité ont été dans tous les temps la règle de ses actions. J’ai vu naître et perfectionner ces vertus qui font aujourd’hui l’ornement et un des principaux appuis du trône d’Espagne et qui ont fait une si forte impression sur moi que je trouve dans le rétablissement de l’union entre le Roi et V. M. et dans le retour de la confiance et de l’amitié dont Elle m’honore la plus grande satisfaction que j’aie jamais eue. Aussi n’étais-je occupé que du désir sincère de conserver ce bien si précieux, persuadé qu’il renferme seul tous les avantages que je pouvais désirer. Vous pouviez seul y mettre le comble et V. M. vient de le faire par un effet de sa profonde sagesse en formant le désir d’unir plus étroitement encore les deux couronnes par l’assurance du mariage du Roi avec l’Infante d’Espagne. « Je n’oublierai rien pour contribuer à tout ce qui pourra servir à établir des liens si solides et si convenables. J’avouerai en même temps à V. M. que comme elle veut combler mes désirs par l’honneur qu’elle fait à Mademoiselle de Montpensier, ma fille, de la choisir pour épouse de M. le prince des Asturies, je n’ai pas d’expressions assez fortes pour lui marquer combien j’ai le cœur pénétré de ce nouvel effet de ses bontés. Elle le connaîtra mieux par un zèle à lui marquer dans toutes les occasions ma vive et respectueuse reconnaissance, puisque lui étant désormais attaché par des liens si intimes, mon ambition la plus forte sera toujours de mériter la grâce sensible et distinguée que je dois à sa pure générosité[10]. » Audience de MaulévrierA la même date, Dubois envoyait à Maulévrier une longue dépêche relative à ces mariages[11]. Ces réponses n’arrivèrent à Madrid que dans la nuit du 11 au 12 août. Philippe V et la reine Elisabeth avaient manifesté une si vive impatience d’en connaître le contenu, que Maulévrier se présenta dès le matin et fut reçu au lever. L’ambassadeur donna le sens de la réponse et dit qu’il ne savait par quels mots «exprimer la reconnaissance et la satisfaction du Régent. Le Roi dit qu’on ferait de part et d’autre deux bonnes affaires, qu’il avait formé ce dessein depuis plus de cinq mois et ne se laisserait pas vaincre en amitié par le duc d’Orléans. Alors Maulévrier présenta la lettre du duc d’Orléans, Philippe la lut tout haut en présence de la Reine et fut très content. Pour confirmer l’impression produite, Maulévrier tira de sa poche la lettre de Dubois et donna lecture de plusieurs passages. « N’y a-t-il rien de réservé dans cette lettre ? interrompit Philippe V, et sur la réponse de Maulévrier : « Et bien, laissez- la moi donc. Je ferai mes réflexions sur les expédients proposés et je crois que nous serons bientôt d’accord avec M. le Régent. » Désirs de Philippe VDeux jours après, le Roi invitait Maulévrier à la chasse et, au retour, l’adressait à Grimaldo qui lui ferait connaître les volontés royales. Il ne s’agissait que de questions secondaires : la forme à adopter pour le mariage du Roi, le nombre des princes du sang, des officiers de la couronne, ducs et pairs, des autres notables et grands personnages de France que S. M. C. désirait voir s’engager avec le Régent à l’exécution du mariage du Roi ; la communication de l’affaire au Conseil de Régence ; le secret à garder ; l’échange des princesses ; la forme des pouvoirs que Maulévrier devait avoir par devers lui. Grimaldo interrogea son maître sur ces points et celui-ci déclara qu’il valait mieux ne pas parler du mariage au Conseil de Régence trop nombreux, qu’il était préférable de s’en tenir au Conseil des Affaires Étrangères ; il demanda que six ou huit grands officiers, ducs ou pairs s’engageassent avec les princes du sang à assurer l'exécution du traité en cas de mort du Régent ; enfin il désirait qu’on suivît le même cérémonial que pour le mariage de Louis XIV avec Marie- Thérèse et celui de Charles II et de Marie-Louise d’Orléans[12]. Réponse de DuboisDubois consentait à tout, à une réserve près. Le Régent avait seul le pouvoir de stipuler pour le Roi ; la garantie des princes du sang et des ducs et pairs ne garantissait rien. Si le Régent disparaissait avant la majorité du Roi, un autre Régent lui succéderait qui aurait la même autorité et ne se soucierait pas des garanties… Mieux valait obtenir l’approbation du Conseil de Régence. Si le roi d’Espagne consentait à écrire à Louis XV et au duc d'Orléans des lettres pleines d’attachement à la France, lecture en serait donnée au Conseil qui approuverait le mariage à l’unanimité en sorte qu’au lieu d’une simple promesse on procéderait au contrat de mariage. Enfin, on priait Philippe V d’écrire une lettre personnelle au maréchal de Villeroy, qui, ne quittant pas Louis XV, pouvait l'influencer et lui faire prononcer le « oui » ou le « non » dont en définitive tout