CE n'est pas une question de savoir si, du temps de l'Empire, les actes diurnaux ou journaux se répandaient dans toute l'étendue de la domination romaine : il suffit, pour s'en convaincre, d'ouvrir Pline l'ancien, Suétone et Tacite. Pline y avait lu, au 3 des ides d'avril de l'an 748 de Rome[1], c'est-à-dire à la vingt-septième année du gouvernement d'Auguste, qu'un certain Crispinus Hilarus de Fésules était venu sacrifier au temple de Jupiter Capitolin avec ses neuf enfants, vingt-sept petits-fils, vingt-neuf arrières-petits-fils, huit petites-filles. Il y avait lu, et il répète, sans indiquer la date, qui est certainement aussi de l'époque impériale, que Félix, cocher de la faction rouge, ayant été mis sur le bûcher, un de ses partisans se jeta dans les flammes, et que la faction opposée, afin d'atténuer ce qu'il y avait là de trop glorieux pour sa rivale, prétendit que cet homme avait été enivré par les parfums de la pompe funèbre[2]. Il dit ailleurs que, de son temps (c'était dans son enfance, sous Tibère), les actes du peuple romain avaient raconté[3] que lorsque Titius Sabinus fut condamné à mort avec ses esclaves, le chien d'un de ceux-ci le suivit à la prison, aux gémonies, et jusque dans le Tibre, où il s'efforça de soutenir sur l'eau le corps de son maître : il paraît que les journaux du peuple romain ne s'accordaient pas toujours ; car Dion, qui les avait souvent consulté, raconte tout cela du chien de Sabinus lui-même[4]. Pline convient aussi que les actes pouvaient mentir, et qu'il est permis de douter, malgré leur témoignage, que, l'an 800, sous la censure de Claude, le phénix fût venu dans Rome annoncer le nouveau siècle[5]. Solin n'aurait pas dû copier dans les actes de la ville ce récit comme certain[6], et affirmer qu'on exposa le phénix en public dans le comitium. Il est plus digne de foi lorsqu'il rapporte le consulat de l'année suivante à la deux cent septième olympiade, d'après des actes publics[7] qui ne sont peut-être point les journaux. Suétone, qui cite les actes du sénat pour le don que Létorius fit à l'État du lieu où Auguste était né[8], pour quelques accusés que dénonçait Tibère et que le sénat ne craignit point d'absoudre[9], allègue les actes du peuple pour les trois lettres inventées par Claude, et qui, oubliées après lui, se retrouvaient dans les journaux de son temps[10]. Le goût de Suétone pour l'histoire anecdotique a dû le faire recourir à cette autorité populaire bien plus souvent qu'il ne l'a dit., Tacite surtout, moins par le penchant de son esprit que par le besoin d'approfondir les annales des Césars, parait avoir soigneusement compulsé ces recueils familiers de matériaux historiques : il y avait trouvé des documents sur les funérailles de Germanicus[11], sur l'amphithéâtre construit en bois par Néron dans le champ de Mars[12] ; et il nous apprend avec quelle avidité les actes diurnaux étaient lus dans les provinces, dans les armées, lorsqu'il nous montre l'accusateur de Thraséa lui imputant à crime et l'absence de son nom dans tous les honneurs décernés à Néron par le sénat, et la curiosité maligne de ceux qui cherchent en vain ce nom dans les journaux du peuple romain[13]. Nous aurons tout à l'heure, quand il s'agira de retrouver la forme de ces journaux, à extraire de Pétrone un récit qui semble attester en effet que plusieurs des sujets de Néron se les faisaient lire pendant leur repas[14]. Les femmes aussi les lisaient sans doute ; M. Böttiger[15] s'autorise, pour le croire, d'un vers de Juvénal qui ne prouve rien de semblable : Cupient et in acta referri[16]. Il aurait pu citer de préférence un autre vers de ce poète, Longi relegit transversa diurni[17], quoique diurnum paraisse s'y rapporter, comme il le dit lui-même[18], au compte rendu chaque jour par les esclaves. Il aurait pu s'appuyer surtout d'un passage de Sénèque : Aucune femme rougit-elle du divorce, depuis que les femmes les plus illustres comptent leurs années, non