Nous
avons étudié longuement l'œuvre accomplie par l'Inquisition, tant directement
qu'indirectement ; il nous reste à jeter un coup d'œil sur ce qu'elle a
négligé de faire. Les
relations de l'Église grecque et du Saint-Siège permettent presque d'affirmer
que la persécution de l'hérésie, loin d'être une question de conscience,
était une pure question d'intérêt, et qu'elle fia appliquée ou négligée, au
gré des avantages temporels de la papauté. Les Grecs étaient non seulement
schismatiques, mais hérétiques : en effet, saint Raymond de Pennaforte prouve
que le schisme est une hérésie, attendu qu'il viole l'article du Credo unam
sanctam Catholicam sectesiam. Nous avons vu, à diverses reprises, que
nier la suprématie de Rome ou mépriser ses commandements, était une hérésie.
Boniface VIII, dans la bulle Unam sanctam, proclame comme article de
foi nécessaire au salut, que toute créature humaine est soumise au pontife
romain ; dans ce décret, il fait spécialement allusion aux Grecs. En outre,
les Grecs refusaient d'admettre la Procession (lu Saint-Esprit, qui, imposée
par Charlemagne à Léon III, modifiait le symbole de Nicée en faisant procéder le Saint-Esprit du Père et du Fils. Ce refus les rendait
hérétiques sur un point de doctrine de la plus haute importance aux yeux de
l'Église romaine. Pourtant, l'Église sut toujours établir un modus vivendi
et exercer, une prudente tolérance à l'égard de l'Église grecque, lorsque
cette politique semblait profitable. Il en fut ainsi dans l'Italie
méridionale, que Léon l'Isaurien avait détachée de Rome et soumise à
Constantinople au VIIIe siècle, pendant la controverse des Iconoclastes. En
968, le patriarche de Constantinople substitua le rite grec à la liturgie
romaine dans les églises d'Apulie et de Calabre ; certaines communautés
résistèrent, mais la plupart se soumirent et conservèrent l'observance
nouvelle, même après la conquête de Naples par les Normands. Ainsi, lorsqu'en
1092 un évêque romain fut promu au siège de Rossano, le peuple murmura et
obtint du due Roger la permission de rester fidèle au rite grec. Cette
situation se prolongea jusqu'en 1460, époque à laquelle l'évêque observantin
Matteo réussit à imposer le rite romain[1]. Les
Églises grecques qui subsistèrent longtemps dans les pays slaves et magyars
furent soumises à une oppression plus grave, bien que spasmodique et
intermittente. En 1204, André H de Hongrie demanda à Innocent III de nommer
des prieurs romains pour les monastères grecs de ses territoires. Dans la
convention de 1233, qui succéda à la mise en interdit du royaume, on exigeait
de Bela IV le serment de contraindre tous ses sujets à rendre hommage à
l'Église romaine, et Grégoire XI le somma de tenir immédiatement sa promesse
à l'égard des Valaques, qui pratiquaient le rite grec. En 1248, on voit
Innocent IV envoyer en Albanie des Dominicains travailler à la conversion des
Grecs, et il y a bout lieu de croire que l'on comptait sur la persuasion plus
que sur la violence, puisque les missionnaires étaient autorisés à accorder
des dispenses pour toutes les irrégularités, même pour la simonie. Cent ans
plus tard, Clément VI et Innocent VI furent plus énergiques et ordonnèrent
aux prélats de la péninsule balkanique de chasser tous les schismatiques, en
requérant au besoin l'aille du bras Séculier. Nous avons vu combien furent
infructueux les efforts tentés en vue d'exterminer les Cathares de ces pays,
et comment le seul résultat de cette tentative pour imposer l'uniformité de
la foi fut de faciliter les progrès de la conquête turque . Les
possessions des Croisés dans le Levant soulevèrent un problème encore plus
complexe. Bien qu'Innocent III eût protesté contre la conquête de
Constantinople en 1304, il s'empressa, après la victoire, de reconnaître la
mystérieuse sagesse de Dieu qui avait ruiné ainsi l'hérésie grecque, et il se
hâla de prendre des mesures pour tirer de ce succès le plus grand profit
possible. Il ordonna aux Croisés de destituer tous les prêtres ayant reçu
l'ordination des mains d'évêques grecs et de confier les églises saisies à
des prêtres romains, en ayant soin que les biens de ces églises ne fussent
pas dissipés. Une horde de clercs avides e précipita aussitôt sur ces
nouvelles possessions, causant la plus grande gêne aux ecclésiastiques en
fonctions ; Innocent, consulté à ce sujet, fit savoir que seuls les prêtres
porteurs de lettres de créance devaient être autorisés à officier en public.
Ainsi, dans les royaumes latins d'Orient, une nouvelle hiérarchie fut imposée
aux églises ; mais la population ne fut pas convertie et l'on ne put adopter
une politique nettement définie pour parer aux difficultés de cette situation
embarrassante. Strictement
parlant, tous les ecclésiastiques et hérétiques étaient, ipso facto,
sous le coup de l'excommunication ; mais on savait négliger cet interdit
quand la tolérance était avantageuse ; c'est ainsi qu'en 1224 Innocent IV, en
envoyant des missionnaires dominicains auprès des Grecs Jacobites,
Nestoriens. et autres hérétiques d'Orient, leur donnait pleins pouvoirs pour partager
avec ces hérétiques les offices de la religion. Dans les pays où les églises
grecques étaient indépendantes, on s'efforçait de les convertir par la
persuasion et les négociations ; telles furent les missions envoyées, en
1233, par Grégoire IX à Germanus, patriarche de Nicée, et, en 1247, par
Innocent IV aux Russes. Mais quand ces tentatives échouaient, on n'hésitait
pas à recourir à la force, et Grégoire, déçu dans son attente, prêcha la
croisade pour réduire les schismatiques à l'obéissance. Aussi, en 1267,
lorsque Charles d'Anjou, dans son ambition démesurée, enflammée par la
conquête de Naples, rêva de reconquérir Constantinople, il conclut avec
l'empereur in partibus Beaudouin II un traité où il est dit que la
réunion de l'Empire d'Orient à l'Église de Rome est le mobile de
l'expédition. L'entreprise de Charles fut différée par la soumission de
Michel Paléologue au concile de Lyon en 1274 ; mais cette conversion ne fit
qu'exciter la rébellion parmi les sujets de Paléologue ; Michel Comnène fut
placé à la tête du parti qui défendait l'Église nationale, et la guerre
éclata en 1279. Charles se hâta de tirer parti de cette situation, mais les
Vêpres siciliennes vinrent, en 1283, absorber son attention et ses soins ; il
dut abandonner son projet. Dans
les territoires soumis à la domination latine, les conditions furent quelque
peu différentes. Il fut impossible de déraciner l'Église locale et il fallut
permettre la coexistence des deux rites, avec des alternances de tolérance et
de persécution, de persuasion et de contrainte. En 1303, Benoit XI, en
ordonnant au prieur dominicain de Hongrie d'envoyer des missionnaires en
Albanie el dans d'autres provinces, parle des églises et des monastères
latins en des termes qui montrent que les deux rites étaient admis
concurremment, et qu'il fallait seulement s'opposer aux empiètements des
Grecs. On a conservé par hasard des documents relatifs au royaume de Chypre,
qui attestent les difficultés de la situation et les variations de la
politique suivie. En 1216, Innocent III réduisit le nombre des évêchés de
File de quatorze à quatre, — Nicosia, Famagosta, Limisso e4 Baffo — et nomma
à chacun de ces sièges un évêque grec et un .latin, pour y pratiquer leurs
rites respectifs, ce qui était reconnaître l'égale orthodoxie des deux.
Quarante ans plus tard, on trouve les monastères grecs soumis à l'archevêque
latin de Nicosia, et il semble que les prélats romains aient réclamé quelque
préséance, car, en 1250, l'archevêque grec sollicita d'Innocent IV la
permission de reconstituer les quatorze sièges et d'y pourvoir en consacrant
des évêques ; il demandait que ces évêchés fussent tous indépendants de
l'archevêque de Nicosia, et que tous les Grecs et Syriens fussent soumis à
ces évêques, non aux évêques latins. Sa requête fut rejetée. Alexandre IV
donna formellement la haute-main aux prélats romains, ce qui, naturellement,
provoqua des querelles ; par : fois même il arrivait que les Grecs fussent
traités en hérétiques par des hommes d'Église zélés et par les
ecclésiastiques dont l'autorité était méconnue, comme nous l'apprennent des
appels adressés à Boniface VIII en 1295. Jean XXII tenta énergiquement
d'extirper certaines hérésies et pratiques hérétiques, en honneur parmi les
Grecs ; mais il permit, semble-t-il, l'observance régulière de leurs rites.
Pourtant, vers cette époque. Bernard Gui, dans sa collection de formules
inquisitoriales, donne deux modèles pour l'abjuration des erreurs grecques et
la réconciliation des gens excommuniés par les canons condamnant ces schismatiques.
Par suite, on doit penser que les inquisiteurs d'Occident étaient accoutumés
à mettre la main sur tous les infortunés Grecs qu'ils pouvaient découvrir
dans les ports français de la Méditerranée. Les malheureux devaient éprouver
le même sort en Aragon, car Eymerich n'hésite pas à les qualifier
d'hérétiques. L'esprit de persécution se développa ; vers 1350, le concile de
Nicosia, tout en permettant aux quatre évêques grecs de demeurer à Chypre,
ordonnait de dénoncer comme hérétique quiconque ne tenait pas Rome pour
l'Église-mère et le pape pour le vicaire du Christ ; en 1351, on publia une
proclamation ordonnant à tous les Grecs de se confesser une fois l'an à un
prêtre latin et de recevoir ensuite le sacrement selon le rite romain. Si ce
décret fut mis en vigueur, il dut fournir à l'Inquisition de nombreuses
victimes, car, en 1407, Grégoire XII proclama que tout Grec qui reviendrait
au schisme après avoir reçu les sacrements orthodoxes, serait « relaps
», et il ordonna à l'inquisiteur Élie Petit de punir les coupables, en
requérant au besoin l'aide du bras séculier[2]. Les
Vénitiens, quand ils se furent emparés de la Crète, s'efforcèrent de ruiner
l'Église grecque en interdisant l'entrée de Ille à tout évêque de ce rite, et
en défendant aux habitants d'aller recevoir l'ordination à Constantinople.
Pourtant, en 1373, Grégoire XI apprit avec irritation qu'un évêque avait
aussi à débarquer et que des Crétois allaient constamment recevoir les ordres
à Constantinople. Il fit appel au doge Andréa Constareni pour obtenir
l'application des lois salutaires, mais sans grand profit, car, en 1375, il
déclara que presque tous les habitants étaient schismatiques et que presque
toutes les cures étaient aux mains des desservants grecs, auxquels il donna
le choix entre la conversion immédiate ou l'expulsion. Des
efforts si intermittents restèrent naturellement sans succès. Loin de ruiner
l'Église grecque, on dut constater que nombre de catholiques s'étaient
pervertis au contact d'une population schismatique. En 1449. Nicolas V appela
sur ce péril l'attention de l'inquisiteur de la province de Grèce, en lui
déclarant que, bien que le rite oriental fat louable, il fallait le séparer
soigneusement du rite latin, et punir, même avec le concours du bras
séculier, toute infraction à cette règle. Mais l'Inquisition n'était guère
encouragée à l'action dans ces régions. En 1490, lorsqu'Innocent VIII nomma
Fra Vincenzo de Reboni inquisiteur de Chypre, ile où les hérétiques étaient
nombreux, et qu'il ordonna aux évêques de Nicosia, de Famagosia et de Baffo
de fournir chacun une prébende pour l'entretien de cet inquisiteur, les
prélats protestèrent si énergiquement que le pape dut retirer sa demande.