dépendait13. Nouvelle audience de MaulévrierCes réponses parvinrent à l’Escurial le 2 septembre au soir. « J’eus d’abord l’honneur, écrit Maulévrier à Dubois ; de rendre à LL. MM. CC. les lettres de S. A. R. Le Roi, qui était dans une extrême impatience de l’arrivée de mon courrier, les lut tout haut dans le moment en présence de la Reine et de moi, et il en fut si ému de tendresse et de joie qu’à peine pouvait-il prononcer. La Heine changea de couleur, se sentit comme faible et dit en propres termes : « Pour moi, je suis si transportée et si pénétrée des sentiments et des expressions de M. le Régent que les jambes me manquent ; je crois que je vais tomber[13]. Et en habile comédienne, elle s’appuya. « Je suis aussi charmé, reprit le Roi, de l'amitié de M. le duc d’Orléans ; nous voilà en beau chemin ; et, s'adressant à Maulévrier, que vous mande-t-il dans le mémoire dont il me parle ? — Je ne puis, Sire, fit l’ambassadeur, mieux exposer les dispositions de cœur et d’esprit de S. A. R. en cette conjecture qu’en présentant à V. M. ma dépêche même et le mémoire qui l’accompagne ; elle y verra non seulement toute la reconnaissance du prince, mais encore le zèle qu’il a et les mesures qu’il croit qu’on doit prendre, sous le bon plaisir de V.M., pour l’heureux succès du mariage. » Les observations présentées dans le mémoire furent agréées, et on se hâta de faire exécuter un portrait au pastel de la petite princesse pour le montrer à Louis XV. Mesures pour apprendre au Roi son mariage« Il commençait, dit Saint-Simon, à être temps de déclarer le mariage du Roi et le duc d’Orléans ne laissait pas d’être en au Roi peine comment il serait reçu de ce prince, que les surprises effarouchaient, et du public, à cause de l’âge de l’infante encore dans la première enfance. Le Régent résolut enfin de prendre un jour de Conseil de Régence, et le moment avant de le tenir, pour apprendre au Roi son mariage et le déclarer sans intervalle au Conseil, pour que de suite ce fût affaire passée et consommée... L’embarras fut grand du côté du Roi, qui, comme je l’ai dit, s’effarouchait des surprises. Quelque coup d’œil ou quelque geste du maréchal de Villeroy pouvait le jeter dans le trouble, et ce trouble l’empêcher de dire un seul mot. Il fallait pourtant un oui et un consentement, exprimé de sa part, et s’il s’opiniâtrait à se taire, que devenir pour le Conseil de Régence ? Et si par dépit d’être pressé il allait dire non, que faire et par où sortir ? Cet embarras possible nous tînt M. le duc d’Orléans, le cardinal Dubois et moi, en consultations redoublées. Enfin il fut conclu que, dans la fin de la matinée du jour du Conseil de Régence, qui ne serait tenu que l’après-dînée, M. le duc d’Orléans manderait séparément M. le Duc et M. de Fréjus, M. le Duc, dont il n’y avait rien à craindre... Fréjus pour le caresser par cette distinction. M. le Duc fut surpris, mais ne se fâcha point, et fit très bien auprès du Roi. Fréjus fut froid, il parut sentir que le besoin lui valait la confidence, loua l’alliance, par manière d’acquit, que M. le Duc avait fort approuvée, trouva l’infante bien enfant, ce qui n’avait fait aucune difficulté à M. le Duc, dit néanmoins qu’il ne croyait pas que le Roi résistât, ni qu’il en fût ni aisé ni fâché, promit de se trouver auprès de lui quand la nouvelle lui serait apprise et fut modeste sur le reste... « Le moment venu nous arrivâmes tous aux Tuileries, où M. le duc d’Orléans, qui, pour laisser assembler tout le monde, était arrivé le dernier..., pirouetta un peu dans le cabinet du conseil, en homme qui n’est pas bien brave et qui va monter à l’assaut. Enfin, il entra chez le Roi, je le suivis ; il demanda qui était dans le cabinet avec le Roi, et sur ce qu’on ne lui nomma point Fréjus, il l’envoya chercher. Il s’amusa là comme il put, peu de temps, puis il entra dans le cabinet où était M. le Duc, le maréchal de Villeroy et quelques gens intérieurs. Enfin Fréjus arriva, l’air empressé comme un homme mandé et qui a fait attendre. Fort peu après qu’il fut entré dans le cabinet, j’en vis sortir le peuple, c’est-à-dire qu’il n’y demeura que M. le duc d’Orléans, le cardinal Dubois, qui était entré avec lui, M. le Duc, le maréchal de Villeroy et Fréjus. Alors me trouvant seul de ma sorte et du Conseil de Régence dans cette chambre, et ma curiosité satisfaite de les savoir aux mains, je rentrai dans le cabinet du conseil, bans toutefois m’éloigner de la porte par où je venais d’y rentrer. « Peu après, les maréchaux de Villars, d’Estrées et d’Huxelles, vinrent l’un après l’autre à moi, surpris de cette conférence secrète qui se tenait dans le cabinet du Roi. Ils me demandèrent si je ne sa vois point ce que c’était. Je leur répondis que j’en étais dans la même surprise qu’eux et dans la même ignorance. Ils