La
peine de mort, comme la confiscation, était une mesure à laquelle
l’Inquisition restait, en théorie, étrangère. Il lui suffisait d'avoir épuisé
tous ses efforts pour ramener l’hérétique dans le giron de l'Église ; s'il se
montrait obstiné, on si sa conversion était feinte, elle ne pouvait en faire
davantage. En tant que non-catholique, il n’était plus soumis à la juridiction
d’une Église qu’il désavouait et elle se trouvait dans la nécessité de le
déclarer hérétique en lui retirant sa protection. Anciennement, la sentence
n’était donc qu’une condamnation pour hérésie, accompagnée d'excommunication,
ou la simple déclaration que le coupable n’était plus considéré comme soumis
à la juridiction de l’Eglise. Parfois on ajoute qu’il est abandonné aux
tribunaux séculiers, qu’il est relâché, suivant l’euphémisme terrible qui
répondait à la fiction d'une mise en liberté marquant le terme de
l’intervention directe de l’Eglise. Avec le temps, les formules se
complétèrent ; on trouve alors souvent la remarque explicative que l’Église
ne peut plus rien pour effacer les fautes du coupable et son abandon au bras
séculier est accompagné de cette addition significative : debita
animadversione puniendum,
c’est-à-dire « afin qu’il soit puni comme il le mérite. » La formule
hypocrite par laquelle l’Inquisition adjurait les pouvoirs séculiers
d’épargner la vie et le corps du délinquant ne parait pas dans les anciennes
sentences et ne se généralisa jamais complètement. L’inquisiteur
Pegna ne fait pas difficulté d’admettre que cet appel à la clémence était
purement formel et il explique qu’on y avait seulement recours afin que les
inquisiteurs ne parussent point consentir à l’effusion du sang, ce qui eût
constitué une « irrégularité » canonique. L'Église veillait, d’ailleurs, à ce
que la nature de sa requête ne fut pas interprétée à contre- sens. Elle
enseignait que toute pitié était déplacée, à moins que l’hérétique ne se
convertit et ne témoignât de sa sincérité en dénonçant tous ses complices. La
logique impitoyable de S. Thomas d’Aquin établit avec évidence que l'autorité
séculière 11e pouvait se soustraire au devoir de mettre à mort les hérétiques
et qu’il fallait la tendresse sans bornes de l’Église pour qu’elle avertit
deux fois les criminels avant de les livrer à un juste châtiment. Les
inquisiteurs eux-mêmes n’éprouvaient pas de scrupules à cet égard et ne
cessèrent d’enseigner qu’un hérétique condamné par eux devait être mis à
mort. Ils en témoignaient, d’ailleurs, en prenant la précaution de ne pas
prononcer leurs sentences dans l’enceinte d’une église — qu’une condamnation
à mort eut profanée — mais sur la place publique, où se passait le dernier
acte de l’autodafé. Un de leurs docteurs du XIIIe siècle, copié par
Bernard Gui au XIVe, argumente ainsi : « Le but de l'Inquisition est la
destruction de l’hérésie. Or, l’hérésie ne peut être détruite sans que les
hérétiques le soient ; les hérétiques ne peuvent être détruits sans que les
défenseurs et fauteurs de l’hérésie le soient aussi, et cela peut s'opérer de
deux manières : par leur conversion â la vraie foi catholique ou par
l’incinération charnelle après abandon au bras séculier. » Au siècle suivant,
Fray Alonso de Spina observe qu’ils ne doivent pas être condamnés â
l’extermination sans deux avertissements, à moins, ajoute-t-il, qu’ils ne
menacent de troubler l’Église, auquel cas ils doivent être supprimés sans
délai ni examen. Imbus
de pareilles doctrines, les pouvoirs séculiers croyaient naturellement qu’en
brûlant les hérétiques ils ne faisaient qu’obéir aux ordres de l'Inquisition.
Dans une instruction adressée par Philippe le Bon de Bourgogne, le 9 novembre
1431, à ses officiers, pour qu'ils eussent à obéir au Frère Kaleyser, nommé inquisiteur de Lille et de Cambrai, il
est dit qu’un de leurs devoirs consiste à châtier les hérétiques « comme le
prescrira l’inquisiteur et suivant l’usage. » Les comptes des procureurs
royaux des encours mentionnent les frais des exécutions en Languedoc comme un
chapitre des dépenses de l’Inquisition, mises en regard des bénéfices des
confiscations ; ce n’étaient donc point des incidents ordinaires de la justice
criminelle, dont les frais devaient être imputés sur ses ressources normales,
mais des mesures prises pour le compte de l’Inquisition, dont les officiers
royaux étaient seulement les ministres. Sprenger n’hésitait pas à parler des
victimes « qu’il faisait brûler » — quas incinerari fecimus. En fait
l’Église considérait que c’étail un acte éminemment
pieux de brûler un hérétique et elle accordait indulgence plénière à ceux qui
portaient du bois au bûcher, acceptant ainsi toute responsabilité pour
l’exécution et prodiguant le trésor des « mérites de J.-C. » pour
stimuler la férocité du bas peuple. Dire que l’Église n’était pas responsable
de ces atrocités est un paradoxe tout à fait moderne. Au XVIe siècle encore,
le savant cardinal Albizio, répondant à Fra Paolo
au sujet du contrôle de l’Inquisition par la République de Venise,
s’exprimait ainsi : « Les inquisiteurs, en conduisant les procès, aboutissent
régulièrement à la sentence, et, si c’est une sentence de mort, elle est
immédiatement et nécessairement exécutée par le doge et Sénat[1]. » Nous
avons déjà vu que l'Église était responsable de la législation féroce qui
punissait l’hérésie de mort et qu’elle intervenait avec autorité pour annuler
toute loi séculière qui pût faire obstacle à l’application prompte et efficace
de la peine. De même, elle prenait des mesures sévères contre les magistrats
qui lui paraissaient faire preuve de relâchement ou de négligence dans
l’exécution des sentences portées par l’Inquisition. La croyance unanime à
cette époque était qu’en agissant ainsi elle ne faisait qu’accomplir ses
devoirs les plus élevés et les plus évidents, Boniface VIII ne fît que
formuler la pratiqué établie quand il incorpora dans le droit canonique la
provision qui enjoignait aux autorités séculières, sous peine
d’excommunication, de punir justement et promptement tous ceux qui leur
étaient livrés par les inquisiteurs. Ces derniers avaient ordre de procéder
contre les magistrats qui se montreraient récalcitrants, mais on leur
prescrivait de parler seulement de d’exécution des lois » sans faire mention
de la pénalité, toujours afin d’éviter l’ « irrégularité »
— et cela, bien que le seul châtiment de l’hérésie que l’Église jugeât à la
hauteur du crime fût la mise à mort sur le bûcher ! Même si un chef temporel
était excommunié et incapable d’accomplir légalement aucune autre fonction,
il n’était 537 pas exempt de l’obligation de punir les hérétiques, considérée
comme un devoir primant tous les autres. On trouva même des auteurs pour
affirmer que si un inquisiteur était obligé d’exécuter lui-même une sentence,
il ne commettrait pas, en le faisant, une « irrégularité ». Il ne
faudrait pas croire, d’après ces injonctions répétées, que le pouvoir
séculier témoignât de la répugnance à s’acquitter de son horrible besogne.
Les enseignements de l’Église avaient pénétré trop profondément les âmes pour
qu’un doute put J subsister au sujet de la légitimité de la répression. Comme
nous l’avons vu plus haut, les lois de tous les Etats de l’Europe
condamnaient les hérétiques à être brûlés vifs et même les Républiques libres
de l'Italie reconnaissaient en l'inquisiteur un juge dont les arrêts devaient
être aveuglement exécutés. Raymond de Toulouse
lui-même, dans l’accès de piété qui précéda sa mort, en 1240, lit brûler vifs
à Berlaiges, près d’Agen, quatre-vingts hérétiques
qui s’étaient confessés en sa présence, sans même leur laisser le temps de se
rétracter. A en juger par les sentences contemporaines de Bernard de Caux, il
est probable que si ces infortunés avaient été jugés par l’inquisiteur, aucun
d’eux n’aurait été condamné au bûcher comme impénitent. Tout aussi
significative, à cet égard, est l’accusation intentée par le maréchal de
Mirepoix contre le sénéchal de Carcassonne, parce que ce dernier avait
entrepris sur le droit du maréchal de brûler lui-même tous ceux de ses sujets
que l’Inquisition déclarait hérétiques. En 1269, le Parlement de Paris donna
raison a Mirepoix ; sur
quoi, le 18 mars 1270, le sénéchal permit que les ossements de sept hommes et
de trois femmes de ses domaines, récemment brûlés à Carcassonne, lui fussent
solennellement restitués en reconnaissance de ses droits. S’il était
impossible de retrouver ou d’identifier ces ossements, dix sacs remplis de
paille devaient être remis en leur lieu et place aux hommes du maréchal.