Tout cela nous prouve que Rome, dans ses relations avec l'Église grecque, se
laissait gouverner par les nécessités politiques, qu'elle savait se montrer
tolérante quand les circonstances exigeaient la tolérance, et que
l'Inquisition était pratiquement inactive à l'égard de ces populations
hérétiques, quoique leur hérésie fût bien plus criminelle que celle 41e
nombre de sectaires impitoyablement exterminés[3]. Durant
le moyen-âge, la société ne connut guère de fléau plus odieux que les quæstuarii
ou marchands d'indulgences et de pardons qui parcouraient l'Europe, porteurs
de reliques et de privilèges, pleins d'effronterie et doués de solides
poumons, vendant des exemptions de pénitences et d'années de purgatoire, avec
l'admission future au paradis, débitant toutes sortes de mensonges et
déshonorant l'Église en même temps qu'ils ruinaient les gens crédules.
Parfois, c'étaient des agents autorisés de Rome ou de quelque évêque
diocésain ; parfois ils prenaient à ferme un district moyennant un prix déterminé
ou une part du butin ; parfois, enfin, ils se contentaient d'acheter à la
curie ou à un prélat local des lettres les autorisant à exercer leur négoce.
Tetzel, qui excita jusqu'à la rébellion la colère de Luther, n'était qu'une
unité dans la horde de ces vagabonds qui, pendant des siècles, avaient tondu
les populations et contribué, de tout leur pouvoir, à rendre la religion
méprisable aux yeux des gens sensés. Le Dominicain Thomas de Cantimpré
compare amèrement les sommes dérisoires versées, pour l'achat du salut, aux
envoyés pontificaux recueillant des fonds pour les guerres italiennes du
Saint-Siège, avec les incessants travaux et l'austérité de ses frères et des
Franciscains, qui passent des nuits de veille et des jours entiers à assurer
les secours de la religion à leurs semblables, sans cependant obtenir
l'assurance que leurs péchés seront pardonnés. Le caractère de ces
colporteurs de salut est décrit dans un traité soumis, en 1274, au concile de
Lyon par Umberto de Romani, qui avait abandonné, en 1263, le généralat de
l'Ordre dominicain. Il déclare que ces gens, par leurs mensonges et leur
corruption, exposent l'Église aux risées ; ils achètent la faveur des prélats
et obtiennent ainsi tous les privilèges dont ils ont besoin ; leurs lettres
de pardon sont frauduleuses plus qu'on ne saurait croire ; ils trouvent, dans
de fausses reliques, une source intarissable de profits et, s'ils recueillent
auprès du peuple des sommes considérables, ils n'en consacrent qu'une très
faible partie aux œuvres pour lesquelles ils prétendent quêter. Ces
individus n'étaient pas justiciables des juridictions ordinaires, car ils
étaient porteurs de privilèges décernés par la Curie ou par l'Évêque du
diocèse ; leur commerce profitait à trop de gens pour qu'on pût l'abolir, et
le seul moyen d'enrayer leurs pires excès semblait être l'emploi de
l'Inquisition. Aussi, à peine l'Inquisition fut-elle parfaitement organisée,
qu'Alexandre IV eut recours à elle à cet effet, et inséra au nombre des
prérogatives inquisitoriales le droit de réprimer l'audace des quæstuarii
et de leur interdire la prédication. Cette mesure fut prise successivement
par plusieurs papes ; elle finit par être incorporée dans la loi canonique et
énumérée au Ambre des devoirs imposés par le mandat inquisitorial. La dixième
partie de l'énergie qu'on déploya à pourchasser Vaudois et Spirituels aurait
suffi pour abolir les plus détestables excès de ce trafic ; mais cette
énergie fit totalement défaut ans inquisiteurs. Dans les annales de
l'Inquisition, je n'ai rencontré qu'un seul cas, qui se présenta en 1289,
lorsque Béranger Pomilli fut traduit devant l'inquisiteur Guillaume de
Saint-Seine. Le prévenu était un clerc marié de Narbonne, qui avait, pendant
trente ans, pratiqué le métier de quœstuarius dans le diocèse de
Narbonne, de Carcassonne et d'autres lieux, recueillant de pieuses aumônes
pour la construction d'églises et de ponts, ou pour des œuvres diverses. Il
avait coutume de prêcher devant le peuple pendant la célébration de la messe,
et confessa qu'il avait proféré les plus honteux mensonges : il avait
notamment raconté que la croix portée par le Christ jusqu'au lieu de la
crucifixion était si lourde qu'elle serait un fardeau pour dix hommes ; comme
la Vierge se tenait au pied du Crucifié, la croix se pencha, de sorte que
Marie baisa les mains et les pieds du Sauveur, puis la Croix se redressa ; il
contait encore mille fables concernant le Purgatoire et la libération des
âmes ; mais ce dernier point, qui constituait la vraie fraude de son trafic,
fut prudemment omis dans la minute officielle de sa confession. On lui
demanda s'il croyait à ces fables ; cette question lui fit comprendre le
danger qu'il courait, car admettre sa bonne foi eût été se reconnaitre
hérétique. Il répondit humblement qu'il savait qu'il débitait ordinairement
des mensonges ; mais il les racontait pour émouvoir les âmes des auditeurs et
gagner leurs libéralités. Il demanda immédiatement que l'inquisiteur lui
désignât une pénitence. On ne sait quelle pénitence lui fut infligée. Les
procès de ce genre devaient être très rares, puisque, en 1311, le concile de
Vienne se plaint que ces vagabonds accordent couramment indulgences plénières
à quiconque fait des dons aux églises qu'ils représentent ; ils accordent
aussi des dispenses de vœux, donnent l'absolution du parjure, de l'homicide
et d'autres crimes ; déchargent leurs clients d'une partie des pénitences
qu'ils ont encourues, ou sauvent du Purgatoire les âmes des parents défunts
et les font admettre immédiate-nient au Paradis. Le concile interdisait pour
l'avenir toutes ces pratiques, mais il ne comptait plus sur l'Inquisition
pour contraindre les délinquants à l'obéissance ; ce furent les évêques qui
reçurent l'ordre de prendre l'affaire en mains. Les prélats, comme on pouvait
s'y attendre, ne rendirent aucun service. Jean XXII se plaignit, peu après,
que les fraudes effrénées devinssent de plus en plus nombreuses, et ordonna
aux évêques de les réprimer ; mais son ordre resta sans effet. Ces abus
persistèrent jusqu'à devenir la cause immédiate de la Réforme ; ensuite le
concile de Trente abolit la profession de « quêteur », en avouant
que cette catégorie d'individus avait provoqué de grands scandales parmi les
fidèles et que tous les efforts de réforme étaient demeurés infructueux. Un fait
plus grave fut l'inaction de l'Inquisition à l'égard de la simonie. La
simonie fut le mal qui rongea l'Église pendant le Moyen-Age tout entier, la
source de tous les maux dont l'Église affligea la Chrétienté. Du plus haut
placé jusqu'au plus infime, du pape au plus humble prêtre paroissial, cette
malédiction régnait universellement. Ceux qui n'avaient à vendre que les
sacrements en faisaient commerce. Ceux qui, par leur situation élevée,
disposaient de bénéfices et de promotions, de dispenses et de jugements, ne
rougissaient nullement d'étaler leurs denrées à marché ouvert ; et
l'avancement ainsi obtenu remplissait les postes ecclésiastiques d'hommes
mercenaires et rapaces, dont le seul objet était de grossir leur bourse par
des exactions et de s'abandonner à d'ignobles vices. Berthold de Ratisbonne prêche,
vers le milieu du XIIe siècle, que la simonie est le pire des péchés, pire que
l'homicide, l'adultère et le parjure ; mais, dit-il, ce mal affole les hommes
au point qu'ils croient, en s'y livrant, servir Dieu. D'instinct, la
Chrétienté entière tournait les yeux vers le Saint-Siège, source première de
tous ces maux. Une spirituelle satire populaire, très répandue au XIIIe
siècle, atteste avec quelle vivacité on ressentait cette honte : « Ici
commence l'Évangile selon les Marcs d'argent. En ces jours, le pape dit aux
Romains : « Quand le Fils de l'Homme viendra au trône de notre Majesté,
dites-lui tout d'abord : « Ami, pourquoi viens-tu ? » Et s'il
continue à frapper à la porte, sans rien vous donner, rejetez-le dans les ténèbres
extérieures ». Il arriva qu'un pauvre clerc se présenta à la Cour de
Monseigneur le pape et s'écria : o Ayez pitié de moi, gardiens de la grille
du pape, car la main de la pauvreté s'est abattue sur moi. Je suis pauvre et
affamé, je vous supplie de me secourir dans ma détresse. » Alors ils
entrèrent en courroux et dirent : « Ami, que ta pauvreté périsse avec
toi ; arrière, loin de moi, Satan, car tu ne connais pas l'odeur de l'argent.
En vérité, en vérité je te le dis, tu n'entreras pas dans la joie de ton
Seigneur tant que tu n'auras pas donné ton dernier sou. » « Alors
le pauvre homme s'en alla et vendit son manteau et son vêtement et tout ce
qu'il avait et donna l'argent aux cardinaux et aux gardes de la grille et aux
chambellans. Mais ils dirent : « Qu'est-ce qu'une telle somme à partager
entre tant de gens ? » Et ils le jetèrent hors des grilles, et il pleura
amèrement et il ne trouva rien qui le réconfortât. Alors vint à la cour un
riche clerc, gros et gras et lourd, qui, dans sa colère, avait tué un homme.
D'abord il donna de l'argent au garde de la grille, puis au chambellan, puis
aux cardinaux : et ils pensèrent qu'ils en obtiendraient davantage. Mais
Monseigneur le pape, apprenant que les cardinaux et les serviteurs avaient
reçu du clerc beaucoup de dons, tomba mortellement malade. Alors le riche
personnage lui envoya un électuaire d'or et d'argent et aussitôt le pape fut
guéri. Alors Monseigneur le pape appela les cardinaux et les serviteurs et
leur dit : « Mes frères, ayez soin que nul ne vous séduise par des paroles
creuses. Je vous donne l'exemple ; tout comme j'ai pris, prenez à votre tour. » En vain
l'énergie intrépide et l'inflexible volonté d'Hildebrand tentèrent, au XIe
siècle, d'extirper l'indéracinable fléau. Le mal croissait en étendue et en
profondeur à mesure que l'Église voyait grandir sa puissance et centralisait
ses pouvoirs au Saint-Siège. La simonie était reconnue hérésie par le droit
canon ; elle était, comme hérésie, passible de réclusion perpétuelle, et, par
suite, justiciable de l'Inquisition. Grâce à cette organisation soumise aux
ordres du Saint-Siège, l'infatigable rigueur qui avait, pendant tant de
générations, pourchassé Cathares et Vaudois, aurait pu, avec le temps, guérir
cet ulcère dévorant et purifier l'Église ; mais l'Inquisition ne fut
jamais invitée à poursuivre les simoniaques et on ne voit pas, dans ses
registres, qu'elle ait jamais, de son initiative privée, entrepris cette
tâche. D'ailleurs, si quelque juge trop zélé avait risqué une telle action
sans y être invité, on lui aurait promptement fait comprendre son erreur, car
la simonie était pour la Curie une double source de profits, profits
directement tirés de la vente des bénéfices, profits indirectement tirés de
la vente des dispenses aux gens qui avaient encouru les censures. Dire que le
Saint-Siège accordait des dispenses pour hérésie parait une assertion
contradictoire dans les termes ; c'était pourtant une pratique habituelle.
