Alberoni et la révolte des Bretons. — Tentative auprès de Stanhope. — Décision des Provinces-Unies. — La mission Scotti. — Mauvais accueil de Dubois, de lord Stair et du Régent. — Alberoni condamné à disparaître. — Lord Peterborough entreprend de ruiner Alberoni. — Le duc de Parme s’y prête. — Alberoni se défend. — L’intrigue soutenue par l’argent. — Cheminements de Scotti. — Dernière soirée. — Disgrâce. — Alberoni sort d’Espagne. — Son passage en France. — Ses entretiens avec M. de Marcieu. — Il quitte la France. — L’Espagne entre dans la Quadruple-Alliance.Alberoni et la révolte des BretonsAprès la dispersion de la flotte au cap Finistère, la ruine de Passage, la prise de Fontarabie et de Saint-Sébastien, l'insuccès des tentatives de liaison avec le Tsar, Alberoni ne mit plus en doute qu’il succomberait, mais voulut périr après avoir fait tout le mal qu’il pouvait faire. Pour y réussir on le vit adopter les expédients les moins sensés et les plus hasardeux, recourir aux instruments les plus fragiles et les plus décriés. Là où l’intrigue avait échoué, il comptait faire appel à la révolte, et « c’était une révolution toute nette[1] » que le cardinal se flattait de soulever en France. Les ports de Santander, de la Corogne et de Vigo renfermaient encore les éléments indispensables à toute expédition maritime tentée contre l’Angleterre ou contre la France. C’est dans ces arsenaux qu’Alberoni rassemblait pour l’automne ses dernières ressources. Cette fois, son objectif était la France. Pendant son séjour au camp de San-Esteban, il s’était abouche avec Mellac-Hervieux, se donnant comme mandataire de la noblesse de Bretagne, et Philippe V avait encouragé d’un billet autographe, le cardinal d’une traite de trente mille livres le mandataire de quelques têtes chaudes. L’envoyé breton n’avait pas manqué de dépeindre le mécontentement des provinces avec une abondance entraînante. A en croire ces esprits échauffes, le Poitou, la Picardie, la Bretagne étaient au moment de s’ébranler. Les noms de ces trois provinces reparaissent dans la correspondance d’Alberoni et dans les aveux des complices de la duchesse du Maine, à en croire Mellac-Hervieux « tout le Poitou était du complot et, dans la Picardie, quatre mille hommes joindraient les Bretons[2]. » C’était là ce que l’abbé Brigault appelait « cabaler en Picardie ». En réalité ces « mouvements » se sont réduits à fort peu de chose et se sont développés en dehors de la conspiration de Cellamare et, sauf l’affaire de Bretagne, loin de toute intervention espagnole. Alberoni n’était plus en mesure de tenter un puissant effort pour seconder la trahison bretonne, cependant il s’y attacha comme s’accroche à une épave le naufragé. Dans les derniers jours du mois d’août il revit Mellac-Hervieux[3] et s’enflamma. Il choisit un commandant en chef, le duc d’Ormond, deux lieutenants principaux don Blas de Loya et le chevalier don Timon Connok, destina deux bataillons qu’on embarquerait à Santander sur trois frégates, avec deux mille fusils, des pierres à fusil et de la poudre, mais point d’artillerie, on en trouverait là-bas. Le cardinal se mettait peu en peine du succès qu’il tenait pour certain. Le duc d’Ormond recevait une somme d’argent dont « les Bretons boiront une partie » car c’est une nation « qui aime la table et le vin et, de cette manière, on en fait tout ce qu’on veut[4]. » Sur cette boutade il bâtissait toute l’expédition hispano-bretonne. Après avoir vidé beaucoup de pots, on prenait le chemin de Paris, cueillant le long de la route les contingents picards et poitevins sans rencontrer de résistance, car avant que le Régent eût ramené de Catalogne l’armée de Berwick, les marches, la désertion, l'ivresse auraient réduit à rien les régiments français hors d’état d’approcher de la capitale vite conquise et occupée. A voir de quelle façon Alberoni combinait cette entreprise on s’explique sans peine les échecs qui terminèrent toutes les autres et celle-ci. Les deux bataillons envoyés de Pampelune avaient gagné Santander où don Blas de Loya et don Timon Connock étaient prêts à embarquer, et le duc d’Ormond aussi, et l’argent aussi ; il ne manquait que l’escadre. En l’attendant on put lire et relire les manifestes qu’on emportait à profusion : manifeste pour le Parlement de Paris, manifeste pour le Parlement de Bretagne, manifeste pour le Parlement de Normandie, manifeste pour les ducs et pairs, en sorte que tout était prévu, mis au point et « il ne restait, au dire du cardinal, qu’à prier Dieu de bénir l’affaire et de donner la gloire au duc d’Ormond d’être un habile instrument pour faire changer de face aux affaires de l’Europe[5]. » Et l’escadre ne paraissait pas. Elle faisait sagement, car une puissante flotte anglaise commandée par lord Cobham écumait ces parages, détruisait à Vigo les derniers vestiges de l’armement de Cadix épargnés par la tempête et regagnait l’Angleterre. L’escadre se risqua, sortit de la Corogne, arriva à Santander, embarqua les deux bataillons, et tout fut dit. Don Blas de Loya les lit débarquer et refusa de partir[6], le duc d’Ormond en référa au cardinal qui s’emporta, puis se calma et il n’en fut plus question. Tentative auprès de StanhopeAlberoni avait appris ce nouvel échec le 10 novembre ; le 15 il écrivait à lord Stanhope. Pour arracher la France à ses alliés, le cardinal entreprit de jeter l’Espagne entre les bras de l’Autriche et de l’Angleterre. L’Autriche n’ayant pas paru prendra au sérieux le projet de mariage entre le prince des Asturies et une archiduchesse[7], une chance toute seule restait : l’Angleterre ! Un réfugié français, M. de Seyssan, retournant d’Espagne en Hollande, fut chargé d’une lettre pour Stanhope. Le cardinal rappelait au ministre anglais leur promesse réciproque de confiante lorsqu’ils pourraient mettre fin à la guerre, réconcilier leurs maîtres et travailler à la prospérité de leurs deux pays. M. de Seyssan savait le fond de sa pensée sur les moyens de finir la guerre sans blesser le point d’honneur de Philippe V. Alberoni était charmé de fournir à Stanhope l’occasion de conclure cette paix qui ne pourrait que fortifier sa position, ajouter à la confiance de son roi et à l’estime de toute l’Europe. Ce »n était pas sans de grands efforts que le cardinal avait obtenu de son maître la permission de faire cette demande qu’on ne