Le cardinal de Rohan. — Le conclaviste Tencin. — Ouverture du conclave. — Le cardinal Conti. — L’abbé de Tencin. — Tiraillements. — Conti signe l’engagement. — Il est élu pape. — Éloges de Dubois. — Ultimatum du Régent. — « Œuvre du Saint-Esprit ». — Règlements de comptes. — Dubois continue à acheter les consciences. — Promotion imminente. — Dubois est écarté. — Audience de Rohan. — Lettres de Tencin. — Réponse de Dubois. — Dubois est nommé. — Publié en consistoire et à Paris. — Remise de la barrette.Le cardinal de RohanClément XI venait d’expirer quand Lafitau traça à Dubois leur future ligne de conduite : « L’essentiel est de faire une bonne capitulation avec le pape qu’on va faire, et de lui demander ce chapeau pour première condition[1]. » La fin du pontife ne prenait pas au dépourvu les gouvernements qui étaient depuis longtemps fixés sur les mérites respectifs et les chances des cardinaux les plus signalés en vue de la tiare. Dubois, prévoyant un conclave, voulait y faire prévaloir son influence et décider les cardinaux sujets de l’Espagne, de Venise et de Gênes, du Grand- Duc de Toscane et du duc de Parme à agir de concert avec le représentant de la France. Celui-ci ne pouvait être Lafitau, dont les mœurs décriées n’offraient sans doute rien de plus répréhensible que celles du cardinal Bentivoglio, mais à qui son titre épiscopal n’ouvrait pas les portes du conclave[2]. Dubois ne fut pas embarrassé et son choix se porta sur Armand-Gaston de Rohan, cardinal, évêque de Strasbourg et grand aumônier de France. Sa mère, la princesse de Soubise avait été aimée de Louis XIV avec assez de décence et d’ardeur pour que le cardinal laissât croire volontiers que du sang royal coulait dans ses veines ; à cette vanité ne contredisaient pas ces dons extérieurs qui lui avaient valu le sobriquet de « la belle Éminence ». Fastueux, accueillant, poli, séduisant, mais toujours avec mesure et nuance, sans fadeur comme sans esprit, mais capable et désireux de faire valoir une science superficielle au moyen d’une élocution facile. Les devoirs religieux le préoccupaient moins que les soucis mondains, on vantait sa science qui était courte, sa beauté qui était parfaite, ses soupers qui étaient exquis, mais nul ne songeait à parler de sa piété. C’était un courtisan qui, n’ayant pas su proportionner son ambition à ses talents, s’était voué aux complaisances. Il avait refusé d’avertir le feu Roi de la gravité de son mal, mais il avait sacré Dubois au Val-de-Grâce, et Dubois, l’ayant eu pour complice, pensa lui faire honneur en le faisant son courtier. Le conclaviste TencinRohan quitta Paris le 26 février, porteur de la lettre du Régent à Clément XI[3] et prit la route d’Allemagne, afin d’éviter la Provence et les trop longues quarantaines. Il cheminait depuis un mois quand on apprit en France la mort du Pape (28 mars) ; aussitôt Dubois fit savoir de la part du Régent aux cardinaux de Rissy, de Polignac, de Gesvres et de Mailly qu’ils se disposassent au voyage de Rome[4]. Deux jours après on sut que Polignac, accablé de dettes criardes à Rome, n’osait s’y montrer, que Gesvres impotent, Mailly convalescent, Noailles presque excommunié ne s’y rendraient point tandis que Bissy prenait le chemin de Strasbourg avec peu de suite et beaucoup d’argent[5]. Il emmenait un conclaviste chargé de faire aboutir la négociation dans laquelle Lafitau n’avait récolté que des échecs, ce conclaviste se nommait Pierre Guérin de Tencin, dauphinois, âgé de quarante ans à peine. En cette même qualité, il n’avait fait qu’entrevoir Rome au conclave de Clément XI et, depuis, avait su collectionner le bénéfice de Vézelay, le doctorat en Sorbonne, le grand-vicariat de Sens et les actions de la banque de Law dont il fut le catéchiste[6]. Dès lors, sa réputation fut établie et Dubois jeta les yeux sur un personnage presque aussi taré que lui-même, pour l’appliquer à son grand dessein. Bissy eut, dit-on, « un peu de peine à digérer qu’on lui associât l’aumônier de Jean Law et un homme qui sortait de la rue Quincampoix[7] », quoiqu’il en soit ils entrèrent à Rome le 27 avril. Ouverture du conclaveRohan s’y trouvait depuis le 31 mars et s’était mis à la tête de Ouverture la faction française dès ce jour-même où s’ouvrait le conclave. Parmi les papabile, Tanara et Gozzadini avaient « l’exclusive » comme trop livrés à l’Empereur, Corsini comme trop ignorant et de mœurs relâchées ; Albani, camerlingue et neveu du pape défunt était trop jeune, mais assez prudent pour ne vouloir qu’un vieillard et il faillit réussir par surprise à faire élire le cardinal Paulucci dont la décrépitude promettait une vacance pas trop éloignée. Mais le cardinal d’Altheim donna « l’exclusive » à Paulucci[8] et on commença à prononcer le nom du cardinal Conti. Le cardinal ContiCelui-ci paraissait offrir des garanties sérieuses ; « sa naissance Le jardinai avait un peu suppléé à ses talents[9] », mais on ne pouvait lui reprocher rien que de vague, nul attachement à l’Empereur, nulle opiniâtreté, et on pouvait attendre de sa condescendance un acquiescement sans réserve aux vœux de Dubois qui commençait à redouter le ridicule. « La demande plusieurs fois réitérée par Mgr le Régent d’une grâce en ma faveur, mandait-il à Gualterio, est devenue si publique dans l’Europe que la gloire et la dignité de S. A. R. recevraient quelque atteinte si elle n’avait aucun lieu. Ce serait une grande raison de souhaiter qu’il se pût prendre quelque mesure pour engager le successeur du Pape à acquitter cette promesse[10]. » Et le surlendemain, il priait Rohan « d’examiner ce qui peut se faire pour S. A. R. à ce sujet avant ou dans l’élection du Pape[11] ». Rohan travaillait et rendait compte des progrès accomplis, se louait d’Albani qui se décidait enfin ù aller « bon jeu, bon argent ». La métaphore est jolie ! Rohan faisait plus encore, il rédigeait un véritable programme destiné à être soumis à Conti. Après différentes clauses relatives à la Constitution, l’essentiel contenait les avantages du Régent, le cardinalat pour Dubois par l’entremise du Prétendant dûment pensionné[12]. Cependant