par les consuls, mais par le nombre de leurs maris ? Jadis on craignait cet éclat, parce qu'il était rare ; aujourd'hui que tous les actes ont au moins un divorce, on s'accoutume à faire ce que tous les jours on entend dire[19]. Encore cette phrase semble-t-elle regarder les actes de l'état civil, dont il sera bientôt parlé. Un autre texte de Sénèque désigne mieux les journaux publics : Je ne fais point, dit-il, enregistrer mes bienfaits dans les actes, beneficium in acta non mitto[20] ; quoiqu'on puisse l'entendre aussi des actes ou comptes particuliers, comme en d'autres endroits, où il s'exprime à peu près de même[21]. S'il s'agit réellement des actes de la ville, c'est une preuve que l'an connaissait déjà cet usage qui veut que chacun lise ses vertus dans la gazette, nt que nul bienfait ne soit perdu, au moins pour la vanité. Il paraît difficile que les journaux ne soient pas indiqués dans ce portrait que fait le premier Sénèque d'un homme qui, discret mal à propos, vient vous lire la gazette à l'oreille, acta in aurem legere[22], et non pas tegere : membre de phrase resté incorrect, parce qu'il n'avait pas été compris. Sous Trajan, les acclamations du sénat en l'honneur du prince sont transcrites tout au long dans les actes publics par ordre du sénat même : In publica acta, dit Pline le jeune, mittenda censuistis[23]. Jusqu'alors on ne donnait cette publicité complète qu'aux Discours des princes. Les grandes causes continuaient d'être analysées dans ce répertoire des faits de chaque jour. Le même Pline, qui demande qu'on lui envoie une copie des actes de Rome[24], rappelle à Tacite, dont il veut faire l'historien de sa gloire, que les actes publics ont parlé de sa conduite dans la cause de la Bétique contre Massa Bébius[25]. Plus tard, les anciens journaux des premiers temps de l'Empire n'étaient pas encore oubliés. Dion Cassius raconte, certainement d'après ses propres recherches, que l'orgueil de Livie lui avait suggéré l'idée de faire insérer dans les mémoires publics[26] les noms de tous les sénateurs et des hommes même du peuple qui avaient été admis le matin à l'honneur de la saluer. C'est ce qu'il raconte ensuite d'Agrippine, mère de Néron[27]. Au témoignage du même historien, Tibère, qui dut comprendre ce genre de documents dans les soins qu'il prit pour la conservation des anciens titres historiques[28], faisait écrire ou écrivait lui-même dans ces recueils publics de nouvelles[29], mais pour y consigner ce qu'on avait dit contre lui, quelquefois même ce qu'on n'avait pas dit, et se préparer ainsi des prétextes de se venger. Tibère, comme Dion l'atteste aussi[30], n'y laissait d'ailleurs publier que ce qu'il voulait. A son exemple Domitien, dit encore Dion dans les fragments de Peiresc[31], défendit d'inscrire dans les actes[32] les noms de ceux qu'il fit périr après la révolte d'Antonius en Germanie, quoique leurs têtes fussent par son ordre exposées dans le forum. Cette publication, aisément constatée dès les premiers Césars, se retrouve après les Antonins. Si Vulcatius Gallicanus put en extraire les acclamations du sénat en l'honneur de la clémence de Marc-Aurèle[33], Lampride atteste, sur l'autorité de Marius Maximus, que c'était pour Commode un plaisir insolent de faire raconter par le journal de Rome toutes ses cruautés et toutes ses infamies[34]. Mais bientôt il extrait du même journal, comme par un juste retour, les célèbres imprécations contre l'indigne fils de Marc-Aurèle[35]. De là viennent aussi, dans l'abrégé d'Aurélius Victor, les cris de reconnaissance qui accompagnèrent les honneurs rendus à la mémoire de Pertinax[36]. C'est encore d'après ce journal qu'ont été transcrites les acclamations du sénat pour Alexandre Sévère[37] ; celles qui saluent l'avènement des Gordiens[38], de Maxime et Balbin[39], de Claude II[40], de Tacite[41], de Probus[42] ; celles qui précèdent et sanctionnent, l'an 438 de notre ère, la promulgation du code