demeurèrent tous trois à causer avec moi, pendant un bon quart d’heure, ce me semble, car le temps me parut fort long, et cette longueur me faisait craindre quelque chose de fort fâcheux et de fort embarrassant. A la fin le maréchal de Villars dit : « Entrons là-dedans en attendant ; nous y serons aussi bien qu’ici », et là-dessus nous entrâmes jusque dans la chambre du Roi, où il n’y avait que de ses gens et les sous-gouverneurs. « Très peu de temps après que nous y fûmes, la porte du cabinet s’entrouvrit, je ne sais ni pourquoi ni comment, car je causais le dos tourné à la porte avec le maréchal d’Estrées ; un peu de bruit me fit tourner, et je vis le maréchal d’Huxelles qui entrait dans le cabinet. A l’instant le maréchal de Villars qui était avec lui nous dit : « Il entre, pourquoi n’entrerions-nous pas ? » et nous entrâmes tous trois. Le des du Roi était vers la porte par où nous entrions ; M. le duc d’Orléans en face, plus rouge qu’à son ordinaire ; M. le Duc auprès de lui, tous deux la mine allongée ; le cardinal Dubois et le maréchal de Villeroy en biais ; et M. de Fréjus tout près du Roi, un peu de côté, en sorte que je le voyais de profil d’un air qui me parût embarrassé. Nous demeurâmes comme nous étions entrés derrière le Roi, moi tout à fait derrière. Je m’avançai la tête un instant pour tâcher de le voir de côté, et je la retirai-bien vite parce que je le vis rouge, et les yeux, au moins celui que je pus voir, pleins de larmes. Aucun de ceux qui étaient avant nous ne branla pour notre arrivée ni ne nous parla. Le cardinal Dubois me parût moins empêtré, quoique fort sérieux, le maréchal de Villeroy secouant sa perruque tout à son ordinaire : « Allons mon maître, disait-il, il faut faire la chose de bonne grâce. » Fréjus se baissait et parlait au Roi à demi bas et l’exhorta, ce me sembla, sans entendre ce qu’il disait. Les autres étaient en silence très morne et nous, derniers entrés, fort étonnés du spectacle. A la fin je démêlai que le Roi ne voulait point aller au Conseil de Régence et qu’on le pressait là-dessus, je n’osai jamais faire aucun signe à M. le duc d’Orléans ni au cardinal Dubois, pour tâcher d’en découvrir davantage. Tout ce manège dura presque un quart d’heure. Enfin, M. de Fréjus ayant encore parlé bas au Roi, il dit à M. le duc d’Orléans que le Roi irait au Conseil, mais qu’il lui fallait quelques moments pour le remettre. « Cette parole remit quelque sérénité sur les visages. M. le duc d’Orléans répondit que rien ne pressait, que tout le monde était fait pour attendre ses moments ; puis s’approchant entre le Roi et Fréjus, tout-contre, il parla bas au Roi, puis dit tout haut : « Le Roi va venir, je crois que nous ferons bien de le laisser », sortit et nous tous, tellement qu’il ne demeura avec le Roi que M. le Duc, le maréchal de Villeroy et l’évêque de Fréjus. En chemin pour aller dans le cabinet du conseil, je m’approchai de M. le duc d’Orléans qui me prit sous le bras et se jeta dans mon oreille, s’arrêta dans un détroit de porte, et me dit que le Roi, à la mention de son mariage, s’était mis à pleurer ; qu’ils avaient eu toutes les peines du monde, M. le Duc, Fréjus et lui, d’en tirer un oui, et après cela, qu’ils avaient trouvé la même répugnance à aller au Conseil de Régence, dont nous avions vu la fin. Il n’eût pas loisir de m’en dire là davantage, et nous rentrâmes dans le cabinet du conseil avec lui. Or, il était essentiel que le Roi y déclarât, ou du moins y fût présent à la déclaration de son mariage qui était chose si personnelle qu’elle n’y pouvait passer sans lui. Ceux qui le composaient et qui étaient demeurés dans le cabinet du conseil, surpris de cette longue et inusitée conférence dans le cabinet du Roi, nous voyant rentrer, s’approchèrent avec curiosité, sans toutefois oser demander ce que c’était ; tous avaient l'air occupé. M. le duc d’Orléans s’amusa comme il put avec les uns et les autres, disant que le Roi allait venir. Les trois maréchaux et moi qui rentrions avec M. le duc d’Orléans, nous séparâmes sans nous trop mêler avec personne. Cela fut court. Le Roi rentra avec M, le Duc et le maréchal de Villeroy, et tout aussitôt on se mit en place. Le cardinal Dubois qui n’entrait plus au Conseil de Régence depuis qu’il portait la calotte rouge s’en était allé tout de suite au sortir du cabinet du Roi. Le mariage déclaré au Conseil« Assis tous en place, les yeux se portèrent sur le Roi, qui avait les yeux rouges et gros, et avait l’air fort sérieux. Il y eut quelques moments de silence pendant lesquels M. le duc d’Orléans passa les yeux sur toute la compagnie qui paraissait en grande expectation ; puis, les arrêtant sur le Roi, il lui demanda s’il trouvait bon qu’il fît part au Conseil de son mariage. Le Roi répondit un oui sec, en