SULLY

 

PAR M. ERNEST LAVISSE.

Maître de conférences à l'École normale supérieure, professeur suppléant à la Faculté des lettres de Paris.

PARIS - LIBRAIRIE HACHETTE - 1880

 

I. - LES QUINZE PREMIÈRES ANNÉES. — II. - GUERRE CIVILE ET MARIAGE. — III. - SULLY CONSEILLER DU ROI. — IV. - LA GUERRE ET LA PESTE. — V. - LA BATAILLE D'IVRY. — VI. - CONSEILS ET BATAILLES. — VII. - SULLY AU CONSEIL DES FINANCES. — VIII. - LES FINANCES DU ROI. — IX. - REPRISE DES IMPOTS ALIÉNÉS. — X. - RECETTES ET DÉPENSES. — XI. - SERVICES RENDUS. ABUS CONSERVÉS. — XII. - GRAND VOYER DE FRANCE. — XIII. - GRAND MAÎTRE DES BÂTIMENTS. — XIV. - GRAND MAÎTRE DE L'ARTILLERIE. — XV. - L'ARMÉE. — XVI. - AGRICULTURE ET INDUSTRIE. — XVII. - LA GUERRE DE SAVOIE. — XVIII. - SULLY AMBASSADEUR À LONDRES. — XIX. - LE GRAND PROJET DE HENRI IV. — XX. - INTIMITÉ ET BROUILLES. — XXI. - ACCUSÉ DE TRAHISON. — XXII. — SULLY ET LE MÉNAGE ROYAL. — XXIII. - L'ASSASSINAT DU ROI. — XXIV. - DÉPART ET RETOUR. — XXV. - DANS LA RETRAITE. — XXVI. - JUGEMENT SUR SULLY.

 

CHAPITRE PREMIER. — LES QUINZE PREMIÈRES ANNÉES.

Les quinze premières années. — Comment Sully fut attaché à la personne de Henri de Navarre. — Comment il fut sauvé par un livre de messe du massacre de la Saint-Barthélemy et demeura trois ans à Paris, d'où il partit pour se jeter dans la guerre civile.

Maximilien de Béthune, baron de Rosny, plus tard duc de Sully, naquit en 1560 au château de Rosny, non loin de Mantes. Sa famille était illustre : les Béthune descendaient des comtes de Flandre, qui avaient été jadis de très puissants seigneurs ; mais la branche à laquelle appartenait le héros de cette histoire était une branche cadette ; Sully[1] lui-même n'était qu'un cadet, et, dans un temps où presque toute la fortune appartenait à l'aîné, il ne semblait pas destiné à devenir riche. A coup sûr il n'était pas destiné à vivre tranquille. La France était alors profondément divisée. Un grand nombre de Français, parmi lesquels beaucoup de nobles, s'étaient convertis au protestantisme. L'Église catholique qui avait si longtemps compris dans son sein toute la nation, résistait autant qu'elle pouvait au progrès de la doctrine nouvelle, et les rois, étroitement unis à l'Église depuis l'origine de la monarchie, avaient pris contre les protestants des mesures rigoureuses. Pour comble de malheur, des princes faibles ou mauvais se succédèrent sur le trône de France : Henri II était mort en 1559 ; son fils aîné, François II, n'avait régné qu'un an ; son fils cadet, Charles IX, était mineur, et la régence était exercée par une étrangère, la reine mère Catherine de Médicis. De puissantes familles, jalouses les unes des autres, se disputaient les honneurs et formaient des cabales à la cour ; les unes tenaient pour les protestants, les autres pour les catholiques ; le respect de l'autorité royale s'affaiblissait ; partout les haines s'allumaient. Deux ans après la naissance de Sully éclata la guerre civile, qui fut longue et terrible.

Les Béthune étaient protestants, et dans ce château de Rosny, situé à quelques lieues de Paris où les passions religieuses étaient très ardentes, on ne pensait pas à l'avenir sans inquiétude.

Nous savons peu de chose sur la première enfance de Sully. Son père lui donna pour précepteur un savant homme ; mais les études furent bientôt interrompues. Sully avait onze ans quand vint à passer par Vendôme un jeune prince de dix-huit ans, le roi Henri de Navarre[2], chef du parti protestant. C'était alors la coutume que l'on attachât de jeunes gentilshommes à la personne des princes. Sully fut présenté par son père au roi de Navarre, auquel il fit une belle révérence et un gentil compliment : Henri le retint auprès de sa personne. Voilà un grand évènement dans la vie de Sully : il ne quittera plus guère le prince auquel il vient d'être attaché, et ce prince sera un jour le roi Henri IV, un des plus grands et un des meilleurs parmi ceux qui ont gouverné la France.

Certes on ne pouvait deviner alors que le Béarnais deviendrait roi de France. Charles IX était encore jeune, et s'il mourait sans enfants, il avait pour lui succéder deux frères, Henri, duc d'Anjou, et François, duc d'Alençon. Pourtant des prophéties couraient par le monde, annonçant que Henri de Navarre monterait un jour sur le trône, et on croyait fort à ces prédictions au château de Rosny. Henri et Sully étaient nés, à sept ans de distance, le même mois et le même jour, et dans ce temps-là on attachait de l'importance à ces rencontres fortuites. Nos pères s'imaginaient que le jour de la naissance décidait de toute la vie, parce qu'on était placé sous l'influence de tel ou tel astre bienfaisant ou pernicieux. L'astre qui avait présidé à la naissance du roi de Navarre et de Sully était, paraît-il, très bienfaisant ; il promettait au premier la couronne de France et une grande gloire, au second toutes sortes de biens et de dignités. Sully pensait toujours à cette prophétie, et l'espoir d'acquérir honneurs et richesses accroissait son dévouement ; car de très bonne heure il était résolu à faire fortune.

C'est à la cour de France que Henri mena d'abord son jeune compagnon. Catholiques et protestants étaient réconciliés, après s'être fait quatre fois la guerre. Charles IX paraissait vouloir sincèrement la paix. Il avait mis dans les honneurs plusieurs protestants illustres et consenti au mariage de Henri de Navarre avec Marguerite de Valois, sa sœur. Les noces furent en effet célébrées en grande pompe, le 18 août 1572. Mais six jours après, pendant la nuit du 24 août, le tocsin sonne à l'église de Saint-Germain l'Auxerrois ; des bandes d'hommes armés portant écharpes et croix blanches se répandent dans les rues, courant à des maisons marquées d'avance ; de toutes parts éclatent les détonations des armes à feu, des cris d'assassins, des hurlements de victimes. On tue dans les rues, on tue dans les maisons, au Louvre même on tue. C'était le massacre de la Saint-Barthélemy. Catherine de Médicis, effrayée de la faveur des protestants et craignant de perdre toute autorité, avait arraché à son fils l'ordre de ce crime abominable.

Henri et Sully furent épargnés. Henri demeurait au Louvre. Charles IX le manda dans sa chambre et, rendu furieux par le massacre même et par l'énormité de son crime, le somma de se faire catholique, sous peine de mort. Henri de Navarre ne voulut pas mourir : il se fit catholique. Quant à Sully, qui demeurait au quartier latin, où il suivait les cours du collège de Bourgogne, il fut réveillé à trois heures du matin par le tumulte. Son gouverneur et son valet de chambre sortirent pour apprendre ce qui se passait. Il ne les revit jamais. Son hôte, protestant comme lui, mais tremblant de peur, voulait l'emmener à la messe, pour sauver sa maison et sa vie ; mais l'enfant, avec autant de sang-froid que s'il eût eu vingt ans de plus, mit sa robe d'écolier, un gros livre sous son bras, et sortit pour se rendre au collège. Il rencontra rue Saint-Jacques  un poste de massacreurs qui l'arrêtèrent ; mais quand ils regardèrent le gros livre, qui était un livre de messe, ils le laissèrent passer. Chemin faisant, il vit enfoncer les portes, piller des maisons, massacrer hommes, femmes, enfants. De toutes parts retentissait le cri : Tue ! tue ! Enfin il arriva au collège, dont le principal le cacha pendant trois jours.

Le roi fit publier alors la défense de tuer ou de piller davantage. Le jeune écolier sortit de sa prison et reçut bientôt après deux messages où son père l'exhortait à aller à la messe et à se faire catholique. Il obéit. On était très prudent dans cette famille, et, si jeune qu'il fût, Sully était fort avisé. Ce n'était certainement point par hasard qu'il avait pris un livre de messe sous son bras pour traverser ces rues où l'on tuait les protestants.

A la suite de cette exécrable journée, Henri de Navarre demeura prisonnier à la cour. Il y vit mourir, au mois de mai 1574, Charles IX fou de remords. Charles n'ayant point d'enfants, son frère Henri III lui succéda. Efféminé, n'ayant de goût et de force que pour les plaisirs, le nouveau roi n'inspirait à personne ni crainte ni estime. Entre les protestants et les catholiques, qui de nouveau se préparaient à la guerre, il était isolé. Son frère le duc d'Alençon était chef des catholiques ; le prince de Condé, cousin de Henri de Navarre, commandait les protestants. Tous les deux avaient quitté la cour pour commencer les hostilités. Henri de Navarre fit comme eux. Sous prétexte d'une grande partie de chasse vers Senlis, il s'enfuit et courut jusqu'en Anjou. Sully le suivit. Les voilà tous les deux, et pour longtemps, jetés dans la guerre civile.

 

CHAPITRE II. — GUERRE CIVILE ET MARIAGE.

Comment Henri de Navarre juge Sully. — La bataille de cinq jours et cinq nuits. — Les premières blessures et la bonne trouvaille. —Pourquoi Sully quitte Henri de Navarre. — Le séjour qu'il fait dans sa terre de Rosny. — Comment, étant allé chercher de la gloire et un héritage, il ne trouva ni l'un ni l'autre. — Le beau mariage qu'il lit et le bon maître de maison qu'il était.

Sully était bien jeune pour faire ce terrible métier : il avait quinze ans. Dès qu'il le vit à l'œuvre, Henri de Navarre, qui savait apprécier le courage, reconnut en lui un soldat héroïque. Un jour qu'il le trouva s'exposant aux plus grands périls dans une occasion qui n'en valait pas la peine : Ce n'est pas ici, lui dit-il, que je veux que vous hasardiez votre vie, et il le fit retirer du combat. Puis se tournant vers ceux qui étaient auprès de lui : Voilà, dit-il, un jeune gentilhomme de bonne maison ; il a un fort gentil esprit, et croyez que s'il vit il fera un jour quelque chose de bon, ou je serai fort trompé.

La paix se fit bientôt, une de ces paix qui ne duraient guère. Au printemps de l'année 1576 la guerre recommença pour finir à l'automne. Après quoi on fut tranquille pendant trois années.

Le nom de Henri de Navarre grandissait au milieu de ces troubles. Il était le protecteur général des églises protestantes ; car, une fois libre, il avait abjuré le catholicisme. Sully avait fait comme lui : il n'avait point quitté son maitre d'une semelle tant qu'avait duré la lutte, et il fut un des premiers à le rejoindre quand elle recommença au mois de juin 1580. Tous les deux se couvrirent de gloire dans un des plus rudes combats de cette rude guerre.

Henri, qui était à Montauban, avait résolu de s'emparer de Cahors. La ville était forte, environnée de rivières de trois côtés, gardée par des habitants bien armés et résolus et par une garnison de deux mille hommes. Le commandant, très brave gentilhomme, avait reçu un billet où on lui révélait le projet du Béarnais ; mais il avait méprisé l'avis, et trois fois écrit sur le billet : Nargue pour les huguenots ! Cette confiance lui coûta cher.

Une nuit — minuit allait sonner — la petite armée du roi de Navarre arrive à un quart de lieue de Cahors. On fait halte dans un grand vallon, sous des noyers, auprès d'une source où les soldats se désaltèrent : le temps était orageux ; le tonnerre grondait, et l'on étouffait. Henri prend ses dispositions : deux pétardiers iront en avant pour faire sauter les portes. Vingt hommes armés et trente arquebusiers les suivront pour entrer les premiers dans la ville ; puis quarante gentilshommes des plus déterminés, parmi lesquels Sully et soixante soldats des gardes ; puis le roi avec deux cents hommes d'armes divisés en trois troupes ; enfin le gros de la petite armée, environ douze cents hommes, en six troupes.

Dans un profond silence, entrecoupé par les éclats du tonnerre, les pétardiers s'avancent jusqu'aux portes, qu'ils trouent ; les soldats d'avant-garde élargissent la brèche à coups de hache, et y passent à quatre pattes. Mais la ville s'est réveillée ; plus de deux cents combattants se pressent dans les rues ; à la lueur des arquebusades, on voit leurs jambes nues, car ils n'ont pas eu le temps de mettre leurs chausses. Cependant les cloches sonnent à toute volée l'alarme ; les cris : Charge ! charge ! Tue ! tue ! le cliquetis des armes, les coups d'arquebuse, le fracas d'es tuiles, des pierres, des tisons jetés du haut des maisons emplissent l'air et le déchirent. On se prend corps à corps : le roi s'en donne à cœur joie ; il brise deux hallebardes en frappant et reçoit dans ses armes plusieurs coups de pistolet. Sully est jeté à terre par une grosse pierre lancée d'une fenêtre ; ses compagnons le relèvent. A l'attaque d'une barricade ses cuissards tombent ; il est blessé d'un coup de feu à la cuisse gauche ; mais il ne se retire pas du combat, qui dure cinq jours et cinq nuits ! Il fallut prendre rue à rue, maison à maison. Les combattants ne se reposaient point ; par-ci par-là ils buvaient un coup ou mangeaient un morceau ; ils dormaient en casque et cuirasse, appuyés contre les étaux des boutiques. Vingt fois ils furent mis en émoi par l'annonce que les assiégés allaient recevoir du secours ; le secours approchait en effet, et les plus hardis, croyant la partie perdue, adjuraient Henri de monter à cheval et d'abandonner la ville. Calme et le visage riant, il répondit : Il est dit là-haut ce qui doit être fait de moi. Souvenez-vous que ma retraite de cette ville sera la retraite de ma vie hors de mon corps ; que l'on ne parle donc plus que de combattre, de vaincre ou de mourir ! Un renfort qui survint à propos triompha des dernières résistances. C'est dans des combats de cette sorte, où l'ennemi malheureusement était Français, que se trempa l'âme de Sully.

Dans ce temps-là, ville prise c'était ville pillée. Sully ne s'épargna point dans le pillage plus que dans le combat. Il eut le bonheur de trouver une petite boîte de fer qu'il fit emporter. Elle contenait quatre mille beaux écus en or. Il aimait ces bonnes aubaines, car il s'en fallait de beaucoup qu'il dédaignât l'argent. Il en donna même bientôt une preuve singulière au roi de Navarre.

Depuis qu'il était au service du roi de Navarre, il avait perdu son père et son frère aîné. Il était donc chef de famille, et c'est à lui qu'il appartenait de revendiquer les biens du vicomte de Gand, son oncle, seigneur très riche dont les domaines étaient situés aux Pays-Bas. Le vicomte, qui était catholique, avait déshérité son neveu, mais Sully ne désespérait pas de rentrer en possession de l'héritage. Or il arriva que les provinces des Pays-Bas, révoltées contre le roi d'Espagne, à qui elles appartenaient, choisirent pour duc le frère du roi de France, Henri d'Alençon. Celui-ci offrit à Sully de l'emmener aux Pays-Bas. Sully résolut de le suivre. La paix n'était pas encore signée, et le Béarnais voulait retenir auprès de lui son vaillant serviteur : Vous allez, lui dit-il, vous faire Flamand et catholique, et vous ne reviendrez jamais. Sully protesta de sa fidélité. Un mien précepteur, nommé la Brosse, dit-il, qui se mêle de prédire, ayant vu que j'avais l'honneur d'être né, comme Votre Majesté, en décembre, le jour de Sainte-Luce, m'a plusieurs fois assuré, avec de grands serments, qu'infailliblement vous serez un jour roi de France, que vous régnerez longuement et heureusement, et que je serai des mieux auprès de Votre Majesté, laquelle me donnera beaucoup de biens et m'élèvera aux plus hautes dignités. Soyez donc assuré que je vous servirai toujours très loyalement. Parler ainsi, c'était avouer naïvement qu'il aimait le profit en même temps que l'honneur, et, en effet, il aimait l'une et l'autre chose. Le Béarnais le laissa partir, et Sully quitta son maître, après lui avoir embrassé les genoux et baisé les mains, avec force promesses de revenir.

Il se rendit d'abord dans sa terre de Rosny. En ce temps-là il y avait encore en France des seigneurs. Il est vrai qu'ils obéissaient au roi et qu'ils n'étaient plus maîtres chez eux comme au moyen âge ; mais leurs sujets leur payaient de certaines redevances en argent, ils travaillaient pour eux, ils étaient en de certains cas jugés par eux. Dans son vieux château flanqué de grosses tours, entouré de fossés profonds, le seigneur, gardé par ses hallebardiers, escorté par ses pages et ses gentilshommes, avait des airs de roi. Sully se plaisait dans la pompe seigneuriale ; nul plus que lui n'était glorieux de ses ancêtres, des grandes alliances qu'ils avaient eues avec plusieurs maisons royales, en particulier avec la maison de France. Il en parlait à toute occasion. Il aimait à se retrouver de temps en temps dans la maison de ses pères, au milieu de ses amis et vassaux. C'est parmi eux qu'il leva la troupe dont il se fit accompagner à l'armée du duc d'Alençon, et il partit joyeux pour cette expédition, pensant y recueillir de la gloire et la succession tant convoitée : il n'eut ni l'une ni l'autre.

La gloire ne se pouvait trouver dans la compagnie du duc d'Alençon, ce prince sans énergie, sans honneur. Quant à l'héritage, le duc en disposa en faveur d'un autre. Sully se souvint alors qu'il avait encore une tante, madame de Mastin, qui l'avait aussi déshérité ; il essaya de la faire revenir sur sa résolution. Il alla donc la voir. La bonne dame était très dévote, et l'idée de recevoir un huguenot lui faisait horreur. Quand son neveu se trouva en sa présence, elle osait à peine le regarder, pensant qu'il ne croyait ni à Dieu ni au diable, et jamais ne faisait ses prières. Elle le mena dans une grande église qu'elle avait fondée et où étaient réunies les sépultures de marbre des ancêtres de la famille. Sully s'arrêta devant les tombeaux des plus illustres ; mais quand il vint à celui que sa tante avait fait préparer pour elle-même, elle lui dit, les larmes aux yeux : Hélas ! mon neveu, mon ami, que mon père votre aïeul et ma sœur votre grand'mère, s'ils étaient en vie, jetteraient de larmes en voyant un de leurs enfants ne point croire en Dieu ni en sa mère, et n'adresser ses prières qu'à l'ennemi d'enfer !

Sully se récria fort ; il vit bien que sa vieille tante ne savait pas au juste ce qu'était un protestant. Dans ces jours de haines religieuses, catholiques et huguenots, aveuglés par la passion, pensaient et disaient beaucoup de mal les uns des autres. Pour faire voir à la bonne dame qu'il savait ses prières, il lui récita dévotement l'Oraison dominicale et le Symbole des apôtres. Elle l'écouta en silence tant qu'il ne parla que de Dieu et de Jésus-Christ ; mais dès qu'il fut arrivé à ce passage du symbole : qui est né de la vierge Marie, et à cet autre : Je crois à la communion des saints, elle ne put se contenir : Venez m'embrasser, lui dit-elle ; car je vous aime comme mon bon neveu, et il me semble en vous voyant que ma pauvre sœur est encore en vie. Que j'ai de déplaisir de vous avoir déshérité ! Je veux essayer de défaire tout cela. Je vous le jure, par la sainte Vierge ! Sully partit emportant cette promesse ; mais aucun effet ne la suivit. On n'eut pas de peine sans doute à démontrer à madame de Mastin que son bon neveu s'était fait un peu plus catholique qu'il n'était, et Sully revint en France, déshérité comme devant.

On était en 1583. Il alla saluer Henri de Navarre, qui fut très heureux de le retrouver et qui le chargea d'aller voir à la cour de France ce qui s'y passait, pour lui en rendre un compte fidèle ; car Henri savait fort bien que Sully n'était pas seulement un brave soldat, et qu'il avait un gentil esprit fort avisé. C'est à la suite de ce voyage à la cour que Sully se maria.

Il avait d'abord jeté les yeux sur mademoiselle de Saint-Mesmin, fille d'un magistrat, et, ses hommages étant fort bien agréés, on crut que le mariage allait se faire ; mais il entendit sur ces entrefaites parler de mademoiselle de Courtenay, qui avait beaucoup de biens et une très illustre naissance, puisque les Courtenay descendaient du roi Louis VI de France. Sans hésiter, dès qu'il sut que la noble jeune fille ne lui refuserait pas sa main, il se dégagea des promesses qu'il avait faites et l'épousa ; car il était ainsi fait que son cœur se laissait très docilement conduire par son intérêt. Sa femme avait d'ailleurs, outre la noblesse et la richesse, la vertu et la beauté. Pendant toute l'année 1584 elle retint son mari auprès d'elle. Sully ne lui donna pas tout son temps : il mit, en bon propriétaire, ordre à ses affaires, établit le compte de ses recettes et de ses dépenses, écrivant tout par le menu, lui-même, sans se fier à personne. Il ne dédaignait pas, si fier gentilhomme qu'il fût, les profits du commerce ; il faisait acheter jusqu'en Allemagne, à très bon marché, des chevaux qu'il revendait fort cher en Gascogne. C'est grâce à cette économie et à cette habileté qu'il pouvait mener un train de grand seigneur, entretenir auprès de lui une compagnie de gentilshommes de belle famille. Henri de Navarre, qui le voyait faire, pensait à part lui qu'un homme si habile à bien conduire sa fortune serait capable-un jour de gérer celle de l'État.

 

CHAPITRE III. — SULLY CONSEILLER DU ROI.

Comment Sully devint bon conseiller en restant un vaillant compagnon d'armes. — Dans quelles circonstances il se souvint deux fois de la prophétie de son précepteur la Brosse.

En cette même année 1584 où Sully prit femme, il se passa un grave évènement dans le royaume de France. Le due d'Alençon mourut. Comme Henri III n'avait pas d'enfants, l'héritier de la couronne se trouva être Henri de Navarre. Alors de toutes parts, en France et en Europe, les veux se tournèrent vers le Béarnais. On ne le connaissait que par son nom, par son esprit, qui éclatait en mille saillies, par sa bravoure incomparable, par mille aventures héroïques ou légères. On se moquait quelque peu de son mariage avec Marguerite de Valois, qui n'avait été heureux ni pour l'un ni pour l'autre des époux. On riait aussi de son grand nez et de son petit royaume. Il avait jusque-là mené une existence assez insouciante, au grand chagrin des graves protestants qui combattaient sous ses ordres. Le temps était venu d'une conduite sérieuse et des mûres réflexions. Placé près du trône par la naissance, Henri en avait été rapproché par les morts successives de François II, de Charles IX, du duc d'Alençon ; mais de grands obstacles se dressaient sur son chemins

Henri était protestant, et presque toute la France voulait un roi catholique. Une association s'était formée, comprenant des villes, des provinces, des seigneurs. C'était la Ligue pour la défense de la foi catholique. Une famille ambitieuse, celle des Guises, la dirigeait, et il était dans ses desseins d'empêcher Henri de prendre la couronne : elle voulait même s'en emparer. Dans ce grand conflit qui se préparait, l'Europe était partagée : les États protestants, l'Angleterre en tête, tenaient pour le Béarnais ; les États catholiques, parmi lesquels dominait l'Espagne, étaient contre lui. Quant au roi de France, il hésitait entre les deux partis ; la Ligue ne lui plaisait guère et il redoutait l'ambition des Guises. Dés la maladie de son frère d'Alençon, il avait envoyé auprès de Henri de Navarre pour le presser de se faire catholique, afin qu'il fût l'héritier incontesté de la couronne ; Henri refusa, ne voulant point une fois encore changer de religion, et n'admettant pas que son droit pût être discuté ; mais la Ligue alors se déclara tout entière contre lui, et, sans l'agrément de Henri III, commença la guerre.

Il fallait donc de nouveau se jeter dans les combats, mais aussi se bien diriger au milieu de tant de difficultés politiques. Henri n'avait plus besoin seulement de braves compagnons d'armes ; il lui fallait de bons conseillers. Sully continua d'être un brave compagnon et commença d'être un bon conseiller. On les vit de nouveau, l'un près de l'autre, courir la campagne, escalader les murs des villes, se jeter au fort des bataillons, et, comme disait le Béarnais, faire fumer le pistolet sous le nez des ennemis ; mais aussi, dans l'intervalle des batailles, de longues et sérieuses conversations s'engageaient entre le futur grand roi et le futur grand ministre.

C'est à la fin de l'année 1584 que Henri de Navarre manda de nouveau Sully, lui disant que l'occasion requérait plus que jamais sa présence. Sully fit immédiatement ses préparatifs de départ ; en homme prudent, il vendit une coupe de bois de haute futaie afin d'emporter de l'argent avec lui ; car il savait par expérience qu'on n'en trouvait guère à l'armée de Navarre. Il n'alla pourtant point rejoindre tout de suite son maître. Comme la Ligue avait pris les armes sans l'agrément de Henri III, celui-ci s'était déclaré contre elle : Henri III et le Béarnais combattaient donc alors dans le même parti. Or des gentilshommes au service de Henri III, étant passés chez Sully, lui persuadèrent de les suivre en Normandie, où ils allaient combattre les ligueurs. En les accompagnant, Sully servait la cause du roi de Navarre uni au roi de France ; mais c'était chosé fort incertaine que la volonté du roi de France. Ce prince vit bien vite qu'il courait grand risque à lutter contre les ligueurs, et, tout d'un coup, s'accommodant avec eux, il déclara la guerre aux huguenots. La nouvelle de cette volte-face fut portée à Sully et à ses compagnons au château de Verneuil. Ceux-ci voulurent le retenir. e Vous ne serez pas assez fou, lui dirent-ils, pour aller trouver le roi de Navarre, ni vous embarquer dans un parti qui sera infailliblement ruiné et où vous perdrez votre belle terre de Rosny. » Mais Sully, s'adressant à celui qui lui parlait ainsi : Monsieur, lui dit-il, au lieu de ruiner le roi de Navarre, vous établirez sa grandeur, au moins si un diable de précepteur que j'ai eu, lequel se nomme la Brosse, a dit vrai... Et de nouveau il récite toute la prophétie que nous connaissons, puis va rejoindre le Béarnais.

