HISTOIRE DE L'INQUISITION AU MOYEN-ÂGE

TOME PREMIER — ORIGINES ET PROCÉDURE DE L’INQUISITION

 

CHAPITRE XIV. — LE BÛCHER.

 

 

La peine de mort, comme la confiscation, était une mesure à laquelle l’Inquisition restait, en théorie, étrangère. Il lui suffisait d'avoir épuisé tous ses efforts pour ramener l’hérétique dans le giron de l'Église ; s'il se montrait obstiné, on si sa conversion était feinte, elle ne pouvait en faire davantage. En tant que non-catholique, il n’était plus soumis à la juridiction d’une Église qu’il désavouait et elle se trouvait dans la nécessité de le déclarer hérétique en lui retirant sa protection. Anciennement, la sentence n’était donc qu’une condamnation pour hérésie, accompagnée d'excommunication, ou la simple déclaration que le coupable n’était plus considéré comme soumis à la juridiction de l’Eglise. Parfois on ajoute qu’il est abandonné aux tribunaux séculiers, qu’il est relâché, suivant l’euphémisme terrible qui répondait à la fiction d'une mise en liberté marquant le terme de l’intervention directe de l’Eglise. Avec le temps, les formules se complétèrent ; on trouve alors souvent la remarque explicative que l’Église ne peut plus rien pour effacer les fautes du coupable et son abandon au bras séculier est accompagné de cette addition significative : debita animadversione puniendum, c’est-à-dire « afin qu’il soit puni comme il le mérite. » La formule hypocrite par laquelle l’Inquisition adjurait les pouvoirs séculiers d’épargner la vie et le corps du délinquant ne parait pas dans les anciennes sentences et ne se généralisa jamais complètement.

L’inquisiteur Pegna ne fait pas difficulté d’admettre que cet appel à la clémence était purement formel et il explique qu’on y avait seulement recours afin que les inquisiteurs ne parussent point consentir à l’effusion du sang, ce qui eût constitué une « irrégularité » canonique. L'Église veillait, d’ailleurs, à ce que la nature de sa requête ne fut pas interprétée à contre- sens. Elle enseignait que toute pitié était déplacée, à moins que l’hérétique ne se convertit et ne témoignât de sa sincérité en dénonçant tous ses complices. La logique impitoyable de S. Thomas d’Aquin établit avec évidence que l'autorité séculière 11e pouvait se soustraire au devoir de mettre à mort les hérétiques et qu’il fallait la tendresse sans bornes de l’Église pour qu’elle avertit deux fois les criminels avant de les livrer à un juste châtiment. Les inquisiteurs eux-mêmes n’éprouvaient pas de scrupules à cet égard et ne cessèrent d’enseigner qu’un hérétique condamné par eux devait être mis à mort. Ils en témoignaient, d’ailleurs, en prenant la précaution de ne pas prononcer leurs sentences dans l’enceinte d’une église — qu’une condamnation à mort eut profanée — mais sur la place publique, où se passait le dernier acte de l’autodafé. Un de leurs docteurs du XIIIe siècle, copié par Bernard Gui au XIVe, argumente ainsi : « Le but de l'Inquisition est la destruction de l’hérésie. Or, l’hérésie ne peut être détruite sans que les hérétiques le soient ; les hérétiques ne peuvent être détruits sans que les défenseurs et fauteurs de l’hérésie le soient aussi, et cela peut s'opérer de deux manières : par leur conversion â la vraie foi catholique ou par l’incinération charnelle après abandon au bras séculier. » Au siècle suivant, Fray Alonso de Spina observe qu’ils ne doivent pas être condamnés â l’extermination sans deux avertissements, à moins, ajoute-t-il, qu’ils ne menacent de troubler l’Église, auquel cas ils doivent être supprimés sans délai ni examen.

Imbus de pareilles doctrines, les pouvoirs séculiers croyaient naturellement qu’en brûlant les hérétiques ils ne faisaient qu’obéir aux ordres de l'Inquisition. Dans une instruction adressée par Philippe le Bon de Bourgogne, le 9 novembre 1431, à ses officiers, pour qu'ils eussent à obéir au Frère Kaleyser, nommé inquisiteur de Lille et de Cambrai, il est dit qu’un de leurs devoirs consiste à châtier les hérétiques « comme le prescrira l’inquisiteur et suivant l’usage. » Les comptes des procureurs royaux des encours mentionnent les frais des exécutions en Languedoc comme un chapitre des dépenses de l’Inquisition, mises en regard des bénéfices des confiscations ; ce n’étaient donc point des incidents ordinaires de la justice criminelle, dont les frais devaient être imputés sur ses ressources normales, mais des mesures prises pour le compte de l’Inquisition, dont les officiers royaux étaient seulement les ministres. Sprenger n’hésitait pas à parler des victimes « qu’il faisait brûler » — quas incinerari fecimus. En fait l’Église considérait que c’étail un acte éminemment pieux de brûler un hérétique et elle accordait indulgence plénière à ceux qui portaient du bois au bûcher, acceptant ainsi toute responsabilité pour l’exécution et prodiguant le trésor des « mérites de J.-C. » pour stimuler la férocité du bas peuple. Dire que l’Église n’était pas responsable de ces atrocités est un paradoxe tout à fait moderne. Au XVIe siècle encore, le savant cardinal Albizio, répondant à Fra Paolo au sujet du contrôle de l’Inquisition par la République de Venise, s’exprimait ainsi : « Les inquisiteurs, en conduisant les procès, aboutissent régulièrement à la sentence, et, si c’est une sentence de mort, elle est immédiatement et nécessairement exécutée par le doge et Sénat[1]. »

Nous avons déjà vu que l'Église était responsable de la législation féroce qui punissait l’hérésie de mort et qu’elle intervenait avec autorité pour annuler toute loi séculière qui pût faire obstacle à l’application prompte et efficace de la peine. De même, elle prenait des mesures sévères contre les magistrats qui lui paraissaient faire preuve de relâchement ou de négligence dans l’exécution des sentences portées par l’Inquisition. La croyance unanime à cette époque était qu’en agissant ainsi elle ne faisait qu’accomplir ses devoirs les plus élevés et les plus évidents, Boniface VIII ne fît que formuler la pratiqué établie quand il incorpora dans le droit canonique la provision qui enjoignait aux autorités séculières, sous peine d’excommunication, de punir justement et promptement tous ceux qui leur étaient livrés par les inquisiteurs. Ces derniers avaient ordre de procéder contre les magistrats qui se montreraient récalcitrants, mais on leur prescrivait de parler seulement de d’exécution des lois » sans faire mention de la pénalité, toujours afin d’éviter l’ « irrégularité » — et cela, bien que le seul châtiment de l’hérésie que l’Église jugeât à la hauteur du crime fût la mise à mort sur le bûcher ! Même si un chef temporel était excommunié et incapable d’accomplir légalement aucune autre fonction, il n’était 537 pas exempt de l’obligation de punir les hérétiques, considérée comme un devoir primant tous les autres. On trouva même des auteurs pour affirmer que si un inquisiteur était obligé d’exécuter lui-même une sentence, il ne commettrait pas, en le faisant, une « irrégularité ».