Chose incroyable, celte affreuse cérémonie eut lieu, en effet, deux jours
après, et le souvenir en lut conservé par un acte notarié. Or, bien que les
De Levis de Mirepoix s’enorgueillissent du titre de Maréchaux de la Foi,
on ne peut supposer que leur zèle, dans cette circonstance, fût simplement le
produit d’un fanatisme sanguinaire : en réalité, ce â quoi le
seigneur-justicier tenait pardessus tout, c’était à conserver l’intégralité
de sa juridiction. Une
querelle semblable s’éleva en 1309, lorsque le comte de Foix réclama le droit
de brûler l’hérésiarque cathare Jacques Autier, ainsi qu’une femme nommée Guillelma Cristola, condamnés
par Bernard Gui, parce qu’ils étaient ses su jets ; mais les officiers royaux
soutinrent le privilège de leur maître et il en résulta un litige qui était
encore pendant en 1326. Ile même encore, à Narbonne, il y eut une longue
dispute entre l’archevêque et le vicomte au sujet de la juridiction et
lorsque, en 1319, celui-ci, d'accord avec l’inquisiteur Jean de Beaune, « relâcha »
trois hérétiques, il réclama pour son tribunal le droit de les brûler. La
commune, représentant le vicomte, protesta et la querelle ne fut apaisée que
par le représentant du roi, qui intervint pour conduire lui-même l’opération.
Mais ce dernier eut grand soin de déclarer qu’il n’entendait ainsi porter
préjudice à aucune des parties et l’archevêque n’en continua pas moins de
réclamer contre ce qu’il considérait comme un empiètement sur ses droits. Si,
toutefois, pour une raison ou pour une outre, les autorités séculières
hésitaient à exécuter un hérétique, l’Eglise intervenait aussitôt de tout son
pouvoir pour les réduire à l’obéissance. Ainsi, après que la première
résistance eût été brisée à Toulouse et que l’Inquisition eût été réinstallée
dans cette ville, les inquisiteurs, en 1237, condamnèrent comme hérétiques
dix hommes et femmes ; sur quoi les consuls elle viguier refusèrent de « recevoir »
les condamnés, de confisquer leurs biens et de « faire d’eux ce qu’il est
d’usage de faire des hérétiques », autrement dit, de les brûler vifs.
Immédiatement, après s’être consultés avec l’évêque, l’abbé du Mas, le prévôt
de Saint Étienne et le prieur de La Daurade, les inquisiteurs excommunièrent
solennellement, dans la cathédrale de Saint Étienne, les fonctionnaires
récalcitrants. En 1288, Nicolas IV déplorait la négligence et le mauvais
vouloir dont témoignaient, en bien des villes, les autorités séculières,
cherchant à éviter l’exécution es arrêts de l’Inquisition ; le pape ordonnait
que les coupables fussent excommuniés et destitués de leurs charges, que
leurs communautés fussent mises en interdit. En 1458, à Strasbourg, le
bourgmestre, Hans Drachenfels, et ses collègues
refusèrent d’abord de faire brûler le missionnaire hussite Frédéric Reiser et
sa servante Anna Weiler ; mais l’Église cul raison de leur résistance et les
contraignit à exécuter la sentence. Trente ans après, en 1486, les magistrats
de Brescia refusaient de brûler certains sorciers des deux sexes condamnés
par l’Inquisition, à moins qu'on ne les autorisât à examiner la procédure.
Cette demande si honorable fut considérée comme un acte de rébellion. Des
jurisconsultes civils avaient, à la vérité, essayé de prouver que les
autorités séculières étaient en droit de voir les dossiers, mais les
inquisiteurs avaient réussi à faire écarter cette prétention. Innocent VIII
se hâta de déclarer que celle des magistrats de Brescia était injurieuse pour
la foi et ordonna qu’ils fussent excommuniés si, dans le délai de six jours,
ils n’exécutaient pas les condamnés, toute loi municipale contraire étant
déclarée nulle et sans effet. Une lutte plus grave se produisit en 1521,
lorsque l'Inquisition s'efforçait de purger les diocèses de Brescia et de Bergaine des sorcières qui étaient censées les infecter.
L’inquisiteur et les Ordinaires épiscopaux procédaient vigoureusement contre
ces malheureuses ; mais la seigneurie de Venise s’interposa et en appela à
Léon X, qui chargea son nonce à Venise de réviser les procès. Ce dernier
délégua ses pouvoirs à l’évêque de Justinopolis qui, accompagné de
l’inquisiteur et des Ordinaires, se rendit à la Valcamonica
de Brescia, où les prétendues hérétiques étaient en nombre et en condamna
plusieurs à être remises au bras séculier. Mécontent de ces procédés, le Sénat
de Venise défendit au gouverneur de Brescia d’exécuter ces sentences, ni de
permettre qu’elles fussent exécutées, ni de payer les frais des procédures ;
il devait envoyer le dossier à Venise et obliger l'évêque de Justinopolis de
comparaître devant le Sénat, ce qui eut lieu. L’indignation du pape ne connut
plus de bornes. Il assura énergiquement à l’inquisiteur et aux officiers
épiscopaux qu’ils avaient pleine et entière juridiction sur les coupables,
que leurs sentences devaient être exécutées sans révision ni examen ultérieur
et qu’ils étaient autorisés à faire valoir leurs droits par un libre usage
des censures ecclésiastiques. Mais l’esprit de l’époque penchait vers
l’indiscipline et Venise s’était toujours montrée indocile à l’égard du
Saint-Office. Nous verrons plus loin comment le Conseil des Dix maintint
obstinément sa thèse et affirma la supériorité de sa juridiction avec une
audace jusque-là sans exemple (1). Ce que
nous avons dit permet de juger à sa valeur cette assertion du plus récent
historien catholique de l’Inquisition : « L’Église ne prit aucune part
dans le châtiment corporel des hérétiques. Ceux qui périrent misérablement
furent simplement punis pour leurs crimes, condamnés par des juges investis
de la juridiction royale. L’histoire a conservé le souvenir des excès commis
par les hérétiques de Bulgarie, par les Gnosiques et les Manichéens, et la
peine capitale fut seulement infligée à des criminels qui avouaient des vols,
des assassinats et des violences. Les Albigeois furent traités avec une égale
indulgence... ; l’Eglise catholique déplora tous les actes de vengeance,
quelque forte que fût la provocation lancée par ces foules factieuses. » Voilà
comment on écrit l’histoire par ordre. En réalité, l’Eglise était si acharnée
à faire brûler les hérétiques qu’au concile de Constance, le 18e article
d’hérésie imputé à Jean Huss portait que, dans son traité De Ecclesia, il avait enseigné qu’aucun hérétique ne
devait être abandonné au bras séculier pour être puni de mort. Huss lui-même,
dans sa défense, admet qu’un hérétique qui ne pouvait être ramené par la
douceur devait souffrir une peine corporelle ; et quand on donna lecture,
d’un passage de son livre où ceux qui abandonnent un hérétique qui nie au
bras séculier sont comparés aux scribes et aux Pharisiens qui livrèrent Jésus
à Pilate, l’auguste assemblée éclata on protestations, au milieu desquelles
on entendit le cardinal Pierre d’Ailly s’écrier : « A la vérité, ceux qui ont
rédigé ces articles ont été très modérés, car les écrits de cet homme sont
abominables ![2] ». L’enseignement continu
de l’Église avait profondément convaincu les meilleurs de ses membres que
l’acte de brûler un hérétique ôtait d’une justice évidente et qu’une
réclamation en faveur de la tolérance était la plus damnable des hérésies.