Les légats et les nonces envoyés au loin étaient autorisés à récolter de
l'argent parmi les fidèles en accordant des dispenses pour toutes les
incorrections et disqualifications, au nombre desquelles figurait la simonie.
Jean XXII changea cet état de choses lorsqu'il systématisa le trafic des
absolutions et en fit couler tous les bénéfices dans la pénitencerie papale,
lorsque le pardon de la simonie s'achetait six gros pour un laïc, sept gros
pour un clerc, huit pour un moine. Il est aisé de deviner pourquoi on ne
demanda pas à l'Inquisition de détruire une hérésie si avantageuse à tous
égards. D'ailleurs, si la simonie était une hérésie aux termes du droit
canon, elle ne fut jamais traitée comme telle dans la pratique. Guillaume Durand,
dans son Speculum Juris, écrit en 1471, donne des formules pour
permettre à des particuliers d'accuser de simonie des évêques, des prêtres et
des moines ; mais ni lui, ni ses nombreux commentateurs ne font la moindre
allusion à l'application de la procédure ecclésiastique dans les cas de
simonie[4]. On ne
saurait se faire une idée trop sombre de la corruption dont ce mal infecta
les moindres fibres de l'Église. La plupart 627 des bénéfices appartenaient à
des hommes ignorants et soucieux de leurs seuls intérêts temporels,
s'attachant à regagner sur les malheureux confiés à leurs soins les sommes
dont ils avaient payé leur promotion. Étienne Palecz, dans un sermon prononcé
devant le concile de Constance, déclare qu'il n'y a guère dans toute la
Chrétienté une seule Église exempte de la tare de simonie, par suite de la
lutte furieuse soutenue par toutes sortes de gens avides des honneurs et de
la richesse attachés aux bénéfices ecclésiastiques ; cette simonie a pour
conséquence la promotion d'hommes ignorants, paresseux et scélérats, qui ne
pourraient trouver ailleurs une place de berger ou de porcher. La
vénalité du Saint-Siège était si impudente que des dialecticiens et des
juristes de grand crédit déclaraient sérieusement que le pape ne pouvait
commettre de simonie. Cette assertion ne saurait surprendre lorsqu'on voit
des papes, comme Boniface IX, capables de se livrer à de brutales
spéculations. Manquant d'argent pour payer ses soldats et les frais des
vastes édifices qu'il avait fait construire, Boniface déposa soudain presque
tous les prélats qui se trouvaient à sa cour, ainsi que nombre d'absents, ou
les transféra à des sièges in partibus, pour vendre ensuite au plus
offrant les postes devenus vacants. Nombre d'infortunés prélats, incapables
de racheter leur bénéfice, erraient sans trouver un morceau de pain ; dans
beaucoup de provinces régnaient de ce chef une confusion et une agitation
indescriptibles. Théodore
Niem, auquel on doit le récit de ces faits, fut lui-même fonctionnaire
épiscopal pendant trente-cinq ans ; il ne parlait donc pas sans expérience,
lorsqu'il comparait la libéralité magnifique des prélats allemands à
l'avarice sordide des Italiens. Ceux-ci ne donnaient aucune aumône et
employaient toute leur activité à s'enrichir et à enrichir leurs familles.
Mais quand ces prélats mouraient, nous dit-il, la Chambre apostolique
s'emparait de tout le butin, et l'on ne saurait s'imaginer l'état de délabrement
des cathédrales et des monastères d'Italie, en conséquence de ces
déprédations et de ces rapines. Quant à la Chambre apostolique elle-même, ses
membres ont des têtes et des cœurs durs comme la pierre, des âmes moins
sensibles à la pitié que l'acier. Aussi impitoyables envers les Chrétiens que
le seraient des Turcs ou des Tartares, ils dépouillent de tout bien les
prélats nouvellement promus. Si ceux-ci ne peuvent répondre aux exigences des
pillards, on leur vend un sursis à un taux immodéré ; et s'ils ont gardé
quelques ressources pour payer les frais de leur retour, on leur arrache ce
dernier pécule. Aussi quiconque échappe aux griffes de ces bandits peut-il
dire à juste titre : Cantabit vacuus coram latrone viator. Si vous
allez à Rome verser un millier de florins et qu'une seule pièce ne soit pas
de bon aloi, on ne vous permet pas de partir avant que vous l'ayez remplacée
par une espèce trébuchante ou que vous ayez comblé deux fois le déficit en
monnaie d'argent. Et si, eu bout d'un an, on n'a pas payé la somme promise,
l'évêque redevient simple prêtre et l'abbé humble moine. La place de ces
insatiables fonctionnaires devrait être auprès des Furies infernales, des
Harpies et de Tantale, à la soif toujours inassouvie. Le
Pogge, qui fut, pendant quarante ans, secrétaire pontifical, dépeint les
candidats aux promotions comme dignes des fonctionnaires de la Curie.
Fainéants, ignorants, avares, incapables de toute bonne action, ces hommes assiégeaient
la Curie, réclamant â grands cris les bénéfices ou les autres faveurs qui
tentaient leur cupidité. Un autre fonctionnaire pontifical rapporte que
Boniface IX nomma aux sièges d'Allemagne des personnages absolument
incapables, car toute promotion appartenait au plus offrant. Nombre de
candidats payaient leur bénéfice dix fois plus cher que ne l'avait payé leur
prédécesseur ; certains archevêchés coûtaient quarante mille florins,
d'autres soixante mille, d'autres quatre-vingt mille[5]. Ce fut
en vain que Gerson démontra la simonie impliquée par l'attribution au pape
des premiers revenus des bénéfices. 629 En vain les conciles de Constance et
de Sienne se plaignirent et protestèrent ; en vain le concile de Bâle
s'efforça d'élaborer un règlement. Tout aussi vaine fut la tentative de
Charles VII et d'Albert II, dans les Pragmatiques Sanctions de 1438,
dénonçant, comme simonie, les annates et les premiers revenus, malgré les
protestations d'Eugène IV. L'organisation pontificale était trop forte pour
qu'on pût échapper à ses griffes, et, jusqu'à l'époque de la Réforme, la
simonie demeure la malédiction universelle. Outre
cette infection venue de haut, une cause non moins puissante de
démoralisation agissait en bas : c'était l'immunité dont jouissaient les
ecclésiastiques contre les rigueurs de la juridiction séculière. Non
seulement le peuple était scandalisé par la vue de clercs assassins ou
criminels de tout genre, que les tribunaux mettaient en liberté après une
parodie de procès, mais cette assurance d'impunité attirait dans les rangs de
l'Église une foule d'hommes méprisables et vils qui voyaient dans la tonsure une
sauvegarde contre la justice. Ce n'était pas seulement la juridiction
criminelle de l'Église qui causait des scandales et des injustices. Le
privilège ecclésiastique s'étendait aux affaires civiles et perpétuait les
abus du clergé, qui accaparait des biens au nom de droits contestables et
épuisait ensuite la partie adverse en citations coûteuses et en frais de
toute nature. Avec
une semblable organisation et de pareils abus, il est aisé de concevoir ce
qu'était la moralité des prélats et des prêtres. En faisant la part de la
rhétorique, on peut accepter comme vraie, à cet égard, l'invective de Nicolas
de Clemangis. Les évêques, dit-il, obligés de consacrer à l'acquisition de
leurs sièges tout l'argent qu'ils peuvent récolter, se vouent exclusivement à
leur besogne d'extorsion, négligeant entièrement leurs devoirs pastoraux et
le bien-être spirituel de leurs ouailles ; si, par hasard, l'un d'entre eux
prête quelque attention à ce genre de soins, on le méprise comme indigne de
son rang. La prédication est tenue pour déshonorante. On vend toute promotion
et toute fonction sacerdotale, ainsi que tout ministère épiscopal, imposition
des mains, confession, absolution, don de dispense ; et les prélats
justifient publiquement leurs actes en disant que n'ayant rien reçu gratis,
ils ne sont pas tenus de donner gratis quoi que ce soit. Les seuls bénéfices
qu'ils accordent sans paiement sont ceux dont ils gratifient leurs bâtards ou
leurs bouffons. Ils tirent également profit de leur juridiction. Les plus
grands criminels peuvent acheter le pardon, tandis que les procureurs des
évêques forgent, contre les paysans innocents, des accusations dont ces
malheureux doivent ensuite se racheter par des amendes. On emploie les
citations sous peine d'excommunication, les délais et les citations
réitérées, jusqu'à ce qu'on ait lassé le plus tenace et qu'on l'ait contraint
à un arrangement, en ajoutant des sommes énormes à l'insignifiante amende
réclamée d'abord. Les gens aiment mieux vivre 'sous les plus cruels tyrans
que de subir les jugements des évêques. L'absentéisme est de règle : nombre
d'évêques n'ont jamais vu leur diocèse, et ils valent encore mieux que les
prélats qui résident et qui, par leur mauvais exemple, corrompent leurs
ouailles. Comme on ne fait aucune enquête sur les mœurs des aspirants à la
prêtrise, et qu'on se soucie uniquement de leur aptitude à payer le prix
stipulé, l'Église est remplie d'hommes ignorants et immoraux. Il en est peu
qui sachent lire. Ils hantent les tavernes et les lupanars, dépensent leur
temps et leur argent à manger, à boire et à jouer ; ils se querellent, se
battent, profèrent des blasphèmes et courent à l'autel en sortant des bras de
leurs concubines. Les chanoines ne sont pas meilleurs ; ayant, pour la
plupart, acheté l'exemption de la juridiction épiscopale, ils commettent
impunément tous les crimes et tous les scandales. Quant aux moines, ils
s'abstiennent particulièrement de toutes les obligations auxquelles leurs
vœux les contraignent chasteté, pauvreté et obéissance ; ce sont des
vagabonds licencieux et indisciplinés. Les Mendiants, qui prétendent réparer
la négligence du clergé séculier à accomplir ses devoirs, sont des
pharisiens, des loups déguisés en brebis. Avec une avidité incroyable et une
fourberie sans bornes, ils cherchent partout les gains temporels ; ils
s'abandonnent, plus que tous les autres hommes, aux plaisirs de la chair,
festoient et s'enivrent, souillent tout de leur brutale concupiscence. Quant
aux nonnes, la décence interdit de faire le tableau de leurs couvents, qui
sont de véritables lupanars, si bien que prendre le voile équivaut à se faire
fille publique. Nous
pourrions craindre qu'il n'y ait là l'exagération naturelle d'un ascète
aigri, si nous ne possédions le témoignage unanime de tous les écrivains qui,
à partir du XIIIe siècle, dépeignent la situation de l'Église. Quand saint
Bonaventure défendit les Mendiants, accusés d'attaquer, dans leurs sermons,
les vices du clergé séculier, il déclara que cette accusation n'était pas
fondée et donna pour raison que de semblables attaques seraient superflues ;
que, de plus, si les Mendiants révélaient toute la turpitude des
ecclésiastiques, ceux-ci seraient tous chassés sans qu'on pût espérer voir
leurs places plus dignement remplies, car les évêques ne choisiraient pas des
hommes vertueux. D'ailleurs, attaquer ainsi le clergé serait ôter au peuple
toute foi en l'Église et rendre l'hérésie irrépressible. Dans un autre
traité, Bonaventure déclare que presque tous les prêtres sont légalement
incapables d'accomplir leurs fonctions, soit en raison de la simonie dont est
entachée leur ordination, soit parce qu'ils ont commis des crimes
entrai-riant la suspension ou la destitution. Il n'est pas rare, dit-il, de
voir des prêtres persuader à des femmes qu'il n'y a pas péché à entretenir
commerce charnel avec un ecclésiastique. En
1305, Frédéric de Sicile, dans une lettre confidentielle adressée à son frère
Jayme II d'Aragon, dit qu'il en est venu à se demander si l'Évangile est
révélation divine ou invention humaine, et il donne de ce doute trois
raisons. La première est le caractère du clergé séculier, particulièrement
des évêques, abbés et autres prélats, qui sont étrangers à toute vie
spirituelle, et qui, par l'étalage public de leur perversité, exercent une
influence pestilentielle. La seconde raison est le caractère du clergé
régulier, des Mendiants surtout, dont les mœurs et le genre de vie stupéfient
quiconque les observe ; ils sont si éloignés de Dieu qu'ils justifient ; par
comparaison, les séculiers et la société laïque ; leur dépravation est si
notoire que Frédéric redoute de voir, quelque jour, le peuple se soulever
contre eux, car ils apportent l'infection de leurs vices dans toutes les
demeures où ils sont reçus. La troisième raison, enfin, est la négligence du
Saint-Siège ; jadis, à ce qu'on dit, les papes 632 avaient coutume d'envoyer
des légats surveiller l'état de la religion dans les divers royaumes ; mais
aujourd'hui on ne fait rien de semblable, et les légats sont chargés de
missions purement temporelles. Nous voyons, continue-t-il, que le Saint-Siège
travaille sans relâche à massacrer les schismatiques ; mais nous ne le voyons
jamais se soucier de les convertir. — Il fallut l'éloquence d'Arnaud de
Villeneuve pour faire comprendre à Frédéric que tout cela était compatible
avec la vérité de la foi chrétienne. Le prince entreprit alors de réformer
son royaume en commençant par sa propre personne. Marsiglio
de Padoue est peut-être un témoin suspect lorsqu'il atteste, comme un fait
universellement reconnu, la corruption de la généralité des ecclésiastiques.