le conclave se prolongeait ; on attendait les retardataires. Bissy ne se hâtait pas d’entrer en cellule ; arrivé le 27 avril, il attendit le 4 mai pour frapper à la porte du conclave, mais l'abbé de Tencin ne perdait pas une minute. Malgré une apparente déférence, il traitait d’égal à égal avec les cardinaux, affectait avec Rohan un air de supériorité, dédaignait les longues dépêches pour de laconiques billets rédigés dans un style familier. A peine avait-il eu le pied à Rome qu’il avait saisi l’affaire et la conduisait avec cette passion qu’on apporte à un intérêt de famille. Tencin avait, en effet, une sœur belle et aimable, jadis religieuse et qui avait secoué les chaînes plus que légères d’une observance et d’une clôture très accommodantes. Après avoir séduit son confesseur et avoir obtenu de vivre hors de son couvent, la Tencin voulut essayer de l’existence la plus libre. Son frère lui était appareillé par les vices et par l’ambition ; souillée et compromise comme elle l’était, elle reporta sur lui sa part d’ambition qu’elle ne pouvait songer à satisfaire pour elle-même. Maîtresse de l’abbé Dubois, d’abord cachée, bientôt avouée publiquement, elle domina chez lui, lui fit connaître et lui imposa ce frère dont elle faisait si grand cas. C’était donc bien un intérêt de famille que Tencin allait servir et ceux qui le connaissaient savaient de quoi il était capable. « On le dit chargé de quelque négociation secrète, écrit Marais[13], s’il faut tromper, il est sur du succès[14]. » Le jour même de son entrée dans le conclave, Tencin écrivit à Dubois : « Nous voilà dans le conclave, Monseigneur, n’ayant plus d’autre peine que la crainte d’y rester trop longtemps. Le peu que j’ai vu me suffit pour juger que M. le cardinal de Rohan fait merveille, qu’il travaille avec toute l’application possible le jour et la nuit, qu’il y a lieu d’espérer que son zèle suppléera aux voix des cardinaux français qui nous manquent ; que les affaires, quant au fond, sont en fort bon train, et qu’il n’y a rien à désirer du côté de la bonne volonté. Je vous respecte, Monseigneur, et je Vous aime de tout mon cœur[15]. » A peine introduit, Tencin se lia avec le conclaviste du cardinal Conti, l’abbé Scaglione, aussi peu scrupuleux que lui-même, et l’allécha par les chiffres imposants des sommes dont il disposait. Un de ces hasards où l’habileté n’est pas étrangère, voulut que la cellule contiguë à celle de Conti se trouvât vacante. Tencin s’y logea. TiraillementsIl avait fort à faire. Le 3 mai, veille du jour de l’arrivée de Tencin, le cardinal Conti n’avait pas encore consenti à signer le programme élaboré par Rohan, bien qu’il n’y trouvât, disait- il, rien de répréhensible[16]. Mais si le cardinal pensait « après avoir considéré l’état des deux affaires susdites et l’espérance du bien que l’on peut croire prudemment qui en résultera à l’Église et au Saint-Siège », devoir être « d’opinion que quiconque sera élu pape doit y condescendre[17] » il n’adoptait pas moins la stratégie de Clément XI, et exigeait, par écrit aussi, un engagement envers le Prétendant pour toutes les pensions que sa mère avait reçues de Louis XIV[18]. Ceci parut trop exorbitant à Paris et Dubois riposta : « Depuis la mort du Pape, je n’avais pas cru qu’il pût être question de me rejeter dans les mêmes embarras. Qu’un prince généreux et rempli d’amitié pour S. A. R. s’intéresse aux égards que le Saint-Siège doit avoir pour les recommandations du Régent de France et qu’il porte ses soins et offices aussi loin que sa générosité peut le lui inspirer, c’est agir en grand prince, en ami, très noblement et peut-être très prudemment. Que le Pape en profite pour marquer de la considération à un héros de la catholicité, et pour ménager ses propres convenances, cela s’entend aussi : mais des écritures, des conventions et toutes autres traces sur cette matière ne peuvent avoir bonne grâce[19]. » Conti signe l’engagementCes écritures que le madré Dubois ne pouvait pas souffrir, le naïf Conti s’y résignait en désespoir de cause. Le refus qu’il opposait — ou pour mieux dire, le retard qu’il apportait à apposer sa signature au programme de Rohan — prolongeait le conclave indéfiniment. Mais depuis que Tencin y avait pénétré et élu domicile auprès de Conti dont il n’était séparé que par une tapisserie, l’affaire reprit allure. Dans la nuit du 6 au 7 mai, Rohan écrivait au Régent qu’« il n’avait plus rien à désirer du cardinal Conti, il en avait fini ». Le lendemain, Rohan mandait au Roi : « Je crois pouvoir annoncer à Votre Majesté l’exécution de ses ordres ; M. le cardinal Conti sera élu pape demain[20]. » On devine ce qui s’était passé, mais un cardinal a pris soin de nous l’apprendre[21] : « On sonda les cardinaux [du parti] français qui ne firent aucune difficulté pourvu qu’il voulut s’engager à deux choses : l’une à faire M. Dubois cardinal, l’autre à ne rien dire sur la Constitution pendant la minorité du Roi. Ces sortes de pactes... sont de leur nature abominables, très expressément défendus par les bulles dont on jure l’observation et peu distingués de toutes les autres espèces de simonies. Il était fâcheux pour celui qui avait le secret qu’on l’eût chargé de pareilles choses, mais enfin, Conti prit ces engagements. Il y mit la meilleure tournure qu’il put et fit stipuler par Scaglione, son conclaviste, que le secret serait toujours inviolablement gardé. Il n’y allait pas moins que de la perte de son honneur, qui doit être cher à tous les hommes et principalement à un pape : il y allait même de la déposition, si l’affaire était relevée avec de bonnes preuves. Par ce moyen, Innocent XIII fut exalté sans que d’abord la chose fut connue[22]. » Il est élu Pape. Eloges de DuboisL'engagement était rédigé en italien et en français, Tencin en fut dépositaire, ce qui prouve assez la part qu’il avait prise à la signature, mais Rohan recueillait l’éloge public de cette élection qu’il avait conduite, suivant le mot brutal de Lafitau, les mains garnies[23] ». Avant de sortir de la salle où ; le 8 mai, accomplit le vote final, Conti reçut l’obédience