Même le chancelier Gerson ne voyait pas qu’il y eût un autre parti à prendre
vis-à-vis de ceux qui adhéraient obstinément à l’erreur, fût-ce en des
matières qui, aujourd’hui, ne sont pas articles de foi. Le fait est que non
seulement l’Église définit la culpabilité et força le châtiment, mais qu’elle
créa le crime lui-même. Comme nous le verrons, sous Nicolas IV et Célestin V,
les Franciscains stricts étaient évidemment orthodoxes ; mais lorsque Jean
XXII eut stigmatisé comme hérétique la croyance que le Christ avait vécu dans
l’absolue pauvreté, il transforma les Franciscains en ennemis que les
fonctionnaires séculiers étaient contraints d’envoyer au bûcher, sous peine
d’être traités eux-mêmes en hérétiques. Ainsi,
sur la nécessité de brûler les hérétiques il y avait consentement universel :
ce consentement était le fruit de l’éducation donnée par l’Église aux
générations du moyen âge. Était hérétique quiconque confessait une croyance
hérétique, la défendait et refusait de la rétracter. A cet homme, obstiné et
impénitent, l’horrible supplice du feu convenait seul. Mais l’inquisiteur ne
cherchait pas à précipiter les choses. Abstraction faite du salut possible
d’une âme, un converti qui dénonçait ses complices était plus utile à
l’Église qu’un cadavre rôti ; aussi no ménageait-on pas les efforts pour
obtenir une rétractation. L’expérience avait montré que les zélotes avaient
souvent la soif du martyre et désiraient être brûlés promptement ;
l’inquisiteur n’avait, pas à se faire l’instrument de leurs désirs. Il savait
que l’ardeur du début cédait souvent à l’action du temps et des souffrances ;
il préférait donc garder l’hérétique obstiné dans une geôle, enchainé et
solitaire, pendant six mois ou un an, ne voyant que des théologiens et des
légistes qui devaient agir sur son esprit, ou sa femme et ses enfants, qui
pouvaient fléchir son cœur. C’est seulement lorsque tout avait été essayé en
vain qu’on le « relâchait ». Même alors, l’exécution était retardée d’un jour
pour qu’une rétractation put se produire, ce qui, d’ailleurs, arrivait
rarement, car ceux qui avaient résisté jusque-là étaient généralement
invincibles. Mais si, au dernier moment, l’obstination de l’hérétique cédait
et qu’il manifestât du repentir, on présumait que sa conversion était l’effet
de la crainte, non de la grâce, et on le laissait en prison jusqu’à sa mort.
Même sur le bûcher, les offres d’abjuration ne devaient pas être repoussées,
bien qu’il n’y eût pas, à cet égard, de règle formelle. Eymerich rapporte un
cas qui se produisit à Barcelone, où l’on brûlait trois hérétiques. L’un
d’eux, un prêtre, vaincu par l’horrible douleur, un côté de son corps déjà
grillé par le feu, cria qu'il voulait se rétracter. On l’enleva et on reçut
son abjuration : mais, quatorze ans après, on s’aperçut qu’il avait persévéré
dans son hérésie, qu’il l’avait même communiquée à d’autres, et on le brûla
en grande hâte. L’hérétique
impénitent qui préférait le martyre à l’apostasie n’était nullement la seule
victime marquée pour le bûcher. La législation séculière avait établi ce mode
de châtiment pour l’hérésie, mais en laissant à l’Église le soin de définir
ce qu’elle entendait par là. Or, la définition se trouva bientôt
singulièrement élargie. Là où les preuves étaient jugées suffisantes, le
refus d’avouer ne faisait qu’aggraver le crime. Il ne servait de rien à
l’accusé d’affirmer hautement ses sentiments orthodoxes : on en faisait un
hérétique malgré lui. Si deux témoins juraient qu’ils avaient vu un homme « adorer »
un hérétique Parfait, cela suffisait, le malheureux était perdu. Il en
était de même du contumace qui n’obéissait pas aux sommations de
l’Inquisition et de celui qui refusait de prêter serment. Alors même qu’il
n’y avait aucune preuve, la simple suspicion se transformait d’office en
hérésie au cas où le suspect ne pouvait pas se « purger » au moyen de
cojureurs et restait dans cette situation pendant un an. Dans les cas de
suspicion violente, le refus d’abjurer faisait, au bout d’un an, que le
suspect passait hérétique. Hérétique encore, et bon à brûler, celui qui
rétractait une confession extorquée, bref, le bûcher suppléait à toutes les
lacunes de la procédure inquisitoriale. C’était l’argument suprême, l’ultima ratio, et bien que nous n’ayons
pas beaucoup d’exemples d’exécutions motivées par les causes que nous venons
d'indiquer, il est incontestable que les menaces ainsi formulées étaient
d’une très grande utilité dans la pratique et que la terreur qu’elles
inspiraient arracha bien des confessions, vraies ou fausses, à des bouches
qui, sans cela, seraient restées closes. Il y
avait une autre catégorie de cas qui préoccupaient fortement les inquisiteurs
et pour lesquels leur procédure fut très lente à se fixer. Les innombrables
conversions forcées, obtenues parla geôle ou par la
crainte du l’eu, remplissaient les prisons et le pays de gens qui, au fond du
cœur, n’en restaient pas moins hérétiques. J’ai parlé plus haut de la police
toujours en éveil du Saint-Office, de l’espionnage continuel exercé sur les
convertis dont la libération n’était, en réalité, que conditionnelle et les
désignait tout particulièrement à la surveillance. Il était donc inévitable
que les relaps (ou prétendus tels) fussent très nombreux. Môme dans les
prisons, il était impossible d’isoler tous les captifs et l'on entend souvent
des plaintes sur les loups déguisés en brebis qui corrompent leurs compagnons
de captivité. Un homme dont la conversion solennelle avait été reconnue
mensongère ne pouvait plus jamais inspirer confiance. C’était un hérétique
incorrigible que l’Église désespérait de reconquérir. Toute pitié lui eut été
témoignée en pure perte : le bûcher le réclamait. Il faut dire cependant, à
l’éloge de l’Inquisition, quelle mit longtemps à faire passer dans la
pratique l’horrible théorie des relaps que nous allons exposer. Dès
1184, le décret de Vérone de Lucius III prescrit que tout relaps,
c’est-à-dire tout individu qui, après abjuration, est retombé dans la même
hérésie, sera livré aux tribunaux séculiers, sans même être entendu à
nouveau. L’édit de Ravenne de Frédéric II, en 1232, enjoint de mettre à
mort tous ceux qui, étant relaps, montrent que leur conversion n’a été qu’une
544 feinte pour échapper au châtiment de l’hérésie. En 1244, le concile de
Narbonne fait allusion au grand nombre de ces cas et, se conformant aux instructions
de Lucius III, ordonne que les coupables soient livrés sans nouveau procès.
Mais ces prescriptions implacables furent mal observées. En 1233, Grégoire IX
se contente de condamner les relaps, qu’il dit être nombreux, à la prison
perpétuelle. Par une seule sentence, en date du 19 février 1237, les
inquisiteurs de Toulouse condamnent à la prison perpétuelle dix-sept
hérétiques relaps. Raymond de Pennaforte, au concile de Tarragone, en 1242,
fait allusion à la diversité des opinions sur ce sujet et se prononce pour la
peine de la prison ; en 1240, le concile de Béziers, renouvelant des
instructions analogues, déclare qu’elles sont en harmonie avec les mandats
apostoliques. Il arrivait même qu’on ne poussait pas si loin la sévérité. En
1242, Pierre Cella se contenta de prescrire des pèlerinages et le port de
croix et, dans un cas de Florence, en 1245, nous voyons Fra Ruggieri Calcagni imposer seulement au délinquant une amende qui
ne paraît pas exagérée. Que
faire de cette multitude de faux convertis ? C’était là une affaire
embarrassante pour l’Église. Comme toujours, on résolut d’abord la difficulté
en laissant les choses à la discrétion des inquisiteurs. En réponse aux
questions du Saint Office lombard, le cardinal d'Albano, vers 1245, dit aux
inquisiteurs de prescrire les peines qui leur sembleraient convenables. En
1248, Bernard de Caux posa la même question à l’archevêque de Narbonne ; il
lui fut répondu que, d’après les instructions apostoliques, ceux qui
revenaient une seconde fois à l’Eglise, en toute humilité et obéissance,
pouvaient en être quittes pour la prison perpétuelle, mais que les rebelles
devaient être livrés au bras séculier. Dans la pratique, ce fut tantôt la
rigueur, tantôt l’indulgence qui l’emporta ; mais il est consolant de pouvoir
dire que, dans la grande majorité des cas, les inquisiteurs penchaient vers
la clémence. Même un inquisiteur aussi zélé que Bernard de Caux n’abusa pas
de la latitude qui leur était accordée à cet égard. Dans un registre de
sentences de 1246 à 1248, il y a soixante cas de relaps, dont aucun n’est
puni plus sévèrement que par la prison ; pour quelques-uns, ce n’est même pas
la prison perpétuelle. La même indulgence relative s’observe dans les
sentences rendues pendant les dix années qui suivirent, tant par Bernard que
par d’autres inquisiteurs. Toutefois, avec une seule exception, les manuels
de procédure qui datent de cette époque enseignent que le relaps doit
toujours être livré au bras séculier, et cela, sans avoir même été entendu.