Ceux-ci dépouillaient les pauvres, se montraient insatiables dans leur
cupidité et dépensaient en débauches ce qu'ils tiraient de leurs ouailles. De
jeunes garçons, des hommes illettrés, des personnages ignorés étaient promus
aux bénéfices et les évêques menaient les âmes à la perdition par leur
exemple, plutôt qu'ils ne les sauvaient par leur enseignement. Mais le
contemporain de Marsiglio, Alvaro Pelayo, franciscain et pénitentier de Jean
XXII, est au-dessus de tout soupçon ; or, il montre l'Église de son temps
complètement envahie par l'esprit séculier. Il n'est pas un acte de
l'existence temporelle que prêtres et moines s'interdisent. Quant aux
prélats, Pelayo ne peut les comparer qu'aux Lamies de la fable, monstrueuses
furies à tête humaine et à corps de bête, qui mettent en pièce leurs enfants
et ruinent tout ce qu'elles trouvent à leur portée. Les prélats, dit-il, ne
fournissent à leurs ouailles aucun enseignement, mais les écorchent et les
déchirent. Le pain dû aux pauvres est prodigué à des bouffons et à des
chiens. La foi et la justice ont quitté ce monde ; il n'y a ni humanité ni
bonté ; les flammes dévorantes de la colère et de l'envie consument l'Église
et dépouillent les pauvres par la fraude et la simonie. L'Écriture et les
canons sont tenus pour des fables. Les maux s'accumulent par l'iniquité des
prêtres et des prélats, qui faussent publiquement la loi, rendent des
jugements iniques et font couler des flots de sang, car leurs fraudes et
leurs machinations causent nombre de morts. Ils expliquent et définissent la
loi à leur fantaisie. Les docteurs, les prélats et les prêtres versent le
sang des justes. Ils suivent les voies larges qui mènent à la perdition et ne
veulent pas entrer eux-mêmes, ni permettre aux hommes d'entrer vans le
sentier étroit qui conduit à la vie éternelle. La véracité de celte
description est confirmée par une lettre de Benoit XII à l'archevêque de
Narbonne, lettre dans laquelle le pape fait le tableau de la démoralisation
complète du clergé de cette province, récemment purgé de l'hérésie par les
infatigables labeurs de l'Inquisition. Le
louable essai de réforme tenté par Benoit fut infructueux : après la mort de
ce pape, le mal s'aggrava encore. Sous Clément VI, les vices de toutes sortes
fleurirent plus abondamment que jamais. En 1354, un Carme, prêchant devant le
pape et les cardinaux, leur reprocha leur turpitude en des termes qui
terrifièrent tous les assistants : il fut immédiatement congédié. Peu après
fut affichée aux portails des églises une lettre adressée au pape et aux
cardinaux. Cette lettre, signée Léviathan, Prince des Ténèbres, était
datée du centre de l'Enfer, Léviathan saluait son vicaire, le pape, et ses
serviteurs, les cardinaux, ainsi que ceux avec l'aide desquels il avait
triomphé de Dieu ; il faisait l'éloge de leurs vices et leur transmettait les
bons souhaits de leur mère, Vanité, et de leurs sœurs, Avarice, Luxure et
autres, qui se félicitaient d'être florissantes grâce aux soins du pape et
des cardinaux. Clément fut vivement ému et tomba dangereusement malade ; mais
on ne découvrit jamais l'auteur de la lettre. Quand Clément mourut, l'année
suivante, la majorité des cardinaux parut disposée â voter en faveur de Jean
Birel, prieur de la Grande-Chartreuse ; mais le cardinal de Périgord avertit
ses collègues que leur favori avait un trop grand zèle pour l'Église ; c'était
un homme plein de justice et d'équité, qui ne faisait pas acception des
personnes, si bien qu'il les renverrait promptement â leur ancienne condition
et qu'en quatre mois, leurs coursiers seraient convertis en bêtes de somme.
Effrayés de cette perspective, les cardinaux élurent aussitôt Innocent VI. L'authenticité
de ces récits est confirmée par le tableau que fait Pétrarque de la cour
papale d'Avignon ; sa rhétorique brillante ne réussit pas â traduire d'une
manière complète la vivacité de son indignation, et les détails qu'il donne
pour justifier sa colère ne sauraient être reproduits ici. Cette cour est la
Babylone d'Occident ; rien de ce qu'on rapporte de l'Assyrie ou de l'Égypte,
ou même de la Tartarie, ne peut l'égaler, car, au prix de cette honte, tous
les récits qu'on fait de ces contrées ne sont que des fables. En cette cour
on trouve Nemrod et Sémiramis, Minos et Rhadamanthe, Cerbère dévorant toutes
choses, Pasiphaé sous le taureau et son rejeton, le monstrueux Minotaure. On
y voit la confusion, les ténèbres et l'horreur. Ce n'est pas une ville, c'est
une autre de spectres et de démons, la sentine de tous les vices, l'enfer des
vivants. On y méprise Dieu, on y adore l'argent, on y foule aux pieds les
lois, on y tourne en dérision les bons, si bien qu'il n'en reste plus un seul
pour servir de cible aux risées. Il faut un nouveau Déluge ; mais nul Noé,
nul Deucalion n'y survivra. Avignon est la femme vêtue de pourpre et
d'écarlate qui tient la coupe d'or pleine de ses abominations et de
l'impureté ide ses fornications. Pétrarque revient plusieurs fois à la
charge, avec une fureur toujours aussi violente ; il fait, en passant,
allusion à un des cardinaux comme à un homme d'âme assez noble, qui aurait pu
être un juste, s'il n'avait appartenu au Sacré Collège. L'esprit frondeur de
Boccace se donne également libre cours. Du plus grand au plus humble, tous
les membres de la cour papale s'abandonnent aux vices les plus ignobles.
Cette vue convertit un Juif, qui remarque que le christianisme doit émaner de
Dieu, pour pouvoir se propager et fleurir en dépit de la perversité de son
chef. Rulman Merswin passe en revue l'Église entière, depuis le plus haut
placé jusqu'au plus infime, papes, cardinaux, évêques, ordres religieux et
clergé séculier, et il constate chez tous et partout l'oubli du devoir,
l'égoïsme, la cupidité, la satisfaction des plaisirs sensuels[6]. Grégoire
XI fut, au XIVe siècle, le plus féroce persécuteur de l'hérésie et déploya
une incessante activité contre les Frères du Libre-Esprit, les Vaudois
et les Fraticelli. Si son homonyme et modèle Grégoire IX avait fondé
l'Inquisition, il pouvait, lui, se vanter d'avoir restauré l'institution et
de l'avoir introduite en Allemagne. Pourtant, malgré le zèle avec lequel il
s'employa â imposer l'unité de foi, sainte Brigitte fut chargée de lui
porter, de la part du Seigneur, le message suivant : « Écoute,
ô Grégoire XI, les paroles que je t'adresse, et prête à ces paroles une
attention diligente ! Pourquoi me hais-tu si vivement ? Pourquoi ton audace
et ta présomption sont-elles si grandes contre moi, que ta cour mondaine
ruine ma céleste cour ? Par ton orgueil tu me dépouilles de mes ouailles ; tu
extorques et tu saisis et tu donnes à tes amis mondains la richesse de
l'Église, qui m'appartient, et les biens des fidèles de l'Église. Tu prends
injustement le pécule du pauvre et tu le prodigues sans honte à tes amis
mondains. Que t'ai-je fait, ô Grégoire ? J'ai patiemment souffert que tu t'élevasses
à la suprême prêtrise et je t'ai annoncé ma volonté par des lettres que je
t'ai divinement envoyées, le conseillant de veiller au salut de ton âme et te
reprochant ton insouciance. Comment, aujourd'hui, reconnais-tu toutes mes
faveurs ? Pourquoi laisses-tu se déchaîner à ta cour le plus vil orgueil,
l'insatiable avidité, la débauche qui m'est odieuse et la simonie qui consume
tout ? De plus, tu saisis et tu éloignes de moi une multitude innombrable d'âmes,
car tu plonges dans le feu de l'Enfer presque tous ceux qui viennent à ta
cour... Donc, ceins tes reins et ne crains rien. Lève-toi et cherche
courageusement à réformer l'Église, que j'ai payée de mon propre sang, et
elle reviendra à son ancien état, bien qu'aujourd'hui un lupanar soit plus
respecté qu'elle. Si tu n'obéis pas à mon ordre, sache, en vérité, que tu
seras condamné et que chaque démon de l'Enfer aura un morceau de ton âme
immortelle. Dans
une autre vision, Sainte-Brigitte reçut l'ordre de montrer au pape le
déplorable état de tous les ordres du clergé. Les prêtres étaient les
pourvoyeurs du Diable plutôt que les clercs de Dieu. Les monastères étaient
presque abandonnés ; on n'y célébrait la messe que d'une façon intermittente,
tandis que les moines résidaient dans leurs maisons et ne rougissaient pas de
reconnaître leurs enfants ; d'autres erraient par le pays, en portant souvent
une armure sous leur froc. Les portes des couvents de femmes étaient ouvertes
nuit et jour, et ces demeures étaient des lupanars plutôt que de saintes
retraites. Telle fut la matière des révélations réitérées de Sainte-Brigitte.