pouvait rejeter sans risquer de le pousser à bout. Et parmi les conditions proposées, Alberoni insérait le droit de commercer au Mexique. L’appât était si grossier que Stanhope eut peu de mérite à te repousser. Après avoir reçu la lettre et entretenu le négociateur, il coupa court et donna l’ordre de le rembarquer à Falmouth[8]. Pour détacher de nous l’Angleterre, il n’était pas de concessions auxquelles l’Espagne ne fut prête à consentir. Le Roi Catholique, écrivait notre vice-consul à Cadix, persiste à concéder « tous les jours aux Anglais les passeports qu’ils demandent pour leurs navires, en sorte qu’ils viennent naviguer dans les ports d’Andalousie et autres, comme en temps de paix. Il en est arrivé deux à Cadix, chargés de toutes sortes de marchandises, lesquelles ont été admises au commerce[9]. » Les marchands et négociants anglais ne se refusaient pas une si bonne aubaine, mais Alberoni n’y gagnait rien. « Aucune des puissances alliées n’entrera jamais ni en négociations ni en pourparlers avec aucun des ministres du Roi Catholique que, préalablement, il n’ait accepté pour préliminaires de la paix à faire, les conditions portées par le traité de la Quadruple-Alliance[10]. » A cette condition une autre se trouvait associée qui en était comme la garantie : le renvoi du premier ministre. « Nous sommes tout à fait de l’avis du Régent, écrivait Craggs, l’expulsion du cardinal Alberoni est le meilleur moyen de parvenir à une bonne et solide paix[11] » et Stanhope disait : « Toute paix faite avec le cardinal ne serait proprement de son côté qu’un armistice sans terme. » Dubois tenait sa proie et ne voulait pas la laisser échapper. « Nous devons rendre grâce au Ciel qu’il n’ait pas mieux calculé ses entreprises et qu’il ait osé au-delà de ce qu’il pouvait. Puisqu’il est maintenant aux abois ne le laissons plus relever. » C’était impitoyable comme l’antique ostracisme. Décision des Provinces UniesLe cardinal n'était pas plus heureux en Hollande. Le représentant de Philippe V à la Haye, Beretti-Landi, avait su obtenir des Provinces-Unies la prorogation régulière du délai de trois mois accordé au roi d’Espagne pour adhérer à la Quadruple-Alliance. Dubois favorisait cette politique délatoire, mais l’Autriche ne voulait plus entendre parer de prorogation entraînant chaque fois un nouveau délai à l’annexion des duchés italiens. Enfin, le 18 novembre, les rois de France et d’Angleterre et l’Empereur accordèrent au roi d’Espagne un dernier délai de trois mois à dater de ce jour, au terme duquel, si ce prince n’avait accédé à l’Alliance, ses fils du second lit seraient tenus pour exclus des duchés ipso facto[12]. Les Hollandais ne pouvaient plus retarder leur accession à l’Alliance, ils tardèrent encore cependant, mais déclarèrent à Alberoni qu’à l’expiration du délai de trois mois ils déclareraient la guerre à l’Espagne. Tous les malheurs de la guerre retombaient sur le ministre qui l’avait suscitée. La Reine Elisabeth commençait à se ressouvenir que ce favori malchanceux était le fils d’un journalier parmesan, et elle ne cachait plus son dégoût[13]. Dès lors, la nourrice Laura Piscatori pouvait tout oser, tout se permettre, un jour que le cardinal, entré dans la chambre du Roi, posait la main sur du linge préparé pour le monarque, cette mégère jeta dans le feu à l’instant ce qu’il avait touché[14]. D’autres influences subalternes, les seules qui s’exerçassent dans ce gouvernement confiné entre l’alcôve, la garde-robe et le confessionnal, celles des abbés Platania et Carraccioli achevaient d’ébranler cette grandeur vacillante. Le coup qui le précipita était parti de Parme. La mission ScottiLe duc de Parme n’apportait pas aux affaires l’obstination qu’y mettait Philippe V. Celui-ci accablé de dégoût par la campagne de Navarre sentait en lui de vagues pensées d’abdication[15], mais presque aussitôt la brillante victoire remportée à Villa Franca par son armée de Sicile réveillait en lui le point d’honneur et le détournait de la paix. A Parme on voyait une armée autrichienne prête à envahir le duché et cette perspective dissipait tous les anciens rêves de gloire et d’agrandissements, elle les dissipait si bien que pour ne pas s’exposer aux mauvaises chances d’un trop long retard, le duc de Parme envoya au roi et à la reine d’Espagne, le marquis Scotti. Scotti ne pouvait pas être éconduit aisément et le cardinal dut se résigner à le laisser entretenir les souverains. Il leur conseilla la paix, ils y consentirent pourvu qu’elle ménageât leur orgueil, « il ne s’agissait plus que de sauver le décorum[16]. » Le 31 juillet, Scotti quittait Madrid persuadé du succès de sa mission car « pour sauver le décorum » on s'était avisé d'éviter les vainqueurs Français ou Anglais et de remettre aux Hollandais le soin d’adoucir par une sorte de médiation, et dans les formes d’un congrès, la capitulation de l’Espagne[17]. L’abbé Landi chargé de pressentir Dubois s’entendit répondre tout net que l’Espagne n’avait qu’à recevoir les conditions des alliés[18]. Mauvais début. Le Régent n’était, pas mieux disposé[19]. Ce fut sur ces entrefaites que Scotti arriva à Paris le 10 août. Mauvais accueil de DuboisLe 12, il vint trouver Dubois, lui dit que la reine Elisabeth était favorable à la paix, que le roi Philippe y consentait, qu’on ne soulèverait pas de graves difficultés, mais qu’il fallait ménager la susceptibilité des vaincus ; c’est pourquoi il avait ordre de ne communiquer les propositions du Roi à personne avant de les avoir mises sous les yeux du marquis de Beretti-Landi. En conséquence, il sollicitait du Régent un passeport pour se rendre en Hollande. Dubois réplique que des dispositions si bonnes ne doivent pas être cachées au duc d’Orléans. Cette conduite donnerait lieu aux alliés de soupçonner que le prince se ménage une négociation secrète et séparée. Il fallait préalablement consulter l'Empereur et le roi d’Angleterre. de lord StairLe lendemain, l’abbé Landi, envoyé du duc de Parme à Paris, va dire à lord Stair que, d’après Scotti, la paix est immanquable ; que tout le monde sera satisfait des propositions du roi d’Espagne lorsqu'on les connaîtra. Stair est sceptique, il doute que les alliés consentent à ouvrir une négociation à la Haye et s’étonne que Scotti se sait chargé d’un pareil message et de venir solliciter un passeport du duc