L'exception que nous signalons est celle d’un compilateur d’après lequel le
relaps est tantôt punissable de la prison perpétuelle, tantôt du bûcher.
L’usurier relaps subissait la peine la plus légère. Le fait est qu’en Languedoc,
sous le régime créé par le Traité de Paris, le serment d’abjuration était
déféré tous les deux ans à tous les hommes âgés de plus de quatorze ans et à
toutes les filles ou femmes âgées de plus de douze ; tout acte subséquent
d’hérésie était donc, à proprement parler, une rechute. C’est peut-être ce
qui explique les hésitations des inquisiteurs de Toulouse. Il n’était évidemment
pas possible de brûler, sans les entendre, tous ceux qui, pour la première
fois, étaient suspectes d’hérésie ! Jean de
Saint-Pierre, collègue, puis successeur de Bernard de Caux, suivit son
exemple en condamnant toujours les relaps à la prison. Quand, après la mort
de Bernard, en 1252, Frère Renaud de Chartres se joignit à Jean, la même
règle continua d’être observée. Frère Renaud s’aperçut toutefois avec horreur
que les juges séculiers ne tenaient pas compte de la sentence adoucie et
brûlaient sans pitié les malheureuses victimes ; ils avaient déjà agi de la
sorte sous ses prédécesseurs. I.es autorités civiles alléguèrent, pour se
justifier, que l’on n’arriverait pas autrement à purger le pays des
hérétiques et que l’indulgence favoriserait la renaissance de l’hérésie.
Renaud comprit qu'il ne pouvait pas, comme ses prédécesseurs, fermer les yeux
sur ces cruautés. Il s’adressa donc à Alphonse de Poitiers, l’avertissant
qu’il se proposait de soumettre l’affaire au pape et qu’en attendant la
réponse de Rome il protégerait ses 546 prisonniers contre la brutale violence
des fonctionnaires séculiers. La
réponse du pape ne nous est pas parvenue, mais il y a tout lieu de croire que
le pontife approuvait la barbarie des fonctionnaires d'Alphonse plutôt que la
mansuétude de Renaud. C’est vers celte époque, en effet, que Rome prescrivit
nettement l’abandon de tous les relaps au bras séculier. Je n’ai pu découvrir
la date exacte de cette décision. En 1251, dans un cas très grave de double
relapse à Milan. Innocent IV se contente d'ordonner une destruction de
maisons et des pénitences publiques ; mais, dès 1258, l'abandon des relaps au
bras séculier est mentionné par Alexandre IV comme une pratique
irrévocablement fixée — peut-être à la suite même de la consultation de
Renaud. La féroce décision de Rome semble avoir surpris les inquisiteurs qui,
pendant plusieurs années, ne cessèrent de demander au Saint-Siège comment
elle pouvait se concilier avec la maxime universellement admise que l’Église
ne refuse jamais de recevoir dans son giron ses enfants égarés. A cela on
répondait, avec une hypocrisie caractéristique, que l’Église n’était
nullement fermée aux relaps qui se repentaient, car ils pouvaient recevoir
les sacrements, même sur le bûcher, —mais qu’ils ne devaient pas, pour cela,
échapper à la mort. Ainsi motivée, la décision pontificale fut incorporée
dans la loi canonique et forma un article de la doctrine orthodoxe dans la
Somme de saint Thomas d’Aquin. En pareil cas, la promesse des sacrements
était souvent formulée dans la sentence même et la victime était toujours
accompagnée jusqu’au bûcher par de saintes gens qui s’efforçaient de sauver
son âme. On conseille, d’ailleurs, à l’inquisiteur de ne pas manifester son
zèle de cette manière, car on redoute, non sans raison, que sa vue
n’endurcisse les cœurs au lieu de les attendrir. Bien
que la discrétion des inquisiteurs continuât à s’exercer en ces matières et
qu’ils n’envoyassent pas tous les relaps au bûcher, il n’en est pas moins
certain que le crime vrai ou supposé de rechute ne soit devenu, dès lors, la
cause la plus fréquente des exécutions. Les hérétiques assoiffés de martyre
étaient relativement rares, mais il y avait beaucoup d’âmes faibles qui ne
pouvaient renoncer en conscience aux erreurs 547 qu’elles avaient une fois
chéries et qui espéraient vainement, après avoir échappé une fois à la mort,
pouvoir cacher plus aisément leur faute. Tout cela donna une importance
nouvelle à la définition légale du crime de relapse et provoqua mille
controverses et subtilités. Il devint nécessaire de déterminer avec quelque
précision, alors que le coupable ne pouvait même pas se faire entendre, le
degré de culpabilité inhérente au premier crime et au second, dont la somme
justifiait la condamnation pour impénitence. Là où la culpabilité elle-même
était si souvent impalpable et indémontrable, la lâche de la mesurer n’était
évidemment pas facile. Il y
avait des cas où un premier procès avait simplement établi une suspicion sans
preuve et il semblait dur de condamner un homme à mort, pour une seconde
offense présumée, quand il n’avait pas été convaincu de la première. Hésitant
devant cette énormité, les inquisiteurs s’adressèrent à Alexandre IV, qui
leur fit une réponse très nette. Quand la suspicion avait été violente,
dit-il, on devait « par une sorte de fiction légale », la considérer comme la
preuve légale de la culpabilité, et l’accusé devait être condamné en
conséquence. Quand la suspicion avait été légère, il devait être puni plus
sévèrement que pour une première faute, mais sans qu’on lui appliquât
l’intégralité des peines portées contre les relaps. D’ailleurs, les preuves
requises pour établir la seconde offense étaient des plus faibles ; il
suffisait d’avoir entretenu des rapports avec un hérétique ou de lui avoir
témoigné quelque amitié. Celte décision fut réitérée par Alexandre et par ses
successeurs, avec une insistance qui prouve combien les faits ainsi visés
prêtaient à controverse ; mais la règle de la condamnation des relaps finit
par être incorporée dans le droit canonique et devint la loi inaltérable de
l’Église. Les auteurs, à l’exception de Zanghino, s’accordent à dire qu’en
pareil cas il n’y a pas de place pour la pitié. D’autres
difficultés s’élevaient autour de certaines fautes qui présentaient un
caractère de gravité moindre. Ainsi l’on se demandait comment il fallait
traiter le fauteur relaps. Le concile de Narbonne (1244) opina qu’on devait l’envoyer au
pape afin qu’il lui demandât l’absolution et reçut de lui une pénitence ;
mais ce moyen parut trop compliqué. Pendant la période moyenne de
l’Inquisition, les auteurs, y compris Bernard Gui, tout en ne prescrivant pas
d’abandonner le coupable au bras séculier, recommandent de lui infliger une
pénitence sévère pour inspirer une salutaire terreur aux autres. Mais, vers
la fin du XIVe siècle, Eymerich estime que le fauteur relaps doit être livré
au bras séculier sans avoir même été entendu. En droit strict, ceux
qui avaient été publiquement accusés d’hérésie devaient, s'il y avait
récidive, être traités de même ; mais cela parut si exorbitant qu’Eymerich
proposa de soumettre les cas de ce genre à l’appréciation du Saint-Siège. Il y
avait une autre catégorie de délinquants qui causèrent de grands ennuis aux
inquisiteurs et pour lesquels il était bien difficile de fixer des règles
invariables — ceux qui échappaient des prisons ou négligeaient d’accomplir
les pénitences qu'on leur avait imposées. En théorie, tous les pénitents
étaient des convertis à la vraie foi, qui acceptaient joyeusement la
pénitence comme leur seul espoir de salut éternel. Donc, en la rejetant
ensuite, ils prouvaient que leur conversion était feinte, ou que leur âme
inconstante était revenue à ses anciennes erreurs. Par suite, dès le début,
ces rebelles furent considérés comme relaps. En 1248, le concile de Valence
prescrivit qu’ils eussent le bénéfice d’un premier avertissement, après quoi,
s’ils persistaient à désobéir, ils devaient être traités comme des hérétiques
endurcis ; celte décision est parfois indiquée par la sentence même, dans une
formule qui menace du sort réservé aux hérétiques parjures et impénitents
celui qui négligerait les observances imposées. Toutefois, en 1260 encore,