La prédiction ne s'accomplissait-elle pas en effet ? Henri n'était-il pas tout prés du trône ? Sully avait pleine confiance. Comme, à l'issue d'un conseil, Henri lui disait : Ce n'est pas tout que de bien dire, il faut encore bien faire : n'êtes-vous pas résolu que nous mourions ensemble ? Non, non, sire, répondit Sully ; je ne veux pas que nous mourions ensemble, mais que nous vivions et que nous rompions la tête à nos ennemis. Il n'est plus temps d'être bon ménager, dit encore le roi ; il faut que tous les gens d'honneur emploient la moitié de leur bien à sauver l'autre ; je suis sûr que vous serez des premiers à m'assister ; aussi je vous assure que si j'ai jamais bonne fortune, vous y participerez. Sully ne se fit pas prier. J'ai encore pour cent mille livres de bois à vendre, répondit-il ; mais vous m'en donnerez un jour davantage lorsque vous serez bien riche ; car, comme je vous l'ai déjà dit autrefois, j'ai eu un précepteur, qui avait le diable au corps, qui me l'a prédit ! C'est ainsi que revenait à tout propos le précepteur la Brosse ; moitié riant, moitié sérieusement, Sully comptait sur l'effet de la prédiction ; encore une fois il recherchait le profit en même temps que l'honneur ; mais il est juste de dire qu'en ce temps-là le profit était incertain, car il restait de bien gros risques à courir, et le dévouement de Sully n'était point sans mérite. Henri embrassa son fidèle serviteur, rit de sa prophétie et le congédia en lui disant : N'oubliez pas vos bois de haute futaie !

 

CHAPITRE IV. — LA GUERRE ET LA PESTE.

Encore la guerre civile. — Sully à la bataille de Coutras. — Comment il travaille à réconcilier les rois de France et de Navarre. — Où Sully montra qu'il n'avait pas peur de la peste, et les bonnes journées qu'il passa auprès de sa femme au château de Rosny. — Comment il fut sur le point d'être obligé de prendre son château d'assaut pour assister aux derniers moments de sa femme — Sully devant Paris. — Où il se souvient une fois encore de la prophétie de la Brosse. — Henri de Navarre devient roi de France (1589).

La guerre avait recommencé ; le roi et la Ligue étaient cette fois unis contre les protestants. Le pape avait excommunié Henri de Navarre, pour l'exclure à jamais du trône de France, et ce prince était menacé par une grande armée royale dans Bergerac. C'est là que Sully le rejoignit, portant avec lui quarante mille livres, c'est-à-dire plus d'argent que n'en avait la cour entière du Béarnais. Après avoir échappé à mille dangers, Henri se rendit à la Rochelle, ville protestante, très forte, d'où il pouvait au besoin se réfugier en Angleterre. Là il refit son armée, puis il se mit en route pour aller au-devant d'une troupe d'auxiliaires qu'il attendait d'Allemagne. L'armée royale, commandée par M. de Joyeuse, voulut lui barrer la route.

Ce jour-là, en octobre 1587, Henri et Sully se trouvèrent pour la première fois à une grande bataille. Henri la commanda en grand capitaine ; Sully s'y montra artilleur consommé. Mon ami, lui avait dit le roi, c'est à ce coup qu'il faut faire paraître votre esprit et votre diligence. lie l'artillerie bien logée, bien munie, bien exploitée dépendra en grande partie le gain de la bataille. Sully, en compagnie de deux autres gentilshommes, manœuvra si bien ses pièces, que chaque volée de canons faisait des rues dans les escadrons et les bataillons ennemis. Quand la déroute eut commencé, il sauta sur un cheval et courut pour chercher des nouvelles de ses frères ; car ceux-ci étaient catholiques, et il pensait qu'ils se trouvaient dans l'armée royale. Tel était le malheur de ces temps que les familles étaient divisées comme le pays et qu'un frère rencontrait son frère sur le champ de bataille. Sully aperçut le roi de Navarre poursuivant l'ennemi, l'épée sanglante à la main ; il le rejoignit. Eh bien, mon ami, lui cria Henri, on ne dira plus que les huguenots ne gagnent point de bataille ; car cette fois la victoire est entière. A Dieu seul appartient la gloire, car l'ennemi était deux fois aussi fort que nous, et si quelque chose en revient aux hommes, croyez que vous devez y avoir bonne part ; car vos pièces ont fait merveilles ; aussi vous promets-je que je n'oublierai jamais le service que vous m'avez rendu.

Ainsi croissaient les obligations du Béarnais envers son serviteur, et Sully montrait de plus en plus les ressources qui étaient en lui. Certes il était des plus vaillants parmi ces vaillants compagnons qui suivaient le panache blanc de Henri de Navarre, la cuirasse sur le dos, le casque en tête, le pistolet au poing, l'épée en main. Il se plaisait dans les mêlées, et souvent, pour l'en arracher, il fallut les ordres réitérés de son maître, qui, un jour, lui reprocha d'être étourdi comme un hanneton. Mais Sully n'était pas un de ces chevaliers du temps passé qui ne comptaient que sur la force de leurs bras, dédaignaient la ruse et jamais n'auraient reculé d'une semelle. C'étaient des chevaliers de cette sorte qui, au temps de la guerre de Cent Ans, avaient perdu la bataille de Crécy. Depuis on avait appris l'art de la guerre avec toutes ses combinaisons, et l'emploi de la terrible arme nouvelle, l'arme à feu. Dans les guerres de la fin du XVe et du commencement du XVIe siècle, des généraux s'étaient formés, et on lisait leurs leçons dans les mémoires qu'ils ont laissés. Sully était un officier habile et instruit. Il ne se jetait pas inconsidérément dans le danger. Il ne répugnait pas à dresser des embuscades où il combattait à dix contre un. Surtout il ne récriminait pas contre cette invention de la poudre qui permettait à un vilain de tuer de loin le plus noble des gentilshommes. La poudre existait ; il fallait donc s'en servir. Il s'en servait pour le mieux, et Henri regardait faire avec plaisir celui qui devait être un jour le grand maître de son artillerie.

La journée de Coutras ne fut pas suivie de grands effets ; mais à la Rochelle, où il était retourné, Henri de Navarre reçut la nouvelle que la Ligue croissait en audace. Le duc de Guise laissait de mieux en mieux voir son ambition : après une victoire remportée sur les protestants, il s'était rendu à Paris malgré la défense du roi. Henri III avait dû s'enfuir honteusement de sa capitale. C'était pour lui le moment de se réconcilier avec le roi de Navarre. Le Béarnais inclinait à cette alliance et Rosny l'y poussait de toutes ses forces. Il avait gardé des intelligences à la cour de France, où étaient toujours ses deux frères. Il y fit plusieurs voyages, gagna la bienveillance du roi, cultiva d'utiles amitiés. La réconciliation des deux princes se fit en partie par lui, et il accompagnait son maître lorsque celui-ci se rendit à Plessis-lez-Tours pour s'y joindre au roi de France. L'entrevue se fit au milieu d'une telle affluence, que les deux Henri furent pendant près de dix minutes à cinquante pas l'un de l'autre sans pouvoir s'approcher.

Désormais les deux rois sont unis. Henri III est devenu l'irréconciliable ennemi de la Ligue, car il a fait assassiner à Blois son chef, le duc de Guise. La guerre n'est plus entre catholiques et protestants ; elle est entre les ligueurs révoltés d'une part, et d'autre part le roi de France et le roi de Navarre, son héritier. Il s'agissait de frapper un grand coup, de marcher sur Paris, foyer de la rébellion.

On était en route, quand Sully apprit que sa femme était à l'extrémité.

Les rudes batailleurs de ce temps-là ne demeuraient pas longtemps dans leur maison et n'avaient guère le temps d'aimer leurs femmes. Rosny aimait la sienne assurément, et il en avait quelque temps auparavant donné une grande preuve. La peste sévissait à Rosny et aux environs ; la plupart des habitants du bourg étaient morts ; dans le château même, un page, une demoiselle et plusieurs domestiques avaient succombé. La femme de Sully s'était enfuie. Pendant deux jours et deux nuits elle avait erré par la forêt, mangeant et dormant dans son carrosse, car les portes refusaient de s'ouvrir devant les pestiférés. Enfin la jeune femme trouva un asile chez une de ses tantes au château de Huets ; elle y entra, suivie seulement d'une demoiselle, d'une chambrière, d'un cocher et d'un laquais. Son mari vint l'y visiter. Elle refusa d'abord de lui ouvrir les portes. Elle parut à une fenêtre, les mains jointes, les larmes aux yeux, le suppliant de ne pas entrer avant un mois, attendu qu'il venait d'un bon air et s'exposait en venant parmi des gens qui venaient d'un lieu pestiféré. Sully ne voulut rien entendre ; il entra, sauta au cou de sa femme pour lui montrer qu'il n'avait point peur de la peste, et pendant tout un mois il demeura là, n'étant visité par âme qui vive, tant on redoutait la contagion.

Souvent il raconta depuis que jamais il n'avait mené vie si douce ni moins ennuyeuse que dans cette solitude : il traçait des plans de maisons, des cartes du pays ; il lisait et faisait des extraits de ses lectures, comme il convient à un esprit réfléchi ; il labourait, plantait, greffait, faisait la pipée dans le parc, tirait de l'arquebuse à quantité d'oiseaux, lièvres et lapins, cueillait ses salades, ses légumes et des champignons qu'il accommodait lui-même ; car il lui fallait, faute de cuisiniers, mettre la main à la cuisine ; il jouait aux cartes, aux dames, aux échecs, aux quilles. Comme il n'oubliait jamais les choses sérieuses, il recouvrait quelques vieilles dettes ; mais par-dessus tout il trouvait plaisir en la compagnie de sa femme, qui était très belle et qui avait un aimable esprit. Cependant il avait fait enlever du château de Rosny les meubles des chambres pestiférées, aérer et purifier les logements. Au bout du mois il y ramena sa femme et repartit pour courir les aventures.

Sans doute le souvenir de ces heureuses journées lui revint à la mémoire, quand il s'approcha de nouveau de Rosny pour y voir sa femme mourante. Il apprit que son frère était dans le château et voulait lui en refuser la porte ; car ce frère tenait pour la Ligue, et il avait promis de ne point laisser entrer Sully. Celui-ci trouva le pont-levis haussé ; mais il déclara qu'il entrerait ou qu'il mourrait, et fit apporter des échelles. Voilà encore un de ces tristes effets de la guerre civile. Quand le frère de Sully le vit décidé à donner l'assaut, il laissa ouvrir la porte. Quatre jours après, la malade rendit le dernier soupir. Je n'oserais dire que Sully pleura : les hommes de ce temps voyaient tous les jours de si terribles choses qu'ils n'étaient point aussi sensibles que nous le sommes. Il eut certainement un grand chagrin ; mais, aussitôt après qu'il eut rendu à sa douce compagne les derniers devoirs, il repartit pour rejoindre sous les murs de Paris le roi de France et le roi de Navarre. De grands évènements allaient s'accomplir.

Un jour, le Béarnais, s'étant avancé, suivant sa coutume, tout près des murs de Paris, voit Sully dans le Pré aux clercs, parmi les plus avancés. Il l'envoie chercher, et pendant qu'il le gronde de se hasarder ainsi, un gentilhomme arrivant au galop lui murmure quatre mots à l'oreille et repart. Henri rappelle Sully, qui s'est écarté, et lui dit : Mon ami, le roi vient d'être blessé d'un coup de couteau dans le ventre ; allons voir ce que c'est ; venez avec moi.

Un moine, Jacques Clément, était sorti de Paris pour se rendre auprès de Henri III à Saint-Cloud. Il s'était fait admettre dans sa chambre, et, pendant que le roi lisait un placet qu'il lui avait tendu, il lui avait enfoncé un poignard dans le ventre. C'étaient toujours les haines religieuses qui conduisaient à ces épouvantables crimes dont l'histoire du XVIe siècle est remplie. Au commencement des guerres civiles, un protestant, Poltrot de Méré, avait assassiné le duc François de Guise. Et voilà qu'un moine croyait faire œuvre agréable à Dieu et à l'Église en tuant le roi. Le moine fut massacré sur-le-champ par les gardes accourus aux cris du roi, que l'on déshabilla et qu'on mit au lit.

Quand Henri de Navarre, Sully et quelques gentilshommes arrivèrent auprès de lui, le roi de France se trouvait assez bien ; il dit même qu'il espérait que Dieu, pour montrer combien il l'aimait, le préserverait de la mort. Henri et son escorte retournèrent à leur quartier de Meudon ; mais comme Sully soupait, on vint le mander de la part du Béarnais ; il y courut. Mon amy, lui dit Henri, on me mande que le roi va mourir ; que vous semble de l'état des affaires ? Je crois que nous y verrons de grandes confusions, à cause de la diversité des religions. — Sire, j'espère, répondit Sully, que Votre Majesté sera un jour paisible et bien heureuse ; mais ce ne sera pas sans beaucoup travailler et sans courir de grands hasards. J'ai eu un diable de précepteur, lequel, comme je vous l'ai déjà conté plusieurs fois, m'a dit que cela était infaillible. Il faut aller voir ce qui en est, et puis il sera temps de discourir. On amena les chevaux et l'on partit pour Saint-Cloud. En arrivant auprès du château, Henri, entend un homme crier : Ah ! mon Dieu ! nous sommes tous perdus ! Il l'appelle, l'interroge. Ah ! dit l'homme, le roi est mort. Un peu plus loin, des officiers de la garde écossaise de Henri III se jettent aux pieds du Béarnais en lui disant : Ha ! sire, vous êtes à présent notre roi et notre maître !

Le règne de Henri IV était commencé.

 

CHAPITRE V. — LA BATAILLE D'IVRY.

Comment la fortune de Sully grandit avec celle de son maitre. —Les blessures qu'il reçoit aux champs d'Ivry, et comment, se croyant pris, il fit plusieurs prisonniers. — Comment une procession d'invalides rencontra la chasse du roi, et les belles paroles de Henri IV. — L'illumination que Henri IV fit voir à Sully. — Nouveaux combats et nouvelles blessures. — Où Sully gronde Henri IV. — Comment Sully épouse madame de Chateaupers entre deux batailles. — Pourquoi il dit de grosses paroles au roi, et s'en va herboriser. — La belle trouvaille qu'il fait, et sa réconciliation avec son maître.

Le diable de précepteur avait bien prédit. Voilà Sully devenu un des principaux serviteurs du roi de France. Mais les traverses et difficultés annoncées par la Brosse n'étaient point finies ; il fallait que le roi conquît son royaume sur les ligueurs et les Espagnols, le tirât de l'abîme de misères où il était tombé.

Sully aida son maître dans l'une et l'autre tâche. Il l'accompagna lorsque, plus faible que jamais, abandonné par l'armée de Henri III, Henri IV se dirigea vers Dieppe, afin de pouvoir au besoin se réfugier en Angleterre. Au glorieux combat d'Arques, où toute l'armée de la Ligue, commandée par le gros Mayenne, frère du duc de Guise, ne put ébranler la petite troupe du Béarnais, Sully eut un cheval tué sous lui en conduisant une charge héroïque ; mais il se distingua surtout à la grande bataille qui fut livrée en 1590 près d'Ivry.

Accouru en toute hâte de Rosny, où il se trouvait, il arrive une heure avant l'action, se présente au roi, qui lui donne ses ordres.

A la première charge il reçoit un coup de lance au mollet, un coup d'épée à la main, un coup de pistolet à la hanche. Son cheval est grièvement blessé ; on lui en amène un autre. A la seconde charge son cheval est tué ; lui, reçoit un coup de pistolet à la cuisse, un coup d'épée à la tête. Il se relève, mais la charge a passé ; le voilà seul sur le champ de bataille. Un cavalier ennemi l'aperçoit, fond sur lui ; il se réfugie sous un poirier dont les branches basses et fort étendues le protègent. Le cavalier, après avoir plusieurs fois tourné autour de l'arbre, passe son chemin. Survient un homme menant un cheval qu'il a volé : Sully lui achète la bête, car il avait soin de toujours porter de l'argent dans ses pochettes. Le voilà remonté ; mais il ne sait ce qu'il est advenu de la bataille. Il voit venir sept ennemis portant la cornette blanche de Mayenne. Il répond au qui vive ? par son nom et se croit prisonnier ; mais ces hommes lui apprennent qu'Henri IV est vainqueur. Quatre d'entre eux ont leurs chevaux en si piteux état, que, ne pouvant fuir et craignant pour leur vie, ils se rendent à lui. On se battait encore par endroits, et une troupe de gens du roi apercevant la cornette blanche dans le groupe où se trouve Sully, le prend pour un ennemi et s'apprête à le charger. Il se fait reconnaître, non sans peine, tant il a le visage barbouillé de sang et de boue. On s'étonne, on se récrie : comment a-t-il pu, lui dont les armes sont fracassées et le corps couvert de blessures, faire ces prisonniers ? Mais le bruit se répand que l'ennemi s'est rallié et qu'il fait tête. Les cavaliers repartent au galop. C'était une fausse alerte ; la journée était bien gagnée. Sully appelle alors un chirurgien qui panse ses plaies, et se fait porter dans un château voisin, où il se repose une nuit de sa glorieuse fatigue.

Mais il savait que le roi poursuivait sa victoire, que Mantes allait capituler, et comme il avait grande envie d'obtenir le gouvernement de cette place, il résolut de s'en rapprocher en se rendant à Rosny. Il voyageait en singulier équipage : d'abord marchaient deux chevaux tenus en main par deux palefreniers ; puis deux pages montés sur deux grands chevaux. Un de ces chevaux, celui qui avait porté Sully dans la première charge, avait trois pieds de peau déchirée, le long de l'épaule droite et des côtes, les narines et une partie du cou percés d'une arquebusade. Le page qui le montait avait revêtu la cuirasse de Sully et tenait la cornette blanche prise sur les ennemis. L'autre page portait, au bout d'un morceau de lance brisée, les brassards et le casque de son maître, tout fracassés de coups. Derrière les deux pages s'avançait l'écuyer de Sully, Maignan, la tête bandée, un bras en écharpe ; puis le valet de chambre, vêtu d'une casaque de velours orangé à clinquant d'argent et portant en la main droite, comme un trophée, liés ensemble ; des morceaux d'épées, de pistolets et de panaches, débris des armes du maître. Enfin venait Sully, sur un brancard ; ses gens y avaient disposé les quatre casaques de ses prisonniers, toutes brodées de croix de Lorraine en argent, et les quatre panaches blancs et noirs tout brisés et dépenaillés ; aux côtés ils avaient suspendu des épées et des pistolets. La marche était fermée par les prisonniers devisant de la fortune de la guerre, par des gens d'armes et des arquebusiers, quelques-uns portés sur des brancards et d'autres ayant la tête bandée ou en écharpe.

En approchant du château, Sully vit la plaine couverte de cavaliers et de chiens. C'était le roi qui chassait. Henri, dès qu'il aperçut ce cortège, piqua des deux, décocha en passant une moquerie à l'écuyer Maignan, qui avait organisé cette procession d'invalides, et, arrivant à Rosny, lui dit combien il était aise de lui voir assez  bon visage ; car il s'était fort inquiété, en apprenant qu'il, avait été jeté par terre, foulé aux pieds des chevaux et tout charpenté de coups. Sully remercia son roi et Dieu qui l'avait préservé tant de fois dans cette journée ; il promit que dans deux mois il serait assez fort pour aller chercher encore autant de coups au service de son maître. Alors Henri, renouvelant pour ce preux serviteur une cérémonie des anciens âges, lui dit : En présence de ces princes, capitaines et grands chevaliers qui sont icy près de moi, qui par la fermeté de leurs cœurs, la force et la vigueur de leurs bras, le tranchant affilé de leurs épées, maintiennent et illustrent ma personne et ma couronne, je veux vous embrasser des deux bras et vous déclarer à leur vue vrai et franc chevalier. Puis, pour ne point faire de mal au blessé en l'obligeant à trop parler : Adieu, mon ami, lui dit-il ; portez-vous bien, et soyez sûr que vous avez un bon maître. Et, prenant le galop, il continua la chasse.

Sully ne s'attarda point à soigner ses blessures. Dès qu'il apprit que son maître assiégeait Paris, il alla le rejoindre. Il marchait encore à potences, comme on disait alors, c'est-à-dire avec des béquilles, et portait un bras en écharpe : ne pouvant combattre, il voulait au moins voir des batailles. Une nuit, d'une fenêtre de l'abbaye de Montmartre, où il était assis à côté du roi, dominant toute la ville assiégée, il vit s'allumer autour des remparts une illumination qu'il trouva fort à son goût. De toutes parts brillaient comme des étoiles les feux des arquebusades : l'armée royale, divisée en dix corps, attaquait en même temps les faubourgs, dont elle s'empara.

Pendant quatre mois, Henri serre de près Paris ; mais, au moment où il pense le réduire par la famine, une armée d'Espagnols, commandée par le duc de Parme, arrive des Pays-Bas et le contraint à lever le siège. Exaspéré, mais non découragé par cet échec, le roi multiplie les entreprises contre les villes voisines, afin d'envelopper au loin son imprenable capitale d'un cercle de villes ennemies. Sully, à peu près remis de ses blessures d'Ivry, se rend au siège de Chartres.

En approchant de la place, il aperçoit de loin une troupe de vingt cavaliers qu'il envoie reconnaître par un de ses gentilshommes. Celui-ci ayant rapporté qu'ils avaient tous l'écharpe blanche, Sully continuait tranquillement sa route, car l'écharpe blanche était le signe où se reconnaissaient les amis du roi. Mais tout à coup la petite troupe, qu'on a perdue de vue, reparaît au croisement d'un chemin et crie : Qui vive ?Ami ! ami, répond en riant Sully, vive le roi ! Là-dessus les cavaliers s'avancent, et deux d'entre eux mettent fort civilement leurs chapeaux à la main pour saluer Sully ; mais les autres le chargent à coups de pistolet : une balle lui traverse la lèvre supérieure, entre dans la bouche et ressort par le cou. Sully se précipite sur ces misérables avec une telle fureur qu'ils s'enfuient : Tourne, traître, tourne ! criait-il, tout en vomissant le sang ; mais les fuyards, arrivés derrière un enclos de haies, lui envoient une autre décharge ; une dizaine de grains de plomb lui trouent la peau du visage.

Force fut bien à Sully de ne pas poursuivre son chemin vers Chartres. Il revint à Mantes pour se faire soigner. Tout malade qu'il fût, il employa son temps à maintes entreprises, et par surcroît il eut le loisir de faire la cour à madame de Châteaupers, dont il demanda la main. Mais le roi, ayant résolu de mettre le siège devant Rouen, appela Sully, qui oublia ses blessures et sa fiancée.

Le siège de Rouen ne devait pas mieux réussir que celui de Paris. Déjà Henri IV  était maître des approches, quand le duc de Parme, sortant encore une fois des Pays-Bas, s'avance vers la capitale de la Normandie pour la délivrer. Henri prévoit qu'il ne pourra continuer le siège en présence de forces plus considérables que les siennes, mais il veut au moins regarder de près cette armée qui s'avance : un jour, avec 120 cavaliers, il s'en va tâter les vingt-cinq mille hommes du duc de Parme. A ce coup, Sully, qui l'accompagnait, se mit à grommeler tout haut.et à représenter au roi qu'il allait commettre une folle imprudence, et comme Henri s'écriait : Voilà un discours de gens qui ont peur !Il est vrai, repartit Sully, que nous avons peur, mais pour votre personne. S'il vous plaît de vous retirer au delà du vallon et de nous commander d'aller mourir pour vous au milieu de cette forêt de piques, vous reconnaîtrez que nous n'avons point de peur pour nos vies, mais seulement pour la vôtre. Le roi tout ému rassure ses serviteurs, leur disant qu'il n'est point si étourdi qu'il paraît, qu'il craint pour sa peau tout comme un autre, et se retirera bien à propos. Puis il se lance dans la mêlée, et ne s'en retire point si à propos qu'il ne reçoive une arquebusade dans les reins et ne laisse la moitié des siens sur le champ de bataille.

Le siège de Rouen levé, Sully retourne à Mantes, où il trouve le temps d'épouser madame de Châteaupers. Il passe avec elle plusieurs mois à Rosny, pendant lesquels il jardine, taille ses arbres, soigne ses plaies, surtout celle de la bouche, qui s'était rouverte et le fit souffrir toute sa vie. Pour tout dire, il était aussi occupé à bouder contre son maître. Ce n'était pas la première fois ; car s'il ne marchandait pas ses services, il aimait à en être payé, et le payement se faisait trop attendre à son gré. Après la bataille d'Ivry, il avait espéré que le roi lui donnerait le gouvernement de Mantes, et, trompé dans son attente, il s'était emporté jusqu'à dire au roi de grosses paroles, lui reprochant tous les services qu'il lui avait rendus, les dépenses qu'il avait faites, le sang qu'il avait versé. Il ne voulait pas comprendre que son maître, pour ménager les quelques catholiques qui lui étaient demeurés fidèles et ne point donner aux rebelles de nouveaux griefs, était obligé de cacher son affection pour ses amis huguenots. La réconciliation s'était faite au siège de Paris, où le roi l'avait reçu à bras ouverts, et, connaissant bien son faible, l'avait accablé de louanges devant tout le monde. Mais peu de temps après, Sully s'étant vu refuser encore le gouvernement de Gisors, avait fait au roi une grande scène de reproches assaisonnés de méchantes paroles. Je vois bien, avait dit tout simplement Henri IV, que vous êtes en colère à cette heure ; nous en reparlerons une autre fois, et il s'en était allé d'un autre côté ; mais s'adressant à ceux qui le suivaient : Il faut le laisser dire, avait-il ajouté, car il est d'humeur prompte et soudaine, et a même un peu raison ; néanmoins, il ne fera jamais rien de méchant ni de honteux ; car il est homme de bien, et il aime l'honneur. Sully le montra bien, car c'est après cette seconde brouille qu'il était revenu trouver le roi à Chartres ; il reçut force louanges et promesses ; mais il inscrivit à son compte ses nouvelles blessures et les services rendus devant Rouen, et, ne voyant rien venir, il se mit à tenir compagnie à sa femme et à soigner ses blessures plus longtemps qu'il n'aurait fait s'il eût été plus content de son maître. Comme on rapportait au roi la conduite qu'il menait dans ses terres et le refus qu'il avait même fait de se rendre à l'armée : Il a donc bien changé d'humeur, dit Henri IV, car il n'a jamais manqué de se trouver aux occasions semblables à celle qui se prépare ; néanmoins, quoiqu'il s'excuse sur ses plaies, je connais bien où il lui tient ; il est en colère contre moi, peut-être avec raison, et voudra dorénavant faire le philosophe ; mais lorsque je le verrai, je saurai bien accommoder tout cela ; car je le connais. Il le connaissait bien en effet, et il était sûr que Rosny reviendrait un jour ou l'autre, ne fût-ce que par crainte de se laisser oublier.