d’Orléans auquel il cachait le contenu de ce message. Et Stair conclut comme Dubois à la nécessité de consulter le roi d’Angleterre et l’Empereur. Landi réplique que Scotti avait prévu la difficulté soulevée, mais n’avait pu la faire comprendre aux souverains espagnols. Alberoni, jaloux du pouvoir qu’il lui voyait prendre sur l’esprit de la reine n’avait pas eu de repos qu’il ne le vit hors d’Espagne et, d’ailleurs, Alberoni était personnellement favorable à la paix. Cette dernière affirmation venait bien tard, à un moment où Stanhope et Dubois, sans parler de Stair, ne croyaient plus à la possibilité d’une paix qui n’entraînât le renvoi d’Alberoni. L’épargner après l’avoir si gravement malmené, celait exposer le duc d’Orléans y ses vengeances, il fallait donc en finir, pousser la guerre avec vigueur, remettre les Aragonais et les Catalans en possession de leurs libertés et privilèges, etc. Le jour même, le Régent confirmait ces vues. La paix, disait-il à lord Stair, ne serait ni sûre ni solide sans l’éloignement d’Alberoni, cependant il n’insisterait pas sur ce point si le roi Georges avait des raisons pour n’y pas tenir. Stair le détrompa. Mieux valait, selon lui, continuer la guerre quelques mois de plus en vue d’imposer une paix durable d’solide, que de céder à l’impatience de conclure une paix simulée de la part de l’Espagne et qui ne durerait point. et du RégentDans la soirée du 14, Scotti fut reçu par le Régent et se tint « boutonné » avec lui[20]. Le Régent ne prenait pas cette prétendue mission au sérieux et retardait l’octroi du passeport jusqu’après réception de la réponse du roi d’Angleterre et de l’Empereur consultés. Tous deux refusèrent et Scotti s’attarda à Paris jusque dans le courant du mois d’octobre, divertissant tous ceux qui l’approchaient par sa faconde emphatique, ses hyperboles ridicules, sa friponnerie insigne et son avidité d’italien insatiable et impudent. Il ne fallait pas moins qu’un homme de sa sorte pour s’embarquer dans une si grossière intrigue. Cette mission à La Haye ne tendait à rien moins qu’à constituer la Hollande arbitre d’une situation qui replaçait l’Espagne vaincue sur le pied de ses vainqueurs, annulait les résultats acquis par les armes et livrait l’arbitrage à une puissance suspecte à bon droit de partialité. Qu’un individu « plus propre à divertir la foule sur les tréteaux d’un empirique qu’à tenir les fils d’une négociation », qu’un Scotti se hâtât d’aboutir on peut n’en être pas surpris, mais qu’Alberoni partageât cette illusion, s’emportât à la nouvelle du refus de passeport[21], jetât feu et flammes[22], on ne peut qu’y découvrir l’indice d’une aberration dont chaque épisode de ce ministère finissant garde l'empreinte. Alberoni condamné à disparaîtreSes malices étaient désormais éventées et les alliés le considéraient comme un fléau dont la disparition serait le meilleur gage de la paix rétablie. « S’il est contraint à poser les armes et à recourir à la paix, disait Stanhope, il ne cédera à cette nécessité que dans la résolution de s’en venger le plus tôt qu’il pourra ; il ne faut point s’imaginer qu’il pût jamais perdre de vue ses vastes desseins, ni la volonté de les reprendre et d’en tenter l’exécution de nouveau, lorsque le rétablissement de ses forces et le ralentissement des puissances alliées le flatteraient d’un plus heureux succès. « Il est versé dans toutes les liaisons qu’il y a à prendre pour les faire réussir. Il ne cesserait de les cultiver avec soin ; et quand il en serait tems, il saurait s’en servir d’autant plus dangereusement pour vous et pour nous que ses imprudences l’auront rendu plus circonspect et ses revers plus animé. Il nous a avertis lui-même des dangers d’une paix simulée. Il est incapable d’en faire d’autre ; il se croit permis tout ce que ses forces lui permettent[23], et nous devons louer Dieu de ce qu’il n’a pas plus exactement mesuré ce qu’il a entrepris. Il ne reconnaît d’autre paix que l’épuisement et l’impuissance, et quand il y sera réduit, ne permettons point qu’il s’en relève. « Exigeons du Roi Catholique qu’il le chasse d’Espagne ; nous ne saurions lui proposer de condition plus salutaire tant pour lui que pour ses peuples. Nous devons cet exemple à l’Europe, pour intimider tout ministre téméraire qui voudrait impudemment s’attaquer aux traitez et aux princes personnellement par les voies les plus indignes. Quand ce cardinal sera une fois chassé de l’Espagne, les Espagnols qui s’empareront du ministère auront soin de ne l’y plus laisser rentrer ; et le Roi et la Reine même doivent en perdre toute envie par l’expérience qu'ils font de ses pernicieux conseils. Toute paix faite avec le cardinal ne serait proprement de son côté qu’un armistice sans terme ; et nous ne pourrons nous y reposer que quand nous la ferons avec un ministère espagnol dont le système sera radicalement opposé, à celui du cardinal tant par rapport à la France que par son rapport au reste de l’Europe[24]. » Lord Peterborough entreprend de ruiner AlberoniIl fallait passer des résolutions aux faits. Deux années plus tôt, un Anglais aventureux et hardi, lord Peterborough avait servi d’intermédiaire entre la Cour de Parme et le maréchal d’Huxelles ; après quelques jours passés dans les prisons pontificales, il avait recommencé ses intrigues en vue d’une étroite alliance des Bourbons de France avec ceux d’Espagne par l’intermédiaire du prince de Panne. Celui-ci trouvait son intérêt dans cet étroit rapprochement qui le mettait à l’abri des convoitises des Impériaux. Celui-ci en doutait de moins en moins à mesure que les armées impériales menaçaient de plus près ses frontières. Après les revers qui marquèrent le début de la campagne de Navarre, le duc de Parme hâta le départ pour Madrid de Scotti. Il échoua d’abord dans la tentative de persuader les souverains à demander la paix ; puis, il arriva à les convaincre de lui confier une mission en Hollande. A cette nouvelle, Peterborough accourut à Paris pour l’y rencontrer et le styler. Le refus de passeport opposé à Scotti par les alliés éclaira Peterborough sur leur résolution de ne traiter à aucun prix avec Alberoni ; il n’y voyait, pour sa part, aucune objection. Sait inconstance, soit plutôt nécessité d’un grand seigneur aux abois, le lord anglais adversaire intransigeant des whigs, partisan fidèle du Prétendant, avait