Alexandre IV semble embarrassé de prescrire une règle applicable à ces cas et
se contente de parler vaguement d’excommunication, de réimposition des
peines, avec l’aide des autorités séculières en cas de besoin. Vers la môme
époque, Gui Foucoix se prononce pour la peine de mort, par la raison que la
négligence en question serait une marque d’hérésie impénitente ; mais Bernard
Gui estimait cela excessif et conseillait de remettre les coupables à la
discrétion de l’inquisiteur. Des deux offenses les plus fréquentes étaient le
rejet des croix jaunes et l’évasion. La première n’a jamais été, que je
sache, punie de mort, bien qu’elle entraînât des peines assez sévères pour
inspirer la terreur d'une récidive. Quant à l’évasion, les inquisiteurs de la
dernière période soutenaient que c’était un crime capital : le prisonnier
évadé était un hérétique relaps et devait être brûlé vil' sans procès. —-
Quelques jurisconsultes étaient d’avis qu’un converti qui ne dénonçait pas
tous les hérétiques à sa connaissance, après avoir juré de le faire, était un
relaps ; cela encore est considéré comme excessif par Bernard Gui. Le refus
absolu d’accomplir une pénitence était, naturellement, le signe d’une hérésie
obstinée et conduisait tout droit au bûcher. Ces cas étaient d'ailleurs
rares, car la pénitence n'était imposée qu’à ceux qui s’étaient confessés,
qui avaient sollicité la réconciliation ; il y a cependant l’exemple d’une
femme qui, dans la dernière moitié du XVe siècle, fut condamnée à une pénitence
par l’Inquisition de Carthagène, refusa de s’y soumettre et fut brûlée vive. Malgré
cette extension de la peine de mort, je suis convaincu que le nombre des
victimes qui périrent sur le bûcher est bien moindre qu’on ne l’imagine
ordinairement. Le fait de briller vif, de propos délibéré, une créature
humaine, simplement parce qu’elle croit autrement que nous, est d’une
atrocité si dramatique et d’une horreur si poignante qu’on a fini par y voir
le trait essentiel de l’activité de l'Inquisition. Il est donc nécessaire de
faire observer que, parmi les modes de répression employés à la suite de ses
sentences, le bûcher fut relativement le moins usité. Les documents de celle
époque de misères ont en grande partie disparu et il n’est plus possible
aujourd’hui de dresser des statistiques ; mais si elles existaient, je crois
qu’on gérait surpris de rencontrer si peu d’exécutions par le feu, au milieu
de tant d’autres peines plus ou moins cruelles. Il faut savoir, en pareille
matière, se garder des exagérations qui sont familières à la plupart des
écrivains. Personne, assurément, ne soupçonnera le savant Dom Priai de
légèreté ou de prévention ; et cependant, dans sa Préface au tome XXI du Recueil
des Historiens des Gaules (p. XXIII), il cite comme digne de foi une
assertion d’après laquelle Bernard Gui, pendant qu'il était inquisiteur à
Toulouse (1308-1323), fit brûler six cent
trente-sept hérétiques. Or, comme nous l’avons vu, ce chiffre est celui de
l’ensemble des sentences prononcées par ce tribunal dans le laps de temps
indiqué, et, de ces sentences, quarante seulement entrainaient la mort, soixante-sept
prescrivaient l’exhumation et la crémation des ossements d’hérétiques
défunts. — Autre exemple. Pas un inquisiteur n’a laissé une réputation plus
grande d’activité et de zèle que Bernard de Caux, qui combattit l’hérésie
alors qu’elle était encore dans toute sa violence. Bernard Gui l’appelle le marteau
des hérétiques, il le qualifie de saint homme et plein de Dieu, «
admirable dans sa vie, admirable dans sa doctrine, admirable dans
l’extirpation de l’hérésie. » Il fit des miracles de son vivant et, en 1281,
vingt-huit ans après sa mort, on retrouva son corps intact, sauf l’extrémité
du nez — signe évident de pureté et de sainteté —. Un pareil homme ne pouvait
être soupçonné d’indulgence envers les hérétiques. Or, dans le registre de
ses sentences, de 1246 à 1248, il n’y a pas un seul cas d’un coupable — si l’on
excepte les contumaces, toujours estimés hérétiques — qui ait été livré par
lui au bras séculier. Assurément, les contumaces ainsi condamnés pouvaient
être brûlés par la justice séculière ; mais, dans la pratique, ils pouvaient
aussi se sauver en faisant leur soumission, ce dont le registre en question
offre un frappant exemple. Il n’y avait pas, à Toulouse, d’hérétique plus
dangereux qu’Alaman de Roaix. Il appartenait à l’une des plus nobles familles
de la ville, qui fournit à l’Église hérétique — où l’on soupçonnait Alaman de
tenir le rang d’évêque — un grand nombre de recrues. En 1229, le légat Romano
l’avait condamné à faire croisade en Terre Sainte ; il jura d’obéir et n'en
fit rien. En 1237, les premiers inquisiteurs, Guillem Arnaud et Étienne de
Saint-Thibéry, s’occupèrent à nouveau de lui ; il protégeait activement les
hérétiques, répandait l’hérésie, dépouillait, blessait et tuait des prêtres
et des clercs. Celle fois, ils le condamnèrent par défaut. Il devint un faydit, un proscrit, vivant l’épée à la main et
exerçant le brigandage aux dépens des orthodoxes. Aucun cas plus grave
d’hérésie obstinée et de contumace persistance ne pouvait être imaginé ; et
cependant, quand Alaman reconnut ses erreurs, le 16 janvier 1248, se
convertit et sollicita une pénitence, vingt ans après sa première conversion,
il fut seulement condamné à la prison perpétuelle. — Cela se passait, il est
vrai, dans les premiers temps de l’Inquisition. En
fait, comme nous l’avons déjà dit, les inquisiteurs se préoccupaient bien
plus d’obtenir des conversions, avec les dénonciations et les confiscations
subséquentes, que d’augmenter la liste des martyrs. Un bûcher, allumé de
temps en temps, maintenait parmi les populations une terreur jugée salutaire.
En faisant brûler quarante individus dans l’espace de quinze ans, Bernard Gui
réussit à écraser les dernières convulsions du Catharisme, à tenir en échec
les Vaudois et à réprimer le zèle intempestif des Franciscains Spirituels.
Les véritables armes du Saint-Office, ses armes efficaces, comme aussi les
fléaux qu’il déchaîna sur les populations, furent les geôles infectes, les
confiscations en masse, les pénitences humiliantes, enfin la police invisible
grâce à laquelle il paralysait l’esprit et le cœur de tout homme assez
infortuné pour tomber une fois entre ses mains. Quelques
mots suffiront sur le sujet répugnant de l’exécution elle-même. Une fois la
populace assemblée pour assister à l’agonie des martyrs, on se gardait de
toute marque de pitié qui aurait pu adoucir son fanatisme. Le coupable
n’était pas, comme dans les derniers temps de l’Inquisition espagnole, étranglé
avant qu’on n’allumât les fagots ; l'invention de la poudre n’avait pas
encore suggéré l’expédient moins humain qui consista plus tard à suspendre
autour de son cou un sac de cet explosif, afin d’abréger ses tortures au
moment où les flammes viendraient le lécher. Le malheureux était attaché
vivant à un poteau qui dominait une pile de bois d’assez haut pour que les
fidèles pussent observer tous les actes de la tragédie. De saints hommes
l’accompagnaient jusqu’au bout, dans l’espoir d’arracher, si possible, son
âme au Diable ; s’il n’était pas relaps, il pouvait encore, au dernier
moment, sauver son corps. Mais jusque dans ces préparatifs suprêmes, nous
voyons un exemple de la singulière inconséquence avec laquelle l’Église
imaginait pouvoir éluder la responsabilité de ses meurtres. Les Frères qui
accompagnaient la victime avaient défense expresse de l’exhorter â mourir
sans résistance, ou à monter d’un pas ferme l’échelle qui conduisait au
poteau fatal, ou à se remettre courageusement aux mains du bourreau ; car, en
lui donnant ces conseils, ils pouvaient contribuer à hâter sa fin et, par
suite, commettre une « irrégularité. » Édifiant scrupule, assurément, et bien
placé dans l’esprit de gens qui avaient déjà accompli un meurtre judiciaire !