L'occasion du retour de Sully fut singulière. Comme l'oisiveté lui était intolérable, il courait les chemins avec une grosse escorte de cavalerie, pensant bien qu'en ce temps où les partis ennemis battaient sans cesse la campagne, il trouverait quelque bonne aubaine. Or, un jour, il vit venir une dizaine d'hommes de pied, qui, du plus loin qu'ils l'aperçurent, se jetèrent dans un bois voisin de la route. Rosny les fit poursuivre par des cavaliers, qui lui ramenèrent seulement de pauvres gens revenant de Paris, où ils avaient été vendre de la volaille. Il apprit d'eux que parmi les fuyards se trouvaient trois laquais appartenant à des personnages de la Ligue. Une nouvelle battue ramena deux paysans : quelques écus d'or les décidèrent à mener Sully au pied d'un chêne où s'étaient arrêtés les laquais pour cacher quelque chose. Sully trouva là deux boîtes de fer-blanc et un sac de coutil, d'où il tira des papiers de très grande importance qui contenaient les récentes négociations de la Ligue avec le roi d'Espagne. A peine en possession de cette trouvaille : Le roi, dit Sully, aura peut-être plus besoin de ses anciens et loyaux serviteurs qu'il ne s'imagine. Et incontinent il partit pour Compiègne. Henri l'embrassa et lui fit bon visage : il feignit de croire qu'il avait été retenu si longtemps par ses seules blessures et lui reprocha d'être revenu avant sa complète guérison ; mais Sully savait que son maître l'avait traité de philosophe. Sire, lui dit-il, je vous viens apporter trois plats de ma philosophie. Et il lui remit les deux boîtes et le sac de coutil. Le roi se fit lire toutes les pièces, et ainsi connut par le détail quelques-unes des menées dont il était d'ailleurs depuis longtemps informé.

 

CHAPITRE VI. — CONSEILS ET BATAILLES.

Pourquoi Henri IV faisait mettre Sully à genoux auprès de son lit. — Les beaux conseils que Sully donne à Henri IV, de ne pas traiter avec la Ligue et de se faire catholique. — Comment Sully pensait sur la religion. — La belle mine qu'il fit au siège de Dreux. —Les belles pistoles qu'il tira de la vente de ses blés. — Comment le roi l'employa aux négociations, et pourquoi il lui dit qu'il n'était qu'une bête. — Sully au siège de Laon, et le danger que court Henri IV en mangeant des prunes. — De quelle façon le roi veut faire entrer Sully au conseil des finances. — Pourquoi la façon ne plaît point à Sully, qui était difficile. — Comment Sully entre au conseil de la façon qui lui plaisait.

C'est à ce moment que Sully entra tout à fait dans la confidence de son maître. Depuis quatre ans le roi de France bataillait autour de sa capitale sans y pouvoir entrer. Paris était au pouvoir de la Ligue, et la plupart des provinces de la France avaient des gouverneurs qui s'y donnaient des airs de rois. Cependant il y avait dans ce grand parti de nombreuses divisions, des jalousies et des haines. Beaucoup songeaient à s'entendre avec Henri IV, pourvu qu'il leur fit de très bonnes conditions. Tous disaient qu'ils ne se soumettraient à lui que s'il se faisait catholique. Le roi réfléchissait sans cesse aux propositions qu'on lui faisait de toutes parts. Après avoir espéré entrer en possession de son royaume en vertu de son droit, sans abjurer encore une fois la religion, il voyait approcher le moment où il serait forcé de se faire catholique, parce que la grande majorité de ses sujets le voulait. Il hésitait encore, et sur ce point, comme aussi sur les avances que lui faisaient les ligueurs, il eut plusieurs entretiens avec Sully.

Un jour, après avoir dit bonsoir à tout le monde et s'être mis au lit, il le fit agenouiller tout près de lui sur un carreau ; puis, après l'avoir loué de la sagesse habituelle de ses conseils et lui avoir renouvelé l'engagement de l'employer aux grandes affaires, il lui parla de ces lettres et de ces avis qu'il recevait de tous les côtés, et des félicités qu'on lui promettait s'il se résolvait à se convertir. Il lui ordonna d'y bien réfléchir, et, l'avertissant qu'il l'interrogerait dans trois ou quatre jours, le congédia en lui disant bonsoir.

Trois jours après, à la même heure et dans la même posture, à genoux sur le carreau de velours, Sully apportait à son maître ses conseils. Il ne croyait pas à la sincérité de ces négociateurs, princes, gouverneurs, chefs d'armée, qui ne voudraient jamais faire leur soumission qu'au détriment de l'autorité royale. Il comparait ces empressés qui. allaient, venaient, écrivaient, parlaient, à la fourmilière des procureurs du palais, qui font mille virvoustes dans la grand'salle, et se donnent l'air de vouloir terminer les procès, alors qu'ils les font naître et seraient désolés qu'il en mourût un seul. Tous ces négociateurs, dit-il, qui font tant les entendus et les zélés à quatre visages, ne produiront que des monstres d'articles ridicules, et des conditions honteuses et impossibles à pratiquer. Il conseilla donc au roi d'user de patience et de laisser durer la guerre, afin que les peuples, irrités par le malaise même, obligeassent à se soumettre les ligueurs les plus obstinés ; et pendant ce temps-là il négocierait, non point avec tous, mais avec l'un, puis avec l'autre, séparément, pour les diviser.

Pourtant, parmi ces propositions qui sont faites au roi, il en est une que Sully ne peut s'empêcher de prendre au sérieux. Il sait bien que le jour viendra où Henri sera forcé de se faire catholique, Protestant lui-même, il est un peu embarrassé pour lui conseiller d'abjurer encore une fois sa religion, et voici comment il s'exprime : J'ajouterai à mes avis et conseils qu'une catholicité bien prise et bien reçue à propos serait de grande utilité. Singulière façon de parler d'un acte aussi grave qu'un changement de religion, comme s'il s'agissait de prendre quelque remède !

Quand Sully eut fini son discours, qui dura bien une demi-heure, il ne se trouva point satisfait. Il craignit d'avoir été trop court, et demanda au roi la permission de lui mettre par écrit un long mémoire où il traiterait le sujet point par point, particularité par particularité, circonstance par circonstance. Sully aimait les longs traités de cette sorte, bien déduits, où chaque détail est à sa place. Il mettait autant d'ordre dans ses opinions que dans les comptes de sa terre de Rosny. Ses avis avaient l'air d'être écrits sur un registre bien tenu, comme ses recettes et ses dépenses. Mais le roi répondit qu'il n'avait pas besoin d'un écrit pareil, et qu'il avait souvent discouru en lui-même, songé, rêvé et médité sur les mêmes choses. Henri IV en effet n'était pas homme à ne pas trouver de lui-même ce qu'il convenait de faire dans les circonstances les plus difficiles ; mais il lui plaisait d'entendre un homme comme Sully soutenir une opinion qui était la sienne. Placé entre des catholiques qui déclaraient ne jamais vouloir le reconnaître s'il n'abjurait sa religion, et des protestants qui parlaient de se donner un protecteur s'il se faisait catholique, il aimait que le protestant Sully comprît la nécessité où il était d'embrasser la religion du royaume pour devenir le roi.

Sully ne se fit pas faute de reprendre ce sujet. Quelques jours après, le roi l'ayant encore fait venir, ce jour-là de grand matin, avant que personne fût levé, le mit de nouveau sur le chapitre de ses grands embarras. Sully lui répéta que, malgré tous les droits qu'il avait sur le royaume, il ne pouvait entrer en possession que par deux moyens : Par le premier, dit-il, qui est la force, il vous faudra user de fortes résolutions, sévérités, rigueurs et violences, passer par une milliasse de difficultés, fatigues, peines, ennuis, périls ; avoir continuellement le derrière sur la selle, le halecret sur le dos, le casque en la tête, le pistolet au poing, l'épée en la main, et, qui plus est, dire adieu repos, plaisirs, passe-temps,... jeux, chiens, oiseaux et bastiments ; car vous ne sortirez de telles affaires que par la multiplicité de prises de villes, quantité de combats, signalées victoires, et grande effusion de sang. Au lieu que par l'autre voie, qui est de vous accommoder, touchant la religion, à la volonté du plus grand nombre de vos sujets, vous ne rencontrerez pas tant d'ennuis et de difficultés en ce monde ; mais, pour l'autre, je ne vous en réponds- pas... Ces dernières paroles furent dites en riant, et le roi, les entendant, se prit à rire aussi ; puis il se mit sur son séant, et se grattant plusieurs fois la tête : Je reconnais bien, dit-il, que ce que vous dites est vrai !

On voit que lorsque Sully traite ce sujet du changement de religion, il plaisante. Faut-il croire qu'il n'était pas religieux, ou bien qu'il était capable de ne consulter que son propre intérêt, en conseillant au roi de bien faire en ce monde ses affaires et celles de ses amis, sauf à passer l'autre vie en enfer ? Non ; mais Sully n'était point un de ces huguenots intolérants qui condamnaient leurs adversaires aux peines éternelles :

Il y avait au XVe siècle des hommes austères et même chagrins, raides et tout d'une pièce, incapables de céder à la nécessité : plutôt que de tourner les obstacles, ils s'y seraient heurtés et brisés. Tels étaient certains huguenots passionnés pour la foi nouvelle, excités par la lutte même, où il fallait que leur parti fût très énergique, puisqu'il était le moins nombreux. Persuadés qu'ils étaient seuls en possession de la vérité, ils haïssaient l'Église catholique comme un lieu de mensonges et de scandales ; ils employaient à la flétrir les plus fortes expressions de l'Ancien Testament et les colères des prophètes contre Ninive et Babylone. Le pape était à leurs yeux l'Antéchrist, Catherine de Médicis une Jézabel, Henri III un Achab. Forcés de choisir entre la mort et la messe, ils auraient, sans hésiter, choisi la mort. Sully n'était pas de ces hommes, et il ne faut pas se fier à la mine que lui donnent sur ses portraits sa tète rasée, encadrée d'un large col, ses vêtements de velours noirs et sa raide stature. C'était un politique, et, en politique comme à la guerre, il avait toujours quelque malice toute prête. Il n'eût point pris la fière devise d'un homme de son temps : Que le monde brisé s'écroule, ses ruines me frapperont sans m'ébranler. Si le ciel avait menacé de tomber sur sa tête, il aurait tâché de se mettre de côté.

D'ailleurs il avait grandi dans la guerre civile ; il avait vu les ruines qu'elle avait faites, les campagnes désertes, les chaumières incendiées, les champs en friche, les villes armées en guerre, portes closes et murailles garnies de sentinelles, l'étranger mêlé à ces querelles et s'en réjouissant, la France déchue du haut rang où elle s'était élevée depuis des siècles. Ces misères et ces crimes faisaient souffrir son âme loyale à sa patrie, comme il disait lui-même. Il avait démêlé toutes les intrigues qui se cachaient sous le nom de religion, et s'était élevé jusqu'à cette idée que des cœurs honnêtes, aimant sincèrement Dieu et le Christ, pratiquant la charité, étaient les plus agréables à Dieu. Je tiens pour infaillible, disait-il au roi, que les hommes qui vivent en observant le Décalogue, qui croient au symbole, aiment Dieu de tout leur cœur, sont charitables envers leur prochain et espèrent en la miséricorde de Dieu, ne peuvent manquer d'être sauvés, parce qu'alors ils ne sont plus d'aucune religion erronée, mais de celle qui est la plus agréable à Dieu.

Ce sont là de belles paroles pour exprimer de beaux sentiments. Les plus sages, parmi les catholiques, commençaient à penser comme Sully, et il se formait un grand parti d'hommes qui ne voyaient d'autre remède à de si grands maux causés par les passions religieuses que la tolérance.

Dès ce moment la résolution du roi était prise : il était décidé à se faire catholique, se réservant de choisir le moment favorable. Il était résolu aussi à rejeter les propositions humiliantes qui lui étaient faites par la Ligue, dont les chefs laissaient trop voir leur ambition de démembrer à leur profit et de ruiner le royaume. Il continua donc de combattre, et Sully d'être auprès de lui, aux prises de villes comme au conseil.

Henri ayant emporté la ville de Dreux, le château résistait encore. Sully proposa de le faire sauter par la mine. Lui-même il dirigea les ouvriers ; en quelques jours le souterrain fut creusé sous la tour ; on y mit quatre cents livres de poudre ; un tuyau de cuir, rempli de poudre, sortait de cette cavité, et une longue traînée de poudre fut disposée jusqu'au point où les assaillants pouvaient mettre le feu, sans, être atteints par l'explosion. Les apprêts terminés, on fit retirer en arrière travailleurs et soldats, et on alluma la traînée. Une fumée s'éleva ; on entendit un bruit sourd, et ce fut tout. Toute l'armée regardait : la tour, au premier moment, ne bougea pas, et déjà les envieux de Sully — il en avait beaucoup — s'écriaient en riant : La mine ! la mine de M. de Sully ! Le roi n'avait pu s'empêcher de dire : Il a bonne volonté, mais il est si étourdi qu'il veut que tout cède à ses imaginations ; et Sully était honteux et désolé ; mais tout à coup une fumée plus grosse que la première sort de la tour, dont la moitié s'écroule avec fracas, emportant avec elle quantité d'hommes écrasés dans leur chute ; dans l'autre moitié apparaissent à découvert au milieu des poutres, dans les embrasures des portes et des fenêtres, des malheureux criant miséricorde et tendant les mains. Un grand cri s'éleva dans l'armée, et l'on ne rit plus de la mine de Sully.

Naturellement, Sully ne manqua point de demander encore le gouvernement de la ville. Il ne l'eut point ; mais Henri lui écrivit une belle lettre, pour s'excuser de l'obligation où il avait été de la donner à un autre. Vous pouvez vous assurer, disait-il en terminant, que, si je puis un jour être roi et maître absolu, je ferai du bien et de l'honneur à ceux qui comme vous m'auront bien et utilement servi. Partant, prenez patience aussi bien que moi, et continuez à bien faire. Sully ne bouda pas cette fois. Les circonstances étaient trop graves pour qu'il allât herboriser dans son parc. Henri IV, inquiet de voir les états généraux réunis et le parti de la Ligue prêt à mettre la couronne sur la tête d'une fille d'Espagne, se décida enfin à renoncer au protestantisme dans une cérémonie solennelle célébrée à Saint-Denis. Sully vit affluer les Parisiens ; empressés à profiter d'une trêve de trois mois récemment conclue, pour venir voir et saluer de leurs acclamations le roi se rendant à la messe. Il voulut profiter de ce répit en allant dans ses terres pour y vendre ses blés ; l'occasion était favorable, car le commerce reprenait à la faveur de la trêve. Sully faisait de très belles affaires, et prenait tant de plaisir à encaisser des pistoles d'or, qu'il prolongea le congé que le roi lui avait accordé. Mon ami, lui écrivit Henri IV, je ne vous avais donné congé que pour dix jours, et néanmoins il y en a déjà quinze que vous êtes parti. Ce n'est pas votre coutume de, manquer à ce que vous promettez, ni d'être paresseux. Partant, revenez-vous-en me trouver. J'ai plusieurs choses à vous dire, et il s'en présente tous les jours sur lesquelles je serai bien aise de prendre votre avis, comme j'ai fait sur beaucoup d'autres, ce dont je me suis fort bien trouvé. Sully revint aussitôt, et le roi le chargea de plusieurs négociations importantes.

Allait-il réussir et se tirer à son honneur de la nouvelle mission que lui confiait son maître ? Il avait maints défauts qui ne convenaient point à un diplomate, l'humeur vive et la main prompte vers l'épée. Tout jeune encore, comme il parlait avec son assurance coutumière devant le sire de Frontenac : Vous faites déjà bien l'entendu, lui dit celui-ci, et pourtant vous êtes si jeune que, si l'on vous tordait le nez, il en sortirait du lait. Sully répliqua qu'il était d'âge à tirer, l'épée à la main, du sang du nez du sire de Frontenac. Cette vivacité ne se calma point avec l'âge. Il eut vingt querelles de cette sorte ; mais dès qu'il était employé à une négociation il semblait que ce fût un autre homme. Au temps où Henri n'était que roi de Navarre, il s'était fort bien acquitté de missions très délicates dans le camp ennemi ou à la cour de France. Une fois il se coupa la barbe et se fit passer pour son frère. Un autre jour, il feignit d'avoir quitté le parti de son maître pour suivre à son aise certaines menées à la cour de France. Il avait donc l'habileté nécessaire pour négocier avec les protestants qu'il fallait retenir et avec les ligueurs qu'il fallait gagner. A ceux-ci il dit et répéta que le nouveau pape, Clément VII, était fort bien disposé pour le roi ; que le roi d'Espagne reconnaissait s'être fourvoyé en France ; que la Ligue allait ainsi perdre ses deux principaux appuis. La conclusion était qu'il fallait traiter avec le roi, pendant qu'il y avait encore du mérite à le faire. Tout cela n'était pas très vrai au moment où Sully le disait, mais c'était de la diplomatie.

Sully eut à traiter en particulier avec quelques-uns des chefs de la Ligue, par exemple avec M. de Villars, gouverneur de Rouen. Il fut reçu par lui en grande pompe et lui remit un pouvoir en bonne forme, comme s'il s'était agi de traiter avec un prince étranger. Nul doute qu'il eut envie de jeter M. de Villars par la fenêtre lorsqu'il lui entendit demander entre autres choses l'office d'amiral, six abbayes, douze cent mille livres pour payer ses dettes, soixante mille livres de pension ; mais il savait combien importait au roi la soumission de Rouen, qui devait entraîner celle de la Normandie. Il se résigna donc à céder, sauf sur quelques points pour lesquels il en voulut référer au roi, en dépit du gouverneur, qui menaçait de tout rompre et parlait des monceaux d'or que lui offrait le roi d'Espagne. En attendant la réponse du roi, Sully ne laissait point de chercher les moyens d'avoir Rouen pour rien ; il passait les nuits à pratiquer le peuple, les officiers de justice et même quelques capitaines. C'était un jeu dangereux, et Henri s'impatientait de ces lenteurs : Mon ami, lui écrit-il de ce ton familier et franc où se montrait la croissante affection du prince, vous êtes une bête, et il lui reproche de tant faire l'économe, en une affaire de telle conséquence. Lorsque je serai roi paisible, dit-il en terminant, nous userons des bons ménages dont vous m'avez tant parlé, et vous pouvez vous assurer que je n'épargnerai aucun travail, ni ne craindrai aucun péril pour élever mon État en la plus grande splendeur. Sully se hâta de conclure. La lettre par laquelle le roi le remercia de la bonne nouvelle respire la joie ; car, au moment où il rentrait ainsi en possession de Rouen, Henri IV allait être reçu dans sa capitale. Venez me trouver, écrit-il à Sully ; il faut que vous veniez aider à crier : Vive le roi ! dans Paris.

Sully accourut, et il était à côté du roi de France lorsque celui-ci entra enfin dans sa capitale.

Dès lors, les plus entêtés parmi les ligueurs se soumettent les uns après les autres, et il n'y aura plus de grandes actions de guerre que contre les Espagnols. Sully, de moins en moins employé sur 'les champs de bataille, achève quelques négociations avec les principaux de la Ligue. Pourtant on le trouve encore en 1594 au siège de Laon, où il lui arrive en compagnie de son maître une plaisante aventure.

Henri avait fait partie d'aller dîner tout près de son camp, dans une métairie où il se souvenait d'avoir, tout enfant, mangé des fruits et de la crème. Trente personnes seulement l'accompagnèrent. Après dîner, comme il était très fatigué, car toutes les nuits il allait aux tranchées animer les travailleurs, il se jeta sur un lit. Il avait ainsi l'habitude de dormir quand il voulait et de s'éveiller de même, en vrai soldat qu'il était. Ses compagnons allèrent alors chercher de la fraîcheur dans le bois. Ils avaient à peine fait quinze cents pas qu'ils entendirent un grand bruit de voix confuses, des cris, des appels, des hennissements de chevaux. Ils avancèrent prudemment, et, à travers les branches, virent passer en fort bon ordre, sans tambour ni trompette, une grosse troupe d'infanterie, puis des chariots et de l'artillerie. C'était une armée de secours qui s'avançait. En grande hâte, nos gens raccourent vers le roi. Henri, qui venait de s'éveiller, se promenait dans le jardin, mangeant des prunes d'un prunier de damas blanc qu'il venait de hocher : Pardieu, sire, lui crie Sully, nous venons de voir passer des gens qui vous préparent une collation de bien autres prunes et plus dures à digérer que celles-ci. Et il lui conte alors ce qu'il a vu, ajoutant que cette armée atteindra ses quartiers avant qu'ils aient l'éveil. Des chevaux ! des chevaux ! s'écrie le roi. Et il saute en selle, prend le galop, distribue ses ordres à douze de ceux qui l'entourent et qui vont les porter immédiatement aux divers quartiers ; car Henri était un grand capitaine, de ferme courage, et d'un esprit que le danger rendait plus clair et plus prompt. Cette fois encore tout péril fut conjuré.

Mais Sully n'assista point à la prise de Laon. Il achevait alors une négociation avec le cardinal de Bourbon ; bientôt il sera chargé d'une mission auprès du duc de Bouillon, d'une autre auprès du duc de Guise. Il s'en acquitta, comme d'ordinaire, très bien ; puis, comme il arrivait toujours après qu'il avait rendu quelques signalés services, il se remit à penser que le roi tardait bien à lui donner les récompenses promises ; il comptait les grandes dépenses que lui coûtaient ses voyages, dont il ne parvenait jamais à se faire rembourser. S'il patientait, c'est qu'il espérait toujours être appelé au conseil de finances. Il voyait très bien qu'en l'état pitoyable où étaient les finances, celui qui parviendrait à les relever deviendrait le premier personnage de France. Depuis longtemps d'ailleurs Henri IV lui avait promis de l'employer dans ce conseil. Sully n'était-il pas, parmi cette foule de vaillants chevaliers, un personnage à part, lui qui avait toujours de l'argent, dans une armée où il n'y en avait pas ? Ne s'entendait-il pas à bien faire valoir sa terre, à bien vendre ses chevaux et ses blés ? N'avait-il pas toujours, dans les moments d'embarras, quelque expédient tout prêt, quelque coupe de bois à vendre ? Et c'est ainsi que Henri IV avait découvert son ministre des finances, non point dans un bureau au milieu des papiers, mais sur le champ de bataille et dans la vie de tous les jours.

S'il tarda tant à exécuter sa promesse, c'est qu'il craignait que le choix d'un huguenot ne fâchât les catholiques, à peine réconciliés. Que de fois, lorsqu'il parle à Sully en cachette, ne s'excuse-t-il pas de la précaution qu'il est obligé de prendre ! Il craignait aussi peut-être que Sully, quelle que fût sa bonne volonté, ne fût point au fait du maniement des finances et que l'État ne souffrît de son inexpérience. Il redoutait certainement l'esprit soudain, comme il disait, et l'humeur bizarre de ce batailleur. En 1596 il essaya deux fois de le décider à se charger d'une ambassade en Angleterre, promettant de ne point l'y quitter longtemps. Sully s'était bien gardé de laisser la place.

Un jour enfin il est appelé chez le roi, qui lui dit : Or sus, mon ami, c'est à ce coup que je me suis résolu de me servir de votre personne aux plus importants conseils de mes affaires, et surtout en celui de mes finances. Ne me promettez-vous pas d'être bon ménager, et que vous et moi couperons bras et jambes à dame Grivelée[3], comme vous m'avez dit tant de fois que cela se pouvait faire, et par ce moyen me tirer de nécessité et assembler des armes et des trésors ? Puis il ajouta qu'il ne voulait pas l'introduire tout d'un coup dans le conseil, de peur d'e fâcher ceux qui en étaient et de mettre du trouble dans ses affaires ; il se proposait au contraire de l'y installer doucement, peu à peu, en l'envoyant d'abord traiter tel ou tel point avec les conseillers. Ce serait à lui de se faire bienvenir et pour ainsi dire désirer. Mais Sully, qui n'était point facile à contenter, ne se prêta point à cet arrangement. Il voulait être libre de toute obligation envers ses collègues, qu'il n'avait pas l'intention de bien traiter. Sans témoigner au roi sa reconnaissance pour tant de bonne grâce, il refusa net. Le roi se fâcha. Que voulez-vous donc que je fasse, s'écria-t-il ? que je donne des batailles contre tous mes serviteurs ? que je renverse toutes mes affaires pour vous établir seul en leur place, afin que toutes choses dépendent de vous et de vos fantaisies ? Il ne faut pas vous y attendre, et puisque vous êtes si bizarre et pointilleux, il ne faut plus parler de ce dessein ; je me servirai de vous en quelque autre chose où vous ne demeurerez pas oisif ; car je sais bien que votre esprit dans le repos est travaillé d'impatience, et qu'il est nécessaire de vous occuper. Mais bientôt après il changea d'avis. Il ne pouvait se passer d'un homme comme Sully dans son conseil de finances. Puis celui-ci désirait tant d'y entrer ! Habile comme il était, il ne négligea aucun moyen de parvenir à ses fins, et il sut gagner les bonnes grâces d'une dame célèbre à laquelle on ne pouvait déplaire sans risquer de déplaire au roi lui-même. Henri se décida donc à le nommer d'emblée membre de son conseil de finances. Sully ne tardera point à en faire sortir tous les conseillers.

 

CHAPITRE VII. — SULLY AU CONSEIL DES FINANCES.

La belle campagne que fit Sully pour trouver de l'argent, et la procession des soixante-dix charrettes. — Pourquoi le roi convoqua non pas les états généraux, mais des notables. — Ce que firent les notables, et le mauvais tour que joua Sully au conseil de raison. — Pourquoi Sully étudiait les vieux registres. — Comment, après avoir passé une nuit à danser, il eut un mauvais réveil. — Les services qu'il rendit à son maitre pendant le siège d'Amiens. — La paix de Vervins, l'édit de Nantes et la fin des grands embarras de Henri IV.

Sully débuta par un coup de maitre. Il demanda au roi la permission d'aller faire un voyage dans cinq ou six généralités pour y examiner les comptes des receveurs. Il promit de faire merveilles si le roi lui donnait le pouvoir de suspendre les officiers suspects et d'en instituer d'autres à leur place. Le roi approuva l'idée, et peu de jours après la présenta au conseil, comme si elle lui était venue à lui-même. Sully eut pour sa part quatre généralités à visiter ; les autres conseillers n'en eurent que deux au plus.