Il ne faudrait pas croire, d’après ces injonctions répétées, que le pouvoir séculier témoignât de la répugnance à s’acquitter de son horrible besogne. Les enseignements de l’Église avaient pénétré trop profondément les âmes pour qu’un doute put J subsister au sujet de la légitimité de la répression. Comme nous l’avons vu plus haut, les lois de tous les Etats de l’Europe condamnaient les hérétiques à être brûlés vifs et même les Républiques libres de l'Italie reconnaissaient en l'inquisiteur un juge dont les arrêts devaient être aveuglement exécutés. Raymond de Toulouse lui-même, dans l’accès de piété qui précéda sa mort, en 1240, lit brûler vifs à Berlaiges, près d’Agen, quatre-vingts hérétiques qui s’étaient confessés en sa présence, sans même leur laisser le temps de se rétracter. A en juger par les sentences contemporaines de Bernard de Caux, il est probable que si ces infortunés avaient été jugés par l’inquisiteur, aucun d’eux n’aurait été condamné au bûcher comme impénitent. Tout aussi significative, à cet égard, est l’accusation intentée par le maréchal de Mirepoix contre le sénéchal de Carcassonne, parce que ce dernier avait entrepris sur le droit du maréchal de brûler lui-même tous ceux de ses sujets que l’Inquisition déclarait hérétiques. En 1269, le Parlement de Paris donna raison a Mirepoix ; sur quoi, le 18 mars 1270, le sénéchal permit que les ossements de sept hommes et de trois femmes de ses domaines, récemment brûlés à Carcassonne, lui fussent solennellement restitués en reconnaissance de ses droits. S’il était impossible de retrouver ou d’identifier ces ossements, dix sacs remplis de paille devaient être remis en leur lieu et place aux hommes du maréchal. Chose incroyable, celte affreuse cérémonie eut lieu, en effet, deux jours après, et le souvenir en lut conservé par un acte notarié. Or, bien que les De Levis de Mirepoix s’enorgueillissent du titre de Maréchaux de la Foi, on ne peut supposer que leur zèle, dans cette circonstance, fût simplement le produit d’un fanatisme sanguinaire : en réalité, ce â quoi le seigneur-justicier tenait pardessus tout, c’était à conserver l’intégralité de sa juridiction.

Une querelle semblable s’éleva en 1309, lorsque le comte de Foix réclama le droit de brûler l’hérésiarque cathare Jacques Autier, ainsi qu’une femme nommée Guillelma Cristola, condamnés par Bernard Gui, parce qu’ils étaient ses su jets ; mais les officiers royaux soutinrent le privilège de leur maître et il en résulta un litige qui était encore pendant en 1326. Ile même encore, à Narbonne, il y eut une longue dispute entre l’archevêque et le vicomte au sujet de la juridiction et lorsque, en 1319, celui-ci, d'accord avec l’inquisiteur Jean de Beaune, « relâcha » trois hérétiques, il réclama pour son tribunal le droit de les brûler. La commune, représentant le vicomte, protesta et la querelle ne fut apaisée que par le représentant du roi, qui intervint pour conduire lui-même l’opération. Mais ce dernier eut grand soin de déclarer qu’il n’entendait ainsi porter préjudice à aucune des parties et l’archevêque n’en continua pas moins de réclamer contre ce qu’il considérait comme un empiètement sur ses droits.

Si, toutefois, pour une raison ou pour une outre, les autorités séculières hésitaient à exécuter un hérétique, l’Eglise intervenait aussitôt de tout son pouvoir pour les réduire à l’obéissance. Ainsi, après que la première résistance eût été brisée à Toulouse et que l’Inquisition eût été réinstallée dans cette ville, les inquisiteurs, en 1237, condamnèrent comme hérétiques dix hommes et femmes ; sur quoi les consuls elle viguier refusèrent de « recevoir » les condamnés, de confisquer leurs biens et de « faire d’eux ce qu’il est d’usage de faire des hérétiques », autrement dit, de les brûler vifs. Immédiatement, après s’être consultés avec l’évêque, l’abbé du Mas, le prévôt de Saint Étienne et le prieur de La Daurade, les inquisiteurs excommunièrent solennellement, dans la cathédrale de Saint Étienne, les fonctionnaires récalcitrants. En 1288, Nicolas IV déplorait la négligence et le mauvais vouloir dont témoignaient, en bien des villes, les autorités séculières, cherchant à éviter l’exécution es arrêts de l’Inquisition ; le pape ordonnait que les coupables fussent excommuniés et destitués de leurs charges, que leurs communautés fussent mises en interdit. En 1458, à Strasbourg, le bourgmestre, Hans Drachenfels, et ses collègues refusèrent d’abord de faire brûler le missionnaire hussite Frédéric Reiser et sa servante Anna Weiler ; mais l’Église cul raison de leur résistance et les contraignit à exécuter la sentence. Trente ans après, en 1486, les magistrats de Brescia refusaient de brûler certains sorciers des deux sexes condamnés par l’Inquisition, à moins qu'on ne les autorisât à examiner la procédure. Cette demande si honorable fut considérée comme un acte de rébellion. Des jurisconsultes civils avaient, à la vérité, essayé de prouver que les autorités séculières étaient en droit de voir les dossiers, mais les inquisiteurs avaient réussi à faire écarter cette prétention. Innocent VIII se hâta de déclarer que celle des magistrats de Brescia était injurieuse pour la foi et ordonna qu’ils fussent excommuniés si, dans le délai de six jours, ils n’exécutaient pas les condamnés, toute loi municipale contraire étant déclarée nulle et sans effet. Une lutte plus grave se produisit en 1521, lorsque l'Inquisition s'efforçait de purger les diocèses de Brescia et de Bergaine des sorcières qui étaient censées les infecter. L’inquisiteur et les Ordinaires épiscopaux procédaient vigoureusement contre ces malheureuses ; mais la seigneurie de Venise s’interposa et en appela à Léon X, qui chargea son nonce à Venise de réviser les procès. Ce dernier délégua ses pouvoirs à l’évêque de Justinopolis qui, accompagné de l’inquisiteur et des Ordinaires, se rendit à la Valcamonica de Brescia, où les prétendues hérétiques étaient en nombre et en condamna plusieurs à être remises au bras séculier. Mécontent de ces procédés, le Sénat de Venise défendit au gouverneur de Brescia d’exécuter ces sentences, ni de permettre qu’elles fussent exécutées, ni de payer les frais des procédures ; il devait envoyer le dossier à Venise et obliger l'évêque de Justinopolis de comparaître devant le Sénat, ce qui eut lieu. L’indignation du pape ne connut plus de bornes. Il assura énergiquement à l’inquisiteur et aux officiers épiscopaux qu’ils avaient pleine et entière juridiction sur les coupables, que leurs sentences devaient être exécutées sans révision ni examen ultérieur et qu’ils étaient autorisés à faire valoir leurs droits par un libre usage des censures ecclésiastiques. Mais l’esprit de l’époque penchait vers l’indiscipline et Venise s’était toujours montrée indocile à l’égard du Saint-Office. Nous verrons plus loin comment le Conseil des Dix maintint obstinément sa thèse et affirma la supériorité de sa juridiction avec une audace jusque-là sans exemple (1).

Ce que nous avons dit permet de juger à sa valeur cette assertion du plus récent historien catholique de l’Inquisition : « L’Église ne prit aucune part dans le châtiment corporel des hérétiques. Ceux qui périrent misérablement furent simplement punis pour leurs crimes, condamnés par des juges investis de la juridiction royale. L’histoire a conservé le souvenir des excès commis par les hérétiques de Bulgarie, par les Gnosiques et les Manichéens, et la peine capitale fut seulement infligée à des criminels qui avouaient des vols, des assassinats et des violences. Les Albigeois furent traités avec une égale indulgence... ; l’Eglise catholique déplora tous les actes de vengeance, quelque forte que fût la provocation lancée par ces foules factieuses. »

Voilà comment on écrit l’histoire par ordre. En réalité, l’Eglise était si acharnée à faire brûler les hérétiques qu’au concile de Constance, le 18e article d’hérésie imputé à Jean Huss portait que, dans son traité De Ecclesia, il avait enseigné qu’aucun hérétique ne devait être abandonné au bras séculier pour être puni de mort. Huss lui-même, dans sa défense, admet qu’un hérétique qui ne pouvait être ramené par la douceur devait souffrir une peine corporelle ; et quand on donna lecture, d’un passage de son livre où ceux qui abandonnent un hérétique qui nie au bras séculier sont comparés aux scribes et aux Pharisiens qui livrèrent Jésus à Pilate, l’auguste assemblée éclata on protestations, au milieu desquelles on entendit le cardinal Pierre d’Ailly s’écrier : « A la vérité, ceux qui ont rédigé ces articles ont été très modérés, car les écrits de cet homme sont abominables ![2] ». L’enseignement continu de l’Église avait profondément convaincu les meilleurs de ses membres que l’acte de brûler un hérétique ôtait d’une justice évidente et qu’une réclamation en faveur de la tolérance était la plus damnable des hérésies. Même le chancelier Gerson ne voyait pas qu’il y eût un autre parti à prendre vis-à-vis de ceux qui adhéraient obstinément à l’erreur, fût-ce en des matières qui, aujourd’hui, ne sont pas articles de foi. Le fait est que non seulement l’Église définit la culpabilité et força le châtiment, mais qu’elle créa le crime lui-même. Comme nous le verrons, sous Nicolas IV et Célestin V, les Franciscains stricts étaient évidemment orthodoxes ; mais lorsque Jean XXII eut stigmatisé comme hérétique la croyance que le Christ avait vécu dans l’absolue pauvreté, il transforma les Franciscains en ennemis que les fonctionnaires séculiers étaient contraints d’envoyer au bûcher, sous peine d’être traités eux-mêmes en hérétiques.