En général, on procédait à l’exécution un jour de fête, afin que la foule put être plus nombreuse et l’enseignement plus efficace ;
pour empêcher le scandale, on imposait silence au patient, de crainte qu'il
ne pût exciter dans le peuple des sentiments de pitié ou de sympathie. Les
détails secondaires nous sont connus par la relation d’un témoin oculaire qui
assista à l’exécution de Jean Huss à Constance (1415). L’infortuné fut contraint de
se placer debout sur un couple de fagots et solidement attaché avec des
cordes à un gros poteau ; les cordes le serraient aux chevilles, sous les
genoux, au-dessous des genoux, à l’aine, à la taille et sous les bras. On passa
aussi une chaîne autour de son cou. Puis on s’aperçut qu’il était tourné vers
l’est, ce qui n'était pas convenable pour un hérétique, et on le retourna
face à l'ouest. Des fagots mêlés de paille lurent entassés autour de lui
jusqu’à la hauteur de son menton. Alors le comte palatin Louis, qui
surveillait l’exécution, s’approcha avec le maréchal de Constance et somma
Huss une dernière fois de se rétracter. Sur son refus, ils se retirèrent et
battirent des mains — signal pour les exécuteurs chargés d’allumer le bûcher.
Quand le feu eut tout consumé, on procéda à la besogne révoltante qui
consistait à détruire entièrement le corps carbonisé ; on le déchira en
morceaux, on brisa les os, on jeta les fragments et les viscères dans un
second feu de bûches. — Lorsqu’on pouvait craindre que les assistants ne
conservassent des reliques du martyr, comme dans les cas d’Arnaud de Brescia,
de quelques Franciscains Spirituels, de Huss, de Savonarole, on prenait grand
soin, après l’extinction du feu, de recueillir les cendres et de les jeter
dans l’eau courante. Il y a
quelque chose de grotesque et d’horrible dans le contraste entre cette
exhibition finale de la méchanceté humaine et le froid calcul des dépenses
qu'elle entraînait pour le pouvoir séculier. Dans les comptes d’Arnaud
Assalit, nous trouvons le détail des frais de la crémation de quatre
hérétiques à Carcassonne, le 24 avril 1323. Le voici :
Soit un
peu plus de deux livres par hérétique brûlé. Lorsque l’hérétique avait
frustré ses bourreaux en mourant et que l’on prescrivait dd déterrer son
corps ou ses ossements et de les brûler, la cérémonie était naturellement
moins émouvante, mais on ne négligeait rien pour la rendre terrible. Dès 1237,
un contemporain, Guillem Polisson, raconte comment lurent exhumés il Toulouse
un grand nombre de nobles et d’autres défunts. Leurs ossements et leurs «
cadavres puants » furent traînés par les rues, précédés d'un trompette
proclamant Qui aytal fara,
aytal périra[3] : enfin ils furent brûlés « en
l'honneur de Dieu et de la bienheureuse Marie sa mère et du bienheureux
Dominique son serviteur. » Cette procédure fut maintenue pendant toute la
durée de l’Inquisition, bien qu’elle fut assez
coûteuse. Nous voyons, par les comptes d’Assalit, qu’il en coûta 5 livres, 19
sols et 6 deniers, en 1323, pour déterrer les os de trois hérétiques, acheter
un sac où les mettre, une corde pour serrer le sac, deux chevaux pour les trainer
à la Grève et le combustible pour la crémation du lendemain (2). Le
bûcher était encore employé par l’Inquisition pour purger' un pays des écrits
« pestilentiels et hérétiques » qui l’infectaient ; c’est ainsi qu’elle
préludait à la censure de la presse, qui devint plus tard une partie
importante de ses fondions. L'habitude de brûler des livres qui déplaisaient
remontait à une antiquité respectable. Constantin, comme nous l’avons vu,
exigea, sous peine de mort, qu'on livrât à ses agents tous les écrits ariens.
En 435, Théodose II et Valentinien III ordonnèrent de brûler tous les livres
nestoriens ; une autre loi menaçait de mort ceux qui ne livreraient pas les
ouvrages des Manichéens. Justinien condamna la secundo editio,
désignation sous laquelle les glossateurs reconnaissent le Talmud. Aux
époques de barbarie qui suivirent, cette manière de réprimer les écarts de
l’esprit humain fut naturellement peu appliquée ; cependant, en 680, le roi
wisigoth Érivig défendit aux Juifs de lire des
livres contraires à foi chrétienne, entre autres le Talmud. Dès que l’esprit
humain se réveilla, on eut recours à des mesures plus actives. En 1210,
lorsque l’Université de Paris était agitée par les erreurs d’Amaury, ordre
fut donné de brûler les écrits de son collègue, David de Dinant, en même
temps que la Physique et la Métaphysique d’Aristote, rendues responsables de l'hérésie.
Nous avons déjà fait allusion à la crémation des traductions romanes des
Écritures par Jayme Ier d’Aragon, aux canons du concile de Narbonne, en 1229,
interdisant aux laïques de posséder une partie quelconque des Ecritures, à la
crémation du livre de Guillaume de Saint-Amour De periculis.
Les livres des Juifs, en particulier le Talmud, à cause de ses allusions
blasphématoires au Sauveur et à la Vierge, étaient l'objet d’une haine
particulière et l'Eglise n’épargna aucun effort pour les détruire. Au milieu
du xn* siècle, Pierre le Vénérable se contenta
d’étudier le Talmud et de dénoncer au mépris public quelques-unes des
fantaisies étranges qui abondent dans ce curieux amalgame de sublime et de
ridicule. Mais sa méthode de pure dialectique ne convenait pas au tempérament
impatient du XIIIe e siècle, qui avait entrepris de traiter les mécréants
avec plus de rigueur, et la persécution de la littérature juive suivit de
près celles des Albigeois et des Vaudois, Elle fut provoquée par un juif
converti nommé Nicolas de Rupella qui, vers 1236,
appela l’attention de Grégoire IX sur les blasphèmes contenus dans les livres
juifs, et, en particulier, dans le Talmud. Au mois de juin 1239, Grégoire
écrivit aux rois d’Angleterre, de France, de Navarre, d’Aragon, de Castille,
de Portugal, ainsi 555 qu’aux prélats de ces royaumes, ordonnant qu’au sabbat
du prochain carême, tandis que les Juifs seraient assemblés dans leurs
synagogues, tous leurs livres fussent saisis et livrés aux Frères Mendiants.
Nous avons conservé une relation de l'examen auquel donna lieu, à Paris, la
saisie de ces livres. On y voit combien il était facile de découvrir dans les
écrits des Juifs bien des choses offensantes pour les oreilles pieuses, quoique
les Rabbins, qui osèrent se présenter pour les défendre, lissent effort pour
les expliquer tout autrement et contestassent l'existence de blasphèmes à
l’adresse du Messie chrétien, de la Vierge et des Saints. La procédure traîna
pendant des années, et la sentence ne fut prononcée que le 13 mai 1248.