Il part incontinent, tombe comme la foudre sur tous ces receveurs qui ne l'attendent pas,  destitue ceux qui refusent de lui montrer leurs comptes, se fait livrer les registres, ouvre les caisses et grappille si bien pour le profit de son maître, qu'il trouve cinq cent mille écus ; il les met sur soixante-dix charrettes — car il avait été obligé de prendre beaucoup de menue monnaie — et triomphalement, à la tête d'une escorte qui garde ce trésor, il vient trouver le roi de France. Henri IV était alors à Rouen. Maître de tout son royaume, obéi par tous ses sujets, il n'avait plus de guerre que contre le roi d'Espagne, qui occupait encore une partie de notre territoire. Il avait besoin d'argent pour mettre définitivement l'étranger hors à royaume; il en avait besoin pour vivre. Mais le pays était tellement ruiné par la guerre civile, épuisé par les pilleries  des gens de guerre et par celles des officiers des finances, qu'il eût été dangereux de lui imposer de nouveaux sacrifices sans prendre de grandes précautions.

On avait vu, dans des circonstances semblables, les rois convoquer les états généraux, c'est-à-dire les députés de la noblesse, du clergé, du tiers état, et leur demander l'argent dont ils avaient besoin. Malheureusement les états généraux n'étaient pas devenus une institution régulière. Les rois ne les avaient guère réunis que lorsqu'ils n'avaient pu faire autrement, quand le royaume avait éprouvé de grands désastres dans la guerre étrangère ou qu'il était profondément troublé par la guerre civile. Le plus souvent ces assemblées, appelées à de si longs intervalles, connaissant mal leurs droits, mal vues par les rois mêmes qui les avaient appelées, n'avaient fait qu'ajouter à la confusion générale. Les états tenus au XVIe siècle avaient laissé de mauvais souvenirs. Henri IV, à peine rétabli dans son autorité, craignait un réveil des séditions ; puis ce prince entendait exercer le pouvoir absolu, comme ses devanciers. C'était pour lui un point d'honneur. Il se contenta donc de faire élire neuf députés par le clergé, dix-neuf par la noblesse, cinquante-deux par le tiers état, et il les réunit à Rouen, afin de leur exposer l'état de ses affaires et de leur demander les moyens d'y porter remède. Ce fut l'assemblée des notables de l'année 1596. Elle donna au roi des embarras, et Sully lui fut très utile en cette occasion.

Les notables votèrent de nouveaux impôts, mais ils établirent un conseil de raison qui disposerait de la moitié des revenus du royaume. C'était vouloir partager avec le roi l'autorité royale. Le conseil du roi s'emporta contre ce qu'il appelait une usurpation. Les conseillers supplièrent Henri, par des discours véhéments, de repousser cette détestable proposition. Quand vint le tour de Sully, qui opina le dernier, il se contenta de dire que ses collègues ayant donné toutes les bonnes raisons, il n'avait rien à y ajouter. Le roi fut très étonné, car Sully n'avait pas coutume de garder le silence ; en le regardant, il le vit sourire et faire des mines, si bien qu'il pensa en lui-même : Sully doit avoir quelque chose à me dire. Sitôt que le conseil se fut séparé, il le fit venir. Ce n'est pas le moment, lui dit-il, de faire le bizarre et le retenu, et il lui commanda de s'expliquer. Sully déclara qu'il avait trouvé également absurdes les propositions des notables et les avis du conseil du roi. Henri se récria, ne voulant point admettre qu'un seul homme eût raison contre lui et contre son conseil ; mais Sully lui représenta qu'il n'y avait aucun inconvénient à tolérer le conseil de raison. Ce conseil, composé d'hommes de pays divers, d'intérêts différents, tous inexpérimentés en matière de finances, ne saurait faire rien de bon. On s'y querellerait, on s'y disputerait. Avant trois mois, le conseil, ne sachant où donner de la tète, demanderait lui-même à sa séparer. Sully fit valoir une autre raison qui était très grave. Le jour de la réunion des notables, le roi les avait harangués ; il leur avait dit qu'il les réunissait non pas pour leur faire approuver ses volontés, mais pour recevoir leurs conseils, 'pour les croire, pour les suivre ; bref, avait-il ajouté, pour se mettre en tutelle entre leurs mains, envie qui ne prend guère aux rois, aux barbes grises et aux victorieux. N'était-il point obligé de tenir sa parole Henri se déclara convaincu, et dès le lendemain il annonça aux notables qu'il approuvait l'institution du conseil de raison.

L'avis de Sully était excellent. Les membres du conseil ne purent percevoir les impôts qu'ils avaient votés. Ils ne purent payer les dépenses dont ils s'étaient chargés. Ils se querellèrent. Bientôt ils demandèrent à Sully de les venir aider ; il refusa d'abord, disant qu'il était fort occupé et qu'il n'avait point à se mêler de conseiller de si grands personnages, si pleins de science, d'intelligence et de capacité ; puis, quand le roi lui eut ordonné de se rendre au milieu d'eux, il se garda bien de leur donner un avis utile. Si bien qu'à la fin messieurs les conseillers vinrent trouver le roi en corps et lui représentèrent qu'ils avaient eu tort de vouloir partager le pouvoir avec lui. Ils le supplièrent de reprendre l'administration de tous ses revenus et d'en disposer selon sa prudence et son équité. Le roi fit, pour la forme, quelques difficultés ; mais il fut bien aise de voir que les choses se passassent précisément comme Sully l'avait prédit.

Cependant Sully travaillait énergiquement pour acquérir la science des finances. Cet homme d'épée était devenu homme de cabinet. Il consultait les vieux registres du conseil d'État, des parlements, de la chambre des comptes, les vieilles ordonnances et instructions ; la nuit le trouvait à sa table de travail, où il s'était assis avant le jour, et ses collègues, le voyant faire, regrettaient amèrement de ne s'être pas opposés par tous les moyens à son entrée dans le conseil. Ils prévoyaient qu'il les y supplanterait tous. Ce qui arriva bientôt en effet. Sully ne manquait pas de signaler au roi toutes les irrégularités et tous les désordres qu'il remarquait. De son côté, Henri IV prenait l'habitude de s'adresser à lui dans les grandes circonstances, comme il fit en celle que nous allons raconter.

Il se donnait beaucoup de fêtes à la cour de France ; le roi, qui les aimait, ce qui était bien permis après la rude existence qu'il avait menée, voulait que Sully en prît sa part. C'est ainsi qu'il lui commanda de danser dans un beau ballet que le maréchal de Biron donnait en l'honneur d'une dame. On ne se figure pas bien Rosny dansant ; il paraît pourtant qu'il s'en acquittait assez bien. Il dansa donc, et jusqu'à deux heures du matin ; après quoi la compagnie se sépara. Mais il n'y avait point deux heures qu'il était au lit quand un officier entra dans sa chambre et le pria de se lever promptement pour venir trouver le roi, à qui un grand malheur était arrivé. Il courut au Louvre ; le roi, en robe et bonnet de nuit, marchait à grands pas, tout pensif, les mains derrière lé dos et la tête baissée. Plusieurs de ses serviteurs étaient là, rangés contre la muraille ; dès qu'il vit entrer Sully, il s'avança vers lui et lui serrant fortement la main : Ha, mon amy, quel malheur ! s'écria-t-il, Amiens est pris !

C'était, en effet, un très grand malheur. Les Espagnols avaient surpris cette ville mal gardée ; ils y étaient entrés en plein jour ; ils y avaient trouvé quantité de munitions, d'artillerie, et de l'argent que le roi y avait rassemblé pour avoir tout sous la main, près de la frontière. Il était à craindre que les ennemis n'en fissent sortir les habitants pour y introduire une armée. C'était le plus grand succès que les Espagnols eussent remporté depuis longtemps. Les voilà maîtres d'une grande place, de la capitale de la Picardie, à trente lieues de Paris !

Sully ne se laissa point abattre. Tout de suite il promit au roi de trouver les moyens nécessaires pour le mettre en état de reprendre la ville, et, rentrant chez lui, après avoir feuilleté force papiers, il écrivit un mémoire où il énumérait les diverses manières de se procurer l'argent dont on avait besoin. Le roi recopia le mémoire de sa main ; il convoqua une grande assemblée des principaux de la cour, de la ville de Paris et de quelques anciens notables de Rouen qui se trouvaient dans la capitale. Il leur demanda de l'assister en la pressante nécessité où il se trouvait, et comme ces gens, pris à l'improviste, ne savaient que dire, il tira de sa poche le mémoire et le lut, comme s'il était de lui. Toutes les propositions furent adoptées ; le roi trouva près de trois millions d'écus qui lui étaient nécessaires.

C'est pendant ce siège d'Amiens que s'acheva la fortune de Sully : Avant de partir, le roi déclara qu'i voulait désigner quelqu'un de son conseil à qui il pût s'adresser régulièrement et qui eût la charge de tout. Il désigna Sully comme le plus jeune, le plus vigoureux et le plus capable d'aller et de venir. Ce n'était pas encore supprimer le conseil, mais c'était déjà placer Sully fort au-dessus des autres. Celui-ci se mit à faire toute la besogne, à ramasser de l'argent, de l'artillerie, des vivres, des munitions, traitant lui-même avec les marchands ; il fit aussi établir un hôpital où les blessés et les malades de l'armée ne manquèrent de rien. Tous les mois il mettait cent cinquante mille écus dans des chariots et il partait pour le camp. Capitaines et soldats lui faisaient grande fête. On voyait bien, disaient-ils, que le roi avait mis en ses finances un gentilhomme de bonne maison, bon Français, et qui, étant aussi bon soldat, ne laissait l'armée manquer de rien. Sully allait causer avec le roi dans les tranchées, où il le trouvait casque en tête, lance au poing, prêt à fondre sur les ennemis, s'ils faisaient mine de sortir ; mais Henri IV ne souffrait pas qu'un si utile serviteur exposât sa vie. Un jour qu'il sut qu'il s'était aventuré, il se courrouça fort et lui défendit de faire le métier de la guerre, même d'aller aux tranchées avec d'autres personnes qu'avec lui. Qui payerait mon armée, lui disait-il, s'il vous arrivait mort ou grande blessure ? Et, pour lui témoigner sa satisfaction au cours du siège, il lui donna, en attendant mieux, ce gouvernement de Mantes qu'il lui avait refusé jadis.

Amiens fut repris, et ce grand succès décida enfin les Espagnols à traiter : ce qu'ils firent à Vervins en 1598. Un mois auparavant Henri IV avait signé l'édit de Nantes, qui accordait aux protestants la liberté de conscience. Ainsi les discordes religieuses furent apaisées, en même temps que la guerre étrangère était terminée. Henri IV n'avait plus d'ennemis. Quand il rentra dans Paris, après la paix faite, il fut reçu en triomphe. On le comparait à tous les grands hommes de l'antiquité, Ninus, Sésostris, Alexandre, Scipion, Annibal, César, Constantin, Clovis et Charlemagne. Pour lui, se souvenant de toutes les traverses où il avait passé, de ces rudes années où il lui fallait combattre tous les jours sans jamais être assuré du lendemain, il était heureux de ses succès et de l'amour que lui témoignaient ses sujets ; mais il savait combien d'efforts lui restaient à faire pour relever toutes les ruines que tant d'années de guerre avaient faites. Il comptait pour l'aider sur quelques bons serviteurs, en particulier sur Sully.

 

CHAPITRE VIII. — LES FINANCES DU ROI.

Les charges et honneurs de Sully, et d'abord ce qu'il fait comme surintendant des finances. — Les tristes états des finances du roi. — Comment il s'endettait et quelles étaient les exigences de ses créanciers. — Ce que fit Sully avant d'être surintendant.

Il est inutile maintenant que nous suivions Sully année par année, comme nous avons fait jusqu'ici. Il vaut mieux dire de quelles affaires Sully fut chargé, quels honneurs il reçut, puis examiner en bon ordre les services qu'il a rendus.

Dès le siège d'Amiens il était en réalité le ministre, ou plutôt, comme on disait alors, le surintendant des finances. Les conseillers ses collègues cessèrent peu à peu de venir au conseil, où Sully, appuyé sur l'autorité du roi, ne souffrait aucune contradiction. En l'année 1599 il devint surintendant en titre. La direction des finances demeura sa principale besogne ; mais il fut aussi surintendant des bâtiments et fortifications, grand voyer, grand maître de l'artillerie. Le roi lui donna le gouvernement du Poitou, et en 1606 le fit duc de Sully et pair de France. Sully garda d'ailleurs ses gouvernements de Mantes et de Jargeau, et il fut encore capitaine et gouverneur du château de la Bastille à Paris.

Pour bien comprendre ce qu'a fait Sully comme surintendant des finances, il faudrait montrer en grand détail dans quel triste état se trouvaient les finances de France.

Une bonne partie du domaine du roi avait passé en des mains étrangères ; les impôts directs et indirects ne rapportaient presque rien ; on ne faisait pas, pour chaque année, le compte des recettes et des dépenses, comme aujourd'hui. On ne décidait point que telle dépense serait payée par telle recette. On vivait au hasard, au jour le jour, mêlant et embrouillant les comptes, de telle sorte qu'il était impossible de s'y reconnaître, et que les malhonnêtes gens, sans rien craindre, pêchaient en eau trouble. Chaque année les dépenses dépassaient les recettes, et le roi s'endettait de plus en plus. Réduit à toujours emprunter, il le faisait dans les plus détestables conditions. Aujourd'hui nous prêtons notre argent à l'État sans inquiétude, et l'État nous donne en échange un morceau de papier qui est un titre de rente ; pour toucher la rente de notre argent, il suffit que nous nous présentions au jour dit chez le percepteur. Il n'en allait pas ainsi il y a trois cents ans. Les créanciers de l'État n'avaient pas confiance en lui ; ils exigeaient de très gros intérêts, puis ils voulaient se payer de leurs propres mains : le roi les autorisait à lever eux-mêmes tel ou tel impôt dans telle ville ou dans tel pays. Cela s'appelait aliéner cet impôt, c'est-à-dire le céder à autrui. Il en résultait, comme on le verra, nombre d'abus.

Henri IV se trouvait presque toujours dans les plus graves embarras financiers. Certaines de ses lettres sont de véritables appels désespérés à l'amitié et aux bons offices de Sully. Par exemple, au printemps de 1596, pendant le siège de la Fère, il s'adresse coup sur coup à Sully, qui n'est point encore du conseil de finances, mais qu'il a chargé du soin d'y présenter ses demandes. Le 6 mars 1596, il lui écrit : Si je ne suis secouru d'argent bientôt, je me trouverai en une très grande peine, car les Suisses se débandent tous les jours ; nos ouvrages demeurent ; ma cavalerie ne peut subsister faute de payement. Je vous prie avec ceux de mon conseil de me secourir en cette occasion, qui est la plus importante qui se présentera jamais. Deux jours après, le roi, qui a reçu 13.000 écus, remercie Sully : Les 13.000 écus que vous m'avez envoyés me sont, arrivés très à propos pour contenter notre cavalerie, qui était à la faim, et retenir rios Suisses, qui se voulaient débander. Mais une semaine passe : nouvelles plaintes du roi : Il ne m'est pas possible de faire attendre plus longtemps les Suisses, qui menacent de ployer leurs enseignes et de m'abandonner... Le 18 le roi demande dix mille livres pour payer les dettes du mois passé ; le 23 il écrit que son armée a si peu de vivres qu'elle vit au jour la journée : Les gens de guerre reçoivent demi-ration, et quelquefois rien.

On dirait dans toutes ces lettres que le roi de France, que cette barbe grise, que ce victorieux,  demande l'aumône à ses serviteurs.

Tout le temps que Sully ne fut point le maître dans l'administration des finances, il fallut qu'il se contentât d'expédients pour trouver ce qui était nécessaire aux besoins de chaque jour ; devenu surin-  tendant des finances, il devait s'appliquer à guérir jusque dans leurs racines les détestables abus de l'administration financière.

 

CHAPITRE IX. — REPRISE DES IMPOTS ALIÉNÉS.

Sully rend au roi les impôts et les domaines aliénés. — Ce qui arrivait au détriment du roi et du peuple, quand on aliénait un impôt. — La querelle que Sully eut avec le connétable, et comment il le contenta. — Comment il rentra en possession des domaines.

Une histoire de l'administration financière de Sully peut se diviser en chapitres : 1° Sully s'applique à recouvrer la perception des impôts abandonnés aux créanciers et la possession des domaines cédés ou usurpés ; 2° Sully s'applique à augmenter les recettes ; 3° Sully diminue les dépenses.

Ce ne tut pas sans peine qu'il remit le roi en possession des impôts aliénés ; il y parvint pourtant, et cela sans mécontenter personne. Voici l'explication de ce tour de force.

Supposons que pour une somme prêtée au roi un créancier ait reçu le droit de percevoir l'impôt prélevé sur les marchandises qui passent par le pont d'Orléans. Il fera d'abord évaluer ces droits au-dessous de leur valeur : s'ils rapportent cinq mille livres, il les comptera pour quatre mille. Première perte pour le roi, qui donne cinq mille livres d'intérêts, au lieu de quatre. Or les droits de cette S'ore& augmentèrent quand Henri IV eut rétabli la paix dans son royaume, car les marchandises circulèrent en plus grande quantité. Supposons que le péage sur le pont d'Orléans rapporte alors dix mille livres : le roi ne profitera pas de cette augmentation. Voilà six mille livres perdues pour lui.

Mais il arrivait presque toujours que le créancier faisait lever l'impôt par des agents qu'il rétribuait. Celui dont nous venons de parler avait, je suppose, un percepteur au pont d'Orléans, auquel il abandonnait mille livres sur les cinq mille. De plus, c'était l'agent qui profitait de l'augmentation des droits ; si bien que le créancier, qui fraudait le roi, était, à son tour, volé par son agent. Sully comprit qu'il était facile de reprendre les impôts aliénés sans mécontenter les créanciers, et même en leur faisant trouver l'opération bonne. Il se mit donc à l'œuvre.

Les créanciers commencèrent par réclamer si haut que le roi en fut assourdi. Un jour il mande Sully : Ha, mon ami, lui dit-il, qu'avez-vous fait ?Je n'ai rien fait que de bien, répond Sully, et il offre de contenter par ses explications, devant le roi lui-même, ceux qui se plaignent. Le roi accepte avec empressement ; car il ne sait que répondre à un petit Anglais, agent de la reine d'Angleterre, à un grand Allemand, agent du duc de Wurtemberg, et au connétable, qui, se disant lésés, viennent se plaindre tous les jours. Il fait donc appeler le connétable et lui dit : Eh bien ! mon compère, de quoi vous plaignez-vous ? Le connétable répond qu'on l'a traité comme le commun des mortels en lui enlevant le droit de percevoir une pauvre petite imposition dans le Languedoc. Or bien, monsieur, réplique Sully, dites-moi, s'il vous plaît, ce que vous tiriez de cette imposition, et je vous ferai payer pareille somme. La réponse du connétable montre bien que les créanciers de l'État n'avaient aucune confiance dans leur débiteur : Je trouve cela bon, dit-il, mais qui m'assurera d'être payé exactement comme je suis ? Pour qu'un connétable, un ami du roi, parlât ainsi devant le roi, il fallait que le désordre et la malhonnêteté de l'administration fussent choses connues et avouées de tout le monde. Sully répond en vrai ministre : Ce sera moi, et je vous donnerai pour caution le roi, qui ne fera pas banqueroute, je vous le promets. Le connétable déclare alors qu'il tire de cette imposition neuf mille écus, mais qu'il en donne deux mille à un agent. Sully s'engage à payer les neuf mille écus net, et il ajoute qu'il tirera de la même imposition une somme beaucoup plus considérable pour le roi. Le connétable est fort étonné, et le roi s'amuse de son étonnement. Le lendemain, Sully mena au roi un homme qui offrit cinquante mille écus pour avoir le droit de percevoir l'imposition dont le connétable tirait en tout sept mille écus : bénéfice pour le connétable deux mille écus, pour le roi quarante et un mille. Qui donc se serait plaint d'une pareille opération ?

Il y eut plus de difficultés pour rentrer en possession des domaines aliénés. Les uns avaient été donnés en gage à des créanciers qui s'étaient largement payés de la somme qu'ils avaient déboursée, capital et intérêts. Sully leur reprit les domaines. Plusieurs domaines avaient été tout simplement usurpés. Sully chassa les usurpateurs. D'autres avaient été légalement achetés, mais à très bas prix. Sully ordonna qu'ils fussent revendus, persuadé qu'il pourrait, sur le prix de cette nouvelle vente, rembourser l'acquéreur et faire, pour le compte du roi, de gros bénéfices. A la fin de son administration, il avait, par tous ces moyens, repris une grande partie des domaines.

 

CHAPITRE X. — RECETTES ET DÉPENSES.

Sully augmente les recettes. — Comment on affermait les contributions indirectes avant Sully. — Comment il les afferma. — Sully veut punir les receveurs infidèles. — Une anecdote pour prouver que le roi ne pouvait savoir ce qu'il y avait d'argent au trésor. —Sully établit une comptabilité régulière. — Pourquoi l'impôt ne produisait guère et quelle effroyable misère régnait en France. — Comment Sully diminua la taille en poursuivant les faux nobles. — Comment il empêcha les gouverneurs de province de lever les impôts, et la querelle qu'il eut avec d'Épernon. — Sully diminue les dépenses. — Résultats de son administration.

Pour augmenter les recettes, Sully fit d'importantes réformes dans l'administration des contributions indirectes. Il faut savoir que l'État ne percevait pas directement, comme aujourd'hui, les contributions indirectes par des employés. Au lieu de faire lever, par exemple, l'impôt du sel dans telle province, il s'entendait avec un financier, qui lui payait une certaine somme moyennant laquelle le revenu de l'impôt lui appartenait. L'État faisait comme un propriétaire qui, ne voulant pas cultiver sa terre lui-même, la loue à un cultivateur moyennant redevance. Ce cultivateur s'appelle un fermier ; c'est ainsi qu'on appelait le financier qui traitait avec le roi. Mais voyons comment les choses se passaient. Un financier se présente pour prendre la ferme de l'impôt sur le sel. Il s'adresse aux conseillers des finances, leur fait, ainsi qu'à leurs femmes, de gros cadeaux. Il obtient la ferme pour 100.000 livres ; mais il sait bien que l'impôt en rapportera 300.000. Il fait venir alors d'autres personnes qui n'ont pas, comme lui, de relations à la cour ; il leur propose de leur céder la ferme par un second bail pour 200.000 livres. Ceux-ci acceptent : le gros financier a 100.000 livres pour lui, sans se donner la moindre peine. Les sous-fermiers se chargent alors de lever l'impôt, sur lequel ils font encore de beaux bénéfices.

Pour couper court à ces manèges, Sully fait mettre les fermes aux enchères. Au lieu de traiter en secret et de gré à gré avec les membres du conseil de finances, les fermiers durent se présenter le même jour pour faire leurs offres, et la ferme fat adjugée au plus offrant et dernier enchérisseur. Les fermes rapportèrent ainsi beaucoup plus qu'auparavant.

Pour les contributions directes il n'y avait pas de fermiers ; mais les agents du roi chargés de les percevoir en détournaient une bonne partie à leur profit. Il fallait leur faire peur et leur imposer à l'avenir de si belles règles de comptabilité, qu'aucun détournement ne fût plus possible. Sully leur fit peur plusieurs fois en les menaçant d'une révision de leurs comptes. Au moment où Henri IV s'apprêtait à reprendre Amiens, une menace de cette sorte suffit pour que les financiers et les trésoriers de France rendissent au roi environ 100.000 écus. Sully haïssait ces malhonnêtes gens, et, s'il avait été le maître, il les aurait punis de façon à leur ôter toute envie de recommencer. En l'année 1601, un tribunal fut institué pour rechercher et punir les malversations commises par les trésoriers, receveurs et autres financiers. Sully aurait voulu que la justice s'en prît surtout, comme il disait, aux grands voleurs et brigands ; mais ceux-ci avaient des amis à la cour : ils leur distribuèrent force présents, et ces amis importunèrent tant le roi, que la poursuite fut suspendue. Sully, très mécontent, n'en fut que plus attentif à surveiller les comptes.

C'était le désordre des comptes qui rendait le vol très facile. Avant que Sully ne fût le maître dans l'administration des finances, il était impossible au roi de savoir au juste combien d'argent il y avait au trésor. Une anecdote en va donner la preuve.

On se souvient que Sully avait triomphalement rapporté de sa tournée dans quatre généralités une somme de 500.000 écus. Il en avait employé 50.000 à des dépenses ordonnées par le roi et il avait versé le reste entre les mains des trésoriers, malgré le roi, qui connaissait son monde et n'avait pu s'empêcher de dire : Si cet argent est une fois entre les mains des trésoriers, il sera vite dissipé ! Mais Sully avait gardé les comptes établissant qu'il avait bien versé 450.000 écus, et, sans en avoir l'air, il surveillait les dépenses, de manière à savoir toujours la somme qui resterait en caisse. Or il arriva que le roi, voulant faire une entreprise en Picardie, demanda 200.000 écus. Un membre du conseil, d'Incarville, répondit qu'il ne se trouvait plus une si grosse somme dans le trésor ; Sully répliqua qu'elle y était encore. Là-dessus d'Incarville se fâcha, disant que ses registres étaient plus sûrs que la mémoire de Sully, et il proposa d'apporter le lendemain une copie des comptes.

Si d'Incarville avait eu raison, il n'avait pour le prouver qu'à produire le compte des sommes versées et celui des sommes dépensées ; mais il apporta des papiers embrouillés où il était impossible de voir d'un coup d'œil quelles sommes Sully avait fournies au trésor. Pressé par le roi, qui lui demandait le total, il finit par donner un chiffre. Sully affirma immédiatement qu'il se trompait de 80.000 écus, et, afin de mieux perdre son collègue, il ajouta qu'il regrettait bien de n'avoir pas gardé copie de ses comptes. Là-dessus, d'Incarville se croit sûr de son fait ; il invite Sully à l'accompagner chez lui et à consulter tout à son aise les registres. Sully accepte et, après avoir feuilleté les registres, répète encore qu'il manque 80.000 écus. Mais, monsieur, s'écrie d'Incarville, vous devez plutôt croire à mes registres qu'à votre mémoire ; il n'en est pas de si bonne qui ne se trompe quelquefois. — Je m'en vais trouver le roi, répond Sully, à qui je dirai ce que j'en pense. Il se rend en effet chez le roi et lui met sous les yeux le tableau de toutes les recettes qu'il a faites, tableau qu'il a gardé, sans le dire à personne. Le roi fait appeler d'Incarville, et, pièces en main, lui démontre qu'il manque en effet sur ses registres 80.000 écus. Il fallut bien trouver un moyen de s'excuser. D'Incarville fit de nouvelles recherches et il prétendit qu'un de ses commis avait oublié d'inscrire ces 80.000 écus. Le commis s'excusa, disant qu'il n'avait pas trouvé la clef du coffre où étaient les registres et qu'il avait inscrit la somme sur une feuille volante, sans avertir le sieur d'Incarville. Henri IV vit bien que le pauvre homme jouait une comédie ; mais ces fraudes étaient si habituelles, qu'il ne témoigna aucun mécontentement, et se contenta de dire : Eh bien ! c'est assez, il n'en faut plus parler ; nous avons tous raison, puisque mes 80.000 écus sont retrouvés ; mais je ne veux plus qu'on m'en joue de pareilles... Puis, voyant entrer le connétable, il alla au-devant de lui pour lui dire : Vous ne savez pas, mon compère, il y a bien des nouvelles ; notre homme (c'est-à-dire Sully) a eu raison. Cela m'apprend de qui je me dois fier et défier...