de ses cardinaux et, voyant s’approcher Rohan, il dit : Ecce opus manuum tuarum. Dubois ne fut pas moins complimenteur : « Si on pouvait ignorer, écrivit-il, que vous avez fait un Pape, je croirais que vous n’avez été occupé dans le conclave que de mes affaires particulières[24]. » Cela dit, et de la même plume, il écrivit aussitôt à Tencin : « Vous avez toujours souhaité, monsieur, d’être à portée de rendre service à un imbécile ; vous y voilà, et vous vous y mettez à ce que je vois jusqu’aux oreilles. Dans la grippe qui vous a pris contre moi, je crois que vous avez satisfaction en travaillant selon votre cœur avec les personnes qui se portent mon avancement avec tant de générosité ; mais, à la façon dont elles y vont, si vous étiez capable de jalousie, j’avoue que vous auriez à souffrir, mais j’espère que vous continuerez à faire de votre mieux et à les laisser se trémousser si généreusement et si inutilement pour moi. Au fond, je suis dans la situation la plus heureuse où je puisse être car on fera mon affaire sans (pic je m’en mêle, ou il est impossible qu’elle soit faite ; et, quand je serais un coquin, je dois être aussi content et aussi reconnaissant que s’ils m’avaient mis la calotte sur la tête[25]... » Après Tencin, ce fut au tour de l’abbé de Ravannes, conclaviste de Rohan : « Quoique vous ne m’écriviez pas, je ne laisse pas d’être instruit de vos équipées, vous faites rage pour l’archevêque de Cambrai. Vous êtes donc insatiable ? Et non content d’avoir fait un pape vous voulez encore faire un cardinal. A la manière dont vous vous prenez, vous pourriez bien réussir, car vous avez un grand général à la tête de vos troupes. Vous pourrez me croire quand je vous assurerai que je ne serai pas fâché de votre victoire et que j’en marquerai toute la joie qu’elle méritera... La seule chose que j’ambitionne, c’est que si je dois être élevé à cette dignité, ou si j’y dois renoncer, ce sera le plus tôt qu’il se pourra[26]. » Enfin, Lafitau aussi reçut quelques mots : « Quand je vois avec quelle vivacité M. l’abbé de Ravannes, l’abbé de Tencin et vous-même concourez : [à mon élévation], j’avoue que je suis plus heureux que je ne le mérite et que c’est un torrent auquel je ne crois pas que le Pape puisse longtemps résister[27]. » Ultimatum du RégentLe courrier chargé de ces lettres emportait aussi l'hommage de Dubois et l’ultimatum du Régent à Innocent XIII. « Votre Sainteté, lui disait le prince, est informée de la grâce que le feu Pape m’avait accordée en faveur de l’archevêque de Cambrai, et dont sa mort seule a empêché l’exécution. J’espère que Votre Sainteté fera connaître à son avènement sur le trône de Saint- Pierre que les services rendus à l’Église ne perdent rien par la mort des Souverains Pontifes et qu’elle ne croira pas indigne de ses premiers soins de me donner cette marque publique de l'attention du Saint-Siège au zèle dont je fais profession pour ses intérêts." Ce bienfait de Votre Sainteté couronnera les vœux que j’ai faits de son exaltation, comblera la joie qu’elle m'a causée, soutiendra mes bonnes intentions pour la paix de l’Église et pour l’autorité du Saint-Siège et fortifiera le zèle de l’archevêque de Cambrai dans l’exécution de nos ordres pour la gloire et les intérêts du pontificat de Votre Sainteté et il ne se présentera aucune occasion qu’elle n’ait lieu de remarquer ma sincère reconnaissance[28]. » « Œuvre du Saint-Esprit »Ainsi se réalisait le conseil donné par Lafitau : faire une bonne capitulation avec le futur pape et tout d’abord exiger de lui le chapeau. L’affaire avait été supérieurement conduite et l’élu n’avait aucun ménagement à garder. Après trente-huit jours de tractations simoniaques, il obtenait l’unanimité des votes : cinquante-quatre sur cinquante-cinq[29], et le cardinal Gualterio écrivait sans rire : Nous étions « menacés de grandes longueurs et de difficultés sans nombre, la voix de Dieu a apaisé la mer orageuse. Il n’y a pas eu manque de gens fort puissants qui ont employé tout le crédit et tout l’artifice imaginables pour empêcher l’élection Sans vouloir ombrer la matière, j’assure que la volonté du Ciel y a paru[30]. » A cette onction, Dubois ajouta un trait comique. Écrivant à Maulévrier, il disait : « Quand Dieu veut rendre inutiles les efforts des hommes pour s'approprier les ouvrages de la Providence, il sait bien leur en faire connaître la vanité. Cette preuve-ci doit faire souvenir tous les idoles que c’est l’œuvre du Saint-Esprit[31]. » Ces lignes étaient écrites le 15 mai et ce ne fut que le lendemain à huit heures du soir qu’on apprit à Paris l’élection du Pape[32]. Mais dès le 15, Dubois avait reçu le billet de Rohan : « Le cardinal Conti sera élu pape demain. » — Œuvre du Saint-Esprit ! Règlements de comptesAlors les électeurs passèrent à la caisse ; le cardinal Albani reçut de Rohan « les trente mille écus qui lui avaient été promis[33] » ; leurs collègues Ottoboni et Corradini avaient fait remonter leur garde-robe trop mal en point[34] ; le Prétendant tendait les mains avec persévérance, mais cet encombrant personnage était si onéreux aux finances pontificales qu’il fallait que la France prit son entretien à son compte et lui assurât une pension. Par une ruse plaisante, on insinua au maréchal de Villeroy d’en faire lui-même la demande. Flatté de se voir recherché par celui qu’on nommait couramment « le roi d’Angleterre », Villeroy fit la démarche auprès du Régent. Dubois, qui avait arrangé la scène, affecta la surprise, l’attendrissement et emporta le consentement de son maître. La pension fut portée de quatre-vingt-six mille à cent cinquante mille livres, qui, par la perte du change, coûtaient au trésor royal trois cent soixante-quinze mille livres, en sorte que Villeroy eut la satisfaction d’écrire à la famélique Majesté : « On a reçu la lettre avec toutes les marques de tendresse que les liaisons du sang et l’amitié peuvent inspirer et on m’a assuré de la meilleure grâce du. monde, qu’on ménagera tout ce qui se pourra, dans l’état où se trouvent les finances du royaume pour donner un secours à la personne qui