Wickliff et Huss ne purent rien dire contre la dépravation du clergé qui-
dépassât en sévérité l'amertume de ces déclarations[7]. Sainte
Catherine de Sienne fut aussi audacieuse dans la franchise de son
inspiration. Dans les lettres qu'elle adresse à Grégoire XI, à Urbain VI et
aux dignitaires qui écoutaient avec respect sa parole, écho de la voix de
Dieu, elle revient sans cesse sur la corruption de tous les degrés de la
hiérarchie et la nécessité immédiate d'une réforme. A Grégoire, elle annonce
que Dieu le châtiera sévèrement s'il ne purge pas l'Église de ses impuretés ;
Dieu exige que le pape renonce à la tiédeur et â la crainte, qu'il devienne
un autre homme afin d'extirper l'iniquité débordante. A Urbain, elle déclare
qu'il ne peut mettre un terme au mal accompli en tous lieux de la Chrétienté,
surtout par le clergé, mais il peut, du moins, entreprendre la tâche qui est
à sa portée. Elle montre les prélats uniquement dominés par le plaisir et
l'ambition ; ce sont des démons infernaux emportant les âmes de leurs sujets
; ce sont des loups, des vendeurs qui trafiquent de la grâce divine. Quant
aux prêtres, ils sont exactement le contraire de ce qu'ils devraient être, et
font tort â quiconque les approche ; tous mènent une vie corrompue et
méritent d'être appelés non des hommes, mais plutôt des bêtes, se vautrant
dans l'ordure et s'abandonnant à toute la perversité de leurs appétits
bestiaux ; ce ne sont pas les pasteurs des âmes, mais les loups Etui dévorent
les âmes et les livrent au Loup d'Enfer. Tous ces avertissements
s'adressaient à des sourds ; pendant le grand Schisme, l'Église s'enfonça
plus avant encore, si cela était possible, dans les abimes de la corruption. En
1386, Telesforo, l'ermite de Cosenza, ne sut expliquer le Schisme que par la
richesse et la mondanité du clergé : Dieu ne pouvait réformer les
ecclésiastiques qu'en les privant de leurs temporalités et en les forçant
ainsi à vivre conformément à l'Évangile. Henry de Hesse, bien qu'il contestât
les dons prophétiques de Telesforo, n'hésita pas à attribuer également le
Schisme à la simonie, à l'avidité, à l'orgueil, au luxe et 4 la vanité de
l'Église ; et il donne comme seule explication que Dieu permet parfois, dans
sa colère, que ses serviteurs agissent suivant la poussée de leurs mauvais
désirs. Même si le Schisme prenait fin, Henry pense que l'Église ne ferait
que tomber plus bas encore jusqu'à la venue de l'Antéchrist. Cette venue lui
parait proche, car tous les signes prophétiques se trouvent réunis dans
l'extrême iniquité du monde. L'insatiable avidité et l'ambition du clergé et
des laïques pousseront ces gens à seconder le premier homme qui leur
promettra des avantages temporels, et ils s'uniront pour aider l'Antéchrist
dans la conquête du monde. Si détestables que fussent, dit-il, les attaques
de l'hérésie, la paix dont l'Église jouit actuellement, après avoir vaincu
les hérétiques, est plus détestable encore, car les esprits malins
réussissent à exclure les vertus et à y substituer des vices, — constatation
intéressante, sous la plume d'un ecclésiastique enthousiaste, des résultats
obtenus par les labeurs de l'Inquisition[8]. Ces
attristantes constatations sont encore confirmées par la supplique du concile
de Pise à Alexandre V en 1409, et par les réformateurs qui se rassemblèrent
au concile de Constance, avec l'espoir que ce concile remplirait sa mission
et purifierait tout l'organisme de l'Église ; c'étaient Jean Gerson, le
cardinal d'Ailly, le cardinal Zabarella, Bernhardus Baptizatus, Theodoric
Vrie. J'ai déjà cité Nicolas de Clemangis ; il suffit de dire que les autres
réformateurs furent aussi nets et aussi explicites ; les projets de réformes
destinés à être soumis au concile parlent avec éloquence des maux qu'il était
urgent de faire disparaitre. Tout d'abord, Sigismond et les Allemands, ainsi
que les nations française et anglaise, se trouvèrent d'accord pour demander que
la réforme précédât l'élection d'un pape en remplacement de Jean XXIII déposé
; mais, en s'alliant étroitement à Henri V, l'empereur s'aliéna les Français.
Les adversaires du projet profitèrent habilement de ce fait et se
concilièrent les dissidents ; les espérances de réformes parurent ruinées au
point que Sigismond songea sérieusement à arrêter et à éloigner de Constance
tous les cardinaux, principaux adversaires de la mesure tant souhaitée. A
cette nouvelle, les cardinaux, loin de céder, se coiffèrent de leurs chapeaux
rouges et les portèrent dans les rues comme gage de leur résignation à subir
le martyre ; puis ils rédigèrent un manifeste stigmatisant les Anglais et les
Allemands comme Wickliffites et Hussites. Les Allemands répondirent par une
vigoureuse protestation et dépeignirent officiellement l'état de l'Église en
termes aussi vifs que ceux dont s'était servi Nicolas de Clemangis. Ils
tenaient le Saint-Siège pour seul responsable de cet état de choses, car ils
faisaient remonter ces abus à l'époque, vieille d'un siècle et demi, où les
prétentions croissantes de la Curie avaient permis à la papauté d'infecter de
ses vices la chrétienté tout entière ; ils faisaient allusion, avec une
horreur particulière, à l'usage de la pénitencerie papale, pratique plus
exécrable que la simonie ordinaire, qui taxait les crimes selon leur noirceur
et faisait du péché un trafic infâme. L'Église, disaient-ils en concluant, a
perdu tout droit au respect de la société laïque, qui la considère avec
mépris plutôt comme l'église de l'Antéchrist que comme celle du Christ. —
Cependant l'attitude énergique des Allemands fut affaiblie par la mort de
leur plus vigoureux allié, Robert Hallam, évêque de Salisbury ; deux des
prélats en qui Sigismond avait la plus grande confiance se laissèrent
acheter. L'archevêque de Riga, qui était las de ses constantes querelles avec
les chevaliers teutoniques, reçut promesse du riche évêché de Liège, et
l'évêque de Coire se vit offrir l'archevêché de Riga. L'opposition fut ruinée
; Martin V fut élu. Les Français ne tardèrent pas à discerner leur erreur et
firent appel à Sigismond, qui les renvoya sèchement au pape choisi par eux et
désormais maitre absolu d'accorder ou de refuser les réformes. Le concile
leva précipitamment ses séances, après avoir voté quelques canons de peu de
valeur et décidé la convocation d'une série de conciles généraux à de courts
intervalles. Nous
avons vu avec quelle habileté on éluda les réformes au concile de Sienne en 1424.
A Bâle, les choses n'allèrent pas mieux. En 1435, André, évêque de Minorque,
adressa au cardinal légat Cesarini une exhortation dans laquelle il disait : « Les
crimes, les péchés et les scandales ont grandi à tel point, surtout parmi les
ecclésiastiques, que, suivant la parole du Prophète, déjà la malédiction du
mensonge et du vol, de l'adultère et de la simonie, du meurtre et de mille
autres crimes, a inondé la terre... La cupidité et la soif de puissance, la
vie infâme et abominable des ecclésiastiques, sont les causes de tous les
malheurs de la Chrétienté. L'infidèle et l'hérétique disent que, si la foi
chrétienne et la loi de l'Évangile étaient vraies et saintes, les prélats et
les prêtres ne vivraient pas comme ils vivent, les chefs spirituels ne l’invoqueraient
pas, dans la Chrétienté, une telle confusion et une telle honte, sans être
punis immédiatement par N.-S. Jésus-Christ, fondateur de l'Évangile et de
l'Église. » L'évêque
André pressait le concile de condamner, par une irréfragable décision, la
doctrine impie de certains canonistes qui estimaient que le pape ne peut
commettre de simonie. Deux ans après, en 1437, le dominicain Jean Nider
déclarait que la réforme générale de l'Église était sans espoir, en raison de
la perversité des prélats et de la mauvaise volonté du clergé. Des réformes
partielles étaient praticables, mais excessivement difficiles. Le concile,
disait Nider, avait été incapable, en six ans d'existence, de réformer un
seul couvent de femmes, bien qu'il eût à sa disposition, à cet effet, toutes
les forces du pouvoir séculier. A vrai
dire, le concile tenta quelques réformes ; mais Eugène IV et ses successeurs
refusèrent d'en observer les canons. Même en Allemagne et en France, les
vieux abus furent restaurés, avec toutes leurs déplorables conséquences. Les
écrivains de cette période décrivent avec autant d'ampleur que leurs
prédécesseurs la turpitude débordante et universelle de l'Église durant le
reste du siècle. Un ou deux exemples montreront qu'ils n'exagéraient pas. En
1459, mourut à Arras, à l'âge de quatre-vingts ans, Nicaise le Vasseur,
chanoine et chef du chapitre de la ville. Non seulement ce personnage avait
des filles, mais il avait entretenu des relations incestueuses avec elles et
même avec une fille — et petite-fille à la fois — qu'il avait eue d'une
d'elles. Or, le sens moral de l'Église et du peuple était émoussé à tel point
que, nous dit-on, ce monstre officiait « très honorablement », au
cours des services de toutes les fêtes ; le seul commentaire du chroniqueur
consiste à dire qu'il remplissait fort dignement ses fonctions. En 1474,
quand la nouvelle de la mort de Sixte IV fut accueillie à Rome avec des
chants de joie, le peuple ne rappela pas tant la vente des bénéfices au plus
offrant et les autres expédients employés pour extorquer de l'argent, que la
manière dont le pape récompensait les jeunes garçons qui se prêtaient à ses
vices contre nature, en les gratifiant de riches évêchés et archevêchés. Sous
des hommes tels qu'Innocent VIII et Alexandre VI, on ne pouvait s'attendre
qu'à voir la dégradation augmenter encore. Jules II fut un condottière
plutôt qu'un prêtre ; mais quand des nécessités politiques contraignirent ce
pontife à convoquer le concile de Latran, des hommes de cœur, comme Jacob
Wimpfeling, osèrent espérer qu'il allait mettre un terme au fléau mortel qui
envahissait toutes les églises. Lorsque Jules fut mort et que Léon X présida
aux travaux des Pères assemblés, Jean-François Pic de la Mirandole adressa au
nouveau pape une épître décrivant les maux auxquels il convenait de remédier
par des réformes. C'était la réédition des plaintes d'autrefois. On
négligeait le culte de Dieu ; les églises étaient au pouvoir d'entremetteurs
et de mignons ; les couvents de religieuses étaient des autres de
prostitution ; la justice était guidée par la haine ou la faveur ; la piété
perdue avait fait place à la superstition ; la prêtrise était achetée et
vendue ; les revenus de l'Église servaient uniquement à payer les plus viles
débauches et l'exemple des pasteurs éloignait le peuple de la religion.