Ainsi, au conseil de finances, sous les yeux mêmes du roi, on faisait une erreur de 80.000 écus sur un compte de 500.000. C'est pourquoi Sully contraignit les receveurs généraux et particuliers à tenir des registres en si bon ordre, que les dépenses et les recettes y fussent inscrites jour par jour, et qu'on pût à tous moments vérifier les comptes.

Mais ce n'était pas assez d'empêcher les receveurs de détourner les revenus du roi. Il fallait accroître ces revenus.

La misère était telle, qu'un grand nombre de contribuables ne pouvaient payer l'impôt. Henri IV disait la triste vérité quand il déplorait, au début de son règne, que les laboureurs quittassent leurs maisons : presque tous les villages étaient inhabités et déserts. Les paysans se réfugiaient dans les villes, où ils mouraient de faim en demandant l'aumône. A Paris, des processions de pauvres encombraient les rues au point qu'on n'y pouvait passer. Ces malheureux étaient entassés dans le cimetière Saint-Innocent, au nombre de plus de sept mille. Beaucoup tombaient malades ; on les portait à l'Hôtel-Dieu, si exténués qu'ils y mouraient. En 1596 il en mourut plus de six cents au mois d'avril. La faim faisait commettre des crimes atroces : une femme fut brûlée vive pour avoir tué, dépecé et mangé ses deux enfants !

C'est. la famine qui poussait tous ces mendiants dans les villes. Dans les campagnes, il n'y avait point de sécurité pour les chaumières : les gens de guerre survenaient à tous moments, pillant, brûlant et tuant. A quoi bon semer, quand on n'était point assuré de la récolte ? Les champs demeuraient en friche. Toute la France était en proie aux brigands. Ce n'étaient pas seulement les soldats de passage qui ruinaient le paysan. Les seigneurs, réduits comme les autres à la misère, sortaient de leurs châteaux avec des hommes armés, et ils allaient piller le voisinage, surprendre et arrêter le marchand, qu'ils gardaient prisonnier jusqu'à ce qu'il eût payé une rançon. Comment le roi eût-il encore trouvé à prendre après toutes ces pilleries ?

Mais après que la Ligue eut été vaincue et la paix signée avec l'étranger, les soldats furent renvoyés, l'ordre rétabli partout ; le roi ordonna aux gouverneurs de province de courir sus aux brigands et de les tailler en pièces ; il défendit de porter des armes en temps de paix, sous peine de mort. Alors le paysan rentra dans sa chaumière, et de nouveau poussa la charrue dans le sillon. Il put payer sa dette à l'État, qui le protégeait. Il la paya d'autant plus aisément que Sully l'allégea.

La taille n'était due que par ceux qui n'étaient pas nobles ; mais beaucoup, qui ne l'étaient pas, prétendaient l'être. Un gros bourgeois rougissait d'être traité comme un homme du commun, et faisait le possible pour ajouter à son nom la particule de. Molière se moque de ce paysan qu'on appelait Gros-Pierre, qui fit creuser tout autour de son champ un fossé bourbeux

Et de monsieur de l'Île en prit le nom pompeux.

Il y avait au temps de Sully beaucoup de Gros-Pierre de cette sorte. Ils furent poursuivis, obligés de reprendre leurs noms et leur part de la taille.

Ce fut encore un moyen de rendre l'impôt royal moins lourd que d'empêcher les gouverneurs de province de lever des impôts sans aucune espèce de droit. C'est ainsi que d'Épernon percevait dans son gouvernement jusqu'à 160.000 écus. Sully fait défense de continuer la levée : d'Épernon averti se rend au conseil, y parle très haut, énumère ses titres et qualités, pensant intimider le surintendant. Celui-ci, qui se croyait d'aussi bonne et vieille noblesse que d'Épernon, ne se gêne pas pour le lui dire, et réplique aussi haut que l'autre avait parlé. Ils échangent alors de grosses paroles, et, en plein conseil, portent la main à l'épée. On.les sépare, et chacun d'eux rentre au logis, attendant des nouvelles de l'autre. Le roi était alors à Fontainebleau. Dès qu'il connut l'affaire, il écrivit à Sully pour lui dire qu'il savait sa querelle et que, s'il en était besoin, il lui servirait de témoin. Puis, quelques jours après, il réconcilia les deux adversaires et les força de s'embrasser. On voit que pour administrer les finances dans ce temps-là il n'était pas mauvais que le surintendant fût un soldat.

Sully diminua considérablement les dépenses. La dette publique était énorme pour le temps, et il fallait chaque année payer une somme considérable de rentes. Le surintendant se livra aux plus minutieuses recherches sur l'origine des dettes de l'État. Il en trouva qui étaient très légitimes : des particuliers avaient prêté de l'argent au roi ; ils touchaient pour cela un intérêt point exagéré : il n'y avait rien à dire. Mais d'autres qui n'avaient versé que vingt mille livres étaient portés sur les registres comme s'ils en avaient versé soixante mille et touchaient ainsi trois fois plus d'intérêts qu'on ne leur en devait ; d'autres avaient profité des embarras du trésor pour exiger des intérêts énormes ; d'autres enfin n'avaient rien versé du tout et s'étaient procuré en fraude des titres de rente. Sully reprit à ceux-ci leurs titres frauduleux. A ceux qui avaient prêté à trop gros intérêts, il remboursa le capital ; il parvint ainsi à faire une économie annuelle très considérable.

De même que les fermiers s'entendaient avec des membres du conseil pour obtenir les fermes à bon marché, de même les fournisseurs corrompaient les conseillers pour obtenir, à très haut prix, la fourniture des vivres ou des munitions de l'armée. Sully surveilla ce trafic et le fit cesser. Pour le siège de la Fère, pour celui d'Amiens, ensuite -pour toutes les expéditions, il conclut les marchés lui-même, et bien malin aurait été celui qui eût trompé ce surintendant qui savait le prix de toute chose.

Quelques chiffres montreront quels prodiges ont été accomplis par Sully dans l'administration des finances. Il a payé pour cent millions de dettes, racheté pour trente-cinq millions de domaines aliénés ; avant lui, quand on avait payé sur les recettes toutes les charges qui grevaient le trésor, il n'y avait plus que sept à neuf millions disponibles pour les dépenses publiques ; grâce à lui, cette somme atteignit près de vingt millions. Et pourtant de grandes dépenses avaient été faites pour garnir les arsenaux de vivres et de munitions, pour donner à la France une flotte qui.fit respecter son pavillon sur les mers ; un trésor de plus de vingt millions avait été amassé pièce à pièce, en prévision des guerres futures. Plus de seize millions en argent étaient entassés dans les caves du château de la Bastille, dont Sully avait le commandement. Il n'y avait pas de danger qu'on y touchât. Sully avait mis de beaux canons sur les murailles.

 

CHAPITRE XI. — SERVICES RENDUS. ABUS CONSERVÉS.

Ce que doit faire un bon ministre des finances. — Comment Sully allège la taille. — Ce qu'il aurait voulu faire et ce qu'il a fait pour la gabelle. — Pourquoi il n'a pas été tout à fait un grand mi-cistre des finances. — Services qu'il a rendus. — Exemple où l'on voit comment il réformait les mauvais usages sans les supprimer.

Un bon ministre des finances ne doit pas seulement augmenter les recettes, diminuer les dépenses et tirer le meilleur parti des impôts établis. Il faut aussi qu'il se demande si les impôts sont bons et justes, s'ils sont bien répartis entre les contribuables et humainement perçus. Il y avait bien à dire sur tout cela au temps de Sully.

On a vu que la taille et la gabelle pesaient très lourdement sur le peuple et que Sully en avait allégé le poids.

II protégea aussi les contribuables contre les rigueurs des officiers chargés de percevoir l'impôt. Ces rigueurs étaient extrêmes ; le paysan qui ne pouvait payer était condamné à voir saisir tout ce qu'il possédait, et souvent il était jeté en prison. Dès l'année 1595, quand les embarras du trésor étaient encore si considérables, défense fut faite de saisir la personne, les bestiaux et la charrue du paysan : ainsi, du moins, il pouvait continuer son travail. Mais le malheureux n'en demeurait pas moins le débiteur de l'État. Il avait un arriéré à payer, qui grossissait chaque année, et il perdait tout espoir de s'acquitter jamais. En l'année 1598, le roi fit remise à son peuple de l'arriéré, qui montait à une somme de vingt millions de livres, plus de quatre-vingts millions d'aujourd'hui. Enfin la taille annuelle fut réduite du chiffre de vingt millions à celui de quatorze. Le peuple des campagnes fut grandement soulagé. Si Dieu me donne encore de la vie, disait Henri IV en l'année 1600, je ferai qu'il n'y aura pas de laboureur en mon royaume qui n'ait moyen d'avoir une poule dans son pot. A la fin du règne, le vœu du grand roi était accompli.

La gabelle ou impôt sur le sel était le plus odieux des impôts indirects. Le sel ne pouvait être vendu que par l'État, comme aujourd'hui le tabac. Il était déposé dans des greniers publics. Chacun était obligé d'en prendre une certaine quantité qui, le plus souvent, dépassait ses besoins, et comme le sel se vendait très cher, les familles nombreuses étaient accablées par cet impôt. Défense était faite de se procurer du sel autrement que dans les greniers, et d'en revendre quand on en avait trop. La contrebande était punie par des châtiments terribles. Pour l'empêcher, les agents des fermiers pénétraient dans les maisons quand cela leur plaisait. Il y en avait pour tout le royaume vingt mille, qui étaient de véritables tyrans pour les petites gens, et dont le souvenir est demeuré horrible. Aujourd'hui encore le nom de gabelou est une injure.

Depuis longtemps la royauté cherchait à remédier à de si exécrables abus. Henri IV et Sully projetèrent de grandes réformes, mais n'eurent pas le temps de les accomplir. Du moins Sully fit en sorte que la gabelle fût mieux répartie. Il diminua les rigueurs contre les contrebandiers. La peine était à peu près la même pour ceux qui achetaient et pour ceux qui vendaient du gel de contrebande : Sully distingua entre le contrebandier, qu'on ne saurait trop punir, comme il dit, et ceux qui usent de faux sel, quand ils en trouvent à bon marché. Pour ceux-ci il tut très indulgent. C'est ainsi qu'il atténua le mal, faute de pouvoir le guérir.

Du reste, bien que les services rendus par Sully aient été considérables, on ne peut pas dire qu'il ait été un grand ministre des finances. Il a fait pour l'État ce qu'il faisait pour ses terres. Il savait à un denier près quels revenus il pouvait tirer de ses domaines, de quelle sorte ils étaient, comment on pouvait les améliorer et les accroître ; il surveillait les comptes de ses fermiers et de ses serviteurs pour n'être pas dupé par eux ; il était économe de son argent, calculait sa dépense sur sa recette, dépensait moins que son revenu et s'enrichissait ainsi chaque année. De même il a fait une recherche de tous les revenus du royaume ; il s'est rendu un compte exact des droits du roi ; il a si bien surveillé les fermiers et les agents royaux, qu'il a repris sur eux une grande partie de l'argent volé en même temps au roi et au peuple ; il a dépensé moins qu'il ne recevait, fait des économies, amassé un trésor. Il a donc administré le royaume comme un bon propriétaire son domaine. C'est beaucoup. Il avait, de plus, compris que tel impôt valait mieux que tel autre ; il avait diminué la taille, qui était payée seulement par les moins riches, et il aurait même voulu la remplacer par les impôts indirects. Les impôts de cette sorte, étant perçus sur les marchandises, étaient payés par tous et pesaient particulièrement sur ceux qui achetaient le plus, c'est-à-dire sur les plus riches ; mais, en somme, il n'a point fait de grandes innovations. De très graves abus ont été respectés par lui. Il en est qu'il n'a même pas vus. Il en est d'autres qu'il ne pouvait pas ne pas voir, mais qu'il n'a point songé à réformer ; il s'est contenté d'en tirer la meilleure part possible dans l'intérêt du trésor. Il faut montrer par un exemple comment il procédait.

Les charges de judicature et de finances étaient vénales : il faut entendre par là que l'on achetait le droit d'être magistrat, par exemple, ou receveur des finances. Cet abus était né des embarras du trésor royal, et ces embarras, qui étaient perpétuels, le rendaient de plus en plus grave. Il pouvait se présenter telle circonstance où l'on avait besoin d'argent tout de suite, et où le trésor était vide, comme il arriva, par exemple, au temps de Henri IV, quand les Espagnols se furent emparés d'Amiens. On créait alors des offices qui étaient immédiatement achetés ; par là, le trésor trouvait des ressources momentanées ; mais il fallait ensuite rétribuer ces officiers, et ceux-ci accroissaient le nombre de cette armée qui vivait au détriment du public. Sully savait très bien que l'effrénée multitude. d'offices et la licence que se donnent les officiers de justice et de finances de s'enrichir excessivement aux dépens des revenus publics et des biens des particuliers témoignent de la prochaine décadence d'un État. Aussi a-t-il réduit cette effrénée multitude, et racheté, par exemple, en 1601, les offices qu'il avait établis et vendus lui-même en 1597. Mais il n'a pas supprimé l'abus : il y a mis de l'ordre.

Il était d'usage que les officiers de finances ou de justice, propriétaires de leur charge, la revendissent, comme font encore aujourd'hui les notaires, les avoués et les huissiers. L'office ne revenait au roi qu'au cas où le titulaire mourait dans les quarante jours qui suivaient le marché, ou bien sans avoir conclu de marché. Cette réserve déplaisait beaucoup aux officiers ; elle les empêchait d'être véritablement propriétaires de leur charge et de la transmettre à leurs enfants. D'autre part, la royauté ne tirait guère profit des offices qui lui revenaient ainsi par la mort du titulaire. Dès qu'un office ancien venait à vaquer, le roi était immédiatement assiégé par des sollicitations. Il le donnait à quelque grand seigneur qui le gardait quand c'était un grand office, et le vendait s'il s'agissait d'un moindre. Sully voulut empêcher cette perte d'argent, et il fut un de ceux qui conseillèrent le plus vivement au roi de conclure avec les officiers une sorte de marché.

Les officiers deviendraient propriétaires de leurs charges et les 'transmettraient de droit à leurs enfants et héritiers, s'ils consentaient à payer tous les ans au trésor le soixantième du prix de ces charges. Cette redevance fut le droit annuel, qu'on appelait aussi la paulette, du nom d'un financier nommé Paillet, qui paraît avoir été l'inventeur de la combinaison. On commença de la percevoir à partir de l'année 1604. Il est vrai que les grandes charges dans les parlements, comme celles des premiers présidents, procureurs et avocats généraux, furent réservées au roi. En outre, le roi garda le droit de reprendre tout office devenu vacant, à condition d'en rembourser le prix au titulaire ou à ses héritiers. Par là, il pouvait toujours écarter les incapables ou les indignes. D'ailleurs il ne suffisait point d'acheter une charge pour devenir magistrat. Il fallait subir des épreuves qui montraient qu'on était capable de le devenir. Mais il était à craindre que toutes ces précautions ne fussent plus ou moins éludées. Des magistrats très éclairés du temps réclamèrent contre cette institution, dont ils prévirent les mauvais effets. Les réclamations furent inutiles. Au reste, il s'agit moins ici de juger cette mesure que d'étudier la façon de faire de Sully, qui laisse subsister un vice de la constitution française, mais le régularise et en tire le plus grand profit qu'il peut pour le trésor royal.

Il fallait faire ces restrictions à l'éloge de Sully, pour dire toute la vérité ; mais, la vérité dite, retournons aux chiffres que nous avons donnés tout à l'heure. Ils prouvent que ce ministre, qui avait trouvé la royauté ruinée dans un pays réduit à la misère, l'a laissée riche dans un pays enrichi. Il reste donc beaucoup de place pour l'admiration.

 

CHAPITRE XII. — GRAND VOYER DE FRANCE.

Sully grand voyer de France. — Mauvais état des ponts et chaussées avant lui ; péages. — Comment Sully répara les ponts et les routes. Ce qu'il a fait pour les voies navigables et les grands projets qu'il eut avec Henri IV. — Comment Henri IV a multiplié et rendu meilleurs les moyens de transport. — Comment Sully a diminué les péages.

En même temps que ministre des finances, Sully était, pour employer la langue d'aujourd'hui, ministre des travaux publics ; du moins il avait, comme grand voyer de France, le soin des ponts et chaussées. Aujourd'hui la France est pourvue d'une quantité de routes très belles et bien entretenues ; ses fleuves et ses principales rivières sont reliés par des canaux ; le réseau de ses chemins de fer s'étend d'année en année ; les hommes et la marchandise circulent librement sur tous les points du territoire ; si bien que nous avons peine à nous représenter la gêne excessive où l'insuffisance et le mauvais état des voies de terre et d'eau mettaient jadis l'agriculture, le commerce et l'industrie.

Certaines routes devaient être entretenues par le roi, d'autres par les provinces, d'autres par les communes ; mais, depuis la guerre civile, roi, provinces et communes avaient presque partout cessé de pourvoir à l'entretien, et l'état des chemins était lamentable. Il a suffi, au temps de la guerre de 1870, que les routes fussent négligées pendant quelques mois pour que de profondes ornières y fussent creusées ; dans quel état ne devaient-elles pas se trouver après trente ans passés de guerre civile ? Beaucoup avaient disparu sous l'herbe et la ronce et ne se distinguaient pas des champs abandonnés qui les bordaient. Nombre de ponts avaient été détruits ou s'étaient écroulés ; sur ceux qui demeuraient le charretier ne se hasardait pas sans avoir recommandé son âme à Dieu. Et pourtant sur ces chemins abandonnés et ces ponts délabrés, le marchand et le voyageur rencontraient trop souvent de petits bureaux où il fallait s'arrêter pour payer le frais de passage. Ces péages appartenaient presque tous à des particuliers qui commettaient force exactions.

Sully, à peine pourvu de l'office de grand voyer, fit dans cette administration comme dans celle des finances : il voulut tout d'abord voir clair. Il demanda un état des péages perçus sur les marchands, un état des sommes imposées sur les communes pour l'entretien des ponts et chaussées ; puis il ordonna que l'argent des communes fût scrupuleusement employé à sa destination, et que les propriétaires des péages entretinssent, comme ils le devaient, les routes et les ponts, sous peine de voir leurs péages confisqués. Sur les économies qu'il faisait, il consacrait chaque année quelque grosse somme à la réparation d'une route détruite, à la construction d'une route nouvelle, au pavage des plus grandes voies, ou encore à ces plantations d'ormes qui bordaient les chemins pour les orner et défendaient le voyageur contre les ardeurs du soleil. Quelques-uns de ces ormes subsistent encore : ils ont longtemps porté le nom de rosnys.

Les ponts détruits furent reconstruits. En 1608, une crue extraordinaire de la Loire emporte une grande partie des ponts bâtis sur les deux cent cinquante lieues de cours de la rivière. Vingt ans auparavant, on n'eût pas réparé cet accident. En deux ans, grâce à l'énorme subside fourni par Sully, les ponts de la Loire sont refaits. Sully visite les travaux, les presse, informe le roi, qui le félicite et le remercie. En 1564, le pont de Rouen, endommagé depuis longtemps, avait achevé de s'écrouler ; pendant quarante ans on ne s'était pas occupé de le relever ; les communications avaient été entravées entre Paris et Rouen, et entre les deux parties de la Normandie. Sully entreprend la reconstruction en 1604 ; il se rend à Rouen, arrête les plans que Henri IV approuve : en quatre années, la besogne est terminée.

Les voies navigables n'étaient point en meilleur état que les autres. D'anciens travaux faits pour faciliter la navigation sur des rivières avaient été abandonnés. Quant aux canaux, il n'en existait pas. La construction de canaux est une œuvre qui réclame de longues études, beaucoup d'argent et de temps. Aussi Henri IV et Sully firent-ils surtout des projets ; mais c'est beaucoup qu'ils aient sérieusement songé à joindre par le canal des Deux-Mers la Méditerranée à l'Océan : Louis XIV et Colbert réaliseront le rêve de Henri IV et de Sully. Les études ordonnées par Sully d'un projet de canal entre Saône et Loire furent si bien faites, qu'on les suivit de point en point au XVIIIe siècle quand on creusa le canal. Il y eut plus qu'un projet pour le canal de Bourgogne, qui fut commencé. De moindres travaux, mais très utiles, furent en partie achevés dans les bassins de la Seine et de l'Oise. La principale œuvre, fut la construction du canal de Briare, destiné à relier la Seine et la Loire, et qui devait être d'un grand secours pour l'approvisionnement de Paris. Sully mit encore ici la main à l'œuvre. Il avait, en cette matière, des connaissances spéciales, car il était bon ingénieur. Plusieurs fois il se rendit sur les lieux et leva lui-même des plans.

Sur les routes refaites ou construites, sur les rivières et les canaux, il fallait donner aux voyageurs et aux marchandises des moyens de transport. Il y en avait avant Henri IV, mais d'insuffisants : d'abord trois coches, qui faisaient la route de Paris à Amiens, Rouen et Orléans. C'était peu que trois diligences pour le royaume, et le service, qui coûtait fort cher, était mal fait. Dès qu'il fut maître de sa capitale, Henri IV mit l'entreprise des coches sous la surveillance du prévôt de Paris. Il fut interdit aux cochers de faire payer aux voyageurs plus que le prix fixé ; ils durent avoir de bons et forts chevaux, tenir leur équipage en état, arriver à l'heure dite aux lieux où les voyageurs prenaient leurs repas ou passaient la nuit. Plus tard, le nombre de ces entreprises s'accrut, et il y eut des carrosses publics sur les principales routes du royaume.

Les postes existaient aussi bien avant le règne de Henri IV. C'est Louis XI qui les avait établies. A l'origine elles n'étaient employées qu'au service du roi, dont elles transportaient les messagers et les dépêches. Plus tard elles avaient pris des voyageurs, les lettres des particuliers, l'or, l'argent et les marchandises de petit volume. Mais le transport par les postes coûtait cher et il était interdit aux grosses marchandises. Henri IV entreprit de faire beaucoup plus et beaucoup mieux mois de mars 1597 il publia un remarquable édit où l'on trouve encore un tableau des misères du royaume. Le roi parle de la pauvreté 'où ont été réduits ses pauvres sujets : ils manquent de chevaux pour le labourage, pour les voyages, pour le commerce ; ils n'ont aucun moyen d'en acheter, ils ne pourraient les nourrir ni les entretenir. D'ailleurs ils craignent toujours que les gens de guerre ne viennent enlever les attelages. Aussi le commerce a-t-il cessé complètement en beaucoup d'endroits. On est réduit à se servir des coches et des postes, ce qui ne peut se faire sans dépense excessive. En conséquence, le roi ordonne que dans toutes les villes, bourgs et bourgades du royaume, sur les grands chemins et sur les traverses, seront établis des chevaux de relais, qui pourront être employés au labourage ou bien au service des voitures par terre et au tirage des voitures par eau.

Les précautions prises pour défendre l'institution nouvelle montrent que le calme et la sécurité n'étaient pas encore revenus. Il était défendu par l'édit de réquisitionner les chevaux de relais pour le service militaire, de les surmener en les faisant galoper, sous peine de dix louis d'amende, de les voler, sous peine de mort. Des offices furent créés pour l'établissement, l'administration et la surveillance des relais.

Ce fut un grand bienfait. Le public trouva des moyens de transport et de communication où il n'en existait pas auparavant, et à bien meilleur marché que les coches et les postes. Sept ans après l'édit les postes étaient désertées. Le roi s'en émut ; car les postes étaient, pour beaucoup de raisons, nécessaires. Un édit de 1602 nous apprend que, comme elles sont ruinées par l'établissement des relais, le port des dépêches est retardé ; puis le gouvernement ne sait plus ce qui va et vient dans le royaume ; surtout il ne peut plus suivre les étrangers dans leurs voyages ; car ceux-ci, au lieu de prendre la voie ordinaire de nos postes, où rien ne peut passer qui ne vienne à notre connaissance, se sont servis desdits chevaux et relais pour le passage de leurs courriers, au grand préjudice de notre service et du bien de nos affaires et à la ruine de nos postes. Le roi, affermi sans doute sur son trône, mais sans cesse menacé par des complots, avait besoin de surveiller les allées et venues dans son royaume. Il unit en une seule l'administration des postes et celle des relais ; les maîtres de poste, devenus maîtres des relais, durent s'établir sur les traverses aussi bien que sur les grands chemins, et le public ne souffrit pas de cette mesure.

Sully ne paraît point s'être occupé personnellement des relais ; mais il ne pouvait demeurer étranger à cette réforme, puisque les relais et les postes donnaient des revenus au roi. Aussi a-t-il proposé un règlement sur tous messagers à pied et à cheval, sur toutes sortes de charrois de voiture, par terre et par eau. Il diminua et réforma les péages qui étaient perçus sur les routes de terre. Il en racheta un grand nombre qui avaient été cédés à des particuliers. Pour les péages établis sur les rivières, c'est Sully qui nomma les commissaires chargés d'établir les règlements. Je vous en laisse à vous seul le choix, lui avait écrit Henri IV ; avisez-y donc bien, et, si vous voyez que ceux de mon conseil en voulussent nommer quelques-uns qui ne vous fussent agréables, vous m'en avertirez, afin d'y interposer mon autorité. On supprima les péages illégitimes, même quand ils étaient en la possession des plus grands personnages. Le légat qui gouvernait Avignon au nom du pape s'était cru en droit de lever un impôt sur les bateaux qui, montant ou descendant le Rhône, passaient par cette ville. Lé roi, par le conseil de Sully, lui écrivit que cette imposition portait préjudice à la perception de ses droits, mais aussi au bien de son peuple ; il le pria de la faire cesser aussitôt qu'il aurait reçu la lettre : ce qui fut fait. A plus forte raison, de moindres personnages durent-ils renoncer à des privilèges usurpés. Ici comme toujours Sully parvint à tirer des péages de plus grosses sommes qu'auparavant, sans que les sujets du roi payassent davantage, et l'argent ainsi gagné fut appliqué à l'entretien des routes et voies navigables.