assez basse note, mais qui fut entendu des quatre ou cinq plus proches de chaque côté, et aussitôt M. le duc d’Orléans déclara le mariage et la prochaine venue de l'infante, ajoutant tout de suite la convenance et l’importance de l’alliance, et de resserrer par elle l’union si nécessaire des deux branches royales si proches, après les fâcheuses conjectures qui les avaient refroidies. Il fut court, mais nerveux, car il parlait à merveille et demanda les avis ; on peut bien juger quels ils furent. Puis M. le duc d’Orléans parla encore un peu sur l'unanimité des suffrages à laquelle il s’était bien attendu sur un mariage si convenable, sur quoi il s’étendit encore un peu. Puis se tournant vers le Roi il s’inclina, et d’un air souriant, comme pour l’inviter à prendre le même, il lui dit : « Voilà donc, Sire, votre mariage approuvé et passé, et une grande et heureuse affaire faite. » « Le conseil fut levé... Je laissai rentrer M. le duc d’Orléans au Palais-Royal, puis j’allai l’y trouver, curieux de savoir plus en détail ce qu’il n’avait pu me dire qu’en gros à l’oreille entre ces deux portes. Il ne fit en effet qu’étendre ce qu’il m’avait dit, parce que tout s’était passé avec peu de paroles. Il me dit qu’après avoir dit au Roi la convention de son mariage sous son bon plaisir, il ne doutait pas qu’il n’y voulût bien consentir et qu’il ne l’approuvât ; sur quoi voyant ses yeux rougir et s’humecter en silence, il n’avait pas fait semblant de s’en apercevoir, et s’était mis à expliquer à la compagnie la nécessité et les avantages de ce mariage, tels qu’il avait estimé devoir passer par-dessus l’inconvénient de l’âge de l’infante, que M. le Duc, après ce court discours, l’avait repris et approuvé fort bien en deux mots ;que le cardinal Dubois avait étendu les raisons, et atténué l’inconvénient de l’âge, par l’avantage d’élever ici l’infante aux manières françaises, et d’accoutumer ensuite le Roi et elle réciproquement, tout cela néanmoins en assez peu de mots, tandis que les larmes tombaient des yeux du Roi assez dru, et que de fois à autre Fréjus lui parlait bas, sans en tirer aucune réponse ; que le maréchal de Villeroy, avec force gestes et quelques phrases, avait dit qu’on ne pouvait s’empêcher de reconnaître l’utilité de la réunion des deux branches, ni aussi l’importance que le Roi eût des enfants dès qu’il en pourrait avoir et que, dans une affaire aussi désirable, il était malheureux qu’il n’y eût point en Espagne de princesse d’un âge plus avancé ; que néanmoins il ne doutait point que le Roi n’y donnât son consentement avec joie, et tout de suite lui en dit quelques paroles d’exhortation. M. le duc d’Orléans reprit là-dessus la parole sur les avantages et la nécessité incomparablement plus considérables que l’inconvénient de l’âge, mais en deux mots. Le cardinal Dubois ne parla plus et ils attendirent en grandes angoisses ce que l’affaire deviendrait entre les mains de Fréjus, qui était leur seule espérance. Ce prélat parla peu sur la chose. Il dit en s’adressant au Roi qu’il devait marquer sa confiance aux lumières de M. le duc d’Orléans, sur un mariage qui le réunissait si heureusement avec le roi son oncle, comme il la lui donnait sur le gouvernement de son royaume, puis parlait bas au Roi à reprises, et par-ci par-là quelques paroles d’exhortation sèches et tout haut du maréchal de Villeroy, jusqu’à ce qu’enfin le Roi eût prononcé qu’il consentait. « Le cardinal Dubois arriva en tiers comme M. le duc d’Orléans raisonnait avec moi sur tout ce détail qu’il venait de me raconter, et tous deux convinrent que, sans l’évêque de Fréjus qui encore s’était fait attendre et n’avait pas montré agir de trop bon cœur, ils ne savaient ce qui en serait arrivé. L’angoisse en avait été si forte, qu’ils s’en sentaient encore tous deux. Aussitôt on dépêcha un courrier en Espagne et un autre au roi de Sardaigne, grand-père du Roi. La nouvelle courut Paris dès que ceux du Conseil de Régence en furent sortis ; les Tuileries et le Palais- Royal furent bientôt remplis de tout ce qui venait se présenter devant le Roi et faire des compliments au Régent de la conclusion de ce grand mariage, ce qui continua les jours suivants. Le Roi eut peine à reprendre quelque gaieté tout le reste du jour, mais le lendemain il fut moins sombre et, peu après, il n’y parut plus[14]. » (14 septembre 1721). L'intrigue des mariages espagnolsDans le public la « nouvelle » surprit tout le monde et donna lieu à beaucoup parler[15] » ; on s’étonna d’un mariage dont les fruits ne pouvaient qu’être si tardifs et qu’il faudrait attendre douze ans. Le nœud de l’intrigue qui avait procuré cette alliance disproportionnée échappait à tout le monde, Le Mémoire du jurisconsulte Obrecht n’avait pas été ébruité, mais plus de deux mois avant