a écrit, et qu’on enverra régulièrement, au lieu où elle est, six mille écus romains tous les trois mois, francs de change et de la différence des espèces, ce qui coûtera cinquante-quatre mille livres à la France, et cela sera exécuté avec la dernière exactitude, et lorsque les finances seront un-peu rétablies, on rendra ce secours plus considérable[35]. » C’est ce que, en style diplomatique, on appelait : exonération pour la Chambre apostolique de pensions extraordinaires et désistement de bonne grâce des sûretés exigées pour la subsistance de la personne. On touchait donc au but. Cependant les adversaires de Dubois ne renonçaient pas à lui infliger l’affront d’un échec définitif. Torcy, d’Huxelles, Villeroy, le cardinal de Noailles lui-même cherchaient à influencer le cardinal de Rohan à qui le Régent prenait la peine d’écrire : « On me rapporta, ces jours passés, que des hommes et des femmes s’étaient ameutés pour vous écrire que vous ne deviez pas travailler si vivement pour l’archevêque de Cambrai[36]. » Mais Dubois ne laissait pas ses agents s’assoupir ; sa pétulance et sa ténacité étaient venues à bout d’arracher à l’Empereur, au roi d’Espagne et au roi de Portugal l’assurance qu’ils verraient avec joie son élévation. Dubois continue à acheter les consciencesL’impatience de Dubois s’émoussait sur des temporisations nouvelles. Tandis que le cardinal d’Altheim, à Rome, et le comte de Sinzendorf, à Vienne, protestaient des bonnes intentions de l’Empereur[37], les autres diplomates autrichiens combattaient la candidature[38]. Au milieu de ces intrigues que voulait le Pape ? On ne le savait pas précisément. C’était un vieillard souriant, doux et timide, atteint d’une somnolence presque ininterrompue ; il aimait fort sa maison, dont il était le huitième pape et à l’illustration de laquelle il se croyait commis au moins autant qu’au gouvernement de l’Église. L’assoupissement d’où il ne sortait que pour de courts instants lui rendait malaisé à comprendre l’empressement de Dubois ; d’ailleurs cette affaire était traitée par son ancien conclaviste, Scaglione, qui le dispensait de tous soins. Le mai, Tencin écrivait à Dubois : « J’ai vu presque chaque jour monseigneur Scaglione ; et, une fois qu’il me montrait ses appartements, lesquels sont grands et mal meublés, en me disant qu’il lui faudrait cinq cents pistoles pour se meubler, mais qu’il fallait prendre patience, qu’il le ferait petit à petit, je lui dis : « Monseigneur, je suis sûr que la même Providence qui fera éclore la promotion de M. l’archevêque de Cambrai avec celle du frère du Pape, pourvoira en même temps à l’ameublement de votre appartement... » — A quoi Dubois répond : « Votre lettre, mon cher abbé, est un chef-d’œuvre ; vos observations sont justes, vos résolutions nobles et sûres et vos insinuations à l’abbé Scaglione très adroites... Si l’abbé Scaglione est effectif, n’hésitez pas à lui faire donner mille pistoles[39] ». Avant d’expédier ce courrier, il insère encore ce billet : « Continuez à tourner Scaglione comme il faut. S’il faut prendre une prompte résolution, priez Rohan de vous mettre en état de lui faire une gratification honorable. » Promotion imminenteVers la fin du mois de juin, l’affaire semble immanquable et imminente. Le 25, Dubois écrit à Rohan : « Son Altesse Royale m’a ordonné, à quelque heure qu’un courrier arrive, de l’éveiller et de ne pas différer d’un moment à lui donner une si agréable nouvelle. Quoique mon impatience n’égale peut-être pas celle de mon maître, j’avouerai cependant à Votre Éminence quelle est grande sans même que l’ambition y ait presque aucune part, mais particulièrement parce que je désire avec ardeur qu’elle achève de confondre l’envie qu’on a de ses succès et de déconcerter les cabales qui voient avec frayeur le bien qu'elle peut faire à l’Église et à l’État[40]. » Mais cette précipitation suggère aux Italiens de nouvelles lenteurs et de nouvelles demandes. Lafitau, que ses mœurs conduisent partout, propose à Rohan « de gagner pour mille écus une certaine Marinacia, qu’on dit mariée secrètement au duc de Poli, et qui a sur lui et sur le Pape tout l’ascendant que peu donner l’esprit d’une courtisane achevée[41] ». A ce coup, Rohan est obligé de souscrire des billets et d'engager jusqu’à ses breloques. Tencin réclame dix mille pistoles sans tarder, car, dit-il, « on ne fait rien ici sans argent[42] ». Dubois en trouvera, en enverra, rien ne lui coûte depuis qu’il se croit assuré du triomphe, car « ce n’est plus, dit-il, le temps de me promener, de m’amuser et de me berner, comme on trouva plaisant de le faire sous Clément XI ». Ses ennemis n’ont pas désarmé, mais ils ne peuvent rien contre sa promotion, car innocent XIII doit donner la pourpre à son propre frère et Dubois passera à la faveur de cette nomination de l’évêque de Terracine. Dubois est écartéCependant, le 16 juin, le frère du Pape fut promu cardinal ; personne n’étant associé à sa promotion. Le coup était si rude et si imprévu que Tencin écrivit à Dubois : « Vous apprendrez, Monseigneur, avec une surprise égale à la nôtre, la promotion de M. le cardinal Conti dans le consistoire d’hier. Après toutes les paroles qu’on avait données à M. le cardinal de Rohan, il y avait lieu d’espérer que cette promotion ne se ferait pas sans être accompagnée de la vôtre ou, du moins, sans une parole positive de la faire un jour marqué dans un délai très court. Cependant M. Le cardinal de Rohan est sorti aujourd’hui de l’audience du Pape après lui avoir dit tout ce que vous pouvez imaginer de plus fort et de plus pressant pendant plus d’une heure, sans avoir pu tirer du Pape que ces paroles : Lo faro puô essere avanti due mesi[43]. » Rohan se jugeant trompé déclara au Pape que si, dans un délai très court, Dubois n’était fait cardinal il demanderait un congé. Il avait pressenti la ligne de conduite qui lui serait tracée puisque, dès la réception de la nouvelle de cette promotion unique, le Régent écrivit à Rohan de réclamer une audience, d’y exprimer son vif mécontentement et d’exiger une réponse « précise, positive ». Si elle