 

CHAPITRE XIII. — GRAND MAÎTRE DES BÂTIMENTS.

Sully surintendant des bâtiments et fortifications. — Pourquoi Henri IV aimait beaucoup les bâtiments et pourquoi Sully les aimait moins. — Lettres que Henri IV écrit au sujet de ses bâtiments, et quel ton il prend pour écrire à Sully. — Quelles sortes de bâtiments aimait Sully.

Le roi Henri aimait beaucoup les bâtiments. Il croyait que c'était le devoir d'un prince d'assainir et d'embellir les villes ; il importait à la gloire du roi, pensait-il, que la ville capitale fût digne d'un grand royaume et que le prince fût logé en de superbes palais. Comme il eut soin d'employer presque partout des artistes français, il cultiva dans la nation le goût et la connaissance des arts, sans lesquels il n'est pas de gloire complète pour un pays.

Sully, comme surintendant des bâtiments, fut l'auxiliaire du roi, mais il ne fut qu'un auxiliaire. Les grandes dépenses lui faisaient peur ; il aimait mieux dessiner le plan d'un canal ou d'une forteresse que celui du Louvre ou de la place Royale. Il s'y entendait beaucoup mieux. Aussi le roi fut-il en vérité son propre surintendant. C'est à d'autres que Sully qu'il fait confidence de son goût pour les bâtiments. Par exemple il écrit au connétable : Je me plains de vous, mon compère, de ce qu'ayant vu mes bâtiments et jardins de Paris et de Saint-Germain, vous ne m'en avez rien mandé. Bien que nous soyons accablés d'affaires, il ne faut pas au contraire s'y laisser succomber, mais quelquefois récréer notre esprit à nous enquérir du ménage. » Quand le cardinal Joyeuse revient d'Italie, où il a séjourné longtemps, le roi lui écrit tout exprès pour lui donner des nouvelles de ses bâtiments et de ses jardins. Il parle de sa galerie qui va du Louvre aux Tuileries, de ses belles fontaines et de ses beaux jardins, de la place Royale qui s'achève, de la belle rue qui va du Pont-Neuf à la porte de Buci, de trois ou quatre mille ateliers où l'on travaille à l'embellissement de Paris. Il n'est pas croyable, dit-il, comme vous y trouverez du changement. Il parle de son parc de Saint-Germain, où il a fait planter seize mille arbres, de ses palissades, des animaux qu'il a mis, en particulier des hérons, de sa basse-cour, de ses cuisines... Somme toute, dit-il à la fin avec un visible plaisir, vous verrez que j'ai fort travaillé.

Quand il écrit à Sully, Henri IV ne paraît pas si à l'aise. Il le charge bien de veiller aux travaux, de faire, par exemple, que les propriétaires des maisons de. la rue qui va du Pont-Neuf à la porte de Buci, construisent des façades semblables. Car ce serait d'un bel ornement, dit-il, de voir au bout de ce pont cette rue tout d'une même façade. Il lui écrit une autre fois : Je vous recommande la place Royale ; il lui recommande aussi la place Dauphine ; il l'envoie faire un tour à Saint-Denis, où l'on travaille à la sépulture du feu roi Henri III. Mais on voit bien que Sully ne met pas d'empressement à fournir aux dépenses. Un jour le conseil a décidé d'employer au payement du pavé de Paris les sommes destinées à la construction de portes et de fontaines. Le roi, qui est à Fontainebleau, envoie vite un laquais à Sully, tout exprès pour le prier d'empêcher l'effet de cette décision, à laquelle Sully s'était certainement associé. Dès qu'il arrive quelque argent sur lequel il ne comptait pas, Henri IV exprime le désir d'en consacrer une part aux bâtiments ; il pense que Sully n'aura rien à dire, puisqu'il s'agit d'employer des ressources inattendues. Quelquefois il prend Sully par les sentiments. Mon ami, lui écrit-il en 1608, ma femme m'a dit que l'on ne faisait rien cette année à Monceau, et qu'elle me suppliait de vous mander que vous trouvassiez dix ou douze mille écus pour y travailler. Faites-le donc, je vous prie, car vous savez que j'aime cette maison-là. Il le prend aussi par l'intérêt : Mon ami, lui écrit-il un jour, j'ai su que vous faites bâtir à la Chapelle et y faites un parc. Comme ami des bâtiments et votre bon maître, je vous donne six mille écus pour faire quelque chose de beau. On voit au ton de ces lettres que le roi demandait surtout à son ministre de ne point contrarier son goût.

Dès qu'il s'agissait de bâtiments utiles, de fortifications par exemple, Sully devient un autre homme. Il trouve et fournit de l'argent sans difficulté, bien que Henri IV ait employé à ces travaux une somme qui équivaudrait à trente millions de francs d'aujourd'hui. Il prend part à toutes les délibérations du conseil sur ce sujet ; il donne son avis sur le choix des officiers du génie qui doivent les diriger. La comptabilité de ces entreprises fut très bien tenue, et Sully contribua certainement beaucoup à ce bon ordre. Comme il connaissait la matière, il dirigeait souvent lui-même les ingénieurs. Ici, comme dans l'administration de l'artillerie, Sully était chez lui.

 

CHAPITRE XIV. — GRAND MAÎTRE DE L'ARTILLERIE.

Sully grand maitre de l'artillerie. — Dans quelles circonstances Henri IV parla pour la première fois à Sully de le faire grand maitre. — Comment il voulut ensuite le faire lieutenant général d'artillerie ; pourquoi Sully fit semblant de ne pas comprendre, puis refusa, et les dures paroles que lui dit le roi. — Comment Sully finit par devenir grand maitre ; les belles choses qu'il fit dans cette charge, et la belle artillerie qu'il donna au roi de France.

Dès l'année 1597, pendant le siège d'Amiens, Henri IV avait voulu faire de Sully un grand maître de l'artillerie. C'était lors d'un de ces voyages de Sully au camp devant Amiens, où il était toujours si bien reçu par le roi et par l'armée. Il était dans la chambre du roi, parlant finances avec lui et lui promettant pour bientôt une autre voiture, quand deux gentilshommes, MM. de Villeroy et de Montigny, entrèrent tout émus, parlèrent l'un après l'autre au roi en particulier et se retirèrent avec une mine assez mécontente. Le roi dit alors à Sully que ces

messieurs venaient de lui apprendre la mort de Saint-Luc, grand maître de l'artillerie, tué dans une batterie au moment où il regardait les retranchements ennemis. Ils lui avaient aussitôt demandé la charge vacante, Villeroy pour son fils ou pour son neveu ; Montigny pour lui-même. On voit qu'une charge vacante ne manquait pas longtemps de solliciteurs à la cour de France.

Quand les deux gentilshommes se furent retirés, Henri dit à Sully qu'il avait refusé à l'un et à l'autre ce qu'ils demandaient, parce que le fils de Villeroy avait les ongles trop pâles pour une charge où il faut toujours être en péril et que son neveu n'était qu'un faiseur de grimaces ; quant à Montigny, il avait beaucoup de qualités, mais pas assez de jugement, ni d'invention, ni d'ordre. J'ai pensé à vous, dit-il à Sully ; mais comme j'ai le projet de vous rendre seul absolu dans mes finances, je ne pense pas qu'il vous soit possible de vous acquitter de ces deux charges ensemble, chacune d'elles méritant bien un homme entier. Néanmoins j'y penserai. Et il défendit à Sully de dire un mot de cette conversation.

Sully, qui d'habitude demandait avant qu'on ne lui offrît, n'était pas homme à laisser échapper une telle aubaine. Il remercia donc le roi, puis il ajouta que les deux charges étaient faites pour aller ensemble. Tout serait pour le mieux, dit-il, si l'artillerie était commandée par un surintendant des finances, pourvu que celui-ci sût manœuvrer les canons et fût en même temps un brave soldat ; car il remplirait à merveille les devoirs de sa charge et saurait trouver l'argent nécessaire pour refaire l'artillerie. Il se retira très content de son raisonnement ; mais le lendemain le roi lui apprit qu'il avait donné la charge au père de Gabrielle d'Estrées, cédant aux prières et aux larmes de cette belle dame, qu'il aimait beaucoup et qu'il voulait épouser. Henri IV avait de ces faiblesses ; du moins il avait pris ses précautions pour que celle-ci ne fût point nuisible à l'État. Comme il savait que d'Estrées ne pouvait lui servir de rien en temps de guerre, il s'était réservé de lui racheter la charge, s'il survenait quelque grande affaire.

Deux ans après, Henri IV était sur le point de faire la guerre au duc de Savoie. Il savait que, pour attaquer les fortes places de la Bresse-et de la Savoie, il avait besoin d'une bonne artillerie et d'un bon grand maître. Il aurait voulu pourtant ne point déposséder d'Estrées, et il cherchait un moyen de le laisser en charge, tout en donnant à Sully le commandement de l'artillerie. Il fait donc venir celui-ci et commence un long discours sur les causes et l'importance de cette guerre, sur les difficultés qu'on y rencontrera. Il se plaint d'avoir un grand maitre qui ne soit ni capitaine, ni soldat. II regrette de n'avoir pas donné à Sully la charge, quand elle devint vacante après la mort de Saint-Luc ; mais, la chose étant faite, dit-il, je me suis avisé d'un expédient. Il dit alors à Sully que la charge de lieutenant général d'artillerie va être vacante, qu'il a l'intention d'en augmenter les gages et de faire du lieutenant général un véritable grand maître, commandant toute l'artillerie ; quant au grand maître en titre, il demeurerait à Paris comme gouverneur et ne paraîtrait pas dans les armées. Puis il ajoute : La charge de lieutenant d'artillerie étant rendue ainsi honorable, ma résolution serait de la donner à un certain homme que je connais et vous aussi, qui a le courage et l'esprit vif, qui est actif, diligent, aime cette fonction. Or devinez maintenant qui est cet homme-là, et aidez-moi à lui persuader de prendre cette charge, car il est fort de vos amis.

Sully ne comprit pas, ou plutôt feignit de ne pas comprendre qu'il s'agissait de lui. Il répondit qu'il ne connaissait personne capable de commander l'artillerie et en même temps de supporter un grand maître comme d'Estrées. Alors le roi, plus caressant que jamais et tout souriant, met la main sur la main de Sully en disant : Voyons ce qu'il vous semble de cet homme-là que je veux dire ; il se nomme Sully : le connaissez-vous bien ? Mais toutes les précautions du roi et ses caresses n'avaient servi de rien. Oui, sire, réplique aussitôt Sully, je le connais fort bien, et je ne le 'crois nullement capable d'exercer cette charge, surtout ayant pour supérieur un homme duquel il ne saurait rien apprendre, et dont il ne pourrait recevoir les commandements sans honte. Henri IV ne voulut point se fâcher encore. Comment, dit-il, est-il possible que vous vouliez me refuser une chose dont je vous prie avec une si grande affection, et où il va de mon service et du bien de mon État ? Mais quand Sully eut répondu sèchement qu'il avait déjà trop d'affaires sur les bras : Ce n'est pas là ce qui vous tient, s'écria le roi tout en colère ; car je sais que vous ne manquez pas de bonne opinion de vous-même et que vous aspirez encore plus haut. Mais puisque vous avez si peu d'égard à mon contentement, et que vous préférez vos fantaisies à mes prières, je ne vous en parlerai plus ; je vous laisserai vivre à votre mode, et je vivrai, moi aussi, à la mienne. Et là-dessus il tourna le dos à son ministre.

Mais la colère de Henri ne dura pas. Il avait besoin de Sully pour la guerre qui se préparait contre le duc de Savoie, et il obtint de d'Estrées qu'il vendît sa charge. Huit jours après il fit appeler Sully, l'entretint de toutes sortes d'affaires, et à la fin l'informa que la charge de grand maître était vacante.

Je ne fais pas comme vous, ajouta-t-il, qui préférez vos fantaisies à votre bien. Ainsi, oubliant mes colères, traitez avec M. d'Estrées pour sa charge, mais ayez soin de bien faire et d'user de vos diligences accoutumées. Sully acheta aussitôt la charge, et c'est ainsi qu'il devint grand maitre de l'artillerie.

Ici, point d'études préparatoires à faire, comme pour les finances. Sully connaît son métier d'avance. Il y fait des merveilles. Le roi, pour travailler avec lui, va plusieurs fois le visiter à l'Arsenal, qui est désormais la demeure du grand maitre. L'Arsenal était alors presque vide de canons, de munitions et d'armes. Les officiers d'artillerie étaient presque tous incapables. Dès les premiers jours Sully en casse quatre ou cinq cents. Il conclut des marchés pour acheter des poudres, des boulets, des affûts, des armes. Pas un moment son travail ne se ralentit. Les galeries que Sully avait fait construire à l'Arsenal s'emplissent de jour en jour. Un matin de l'année 1604, le roi s'y rend pour causer, comme il faisait souvent, avec son fidèle serviteur, des choses du temps passé ; des affaires intérieures et extérieures du royaume. Il était triste à cause d'une brouillerie avec la reine et de quelques intrigues et complots contre la tranquillité de l'État. Sully, pour le remettre en bonne humeur, le fait passer entre des rangées de cent canons, lui montre, dans les galeries, des munitions en quantité suffisante pour armer tout de suite vingt mille hommes, lui parle des deux millions de livres qui sont au Temple, des cent mille boulets entassés dans la Bastille, des sept beaux millions d'écus d'or qui attendent dans les coffres de la forteresse. N'y a-t-il pas là de quoi se réjouir ? dit-il. Ce sont des ingrédients et drogues propres à guérir toutes les fâcheuses maladies d'État.

L'année d'après les provisions étaient doublés et on pouvait armer près de quarante mille hommes. Et tous les ans, de nouveaux progrès. On était loin du temps où Sully et deux autres gentilshommes contribuaient au gain d'une bataille en manœuvrant chacun un canon. Le roi de France, à la fin de son règne, pouvait mettre en campagne quatre cents canons. Aucun prince de l'Europe n'avait une si formidable artillerie ! Naturellement, le grand maitre avait mis dans toute son administration un ordre admirable. Dépenses pour l'artillerie, recettes destinées à couvrir les dépenses, inventaire du nombre des canons ou autres armes et des munitions, indication des places fortes et magasins où se trouvait réparti ce matériel, tout cela était écrit dans de beaux états, bien ordonnés et bien clairs.

 

CHAPITRE XV. — L'ARMÉE.

Les autres services rendus par Sully à son roi. — Comment Henri IV réorganisa l'armée. — Comment il consulta Sully sur tous ses projets. — Grande querelle de Sully avec les gens de robe et d'écritoire.

Il s'en faut bien qu'on ait tout dit sur Sully quand on a raconté comment il a géré ses charges de surintendant des finances, de grand voyer, de surintendant des bâtiments et fortifications, de grand maître de l'artillerie. Il a rendu, hors de ses charges, une foule de services. Au temps où il vivait, il n'y avait pas comme aujourd'hui de ministères spéciaux comme ceux de la guerre, de la marine, de l'agriculture, etc. Sully, qui était conseiller du roi en tous ses conseils, avait son avis à dire en toutes choses ; d'ailleurs, comment le surintendant des fortifications, grand maître de l'artillerie, n'eût-il point pris part aux réformes introduites dans l'armée et la marine ? Comment le grand voyer n'aurait-il point pour sa part contribué aux bienfaits dont fut comblée l'agriculture ? Comment le surintendant des finances n'aurait-il pas été mêlé à toutes les affaires de l'administration ?

La réorganisation de l'armée fut l'œuvre propre du roi. Henri IV était un grand général ; il l'a prouvé dans les batailles et dans les sièges, même lorsqu'il a été obligé de céder devant des forces supérieures, comme à Paris et à Rouen. Il l'eût montré sur un plus grand théâtre, s'il n'avait été frappé par un assassin au moment d'entrer en guerre contre la maison d'Autriche. Sa vive intelligence avait profité de toutes les leçons de l'expérience. Depuis que les armes à feu, mousquets et canons, décidaient du sort des batailles, la cavalerie pouvait encore rendre de grands services, soit en éclairant l'armée, soit en chargeant l'ennemi ; mais l'infanterie et l'artillerie étaient plus importantes qu'elle. Henri IV fortifia l'infanterie, comme on vient de voir qu'il avait fortifié l'artillerie. Les fantassins étaient recrutés un peu au hasard ; beaucoup étaient des étrangers : tous étaient indisciplinés, plus terribles au paysan par leurs brigandages qu'à l'ennemi par leur courage. Afin de pouvoir leur interdire les vols et les plier à la discipline, le roi résolut de les payer mieux : comme dit Sully, il ne pensait pas que des capitaines mal payés, des soldats recrutés à coups de bâton, retenus au camp par la crainte de la prison ou de la potence, fussent capables de combattre avec cœur et de supporter gaiement les peines, périls et fatigues de la guerre. Sully fournit les fonds nécessaires pour l'augmentation de la solde. Tous les ans il faisait sur les économies une réserve destinée à mieux payer le soldat, à l'assister lorsqu'il était malade ou blessé.

La cavalerie était composée en partie de nobles qui servaient le roi volontairement, sans solde, et qui étaient très braves, mais aussi très indisciplinés. Le roi garda ces volontaires ; il voulut que les princes, seigneurs et gentilshommes pussent tous venir en sa compagnie affronter le péril de la guerre ; mais la plus grande partie de sa cavalerie fut composée de nobles soldés et tenus par cela même à observer la discipline et l'obéissance.

Henri fut obligé de garder dans les rangs, suivant la coutume alors usitée dans tous les pays, un assez grand nombre d'étrangers. Certains pays avaient la réputation de fournir de bons soldats, et, comme l'état militaire était un métier, on faisait venir des lansquenets de Suisse ou d'Allemagne, tout comme On va chercher aujourd'hui des ouvriers tailleurs en Angleterre ou des ouvriers fumistes en Italie, Mais le roi et son ministre voulurent que le fonds de l'armée française fût composé de soldats français, et ils y réussirent.

Henri créa des établissements d'instruction pour les jeunes gens qui se destinaient à l'armée, et une académie di la jeune noblesse était élevée dans les lettres, les arts d'agrément.et la danse, il savait que le soldat est surtout sensible à l'honneur et qu'il aime à porter des marques qui attestent ses bons services et son courage. Il y avait alors plusieurs ordres de chevalerie, mais où n'entraient que les grands seigneurs et les officiers supérieurs de l'armée. Le roi avait l'intention de créer un ordre nouveau, où il appellerait tous ceux qui auraient bien mérité de la patrie. Sully fut consulté sur ces institutions et ce projets. Le roi lui ordonna, en 1609, d'examiner et de classer toutes les propositions faites pour la création d'un ordre de chevalerie d'honneur, d'une académie et d'un collège public. Sully trouva que tout cela était très avantageux, et se réjouit de penser qu'il en sortirait une pépinière de gens de guerre vivant en ordre et discipline. Point de doute qu'il approuva la fondation de là Maison de charité chrétienne, où trouvèrent asile les capitaines et les soldats vieillis.

Sully n'aida pas seulement Henri IV à organiser son armée pour la guerre, à la pourvoir d'argent, d'armes et de munitions. Henri réfléchissait depuis longtemps aux moyens de bien conduire la grande guerre qu'il méditait. Un an avant sa mort, il demande à Sully de rechercher toutes les ordonnances, règlements et ordres qui ont été faits en divers temps et divers lieux pour la police et discipline de l'armée, pour la façon de guerroyer, l'exercice dès soldats, la formation des escadrons et bataillons, l'ordre de bataille, les marches, campements, poursuites après la victoire, retraites après la défaite.

On peut bien dire que, de  toutes les besognes de Sully, celle-là lui plaisait le plus. Ni la nature ni l'éducation ne l'avaient fait pour vivre dans un cabinet, à lire et relire de vieux papiers. Ce qui le soutenait et l'animait dans sa besogne de surintendant des finances, c'est la pensée qu'il rendait service au roi et à son armée. Au fond il n'estimait que les gens de guerre. Un jour qu'il s'agissait de nommer un ambassadeur à Rome, les ministres se querellèrent, ayant chacun leur candidat. Sully désirait la place pour son propre frère. Il s'emporta contre ses collègues, rappelant, comme il faisait souvent, tous ses services, et disant qu'il avait plus répandu de sang en sa vie qu'ils n'avaient mis d'encre dans leurs encriers. Il se mit alors à faire une comparaison entre les services des gentilshommes et gens de guerre et ceux des gens de robe longue et d'écritoire : Ceux-ci, dit-il, ne courent jamais risque de mécontenter leurs maîtres, car toute leur affaire est de caqueter, de faire la mine, d'écrire, de sceller ; pour cela il suffit de vouloir ; au lieu que ceux qui font le métier de la guerre et s'emploient aux finances sont obligés de produire des choses qui ne dépendent pas toujours de leur volonté ; car on ne peut fortifier une place ni gagner une bataille avec des mains de papier, des coups de canif, des traits de plume, des sceaux, de la cire, des mines et des simagrées. Henri IV eut de la peine à calmer ce soldat si dédaigneux pour les hommes de plume.

 

CHAPITRE XVI. — AGRICULTURE ET INDUSTRIE.

Pourquoi Sully aimait le laboureur. — Quelques mots sur Olivier de Serres. — Les services rendus par Sully à l'agriculture. — Erreur du temps à propos de la circulation des blés. — Comment Henri IV et Sully ne s'y laissèrent pas prendre. — Pourquoi Sully n'aimait point l'industrie : ce que fait Henri IV pour relever les manufactures. — La visite que fait Henri IV à Sully pour le convaincre qu'il a raison de faire ce qu'il fait. — Les quatre mauvaises raisons de Sully. — Le roi se tire d'affaire par une plaisanterie. — Sully partisan de la liberté commerciale.

Après le soldat, l'homme que Sully estimait le plus était le laboureur : peut-être l'estimait-il surtout parce que le laboureur fait un bon soldat, dur à la fatigue, respectueux et docile. Il disait au roi que le labourage et le pâturage étaient les deux mamelles qui alimentaient la France, les vraies mines et trésors du Pérou. Un homme du même temps aima autant et plus que lui les laboureurs. C'est Olivier de Serres. Ce gentilhomme avait, au milieu des désordres des guerres civiles, étudié, tout en cultivant ses terres, les meilleurs livres sur l'agriculture, et il écrivit un admirable ouvrage, le Théâtre d'agriculture et ménage des champs, où il mit, en même temps que les règles anciennes, des préceptes pour des cultures nouvelles, en particulier pour celles du mûrier et du ver à soie, du houblon et de la betterave. Ce livre, que le roi voulut lire tout entier et tout le monde après lui, réveilla l'amour des champs et fit honorer la profession du laboureur. Nous savons déjà comment Sully la rendit plus tolérable en allégeant la taille et en remettant au paysan les arrérages qui pesaient sur lui et l'accablaient. Il fit plus encore en multipliant les voies de communication, qui permettaient au laboureur de porter au loin ses produits. Enfin Sully pensait qu'il faut laisser l'agriculteur vendre ses- blés où il lui plaît, en France ou à l'étranger.

Beaucoup d'hommes pensaient autrement dans ce temps-là Il leur semblait que laisser sortir les blés du royaume, c'était exposer la France à la famine. Bien plus, comme la France était alors divisée en provinces encore très distinctes les unes des autres et dont chacune avait sa frontière, il arrivait que des habitants du Languedoc ou du Dauphiné, par exemple, pensaient que tout était perdu et la disette assurée, si l'on permettait que le blé partit d'une province française pour aller dans une autre. Ils se trompaient grandement.

Supposez que toutes les provinces de France soient ainsi enveloppées de barrières, et que la Normandie ne puisse rien acheter ou vendre à l'Île-de-France. D'abord la Normandie, obligée de se suffire à elle-même, devra mettre une partie de son territoire en pâturage, une autre en terre à blé. Si le territoire normand est surtout propre à faire des pâturages, l'agriculteur obligé de faire du blé ne tirera point de sa terre autant de produit qu'il pourrait le faire. Supposez au contraire que la Normandie et l'Île-de-France communiquent librement entre elles : la Normandie est une terre bonne pour les pâturages, l'Île-de-France une terre bonne pour les blés. Chacune des deux provinces suivra sa vocation naturelle ; elle produira ce qu'elle peut le mieux produire ; l'herbagiste normand ira chercher son blé en Île-de-France ; le cultivateur de l'Île-de-France achètera ses bestiaux et ses fromages en Normandie. Plus il y aura de pays communiquant ainsi entre eux, plus il sera facile à chacun d'eux de tirer de son sol tout le parti possible. Mais l'isolement des provinces est funeste pour d'autres raisons encore. Supposez que telle province, bien fermée de barrières, ait une très belle récolte : elle a du blé plus qu'il n'en. faut pour sa consommation : aussi le blé est-il fort bon marché ; mais alors le laboureur n'est plus payé de sa peine. Il n'a donc point intérêt à produire beaucoup. Au contraire, la récolte est mauvaise, le blé manque : c'est la famine. Mais si l'on enlève les barrières, la province pourra, dans les bonnes années, vendre son blé au dehors et au loin ; dans les 'mauvaises, en acheter où il s'en trouve. Et plus sont nombreux les pays qui communiquent ainsi librement entre eux, plus sont faciles les communications, moins est grand le danger de la famine : aujourd'hui, en France, quelque mauvaise que soit notre récolte, nous sommes toujours sûrs de manger du pain à un prix modéré.

C'est un grand honneur pour Henri IV d'avoir tenu fermement pour la liberté du commerce du grain, et cet honneur Sully le partage avec lui. Quand le parlement de Languedoc défend de laisser sortir le blé de la province, Sully dénonce tout de suite à Henri IV cet acte d'autorité contraire à l'autorité royale. Quand un magistrat de Saumur s'avise de défendre aux laboureurs, dans toute l'étendue de sa juridiction, de vendre des blés pour l'étranger, Sully s'adresse encore au roi et lui dit : Si chaque officier en faisait autant, votre peuple serait bientôt sans argent, et par conséquent Votre Majesté ; et le roi répond : J'ai trouvé fort mauvaises les défenses faites par le juge de Saumur ; c'est une grande hardiesse, qu'il faut réprimer.

Henri IV et Sully furent récompensés de leur fermeté : la liberté enrichit le laboureur et le roi.