les suggestions qu’il renfermait, l’idée était venue au Palais-Royal d’unir une fille du Régent au fils de Philippe V et il semble que Dubois s’en soit ouvert à l’abbé de Mornay au moment où celui-ci opérait mystérieusement à Madrid[16]. Mornay répondit en chiffres et conseilla à Dubois de gagner de plus en plus l’amitié et la confiance du P. Daubenton[17]. Mornay succomba à la peine, mais le Régent ne perdait pas de vue la négociation et le 9 juillet nous voyons reparaître une ancienne connaissance, le sieur de Sourdeval, compagnon de Dubois en 1716 lors de son voyage à la Haye. Ce jour-là, Sourdeval prenait la route de Madrid avec les ratifications des traités récemment signés et une lettre de Dubois à Maulévrier contenant ces mots : « Si le roi d’Espagne demandait sur quelle princesse S. A. R. lui conseille de jeter les yeux, il devrait répondre qu’il ne croit pas que le Régent prenne la liberté de rien suggérer à S. M. G. sur une affaire de cette nature[18]. » Sourdeval était chargé d’offrir à Grimaldo un portrait de Louis XV entouré de diamants et de lui faire insinuer l’acception d’une pension de trente mille livres « pour favoriser l’union des deux couronnes[19] ». Pendant ce temps, Maulévrier se plaindrait des projets de mariages autrichiens ; auparavant un piège avait été adroitement tendu dans lequel on espérait voir Philippe V se jeter de lui-même ; par des affidés, on était parvenu à lui faire entendre que le Régent avait formé le dessein de faire épouser une de ses filles, Mlle de Montpensier, ou Mlle de Beaujolais à Louis XV. Philippe rumina son projet de mettre sa propre fille sur le trône de France et afin d’en écarter plus sûrement la jeune Montpensier, il lui offrit le trône d’Espagne. Jamais dupe ne s’estima plus habile[20]. Sourdeval arriva à Madrid le 20 juillet, et dès le lendemain à quatre heures du matin il entrait à l’Escurial, où il passait trois jours en conférences avec le P. Daubenton, Grimaldo et la reine Elisabeth. Le 24, il regagnait Madrid où il arrivait le 20 et conférait avec un sieur Sartine qui fit agréer à Mme Grimaldo l’équivalent de la pension de trente mille francs en bijoux et en diamants[21]. Or ce fut le 25 juillet que Maulévrier apprit de Daubenton et, quelques heures plus tard, de Philippe V les nouvelles dispositions de ce prince. Le 26, on l’a vu, Grimaldo faisait retarder le départ imminent de Sourdeval afin de lui remettre les propositions de mariages suggérées par Sartine qu’inspirait Sourdeval lui-même[22]. Ouvrage de DuboisToute cette manigance était l’œuvre de Dubois, il sut n’en rien laisser voir afin que Philippe V s’attachât à ces mariages comme à son œuvre personnelle, mais le Régent savait et disait indiscrètement que Dubois avait tout fait en un « tournemain ». Dès que la nouvelle fut publiée la vanité du cardinal l’emporta sur la modestie et il ne sut pas se refuser l’honneur de ce nouveau succès. Le mariage fut déclaré le 14 septembre et le Régent assura, dans le cercle des ministres étrangers qu’il n’avait d’autre mérite que d’avoir sur-le-champ et sans hésiter accepté l’offre du roi d’Espagne. Schaub n’en crut rien. S’entretenant, le 15, avec Dubois, « au lieu de commencer, dit-il, par me plaindre du mystère qu’il nous avait fait, je me mis à le louer de ce nouvel échantillon de son habileté. » Le cardinal s’en défendit. « Nous n’avons pas, répondit-il, l’honneur de l’invention ; c’est le roi d’Espagne qui s’en est avisé lui-même[23]. » Lord Carteret accueillît très aimablement l’annonce officielle qui lui fut faite par Destouches. Alors Dubois craignit peut-être qu’on n’ajoutât trop de créance à ses dénégations et laissa entrevoir son rôle véritable : « Le cardinal, écrit Sutton à son ministre, s’est découvert à nous, en avouant que les trois lettres du roi d’Espagne [à Louis XV et à Villeroy] avaient été concertées avec cette Cour [de France] et que ce party est le propre ouvrage de ses mains. » Il le représente comme le meilleur moyen d’apaiser le ressentiment de Philippe V pour la destruction de sa flotte, et de le « rapatrier » avec l’Angleterre et la France. « Vous voyez, Milord, par la date de ces circonstances, que M. le cardinal ne soutient plus que ce mariage est une chose nouvelle. » Comme Georges Ier avait paru surprix que l’affaire eût été conduite d’une manière si secrète, Dubois s’en excusait sur ce que dans une quinzaine de jours le roi d’Angleterre se sentirait obligé au Régent de lui avoir caché une chose de nature à n’être pas communiquée pendant qu’elle était en négociation[24]. Il le reconnaîtLe 28 septembre, Schaub célèbre la glorieuse semaine de « notre cardinal » qui lui a expliqué qu’il a dû garder le secret afin que l’affaire fût bâclée sans que le parti « vieille Cour » en connût rien et que tout le