consenti à faire le pèlerinage de Hanovre et empoché vingt mille livres sterling de Georges Ier pour travailler à renverser Alberoni. En passant à Paris, il reçut du Régent la même somme et, lesté d’un million, partit au mois d’octobre 1719 pour l’Italie, sous un déguisement et le pseudonyme d’Antonio Gavassi. Ce qui avait fait la force d’Alberoni pour conquérir le pouvoir, le patronage d’un principicule italien ; ce qui avait fait l’immoralité de son gouvernement, la sujétion de l’Espagne à cet étranger, allait consommer sa ruine. Dès l’instant où son maître l’abandonnerait, le cardinal succomberait sans que le souverain qu’il servait songeât à autre chose qu’à rendre sa chute irrémédiable. De Paris, où il était retenu par les alliés, Scotti écrivait à Parme que le seul obstacle à la paix était le ministre dont l’existence dépendait du duc de Parme. A mesure qu’il se rapprochait, Antonio Gavassi entretenait des représentants, des confidents de ce prince et leur répétait la même chose[25], il y mettait cette conviction et cette éloquence auxquelles on ne résiste guère dès l’instant qu’on traite entre gens qui estiment que « la politique dispense de la reconnaissance ». Gazzola, ministre des Farnèse, fut convaincu et reconnut que, sans perdre de temps, « il fallait mettre le cardinal à la raison. » Le duc de Parme s’y prêteIl fut convenu que Peterborough écrirait au Régent et à Dubois que le duc de Parme était résolu à faire chasser le cardinal[26] ; il lui écrirait d’envoyer au Régent une lettre dont il lui dicterait les termes humiliants, s’il s’v refusait il était perdu. Mais un si rare service appelait des compensations et Gazzola demandait que le Congrès pour la paix future se tînt dans les États de son maître. « Mon maître est un prince neutral, disait-il. Les villes de Parme et de Plaisance sont dans une très belle situation, au milieu de la Lombardie ; elles sont grandes et capables de loger commodément les ministres, et ont la rivière du Po, qui étant navigable depuis Turin jusqu’à Venise, est très commode pour le transport des équipages[27]. » Peterborough s’occupait moins du congrès que du ministre, il pria Gazzola de retourner a Plaisance pour obtenir la promesse authentique du duc (18 novembre) ; elle lui arriva quatre jours après et tandis que Peterborough devait agir sur le Régent, le duc de Parme se chargeait de tout à Madrid. Le Farnèse demandait une lettre du Régent capable de persuader Philippe V que les Cours de France et d’Angleterre ne consentiraient à entrer en négociations qu’après le renvoi d’Alberoni[28]. Dubois avait peu de confiance dans le négociateur mais une si grande envie de perdre Alberoni qu’il se décida, le 9 décembre, à expédier à Parme la lettre du Régent qu’on lui demandait. Mais Dubois n’avait pas attendu ce moment pour étudier ce qu’il pouvait attendre de Scotti. Sans doute, il lui barrait le chemin de la Hollande, mais il lui ouvrait la route d’Espagne où il savait comment arriver jusqu’à la Reine, sa compatriote, et lui faisait entrevoir la succession d’Alberoni. En même temps, Dubois gagnait le ministre du duc de Parme à Paris, l’abbé Landi[29] et il envoyait à Parme son homme de confiance, Chavigny. Alberoni se défendDès le mois d’octobre, la situation d’Alberoni était désespérée, tout lui manquait et une sorte de vertige l’emportait à tenter des entreprises ayant l’aspect de coups de désespoir. Cependant il ne s'abandonnait pas. Le 29 septembre, le duc de Parme, engageait Scotti à regagner Madrid, une indiscrétion aura pu faire prévoir cet ordre à Alberoni, qui, le 2 octobre, mandait au même Scotti de ne pas rentrer en Espagne. « Il n’est pas bien à Paris, il ne serait pas mieux à Madrid[30]. » Scotti s’obstina, il avait ses raisons ; pendant qu’il faisait sonner haut la difficulté, voire l’impossibilité du succès de son entreprise[31], il faisait main basse sur « une douceur » de cinquante mille écus que lui allouait le Régent pour stimuler son zèle[32]. C’était en vain qu’Alberoni prétendait lui fermer l’Espagne, le 31 octobre Scotti arrivait à Madrid. C’était l’époque les grandes chasses annuelles, si fatigantes que le Roi se déchargeait de tout le reste sur son ministre. Ce fut donc Alberoni qui reçut Scotti, il le combla de prévenances et l’entoura d’espions. Scotti s’en aperçut et tourna toute son ingéniosité à leur échapper. Il subissait les entretiens et les confidences d’Alberoni dont l’avilissement se révèle dans l’excuse qu’il donne à sa conduite. S’il fallait l’en croire, « le Roi se regarde comme profondément offensé, et malgré toutes les représentations, il croit que le point d’honneur et le respect de lui-même doivent passer avant tout autre intérêt et avant les maux que la guerre peuvent lui causer. Avec ses maîtres, on n’a qu’à faire des représentations et à obéir[33]. » Telle est sa règle de conduite. « Si cela ne dépendait que de moi, disait-il encore, la paix se serait faite au mois d’août l’an passé. Je pardonne à tous ceux qui m’accusent de vouloir la guerre à tout prix, mais un ministre n’a d’autre droit que celui de faire des représentations. C’est ce qui le distingue de son patron qui est absolument maître de faire ce qu’il veut[34]. » La simple idée de se refuser à participer à ce qu’on condamne ne fût pas même présentée à cet Italien capable de tout sauf de ce qui l’eût honoré. Ce bouffon, vieilli dans le métier de courtisan, découvrait les mots les plus singuliers pour parler de lui-même, se prêtait des sentiments d’honneur et de reconnaissance, se plaignait du poids des affaires sous lequel sa vie devait succomber[35]. Lui qui, depuis des années, pour complaire à ses maîtres italiens, épuisait les dernières forces de l’Espagne, jetait ses marins et ses soldats dans l’inexpiable aventure d’une série de catastrophes en vue de grandir le rôle et d’étendre le territoire d’un prince parmesan, sorte de hideux vampire gorgé de richesses et souillé de sang, il espérait cette fois encore triompher de l’intrigue conduite contre lui et s’accrochait au pouvoir. L’intrigue soutenue par l'argentMais cette fois il lui fallait tenir tête non seulement à Dubois et à Stanhope, mais aux ministres du duc de Parme, ses amis, ses correspondants, un Rocca, un Gazzola, un Santi qui se réjouissaient à la pensée d’humilier l’homme dont la fortune les avait offusqués. Le 