Sully fut beaucoup moins favorable à l'industrie, et ses idées en cette matière furent singulièrement arriérées. Le roi voulait relever toute l'industrie de l'incroyable misère où elle était tombée, et retenir en France l'argent qu'il fallait envoyer à l'étranger pour acheter une foule d'objets qui ne se fabriquaient pas encore chez nous ou qu'on n'y fabriquait plus. C'est ainsi qu'il n'y avait plus de manufactures de soie en France, et cependant quiconque avait de l'aisance employait là soie dans ses vêtements. On calculait que cinquante mille personnes au moins portaient des bas de soie, et faisaient ainsi, pour quatre paires par an, une dépense de 800.000 écus. On évaluait à plus de soixante millions par an la somme totale des achats qu'il fallait faire à l'étranger. Henri IV résolut de relever les industries tombées et d'en créer de nouvelles. Avec l'aide d'Olivier de Serres, il fit d'heureux efforts pour rendre prospère l'industrie de la soie ; il dépensa beaucoup d'argent pour répandre partout la culture du mûrier et du ver à soie et pour établir les premières fabriques. Les ouvriers qu'il avait fait venir de l'étranger, les bâtiments qu'il avait élevés pour les loger avaient coûté fort cher. Sully fit tout ce qu'il put pour empêcher ces dépenses, si bien qu'un jour le roi voulut avoir avec lui une explication complète et se rendit à l'Arsenal.

Je ne sais pas, dit-il à Sully, quelle fantaisie vous a pris de vouloir vous opposer à ce que je veux établir pour mon contentement particulier, l'embellissement et enrichissement de mon royaume, et pour ôter l'oisiveté de-parmi mes peuples. Sully répond, avec une pointe d'impertinence, que, s'il s'agit du contentement du roi, il sera désolé de s'y opposer, attendit que le roi, ayant passé par bien des travaux et des fatigues, a le droit de se donner quelque plaisir, pourvu que la dépense ne soit pas excessive. Mais quant à croire que les projets de son maure contribueront à l'embellissement du royaume, Sully s'y refuse absolument, et le voilà qui fait une longue harangue pour exposer ses raisons.

D'abord, dit-il, Dieu a donné aux différentes contrées différents produits et différentes industries, tout exprès pour que le commerce s'établisse entre elles et que les hommes du monde entier se connaissent.

Deuxièmement, en France, le climat, la température, le sol, le caractère du peuple s'opposent aux desseins du roi.

Troisièmement, le printemps en France est trop froid, trop humide, pour que les vers à soie puissent y éclore et vivre.

Quatrièmement, si les sujets du roi se mettent à mener la vie sédentaire des ateliers, ils se désaccoutumeront de la vie pénible et laborieuse qui est nécessaire pour former de bons soldats.

Sully ajoute qu'il n'y a pas trop de bras pour mettre en valeur tous les bons territoires de France, riches en produits que l'on vient acheter du monde entier. Voilà, dit-il, ce qui fait venir de l'argent en France, et le travail agricole vaut mieux que toutes les soies et manufactures de Sicile, d'Espagne et d'Italie. Il s'étonne que le roi s'imagine enrichir son peuple en établissant des manufactures d'étoffes précieuses ; car les Français prendront l'habitude du luxe, de la fainéantise, de la dépense excessive, et ainsi diminuera le nombre des vaillants et laborieux soldats dont le roi a plus besoin que de tous les petits marjolets de cour et de ville, revêtus d'or et de pourpre.

Pourtant Sully ne pouvait sans mauvaise humeur voir sortir tant d'argent du royaume pour l'achat des soies et des draps de luxe. Henri IV croyait l'embarrasser quand il lui démontrait qu'en établissant chez lui des manufactures il retiendrait tous ces millions en France et même y attirerait des sommes considérables, qui n'y venaient pas. Mais Sully ne s'embarrassait pas facilement. II était très économe et vivait d'une manière très simple ; il n'aimait ni les jeux, ni les festins, ni les ballets ; il n'avait jamais approuvé l'affluence des domestiques dans les maisons, le grand train d'équipages, le luxe des meubles et des tapisseries, ni ce goût des objets d'art dont on parait les maisons : gravures, sculptures, statues, médailles et tableaux. Il n'était pas homme à mettre beaucoup d'argent à un tableau, et il avait coutume de dire que, pour-les gens sages, un tableau moderne acheté à petit prix vaut mieux qu'un tableau antique acheté bien chèrement. Comme il pouvait se passer de toutes ces choses, il pensait que les autres pouvaient s'en passer aussi. Il dit donc au roi qu'il était très facile d'empêcher le transport de l'or et de l'argent hors du royaume z il n'y avait qu'à défendre ces étoffes étrangères si somptueuses et qui coûtent si cher. Par là on forcerait les gens de toute qualité à revenir aux bonnes mœurs du vieux temps, surtout les gens de justice, d'écritoire et de bourgeoisie. C'est à ceux-ci que s'en prend surtout Sully ; il leur en veut d'être mieux vêtus et plus riches que beaucoup de nobles. Du temps du bon roi Louis XII, dit-il, on a vu des chanceliers, des premiers présidents et les plus relevés des financiers qui avaient de modestes maisons sans dorures ni peintures, sans tapisserie de prix ni lits de soie, sans vaisselle d'argent, même sans assiettes ; ils ne donnaient que de fort petites dots à leurs enfants ; quand ils recevaient à dîner leurs parents et leurs amis, chacun apportait son morceau sur la table. La plus riche étoffe de soie qu'ils vêtissent était le taffetas, et leurs femmes avaient des robes de drap. Au lieu que maintenant on dépense en ameublements, vêtements, bâtiments, jardins, pierreries, vaisselle, équipages, dorures, peintures, mariages d'enfants, festins, banquets, parfums et autres bombances dix fois plus d'or et d'argent qu'on n'en transporte au dehors pour les achats faits aux manufactures étrangères.

Voilà les raisons de Sully : elles étaient mauvaises. Il n'était pas vrai que le mûrier et le ver à soie ne pussent s'acclimater en France. Il n'était pas vrai que tous les bras en France auraient pu être employés à l'agriculture. Il était très mauvais de vouloir empêcher les dépenses de luxe, car le luxe est l'emploi de la richesse, et il crée des richesses à son tour, puisqu'il provoque et paye le travail d'un grand nombre d'ouvriers. Henri IV savait tout cela : il était venu pour donner ses raisons à Sully ; mais quand il l'eut entendu, il jugea qu'il y avait trop à faire. Il se contenta de plaisanter : J'aimerais mieux, dit-il, combattre le roi d'Espagne en trois batailles rangées que tous ces gens de justice, de finance et d'écritoire que vous me mettiez sur les bras par tant de bizarres règlements. Je remettrai ces règlements à une autre saison. Sans s'expliquer davantage, il déclara qu'il voulait continuer ce qu'il avait commencé. Il continua en effet, heureusement pour le royaume.

Du moins Sully favorisa le progrès de l'industrie par ses idées sur la liberté commerciale. Il fut employé à des négociations qui avaient pour objet d'établir cette liberté entre la France, l'Espagne et l'Angleterre. Dans une ambassade auprès du roi Jacques d'Angleterre, dont on reparlera plus loin, il demanda que le commerce français jouît en Angleterre des avantages qui étaient assurés au commerce anglais en France. Il ne réussit à obtenir que des promesses, et il fallut encore trois années, beaucoup d'habileté, beaucoup de fermeté au roi de France pour amener celui d'Angleterre à signer un traité de commerce.

Sully fut plus heureux dans ses négociations avec l'Espagne. Cette puissance boudait la France depuis la paix de Vervins. A l'hostilité ouverte avait succédé l'hostilité sourde. Comme son agriculture et son industrie étaient en décadence, elle avait besoin de nos produits, et les marchands français faisaient un grand commerce en Espagne. Pour empêcher ce commerce, le gouvernement espagnol frappa d'un droit énorme les marchandises françaises qui entraient en Espagne et aux Pays-Bas. Le gouvernement français répondit en frappant d'un droit pareil les marchandises espagnoles ; mais comme l'Espagne ne nous vendait presque rien, cette mesure ne produisit aucune espèce d'effet. Le roi chargea donc Sully de mettre les Espagnols en demeure de choisir entre la suppression des droits et la guerre. Trois conférences suffirent à Sully ; dans la troisième, il demanda au négociateur espagnol, non pas une fois, mais dix fois, s'il n'avait pas pensé que le roi avait pour le moment trente beaux millions disponibles ; nombre de capitaines expérimentés et de vaillants soldats, quantité d'armes et de munitions. A quoi voulez-vous qu'il s'en serve, ajouta-t-il, si ce n'est à faire la guerre à ceux qui lui en donneront le sujet ? Le négociateur espagnol comprit bien ce que Sully voulait dire. Or l'Espagne était en ce moment-là en guerre avec la Hollande révoltée contre elle, et dont elle ne pouvait venir à bout. Une guerre avec la France eût été désastreuse pour elle. Elle signa un traité qui abolissait le droit de trente pour cent.

Ce fut encore pour Sully une manière de favoriser l'industrie et le commerce que de donner ses soins à la construction d'une marine militaire capable de protéger la marine marchande. Il put enregistrer avec satisfaction, vers la fin du règne, parmi les bienfaits de son roi, l'armement d'un bon nombre de galères.

 

CHAPITRE XVII. — LA GUERRE DE SAVOIE.

Sully dans la guerre de Savoie. — A quel propos le duc de Savoie vint à Paris ; la curieuse visite qu'il fit à Sully, et la conversation qu'il eut avec lui.— En quelle circonstance le due fit offrir son portrait à Sully. — Comment Sully se conduisit dans la conférence pour la paix, et comment il prépare la guerre. — Comment il prit Charbonnières et Montmélian. L'affectueuse lettre que lui écrit Henri IV.

On irait plus vite à dire ce que n'a pas fait Sully qu'à énumérer ce qu'il a fait. Fendant qu'il, était occupé aux soins de l'administration, Sully fit une fois encore le métier de soldat.

Le duc s'était emparé, pendant nos pares civiles, du marquisat de Saluces. Le rai le réclama, et le pape fut choisi pour arbitre dans l'affaire. Le pontife voulut s'acquitter en conscience de cet arbitrage ; mais Il dut y renoncer, tant le duc de Savoie y mit de mauvaise volonté. Le duc déclara qu'il voulait traiter lui-même avec le roi de France et se rendit en effet à Paris. Sully venait d'être n'intimé grand maître de l'artillerie et s'était installé à l'Arsenal. Le roi s'invita chez lui à dinar et ' invita en même temps le duc de Savoie et une partie de la cour. Le duc arriva le premier et demanda où en étaient les armes et munitions. L'Arsenal était encore bien pauvre, mais on y travaillait à outrance. Sully mena son hôte, non aux magasins, qui étaient presque vides, mais aux ateliers où il y avait vingt canons nouvellement fondus et où l'on se préparait à en fondre vingt autres. Le duc demanda à quoi l'on destinait cette artillerie nouvelle. Monsieur, répondit Sully, en ayant l'air de plaisanter (mais au fond il pensait ce qu'il disait), c'est pour prendre Montmélian. Montmélian était une des places les plus fortes du duc de Savoie. Un dialogue s'engage alors.

LE DUC. Y avez-vous été ?

SULLY. Non, monsieur.

LE DUC. Vraiment, je le vois bien, car vous ne diriez pas cela ; on ne peut prendre Montmélian.

SULLY. Bien, monsieur, je vous crois ; pourtant ne mettez pas le roi dans la nécessité de prendre cette ville ; s'il me commandait de la prendre, j'en viendrais bien à bout.

L'arrivée du roi et de la cour suspendit la conversation.

Le soir même, le roi et le duc désignèrent chacun des commissaires pour traiter la question du marquisat. Sully était au nombre des commissaires du roi. Un matin, il vit venir à lui un des gentilshommes du duc de Savoie, qui, après quelques compliments, lui offrit le portrait de ce prince, disant que le duc était fils d'une fille de France et Français de cœur ; c'était à ce titre qu'il faisait ce présent à un bon Français comme Sully. Le portrait était dans une boîte d'or enrichie de diamants, et Sully, du premier coup d'œil, estima que le tout valait de quinze à vingt mille écus. Il prit la boîte sans accepter ni refuser, en disant : Monsieur, voyons un peu ce que vous avez à me proposer. Là-dessus, le gentilhomme se met à dire que son maître ne s'est pas dérangé pour une si petite affaire que celle du marquisat de Saluces : il est venu pour offrir au roi le moyen de se faire empereur et de conquérir Naples et Milan ; il espère bien qu'en présence de tels avantages le roi renoncera à ce chétif marquisat de Saluces, tout composé de pièces et de morceaux. Le gentilhomme ajoute que le duc compte sur Sully pour donner au roi de bons conseils.

Sully tenait toujours la boîte, qui le tentait ; mais quand il entendit le gentilhomme faire ces propositions saugrenues d'un ton sérieux, il répondit aussi sérieusement que le marquisat de Saluces' était peu de chose, il est vrai, mais que le roi y tenait ; que le mieux était de le lui rendre simplement ; quant à l'empire, à Naples et à Milan, le roi désirait les voir en la possession du duc de Savoie plutôt qu'en la sienne. Après quoi il tira le portrait de la-boîte, disant qu'il aurait plaisir à le garder en souvenir d'un grand et vertueux prince comme était le duc de Savoie, et il rendit la boîte, parce qu'elle était d'un trop grand prix et qu'il avait fait le serment de ne recevoir de présents que du roi seul. Le gentilhomme vit bien qu'on se moquait de lui. Il répliqua qu'il ne pouvait ainsi couper en deux les présents de son maître, et il remporta boîte et portrait. Après quoi il alla dire au duc qu'il n'y avait rien à espérer. de Sully.

Le duc avait été plus heureux avec les autres commissaires de Henri IV, surtout avec le maréchal de Biron, qui s'apprêtait alors à  trahir son maître. Les commissaires résolurent de se débarrasser de Sully. Ils imaginèrent de donner la présidence de leur petit congrès au nonce du pape ; puis, quand Sully vint pour prendre sa place, ils lui dirent que le nonce ne pouvait se résoudre à siéger avec un huguenot, et le prièrent de se retirer, dans l'intérêt même du roi : Jésus ! s'écria Sully, je le veux bien, et je m'en vais ; et, faisant une grande révérence, il se retira pour aller conter la chose au roi. Il le rencontra précisément en sortant, Retournez vite, lui dit le roi, fort en colère en apprenant ce qui s'était passé et si quelqu'un s'offense de votre présence, qu'il se retire. Sully alla aussitôt retrouver les commissaires et prit séance parmi eux. Il reconnut vite qu'ils voulaient tramer les choses en longueur, car il était question de donner au duc à choisir entre deux partis et de lui laisser six mois pour réfléchir. Sully se plaignit au roi, lui remontra que le duc voulait seulement gagner du temps, intriguer en France et se fortifier chez lui. Mais que voudriez-vous faire ? demanda le roi. Sully répondit qu'à son avis il serait excellent de donner au duc, pour l'accompagner jusque dans ses États, une bonne escorte de quinze mille fantassins et de deux mille cavaliers, avec vingt bons canons. Cette escorte, dit-il en riant, veillerait à ce qu'il ne lui arrivât aucun inconvénient en route ; elle s'arrêterait ù la frontière alors on demanderait au duc de choisir tout de suite entre las deux partis, et s'il refusait, on se servirait de l'escorte pour le persuader. Le roi goûta la plaisanterie, mais ne voulut pas suivre le conseil. Le duc repartit sana l'escorte formidable que Sully avait voulu lui donner ; mais il s'était engagé à restituer dans les trois mois le marquisat de Saluces ou à donner en échange la Bresse, le Bugey et le Valromey.

Les trois mois expiraient le 1er juin 1600. Le duc ne tint point sa promesse. Il envoya ambassadeurs sur ambassadeurs, faisant toujours des propositions nouvelles, dans l'espoir de gagner l'hiver. Mais Sully préparait la guerre, ne croyant pas un mot des paroles du duc, même quand le roi y croyait. Le chancelier trouvait qu'on allait bien vite en se lançant ainsi dans la guerre sans avoir des forces suffisantes prêtes. Monsieur, lui dit Sully avec son impolitesse habituelle, faites votre charge, et laissez les gens de guerre faire la leur. Et avant que le roi, qui était à Lyon, eût dit son dernier mot, Sully avait rassemblé toutes les munitions. Il fit ensuite un traité avec six gros marchands, qui rassemblèrent tous les rouliers et voituriers qu'ils purent trouver à trente lieues de Paris, et conclurent un marché avec eux pour le transport de marchandises pesant trois millions cinq cent mille livres. Les voituriers s'engagèrent, par contrats devant notaires, à transporter le tout, pour un certain prix, à Lyon en quinze jours. Le contrat signé, quand Sully leur présenta vingt canons, six mille boulets, de la poudre et des outils de toute sorte, ils se récrièrent, disant que ce n'était pas de la marchandise ; mais Sully les menaça de saisir toutes leurs voitures ; ils chargèrent donc canons, boulets et poudre, et le seizième jour ils arrivaient à Lyon.

La guerre fut déclarée par Henri IV au mois d'août 1600. Elle fut admirablement menée. Les deux principaux exploits de Sully furent la prise de Charbonnières et celle de Montmélian.

Ce château de Charbonnières, qui donnait entrée dans la Maurienne, paraissait imprenable. Il était de trois côtés taillé dans le roc, et le quatrième, bien remparé, semblait d'en bas être aussi du roc. Sully, par une nuit bien noire, s'approcha de la place tellement près qu'il découvrit le côté faible ; en plantant une pique dans le bastion, il s'aperçut qu'il n'y avait là que terre et fascine. C'était une première indication. Pourtant le seul moyen de prendre vite la place était d'occuper les hauteurs qui l'environnaient de tous côtés : elles étaient si escarpées, qu'un homme à pied était à peine capable d'y monter. Sully grimpa sur les rochers les plus inaccessibles et finit par découvrir un chemin par derrière, où l'on pouvait à force de bras hisser du canon ; mais il fallait pour y atteindre passer très près du fort, à portée d'un jet de pierre. On ne pouvait risquer la tentative que la nuit, dans le plus profond silence. Pendant que Sully étudiait ainsi la place, un gentilhomme, Grillon, s'avisa un jour de le plaisanter sur sa prudence. Quoi, mon grand maître, lui dit-il, craignez-vous les arquebusades en compagnie de Grillon ? Elles n'oseraient m'approcher. Allons, allons jusqu'à ces arbres que je vois à deux cents pas ici ; vous reconnaîtrez la place plus aisément. — Bien, bien, répliqua Sully, en riant. Vous voulez que nous fassions à qui sera le plus fou ; vous êtes le plus vieux, et vous allez voir que vous serez le plus sage. Il prend Grillon par la main, le mène fort au delà des arbres ; les arquebusades sifflent dru et menu. Grillon ralentit le pas. Ces coquins d'ennemis, dit-il, pourraient bien nous estropier. Gagnons cette rangée d'arbres et de haies, le long du chemin, pour nous mettre à couvert ; car je vois bien que vous êtes bon compagnon et digne d'être grand maître.

Cependant il fallait en finir. A la première nuit épaisse qui  se présenta, Sully choisit deux cents Français et deux cents Suisses, à chacun desquels il promit un écu pour tirer l'artillerie à force de bras, le long du chemin. Il les avait avertis que, s'ils faisaient le moindre bruit, ils seraient assaillis de pierres, de balles et de boulets.

Les quatre cents hommes se mirent à la besogne. Sur un chemin situé de l'autre côté, Sully avait envoyé des charretiers auxquels il avait commandé de faire claquer leurs fouets et de crier très fort : Hay hay l si bien que les ennemis tirèrent sans relâche de ce côté-là Cependant il vint à tomber une pluie si forte que les officiers qui conduisaient cette troupe rentrèrent à leurs quartiers, et les hommes s'étaient mis en devoir de les suivre, quand Sully les rencontra. Il leur fit honte, les menaça de ne leur donner aucun argent de trois mois, les ramena, et quoi qu'il fût seulement vêtu d'un pourpoint et percé jusqu'aux os, demeura au milieu d'eux jusqu'à ce que six pièces de canon eussent été portées au-dessus et hors de la vue du fort. Le jour venu, il mit les pièces en batterie. L'ennemi découvrit alors que la hauteur était occupée ; mais Sully avait très bien caché ses canons.et, des deux côtés, placé de fausses batteries sur lesquelles la garnison du fort tirait avec acharnement.

Vers les trois heures de l'après-midi, le roi vint de Grenoble voir ce qui s'était fait. Il fut ravi, embrassa Sully trois et quatre fois et lui demanda pourquoi il ne faisait pas tirer. Sully répondit, qu'il était tard et que, s'il démasquait ses canons tout de suite, il n'aurait pas le temps de réduire la place avant le soir ; les ennemis alors feraient pendant la nuit une contrebatterie en face de la sienne, ce qui lui donnerait de gros embarras. Le roi insista pour que l'on tirât tout de suite ; Sully maintint son opinion. Vous voulez faire partout le maitre, finit par dire le roi en colère, et c'est moi qui le suis. Alors Sully donna l'ordre de tirer, puis, sans plus s'occuper de rien et laissant chacun faire à sa guise, il se retira. Le roi eut beau l'envoyer chercher : il répondit que le soleil allait se coucher, et qu'il n'y avait plus rien à faire.

Ce qu'avait prévu Sully arriva : toute la nuit l'ennemi travailla et fit sa contre-batterie. Au matin, Sully, qui avait couché près des canons, ordonna le feu ; l'ennemi lui tua ou blessa une trentaine de personnes et mit deux pièces hors de combat ; mais le grand maître fit des merveilles avec les autres et, pointant lui-même un canon, démonta deux pièces par un coup d'embrasure. Vers les neuf heures arriva le roi ; Sully lui montra les cadavres et lui dit que ces braves gens n'auraient pas été tués si l'on n'avait pas tiré la veille ; puis il le supplia de le laisser faire tout seul, lui promettant que le château serait pris avant le soir. Le roi s'en alla dîner avec sa suite. Quand il eut fini, il revint à la batterie : Cette place, dit-il, ne sera pas prise aujourd'hui. Des courtisans ajoutaient qu'elle ne serait pas prise avant un mois.

Au même moment on entend dans la forteresse battre la chamade, ce qui était le signal pour se rendre. Un officier vint demander à capituler ; mais il exigeait de si belles conditions que Sully se fâcha : Laissez-les-moi un peu manier, dit-il au roi, et je leur ferai chanter un bien autre langage. Le roi le laissa faire ; à la seconde volée, les canons de Sully mirent le feu aux poudres de l'ennemi et lui tuèrent nombre d'hommes ; à la troisième, la brèche était faite. De nouveau on bat la chamade ; mais Sully tire toujours ; les assiégés mettent un linge au bout d'une pique : Monsieur, monsieur, criaient-ils, nous nous rendons. — Et moi, disait Sully, je vous rends à tous les diables. Tirez, tirez toujours ! Alors les malheureux appelèrent les soldats français et les firent entrer par la brèche : il fallut bien cesser le feu. Sully accourut dans le fort au galop, parlant de faire pendre tout le monde :  les lois de la guerre lui en donnaient le droit ; dans ce temps-là, quand une place était prise de vive force, les habitants pouvaient être tués jusqu'au dernier. Mais les assiégés montrèrent à Sully leurs blessés, leurs brûlés ; les femmes se jetèrent à ses genoux, mains jointes et larmes aux yeux. H eut pitié de ces pauvres gens.

Ce fut une plus difficile entreprise que de prendre Montmélian. La place était située comme le château de Charbonnières, mais bien plus grande et plus forte : elle passait pour une des plus solides de l'Europe. On se rappelle que le duc de Savoie« avait dit à Sully : On ne peut prendre Montmélian, et que Sully s'était chargé de le prendre, si le roi le lui commandait. Cela fut fait comme il l'avait dit. Ici encore il alla reconnaître la place tout seul, et il s'approcha si près, qu'en se retirant il entendit les balles siffler à ses oreilles. Comme à Charbonnières, il plaça des batteries dans des lieux réputés inaccessibles, conduisant toujours les 'travaux en personne. Un jour il surveillait les ouvriers qui taillaient dans le roc ; il était en grande tenue, son bâton de grand maître à la main, tout couvert de passements d'or, un grand panache vert et blanc au chapeau. Les assiégés, qui le voyaient, tirèrent une volée trop haut, une autre trop bas ; comme ils s'apprêtaient à tirer la troisième : Cette fois, dit Sully, ils mettront dans le milieu, et il alla se placer à l'abri d'un banc de roc ; les boulets arrivèrent, tuèrent cinq hommes, cassèrent les bouteilles et les verres qui venaient de servir au déjeuner,. et brisèrent une pique à l'endroit que Sully venait de quitter. Sur quoi le grand maître reçut du roi la lettre suivante : Mon ami, autant je loue votre zèle à mon service, autant je blâme votre inconsidération à vous jeter aux périls sans besoin. Avisez à vous mieux ménager dans l'avenir ; car si vous m'êtes utile en la charge de l'artillerie, vous l'êtes plus encore en celle des finances. Ne me donnez pas sujet de ne vous laisser que la dernière. Adieu, mon ami, que j'aime bien ; continuez à me bien servir, mais non pas à faire le fou et le simple soldat.

Montmélian fut bientôt mis hors d'état de résister. La garnison demanda une trêve, promettant de se rendre si elle n'était secourue avant un mois. Elle ne fut point secourue et se rendit. Le duc de Savoie, qui avait perdu presque toutes ses places, fut contraint de demander sérieusement la paix. Il l'obtint en cédant au roi, à la place du marquisat de Saluces, la Bresse, le Bugey, le pays de Gex, le Valromey, qui valaient beaucoup plus que le marquisat de Saluces.

 

CHAPITRE XVIII. — SULLY AMBASSADEUR À LONDRES.

Comment Sully fut associé aux grands projets de fleuri IV. — De quelles missions il fut chargé auprès du roi d'Angleterre.— Comment il fut reçu solennellement à Londres et voulut faire décapiter un gentilhomme français qui avait tué un Anglais. — La première audience qu'il eut avec le roi d'Angleterre et la belle harangue qu'il fit. — Comment il remarqua les défauts du roi d'Angleterre. — La secondé audience chez le roi et l'entrevue avec les ministres. Le grand diner chez le roi. — Seconde entrevue avec les ministres et troisième audience du roi d'Angleterre. — Par quelles habiletés Sully obtint la signature du traité.

La guerre de Savoie était une suite des guerres précédentes. En réclamant le marquisat de Saluces, Henri IV n'avait fait que réclamer son bien, volé pendant nos discordes civiles. Désormais Henri IV avait réparé le passé ; mais il avait de grands projets pour l'avenir : il voulait abaisser la puissance espagnole, qui avait fait tant de mal à la France et qui pouvait encore lui en faire ; car l'Espagne possédait alors la Franche-Comté, les Pays-Bas, le duché de Milan ; elle était ainsi établie sur notre frontière au sud, à l'est, au nord. De plus, les rois d'Espagne étaient intimement alliés à leurs cousins les empereurs d'Allemagne : empereurs et rois avaient la même politique contre la France.

