Revue
historique, n° XXXIX – 1889.
On lit dans Michelet[1] : Et cependant, sous le Capitole, sous le trône même de Jupiter, le sanguinaire Mithra creuse sa chapelle souterraine et régénère l’homme avide d’expiation dans le bain immonde du hideux taurobole. L’éminent historien pensait donc, comme beaucoup de ses prédécesseurs, que les tauroboles étaient consacrés à Mithra, sans doute parce que des bas-reliefs mithriaques représentent le sacrifice du taureau. On aurait dû se défier de cette hypothèse, car il est facile de voir que ces bas-reliefs ne sont pas les représentations de sacrifices réellement accomplis. Le taureau immolé est entouré d’animaux symboliques, un chien, un serpent, un scorpion, etc., et de personnages qui n’appartiennent pas au monde réel, mais à la mythologie. En outre, l’opinion de Michelet est contredite par toutes les inscriptions : elles placent les tauroboles sous l’invocation de Cybèle. Les épigraphistes ne s’y sont pas trompés, et c’est toujours sous le nom de cette déesse qu’ils les font figurer dans leurs recueils. Il n’y a donc pas lieu de confondre soit le symbole mithriaque, soit les rites purificateurs qui s’accomplissaient en secret dans les cavernes du dieu solaire, avec les cérémonies placées sous l’invocation de la Mère Idéenne, où le peuple assemblé voyait le sang du taureau, quelquefois du bélier, couler sur un personnage qui, par là, devenait sacré. Les prêtres qui présidaient au sacrifice appartenaient à Cybèle ; ils pouvaient en même temps être préposés au culte de Mithra, car les deux religions étaient associées, mais elles demeuraient distinctes, et c’est au nom seul de la Grande Déesse que le hideux baptême était administré. Ce que Michelet avait confondu n’a pas été depuis assez nettement séparé. M. Jean Réville[2] attribue les tauroboles à la mère des dieux, mais plus loin il les considère également comme la plus saisissante des pratiques observées dans le culte mithriaque. Et cependant tous les tauroboles qu’il cite comme autant de pratiques mithriaques ou bien sont mentionnés par les auteurs sans qu’aucun dieu soit spécifié, ou bien doivent être incontestablement attribués à Cybèle. C’est donc Cybèle et non Mithra qui ravivait la foi païenne par l’attrait de la cérémonie sanglante. Les philosophes tendaient à faire de Mithra le chef suprême du paganisme renouvelé ; peut-être même subordonnaient-ils au dieu invincible, âme du monde, la déesse multiple de la nature et de la matière ; Cybèle incarnant le panthéisme, Mithra, purifié, tendant au spiritualisme, peut-être voulaient-ils le faire prédominer ; mais la religion de Cybèle parlait plus clairement au vulgaire et devait exciter davantage le fanatisme. C’est avec elle surtout que le christianisme dut compter. Il est parfois question de chrétiens attachés à des taureaux par la populace. Les persécuteurs, nous dit-on, obéissaient à Mithra. Je crois plutôt à la haine de Cybèle. Sans épuiser aujourd’hui ce problème d’histoire religieuse ; je veux classer quelques faits qui aideront à le mieux comprendre et à éviter, des confusions dans lesquelles on s’est très souvent égaré. Il y a donc lieu de distinguer différentes sortes de symboles, de sacrifices, de cérémonies, de persécutions où les taureaux jouaient un rôle. 1° On les immolait à certains dieux. Les chrétiens qui refusaient de s’associer à ces sacrifices étaient persécutés. Ils tombaient sous le coup de la loi, au nom de la religion officielle de l’empire. Peut-être des taureaux ont-ils été offerts à Mithra[3] comme à d’autres immortels ; mais nous manquons de renseignements sur l’organisation des sacrifices mithriaques. 2° Les Romains, surtout certains empereurs, héron et Domitien par exemple, aimaient les représentations dramatiques bien exactes. Il leur plaisait de voir un héros de tragédie mourir réellement à la fin de la pièce. Les chrétiens et les autres condamnés pouvaient servir à. cet office. Dans la tragédie de Dircé, la rivale de Junon est traînée par un taureau. Des martyres subirent ce supplice et le donnèrent en spectacle, afin que la vérité dans l’art fût scrupuleusement respectée. 3° Dans l’amphithéâtre, les condamnés étaient livrés aux bêtes, et quelquefois, par conséquent, à des vaches, à des taureaux furieux. 4° En dehors de l’amphithéâtre, les ordres de l’autorité ou la haine du peuple les faisaient exposer à l’attaque de troupeaux sauvages ou bien attacher à des taureaux quelquefois destinés à l’autel. 