n’était pas telle qu’on l’attendait, « je souhaite, disait le prince, que vous déclariez à Sa Sainteté qu’elle ne sera plus importunée de cette grâce et que vous prenez congé d’elle dans cette audience[44]. » Audience de RohanRohan obtint son audience et dit au Pape que déjà il ne paraissait plus devant lui en ministre du Roi et qu’il attendait les ordres de la Cour, ordres qui ne pouvaient manquer d’être rigoureux. Innocent XIII, visiblement inquiet, l’interrompit pour lui dire que Dubois serait cardinal avant deux mois. — « Et moi, répliqua Rohan, je vous répète qu’il ne sera pas cardinal ! Voire Sainteté y perdra plus que lui et j’aurai la douleur de voir que, pour un délai dont j’ignore la cause, je me verrai hors d’état de vous être utile. » Tencin, plus irrité encore, et approuvé par Lafitau, parlait de rendre public l’engagement écrit et signé par le Pape. « Il faut défaire les Romains, disaient-ils, de l’habitude où ils sont de donner des espérances pour des réalités qu’ils reçoivent[45]. » Dubois passait par des alternatives de confiance et de découragement. Il écrivait à Rohan : « Il ne reste plus à Votre Eminence qu’à ressusciter les morts et je ne puis m'empêcher d’espérer qu’elle fera ce miracle[46] » ; à Tencin : « M. de Sisteron m’a fait votre portrait par un seul, mot : « M. l’abbé de Tencin n’entend point raillerie sur ce qui vous regarde. » Vous jugez bien que je ne suis pas moins vif[47]. » Et comme il se trouve que, depuis son avènement, Innocent XIII est devenu bibliophile, l’officieux Scaglione insinue que le Saint-Père a prodigieusement envie d’une bibliothèque qui est à Rome, et qu’on ne pourrait lui être plus agréable qu’en lui facilitant les moyens de trouver douze ou treize mille écus nécessaires pour l’acheter. Ainsi le chantage recommence et l’exploitation éhontée comme sous le pontificat précédent. Lettres de TencinDès les premiers jours du mois de juillet, le Pape se dit souffrant d’une atteinte de gravelle et refuse de recevoir Rohan. Cette résolution semble donner espoir à la cabale contraire. Les cardinaux Acquaviva et d’Altheim, la prélature, les jansénistes sont prêts à donner le suprême assaut. En France, même ardeur, Saint-Simon s’agite, Torcy revient à la charge auprès du Régent qui lui redit une fois de plus : « Cardinal ce petit faquin ! vous vous moquez de moi, il n’oserait y avoir jamais songé » ; et le lendemain, au Palais Royal, le prince l’appelle, le tire dans un- coin et lui dit : « A propos, monsieur, il faut écrire de ma part « Kome pour le chapeau de M. de Cambrai ; voyez à cela, il n’y a pas de temps à perdre. » Torcy demeura sans parole comme une statue et le Régent le quitta du plus grand sang-froid. Tel était te terrain d’alors[48]. C’est-à-dire que plus personne ne savait ce qu’allait devenir ce surprenant imbroglio. Le 8 juillet, Tencin écrit ce billet énigmatique à Dubois : « Je vous prie de vous ressouvenir que vous ne m’avez chargé de rien, que mes lettres ne sont pas des dépêches et que ce n’est point à-un ministre que j’écris, mais à une personne que j’aime et respecte de tout mon cœur et, s’il m’est permis de le dire, à un ami sur qui je compte entièrement, lequel a achevé de m’attacher indissolublement à lui par ce témoignage unique et incroyable de sa confiance de m’avoir fait venir à Rome sans m’avoir ouvert !a bouche sur ses propres intérêts. » Le 10, nouveau billet, demande d’argent en clair et, le même jour, ce billet chiffré : « Tout se prépare pour l’assaut général. Il faut, à quelque prix que ce soit, emporter la place. Être repoussé serait la chose du monde la plus fâcheuse, et, en ce cas-là rien de plus périlleux que le parti qu’on serait obligé de prendre. Vous pouvez constater que nos ennemis jouent de leur reste et qu’ils mettent en œuvre tous les ressorts que l’intérêt, la politique et la méchanceté la plus noire peuvent imaginer...[49] ». C’en était trop ; Dubois éclata[50] : Réponse de Dubois« Vos lettres, Monsieur, du 8 et du 10, m’ont mis dans une telle détresse que je ne puis plus me souffrir moi-même, et il me semble que toutes les vertus et les vices des hommes se sont entendus pour m’accabler. Il n’y a point de coiffure qui me paraisse aujourd’hui plus extravagante qu’un chapeau de cardinal. La générosité et la persévérance de ceux qui m’honorent de leur amitié me remplissent de confusion. La rage, la noirceur, l’infidélité et les mauvaises intentions de ceux qui nous traversent me mettent tout en fureur ; et ce qui m’aurait touché le moins en toute autre occasion, qui est l’argent, dans celle- ci est mon plus grand bourreau. « Impossibilité absolue de rien tirer dans cet instant du trésor royal, c’est-à-dire de la monnaie, car il n’y a point d’autre ressource, et le 15 le prêt des troupes a manqué net, et, par conséquent, il y aurait eu de l’imprudence et un danger très infructueux à s’adresser à S. A. R.Cependant dès qu’il s’agit d’engagements pris par M. le cardinal de Rohan, je voudrais pouvoir me vendre moi-même, fussé-je acheté par les galères. Mais, pour envoyer à Rome dix mille pistoles, il faudrait trouver trois cent mille livres à Paris dans le temps que le plus accrédité n’y trouverait point cinquante pistoles. Je n’ai aucun bien. J’ai pour deux cent cinquante mille livres de dettes criardes. Je ne reçois ni ne dois recevoir rien. On ne me rend qu’une partie de ce que j’avais employé à nourrir les actions qu’on m’avait données, et on me le rend en rentes sur les tailles au denier cinquante. Je ne veux tromper personne. « Voilà le sujet de mes méditations depuis la réception de vos lettres. Enfin je ne suis pas mort et c’est beaucoup. J’envoie à M. le cardinal de Rohan une lettre de change de dix mille pistoles et de cent quatre-vingt mille livres pour le change et la différence des espèces. Je vous avoue que je ne puis, pas faire de bon sang tant que j’aurai ce prodigieux poids sur le corps avec tous les dangers et toutes les avaries qui peuvent raccompagner. « J’ai fait pitié à M. Le Blanc et à M. de Bellisle qui m’ont vu dans la peine de cette recherche sans pouvoir me soulager. Si nos affaires n’étaient pas dans l’affreuse situation où elles sont et où elles demeureront jusqu’au mois d’octobre, je suis assuré que S. A. R.ne ménagerait rien pour la satisfaction de M. le cardinal de Rohan, et qu’on n’aurait pas besoin de lui citer l’exemple des dépenses qui peuvent avoir été faites à Rome en d’autres tems, quoiqu’il soit vrai qu’on n’a jamais fourni pour Rome en pareille occasion la moitié de ce qui a été donné depuis le mois de janvier[51]. » En même temps, Dubois écrivait à Rohan de ne payer que les services rendus et non promis. « Je suis, lui disait-il, au désespoir qu’on ait jamais pensé à moi et que la prétention d’une distinction dont je pouvais bien me passer devienne la source ou le signal de grands maux. Mais le sort en est jeté...