16 novembre 1719, Scotti écrivait au duc de Parme qu’il avait trouvé le moyen de parler en secret à la Reine et ensuite au Roi. « C’est chose faite, maintenant : que le cardinal le veuille ou non, je ne partirai d’Espagne que sur l’ordre de Votre Altesse. Quand je voudrai parler à Leurs Majestés, ce seront elles qui, pour tromper la surveillance du cardinal me feront appeler. Je ne lui rapporte de mes entretiens avec le Roi que ce qui est convenu avec lui. Je vous dirai un jour comment j’ai fait[36]. » — Nous le savons ! Il avait entr’ouvert sa bourse. Au reste Peterborough avait payé d’avance et comptant les politiques de Parme, Scotti paya les serviteurs de l’Escurial ; la nourrice « qui se laisse, dit-il, conduire par le plus vil intérêt » servit d’intermédiaire et transmit à la reine Elisabeth un billet du duc de Parme apporté d’Italie par un courrier habillé en pèlerin. Cheminements de ScottiScotti qui chemine mystérieusement vers son but, entretient confidentiellement le premier ministre de son projet de départ et Alberoni ne doute pas que ce cher et fidèle ami ne le justifie sur tous les points litigieux dès son arrivée à Parme. Le 20 novembre, le 27 novembre il exprime cette confiance dans ses lettres, à l’heure même où Scotti entraîne l’adhésion de Philippe V à la disgrâce du cardinal. De son côté, Peterborough n’a pas lâché prise et grâce à lui, grâce à son insistance on allait mettre Alberoni en demeure de désavouer sa ligne de conduite ou de se retirer, mais la manœuvre de Scotti suffisait s’il faut l’en croire, à rendre la disgrâce certaine. « Sans la pression de Peterborough, écrit-il le 1erdécembre, j'avais déjà amené les souverains à accepter la paix par l’exclusion du cardinal Alberoni. Ce n’a pas été sans peine. Le cardinal ne s’en doutera pas jusqu’à ce que nous fassions le coup[37]. » Il ne se doutait de rien, en effet, lorsque, le 28 novembre, il reçut de Parme l’avis de s’humilier devant les alliés et s’empressa de le repousser. « Le marquis Scotti, répondit-il, m’a signifié ce que Votre Altesse lui a mandé par un courrier extraordinaire. J’ai communiqué l’avis aussitôt à Leurs Majestés. Il leur a paru difficile d’autoriser une pareille démarche, faite en leur nom, alors que toutes les offres consignées dans le billet de Votre Altesse ont déjà été faites au duc Régent et méprisées par lui. L’Anglais qui est venu faire cette proposition à Votre Altesse est regardé ici comme, un fou très solennel et un grandissime fripon. Le nom seul de ce personnage a suffi pour écarter Leurs Majestés de ce projet[38]. » Néanmoins cette invitation semble avoir ouvert les yeux du ministre. Le jour même où il adresse cette réponse au duc de Parme, il envoie deux billets à Rocca, dont le tour mélancolique ressemble à un testament (29 novembre). Dernière soiréeLe 4 décembre la soirée se passa comme d’habitude, le cardinal, en tiers avec le ménage royal, travailla jusqu’à l’heure du coucher. Philippe V ne changea rien à ses façons, la mécanique royale exécutait les gestes et prononçait les mots attendus en temps voulu. Depuis trois jours Scotti ne se montrait pas à la Cour, il reparut ce soir là et eut un long entretien avec le Cardinal. DisgrâceLe 5, de grand matin, le Roi et la Reine partirent pour la chasse. Dès qu’ils furent suffisamment éloignés, don Miguel Duran, secrétaire du Roi vint communiquer au cardinal un décret écrit de la main du Roi portant défense à Alberoni de s’immiscer davantage dans le ministère, de se présenter au palais ou ailleurs devant Leurs Majestés Catholiques, ni devant aucun des princes de la maison royale. En outre, venait l’ordre de sortir de Madrid dans huit jours et du royaume d’Espagne avant trois semaines[39]. Alberoni demanda une audience, elle lui fut refusée. Le lendemain, il écrivit ces mots à Rocca : « Votre Seigneurie apprendra du marquis Annibal Scotti ce qui se passe. C’est le moindre sacrifice qui se pût faire pour donner la paix à l’Europe[40]. » A Madrid, la nouvelle de la disgrâce fut connue le 6, au matin, et la joie fut immense, bruyante, générale[41]. La satisfaction ne fut pas moins vive en Europe. D’après Dangeau la nouvelle arrivée depuis plusieurs jours ne commença à transpirer que le 18 décembre[42] et fut publique le lendemain[43]. Une lettre de Scotti à l’abbé Landi arriva le 17 décembre ; le Régent en fut instruit à l’instant[44], et Dubois fit part de la nouvelle à Stanhope. « Je suis persuadé, lui écrivit-il, que je ne pouvais apprendre à Votre Excellence aucune nouvelle plus agréable dans les circonstances présentes, ni plus importante à leurs intérêts communs que celle pour laquelle j’ai ordre de vous dépêcher un courrier... On ne peut apprendre ce dénouement sans faire réflexion, Milord, sur la justice qu’on doit à Votre Excellence d’avoir proposé de si grands projets et des mesures aussi justes pour les conduire à leur fin et pour épargner par des soins et des dépenses médiocres et passagères les malheurs infinis qu’une guerre générale pouvait attirer[45]. » Et Stanhope de répondre : « Si vous voulez, monsieur, nous attribuer la gloire du projet, celle de l’exécution vous est justement duc, et sans votre courage et votre constance, notre prévoyance eût été inutile[46]. Le courrier partit de Londres, le 18 décembre avec ordre à Destouches d’aller communiquer la nouvelle à Stanhope « où qu’il fût, chez le Roi, au Parlement ou ailleurs. » Il arriva le 22 à l’ambassade de France à deux heures de l’après-midi. Destouches courut trouver Stanhope à la Chambre des lords, on s’embrassa, Sunderland survint, on s’embrassa de nouveau, et toute la Chambre éclata en acclamations[47] ; la chute d’Alberoni fut considérée comme une victoire nationale[48]. A Rome, le pape s’attendrit et remercia Dieu[49], à Vienne, les sentiments furent moins unanimes[50]. Alberoni sort d'EspagneLe cardinal, outré de cette disgrâce, quitta Madrid le 12 décembre[51] suivant la route qui lui avait été prescrite à travers l’Aragon et la Catalogne. Mais on avait eu le temps de convaincre le Roi que son ancien ministre avait pillé le trésor et mis en sûreté une somme de deux millions[52]. On courut sur ses traces et un détachement le rejoignit près de Lérida, fouilla ses hardes, sa personne et jusqu’à sa chemise. Il s’agissait de lui enlever tous les papiers qu’il gardait pour établir son