monde fut bien persuadé qu’ils ne possédaient pas exclusivement la confiance du roi d’Espagne. Dubois se divertit à voir la confusion de Villeroy qui, après s’être réjoui de ce mariage espagnol, songe qu’il va pendant longtemps prolonger les chances et l'autorité du duc d’Orléans. L’entourage du maréchal découvre de suite que le Roi, à sa majorité, pourra chercher une princesse d’un âge mieux proportionné au sien ; et « vous jugez, Milord, poursuit Dubois, que ces menaces n’effraient guère le Régent. La reine d’Espagne, au premier déplaisir que le roi son époux causerait à son Altesse Royale, serait exposée à la honte de se voir renvoyer sa fille. » Dans le tête-à-tête avec Schaub, le cardinal s’ouvre presque sans réserve. « Le cardinal m’a fait lecture des lettres que le roi d’Espagne a écrites au jeune Roy, au Régent et au maréchal et quand je lui ai demandé si c’était lui qui les avait dictées ou composées, il ne l’a pas trop nié[25]. » Annonce du mariage de Mlle de MontpensierLe Régent, comme on l’a vu, jugea prudent de ne pas déclarer les deux mariages à la fois. Rien lui en prit ; il laissa ainsi s’apaiser les humeurs et se refroidir les esprits, cependant il fallait finir cette affaire. Dès le 19 septembre, Dubois écrivait au cardinal de Rohan : « Le public qui aime à faire faire de belles actions aux princes, étant informé avec quel zèle S. A. R. a appuyé la proposition du roi d’Espagne, ... sans aucun retour sur les espérances dont sa famille se pouvait flatter, annonce que le Roi Catholique, par reconnaissance, pourra demander Mlle de Montpensier pour le prince des Asturies[26]. » Le 21 septembre, à sept heures du soir, le courrier apportait à Balsaïn l’acceptation de Louis XV, dès le lendemain Philippe V consultait pour la forme son fils le prince des Asturies et envoyait la demande officielle de lu main de la princesse[27] ; cette demande arriva le 27 à Paris[28]. Le Régent « alla chez le Roi, après avoir confié son secret à M. le Duc et à-M. de Fréjus. Il les trouva dans le cabinet du Roi, il en fit sortir tous les autres, et entrer le cardinal Dubois, et là il dit au Roi l’honneur que le roi d’Espagne lui voulait faire, et lui demanda la permission de l’accepter. Cela se passa tout uniment, sans la moindre difficulté, mais le maréchal de Villeroy ne put s’empêcher dans le compliment qu’il fit sur-le-champ à M. le duc d’Orléans, de témoigner son étonnement qui sentit fort le dépit. Le lendemain 28[29], le duc d’Orléans en fit la déclaration au Conseil de Régence, le Roi présent[30]. » Avis et compliments ne furent qu’une même chose ; les maréchaux de Villeroy, de Villars et d’Huxelles y parurent le visage enflammé et ne purent cacher leur dépit pour ne pas dire leur désespoir. Le lendemain, le Roi alla au Palais-Royal, puis à Saint-Cloud, faire compliment sur ce grand et incroyable mariage », et en ce moment Dubois s’entretenait avec Schaub. « Il faut avouer, concluait Schaub à la suite de cet entretien, que rien n’a été mené plus adroitement, et que si jamais mystère a été pardonnable, c’est celui que le cardinal nous a fait dans cette rencontre. Car, sans le plus profond secret, il n’aurait pas été possible de faire agir ainsi le roi d’Espagne comme de son pur mouvement. Maulévrier même n’a pas été dans le secret ; et toute sa part a été de porter les lettres du cardinal au confesseur[31]. » Les deux compères s’entendaient à demi-mot. Daubenton, personnage avisé, n’entendait pas que sa part de collaboration dans un événement de cette importance fut oubliée, et Dubois le rassurait sur ce point : « Ces deux mariages, lui écrivait-il, sont si utiles à l’union des deux monarchies, et cette union si nécessaire au bien de la religion que votre piété et votre zèle pourraient bien vous y avoir fait contribuer ; et, en ce cas je vous féliciterais et vous remercierais en même temps de la part que vous y auriez prise ; mais toujours je me réjouis avec vous de ce que Dieu répand ses bénédictions sur nous et nous regarde d’un œil de miséricorde[32]. » Telle fut, d’après les témoins les mieux informés et les documents les plus sincères, cette négociation des mariages espagnols qui mit le sceau à la réputation diplomatique de Dubois, découvrit ses qualités exceptionnelles de perspicacité, de décision, son adresse à garder son secret, à poursuivre son dessein et à réaliser son grand ouvrage dans toutes ses parties. Saint-Simon, qui avoue n’avoir jamais rien connu de cette négociation reconnaît qu’il faut convenir que de porter une fille du Régent sur le trône d’Espagne fut un chef-d’œuvre de l’audace et d’un bonheur sans pareil[33]. La Vieille Cour suffoquée de colère« Si la nouvelle de la déclaration du mariage du Roi avait bien étourdi et affligé la cabale opposée à M. le duc d’Orléans, celle