L'auteur d'un opuscule anonyme imprimé vers 1500 prend la peine de prouver
par de laborieuses citations que la fornication est interdite au clergé, et
il attribue le mépris qu'inspire universellement l'Église au spectacle
honteux qu'offrent publiquement les mœurs de ses membres. Pour se faire une juste
idée de l'effet que produisait sur l'esprit populaire cette dégradation de
l'Église, il ne faut pas perdre de vue que le clergé réclamait et exerçait un
pouvoir surnaturel qui faisait du prêtre l'arbitre de la destinée de chacun :
en effet, le salut dépendait moins du mérite personnel que du ministère 640
des hommes qui disposaient des sacrements. Cette influence endormait les
facultés morales, comme le montre la confession d'Anna Miolerin, une des
sorcières brûlées dans le Tyrol en 1506. Le développement de la sorcellerie y
est attribué aux prêtres sensuels et ivrognes qui sont incapables de
confesser leurs pénitents ou de baptiser les enfants de façon convenable, de
sorte qu'il est facile de livrer à Satan des êtres insuffisamment protégés
par le sacrement. Les prêtres, ajoute la sorcière, devraient baptiser les
enfants avec respect et répéter exactement toutes les formules du rituel. Quant
au monachisme, l'abbé de Trittenheim traie une vigoureuse esquisse de la
démoralisation des couvents. Le grand Ordre des Bénédictins, premier modèle
de tous les autres, avait été fondé d'après une conception sage et utile,
comportant le travail productif des champs et les observances religieuses
dans les demeures conventuelles ; mais l'abbé déclare que les moines, hors de
chez eux, sont fainéants et pleins de vanité ; que, dans leurs maisons, ils
se livrent aux plaisirs de la chair et n'ont d'honorable que l'habit monacal
: encore négligent-ils, le plus souvent, de s'en revêtir. Nul ne songeait à
rétablir la discipline oubliée. Les monastères étaient devenus des étables
d'ecclésiastiques, ou des forteresses d'hommes de guerre, ou des marchés de
trafiquants, ou des lupanars de prostituées, où le plus grand des crimes
était de vivre sans péché. Les abbés n'avaient qu'une seule pensée,
satisfaire leurs appétits et leur vanité, leur concupiscence, leur ambition
et leur avidité, tandis que les Frères, moines de nom seulement, étaient des
réceptacles de passions et de péchés. Angelus
Rumpherus, élu abbé de Formbach en 1501, en racontant la vie de son
prédécesseur immédiat, Léonhard, qui avait dirigé l'abbaye depuis 4474, nous
permet de jeter, sur la vie intérieure de ces établissements, un coup d'œil
qui confirme la véracité des tableaux précédents. Léonhard avait un goût particulier
pour l'emploi de la torture et disposait d'une infinie variété de supplices
ingénieux. Un moine nominé Engelschalk, homme d'un bon naturel et de bonnes
mœurs, incapable de supporter la tyrannie de son abbé, s'enfuit, mais tomba
malade et fut ramené au couvent. On le jeta dans le donjon de l'abbaye, pièce
sans lumière et sans air, où ne s'ouvrait qu'un étroit judas permettant de
passer des aliments au prisonnier. Il y mourut sans qu'on lui accordât même
le viatique ; il avait demandé un conteneur dont on lui refusa le secours.
Comme il rendait l'âme, l'abbé et quelques moines entrèrent dans sa cellule ;
aussitôt le sang coula abondamment du nez du mourant, pour attester que ces
hommes l'avaient assassiné. L'abbé Léonhard ne faisait assurément qu'exercer
son pouvoir légal, car, en 1459, Pie II autorisa tous les prieurs des Carmes
à. employer la torture pour punir les graves infractions commises par les
Frères, avec cette restriction que la torture fût administrée en présence de
deux des plus anciens moines et que la rigueur du supplice n'allât pas
jusqu'à causer la mort ou des infirmités. Par toute l'Italie, la situation
des Ordres réguliers était également déplorable ; à Rome, Burchard dépeint
les divers couvents comme de véritables lupanars[9]. La
société laïque, guidée par une telle Église, était dans un état
d'indescriptible dépravation. L'Inquisition avait, par ses méthodes, imposé
l'uniformité de foi ; tant que l'homme restait fidèle à l'orthodoxie, crimes
et péchés n'avaient, à vrai dire, d'autre importance que de constituer une
source de revenus pour les vendeurs d'absolutions. Comme le dit Théodoric
Vile, on viderait l'Enfer et le Purgatoire si l'on pouvait trouver pour cela
assez d'argent. La fausse doctrine ainsi accréditée se reflète dans une
révélation de la Vierge à sainte Brigitte : tout pape exempt d'hérésie, si
souillé qu'il soit de péché et de vice, n'est pas criminel au point de perdre
son pouvoir absolu de lier et de délier les âmes. Nombre de papes pervers
sont plongés dans l'Enfer ; mais tous les actes légaux, accomplis par eux sur
la terre, sont tenus pour valables et confirmés par Dieu ; tous les prêtres
qui ne sont pas hérétiques administrent des sacrements efficaces, quelle que
soit, par ailleurs, leur dépravation. L'orthodoxie de croyance était donc la
seule obligation essentielle ; l'honnêteté était un détail tout à tait
secondaire. Cette conception séparait entièrement la religion de la morale,
comme l'atteste la remarque de Pie Il que les Franciscains étaient
d'excellents théologiens, mais ne se souciaient nullement de vertu. C'était
là, en vérité, le résultat direct du système de persécution incarné par
l'Inquisition. On exterminait impitoyablement, au nom du Christ, des
hérétiques que l'on reconnaissait pour des modèles de vertu, tandis que,
toujours au nom du Christ, les orthodoxes pouvaient acheter l'absolution des
crimes les plus infâmes moyennant quelques pièces de monnaie. Alors que la
seule offense impardonnable était l'attachement opiniâtre à quelque
insignifiante erreur de doctrine, comme la pauvreté du Christ, et que les
hommes voyaient leurs guides spirituels donner l'exemple du vice, de la
débauche, du mépris des choses sacrées, toutes les sanctions morales étaient
ruinées, le bien et le mal désespérément confondus. Le
monde n'a peut-être jamais vu société plus corrompue que le fut l'Europe du XIVe
et du XVe siècle. Les étincelantes pages de Froissart nous charment par la
peinture des élégances factices de la chevalerie ; les rêveries mystiques de
Rysbrœck et de Tauler attestent que de rares âmes vivaient encore de la vie
spirituelle ; mais la masse de la population était enfoncée dans la
sensualité, dans le plus brutal oubli de toute loi morale. Alvaro Pelayo
charge le clergé de la responsabilité de cette corruption et déclare que la
société laïque est sainte, comparée aux ecclésiastiques. Puis il entreprend
de décrire, pour l'édification des confesseurs, cette sainteté relative, et
il rougit de faire un semblable tableau, où il peint de traits effroyables
l'universelle immoralité que rien ne peut purifier, hors le feu et le soufre
du ciel. Les chroniqueurs interrompent rarement leur récit pour décrire
l'état moral de leur temps ; mais Meyer, dans ses Annales des Flandres,
datées de 1379, déclare qu'il est impossible de faire concevoir quelle place
tenaient, en tous lieux, les parjures, les blasphèmes, les adultères, les
haines, les querelles, les rixes, les meurtres, les rapines, les brigandages,
les vols, le jeu, le libertinage, la débauche, la cupidité, l'oppression des
pauvres, le rapt, l'ivresse et les autres vices ; il cite, â l'appui de ses
déclarations, le fait que, sur le territoire de Gand, en l'espace de dix moi
; on n'a pas relevé moins de quatorze cents meurtres commis dans les
lupanars, les maisons de jeu, les tavernes et autres lieux du même genre. En
1396, lorsque Jean-sans-Peur mena ses croisés au désastre de Nicopolis, les
crimes et les cyniques débauches des chevaliers scandalisèrent les Turcs
eux-mêmes et méritèrent les sévères reproches de Bajazet, qui, dit le moine
de Saint-Denis, était bien plus vertueux que les chrétiens, ses ennemis. Le même
chroniqueur, tirant un enseignement moral de la défaite d'Azincourt, attribue
ce désastre â la corruption générale de la nation. Les relations sexuelles
étaient, dit-il, une alternance de plaisirs désordonnés et d'incestes ; le
commerce n'était que fraude et tricherie ; la cupidité arrachait à l'Église
ses dîmes et la conversation ordinaire était une succession de blasphèmes.
L'Église, fondée par Dieu pour être le modèle et la protection des peuples,
mentait à tous ses devoirs. Les évêques, poussés par les mobiles les plus
vils et les plus criminels, faisaient habituellement acception des
personnalités en jeu ; ils dépouillaient leurs ouailles et se paraient de
leurs dépouilles ; il n'y avait en eux rien de saint, de juste, de sensé, ni
même de décent. Luc Wadding est un témoin d'une bonne foi indiscutable ; son
étude consciencieuse des sources originales donne à ses opinions une valeur
spéciale et l'on peut accorder plein crédit à la description qu'il nous fait
de l'Italie au début du xv• siècle : « A cette époque, l'Italie était plongée
dans le vice et la perversité. L'Église n'avait aucune dévotion, la société
laïque aucune foi, aucune piété, aucune pudeur, aucune discipline morale.