Aussitôt après, les Parisiens furent édifiés par la crémation publique de
quatorze charretées de livres en une fois, suivie de la crémation de six
autres. Mais le Talmud n’en continua pas moins à subsister. En 1255, S. Louis,
dans ses instructions aux sénéchaux du Narbonnais, ordonna à nouveau la
destruction de tous les exemplaires, ainsi que celle de tous livres contenant
des blasphèmes. En 1267. Clément IV (Gui Foucoix) prescrivit à l’archevêque
de Tarragone d’obliger le roi d'Aragon et ses seigneurs, sous peine
d’excommunication, à faire livrer par les Juifs aux inquisiteurs leurs
Talmuds et autres écrits. Ceux qui ne contenaient pas de blasphèmes devaient
être restitués après examen, mais les autres seraient mis sous scellés et
enfermés en lieu sûr. Alphonse le Sage de Castille se montra plus digne de
son surnom si, comme on l’assure, il ordonna de traduire le Talmud, afin que
le public pût juger de ses erreurs. La résistance
passive des Juifs rendit tous ces efforts inutiles. En 1299, Philippe le Bel
dénonce la multiplication persistante des exemplaires du Talmud et prescrit à
ses juges d'aider les inquisiteurs à les détruire. Dix ans après, en 1309, il
est question de trois charretées de livres juifs qui furent brûlés
publiquement à Paris. La vanité de toutes ces mesures résulte clairement
d’une sentence prononcée par Bernard Gui lors de l’autodafé de 1319.
Sous l’impulsion des inquisiteurs, les fonctionnaires royaux s’ôtaient de
nouveau livrés à des recherches minutieuses et avaient réuni tous les
exemplaires du Talmud sur lesquels ils avaient pu mettre la main. Des experts
en langue hébraïque, commis à cet effet, en examinèrent attentivement le
contenu ; puis, après une longue délibération entre inquisiteurs et légistes,
on décida que ces livres, empilés dans deux charrettes, seraient promenés à
travers les rues de Toulouse : les officiers du roi proclameraient hautement
que leur suppression était le châtiment dû à leurs blasphèmes contre le
Seigneur Jésus, sa Mère, la très sainte Vierge et le nom chrétien ; après
quoi, ils seraient solennellement brûlés. Cet exemple de crémation de livres est
le seul que l’on rapporte pendant la durée des fonctions de Bernard Gui et le
fait qu’il fallut, en 1319, deux charrettes pour transporter les écrits
condamnés, prouve que cette bibliothèque était le fruit de recherches
prolongées et systématiques. Du reste, l’inquisiteur attachait beaucoup
d’importance à la destruction de celte littérature juive. Ainsi, dans sa
collection de formules, on en trouve une qui prescrit à tous les prêtres de
publier, trois dimanches de suite, l’injonction de remettre a l’Inquisition tous les livres
juifs, y compris les « Talamuz », sous
peine d’excommunication. La guerre contre ce livre déteste continua. L’année
d’après, en 1320, Jean XXII ordonna d’en saisir et d'en brûler tous les
exemplaires. En 1109, Alexandre V cessa un instant de fulminer contre les
papes, ses rivaux, pour réitérer la même injonction. On connaît la lutte que
le Talmud provoqua lors de la Renaissance des lettres, avec Pfefferkorn et Reuchlin comme champions : malgré tous les
efforts des humanistes, la destruction du Talmud fut décidée. En 1334 encore,
Jules III renouvelle Tordre de l’Inquisition ; les Juifs sont sommés, sous
peine de mort, de livrer tous leurs livres où le Christ est blasphémé,
prescription qui fut incorporée dans la loi canonique et y subsiste jusqu’à
ce jour. La censure de l’Inquisition ne se bornait pas à combattre les
erreurs juives ; mais son activité dans d’autres domaines littéraires sera
plus convenablement étudiée ailleurs[4]. Pendant
que le lecteur a encore présente à l’esprit la procédure de l’Inquisition, il
n’est pas inutile île jeter un coup d’œil sur quelques effets résultant de sa
manière d'agir envers ceux qu’elle jugeait, qu’elle condamnait ou qu’elle acquittait. Sur
l’Eglise, les méthodes inventées ou préconisées par l’inquisition exercèrent
une influence néfaste. Les tribunaux ecclésiastiques ordinaires les
employèrent à l’égard des hérétiques et en trouvèrent bientôt la violence et
l’arbitraire trop efficaces pour ne pas les étendre à d’autres matières
rentrant dans leur juridiction. Dès 1317, Bernard Gui parle de la torture
comme d'un usage courant devant les tribunaux spirituels et, protestant contre
les restrictions des Clémentines, il demande pourquoi les droits des évêques
seraient limités dans l’emploi de la torture contre les hérétiques, alors
qu’ils peuvent en user librement envers d’autres accusés. Ainsi
habituée à une procédure impitoyable, l’Église devint de plus en plus dure et
cruelle — de moins en moins chrétienne. Les plus mauvais papes du XIIe et du XIIIe
siècle n’auraient pas osé scandaliser le monde par une exhibition comme celle
où Jean XXII laissa éclater sa haine pour Hugues Gerold, évêque de Cahors.
Jean était le fils d’un humble ouvrier de celte ville et il est possible
qu’il ait nourri contre Hugues une vieille rancune. Ce qui est certain c’est
que, devenu pape, il ne perdit pas un instant et se tourna avec rage contre
son ennemi. Le 4 mai 1317, le malheureux prélat fut solennellement dégradé à
Avignon et condamné à la prison perpétuelle. Mais cela ne suffisait pas. Sous
prétexte qu’il aurait conspiré contre la vie du pape, Hugues fut livré au
bras séculier et, au mois de juillet de la même année, il fut écorché vif,
traîné dans cet état au bûcher et livré aux flammes. Les
choses allèrent si loin et les habitudes de violences bestiales devinrent
telles qu’on vit des prélats, occupant les situations les plus hautes, vider
leurs différends avec une férocité sauvage qui aurait fait honte à une bande
de boucaniers. En 1385, six cardinaux furent accusés de conspirer contre
Urbain VI ; le pontife, furieux, les fit saisir à leur sortie du
Consistoire et jeter dans une citerne abandonnée du château de Nocera, où il
résidait ; cette citerne était si étroite que le cardinal di Sangro, grand et
corpulent, ne pouvait même pas s’y étendre. On appliqua à ces infortunés les
méthodes mises en honneur par l’Inquisition. Tourmentés par la faim, par le
froid, par lu vermine, ils étaient sollicités par les gens du pape, qui leur
promettaient la grâce pour prix de leurs aveux. Sur leur refus, on soumit à
la torture l’évêque d’Aquila et on lui extorqua une confession qui accusait
les autres. Ceux-ci, ne voulant point s’avouer coupables, furent torturés à
leur tour les jours suivants. Tout ce qu’on put obtenir du cardinal di
Sangro, lut l’aveu désespéré qu’il souffrait justement, en punition des maux
qu’il avait infligés, sur l’ordre du pape Urbain, à des archevêques, des
évêques et d’autres prélats. Quand ce fut le tour du cardinal de Venise,
Urbain confia la besogne à un ancien pirate, qu’il avait nommé Prieur de
l’Ordre de Saint-Jean en Sicile, avec ordre d’appliquer la torture à la
victime jusqu’à ce que le pape entendit ses
hurlements. Le supplice dura depuis le matin jusqu’à l’heure du dîner ;
pendant ce temps, le pape se promenait dans le jardin, sous la fenêtre de la
chambre de torture, lisant son bréviaire à haute voix, de manière que le son
de sa voix rappelât à l’exécuteur les instructions qu'il lui avait données.
Mais c’est en vain que le pirate eut recours à l’estrapade et au chevalet ;
bien que la victime fût âgée et malade, on ne put lui arracher que ce seul
cri : « Christ a souffert pour nous ! » Les accusés furent gardés dans leur
immonde prison jusqu’à ce qu’Urbain, assiégé dans Nocera par Charles de
Durazzo, réussit à s’échapper avec ses victimes. Au cours de leur fuite,
l’évêque d’Aquila, affaibli par la torture et monté sur un mauvais petit
cheval, faisait de vains efforts pour suivre la troupe ; Urbain, embarrassé
de ce trainard, le lit mettre à mort et laissa son corps sans sépulture sur
la route. Les dix autres cardinaux, moins heureux, furent transportés par mer
à Gènes et enfermés dans une geôle si infecte que
les autorités de la ville, prises de pitié, supplièrent qu’on leur fil grâce.
Le cardinal Adam Aston, un Anglais, fut mis en liberté sur les énergiques
représentations de Richard II, mais les autres disparurent mystérieusement.