Ainsi, sur la nécessité de brûler les hérétiques il y avait consentement universel : ce consentement était le fruit de l’éducation donnée par l’Église aux générations du moyen âge. Était hérétique quiconque confessait une croyance hérétique, la défendait et refusait de la rétracter. A cet homme, obstiné et impénitent, l’horrible supplice du feu convenait seul. Mais l’inquisiteur ne cherchait pas à précipiter les choses. Abstraction faite du salut possible d’une âme, un converti qui dénonçait ses complices était plus utile à l’Église qu’un cadavre rôti ; aussi no ménageait-on pas les efforts pour obtenir une rétractation. L’expérience avait montré que les zélotes avaient souvent la soif du martyre et désiraient être brûlés promptement ; l’inquisiteur n’avait, pas à se faire l’instrument de leurs désirs. Il savait que l’ardeur du début cédait souvent à l’action du temps et des souffrances ; il préférait donc garder l’hérétique obstiné dans une geôle, enchainé et solitaire, pendant six mois ou un an, ne voyant que des théologiens et des légistes qui devaient agir sur son esprit, ou sa femme et ses enfants, qui pouvaient fléchir son cœur. C’est seulement lorsque tout avait été essayé en vain qu’on le « relâchait ». Même alors, l’exécution était retardée d’un jour pour qu’une rétractation put se produire, ce qui, d’ailleurs, arrivait rarement, car ceux qui avaient résisté jusque-là étaient généralement invincibles. Mais si, au dernier moment, l’obstination de l’hérétique cédait et qu’il manifestât du repentir, on présumait que sa conversion était l’effet de la crainte, non de la grâce, et on le laissait en prison jusqu’à sa mort. Même sur le bûcher, les offres d’abjuration ne devaient pas être repoussées, bien qu’il n’y eût pas, à cet égard, de règle formelle. Eymerich rapporte un cas qui se produisit à Barcelone, où l’on brûlait trois hérétiques. L’un d’eux, un prêtre, vaincu par l’horrible douleur, un côté de son corps déjà grillé par le feu, cria qu'il voulait se rétracter. On l’enleva et on reçut son abjuration : mais, quatorze ans après, on s’aperçut qu’il avait persévéré dans son hérésie, qu’il l’avait même communiquée à d’autres, et on le brûla en grande hâte.

L’hérétique impénitent qui préférait le martyre à l’apostasie n’était nullement la seule victime marquée pour le bûcher. La législation séculière avait établi ce mode de châtiment pour l’hérésie, mais en laissant à l’Église le soin de définir ce qu’elle entendait par là. Or, la définition se trouva bientôt singulièrement élargie. Là où les preuves étaient jugées suffisantes, le refus d’avouer ne faisait qu’aggraver le crime. Il ne servait de rien à l’accusé d’affirmer hautement ses sentiments orthodoxes : on en faisait un hérétique malgré lui. Si deux témoins juraient qu’ils avaient vu un homme « adorer » un hérétique Parfait, cela suffisait, le malheureux était perdu. Il en était de même du contumace qui n’obéissait pas aux sommations de l’Inquisition et de celui qui refusait de prêter serment. Alors même qu’il n’y avait aucune preuve, la simple suspicion se transformait d’office en hérésie au cas où le suspect ne pouvait pas se « purger » au moyen de cojureurs et restait dans cette situation pendant un an. Dans les cas de suspicion violente, le refus d’abjurer faisait, au bout d’un an, que le suspect passait hérétique. Hérétique encore, et bon à brûler, celui qui rétractait une confession extorquée, bref, le bûcher suppléait à toutes les lacunes de la procédure inquisitoriale. C’était l’argument suprême, l’ultima ratio, et bien que nous n’ayons pas beaucoup d’exemples d’exécutions motivées par les causes que nous venons d'indiquer, il est incontestable que les menaces ainsi formulées étaient d’une très grande utilité dans la pratique et que la terreur qu’elles inspiraient arracha bien des confessions, vraies ou fausses, à des bouches qui, sans cela, seraient restées closes.

Il y avait une autre catégorie de cas qui préoccupaient fortement les inquisiteurs et pour lesquels leur procédure fut très lente à se fixer. Les innombrables conversions forcées, obtenues parla geôle ou par la crainte du l’eu, remplissaient les prisons et le pays de gens qui, au fond du cœur, n’en restaient pas moins hérétiques. J’ai parlé plus haut de la police toujours en éveil du Saint-Office, de l’espionnage continuel exercé sur les convertis dont la libération n’était, en réalité, que conditionnelle et les désignait tout particulièrement à la surveillance. Il était donc inévitable que les relaps (ou prétendus tels) fussent très nombreux. Môme dans les prisons, il était impossible d’isoler tous les captifs et l'on entend souvent des plaintes sur les loups déguisés en brebis qui corrompent leurs compagnons de captivité. Un homme dont la conversion solennelle avait été reconnue mensongère ne pouvait plus jamais inspirer confiance. C’était un hérétique incorrigible que l’Église désespérait de reconquérir. Toute pitié lui eut été témoignée en pure perte : le bûcher le réclamait. Il faut dire cependant, à l’éloge de l’Inquisition, quelle mit longtemps à faire passer dans la pratique l’horrible théorie des relaps que nous allons exposer.

Dès 1184, le décret de Vérone de Lucius III prescrit que tout relaps, c’est-à-dire tout individu qui, après abjuration, est retombé dans la même hérésie, sera livré aux tribunaux séculiers, sans même être entendu à nouveau. L’édit de Ravenne de Frédéric II, en 1232, enjoint de mettre à mort tous ceux qui, étant relaps, montrent que leur conversion n’a été qu’une 544 feinte pour échapper au châtiment de l’hérésie. En 1244, le concile de Narbonne fait allusion au grand nombre de ces cas et, se conformant aux instructions de Lucius III, ordonne que les coupables soient livrés sans nouveau procès. Mais ces prescriptions implacables furent mal observées. En 1233, Grégoire IX se contente de condamner les relaps, qu’il dit être nombreux, à la prison perpétuelle. Par une seule sentence, en date du 19 février 1237, les inquisiteurs de Toulouse condamnent à la prison perpétuelle dix-sept hérétiques relaps. Raymond de Pennaforte, au concile de Tarragone, en 1242, fait allusion à la diversité des opinions sur ce sujet et se prononce pour la peine de la prison ; en 1240, le concile de Béziers, renouvelant des instructions analogues, déclare qu’elles sont en harmonie avec les mandats apostoliques. Il arrivait même qu’on ne poussait pas si loin la sévérité. En 1242, Pierre Cella se contenta de prescrire des pèlerinages et le port de croix et, dans un cas de Florence, en 1245, nous voyons Fra Ruggieri Calcagni imposer seulement au délinquant une amende qui ne paraît pas exagérée.