[52] » Dubois est nomméTandis que le misérable se désespérait et livrait à la postérité les replis de son âme pourrie, le malheureux Pape restait la proie de Rohan, Tencin, Lafitau et Scaglione. Harcelé, épuisé, épouvanté le vieillard se soumit à ce qu’on exigeait de lui. Le 15 juillet, il donna audience à Rohan et essaya de sourire. Le Régent était, dit-il, inflexible et Dubois intraitable ; puis il garda le silence un moment et, relevant la tête : « Seigneur, dit-il à Rohan avec une lenteur pénible, Seigneur, souvenez-vous de la promesse que je vous ai donnée et que je vous ai chargé de donner de ma part à M. le Régent. Je vous ai promis que M. l’archevêque de Cambrai serait cardinal et qu’il le serait plus tôt que vous ne le croyiez : il le sera demain. Vous plaindrez-vous que je ne sois pas homme de parole ? » Il voulut continuer mais ses yeux et sa gorge étaient pleins de larmes, il parla de la France en saisissant les mains de Rohan : « Au moins qu’elle ne m’abandonne pas ! » Rohan avait hâte d’en finir, sa beauté sereine n’aimait point les larmes ; rentré chez lui, il écrivit à Dubois : « Vous êtes cardinal, il n’y a plus de délai à craindre ni d’obstacles à redouter et vous êtes plus en mesure que jamais de servir l’Église et l’État[53]. » Ce que Rohan venait d’apprendre, Lafitau le savait depuis cinq jours, il exultait : « J’avoue n’avoir jamais été mieux servi en espions. Ma joie de votre promotion sera telle que je la regarde comme un avant goût du paradis. C’est Dieu qui a conduit ici M. le cardinal de Rohan par la main[54]. » Le Dieu qu’outrage Lafitau eut fait payer cher ses services. J’ai reconnu, écrit Lémontey, en compulsant les divers états du trésor royal, que le chapeau de Dubois coûta environ huit millions à la France[55]. Publié en consistoire et à ParisAvant la fin du consistoire[56] un courrier partit de Rome, il arriva à Paris le 25 juillet au matin[57]. Dubois travaillait avec le Régent et la dépêche ne lui fut remise qu’à midi ; il ne l’ouvrit point, assista à une messe, prit son repas[58], puis alla retrouver le Régent et les deux compères, enfin satisfaits se rendirent ensemble auprès du jeune Roi : « Sire, dit le Régent, j’ai l’honneur de vous présenter l’archevêque de Cambrai, au zèle de qui Votre Majesté doit la tranquillité du royaume et la paix de l’Église de France, qui sans lui allait être déchirée par un cruel schisme. Le Pape, en reconnaissance de si grands services, vient de l’honorer, à la recommandation de Votre Majesté, du chapeau de cardinal, et je puis vous assurer que je connais assez son mérite pour rendre témoignage à Votre Majesté qu’il est digne de ce nouvel honneur et qu’il vous servira toujours avec le même zèle et avec encore plus d’ardeur pour les intérêts de l’État qu’il n’a fait avant que d’être revêtu de la pourpre[59]. » Dubois rayonnait, mais il sut se contenir, sans pouvoir cependant « s’empêcher de débiter à tout le monde que ce qui l’honorait plus que la pourpre romaine, était le vœu unanime et l’empressement de toutes les puissances à la lui procurer à en presser le Pape, etc. Il s’éventait là dessus et ne pouvait finir sur ce chapitre qu’il recommençait à tout moment[60] ». La nouvelle se répandait dans Paris. La vieille Madame boulonna : « Alberoni a un copain[61]. » Mathieu Marais ricana : « On croyait ce chapeau perdu, le voilà retrouvé[62]. » L’avocat Barbier observa que « cela fait bien du tort à la religion de voir placer un homme connu pour être sans foi et sans religion dans une des premières places de l’Église[63] », les chansonniers se mirent en liesse et tous : Marais, Barbier, Buvat et les autres répétèrent comme une vengeance des couplets cinglants dont la verdeur ne se laisse pas toujours transcrire[64] : Or, écoutez, petits et
grands, Un admirable événement, Car l’autre jour notre
Saint-Père Après une courte prière A, par un miracle nouveau, Fait un rouget d'un maq..... Le courrier pontifical arriva le 26, porteur d’une lettre pour le Régent[65] ; le lendemain, Louis XV imposa la calotte rouge à Dubois[66]. En se relevant, Dubois détacha sa croix épiscopale, la présenta à l’évêque de Fréjus, lui dit qu’elle portait bonheur et que c’était pour cela qu’il le priait de la porter pour l’amour tir lui. Fleury rougit, la reçut avec un extrême embarras, mais sous la condition d’en donner la valeur aux pauvres[67]. Remise de la barretteDeux mois plus tard, l’abbé Passarini, camérier d’honneur d’Innocent XIII, apporta la barrette. La cérémonie était parsemée d’écueils, Dubois y louvoya avec un art auquel Saint-Simon lui- même rendit hommage. L’ambassadeur Schaub, présent à la remise de la barrette, en laissa ce récit[68] : « Notre cardinal... a reçu sa barrette du Roy et fait ses visites de cérémonie à Madame et au Régent et à Mme la duchesse d’Orléans. Tous les beaux esprits de la vieille Cour, encore plus animés contre lui par le mariage avec l’infante que par la guerre qu’il a faite à l’Espagne (s’)étaient mis aux écoutes pour ridiculiser ses harangues. Surtout celle qu’il devait faire au Roy, était difficile, et ils s’attendaient ou qu’il louerait et remercierait fadement S.M.T.C., ou qu’il louerait le Régent en homme payé et qui lui doit plus qu’au Roy, ou qu’il se louerait soi-même des actions que la nation lui reproche, ou qu’il ferait une