innocence aux dépens de Philippe V. Ce fut une belle récolte et on s’explique que Philippe V et le duc de Parme fussent également intéressés à les reprendre à leur possesseur. Outre une correspondance entretenue de Plaisance à Madrid et contenant « des choses du dernier secret », on trouva le testament écrit par Philippe V on faveur de la Reine et du Ministre, en outre trois autres écrits rédigés durant sa dernière maladie et donnant à Alberoni le droit de faire la guerre comme il l’entendrait, de régir les finances comme il voudrait, de conclure la paix ou la guerre comme il lui conviendrait[53]. Après cette avanie, le fugitif tomba, entre San-Saloni et Girone dans une deuxième embuscade. Il avait demandé a prendre la route de Biscaye, plus sûre que celle de Catalogne, on le lui refusa. Deux cent cinquante miquelets se jetèrent au défilé de Treinta-Pasos sur son escorte composée de cinquante maîtres et de quelques fantassins. Alberoni saisit un sabre, sauta sur un cheval, et força le passage à la tête de sa petite troupe, dont quatre hommes furent tués et deux blessés. Arrivé à la frontière, il la franchit sans attendre son passeport et en s’écriant : « Grâce au ciel ! me voilà sur une terre de chrétiens. J’aime mieux y mourir on prison que d’être libre en Espagne on j’ai souffert tant d’indignités. » Presque tous ses domestiques l’avaient abandonné dans le voyage. Quatorze des plus pauvres lui restaient seuls. Sa belle-sœur et son neveu étaient cachas dans le nombre de ces misérables hâlés et sordides qui ressemblaient à un campement de bohémiens. Son passage en FrancePhilippe V avait écrit au Régent pour lui demander un passeport pour le cardinal[54]. L’occasion était belle de faire jaser ce maître-hâbleur, Dubois envoya à la rencontre du personnage le chevalier de Marcieu, colonel du régiment des Vaisseaux pour se tenir auprès du cardinal depuis son entrée en France et pendant tout son voyage[55]. Ce Marcieu était un « homme fort adroit, fort intelligent et fort dans sa main » dit Saint-Simon qui reçut des instructions très précises[56]. Nous savons, grâce à ses rapports quotidiens, de quelle façon il s’y conforma[57]. Ne sachant par quelle route déboucherait le fugitif, il se tint « à la fourche » des routes de Bellegarde et de Collioure qui aboutissent près de Perpignan. Alberoni arriva sans passeport aimant mieux risquer mauvais accueil en France que de séjourner une heure de trop en Espagne. Dès qu’ils furent ensemble, ils rappelèrent leurs communs souvenirs à l’armée de Vendôme et le cardinal se mit à « babiller » et à « dégoiser d’importance » contre la nation espagnole qu’il méprisait au dernier point, contre les souverains, contre les Hollandais « qui sont des poules mouillées » enfin « mille discours de cette nature ». Vous jugez bien, ajoute Marcieu, que je le remettrai tous les soirs insensiblement sur les choses dont on veut tirer des éclaircissements. Et sans trop s’émouvoir de ce verbiage, Marcieu note que la suite se compose de cinq chaises de postes, une douzaine de mulets, vingt ou vingt-cinq chevaux et quatorze domestiques « dont aucun ne paraît bien délié ». Ses entretiens avec M. de MarcieuLe lendemain Marcieu s’aperçoit que son prisonnier envoie des lettres en cachette et le surveille de près, il fait fouiller ses bagages, mais on lui avait enlevé tous ses papiers pesant trente-huit livres, ses gros effets avaient été expédiés à Alicante pour y être embarqués, ses cassettes ne contenaient que douze cents pistoles d’Espagne, quelques médailles d’or, quelques bijoux de peu de valeur, une croix pectorale, des verroteries à coudre sur une mitre, une douzaine de tabatières et des breloques. Parmi la suite se cachaient sa belle-sœur et son neveu qu’il avait fait châtrer, il affectait de ne pas les connaître, il se connaissait aussi une nièce qu’il avait mise au couvent afin qu’une famille encombrante « ne l’empêchât pas d’aller à tout à Rome ». Ces précautions prises, Marcieu revint faire jaser le cardinal pour qui tout devenait matière à récriminations. Lorsqu’il parlait du ménage royal, la fureur l’emportait et il retrouvait son langage ignoble et hardi qui enchantait Vendôme. Philippe V, disait-il, « n’avait que l’instinct animal avec quoi il avait perverti la Reine, qu’il ne lui fallait qu’un prie-Dieu et les cuisses d’une femme... ; que la Reine l’abandonnait chaque jour... » L’emportement contre la Reine le poussait à dire « que si par malheur pour lui, il s’était trouvé en particulier, elle ne l’aurait pas laissé en vie. » Il avait vécu dans une intimité si étroite avec le Roi et la Reine qu’il racontait de savoureuses histoires : comment Philippe ahuride voluptés et de scrupules sautait hors du lit conjugal, s’agenouillait contrit et larmoyant devant les personnages de la tapisserie implorant leur absolution pour ses péchés. Ou bien, accroupi dans son lit, il bondissait sur le prêtre qui venait lui offrir la paix à baiser et l’étranglait presque. Et quand le malheureux se fut dégagé à grand peine la Reine, tremblante de fureur, lui criait : « Prêtre, si tu lèves la langue de ce qui vient de se passer, tu es mort. » Enfin, le prince des Asturies sera disait-il, « son père tout craché ». Marcieu ramenait les conversations vers la politique et Alberoni protestait que le Régent n’avait pas su le comprendre, que tout son effort avait tendu à abréger la guerre et à faire la paix, mais à Fontarabie la Reine s’y était opposée. Ce qui l’avait perdu, disait-il, dans l’esprit de ses maîtres, c’est l’affaire de Bretagne qui ne lui inspirait aucune confiance. Pour en finir et « la faire échouer absolument, j’écrivis, disait-il, sans la participation du Roi une lettre à Don Blas de Roy a que j’avais auprès du duc d’Ormond et ces messieurs n’hésitèrent point à faire débarquer les troupes déjà embarquées. C’est cette lettre portée à Leurs Majestés qui les a indignées contre moi et qui a achevé ma perte ». Marcieu écoutait sans comprendre, il l’entendait disculper le duc du Maine et le comte de Rieux, qualifier la duchesse du Maine de « méchante diablesse » Alberoni ne pouvait aborder ces sujets avec calme. « Il était hors de ses gonds contre l’Espagne, leurs Majestés, les Grands et toute la nation espagnole qu’il méprisait au souverain degré... Il prédisait un abâtardissement général », à moins que la Reine « qui a le diable au corps », trouvât un homme d’épée un peu bon général et qui eût quelque ressource d’esprit, en ce cas elle causerait tôt ou tard, du vacarme en France et dans l’Europe. A mesure qu’on avançait en chemin, Alberoni multipliait les avances au Régent avec l’espoir que Marcieu se chargeait de transmettre ces ouvertures ; celui-ci le décida a écrire une lettre et un mémoire contenant sa justification et ses offres de service que Marcieu appuyait de son mieux. Puis, arrive a Toulon et voyant qu’on le laisserait sortir de France sans un mot d’espoir il se remettait à envisager l’avenir qui pouvait l’attendre a Rome nonobstant le prétendu neveu qu’il avait annulé sans le supprimer. « Le cardinal, écrit Marcieu, me parait avoir depuis quelques jours la tête embarrassée et pleine de quelque projet, soit de vengeance contre l’Espagne, soit d’inquiétude que S. A. R. fasse trop mauvais usage de ses avances, soit qu’il cherche quelque moyen de s’approcher de la tiare. Tout étant, a Rome, pures intrigues, dit-il, il fera de son mieux dans l’occasion pour avoir un parti, et s’il a l’exclusion de la Papauté, elle ne sera pas par son manque de naissance, mais à cause de son âge de cinquante-cinq ans et par la réputation qu’il a de n’être pas tout à fait un sot... Si la France et l’Empereur voulaient agir efficacement pour lui, il serait pape malgré son âge. » Il quitte la FranceLe voyage dura dix-huit jours de Perpignan à Antibes par Narbonne, Pézenas, Montpellier, Nîmes, Arles, Aix, Marseille, Toulon et Fréjus. Au lieu de loger dans des cabarets comme en Espagne, Alberoni fut conduit dans les auberges peu fréquentées, il était plus facile de l’y garder à vue et de surveiller les abords. La foule se massait pour voir passer le voyageur, l’observait sans malveillance, l’importunait un peu. A Montpellier il fallut faire évacuer sa chambre par un caporal et quatre hommes ; à Arles, les curieux envahirent le bateau qui faillit chavirer. A Antibes, la galère attendue de Gênes n’était pas en vue, Alberoni demanda le brigantin et la felouque du prince de Monaco qui, dûment averti, fit la sourde oreille. La voie de terre était peu sûre, il s’embarqua enfin et regagna la terre italienne, ne comptant plus désormais pour rien[58]. L’Espagne entre dans la Quadruple AllianceLes alliés avaient si souvent répété que le cardinal était l’unique obstacle au rétablissement de la paix que Philippe V pensa avec une feinte naïveté que la disgrâce de son ministre suffisait à tout, et il énonça des conditions qui, de la part d’un victorieux, eussent semblé rigoureuses. Il demandait la restitution des places et des vaisseaux détruits, la réparation des dommages, la cession de Gibraltar, de Port-Mahon et de la Sardaigne ; l’attribution à l’infant don Carlos des duchés de Parme et de la Toscane à titre de souveraineté indépendante, le rapatriement des troupes du corps expéditionnaire de Sicile ; enfin la Sicile n’était cédée à l’Empereur que sous les réserves et avec les réversibilités imposées naguère au duc de Savoie par le traité d’Utrecht. L’effet produit par d’aussi folles propositions fut de hâter les préparatifs de la campagne prochaine. Stanhope se trouvait à Paris, il obtint de Dubois une déclaration qu’avait inspirée l’envoyé impérial Pendtenriedter, et par laquelle les alliés rejetaient les propositions de l’Espagne et maintenaient intégralement les conditions posées par la Quadruple Alliance (19 janvier 1720). Une fois de plus on touchait à l’échéance de la prorogation de l’expectative des duchés, la Cour de Vienne, charmée des exigences excessives du roi d’Espagne et convaincue qu’il laisserait expirer, sans en user, le dernier délai de trois mois à lui accordé le 16 novembre précédent, consentit volontiers à ne compter qu’à partir de l’adhésion des Hollandais donnée en décembre, et à proroger l’échéance du 16 février au 16 mars. Stanhope voulait finir cette interminable affaire. Il chargea Seyssan, retournant à Madrid, de dire au roi d’Espagne qu’une fois la base de la Triple-Alliance acceptée, il serait d’autant plus aisé de lui donner satisfaction dans un congrès. Presque en même temps, Schaub, secrétaire de Stanhope, partit pour l’Espagne porteur d’un double de la déclaration rédigée à Paris le 19 janvier, sur laquelle, disait-on, il n’y avait pas à revenir. En ce moment Scotti proposait à Dubois une négociation séparée et secrète pour un armistice aux Pyrénées. Pas plus que Stanhope, Dubois ne se laissait induire à cette manœuvre et il fit appel aux bonnes dispositions du P. Daubenton. Alors, la Cour de Madrid eut le sentiment que les finesses et les détours ne pouvaient plus la servir en rien, la déclaration du 19 janvier lui montra qu’une plus longue résistance entraînerait irrévocablement la perte des deux duchés italiens, Du moment où la Reine eut pris son parti, le Roi consentit à tout ce quelle voulut. Le 26 janvier, Philippe V annonça son adhésion à la Quadruple-Alliance, voulant, disait-il, rendre la paix à l’Europe, même au prix de ses droits et de ses États ; et il envoya de pleins pouvoirs à cet effet à Beretti-Landi en Hollande, et celui-ci signa à la Haye, le 17 février avec les plénipotentiaires de France, d’Angleterre et d’Autriche, que ceux de Hollande imitèrent bientôt, l’accession de l’Espagne à la Quadruple-Alliance. |
[1] C. de Sévelinges, Mémoires et correspondance du cardinal Dubois, in-8°, Paris, 1815, t. II, p. 391.
[2] Alberoni au duc d'Ormond, 13 septembre 1719, dans Baudrillart, Philippe V et la Cour de France, t. II, p. 373.
[3] Alberoni au duc d'Ormond, 3 et 13 septembre 1719, ibid., t. II, p. 386.
[4] Alberoni au duc d'Ormond, 3 septembre 1719, ibid., t. II, p. 388.
[5] Alberoni au duc d'Ormond, 19 septembre 1719, ibid., t. II, p. 389.
[6] M. de Marcieu au Régent, Pézenas, 8 janvier 1720, dans V. Papa, L'Alberoni e la sua dispartita della Spagna, in-4°, Torino 1877, p. 80.
[7] Public Record Office, France, vol. 353 : lord Stanhope à lord Stair, Hanovre, 7, 16 juin 1719. V. Papa, L'Alberoni e la sua dispartita della Spagna, in-4°, Torino 1877, p. 77.
[8] Brit. Mus., Addit., n° 20425, Papiers Gualterio ; Alberoni à lord Stanhope, Escurial, 15 novembre 1719 ; Oxenfoord Castle, Stair Papers, vol. XXIII : lord Stanhope à Dubois, Londres, 18 (= 29) décembre 1719 ; The Stair Annals, vol. II, p. 391.