Que faire de cette multitude de faux convertis ? C’était là une affaire embarrassante pour l’Église. Comme toujours, on résolut d’abord la difficulté en laissant les choses à la discrétion des inquisiteurs. En réponse aux questions du Saint Office lombard, le cardinal d'Albano, vers 1245, dit aux inquisiteurs de prescrire les peines qui leur sembleraient convenables. En 1248, Bernard de Caux posa la même question à l’archevêque de Narbonne ; il lui fut répondu que, d’après les instructions apostoliques, ceux qui revenaient une seconde fois à l’Eglise, en toute humilité et obéissance, pouvaient en être quittes pour la prison perpétuelle, mais que les rebelles devaient être livrés au bras séculier. Dans la pratique, ce fut tantôt la rigueur, tantôt l’indulgence qui l’emporta ; mais il est consolant de pouvoir dire que, dans la grande majorité des cas, les inquisiteurs penchaient vers la clémence. Même un inquisiteur aussi zélé que Bernard de Caux n’abusa pas de la latitude qui leur était accordée à cet égard. Dans un registre de sentences de 1246 à 1248, il y a soixante cas de relaps, dont aucun n’est puni plus sévèrement que par la prison ; pour quelques-uns, ce n’est même pas la prison perpétuelle. La même indulgence relative s’observe dans les sentences rendues pendant les dix années qui suivirent, tant par Bernard que par d’autres inquisiteurs. Toutefois, avec une seule exception, les manuels de procédure qui datent de cette époque enseignent que le relaps doit toujours être livré au bras séculier, et cela, sans avoir même été entendu. L'exception que nous signalons est celle d’un compilateur d’après lequel le relaps est tantôt punissable de la prison perpétuelle, tantôt du bûcher. L’usurier relaps subissait la peine la plus légère. Le fait est qu’en Languedoc, sous le régime créé par le Traité de Paris, le serment d’abjuration était déféré tous les deux ans à tous les hommes âgés de plus de quatorze ans et à toutes les filles ou femmes âgées de plus de douze ; tout acte subséquent d’hérésie était donc, à proprement parler, une rechute. C’est peut-être ce qui explique les hésitations des inquisiteurs de Toulouse. Il n’était évidemment pas possible de brûler, sans les entendre, tous ceux qui, pour la première fois, étaient suspectes d’hérésie !

Jean de Saint-Pierre, collègue, puis successeur de Bernard de Caux, suivit son exemple en condamnant toujours les relaps à la prison. Quand, après la mort de Bernard, en 1252, Frère Renaud de Chartres se joignit à Jean, la même règle continua d’être observée. Frère Renaud s’aperçut toutefois avec horreur que les juges séculiers ne tenaient pas compte de la sentence adoucie et brûlaient sans pitié les malheureuses victimes ; ils avaient déjà agi de la sorte sous ses prédécesseurs. I.es autorités civiles alléguèrent, pour se justifier, que l’on n’arriverait pas autrement à purger le pays des hérétiques et que l’indulgence favoriserait la renaissance de l’hérésie. Renaud comprit qu'il ne pouvait pas, comme ses prédécesseurs, fermer les yeux sur ces cruautés. Il s’adressa donc à Alphonse de Poitiers, l’avertissant qu’il se proposait de soumettre l’affaire au pape et qu’en attendant la réponse de Rome il protégerait ses 546 prisonniers contre la brutale violence des fonctionnaires séculiers.

La réponse du pape ne nous est pas parvenue, mais il y a tout lieu de croire que le pontife approuvait la barbarie des fonctionnaires d'Alphonse plutôt que la mansuétude de Renaud. C’est vers celte époque, en effet, que Rome prescrivit nettement l’abandon de tous les relaps au bras séculier. Je n’ai pu découvrir la date exacte de cette décision. En 1251, dans un cas très grave de double relapse à Milan. Innocent IV se contente d'ordonner une destruction de maisons et des pénitences publiques ; mais, dès 1258, l'abandon des relaps au bras séculier est mentionné par Alexandre IV comme une pratique irrévocablement fixée — peut-être à la suite même de la consultation de Renaud. La féroce décision de Rome semble avoir surpris les inquisiteurs qui, pendant plusieurs années, ne cessèrent de demander au Saint-Siège comment elle pouvait se concilier avec la maxime universellement admise que l’Église ne refuse jamais de recevoir dans son giron ses enfants égarés. A cela on répondait, avec une hypocrisie caractéristique, que l’Église n’était nullement fermée aux relaps qui se repentaient, car ils pouvaient recevoir les sacrements, même sur le bûcher, —mais qu’ils ne devaient pas, pour cela, échapper à la mort. Ainsi motivée, la décision pontificale fut incorporée dans la loi canonique et forma un article de la doctrine orthodoxe dans la Somme de saint Thomas d’Aquin. En pareil cas, la promesse des sacrements était souvent formulée dans la sentence même et la victime était toujours accompagnée jusqu’au bûcher par de saintes gens qui s’efforçaient de sauver son âme. On conseille, d’ailleurs, à l’inquisiteur de ne pas manifester son zèle de cette manière, car on redoute, non sans raison, que sa vue n’endurcisse les cœurs au lieu de les attendrir.

Bien que la discrétion des inquisiteurs continuât à s’exercer en ces matières et qu’ils n’envoyassent pas tous les relaps au bûcher, il n’en est pas moins certain que le crime vrai ou supposé de rechute ne soit devenu, dès lors, la cause la plus fréquente des exécutions. Les hérétiques assoiffés de martyre étaient relativement rares, mais il y avait beaucoup d’âmes faibles qui ne pouvaient renoncer en conscience aux erreurs 547 qu’elles avaient une fois chéries et qui espéraient vainement, après avoir échappé une fois à la mort, pouvoir cacher plus aisément leur faute. Tout cela donna une importance nouvelle à la définition légale du crime de relapse et provoqua mille controverses et subtilités. Il devint nécessaire de déterminer avec quelque précision, alors que le coupable ne pouvait même pas se faire entendre, le degré de culpabilité inhérente au premier crime et au second, dont la somme justifiait la condamnation pour impénitence. Là où la culpabilité elle-même était si souvent impalpable et indémontrable, la lâche de la mesurer n’était évidemment pas facile.

Il y avait des cas où un premier procès avait simplement établi une suspicion sans preuve et il semblait dur de condamner un homme à mort, pour une seconde offense présumée, quand il n’avait pas été convaincu de la première. Hésitant devant cette énormité, les inquisiteurs s’adressèrent à Alexandre IV, qui leur fit une réponse très nette. Quand la suspicion avait été violente, dit-il, on devait « par une sorte de fiction légale », la considérer comme la preuve légale de la culpabilité, et l’accusé devait être condamné en conséquence. Quand la suspicion avait été légère, il devait être puni plus sévèrement que pour une première faute, mais sans qu’on lui appliquât l’intégralité des peines portées contre les relaps. D’ailleurs, les preuves requises pour établir la seconde offense étaient des plus faibles ; il suffisait d’avoir entretenu des rapports avec un hérétique ou de lui avoir témoigné quelque amitié. Celte décision fut réitérée par Alexandre et par ses successeurs, avec une insistance qui prouve combien les faits ainsi visés prêtaient à controverse ; mais la règle de la condamnation des relaps finit par être incorporée dans le droit canonique et devint la loi inaltérable de l’Église. Les auteurs, à l’exception de Zanghino, s’accordent à dire qu’en pareil cas il n’y a pas de place pour la pitié.

D’autres difficultés s’élevaient autour de certaines fautes qui présentaient un caractère de gravité moindre. Ainsi l’on se demandait comment il fallait traiter le fauteur relaps. Le concile de Narbonne (1244) opina qu’on devait l’envoyer au pape afin qu’il lui demandât l’absolution et reçut de lui une pénitence ; mais ce moyen parut trop compliqué. Pendant la période moyenne de l’Inquisition, les auteurs, y compris Bernard Gui, tout en ne prescrivant pas d’abandonner le coupable au bras séculier, recommandent de lui infliger une pénitence sévère pour inspirer une salutaire terreur aux autres. Mais, vers la fin du XIVe siècle, Eymerich estime que le fauteur relaps doit être livré au bras séculier sans avoir même été entendu. En droit strict, ceux qui avaient été publiquement accusés d’hérésie devaient, s'il y avait récidive, être traités de même ; mais cela parut si exorbitant qu’Eymerich proposa de soumettre les cas de ce genre à l’appréciation du Saint-Siège.