espèce d’amende honorable en promettant de mieux faire. « Mais il a trouvé moyen d’éviter tous ces écueils. Il a parlé avec humilité et avec dignité, mais si bien et si judicieusement que ses plus malins auditeurs ont été réduits à l’applaudir. « Madame a aussi été surprise par le discours qu’il lui a tenu. Elle ne l’aime point et n’aurait pas peut-être été fâchée de le lui faire sentir à cette occasion. Car me trouvant avec elle avant qu’il entrât, elle me témoigna de la curiosité de l’entendre en me disant : « Il connait Saint-Cloud et il y est connu ». [Il se composa, parut devant Madame pénétré de respect et d’embarras. Il se prosterna comme elle s’avança pour le saluer, s’assit au milieu du cercle, se couvrit un instant de son bonnet rouge qu’il ôta aussitôt et fit son compliment]. Dès qu’il eut débuté ainsi : « Si la pourpre romaine dont je suis revêtu pouvait faire oublier à Madame les premiers temps où elle a daigné jeter ici les yeux sur moi, je serais le premier à lui en rappeler le souvenir pour... » Madame me fit un signe d’approbation et la harangue étant finie, elle avoua n’avoir jamais rien entendu de plus beau. « Mais celle qu’il a faite au Régent était de beaucoup la plus touchante... S’étant assis et couvert devant le Régent, il dit : « Je rougirais de confusion de paraître ainsi devant V.A.R. si ce que je suis n’était votre ouvrage. » Dans la suite, il lui dit : « Vous avez donné en moi la preuve la plus éclatante de l’étendue de votre pouvoir et de votre bonté en m’élevant du plus bas ordre de vos sujets au plus haut degré où un sujet ecclésiastique puisse monter. » Et voici comme il commença son remerciement« Je vous parlerais de ma reconnaissance si les soins qui m’ont attaché à votre personne dès votre plus tendre enfance ne m’animaient pour vous de sentiments infiniment plus vifs que tous les bienfaits ne sauraient faire naître... « Le Régent après avoir marqué au cardinal la joie qu’il ressent de son élévation, ajouta : « J’aurais manqué au Roy et à moi-même si j’avais omis de récompenser dignement les importais services que vous avez rendus à l’État depuis que le soin m’en est confié ; et quant à l’amitié, nous savons tous les deux i quoi nous en tenir. » Les instruments de cette longue intrigue furent diversement récompensés. Rohan s’attardait à Rome dans l’espoir du titre d’ambassadeur, il fut rappelé à Paris ; le Prétendant vit rompre toute relation avec lui ; Lafitau fut invité à regagner Sisteron ; Tencin fut placé sous la surveillance de Gualterio et la prélature italienne fut traitée de même façon. « Il faut abolir le pernicieux usage de jeter des promesses d’argent, écrivit Dubois. Les libéralités vagues sont inutiles avec les Italiens. Ils font pour peu les mêmes efforts que pour beaucoup. Il faut ramener la Cour de Rome à ce qui est nécessaire[69]. » |
[1] Lafitau à Dubois, 19 mars 1721, dans C. de Sévelinges, op. cit., t. II, 37.
[2] Il s’y glissait la nuit à l’aide d’une fausse clé. Lafitau à Dubois, 5 mai, dans Lémontey, op. cit., t. II, p. 42.
[3] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 625, fol. 154 : Dubois à Lafitau, 4 mars 1721.
[4] J. Buvat, Journal de la Régence, t. II, p. 230 ; 28 mars 1721.
[5] J. Buvat, Journal, t. II, p. 231-232, 234, 235- ; Mathieu Marais, Journal et Mémoires, t. II, p. 112.
[6] Au sujet du procès dont parle Saint-Simon, Mémoires, édit. Chéruel, t. XVII, p. 298-300, où Tencin est accusé d’avoir nié un marché signé par lui, on en peut douter puisque M. Marais, son adversaire, raconte ce procès et ne dit rien de ce coup d’éclat. M. Marais, op. cit., t. II, p. 108, 112, 114.
[7] M. Marais, op. cit., t. II, p. 114 ; Bibl. de l’Arsenal, H 13197. Mémoire pour servir à l’histoire de M. le cardinal de Tencin jusqu'à l’année 1743, plaquette s. l. n. d.
[8] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 627, fol. 63 et 178 : Lafitau à Dubois, 7 avril ; Rohan à Dubois, 22 avril ; C. de Sévelinges, op. cit., t. II, p. 52, 59.
[9] Saint-Simon, Mémoires, édit. Chéruel, 1858, t. XVIII, p. 145.
[10] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 623, fol. 311 : Dubois à Lafitau, 29 mars 1721.
[11] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 626, fol. 110 : Dubois à Rohan, 9 avril 1721.
[12] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 627, fol. 140 : Lafitau à Dubois, 16 avril ; Rohan à Dubois, 22 avril 1721, dans C. de Sévelinges, op. cit., t. II, p. 61.
[13] M. Marais, Journal et Mémoires, t. II, p. 114.
[14] Audouy, Notice historique sur le cardinal de Tencin, archevêque d’Embrun près de Lyon, dans Annales du monde religieux 1880, t. IV, p. 485, 600, 681, 734, 826 et tirage à part ; A. Prudhomme, Notes pour servir à l’Histoire de Mme de Tencin et de sa famille, dans Bulletin de l’académie delphinale,1905, 4e série, t. XVIII, p. 296 à 314 ; Ch. de Coynart, Les Guérin de Tencin, 1520-1758, in-8°, Paris 1910 ; P.-M. Masson, Une vie de femme au XVIIIe siècle. Madame de Tencin (1682-1749), in-8°, Paris 1909 ; M. Boutry, Une créature du cardinal Dubois. Intrigues et missions diplomatiques du cardinal de Tencin, in-8°, Paris 1902 ; Revue d’histoire diplomatique, 1901, t. XV, p. 19-50.
[15] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 628 : Tencin à Dubois, 22 avril 1721.
[16] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 627, fol. 176. Rohan à Dubois, 22 avril 1721.
[17] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 628, non folioté, 23 mai 1721.
[18] Lafitau à Pecquet, 5 mai 1721, dans C. de Sévelinges, op. cit., t. II, p. 75.
[19] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 628 : Dubois à Rohan, 26 mai 1721 ; C. de Sévelinges, op. cit., t. II, p. 95.
[20] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 628 : Rohan au Roi, 7 mai 1721 ; M. Boutry, Intrigues et missions diplomatiques du cardinal de Tencin, in-8°, Paris, 1902, p. 32-33 ; Le même, Le chapeau de Dubois, dans Revue de Paris, 1898, t. V, p. 818-834.
[21] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 653, fol. 266-300 : Relation du conclave de 1723, par le cardinal Melchior de Polignac.