Théodosien[43] : acclamations que l'on publiait ainsi dans les actes depuis Trajan[44], et que les chrétiens imitèrent, avec des redoublements non moins réguliers constatés aussi par leurs actes[45], dans l'exaltation des papes et l'ordination des évêques, dans les formules des litanies, dans les vœux et les anathèmes des conciles. Vopiscus cite à la gloire d'Aurélien un long extrait du neuvième livre des Actes, par Acholius, officier du palais de Valérien[46] : c'était peut-être dans le recueil de Mucien pour les derniers temps du gouvernement consulaire[47], une compilation formée d'anciens journaux. Le même Vopiscus déclare, au début de sa vie de Probus, que ses écrits historiques sont en partie composés sur les journaux dit sénat et du peuple[48]. Telle fut à peu pris l'unique source de l'histoire pour les faibles imitateurs de Suétone. Les ouvrages de Tacite lui-même sont talés, dans quelques manuscrits, Actorum ou Actionum diurnalium historiœ Augustœ libri[49], titre presque semblable à celui du recueil d'Acholius : tant l'usage avait prévalu d'appeler de ce nom tous les récits, les plus sublimes comme les plus humbles, les plus simples nouvelles du jour comme les tableaux les plus dignes de l'histoire ! Aucune discussion n'a donc pu s'élever entre les hommes instruits sur l'existence des journaux publics au temps de l'Empire romain, et même depuis le premier consulat de César, l'an de Rome 694, date qui semble indiquée, pour la naissance de ce genre d'écrits, par un passage assez ambigu de Suétone[50]. Mais des savants d'une autorité respectable ont prétendu que l'usage n'en avait point commencé plus tôt. C'est là une opinion moins certaine, que je vais soumettre à un nouvel examen dans la première partie de ce mémoire. Et comme, parmi les preuves dont je me servirai pour essayer de la combattre, je ne comprendrai point, malgré d'autres témoignages non moins graves, de prétendus fragments d'actes diurnaux qui remonteraient jusqu'à l'an 585 de Rome, il sera juste d'employer la seconde partie à faire voir pourquoi ils doivent être désormais exclus de toute recherche sur un point d'antiquité. Ces deux questions, peut-être parce que la critique moderne y a peu songé, paraissent encore indécises. La première, celle de l'époque plus ou moins ancienne où a commencé la publication journalière des actes, a donné lieu, de notre temps, aux mêmes incertitudes que dans les trois derniers siècles. Quant à la seconde, celle qui regarde ces fragments d'actes qu'on a fait passer pour anciens, Christophe Sax a dit, même après le jugement de Wesseling qui les avait condamnés : Ampliandum esse existimo[51] ; et on les a, de nos jours encore, allégués comme authentiques. Puisque j'entreprends d'examiner de nouveau l'une et l'autre partie de la controverse, il faut bien que j'avoue qu'il m'a semblé, que, sur l'une et l'autre, après une longue suite d'hésitations, d'hypothèses confuses et vagues, de grandes autorités pour et contre, une étude plus attentive et plus complète des textes pouvait conduire à une solution. |
[1] Pline, VII, 11 : In actis temporum divi Augusti invenitur, duodecimo consulatu ejus, Lucioque Sulla collega, a. d. III idus aprilis, etc.
[2] Pline, VII, 54.
[3] Pline, VIII, 6 : In nostro œvo actis populi romani testatum, Appio Junio et P. Silio coss., etc.
[4] Dion Cassius, LVIII, 1.
[5] Pline, X, 2. Voyez aussi Tacite, Annales, VI, 28.
[6] Solin, XXXIII, 14 : Quod gestum... actis edam urbi continetur.
[7] Solin, I, 29 : Consulatu eorum Olympias septima et ducentesima actis publicis annotata est.
[8] Suétone, Auguste, c. 5.
[9] Suétone, Tibère, c. 73.
[10] Suétone, Claude, c. 41 : In plerisque libris ac diurnis, ou peut-être, selon la correction de Muret, in plerisque libris actorum diurnis.
[11] Tacite, Annales, III, 3 : Matrem Antoniam non apud auctores rerum, non diurna actorum scriptura, reperio ullo insigni officio functam, quum... ceteri... nominatim perscripti sint.