Il y avait une autre catégorie de délinquants qui causèrent de grands ennuis aux inquisiteurs et pour lesquels il était bien difficile de fixer des règles invariables — ceux qui échappaient des prisons ou négligeaient d’accomplir les pénitences qu'on leur avait imposées. En théorie, tous les pénitents étaient des convertis à la vraie foi, qui acceptaient joyeusement la pénitence comme leur seul espoir de salut éternel. Donc, en la rejetant ensuite, ils prouvaient que leur conversion était feinte, ou que leur âme inconstante était revenue à ses anciennes erreurs. Par suite, dès le début, ces rebelles furent considérés comme relaps. En 1248, le concile de Valence prescrivit qu’ils eussent le bénéfice d’un premier avertissement, après quoi, s’ils persistaient à désobéir, ils devaient être traités comme des hérétiques endurcis ; celte décision est parfois indiquée par la sentence même, dans une formule qui menace du sort réservé aux hérétiques parjures et impénitents celui qui négligerait les observances imposées. Toutefois, en 1260 encore, Alexandre IV semble embarrassé de prescrire une règle applicable à ces cas et se contente de parler vaguement d’excommunication, de réimposition des peines, avec l’aide des autorités séculières en cas de besoin. Vers la môme époque, Gui Foucoix se prononce pour la peine de mort, par la raison que la négligence en question serait une marque d’hérésie impénitente ; mais Bernard Gui estimait cela excessif et conseillait de remettre les coupables à la discrétion de l’inquisiteur. Des deux offenses les plus fréquentes étaient le rejet des croix jaunes et l’évasion. La première n’a jamais été, que je sache, punie de mort, bien qu’elle entraînât des peines assez sévères pour inspirer la terreur d'une récidive. Quant à l’évasion, les inquisiteurs de la dernière période soutenaient que c’était un crime capital : le prisonnier évadé était un hérétique relaps et devait être brûlé vil' sans procès. —- Quelques jurisconsultes étaient d’avis qu’un converti qui ne dénonçait pas tous les hérétiques à sa connaissance, après avoir juré de le faire, était un relaps ; cela encore est considéré comme excessif par Bernard Gui. Le refus absolu d’accomplir une pénitence était, naturellement, le signe d’une hérésie obstinée et conduisait tout droit au bûcher. Ces cas étaient d'ailleurs rares, car la pénitence n'était imposée qu’à ceux qui s’étaient confessés, qui avaient sollicité la réconciliation ; il y a cependant l’exemple d’une femme qui, dans la dernière moitié du XVe siècle, fut condamnée à une pénitence par l’Inquisition de Carthagène, refusa de s’y soumettre et fut brûlée vive.

Malgré cette extension de la peine de mort, je suis convaincu que le nombre des victimes qui périrent sur le bûcher est bien moindre qu’on ne l’imagine ordinairement. Le fait de briller vif, de propos délibéré, une créature humaine, simplement parce qu’elle croit autrement que nous, est d’une atrocité si dramatique et d’une horreur si poignante qu’on a fini par y voir le trait essentiel de l’activité de l'Inquisition. Il est donc nécessaire de faire observer que, parmi les modes de répression employés à la suite de ses sentences, le bûcher fut relativement le moins usité. Les documents de celle époque de misères ont en grande partie disparu et il n’est plus possible aujourd’hui de dresser des statistiques ; mais si elles existaient, je crois qu’on gérait surpris de rencontrer si peu d’exécutions par le feu, au milieu de tant d’autres peines plus ou moins cruelles. Il faut savoir, en pareille matière, se garder des exagérations qui sont familières à la plupart des écrivains. Personne, assurément, ne soupçonnera le savant Dom Priai de légèreté ou de prévention ; et cependant, dans sa Préface au tome XXI du Recueil des Historiens des Gaules (p. XXIII), il cite comme digne de foi une assertion d’après laquelle Bernard Gui, pendant qu'il était inquisiteur à Toulouse (1308-1323), fit brûler six cent trente-sept hérétiques. Or, comme nous l’avons vu, ce chiffre est celui de l’ensemble des sentences prononcées par ce tribunal dans le laps de temps indiqué, et, de ces sentences, quarante seulement entrainaient la mort, soixante-sept prescrivaient l’exhumation et la crémation des ossements d’hérétiques défunts. — Autre exemple. Pas un inquisiteur n’a laissé une réputation plus grande d’activité et de zèle que Bernard de Caux, qui combattit l’hérésie alors qu’elle était encore dans toute sa violence. Bernard Gui l’appelle le marteau des hérétiques, il le qualifie de saint homme et plein de Dieu, « admirable dans sa vie, admirable dans sa doctrine, admirable dans l’extirpation de l’hérésie. » Il fit des miracles de son vivant et, en 1281, vingt-huit ans après sa mort, on retrouva son corps intact, sauf l’extrémité du nez — signe évident de pureté et de sainteté —. Un pareil homme ne pouvait être soupçonné d’indulgence envers les hérétiques. Or, dans le registre de ses sentences, de 1246 à 1248, il n’y a pas un seul cas d’un coupable — si l’on excepte les contumaces, toujours estimés hérétiques — qui ait été livré par lui au bras séculier. Assurément, les contumaces ainsi condamnés pouvaient être brûlés par la justice séculière ; mais, dans la pratique, ils pouvaient aussi se sauver en faisant leur soumission, ce dont le registre en question offre un frappant exemple. Il n’y avait pas, à Toulouse, d’hérétique plus dangereux qu’Alaman de Roaix. Il appartenait à l’une des plus nobles familles de la ville, qui fournit à l’Église hérétique — où l’on soupçonnait Alaman de tenir le rang d’évêque — un grand nombre de recrues. En 1229, le légat Romano l’avait condamné à faire croisade en Terre Sainte ; il jura d’obéir et n'en fit rien. En 1237, les premiers inquisiteurs, Guillem Arnaud et Étienne de Saint-Thibéry, s’occupèrent à nouveau de lui ; il protégeait activement les hérétiques, répandait l’hérésie, dépouillait, blessait et tuait des prêtres et des clercs. Celle fois, ils le condamnèrent par défaut. Il devint un faydit, un proscrit, vivant l’épée à la main et exerçant le brigandage aux dépens des orthodoxes. Aucun cas plus grave d’hérésie obstinée et de contumace persistance ne pouvait être imaginé ; et cependant, quand Alaman reconnut ses erreurs, le 16 janvier 1248, se convertit et sollicita une pénitence, vingt ans après sa première conversion, il fut seulement condamné à la prison perpétuelle. — Cela se passait, il est vrai, dans les premiers temps de l’Inquisition.

En fait, comme nous l’avons déjà dit, les inquisiteurs se préoccupaient bien plus d’obtenir des conversions, avec les dénonciations et les confiscations subséquentes, que d’augmenter la liste des martyrs. Un bûcher, allumé de temps en temps, maintenait parmi les populations une terreur jugée salutaire. En faisant brûler quarante individus dans l’espace de quinze ans, Bernard Gui réussit à écraser les dernières convulsions du Catharisme, à tenir en échec les Vaudois et à réprimer le zèle intempestif des Franciscains Spirituels. Les véritables armes du Saint-Office, ses armes efficaces, comme aussi les fléaux qu’il déchaîna sur les populations, furent les geôles infectes, les confiscations en masse, les pénitences humiliantes, enfin la police invisible grâce à laquelle il paralysait l’esprit et le cœur de tout homme assez infortuné pour tomber une fois entre ses mains.