Suivant les uns, le pape leur avait fait trancher la tête ; suivant d’autres,
ils furent embarqués pour la Sicile et jetés à la mer pendant la traversée ;
d'autres encore rapportent qu'ils furent ensevelis vivants dans un fossé
rempli de chaux vive, creusé dans l’écurie même du pape. Le compétiteur
d’Urbain, connu sous le nom de Clément VII, n’était pas moins sanguinaire.
Alors qu’il était légat de Grégoire XI et s’appelait le Cardinal Robert de
Genève, il se mit à la tête d’une bande de routiers pour appuyer les
revendications territoriales du pape. Son exploit le plus notable fut
l’horrible massacre de Cesena ; mais on peut rappeler, comme caractérisant
aussi ce misérable, la menace qu'il fit aux citoyens de Bologne « de se laver
les mains et les pieds dans leur sang. » Telle fut l’influence rétroactive de
l'Inquisition sur l’Église, qui avait enfanté l’Inquisition pour mettre à mal
les hérétiques. Quand Bernado et Galeazzo Visconti faisaient torturer et brûler à petit
feu des ecclésiastiques, leur cruauté n’était pas inventive : c’était des
leçons de l’Église elle-même qu’ils s’inspiraient. L’influence
de l’Inquisition s’exerça d'une façon plus pernicieuse encore sur la
jurisprudence séculière. Elle se produisait à une époque où l’ancien ordre de
choses tendait à disparaître, où les vieux usages des barbares, les ordalies,
le duel judiciaire, la compensation pécuniaire tombaient en désuétude à la
faveur du progrès général des intelligences, où un droit nouveau s’élaborait
sous l’influence des lois romaines retrouvées, où la juridiction du seigneur
féodal était rapidement absorbée par la juridiction de plus en plus étendue
de la royauté. Tout le système judiciaire des monarchies européennes était en
voie de transformation et le bonheur des générations futures allait dépendre
du caractère des institutions nouvelles. Si, dans cette réorganisation, les
pires errements de la jurisprudence impériale, notamment la procédure
inquisitoriale et la torture, ont été adoptés non seulement avec ardeur, mais
presque à titre exclusif ; si les garanties par lesquelles Home en avait
restreint l’abus furent négligées, alors qu’on en exagérait à plaisir la
malice ; si, enfin, ces usages révoltants devinrent et restèrent, pendant
cinq siècles, les caractères essentiels de la jurisprudence criminelle de
l’Europe— il faut sans hésiter attribuer ce scandale au fait que les
pratiques en question avaient reçu la liante sanction de l'Eglise. Protégées
par celte recommandation, elles pénétrèrent partout où pénétra l’Inquisition
elle-même. En revanche, la plupart des nations auxquelles le Saint-Office fut
épargné conservèrent leurs coutumes ancestrales et les développèrent d’une
manière indépendante, constituant ainsi des coutumes nouvelles qui, aux yeux
des modernes, sont certainement très rigoureuses, mais où l’on est du moins
heureux de ne point trouver les usages atroces qui caractérisent, dans les
pays à Inquisition, les errements de la procédure criminelle[5]. Tel est
peut-être, de tous les fléaux que l’Inquisition a traînés à sa suite, le plus
effroyable : jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, dans la plus grande partie de
l’Europe, la procédure inquisitoriale, développée en vue de la destruction de
l’hérésie, devint la méthode ordinaire dont on usait envers tous les accusés.
Pour le juge laïque, l'accusé était un homme hors la loi, dont la culpabilité
était toujours présumée et de qui l’on devait extorquer des aveux par ruse ou
par force[6]. Même les témoins étaient
traités de même. Le prisonnier qui avouait sous la pression de la torture
était torturé de nouveau pour qu’il dénonçât « tous les autres délinquants »
dont il pouvait avoir connaissance. Ainsi encore, le crime de « suspicion » fut
emprunté à l'Inquisition par la pratique ordinaire ; l'accusé, s'il ne
pouvait être convaincu d'un crime qu’on lui imputait, pouvait être puni pour
en avoir été soupçonné, non certes de la peine légalement prévue, mais de
quelque autre à la « discrétion » du juge. Comment dire l’accumulation de
souffrances imméritées et cruelles qui ont été infligées de ce chef, jusqu’en
notre siècle, à des êtres sans défense, misères dont la responsabilité
remonte directement aux méthodes arbitraires et violentes de l’Inquisition,
adoptées par les jurisconsultes qui fixèrent la jurisprudence criminelle de
l'Europe continentale presque entière ? Ce système-là pouvait semblera juste
titre l’invention du Diable et sir John Fortescue n’exagérait pas quand il le
qualifiait ainsi : « La voie de l'Enfer[7] ». FIN DU PREMIER VOLUME
|
[1]
Dans un bref de 1234, adressé à l'archevêque de Sens, Grégoire IX ne se fit pas
scrupule d'affirmer que l'Eglise avait le devoir de répandre le sang des
hérétiques. — Heinrich Kaleyser était un célèbre
docteur en théologie, et fut, dans la suite, inquisiteur de Cologne (Nider. Formicar. V, VIII).
[2]
[Il ne faut pas croire que de pareilles choses s'impriment seulement en
Espagne. M. l'abbé Douais, que le gouvernement français a fait évêque en 1899,
écrivait en 1881 (Rev. des
quest. histor.,
t. XXX, p. 400) : « Oui, vraiment, l’Eglise, en face des hérétiques, eut
toujours le souci de la justice et de la charité ! » Trad.] — Von der Hardi,
IV. 317-18.
[3]
Quiconque en fera autant, périra de même.
[4]
Dans la condamnation de Paris, en 1248, le Talmud seul est spécifié, bien que
le rapport mentionne le commentaire de Salomon de Troyes et un ouvrage qui
parait être le Toldos Jeschu,
cette histoire du Christ qui excita si vivement la colère du chartreux Ramon
Marti, dans son Pagio Fidei,
comme celle des écrivains chrétiens postérieurs (cf. Wagenseil,
Tela Ignea Satanæ,
Altdorf, 1681). Personne ne peut lire cette singulière histoire de Jésus,
écrite au point de vue juif, sans se demander avec surprise comment un seul
exemplaire d’un pareil libelle a pu venir jusqu’à nous.
[5]
J’ai traité assez longuement ce sujet dans un essai sur la torture
(Superstition and force, 3e éd., 1878), et puis me dispenser d’entrer ici dans
de plus amples détails. Ceux qui désireraient connaître la forme que revêtit, à
des époques postérieures, la procédure inquisitoriale, peuvent consulter Brunnennann (Tractatus juridicus
de Inquisitionis processu,
8e éd., Francfort, 1704), qui en fait remonter l'origine à la loi mosaïque (Deut. XIII. 12 ; XVII. 4) et la préfère de beaucoup
à la procédure per accuscitionem. Au fait, un
cas ou l'accusatio échouait ou menaçait
d’échouer pouvait être repris ou continué par l'inquisitio
(op. cit., cap. I. n° 2, 15-18). Cette méthode
suppléait à toutes les lacunes et donnait au juge un pouvoir presque illimité
de condamner. — Un édit de Milan, rendu en 1303, montre nettement comment le
pouvoir civil fut conduit à adopter les abus de l'Inquisition. Les magistrats
de cette ville reçoivent l’ordre d’employer la procédure inquisitoriale contre
les malfaiteurs summarie et de plano sine strepitu et figura judicii,
et de compléter leur défaut éventuel d’information ex certa
scientia. (Antiq. Ducum
Mediolan. Decreta, Milan,
1634, p. 188). En comparant cela à la jurisprudence milanaise de soixante ans antérieure, que nous avons citée dans un
chapitre précédent, on verra avec quelle rapidité, dans ce court espace de
temps, la force avait usurpé la place de la justice.
[6]
[Cela s’est va même à la fin du XIXe siècle, dans des pays où les traditions de
la procédure inquisitoriale ne sont restées que trop vivaces. — Note du trad.]
[7]
Fortescue, de Laudibus Legum
Anqliæ, cap. XXII. — En 1823 encore, un tribunal
de La Martinique condamna un homme aux travaux forcés à perpétuité parce qu’il
était <t violemment soupçonné d’être un sorcier (Isambert, Anc. loix françaises, XI, 253).