[22] Voici l’épilogue, d’après la même source : « [Le Pape] tint ses paroles et fit redemander ses billets originaux. On ne voulut point les lui rendre, apparemment pour le tenir plus en respect pour le reste de sa vie. On assure même que Riviera, secrétaire du Sacré-Collège, s’en était plaint et avait dit : « Qui a reçu le paiement doit Tendre la promesse », mais qu’on lui avait répondu que « tout ce qui venait de Sa Sainteté paraissait d’un trop grand prix pour vouloir s’en défaire ». Quoiqu’il en soit, il arriva, je ne sais par quel malheur, que ces billets furent lus par bien des gens et que le pauvre pape on trouva la copie un matin sur sa table. Il en fut au désespoir et, soit que le chagrin qu’il en conçut ait causé sa mort ou qu’il l’ait seulement avancée, il est certain que dans ses derniers jours, il ne parlait d’autre chose avec ses plus fidèles amis, témoignant une crainte effroyable des jugements de Dieu, un repentir proportionné à sa faute et une indignation contre ceux qui pouvaient l’avoir trahi. Quand il fut mort, on ne parla dans Rome que de cette affaire. Les zelanti protestèrent de mourir plutôt que de souffrir une seconde fois de semblables pratiques, et les moins zélés se demandaient comment on pourrait se fier à quelqu’un, après ce qui venait d’arriver ». Le texte de l’engagement signé de Conti est aux Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 628 ; Sévelinges, op. cit., t. II, p. 82.
[23] Lafitau à Dubois, 16 avril 1721, dans Lémontey, op. cit., t. II. p. 39 note 1.
[24] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 628 : Dubois à Rohan, 26 mai 1721 ; C. de Sévelinges, op. cit., t. II, p. 95 suiv.
[25] Dubois à Tencin, 26 mai 1721, dans C. de Sévelinges, op. cit., t. II, p. 112.
[26] Dubois à Ravannes, 26 mai 1721, ibid., t. II.
[27] Dubois à Lafitau, 26 mai 1721, ibid., t. II.
[28] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 628 : Le Régent à Innocent XIII, 26 mai ; C. de Sévelinges, op. cit., t. II, p. 101.
[29] Le cardinal Conti obtint cinquante-quatre voix sur cinquante-cinq votants ; voir Nouvelles ecclésiastiques, mai 1721, p. 67.
[30] Bibl. nat., Correspond, de Nouilles, ms. 23221, fol. 33 : Gualterio à Noailles.
[31] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 301, fol. 257 : Dubois à Maulévrier, 15 mai 1721.
[32] M. Marais, Journal et Mémoires, t. II, p. 138.
[33] Rohan à Dubois, 15 mai 1721, dans Lémontey, op. cit., t. II, p. 40, note 1.
[34] Lafitau à Dubois, 23 juin, ibid., t. II, p. 41.
[35] Villeroy à Jacques Stuart, 12 juin 1721, dans M. Boutry, Intrigues, p. 42.
[36] C. de Sévelinges, op. cit., t. II, p. 130.
[37] Dubois à Sinzendorf, 23 juin 1721, dans C. de Sévelinges, op. cit., t. II. p. 138 ; Public Record Office, Germany, vol. 218 : Saint-Saphorin à lord Townshend, 5 juillet 1721.
[38] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 631, fol. 47 : Dubois à Rohan, 23 juillet 1721.
[39] Arch. des Aff. Etrang., Rome, I. 629, fol. 175 : Dubois à Tencin, 20 juin 1721 ; C. du Sévelinges, op. cit., t. II, p. 129.
[40] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 630, fol. 48 : Dubois à Rohan, 25 juin 1721.
[41] Lafitau à Dubois, 23 juin 1721, dans Lémontey, op. cit., t. II, p. 44, note 1.
[42] Tencin à Dubois, 10 juillet 1721, ibid., t. II, p. 44-45.
[43] « Je ferai le nécessaire avant deux mois ». Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 630, fol. 129, 182, 138, 148. Tencin à Dubois ; Lafitau à Dubois ; Rohan au Régent, 17 et 18 juin 1721.
[44] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 629, fol. 207 : Le Régent à Rohan, 29 juin 1721 ; C. de Sévelinges, op. cit., t. II, p. 149.
[45] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 630, fol. 150 : Lafitau et Tencin à Dubois, 23 juin 1721.
[46] Dubois à Rohan, il juillet 1721, dans C. de Sévelinges, op. cit., t. II, p. 160.
[47] Dubois à Tencin, 11 juillet 1721, dans M. Boutry, Intrigues et Missions, p. 52.
[48] Saint-Simon, Mémoires, édit. Chéruel, 1858, t. XVIII, p. 126-127.
[49] Tencin à Dubois, 8 et 10 juillet 1721, dans M. Boutry, op. cit., p. 53-54.
[50] P.-E. Lémontey, op. cit., t. II, p. 45-46.
[51] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 631, fol. 43 : Dubois à Tencin, 23 juillet, dans C. de Sévelinges, op. cit., t. II, p. 181.
[52] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 631, fol. 45 ; Dubois à Rohan, 23 juillet, dans C. de Sévelinges, op. cit., t. II, p. 176, 177.
[53] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 631, fol. 101 : Rohan à Dubois, 16 juillet 1721.
[54] Lafitau à Dubois, 11 juillet 1791, dans Lémontey, op. cit., t. II, p. 47.
[55] Lémontey, op. cit., t. II, p. 47 ; Barbier, Journal, t. I, p. 141, se tromper de moitié, il dit : « quatre millions ».
[56] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 631, fol. 101 et 120 : Rohan au Régent et à Dubois, 16 juillet 1721, avant la fin du Consistoire.
[57] Mercure, n° d’août 1721, p. 126.
[58] Lettres de Joseph Dubois du 26 juillet, dans V. de Seilhac, L’abbé Dubois, t. II, p. 147.
[59] Bibl. Mazar., ms. 2354, fol. 318 ; Marais, op. cit., t. II, p. 181 ; Mémoires de la Régence, t. II, p. 192.
[60] Saint-Simon, Mémoires, t. XVIII, p. 174.
[61] Madame à la raugrave Louise, 26 juillet 1721, dans Correspondance, édit. G. Brunet, t. II, p. 335.
[62] M. Marais, Journal et Mémoires, t. II, p. 335.
[63] Barbier, Journal, t. I, p. 141.
[64] M. Marais, Journal et Mémoires, t. II, p. 180.
[65] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 631, fol. 220 : Innocent XIII au Régent, 26 juillet 1721.
[66] Buvat, Journal, t. II, p. 278.
[67] Saint-Simon, Mémoires, t. XVIII, p. 175 ; De Mallot à Mme de Balleroy, 3 août 1721, dans op. cit., t. II, p. 344.
[68] Public Record Office, Franco, vol. 363 : Schaub à lord Carteret, Paris, 28 septembre 1721 ; la phrase entre crochet, est de Saint-Simon, loc. cit., Madame à la raugrave Louise, 25 septembre 1721, dans op. cit., t. II, p. 339- 340.
[69] Dubois à Tencin, dans Lémontey, op. cit., t. II, p. 28-29.