 

Quelques mots suffiront sur le sujet répugnant de l’exécution elle-même. Une fois la populace assemblée pour assister à l’agonie des martyrs, on se gardait de toute marque de pitié qui aurait pu adoucir son fanatisme. Le coupable n’était pas, comme dans les derniers temps de l’Inquisition espagnole, étranglé avant qu’on n’allumât les fagots ; l'invention de la poudre n’avait pas encore suggéré l’expédient moins humain qui consista plus tard à suspendre autour de son cou un sac de cet explosif, afin d’abréger ses tortures au moment où les flammes viendraient le lécher. Le malheureux était attaché vivant à un poteau qui dominait une pile de bois d’assez haut pour que les fidèles pussent observer tous les actes de la tragédie. De saints hommes l’accompagnaient jusqu’au bout, dans l’espoir d’arracher, si possible, son âme au Diable ; s’il n’était pas relaps, il pouvait encore, au dernier moment, sauver son corps. Mais jusque dans ces préparatifs suprêmes, nous voyons un exemple de la singulière inconséquence avec laquelle l’Église imaginait pouvoir éluder la responsabilité de ses meurtres. Les Frères qui accompagnaient la victime avaient défense expresse de l’exhorter â mourir sans résistance, ou à monter d’un pas ferme l’échelle qui conduisait au poteau fatal, ou à se remettre courageusement aux mains du bourreau ; car, en lui donnant ces conseils, ils pouvaient contribuer à hâter sa fin et, par suite, commettre une « irrégularité. » Édifiant scrupule, assurément, et bien placé dans l’esprit de gens qui avaient déjà accompli un meurtre judiciaire ! En général, on procédait à l’exécution un jour de fête, afin que la foule put être plus nombreuse et l’enseignement plus efficace ; pour empêcher le scandale, on imposait silence au patient, de crainte qu'il ne pût exciter dans le peuple des sentiments de pitié ou de sympathie.

Les détails secondaires nous sont connus par la relation d’un témoin oculaire qui assista à l’exécution de Jean Huss à Constance (1415). L’infortuné fut contraint de se placer debout sur un couple de fagots et solidement attaché avec des cordes à un gros poteau ; les cordes le serraient aux chevilles, sous les genoux, au-dessous des genoux, à l’aine, à la taille et sous les bras. On passa aussi une chaîne autour de son cou. Puis on s’aperçut qu’il était tourné vers l’est, ce qui n'était pas convenable pour un hérétique, et on le retourna face à l'ouest. Des fagots mêlés de paille lurent entassés autour de lui jusqu’à la hauteur de son menton. Alors le comte palatin Louis, qui surveillait l’exécution, s’approcha avec le maréchal de Constance et somma Huss une dernière fois de se rétracter. Sur son refus, ils se retirèrent et battirent des mains — signal pour les exécuteurs chargés d’allumer le bûcher. Quand le feu eut tout consumé, on procéda à la besogne révoltante qui consistait à détruire entièrement le corps carbonisé ; on le déchira en morceaux, on brisa les os, on jeta les fragments et les viscères dans un second feu de bûches. — Lorsqu’on pouvait craindre que les assistants ne conservassent des reliques du martyr, comme dans les cas d’Arnaud de Brescia, de quelques Franciscains Spirituels, de Huss, de Savonarole, on prenait grand soin, après l’extinction du feu, de recueillir les cendres et de les jeter dans l’eau courante.

Il y a quelque chose de grotesque et d’horrible dans le contraste entre cette exhibition finale de la méchanceté humaine et le froid calcul des dépenses qu'elle entraînait pour le pouvoir séculier. Dans les comptes d’Arnaud Assalit, nous trouvons le détail des frais de la crémation de quatre hérétiques à Carcassonne, le 24 avril 1323. Le voici :

Pour des gros bois

55

sols

6

deniers.

Pour des sarments

21

3

Pour de la paille

2

6

Pour quatre poteaux

10

9

Pour des cordes

4

7

Pour l'exécuteur, à 20 sols par tête

80

Total

8

livres

14

sols

7

deniers.

Soit un peu plus de deux livres par hérétique brûlé. Lorsque l’hérétique avait frustré ses bourreaux en mourant et que l’on prescrivait dd déterrer son corps ou ses ossements et de les brûler, la cérémonie était naturellement moins émouvante, mais on ne négligeait rien pour la rendre terrible. Dès 1237, un contemporain, Guillem Polisson, raconte comment lurent exhumés il Toulouse un grand nombre de nobles et d’autres défunts. Leurs ossements et leurs « cadavres puants » furent traînés par les rues, précédés d'un trompette proclamant Qui aytal fara, aytal périra[3] : enfin ils furent brûlés « en l'honneur de Dieu et de la bienheureuse Marie sa mère et du bienheureux Dominique son serviteur. » Cette procédure fut maintenue pendant toute la durée de l’Inquisition, bien qu’elle fut assez coûteuse. Nous voyons, par les comptes d’Assalit, qu’il en coûta 5 livres, 19 sols et 6 deniers, en 1323, pour déterrer les os de trois hérétiques, acheter un sac où les mettre, une corde pour serrer le sac, deux chevaux pour les trainer à la Grève et le combustible pour la crémation du lendemain (2).

Le bûcher était encore employé par l’Inquisition pour purger' un pays des écrits « pestilentiels et hérétiques » qui l’infectaient ; c’est ainsi qu’elle préludait à la censure de la presse, qui devint plus tard une partie importante de ses fondions. L'habitude de brûler des livres qui déplaisaient remontait à une antiquité respectable. Constantin, comme nous l’avons vu, exigea, sous peine de mort, qu'on livrât à ses agents tous les écrits ariens. En 435, Théodose II et Valentinien III ordonnèrent de brûler tous les livres nestoriens ; une autre loi menaçait de mort ceux qui ne livreraient pas les ouvrages des Manichéens. Justinien condamna la secundo editio, désignation sous laquelle les glossateurs reconnaissent le Talmud. Aux époques de barbarie qui suivirent, cette manière de réprimer les écarts de l’esprit humain fut naturellement peu appliquée ; cependant, en 680, le roi wisigoth Érivig défendit aux Juifs de lire des livres contraires à foi chrétienne, entre autres le Talmud. Dès que l’esprit humain se réveilla, on eut recours à des mesures plus actives. En 1210, lorsque l’Université de Paris était agitée par les erreurs d’Amaury, ordre fut donné de brûler les écrits de son collègue, David de Dinant, en même temps que la Physique et la Métaphysique d’Aristote, rendues responsables de l'hérésie. Nous avons déjà fait allusion à la crémation des traductions romanes des Écritures par Jayme Ier d’Aragon, aux canons du concile de Narbonne, en 1229, interdisant aux laïques de posséder une partie quelconque des Ecritures, à la crémation du livre de Guillaume de Saint-Amour De periculis. Les livres des Juifs, en particulier le Talmud, à cause de ses allusions blasphématoires au Sauveur et à la Vierge, étaient l'objet d’une haine particulière et l'Eglise n’épargna aucun effort pour les détruire. Au milieu du xn* siècle, Pierre le Vénérable se contenta d’étudier le Talmud et de dénoncer au mépris public quelques-unes des fantaisies étranges qui abondent dans ce curieux amalgame de sublime et de ridicule. Mais sa méthode de pure dialectique ne convenait pas au tempérament impatient du XIIIe e siècle, qui avait entrepris de traiter les mécréants avec plus de rigueur, et la persécution de la littérature juive suivit de près celles des Albigeois et des Vaudois, Elle fut provoquée par un juif converti nommé Nicolas de Rupella qui, vers 1236, appela l’attention de Grégoire IX sur les blasphèmes contenus dans les livres juifs, et, en particulier, dans le Talmud. Au mois de juin 1239, Grégoire écrivit aux rois d’Angleterre, de France, de Navarre, d’Aragon, de Castille, de Portugal, ainsi 555 qu’aux prélats de ces royaumes, ordonnant qu’au sabbat du prochain carême, tandis que les Juifs seraient assemblés dans leurs synagogues, tous leurs livres fussent saisis et livrés aux Frères Mendiants. Nous avons conservé une relation de l'examen auquel donna lieu, à Paris, la saisie de ces livres. On y voit combien il était facile de découvrir dans les écrits des Juifs bien des choses offensantes pour les oreilles pieuses, quoique les Rabbins, qui osèrent se présenter pour les défendre, lissent effort pour les expliquer tout autrement et contestassent l'existence de blasphèmes à l’adresse du Messie chrétien, de la Vierge et des Saints. La procédure traîna pendant des années, et la sentence ne fut prononcée que le 13 mai 1248. Aussitôt après, les Parisiens furent édifiés par la crémation publique de quatorze charretées de livres en une fois, suivie de la crémation de six autres. Mais le Talmud n’en continua pas moins à subsister. En 1255, S. Louis, dans ses instructions aux sénéchaux du Narbonnais, ordonna à nouveau la destruction de tous les exemplaires, ainsi que celle de tous livres contenant des blasphèmes. En 1267. Clément IV (Gui Foucoix) prescrivit à l’archevêque de Tarragone d’obliger le roi d'Aragon et ses seigneurs, sous peine d’excommunication, à faire livrer par les Juifs aux inquisiteurs leurs Talmuds et autres écrits. Ceux qui ne contenaient pas de blasphèmes devaient être restitués après examen, mais les autres seraient mis sous scellés et enfermés en lieu sûr. Alphonse le Sage de Castille se montra plus digne de son surnom si, comme on l’assure, il ordonna de traduire le Talmud, afin que le public pût juger de ses erreurs.