Chacun maudissait son prochain ; les factions des Guelfes et des Gibelins
ensanglantaient les rues des villes, dans leurs luttes fratricides ; les
routes étaient barrées par des bandits, les mers infestées de pirates. Les
parents massacraient joyeusement leurs enfants, si ces derniers se trouvaient
appartenir à la faction adverse. Le monde était plein de sorcellerie et
d'incantations ; les églises étaient désertes, les maisons de jeu
regorgeaient de monde... » — Ce témoignage est trop conforme aux affirmations
des contemporains pour qu'on puisse le récuser comme l'expression d'un
puritanisme déçu. Æneas
Sylvius n'était pas un puritain, et sa vie aventureuse lui avait permis de
connaitre, plus parfaitement peut-être qu'aucun homme de son temps, la
situation de la Chrétienté entière. Or, en 1453, il écrit ceci : « Voici
pourquoi je redoute les Turcs. Que j'envisage les actes des princes ou ceux
des prélats, je constate que tous sont dégradés, que tous sont indignes. Il
n'en est ' pas un qui se conduise bien, pas un qui ait quelque piété ou
quelque sincérité. Nul, sur la terre, ne reconnaît Dieu I Vous êtes chrétiens
de nom, mais vous agissez en païens. La haine et le mensonge, le meurtre, le
vol et l'adultère sont répandus parmi vous, et vous ne vous lassez pas de
verser le sang. Faut-il s'étonner que Dieu, indigné de vos crimes, vous fasse
porter le joug de Mahomet, du chef des Turcs, autre Nabuchodonosor, alors que
vous êtes gonflés d'orgueil, de cupidité rapace, de rage cruelle, d'envie
livide, de luxure incestueuse ou d'impitoyable cruauté ? Vous n'avez aucune
honte, car vous péchez si ouvertement et si impudemment que vous semblez vous
complaire dans le péché. » Quant à
la responsabilité de l'Église, on en peut juger par la terrible situation de
Rome sous Innocent VIII, dépeinte par Infessura dans son journal. On
commettait impunément tous les méfaits tant que le criminel avait assez
d'argent pour payer des compensations à la chancellerie pontificale ; et quand
on adressa à ce sujet des reproches au vice-chancelier, le cardinal Borgia,
celui-ci répondit pieusement que Dieu ne voulait pas la mort du pécheur et
permettait que le coupable, après avoir payé, fût laissé en vie. Un
recensement des filles publiques révéla que ces femmes étaient au nombre de
six mille huit cents, et quand le vicaire de la cité lança un décret
ordonnant aux prêtres de congédier leurs concubines, Innocent manda le
vicaire et l'invita à retirer son édit, attendu, dit-il, que tous les prêtres
et membres de la Curie entretenaient des concubines et qu'il n'y avait là nul
péché. On comprend aisément le dicton cité dans Dil Ulenspiegel : «
L'homme pieux va à Rome et en revient corrompu ». En effet, Rome était une
sentine, une source de corruption pour toute la Chrétienté. Tels
étaient les résultats de la théocratie qu'Hildebrand avait fondée en croyant
sincèrement instituer ainsi le règne du Christ sur la terre. Une puissance
telle que celle que revendiquait et exerçait l'Église ne pouvait être confiée
qu'à la sagesse divine. La nature humaine était trop imparfaite pour ne pas
faire de cette puissance un instrument propre à la satisfaction des passions
et de l'ambition mondaine, ce qui eut inévitablement pour effet de plonger la
société dans une corruption de plus en plus profonde, à mesure que la
persécution établissait l'unité de la foi. Sous le règne de l'Inquisition,
comme je l'ai dit, la foi devint le seul objet d'importance suprême, la
morale fut réduite à un rôle tout à fait secondaire, et ainsi se forma
naturellement une conception artificielle et arbitraire de la vie et de ses
devoirs. Si, pour gagner la faveur de Satan, un homme foulait aux pieds
l'Eucharistie en croyant que l'hostie est le corps du Christ, il n'était pas
passible des peines édictées contre l'hérésie ; mais s'il avait commis cet
acte sans croire à la présence réelle, il était hérétique. S'il prêtait à
usure en sachant qu'il agissait mal, il était relativement épargné ; mais
s'il avait cru agir correctement, il était condamné. Ce
n'était pas l'acte, mais l'état mental qui' déterminait la gravité de
l'offense ; le méfait consciemment perpétré était traité avec plus de
mansuétude que la bonne foi ignorante. Ainsi la loi divine sur laquelle
l'Église prétendait être fondée avait été supplantée par la justice humaine
rendue par ceux à qui profitaient les abus. Comme le dit le cardinal d'Ailly,
les docteurs en droit civil tenaient la jurisprudence impériale pour
supérieure aux commandements de Dieu, tandis que les professeurs de droit canon
enseignaient que les décrétales avaient plus de poids que l'Écriture. Une
telle théocratie, se considérant, dans la pratique, au-dessus de son Dieu, ne
pouvait aboutir à un autre résultat, une fois qu'elle eut triomphé de toutes
les dissidences. D'autre
part, lorsqu'on envisage la simple ferveur avec laquelle tant d'humbles
hérétiques subirent les supplices les plus raffinés et la plus cruelle des
morts, pour s'efforcer de comprendre et d'exécuter la volonté de Dieu dans la
conduite de leur vie, on reconnait qu'il existait, jusque dans les rangs les
plus obscurs de la société, des éléments pour le développement du
christianisme et pour le progrès du genre humain. On comprend dès lors quels
pas rapides attrait faits la condition de l'humanité s'il avait été permis
que ce levain, au lieu de périr dans les flammes, pénétrât dans le corps de
la Chrétienté. Sans organisation et sans ressources pour la résistance, les
hérétiques ne pouvaient tenir tête aux forces écrasantes alignées contre eux_
Les détenteurs du pouvoir, des places et de la fortune voyaient une menace à
leur adresse dans l'interprétation pratique et sérieuse des doctrines du
Christ. La vaine confiance dans les théories de la théologie scolastique, la
foi implicite dans le salut exclusif dont seule l'Église disposait, le devoir
reconnu d'exterminer les brebis galeuses et de défendre la vigne du Seigneur
contre les ravages des renards de l'hérésie, tout s'unissait pour constituer
le rempart de l'ordre établi, rempart contre lequel venait se briser l'héroïque
endurance des sectaires. L'histoire
de l'humanité comporte peu de pages plus émouvantes, peu d'exemples plus
magnifiques, peu de preuves plus édifiantes de l'élévation à laquelle l'âme
peut atteindre en dépit de la faiblesse de la chair, que les récits fournis à
l'historien par les archives fragmentaires de l'Inquisition et les rares
allusions des chroniqueurs à ces hérétiques abhorrés, si obstinément traqués
et si impitoyablement exterminés. Ces hommes et ces femmes ignorants, qui
pratiquaient de durs métiers ; ces paysans, ces ouvriers qui avaient
confusément conscience que l'ordre social était mauvais, que les
commandements de Dieu étaient violés, que l'humanité était capable d'un plus
haut degré de perfection, si seulement elle pouvait découvrir et suivre la
Volonté Divine ; ces hommes dont chacun s'efforçait, dans son humble sphère,
de résoudre les insondables et terrifiants problèmes de l'existence,
d'assurer, au milieu des épreuves, son propre salut et de seconder ses compagnons
dans cette pénible tâche, tous ces martyrs oubliés qui payèrent de leur vie
leur soif de vérité, tiraient d'eux-mêmes, d'eux seuls la force qui leur
permettait d'affronter et d'endurer le martyre. Aucune récompense ambitieuse
ne s'offrait à eux pour leur faire abandonner les sentiers battus et sûrs ;
nulle foule sympathique n'entourait les bûchers et ne réconfortait les
victimes dans cette terrible épreuve ; jusqu'à la fin, au contraire, leur lot
était le mépris, la haine et le dégoût de tous. A l'exception des relaps, ils
pouvaient toujours sauver leur vie par la rétractation et rentrer dans le
giron de l'Église, aux yeux de laquelle un hérétique converti valait mieux,
même en ce qui touchait ses intérêts temporels, qu'un hérétique brûlé.
Pourtant, la résolution inébranlable, où les orthodoxes voyaient un satanique
endurcissement de l'âme, était trop habituelle chez eux pour exciter la
surprise[10]. Ces
précieux éléments, qui auraient pu grandir l'humanité, furent arrachés comme
des ronces parasites et jetés dans la fournaise. Il fut permis à la société,
pourvu qu'elle demeurât orthodoxe et docile, de se vautrer dans tous les
crimes que pouvait lui suggérer sa dépravation. Le but suprême de
l'uniformité de la foi étant pratiquement atteint, on négligea, comme un
détail sans importante, le soin de veiller à la santé morale du genre humain.
Mais la contradiction existant entre l'idéal du christianisme et la réalité
était trop scandaleuse pour qu'un tel état de choses pût durer. Dans
l'Église, comme hors de l'Église, un levain indestructible était en travail.
Tandis que sainte Brigitte fulminait ses révélations aux oreilles rebelles de
Grégoire XI, Guillaume Langland, le 647 moine de Malvern, aiguisait ses
sévères reproches aux moines et aux prélats en rappelant au peuple que
l'amour du prochain et la vérité étaient les points essentiels du
christianisme. Mais
tous ces avertissements furent méprisés, et, à l'heure de son indiscutable
triomphe, le système sacerdotal, qui semblait être à l'épreuve de toute
attaque et n'avoir plus d'adversaires, se trouva à la veille de sa ruine.
L'Inquisition avait trop bien réussi. La victoire de l'Église avait été si
complète qu'on laissa tout l'ancien mécanisme se rouiller, faute de pouvoir
en faire usage. L'Inquisition même avait cessé d'inspirer la terreur qu'elle
répandait naguère. Pendant un siècle, elle n'eut guère de besogne, si ce
n'est, à l'occasion, quelque expédition contre les paysans des vallées
alpines, ou quelque extorsion aux dépens des Juifs de Palerme, ou la
répression des prétendus crimes de sorcellerie. Elle n'avait plus l'aiguillon
de la tâche à accomplir, ni l'occasion de frapper l'esprit public par la
sûreté et la férocité de ses vengeances. En même
temps, le Grand Schisme avait porté un coup sérieux à la vénération dont ecclésiastiques
et laïques entouraient le Saint-Siège, et ce changement apparut dans les
grands conciles de Constance et de Bâle. Il est vrai qu'une adroite
diplomatie réussit à détourner les dangers immédiats que présentèrent ces «
parlements de la Chrétienté ». L'Église demeura théoriquement une autocratie,
au lieu de se transformer en monarchie constitutionnelle ; néanmoins, on
n'avait plus, comme autrefois, une foi indiscutable en le vicaire de Dieu,
et, d'autre part, les aspirations de la Chrétienté devenaient d'autant plus
vives qu'elles étaient plus fortement comprimées. L'invention de l'imprimerie
vint stimuler la dissémination du savoir ; un public de lecteurs se forma peu
à peu ; on put avoir accès auprès des hommes et les instruire par d'autres
méthodes que le sermon et la conférence, naguère le monopole de l'Église. La
culture ne fut plus l'apanage des seuls ecclésiastiques. La Renaissance des
lettres répandit dans une classe chaque jour plus nombreuse la soif du
savoir, l'esprit de critique et de recherche, qui insensiblement minèrent les
droits traditionnels de l'Église à la vénération et à l'obéissance de
l'humanité. Partout,
sauf en Espagne, où les antagonismes ethniques compliquaient le problème,
tout conspirait à désarmer l'Inquisition et à la rendre presque impuissante à
l'heure où elle eût été le plus nécessaire. On avait si victorieusement
imposé l'uniformité orthodoxe que les papes du Ive siècle, perdus dans des
soins temporels que l’Inquisition n'était pas capable de seconder, ne prirent
guère la peine de conserver l'organisation du Saint-Office. A moins que•
quelque affaire de sorcellerie ne réclamât des victimes, le peuple et les
clergés locaux n'avaient nul besoin de vengeurs de la foi. Les querelles
scolastiques étaient réglées, le plus souvent, par les Universités, qui
s'arrogeaient en grande partie la juridiction du Saint-Office, et les
Ordinaires épiscopaux paraissaient avoir' presque oublié les fonctions qui
leur incombaient ab antiquo. Bien
que l'orthodoxie eût été si parfaite, en Allemagne, que l'Inquisition y avait
toujours été faible et mal organisée, ce pays devint néanmoins le centre
fatal de la révolte. En Angleterre et en France, une puissante monarchie,
soutenue par un peuple uni, avait imposé certaines limites aux empiètements
et â la présomption des papes. En Italie, le pape était considéré plutôt
comme un prince temporel que comme le chef de l'Église, et les Gibelins
n'avaient jamais hésité â combattre ses desseins d'agrandissement politique.