de la déclaration de celui d’une des princesses ses filles avec le prince des Asturies l’atterra. Ce fut un accablement si marqué dans toute leur contenance, qu’il les distinguait aux yeux les moins perçants et les tint plusieurs jours dans un morne silence... Ils n’avaient [eu] que l’Espagne dans la bouche, qui était l’ancre de leurs espérances, la protection de leurs mouvements, le seul moyen de l’accomplissement de leurs désirs, et par tout ce que Dubois n’avait cessé de faire contre elle en faveur de l’Angleterre, l’occasion continuelle et sans indécence de fronder et décrier le Régent et son gouvernement qui, d’ailleurs, leur avait donné beau jeu du côté des finances et celui de sa vie domestique. Toutes ces choses si flatteuses qui, malgré le peu de succès de leur malignité, de leur haine, de leurs efforts, faisaient toutefois encore la nourriture de leur esprit, de leur volonté, de leurs vues, non seulement tombaient et disparaissaient par ce double mariage, mais se tournaient contre eux, et les laissaient, dans le1 moment même, en proie au vide, à la nudité, au désespoir... Néanmoins ayant un peu repris ses esprits au bout de quelques jours, elle se mit à détester l’Espagne et à la même mesure qu’elle s’y était attachée, et ce contraste fut si subit, si entier, si peu mesuré, qu’il ne fallait que le voir et l’entendre pour en sentir la cause... Aux cris contre l’Espagne, ils en joignirent contre le duc d’Orléans qui, disaient-ils, sacrifiait le Roi à un enfant sorti A peine du maillot, pour marier si grandement sa fille, et pour la criminelle espérance qu’en retardant sa postérité, il pût manquer, avant l’âge [nubile] de l’infante et le duc d’Orléans régner en sa place, après s’être fait un appui de l’Espagne, si justement et si longuement son ennemie personnelle. On les méprisa et on ne songea plus qu’à exécuter promptement tout ce qui pouvait l’être de ce traité de double mariage[34]. » La joie en EspagneA Madrid, l’écho de ces colères et de ces menaces se perdit au sein de l’allégresse d’une Cour ravie, Maulévrier remit le 21 septembre à Philippe V ses dépêches et le Roi les lut à trois reprises, s'extasiant sur la manière dont le Régent avait agi pour obtenir l’acceptation du Roi de France et du Conseil de Régence. Ensuite il pleura, la Reine pleura, Maulévrier pleura ; les courtisans entrèrent et ce furent des compliments, des effusions, des embrassades et pour finir un Te Deum que suivit un bal[35]. Philippe V annonça lui-même à sa fille, âgée de trois ans, sa nouvelle destinée : « Je ne veux pas que vous appreniez par un autre que par moi-même ma très chère fille, que vous êtes reine de France. J’ai cru ne pouvoir mieux vous placer que dans votre même maison et dans un si beau royaume. Je crois que vous en serez contente. Pour moi, je suis si transporté de joie de voir cette grande affaire conclue que je ne puis vous l’exprimer, vous aimant avec toute la tendresse que vous ne sauriez vous imaginer. Donnez à vos frères cette bonne nouvelle, et embrassez-les bien pour moi. Je vous embrasse aussi de tout mon cœur[36]. Contrat de l’infanteEn même temps que l’acceptation de Louis XV, deux projets de contrats avaient été envoyés à Madrid. Celui du Roi et de l’infante prévoyait les démarches à faire pour obtenir les dispenses de proche parenté, l’envoi immédiat en France de l’infante, dont les épousailles auraient lieu à l’âge de douze ans accomplis. La dot s’élevait à cinq cent mille écus d’or sol en échange de laquelle Anne-Marie-Victoire renoncerait à toute prétention sur aucune partie de l’héritage de ses parents pour elle et pour ses descendants ; cette renonciation ne serait pas valable si l’infante demeurait veuve sans enfants ou contractait un deuxième mariage. Le Roi Très Chrétien donnerait à l’infante cinquante mille écus à son arrivée dans le royaume et trois cent mille livres lors de la célébration du mariage. Pour son douaire, elle aurait une rente de vingt mille écus d’or sol assignés sur des terres dont la principale aurait le titre de duché[37]. et de Mlle de MontpensierMlle de Montpensier recevait la même dot de cinq cent mille écus d’or sol mais tandis qu’en Espagne le Roi dotait sa fille, en France c’était le trésor qui dotait la fille du Régent dont la libéralité se bornait à cinquante mille écus d’or. En cas de veuvage, la princesse pourrait sortir d’Espagne et retomber à la charge de la France[38]. Philippe V approuva tout et les deux contrats furent signés le5 octobre, à Balsaïn, par Maulévrier et par Grimaldo, ratifiés le 20 par le Roi. Dès lors chacun allait s’ébranler : princesses, ambassadeurs, cortèges chemineraient en sens inverse avec un luxe et une, dépense infinis. |
[1] Arch. des Aff. Etrang., France, Mémoires et documents, t. 312, fol. 20.