La résistance passive des Juifs rendit tous ces efforts inutiles. En 1299, Philippe le Bel dénonce la multiplication persistante des exemplaires du Talmud et prescrit à ses juges d'aider les inquisiteurs à les détruire. Dix ans après, en 1309, il est question de trois charretées de livres juifs qui furent brûlés publiquement à Paris. La vanité de toutes ces mesures résulte clairement d’une sentence prononcée par Bernard Gui lors de l’autodafé de 1319. Sous l’impulsion des inquisiteurs, les fonctionnaires royaux s’ôtaient de nouveau livrés à des recherches minutieuses et avaient réuni tous les exemplaires du Talmud sur lesquels ils avaient pu mettre la main. Des experts en langue hébraïque, commis à cet effet, en examinèrent attentivement le contenu ; puis, après une longue délibération entre inquisiteurs et légistes, on décida que ces livres, empilés dans deux charrettes, seraient promenés à travers les rues de Toulouse : les officiers du roi proclameraient hautement que leur suppression était le châtiment dû à leurs blasphèmes contre le Seigneur Jésus, sa Mère, la très sainte Vierge et le nom chrétien ; après quoi, ils seraient solennellement brûlés. Cet exemple de crémation de livres est le seul que l’on rapporte pendant la durée des fonctions de Bernard Gui et le fait qu’il fallut, en 1319, deux charrettes pour transporter les écrits condamnés, prouve que cette bibliothèque était le fruit de recherches prolongées et systématiques. Du reste, l’inquisiteur attachait beaucoup d’importance à la destruction de celte littérature juive. Ainsi, dans sa collection de formules, on en trouve une qui prescrit à tous les prêtres de publier, trois dimanches de suite, l’injonction de remettre a l’Inquisition tous les livres juifs, y compris les « Talamuz », sous peine d’excommunication. La guerre contre ce livre déteste continua. L’année d’après, en 1320, Jean XXII ordonna d’en saisir et d'en brûler tous les exemplaires. En 1109, Alexandre V cessa un instant de fulminer contre les papes, ses rivaux, pour réitérer la même injonction. On connaît la lutte que le Talmud provoqua lors de la Renaissance des lettres, avec Pfefferkorn et Reuchlin comme champions : malgré tous les efforts des humanistes, la destruction du Talmud fut décidée. En 1334 encore, Jules III renouvelle Tordre de l’Inquisition ; les Juifs sont sommés, sous peine de mort, de livrer tous leurs livres où le Christ est blasphémé, prescription qui fut incorporée dans la loi canonique et y subsiste jusqu’à ce jour. La censure de l’Inquisition ne se bornait pas à combattre les erreurs juives ; mais son activité dans d’autres domaines littéraires sera plus convenablement étudiée ailleurs[4].

 

Pendant que le lecteur a encore présente à l’esprit la procédure de l’Inquisition, il n’est pas inutile île jeter un coup d’œil sur quelques effets résultant de sa manière d'agir envers ceux qu’elle jugeait, qu’elle condamnait ou qu’elle acquittait.

Sur l’Eglise, les méthodes inventées ou préconisées par l’inquisition exercèrent une influence néfaste. Les tribunaux ecclésiastiques ordinaires les employèrent à l’égard des hérétiques et en trouvèrent bientôt la violence et l’arbitraire trop efficaces pour ne pas les étendre à d’autres matières rentrant dans leur juridiction. Dès 1317, Bernard Gui parle de la torture comme d'un usage courant devant les tribunaux spirituels et, protestant contre les restrictions des Clémentines, il demande pourquoi les droits des évêques seraient limités dans l’emploi de la torture contre les hérétiques, alors qu’ils peuvent en user librement envers d’autres accusés.

Ainsi habituée à une procédure impitoyable, l’Église devint de plus en plus dure et cruelle — de moins en moins chrétienne. Les plus mauvais papes du XIIe et du XIIIe siècle n’auraient pas osé scandaliser le monde par une exhibition comme celle où Jean XXII laissa éclater sa haine pour Hugues Gerold, évêque de Cahors. Jean était le fils d’un humble ouvrier de celte ville et il est possible qu’il ait nourri contre Hugues une vieille rancune. Ce qui est certain c’est que, devenu pape, il ne perdit pas un instant et se tourna avec rage contre son ennemi. Le 4 mai 1317, le malheureux prélat fut solennellement dégradé à Avignon et condamné à la prison perpétuelle. Mais cela ne suffisait pas. Sous prétexte qu’il aurait conspiré contre la vie du pape, Hugues fut livré au bras séculier et, au mois de juillet de la même année, il fut écorché vif, traîné dans cet état au bûcher et livré aux flammes.

Les choses allèrent si loin et les habitudes de violences bestiales devinrent telles qu’on vit des prélats, occupant les situations les plus hautes, vider leurs différends avec une férocité sauvage qui aurait fait honte à une bande de boucaniers. En 1385, six cardinaux furent accusés de conspirer contre Urbain VI ; le pontife, furieux, les fit saisir à leur sortie du Consistoire et jeter dans une citerne abandonnée du château de Nocera, où il résidait ; cette citerne était si étroite que le cardinal di Sangro, grand et corpulent, ne pouvait même pas s’y étendre. On appliqua à ces infortunés les méthodes mises en honneur par l’Inquisition. Tourmentés par la faim, par le froid, par lu vermine, ils étaient sollicités par les gens du pape, qui leur promettaient la grâce pour prix de leurs aveux. Sur leur refus, on soumit à la torture l’évêque d’Aquila et on lui extorqua une confession qui accusait les autres. Ceux-ci, ne voulant point s’avouer coupables, furent torturés à leur tour les jours suivants. Tout ce qu’on put obtenir du cardinal di Sangro, lut l’aveu désespéré qu’il souffrait justement, en punition des maux qu’il avait infligés, sur l’ordre du pape Urbain, à des archevêques, des évêques et d’autres prélats. Quand ce fut le tour du cardinal de Venise, Urbain confia la besogne à un ancien pirate, qu’il avait nommé Prieur de l’Ordre de Saint-Jean en Sicile, avec ordre d’appliquer la torture à la victime jusqu’à ce que le pape entendit ses hurlements. Le supplice dura depuis le matin jusqu’à l’heure du dîner ; pendant ce temps, le pape se promenait dans le jardin, sous la fenêtre de la chambre de torture, lisant son bréviaire à haute voix, de manière que le son de sa voix rappelât à l’exécuteur les instructions qu'il lui avait données. Mais c’est en vain que le pirate eut recours à l’estrapade et au chevalet ; bien que la victime fût âgée et malade, on ne put lui arracher que ce seul cri : « Christ a souffert pour nous ! » Les accusés furent gardés dans leur immonde prison jusqu’à ce qu’Urbain, assiégé dans Nocera par Charles de Durazzo, réussit à s’échapper avec ses victimes. Au cours de leur fuite, l’évêque d’Aquila, affaibli par la torture et monté sur un mauvais petit cheval, faisait de vains efforts pour suivre la troupe ; Urbain, embarrassé de ce trainard, le lit mettre à mort et laissa son corps sans sépulture sur la route. Les dix autres cardinaux, moins heureux, furent transportés par mer à Gènes et enfermés dans une geôle si infecte que les autorités de la ville, prises de pitié, supplièrent qu’on leur fil grâce. Le cardinal Adam Aston, un Anglais, fut mis en liberté sur les énergiques représentations de Richard II, mais les autres disparurent mystérieusement. Suivant les uns, le pape leur avait fait trancher la tête ; suivant d’autres, ils furent embarqués pour la Sicile et jetés à la mer pendant la traversée ; d'autres encore rapportent qu'ils furent ensevelis vivants dans un fossé rempli de chaux vive, creusé dans l’écurie même du pape. Le compétiteur d’Urbain, connu sous le nom de Clément VII, n’était pas moins sanguinaire. Alors qu’il était légat de Grégoire XI et s’appelait le Cardinal Robert de Genève, il se mit à la tête d’une bande de routiers pour appuyer les revendications territoriales du pape. Son exploit le plus notable fut l’horrible massacre de Cesena ; mais on peut rappeler, comme caractérisant aussi ce misérable, la menace qu'il fit aux citoyens de Bologne « de se laver les mains et les pieds dans leur sang. » Telle fut l’influence rétroactive de l'Inquisition sur l’Église, qui avait enfanté l’Inquisition pour mettre à mal les hérétiques. Quand Bernado et Galeazzo Visconti faisaient torturer et brûler à petit feu des ecclésiastiques, leur cruauté n’était pas inventive : c’était des leçons de l’Église elle-même qu’ils s’inspiraient.