Mais, en Allemagne, la méthode pontificale de désunion et de guerre civile
n'avait que trop bien réussi, et, depuis la mort prématurée de Louis de
Bavière, il n'y avait plus eu de pouvoir central assez fort pour défendre le
peuple et les églises locales contre la rapacité et l'ambition des
représentants de saint Pierre. Luther parut au Moment où l'esprit public
était avide de réformes et insubordonné, où il n'y avait pas de mécanisme
organisé, prêt à réprimer promptement la tentative du réformateur. Comme je
l'ai déjà fait observer, la discussion scolastique qu'il engagea au sujet du
pouvoir des clefs parut tout d'abord trop insignifiante pour mériter qu'on y
prêtât attention ; quand le débat s'élargit, on ne disposait pas de moyens
permettant l'étouffement rapide ; avant que l'Église eût mobilisé ses forces,
le peuple avait déjà épousé la cause de Luther dans un pays où, comme
l'atteste le Sachsenspiegel, ni les habitudes héréditaires, ni la
coutume établie n'impliquaient le respect du droit canon. Un heureux hasard
fit surgir l'homme nécessaire à son heure et dans un milieu propice ; l'ère
de la civilisation moderne et de la pensée affranchie put s'ouvrir, bien que
les réformateurs se soient montrés d'abord aussi rigoureux que les orthodoxes
dans la répression de l'indépendance dogmatique. L'étude
des folies et des crimes de nos ancêtres nous a révélé tout un drame d'une
horreur presque continuelle. Nous avons vu comment la volonté humaine, mal
inspirée, errant à tétons dans les ténèbres, s'est laissée pousser, par les
plus louables intentions, à causer la misère et le désespoir d'autrui en
croyant servir Dieu ; comment des hommes ambitieux et sans scrupule ont
spéculé sur les bons instincts des autres pour satisfaire leur soif d'argent
et de domination. Pourtant, à tout prendre, cette étude comporte une
espérance et un encouragement. Dans l’intérêt de la société moderne, où l'on
cherche un soulagement immédiat à l'accumulation des maux qui écrasent
l'humanité, où des esprits impatients brillent de renverser l'édifice social,
espérant fonder une organisation nouvelle où sera inconnue la misère
évitable, il est bon de jeter, à l'occasion, un regard en arrière, de
déchirer le voile qui cache les passions et les souffrances des générations
passées et d'apprécier à sa valeur les progrès déjà réalisés. L'évolution
humaine est lente et irrégulière ; pour celui qui l'observe à un moment
donné, elle parait stationnaire ou même rétrograde et c'est seulement en
comparant entre elles des époques séparées par un long intervalle de temps
qu'on peut juger l'étendue du chemin parcouru. L'étude rétrospective que nous
avons ainsi péniblement achevée nous a montré comment, il y a quelques
siècles à peine, l'infliction de maux gratuits paraissait le plus sacré
devoir de l'homme, et nous avons appris aussi tout ce qu'a gagné en ce monde
l'empire de l'amour et de la charité chrétienne. Nous avons vu que
l'application des lois spirituelles ou séculières n'était guère que le mal et
l'injustice organisés ; nous avons vu combien était peu élevé le niveau
moral, combien était vil l'état mental des peuples de la Chrétienté. Nous
avons vu que les Ages de Foi, vers lesquels de romantiques rêveurs jettent un
regard de regret, étaient les âges de la violence et de la ruse, que le mal
semblait y régner en maitre absolu et justifier l'opinion courante,
constamment renouvelée, que le règne de l'Antéchrist avait commencé. Si
imparfaites que soient aujourd'hui les institutions humaines, la comparaison
avec le passé montre les merveilleux progrès réalisés ; le fait que ces
progrès sont presque entièrement l'œuvre des deux derniers siècles, que le
mouvement en avant s'accélère chaque jour, est pour le sociologue un
encouragement et un réconfort. Il s'est établi des principes qui, si on les
laisse se développer d'eux-mêmes, naturellement et sainement, rendront
l'avenir de l'humanité bien différent de ce que fut son passé. Le plus grand
danger, pour la société moderne, vient de ces théoriciens impatients qui
veulent réformer le monde d'un seul coup, au lieu de coopérer à la lutte du
bien contre le mal en s'inspirant, des lois éternelles. S'ils pouvaient se
convaincre du progrès si rapidement obtenu et de l'évolution constante de ce
progrès, ils modèreraient peut-être leur ardeur et appliqueraient leur
énergie à une œuvre de sage édification plutôt qu'à une besogne de
destruction stérile. Quelques
mots suffiront pour résumer la carrière de l'Inquisition médiévale.
L'Inquisition introduisit un système de jurisprudence qui corrompit le droit
criminel dans tous les pays soumis à son influence, et, pour des siècles
entiers, fit de l'administration de la justice pénale une cruelle dérision.
Elle fournit' au Saint-Siège une arme puissante pour seconder ses
empiètements politiques ; elle offrit aux souverains séculiers la tentation
d'imiter son exemple et elle prostitua la religion au service des plus
abjectes convoitises. Elle stimula la tendance maladive aux aberrations
doctrinales, au point que la plus insignifiante dissidence devint capable de
susciter une démence et de révolutionner l'Europe entière. D'autre part,
lorsque l'athéisme fut de mode dans les hautes sphères, les foudres du
Saint-Office restèrent muettes. Énergique pour la seule œuvre du mal,
l'Inquisition, alors qu'elle aurait pu user de sa puissance pour défendre le
bien, laissa tomber ses armes et fit comprendre au peuple que les seuls
péchés méritant un châtiment étaient la participation au Sabbat et la
méfiance en l'infaillibilité de l'Église. Dans sa longue carrière marquée de
traits de sang et de feu, on ne peut lui savoir gré que d'avoir ruiné les
dogmes pernicieux des Cathares ; sur ce point même, d'ailleurs, son
intervention peut être considérée comme superflue, car ces dogmes portaient
en eux les germes de leur propre ruine et une politique plus éclairée aurait
dû attendre avec confiance qu'ils s'éteignissent spontanément. Ainsi, le
jugement de l'histoire impartiale doit-être celui-ci : l'Inquisition,
fruit monstrueux d'un zèle erroné, au service de la cupidité égoïste et de la
soif du pouvoir, s'employa à étouffer les plus hautes aspirations des hommes
et à stimuler leurs appétits les plus vils. FIN DU TROISIÈME ET DERNIER VOLUME
|
[1]
Quand Sigismond d'Autriche, dans la querelle avec Nicolas de Cusa au sujet de
l'évêché de Brisen, refusa d'observer l'interdit lancé contre ses domaines, Pie
II, en 1460, le cita à comparaitre en jugement comme hérétique, avant soixante
jours, parce que cette désobéissance le rendait notoirement coupable de cette
hérésie entre les hérésies, l'infidélité à l'article de loi : Credo in unam
sanctam Catholicam et Apostolicam ecclesiam. (Oreher et Shuv. II, 192).
[2]
Les relations existant entre les deux races, en Orient, n'étaient pas de nature
à gagner les Grecs à l'orthodoxie. Un écrivain du milieu du XIIIe siècle, qui
était plein de zèle pour la réunion des deux Églises, fait plusieurs fois
allusion à l’inimitié provoquée par la tyrannie et l'injustice des Latins à
l'égard des Grecs. Le dernier des orthodoxes osait traiter les Grecs avec
mépris, leur tirer la barbe et les appeler chiens. — Opusc. Tripartiti P. II.
c. XI, XVII (Fascic. Rer. Expetend. et Fugiend, II, 215, 218, 221).
[3]
En 1718, la congrégation de la Propagande autorisa l'érection d'un évêché grec
en Calabre, pour donner à la population grecque les secours de la religion. Les
Grecs de la Sicile insulaire se plaignirent des frais nécessités par l'envoi de
leurs jeunes gens en Calabre et à Rome pour l'ordination, et, en 1784, sur la
demande de Ferdinand II, Pie VI autorisa la fondation d'un autre évêché grec à
Palerme. (Gillo, Codice Ecclesiastico Siculo, IV, 4 (Palerme, 1852)).
[4]
Cément IV fit exception à la règle et chercha à réprimer la cupidité de la
Curie En 1266, quand Jean de Courtenai, élu archevêque de Reims, imposa à son
diocèse la lourde obligation de lui verser douze mille livres pour paver le
Sacré Collège, Clément excommunia le prélat et lui enjoignit de révéler les
noms de tous le : personnages qui participaient à ce pillage. Pourtant, ce même
Clément n'hésita pas à suivre les errements de son prédécesseur Urbain IV, lors
des négociations qui aboutirent à la croisade de Charles d'Anjou contre
Manfred. Simon, cardinal de Sainte-Cécile, envoyé en France à cet effet, était
muni de pouvoirs spéciaux pour accorder des dispenses aux gens qui détenaient
des bénéfices sans remplir les conditions d'âge et de naissance, à ceux qui
cumulaient des bénéfices, à ceux qui avaient pris femme, bien qu'occupant les
grades où le mariage était interdit. Il avait reçu l'ordre de distribuer des
faveurs afin d'aplanir toutes les difficultés qui pourraient entraver le
projet. (Urbani PP. IV. Epist. 31-35, 40, 64-5, 68 ; Clement. PP. IV. Epist.
8, 10, 50, 41, 383, apud Marlène, Thesaur. II.)
[5]
On débattit longtemps la question de savoir s'il était possible qu'un pape se
rendit coupable de simonie. Au concile de Lyon, en 1243, Guiard, évêque de
Cambrai, à qui un cardinal demandait s'il croyait possible la simonie papale,
répondit par une affirmation énergique (Th. Cantimpret. Bonum Universale,
Lib. II, c. 2). Thomas d'Aquin ne se contente pas d'affirmer la possibilité de
ce péché ; il ajoute que le crime est d'autant plus grand que le coupable est
plus haut placé (Summ. Sec. Sec. Q. 100, Art. I, n° 7). Pourtant la
vénalité du Saint Siège était trop notoire pour qu'on pût chercher à la
dissimuler, et l'on trouva des arguments pour prouver que le pape avait le
droit de vendre les bénéfices. Voir, à ce sujet, l'Aureum Speculum Papae,
P. II. c. 1, écrit en 1404, sous Boniface IX ; voir également les laborieux
efforts de Guillaume d'Ockham pour ruiner cette assertion. Les ingénieuses
méthodes employées par la Curie pour arracher aux postulants jusqu'à leur
dernier sou sont exposées dans le Speculum, P. I, c. v. L'auteur n'hésite pas à
dire que la Curie est dans un état de péché mortel (Fascic. Rer. Expetend.
et Fugiend. II, 63, 70, 81, 461). Tous ceux qui déploraient la situation de
l'Église se tournaient instinctivement vers le Saint-Siège, source de la
corruption et de la démoralisation. On ne saurait rien imaginer de plus
terrifiant que le tableau que nous offre, vers cette époque, le traité De
Squalortbus Romanæ Curiæ, du cardinal Mathieu de Krokow (Ibid., II,
584-607).
[6]
La colère de Pétrarque s'explique s'il faut tenir pour authentique la
dégoûtante histoire alléguée pour éclaircir les énigmatiques allusions de son
Canzone XXII : Mai non vo più cantar coni'io soleva.
[7]
Sainte Brigitte fut canonisée en 1391 par Boniface IX ; quand le Schisme eut
pris fin, cette canonisation fut confirmée, en 1419, par Martin IV. Les deux
papes attribuent ses révélations an Saint-Esprit.
[8]
Henry écrivit aux princes de l'Église, au nom de Lucifer, prince des Ténèbres
et Empereur de l'Achéron, une lettre analogue à celle qui agita tant Clément VI
en 1351 (Pez, Dissert. p. LXXIX).
[9]
En 1329, l'abbé de La Grasse fut, par jugement du Parlement de Paris, privé à
perpétuité du droit de haute justice, et l'abbaye fut condamnée à payer an roi
une amende de trente mille livres et ana victimes six cents livres de
dommages-intérêts, pour meurtres, tortures illégales et autres sévices (A.
Molinier, Vaissette, Ed. Privat, IX, 417.)
[10]
On a peine à croire qu'il ait pu se trouver, dans la pleine clarté du XIXe
siècle, des hommes assez hardis pour défendre la conduite de l'Eglise à l'égard
des hérétiques ; mais, indice des progrès de l'humanité, on ne tente plus cette
tâche en justifiant les crimes : on préfère les nier effrontément. Dans une
œuvre récente, M. le chanoine Claessens, « camérier secret de Sa Sainteté »,
après avoir averti le lecteur qu'il écrit, avec la scrupuleuse partialité et le
calme qui conviennent à l'historien, à la suite d'une longue et sérieuse étude
des sources originales, déclare que la peine appliquée par l'Eglise aux
hérétiques avérés et endurcis est simplement l'excommunication, et que jamais
l’Église ne se permit d'employer aucune contrainte brutale, qu'il s'agit de
convertir des Juifs et des Païens ou de ramener au bercail des Chrétiens
égarés. En même temps, l'auteur prend soin de faire cette réserve, que l’Église
possède incontestablement le droit d'employer des moyens physiques pour forcer
les gens baptisés à remplir les obligations que leur impose le baptême.
(Claessens, L'Inquisition et le régime pénal pour la répression de l'hérésie
dans les Pays-Bas du passé, Tournhout, 1886, p. 5.