[9] Arch. de la Marine, B7 39, fol. 21 ; Arch. des Aff. Etrang., Angleterre, t. 328, fol. 437 : Chammorel au conseil de la Marine.
[10] Arch. des Aff. Etrang., Angleterre, t. 328, fol. 450, 468 ; 2 et 17 novembre 1719.
[11] Oxenfoord Castle, Stair Papers, vol. XIX B, Craggs à lord Stair, 5 octobre 1719 ; The Stair Annals, t. II, p. 402.
[12] Saint-Philippe, Mémoires, cités par Lémontey, op. cit., t. I, p. 277.
[13] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, Mémoires et Documents, t. 142, fol.132.
[14] Lémontey, op. cit., t. II, p. 277.
[15] Lettres citées par Lémontey, op. cit., t. I, p. 271, note 1.
[16] Arch. des Aff. Etrang., Angleterre, t. 325, fol. 59 : Chammorel à Dubois, 27 juillet 1719.
[17] Arch. de Naples, Farnesiana, fasc. 64 : Alberoni au duc de Parme, 29 août 1719.
[18] Public Record Office, France, vol. 354 : lord Stair à lord Stanhope, Paris, 10 juillet 1719.
[19] Hardwicke Papers, t. II, p. 584 : Stair à Craggs, Paris, 10 août 1719.
[20] Public Record Office, France, vol. 354 : lord Stair à lord Stanhope, Paris, 15 août 1719.
[21] Public Record Office, France, vol. 354 : lord Stair à Craggs, Paris, 4 octobre 1719.
[22] Alberoni à Rocca, Madrid, 5 septembre 1719 dans Lettres intimes, édit. E. Bourgeois, p. 635.
[23] « Il pense, écrit Dubois, qu’il est permis de faire tout ce que l’on peut », W. Coxe, op. cit., t. II, p. 471.
[24] Public Record Office. France, vol. 354 : lord Stanhope à Dubois, Hanovre. 22 août (=2 septembre) 1719.
[25] Arch. de Naples, Farnesiana, fasc. 64 : Gazzola à Peterborough, Piacenza ; 12 novembre 1719.
[26] Arch. de Naples, Farnesiana, fasc. 57, fasc. 59 : Peterborough à Dubois et au Régent.
[27] Arch. de Naples, Farnosiana, fasc. 64 : Gozzola à Peterborough, Piacenza, 12 novembre 1719.
[28] Arch. des Aff. Etrang., Parme, t. VI, fol. 96-98 ; Peterborough au Régent et à Dubois, Novi, 20 novembre 1719.
[29] Arch. des Aff. Etrang., Parme, t. VI, fol. 100 : Landi à Dubois, 20 novembre 1719.
[30] Arch. de Naples, Farnesiana, fasc. 64 : Alberoni au duc de Parme, 2 octobre 1719.
[31] Scotti à Rocca, dans S. Bersani, Storia del cardinale Alberoni, in-8°, Plaisance, 1861, p. 276.
[32] Public Record Office, France, vol. II, 354 : lord Stair à Craggs, Paris, 21 octobre 1719 ; The Stair Annals. t. II, p. 403.
[33] Alberoni à Rocca, Tudela, 8 juin 1719, dans Lettres intimes, édit. Bourgeois.
[34] Alberoni à Rocca, Madrid, 29 novembre 1719, ibid., p. 641.
[35] Arch. de Naples, Farnesiana, fasc. 64 : Alberoni au duc de Parme, 13 novembre 1719.
[36] Arch. de Naples, Farnesiana, fasc. 55 : Scotti au duc de Parme, 16 novembre 1719.
[37] Arch. de Naples, Farnesiana, fasc. 55 : Scotti au duc de Parme, 23 novembre 1719.
[38] Arch. de Naples, Farnesiana, fasc. 64 : Alberoni au duc de Parme, 29 novembre 1719.
[39] Arch. de Naples, Farnesiana, fasc. 55 : Scotti au duc de Parme, 20 janvier 1719.
[40] Alberoni à Rocca, 6 décembre1719, dans Lettres intimes, p. 643.
[41] Bibl. Mazar., ms. 2352 ; Saint-Philippe, Mémoires, t. III, p. 433.
[42] Dangeau, Journal, t. XVIII, p. 185 ; 18 décembre 1719.
[43] Dangeau, Journal, t. XVIII, p. 185 ; 19 décembre 1719.
[44] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, Mémoires et Documents, t. 142, fol. 140 : Scotti à Landi, 17 décembre 1719.
[45] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, Mémoires et Documents, t. 141, fol. 147 : Dubois à Stanhope, 18 décembre 1719
[46] Stanhope à Dubois, 22 décembre dans The Stair Annals, t. II, p. 390.
[47] Arch. des Aff. Etrang., Angleterre, t. 827, fol. 169 : Destouches à Dubois, 22 décembre 1719.
[48] Arch. des Aff. Etrang., Angleterre, t. 327, fol. 169 : Destouches à Dubois, 22 décembre 1719.
[49] Arch. des Aff. Etrang., Rome, t. 606, fol. 173 : Gamaches à Dubois.
[50] Arch. des Aff. Etrang., Vienne, t. 135, fol. 3 : Dubourg à Dubois.
[51] Bersani, op. cit., p. 280,
281.
[52] Arch. de Naples, Farnesiana, fasc. 55 : Scotti au duc de Parme, 20 janvier 1720.
[53] P.-E. Lémontey, Histoire de la Régence, in-8°, Paris, 1832, t. I, p. 280 ; V. Papa, L'Alberoni e la sua dispartitura di Spagna, in-8°, Torino, 1877, p. 79, suivantes.
[54] Dangeau, Journal, t. XVIII, p. 185, 19 décembre 1719.
[55] Dangeau, Journal, t. XVIII, p. 191, 26 décembre 1719.
[56] Arch. des Aff. Etrang., Espagne, t. 290, fol. 188, suivants : Dubois à Marcieu.
[57] V. Papa. L'Alberoni e la sua dipartita della Spagna. Saggio di studio storico critico, in-4°, Torino, 1877, p. 73-95, publie la correspondance du chevalier de Marcieu avec Dubois, 6, 7, 8, 9, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 18, 20, 24 janvier 1720 ; en outre la lettre au Régent du 11 janvier à Nîmes, et les Motifs dont S. E. M. le cardinal Alberoni prétend se servir pour se justifier sur les griefs qu'on lui a importés, en écrivant une lettre au roi d'Espagne qui en fera voir la fausseté. Voir aussi Lémontey, op. cit., t. I, p. 281-284.
[58] F. Barrière, La Cour et la Ville, p. 82-84.