[2] Arch. des Aff. Etrang., Vienne, t. 134, fol. 22 : Du Bourg à Dubois, 21 mai 1719.
[3] Arch. des Aff. Etrang., Berlin, t. 70, fol. 68 : Chambrier au roi de Prusse, 16 juin 1721.
[4] Arch. des Aff. Etrang., Portugal, t. 55, fol. 95 : Dubois à Mornay, 27 août 1720.
[5] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 297, fol. 90 : Maulévrier à Dubois, 2 décembre 1720.
[6] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 302, fol. 211 : Dubois à Maulévrier, 9 juillet 1721. Voir Papiers inédits du duc de Saint-Simon. Lettres et dépêches sur l'ambassade d'Espagne. Tableau de la Cour d'Espagne en 1721, Introd. par E. Drumont, in-8°, Paris, 1880, p. 86-87.
[7] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 303, fol. 135 : Maulévrier à Dubois, 26 juillet 1721.
[8] Saint-Simon fait erreur en écrivant « juin ».
[9] Saint-Simon, Mémoires, édit. Chéruel 1858, t. XVIII, p. 163.
[10] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 303, fol. 164 ; Le Régent à Philippe V, août 1721 ; E. Drumont, op. cit., p. 91-92 ; A. Baudrillart, op. cit., t. II, p. 474.
[11] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 303, fol. 163 : Dubois à Maulévrier, 4 août 1721.
[12] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 304, fol. 105 : Maulévrier à Dubois, 16 août 1721.
[13] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 304, fol. 105 : Maulévrier à Dubois, 4 septembre 1721.
[14] Saint-Simon, Mémoires, édit. Chéruel, t. XVIII, p. 213-222.
[15] M. Marais, Journal et Mémoires, t. II, p. 191, 15 septembre 1721 ; Barbier, Journal, t. I, p. 159.
[16] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 297, fol. 216 : Mornay à Dubois, 29 décembre 1720.
[17] Arch. des Aff. Etrang., Portugal, t. 55, fol. 167 : Dubois à Mornay, 14 janvier 1721.
[18] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 302, fol. 215 : Dubois à Maulévrier, 9 juillet 1721, Ibid., t. 302, fol. 235 : Instructions à M. de Sourdeval.
[19] Voir E. Bourgeois, Le Secret de Dubois, p. 305-306.
[20] Public Record Office, France, vol. 363 ; Schaub à lord Carteret, Paris, 4 octobre 1721.
[21] Mme Grimaldo stipula l’envoi annuel de bijoux et de vins de Bourgogne et de Champagne pour le montant de la pension. Qu’on se rappelle les envois vins fins à Georges Ier et à Stanhope.
[22] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 303, fol. 116 ; Relation du voyage de Sourdeval, du 4 août 1721.
[23] Public Record Office, France, vol. 363 : Schaub à lord Carteret, Paris, 28 septembre 1721.
[24] Public Record Office, France, vol. 363 : Sutton à lord Carteret. Paris, 16 septembre 1721.
[25] Public Record Office, France, vol. 363 : Schaub à lord Carteret, Paris, septembre 1721.
[26] Dubois à Rohan, 19 septembre 1721, dans Anecdotes sur l’élévation de Dubois, ms. de la Bibl. de l’École Sainte-Geneviève, V, fol. 22.
[27] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 305, fol. 9 : Maulévrier à Dubois, 22 septembre 1721.
[28] Arch. des Aff. Etrang., Suède, t. 149, fol. 390 : Dubois à Campredon, 29 septembre 1721.
[29] J. Buvat, Journal, t. II, p. 299.
[30] Saint-Simon, Mémoires, édit. Chéruel, 1858, t. XVIII, p. 223.
[31] Public Record Office, France, vol. 363 : Schaub à lord Carteret, Paris, 30 septembre 1721.
[32] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 305, fol. 59 : Dubois au P. Daubenton, octobre 1721.
[33] Saint-Simon, Mémoires, t. XVIII, p. 224.
[34] Saint-Simon, Mémoires, édit. Chéruel, 1858, t. XVIII, p. 225-227.
[35] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 305, fol. 9 : Maulévrier à Dubois, 22 septembre 1721.
[36] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 150 : Mémoires et documents.
[37] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 299, fol. 143 : Articles accordés entre le commissaire-député par le roi T. C. et celui du roi d’Espagne pour parvenir au mariage qui se doit accomplir entre très haut, très excellent et très puissant prince Louis XV, par la grâce de Dieu roi de France et de Navarre et très haute et très puissante princesse Dona-Arma-Maria-Victoria, infante d’Espagne, etc.
[38] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 299, fol. 161 : Contrat du prince des Asturies et de Mademoiselle de Montpensier.