L’influence de l’Inquisition s’exerça d'une façon plus pernicieuse encore sur la jurisprudence séculière. Elle se produisait à une époque où l’ancien ordre de choses tendait à disparaître, où les vieux usages des barbares, les ordalies, le duel judiciaire, la compensation pécuniaire tombaient en désuétude à la faveur du progrès général des intelligences, où un droit nouveau s’élaborait sous l’influence des lois romaines retrouvées, où la juridiction du seigneur féodal était rapidement absorbée par la juridiction de plus en plus étendue de la royauté. Tout le système judiciaire des monarchies européennes était en voie de transformation et le bonheur des générations futures allait dépendre du caractère des institutions nouvelles. Si, dans cette réorganisation, les pires errements de la jurisprudence impériale, notamment la procédure inquisitoriale et la torture, ont été adoptés non seulement avec ardeur, mais presque à titre exclusif ; si les garanties par lesquelles Home en avait restreint l’abus furent négligées, alors qu’on en exagérait à plaisir la malice ; si, enfin, ces usages révoltants devinrent et restèrent, pendant cinq siècles, les caractères essentiels de la jurisprudence criminelle de l’Europe— il faut sans hésiter attribuer ce scandale au fait que les pratiques en question avaient reçu la liante sanction de l'Eglise. Protégées par celte recommandation, elles pénétrèrent partout où pénétra l’Inquisition elle-même. En revanche, la plupart des nations auxquelles le Saint-Office fut épargné conservèrent leurs coutumes ancestrales et les développèrent d’une manière indépendante, constituant ainsi des coutumes nouvelles qui, aux yeux des modernes, sont certainement très rigoureuses, mais où l’on est du moins heureux de ne point trouver les usages atroces qui caractérisent, dans les pays à Inquisition, les errements de la procédure criminelle[5].

Tel est peut-être, de tous les fléaux que l’Inquisition a traînés à sa suite, le plus effroyable : jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, dans la plus grande partie de l’Europe, la procédure inquisitoriale, développée en vue de la destruction de l’hérésie, devint la méthode ordinaire dont on usait envers tous les accusés. Pour le juge laïque, l'accusé était un homme hors la loi, dont la culpabilité était toujours présumée et de qui l’on devait extorquer des aveux par ruse ou par force[6]. Même les témoins étaient traités de même. Le prisonnier qui avouait sous la pression de la torture était torturé de nouveau pour qu’il dénonçât « tous les autres délinquants » dont il pouvait avoir connaissance. Ainsi encore, le crime de « suspicion » fut emprunté à l'Inquisition par la pratique ordinaire ; l'accusé, s'il ne pouvait être convaincu d'un crime qu’on lui imputait, pouvait être puni pour en avoir été soupçonné, non certes de la peine légalement prévue, mais de quelque autre à la « discrétion » du juge. Comment dire l’accumulation de souffrances imméritées et cruelles qui ont été infligées de ce chef, jusqu’en notre siècle, à des êtres sans défense, misères dont la responsabilité remonte directement aux méthodes arbitraires et violentes de l’Inquisition, adoptées par les jurisconsultes qui fixèrent la jurisprudence criminelle de l'Europe continentale presque entière ? Ce système-là pouvait semblera juste titre l’invention du Diable et sir John Fortescue n’exagérait pas quand il le qualifiait ainsi : « La voie de l'Enfer[7] ».

 

FIN DU PREMIER VOLUME

 

 

 

 



[1] Dans un bref de 1234, adressé à l'archevêque de Sens, Grégoire IX ne se fit pas scrupule d'affirmer que l'Eglise avait le devoir de répandre le sang des hérétiques. — Heinrich Kaleyser était un célèbre docteur en théologie, et fut, dans la suite, inquisiteur de Cologne (Nider. Formicar. V, VIII).

[2] [Il ne faut pas croire que de pareilles choses s'impriment seulement en Espagne. M. l'abbé Douais, que le gouvernement français a fait évêque en 1899, écrivait en 1881 (Rev. des quest. histor., t. XXX, p. 400) : « Oui, vraiment, l’Eglise, en face des hérétiques, eut toujours le souci de la justice et de la charité ! » Trad.] — Von der Hardi, IV. 317-18.

[3] Quiconque en fera autant, périra de même.

[4] Dans la condamnation de Paris, en 1248, le Talmud seul est spécifié, bien que le rapport mentionne le commentaire de Salomon de Troyes et un ouvrage qui parait être le Toldos Jeschu, cette histoire du Christ qui excita si vivement la colère du chartreux Ramon Marti, dans son Pagio Fidei, comme celle des écrivains chrétiens postérieurs (cf. Wagenseil, Tela Ignea Satanæ, Altdorf, 1681). Personne ne peut lire cette singulière histoire de Jésus, écrite au point de vue juif, sans se demander avec surprise comment un seul exemplaire d’un pareil libelle a pu venir jusqu’à nous.

[5] J’ai traité assez longuement ce sujet dans un essai sur la torture (Superstition and force, 3e éd., 1878), et puis me dispenser d’entrer ici dans de plus amples détails. Ceux qui désireraient connaître la forme que revêtit, à des époques postérieures, la procédure inquisitoriale, peuvent consulter Brunnennann (Tractatus juridicus de Inquisitionis processu, 8e éd., Francfort, 1704), qui en fait remonter l'origine à la loi mosaïque (Deut. XIII. 12 ; XVII. 4) et la préfère de beaucoup à la procédure per accuscitionem. Au fait, un cas ou l'accusatio échouait ou menaçait d’échouer pouvait être repris ou continué par l'inquisitio (op. cit., cap. I. n° 2, 15-18). Cette méthode suppléait à toutes les lacunes et donnait au juge un pouvoir presque illimité de condamner. — Un édit de Milan, rendu en 1303, montre nettement comment le pouvoir civil fut conduit à adopter les abus de l'Inquisition. Les magistrats de cette ville reçoivent l’ordre d’employer la procédure inquisitoriale contre les malfaiteurs summarie et de plano sine strepitu et figura judicii, et de compléter leur défaut éventuel d’information ex certa scientia. (Antiq. Ducum Mediolan. Decreta, Milan, 1634, p. 188). En comparant cela à la jurisprudence milanaise de soixante ans antérieure, que nous avons citée dans un chapitre précédent, on verra avec quelle rapidité, dans ce court espace de temps, la force avait usurpé la place de la justice.

[6] [Cela s’est va même à la fin du XIXe siècle, dans des pays où les traditions de la procédure inquisitoriale ne sont restées que trop vivaces. — Note du trad.]

[7] Fortescue, de Laudibus Legum Anqliæ, cap. XXII. — En 1823 encore, un tribunal de La Martinique condamna un homme aux travaux forcés à perpétuité parce qu’il était <t violemment soupçonné d’être un sorcier (Isambert, Anc. loix françaises, XI, 253).