[12] Tacite, Annales, XIII, 31 : Quum ex dignitate populi romani repertum sit, res illustres annalibus, talla diurnis urbis actis mandare.
[13] Tacite, Annales, XVI, 22 : Diurna populi romani per provincias, per exercitus curatius leguntur, ut noscatur quid Thrasea non fecerit.
[14] Pétrone, Satiricon, c. 53.
[15] Dans une note de Sabine, p. 294 de la trad. fr.
[16] Juvénal, II, 136.
[17] Juvénal, VI, 483.
[18] Juvénal, VI, p. 155.
[19] Sénèque, de Benef., III, 16 : Quia vero nulla sine divortio acta sunt, quod sœpe audiebant, facere didicerunt.
[20] Sénèque, de Benef.,
II, 10.
[21] Sénèque, de Benef., I, 2 : Nemo beneficia in kalendario scribit. Épître 14 : Kalendarium versat, fit ex domino procurator. Ép. 87 : Quia magnus kalendarii liber volvitur. Et plus haut : Beneficia, nam hæc quoque jam expensa fertis.
[22] Sénèque le père, Controv., 9. On lit tegere dans l'édition de Deux-Ponts, p. 151.
[23] Pline, Panégyrique, c. 75.
[24] Pline, Epist., IX, 15 : Nobisque sic rusticis urbana acta perscribe.
[25] Pline, Epist., VII, 33 : Quum sit in publicis actis.
[26] Dion, LVII, 12.
[27] Dion, LX, 33.
[28] Dion, LVII, 16.
[29] Dion, LVII, 23. Voyez Suétone, Tibère, c. 66.
[30] Dion, LVII, 21.
[31] Dion, LXVII, 11.
[32] Dion, LXVII, 11.
[33] Vulcat. Gallicanus, Avid. Cass.,
c. 13.
[34] Lampride, Commode, c. 15.
[35] Lampride, Commode, c. 18.
[36] Aur. Victor, Epitomé, c. 18. Voyez Dion, LXXIV, 5.
[37] Lampride, Sévère, c. 6 : Ex actis urbis a. d. pridie nonas manias. Sur cette date, qui répond au 6 mars 222 ou 223, voyez Tillemont, Histoire des empereurs, t. III, p. 472.
[38] Jul. Capitolin, Maximin., c. 16.
[39] Jul. Capitolin, Max. et Balb., c. 2.
[40] Trébellius Pollion, Claude, c. 4.
[41] Vopiscus, Tacite, c. 4.
[42] Vopiscus, Probus, c. 11, etc.
[43] Gesta in senatu urbis Romœ de recipiendo codice Theodosiano, à la tête de ce code, avec la signature suivante pour copie conforme : Fl. Laurencio, exceptor amplissimi senatus.
[44] Voyez Ferrari, Antiq. rom. de Grévius, t. VI, p. 51, 135 ; Simon, Mém. de l'Acad. des Inscript., t. I, p. 115. D'autres dissertations de Acclamationibus veterum, par J. Schlemm, Iéna, 1665 ; par God. Michahelles, Altdorf, 1752, etc., n'ont rien ajouté aux recherches de Ferrari.
[45] Entre autres preuves de ces journaux chrétiens, il suffit d'indiquer, dans St.-Augustin, la lettre 213e (al. 110), qui n'est que la copie des actes ecclésiastiques d'Hippone pour le 26 septembre 426 ; les actes (gesta) de sa Conférence avec l'évêque arien Maximinus, Collatio cum Maximin, et beaucoup d'autres actes semblables.
[46] Vopiscus, Aurelian., c. 12 : Libro Actorum nono.
[47] Tacite, Dial. de Oratorib., c. 37 : Undecim, ut opinor, Actorum libris.
[48] Vopiscus, Probus, c. 2 : Usus autem... actis etiam senatus ac populi.
[49] Voyez Ruault, Animadvers. ad Plutarch., t. IV, p. 859, éd. de Reiske ; Juste Lipse, ad. Tacit. Annal., I, 1, et la préface d'Ernesti ; J.-H. Schlegel, Observat. in Corn. Nep., p. 58.
[50] Cæsar, c. 20.
[51] Miscellan. Lipsiens. nova, 1743, t. II, p. 638.