5° La cérémonie du taurobole n’a rien à voir avec ces persécutions. On faisait couler le sang de la victime sur un adorateur de Cybèle que ce baptême régénérait. 6° On a trouvé dans Ies antres de Mithra la représentation symbolique du taureau immolé. C’est une allégorie solaire assez transparente. On a cru que le sacrifice taurobolique avait été accompli, en mémoire de ce symbole, sous l’invocation de Mithra[4]. Les textes épigraphiques, qui mentionnent toujours Cybèle, et ne placent aucun taurobole sous le patronage de Mithra, nous permettent de rejeter cette hypothèse. Du reste, les insignes dont se paraient les ministres des deux cultes n’étaient pas les mêmes. Les prêtres préposés aux tauroboles portaient la couronne[5] ; au contraire, quand un adepte de Mithra entrait dans la légion des soldats, on lui plaçait une couronne sur la tête en interposant une épée ; il devait repousser du revers de la main la couronne et déclarer que son unique couronne serait Mithra lui-même. Il était lié dès lors par une sorte de vœu perpétuel ; il s’était consacré à Mithra jusqu’à affronter pour lui le martyre ; on le reconnaissait au milieu de ses semblables à son refus de se laisser couronner[6]. Cet usage est-il tombé en désuétude ? Les initiés du culte mithriaque qui avaient atteint des grades supérieurs à celui de soldat reprenaient-ils le droit de porter une couronne ? Nous n’avons pas de raison de le croire. En tout cas, l’Organisation des deux cultes, à l’origine, diffère profondément. Il peut se faire, du reste, que des allégories solaires, analogues à celles qui ont probablement inspiré le bas-relief mithriaque, aient déterminé Cybèle à organiser des tauroboles. L’origine de ces sacrifices n’est pas bien connue. En vertu de quels principes ont-ils été institués, assez tardivement, dans cette vieille religion[7] ? Sans doute, ses ministres pensaient depuis longtemps que le sang avait une vertu régénératrice ; mais pourquoi avoir choisi le sang du taureau et aussi du bélier ? Nous n’avons pas le droit de nous prononcer et encore moins de supposer gratuitement que cette cérémonie aurait été due à l’influence de Mithra. Les païens, fervents adorateurs des deux cultes, identifiant Mithra avec les dieux solaires, et par conséquent avec Attis, compagnon de Cybèle, ont-ils, plus tard, établi un rapprochement entre le sacrifice symbolique des bas-reliefs mithriaques et le sacrifice réel du taurobole ? C’est possible, e’est même vraisemblable ; mais, en ce cas, ils auraient confondu ce qui était distinct, et cette confusion n’a jamais passé de la théorie dans la pratique. Puisque j’ai cité l’excellent ouvrage de M. J. Réville, j’y signalerai une très légère omission. Il mentionne plusieurs fois les vêtements blancs que portaient les adorateurs des dieux égyptiens. Ces dieux avaient aussi des serviteurs vêtus de robes noires : les mélanéphores figurent sur diverses inscriptions, notamment sur celles du temple de Sérapis[8], à Délos. Ces documents intéressent l’histoire du culte chez les anciens et aussi, je crois, celle du christianisme, qui a fait plusieurs emprunts aux cérémonies religieuses importées de l’Égypte. Telle est, du reste, l’opinion de M. J. Réville[9]. |
[1] Introduction à l’histoire universelle, Hachette, 1831, p. 21.
[2] La religion à Rome sous les Sévères, Paris, Leroux, 1886, pp, 68 à 69, 95 à 97. — Chaudruc de Crazannes (Rev. arch., VI, p. 435) a écrit une Dissertation sur les rapports entre le taurobole et le culte de Mithra. Il a montré seulement qu’il y avait des rapports entre le culte de Cybèle et celui de Mithra, ce qu’on savait avant lui.
[3] C’est au moins probable. Cf. Lajard, Recherches sur le culte de Mithra, Paris, 1867, pp. 110 et 680.
[4] Une inscription fausse, d’abord acceptée, puis considérée comme suspecte, a pu égarer la science. Cf. Orelli-Henzen, 6041, et C. I. L., VI, 736.
[5] Wilmanns, Inscr. lat., 119. Un autel est consacré à Lyon, en souvenir d’un taurobole : Sacerdote Q. Sammio Secundo ab XV viris occabo et corona exornato ; cui sanctissimus ordo lugdunens, perpetuitatem sacerdoti(i) decrevit.
[6] J. Réville, op. cit., p. 98. — Tertullien, De cor., 15.
[7] Le plus ancien taurobole qui soit mentionné par les inscriptions date de 160 apr. J.-C. Cf. Wilmanns, loc. cit.
[8] C. I. Gr., 2293 à 2297. Ces inscriptions paraîtront avec d’autres textes récemment découverts dans le travail d’ensemble que M. Homolle prépare sur Délos.
[9] Cf. op. cit., p. 60.