Henri chercha et il trouva partout des alliés contre ces puissants ennemis. Les princes catholiques italiens s'unirent à lui contre l'Espagne. Les princes protestants d'Allemagne ne demandaient qu'à s'appuyer sur la France pour se défendre contre leur empereur, qui ne leur voulait pas de bien. Il importait beaucoup à la France d'avoir l'alliance de Jacques d'Angleterre, qui avait succédé en 1603 à la grande reine Élisabeth. Celle-ci avait été la bonne alliée de Henri IV aux premiers jours du règne, alors qu'il était sans ressources et presque sans espoir. Henri envoya Sully vers le roi Jacques en ambassade extraordinaire, pour lui porter ses compliments de condoléance sur la mort de la reine Élisabeth et ses félicitations sur son avènement. Il chargeait en même temps son fidèle serviteur de deux missions, l'une publique, l'autre secrète. L'objet de la mission publique était la conclusion d'un traité de commerce et d'une alliance défensive contre l'Espagne. L'objet de la mission secrète était la conclusion d'un traité secret par lequel les deux princes s'engageaient à poursuivre en commun l'abaissement de la maison d'Espagne et à l'attaquer quand le moment serait opportun.

Une ambassade extraordinaire se faisait alors en très grande pompe, et Sully, qui aimait le cérémonial, partit au mois de juin 1603 avec une escorte de deux cents gentilshommes pour aller s'embarquer à Calais. A Douvres il trouva un envoyé du roi d'Angleterre chargé de veiller sur lui et de lui procurer le logis, les vivres, les chevaux et les bateaux sur la route de Londres. Il entra par la Tamise dans la capitale de l'Angleterre ; on tira pour lui faire honneur plus de trois mille coups de canon et force mousquetades. Un grand nombre de carrosses l'attendaient pour le mener avec sa suite à son logis. Ses gentilshommes étaient logés autour de lui ; Sully leur avait fait la leçon, et il avait surtout recommandé à quelques marjolets parisiens d'être bien sages et de ne pas se quereller avec les habitants. Cependant, le soir, dans un cabaret, quelques-uns se prirent de querelle avec des Anglais et en tuèrent un. Alors le peuple s'assembla par les rues, criant et menaçant de massacrer tous ces gentilshommes, qui vinrent se réfugier auprès de Sully. Ils le trouvèrent jouant aux cartes et n'osèrent lui avouer ce qui s'était passé ; mais ils furent bien obligés de le faire quand Sully, voyant leur mine troublée, les interrogea.

Dès qu'il apprit le meurtre, il se leva, fit ranger les cent personnes qui étaient là, et, prenant un flambeau, les regarda sous le nez, parlant à chacune d'elles, jusqu'à ce qu'il arrivât à un jeune homme du nom de Combault. Celui-ci avait un air si embarrassé, que Sully le saisit par le poing, le fit sortir des rangs, lui dit : e C'est vous qui avez tué cet homme, a et il lui arracha l'aveu du crime. M. de Beaumont, ambassade& ordinaire de France en Angleterre, assistait à cette scène. Il était parent de Combault. Il pria Sully de le lui remettre entre les mains, se chargeant d'arranger l'affaire. Pardieu, monsieur, lui dit Sully, je ne m'étonne pas que vous ne vous entendiez pas avec le roi d'Angleterre, puisque vous préférez l'intérêt de vos parents à celui du roi. Mais je ne ferai pas comme vous, et je vous jure qu'après que j'aurai fait faire à votre parent une belle confession de ses péchés, il aura la tête tranchée ; car je ne veux pas que le service de mon maître, ni tant de bons gentilshommes souffrent pour un petit godelureau de ville, tout écervelé. — Comment, monsieur, répliqua M. de Beaumont, vous feriez trancher la tête à un de mes parents, qui est riche de deux cent mille écus et qui est fils unique ! Ce serait mal le récompenser de la peine où il s'est mise et de la dépense qu'il a faite pour vous accompagner. Sully donna ordre à M. Beaumont de sortir ; puis il envoya dire au maire de la ville qu'un crime avait été commis par un de ses gentilshommes, qu'il avait découvert le coupable et qu'il l'avait condamné à mort. Il demandait au maire de faire prendre le condamné par des archers et de lui procurer un bourreau ; car il voulait faire connaître à tous qu'il ne souffrirait aucun désordre parmi les siens. Heureusement pour Combault, le maire répondit qu'il ne fallait pas aller si vite. Sully le pria de se charger au moins du prisonnier, pour le punir selon les lois d'Angleterre, afin que le peuple de Londres n'eût pas sujet d'être 'mécontent de l'ambassadeur du roi de France. Le maire accepta, et M. de Beaumont obtint dans la suite que son jeune cousin fût délivré.

L'émeute du peuple de Londres avait été d'ailleurs vite calmée On savait que Sully était protestant, et c'était une raison pour qu'il fût bien accueilli par le peuple de Londres, qui détestait les catholiques. C'est parce que Sully était protestant que Henri IV l'avait envoyé près du roi d'Angleterre, qui était lui. même un protestant dévot et très zélé.

La première fois que Sully vit le roi d'Angleterre ce fut au palais de Greenwich, sur la Tamise, et en grande cérémonie. La salle où se tenait le roi était presque pleine, et Sully, précédé par tons ses gentilshommes, fut près d'un quart d'heure avant d'arriver au trône : le roi descendit deux marches pour lui faire honneur. L'ambassadeur fit sa révérence très profonde et commença une harangue, bien plus courte que celles qu'on faisait dans ce temps-là, mais qui nous semble encore bien longue. Il parla, comme on parlait alors, avec de grandes phrases. Il fit l'éloge de son maître le roi de France et celui du roi d'Angleterre, ou plutôt il avoua qu'il lui était impossible de faire cet éloge convenablement, parce qu'il y avait trop à louer en ces deux princes. Il se contenta donc de dire qu'ils étaient la merveille des princes de tous les temps. Comme il avait à la fois à faire des compliments de condoléance au roi Jacques sur la mort de la reine Élisabeth et des félicitations sur son avènement, il dit que la perte de la reine avait été très cuisante au roi de France, mais que l'avènement du roi Jacques lui avait causé une joie très vive. Après quoi il se dit aussi dévoué au roi d'Angleterre qu'à son propre maître.

Le roi répondit qu'il désirait par-dessus tout vivre en bonne amitié avec le roi de France ; puis il fit monter Sully près de lui, sur les degrés du trône, et engagea une longue conversation avec lui.

Sully eut bien vite fait de juger l'homme, qui était fort médiocre et plutôt théologien que roi. Il le savait très indécis, mais porté pour la paix et la tranquillité. Il craignait donc qu'il ne fût très difficile de l'amener à prendre un parti. Le premier effet de l'alliance, si elle se concluait, devait être de soutenir publiquement la Hollande, alors révoltée contre l'Espagne et qui se trouvait réduite en un état où elle ne pouvait plus guère se défendre. Les Hollandais étaient précisément alors assiégés dans Ostende, et la place allait se rendre. Le roi d'Angleterre consentirait-il à secourir les Hollandais ? Il se contenta de faire des discours dans la première audience particulière qu'il donna à Sully. Celui-ci ne fut pas plus satisfait d'une entrevue qu'il eut avec les ministres. Après force civilités et compliments, les ministres demandèrent à Sully quel était l'avis du roi son maître sur le meilleur moyen de sauver Ostende. Sully répondit que l'avis de son roi serait le leur, et les pria de s'expliquer les premiers. Le principal ministre anglais fit de longues phrases sur l'amitié inaltérable qui devait unir les deux rois et sur la nécessité de secourir la Hollande ; mais il regretta que le trésor anglais fût vide pour le moment, à cause des grosses dépenses qu'il avait fallu faire pour l'enterrement de la reine et pour l'avènement du roi. Bref, ils en vinrent à proposer que la France secourût tout de suite et toute seule Ostende, promettant de se tenir prêts à la seconder l'année suivante. Sully se mit à rire et à dire qu'évidemment les ministres anglais eux-mêmes ne prenaient pas au sérieux leur proposition ; il les pria donc d'en faire d'autres qu'il pût accepter : sur quoi ils promirent de prendre les ordres du roi.

Mais le roi ne pouvait se décider. La deuxième fois qu'il vit Sully, ce fut à table, dans un grand festin où furent invités aussi tous les gentilshommes de la suite de l'ambassadeur ; mais Sully seul et M. de Beaumont dînèrent à la table du roi. Sully admira beaucoup une pyramide de riche vaisselle et de pierreries qui se trouvait au milieu de la table, et il s'étonna que l'on servit à genoux le roi d'Angleterre. Chez le roi de France on ne faisait pas tant de cérémonies. La conversation fut sur la chasse, sur la chaleur qu'il faisait et autres sujets. Après le dîner, le roi dit à Sully que ses conseillers lui avaient rendu compte de l'entrevue ; qu'il était décidé à secourir secrètement Ostende, d'accord avec le roi de France ; qu'il fallait régler la manière de faire dans une autre entrevue avec les ministres. Après quoi il alla se coucher, car le roi Jacques, bien différent en cela de Henri IV, aimait beaucoup son lit ; il y passait quelquefois tout l'après-midi. En fait d'exercice il n'aimait guère que la chasse. Sa vie, écrivait Sully à son maître, est plutôt contemplative qu'active ; il parle assez bien ; il est d'un naturel pacifique et doux ; il a la conscience très scrupuleuse, et je crois qu'il n'offensera personne par malice.

Une seconde entrevue avec les ministres anglais n'avança point les choses plus que n'avait fait la première. Sully se décida donc à faire un dernier effort auprès du roi dans une troisième audience.

Celle-ci fut très longue. Sully commença par dire au roi Jacques qu'il le trouvait plus vif et plus pénétrant que tous ceux de-,son conseil, et qu'à cause de cela il désirait conclure avec lui et non avec eux ; puis il recourut à un artifice- dont il était convenu avec Henri IV. Baissant la voix, il dit au roi Jacques qu'il avait passionnément désiré d'être envoyé vers lui et qu'il avait usé, pour y arriver, de toutes sortes d'artifices, le roi de France 'ne se souciant pas du tout de lui confier cette ambassade. Il ajouta qu'en s'éloignant ainsi de la cour de France, où il avait bien des jaloux, il s'était exposé à perdre son crédit. Aussi n'était-il pas venu simplement pour apporter des compliments et pour traiter des affaires ordinaires. Il avait une autre intention ; mais avant de la révéler, il demandait au roi le serment de lui garder un secret absolu.

Le roi, un peu étonné, et après s'être fait un moment prier, jura sur son âme de ne rien répéter de l'entretien. Sire, dit alors celui-ci, il faut que vous sachiez que je préfère l'intérêt de la vraie religion, qui est celle que je professe, au roi mon maître, à ma fortune, à mes enfants et à toutes les considérations humaines. Alors il se met à dire qu'il y a en Europe deux grands partis, celui des États catholiques et celui des États protestants ; que tous les princes catholiques ont formé le dessein d'extirper du monde la religion protestante, et qu'ils proposent au roi de France de se joindre à eux pour l'exécution de ce dessein. A vrai dire, le roi de France résiste ; mais je suis seul, dit Sully, à le confirmer dans sa résistance ; il est à craindre que ma faveur ne diminue et que le roi ne se laisse enfin persuader par de trop continuelles sollicitations, s'il n'est retenu par d'autres voies et moyens, qui sont ceux dont je veux entretenir Votre Majesté. Il trace alors le plan d'une vaste coalition contre la maison d'Espagne, où l'Angleterre et la France joueraient le principal rôle.

Le roi Jacques avait été fort agréablement flatté lorsque Sully avait loué ses vertus et en particulier sa pénétration et sa prudence très supérieure à celle de ses ministres. Quand il vit l'ambassadeur si zélé protestant, sa confiance s'accrut ; il aimait d'ailleurs à discuter les matières d'État, les grands projets politiques, tout ce qui était pour l'avenir et ne demandait pas une résolution immédiate. Sully ayant exprimé la crainte de l'ennuyer, il se récria fort, et même, pour pouvoir l'entendre et causer avec lui plus à son aise, il décommanda sa chasse. Sully recommence alors ses discours. Il fait au roi un tableau de l'Europe, il lui trace à grands traits la politique par laquelle les rois d'Angleterre et de France se rendront les arbitres de la terre et se couvriront de gloire ; puis, après l'avoir ainsi flatté, charmé, transporté, il retombe tout à coup sur son sujet, en lui demandant s'il voudra que ses conseillers rendent impossible l'exécution d'un si beau dessein par des altercations frivoles et par des chicanes à propos des subsides à fournir aux assiégés d'Ostende. Non, non, monsieur l'ambassadeur ! s'écrie tout à coup le roi d'Angleterre, à la fois joyeux de ce qu'il entendait et courroucé contre ses ministres. Et, appelant ceux-ci qui étaient dans une galerie voisine, il leur ordonne de préparer immédiatement le traité, sans réplique ni contestation. Puis, se tournant vers Sully : Eh bien ! monsieur l'ambassadeur, lui dit-il, êtes-vous content ? Sully lui répondit qu'il ne suffisait pas de louer les vertus d'un roi comme lui, qu'il fallait les admirer, et Jacques le congédia, non sans l'avoir encore une fois embrassé.

Le traité fut signé quelques jours après.

 

CHAPITRE XIX. — LE GRAND PROJET DE HENRI IV.

Sully confident des rêves de Henri IV. — Erreurs commises au sujet de Henri IV. — Ce qu'il était en vérité. — Comment il rêvait d'une croisade et de la paix universelle en préparant la guerre contre la maison d'Autriche.

Confident et auxiliaire du roi dans les affaires extérieures comme dans les autres, Sully a été aussi le confident de ses rêves ; car Henri IV, comme tous les grands esprits, a eu des rêves.

On s'est quelquefois trompé sur le caractère de ce grand prince. On a trop loué sa bonté. Il était bon sans doute, mais comme pouvait l'être un homme de guerre de ce temps-là On raconte que lorsqu'il assiégeait Paris, il fut ému des souffrances de la ville affamée, au point qu'il permit à ses soldats de donner des vivres aux Parisiens. Cette touchante histoire n'est pas vraie. Quand Henri IV assiégeait une ville, c'était pour la prendre, et c'est par la famine seule qu'il pouvait prendre Paris. La vérité est qu'il n'était pas maitre de ses soldats, qu'il ne payait pas. Il était obligé de fermer les yeux suries profits qu'ils tiraient de leur commerce avec les assiégés. Les hommes du XVIe siècle, accoutumés aux horreurs d'une guerre civile si longue, ne s'attendrissaient pas devant les misères, comme ceux du nôtre. Ne croyons pas trop à la sensibilité de Henri IV.

Après la bonté, c'est l'esprit de Henri IV qu'on loue le plus. Sans doute, il avait de l'esprit et du meilleur. Les mots joyeux lui venaient en abondance et tout de suite aux lèvres ; mais on le comprend bien mal quand on ne le connaît que par quelques saillies célèbres. Henri était souvent grave, même triste, et il avait l'âme occupée de pensées très hautes. Il s'intéressait à toutes les affaires de son gouvernement et les connaissait toutes ; il avait un goût très vif pour les choses militaires, mais point de prédilection pour elles ; il remettait à Sully des mémoires sur les réformes des finances ; il discutait avec Laffemas les réformes industrielles ; il suivait avec passion les progrès des industries nouvelles, et lorsqu'on lui apporta la première paire de bas de soie fabriquée dans ses manufactures, il la chaussa tout de suite et la fit admirer par toute sa cour. Il connaissait admirablement les affaires étrangères, l'état de l'Europe, les intérêts de la politique française, et dictait les instructions qu'emportaient ses ambassadeurs. Ce n'était point qu'il fût un homme de cabinet, passant toute sa vie, comme les rois d'Espagne, dans des conseils, à lire des mémoires. Il aimait le mouvement, les grandes chasses où il étrillait les daims, comme il disait, les chevauchées, et plus encore la bataille, où il portait au fort du danger son panache blanc ; il ne se plaisait pas à rester en place. Si grande que fût son envie de lire le Théâtre d'agriculture d'Olivier de Serres, il en prit à petites quantités, une demi-heure par jour ; encore ne lisait-il pas lui-même. Mais il pensait en chassant, en chevauchant ; la nuit, il remuait toutes sortes d'idées ; de même dans ses longues conversations avec ses amis et conseillers. Il avait cette grande qualité des souverains de savoir commander, diriger, et de connaître toutes ses affaires. Mais il avait aussi ses moments de rêve, et c'est dans ces moments-là qu'il entrevoyait un temps où il n'y aurait plus de guerre, où les États de l'Europe seraient réunis en une confédération qu'il appelait la république chrétienne. Un conseil où les grands et petits pays seraient représentés jugerait tous les différends et empêcherait que chacun se fît justice à main armée. C'est ce qu'on a nommé le grand projet, et l'on a souvent discuté pour savoir s'il était de Henri IV ou de Sully. Il est probable que la première idée appartient au roi et que son ministre l'a développée.

A la fin du XVIe siècle on se souvenait encore des chevaliers d'autrefois et des guerres qu'ils allaient faire en Terre Sainte contre les infidèles. Les jeunes princes comme Henri IV étaient bercés avec des contes du temps passé. Dans ce temps-là, les nations n'étaient pas aussi souvent en guerre les unes contre les autres ; mais toutes ensemble elles aimaient à faire aux musulmans, ennemis du Christ, ces grandes guerres qu'on appelait des croisades. Depuis, le monde avait bien changé ; les États chrétiens s'étaient combattus les uns les autres ; les musulmans s'étaient établis à Constantinople ; tous les rois avaient recherché leur alliance. Pourtant on se souvenait toujours des croisades et des temps héroïques où chevaliers et manants, pauvres et riches, quittaient le château ou la chaumière pour aller enlever aux infidèles le tombeau de Jésus4Christ. Quand don Juan d'Autriche, fils de Charles-Quint, avait remporté sur les Turcs la grande bataille de Lépante, tout ce qu'il y avait dans le monde de soldats chrétiens applaudit à cette victoire. Henri IV aurait voulu en remporter une semblable. Il l'a dit un jour qu'il énumérait tous ses souhaits à Sully. Je voudrais, disait-il entre autres choses, gagner en personne une bataille rangée sur le roi d'Espagne, en revanche des maux qu'il a faits, et une sur les Turcs, pour rendre ma gloire et ma renommée célèbres dans le monde, car je suis jaloux de don Juan d'Autriche. Battre les Turcs, les rejeter en Asie, voilà un rêve de Henri IV ; rétablir à jamais la paix entre les nations chrétiennes, en voilà un autre. Henri IV en a entretenu Sully, comme il faisait de toutes choses. Est-ce à dire qu'il crût le grand dessein réalisable tout de suite ? qu'il ait même fait les premières tentatives pour l'exécuter ? Non point. Son esprit, errant dans le passé des temps chevaleresques, y avait conçu ce rêve pour un lointain avenir. Sully, qui ne rêvait guère, ne l'eût jamais imaginé ; mais sur l'invitation de son maître il à écrit des mémoires sur les voies et moyens à prendre pour constituer la république chrétienne. Il l'a fait sérieusement, méthodiquement, comme s'il s'était agi d'un plan de réorganisation des finances, et le grand dessein ainsi présenté paraît absolument chimérique. On voit quelle part revient à chacun d'eux : Henri IV a conçu le rêve ; Sully en a fait un mémoire.

Mais Sully n'était pas homme à perdre de vue le présent, et c'est du présent qu'il s'entretenait sans cesse avec Henri IV. Tous les deux pensaient toujours à la guerre qu'il faudrait bientôt reprendre contre l'Espagne et l'Autriche. Ils s'y préparaient par des négociations, mais aussi en accumulant les canons à l'Arsenal et les millions à la Bastille, et l'on a déjà dit qu'au début de l'année 1610 alliances, armées, argent, tout était prêt pour la guerre et pour la victoire.

 

CHAPITRE XX. — INTIMITÉ ET BROUILLES.

Sully dans l'intimité de Henri IV. — Pourquoi Henri IV lui confia la garde d'une cage, et la surprise qu'il alla lui faire à l'Arsenal. — Une brouille à propos d'un papier déchiré. — Autre brouille : comment Henri IV savait se réconcilier. — Si Henri IV a eu de graves sujets d'être mécontent de Sully. — Sully impatient et jaloux. — Il ne s'est pas enrichi aux dépens du roi. — Sa fortune. — Son amour pour l'argent.

Dans cette seconde partie de sa vie où il est le principal ministre de Henri IV, comme dans la première où il est son compagnon d'armes, Sully vit constamment auprès de son maître dans une intimité interrompue par des brouilles.

On a vu de quels honneurs et de quels titres il fut successivement comblé. Le roi, qui lui donna tant, rehaussait ses dons par la grâce parfaite qu'il mettait à les faire. Quand il lui confia le gouvernement de la Bastille, c'est comme une marque particulière de sa confiance, dans un moment où il appréhendait des complots et où il lui fallait un homme sûr pour garder les prisonniers d'État dans la forteresse. Si j'ai des oiseaux à mettre en cage, dit-il à Sully, je m'en reposerai sur votre prévoyance et votre loyauté.

Quand il fit à Sully l'honneur de le mettre au rang des plus nobles princes du royaume en le créant duc et pair, Henri, qui était sur le point de faire la guerre au duc de Bouillon, eut soin de lui dire qu'il lui conférait cette dignité pour pouvoir lui donner le commandement de l'expédition, au cas où lui-même en serait empêché. Sully alla prendre solennellement séance au parlement, comme faisaient les pairs nouvellement nommés. Il y eut grande affluence de monde au palais, et Sully convia soixante personnes des plus qualifiées à dîner à l'Arsenal. Quand il arriva chez lui, il y trouva le roi, qui, de loin, lui cria : Monsieur le grand maître, je suis venu au festin sans être prié ; dînerai-je mal ?Cela pourrait bien être, Sire, car je ne m'attendais point à un si grand honneur. — Je vous assure que non, repartit le roi ; car j'ai visité vos cuisines en vous attendant ; j'y ai vu les plus beaux poissons qu'il est possible, et force ragoûts à ma mode, et même, comme vous tardiez trop à venir, j'ai mangé de vos petites huîtres, les plus fraîches que l'on puisse manger, et bu de votre vin d'Arbois, le meilleur que j'aie jamais bu. Sur quoi l'on se mit à table, où l'on dit toutes sortes de joyeux propos.

Les brouilles furent assez nombreuses, et il en est dont la cause fut très honorable pour Sully. Le mariage de Henri IV avec Marguerite de Valois n'avait pas été heureux. Aucun enfant n'était né de cette union, et depuis longtemps les époux vivaient séparés. Après de longues instances, Henri avait obtenu du pape l'annulation de son mariage. Il se prit alors d'une grande passion pour mademoiselle d'Entragues, qu'il voulut épouser. Sully commença par trouver que les cadeaux faits à cette demoiselle coûtaient fort cher ; mais un jour, à Fontainebleau, le roi, avant de partir pour la chasse, le fit appeler dans la galerie et, lui donnant un billet : Lisez cela, dit-il, et donnez-moi votre avis. Ce billet était une promesse de mariage à mademoiselle d'Entragues. Le roi s'était écarté, un peu honteux, pendant la lecture. Sully, après avoir lu, demanda la permission de méditer sur cette importante affaire ; mais le roi ayant insisté pour qu'il dît tout de suite son opinion, en promettant de ne point se fâcher, Sully déchira le papier en disant : Voilà, sire, puisqu'il vous plaît, de le savoir, ce qu'il me semble d'une telle promesse. — Comment, morbleu ! s'écrie le roi, je crois que vous êtes fou !Il est vrai, sire, je suis un fou et un sot, et je voudrais l'être si fort, que je le fusse tout seul en France. Le mot était dur, et valait bien une brouille de quelques jours. Mais quelle fortune pour Henri IV, entouré de flatteurs et de courtisans, que d'avoir un ami qui lui dît si bien ses vérités !

Un autre jour, on crut bien que Sully allait définitivement perdre son crédit. Le roi, étant allé le voir à l'Arsenal, lui avait conté certaines fantaisies qui lui passaient par l'esprit et qui ne valaient guère mieux que la promesse de mariage à mademoiselle d'Entragues. Sully les désapprouva si nettement et si sèchement, que le roi se mit en grande colère, et, sortant du cabinet de ce ministre grognon, dit tout haut devant les secrétaires de Sully et devant des étrangers : Voilà un homme que je ne peux plus souffrir ; il ne fait jamais que me contredire et trouver mauvais tout ce que je veux. Parbleu, je ne le verrai plus avant quinze jours. Mais dès le lendemain, à sept heures du matin, il arrivait à l'Arsenal avec cinq ou six personnes, et, après avoir défendu qu'on l'annonçât, il frappait à la porte du cabinet de Sully. En entrant il vit une table toute couverte de papiers et de lettres, et, après avoir appelé les personnes qui l'accompagnaient, il dit à Sully : Que faisiez-vous là ?Sire, répond Sully, j'écrivais des lettres, je faisais des mémoires sur vos affaires et un agenda de tout ce qu'il faut que je fasse aujourd'hui, de tout ce qu'il faut qu'on fasse dans votre conseil, et de ce qu'il faut que fassent mes secrétaires et commis. — Et depuis quand êtes-vous là ?Depuis trois heures du matin, sire. Alors le roi, se tournant vers le plus gai des gentilshommes de sa cour : Eh bien ! Roquelaure, dit-il, pour combien voudriez-vous faire cette vie-là ? Puis, ayant fait sortir tout le monde, il entretint Sully de quelques affaires sur lesquelles il lui demanda son avis. Sully répondit très froidement : Je n'ai rien à faire qu'à obéir et à trouver bon tout ce qui vous plaira, sans faire de réplique ni de contestation, puisqu'elles vous déplaisent. — Oh ! oh ! dit le roi en lui donnant des tapes sur la joue, vous faites le discret, et vous êtes encore en colère d'hier ; moi je ne le suis plus. Embrassez-moi, et vivez avec la même liberté qu'auparavant ; car je vous connais bien. Si vous faisiez autrement, ce serait signe que vous ne vous soucieriez plus de mes affaires ; il est vrai que je me fâche quelquefois, mais je veux que vous enduriez cela, car je ne vous en aime pas moins. Au contraire, dès que vous ne me contredirez plus sur les choses qui ne vous plaisent pas, je croirai que vous ne m'aimez plus. Puis il embrassa Sully et le quitta. En sortant, il dit à un de ses gentilshommes : Il y a des gens assez sots pour croire que lorsque je me mets en colère contre M. de Sully, c'est pour de bon, et pour longtemps ; mais c'est tout le contraire. Quand je pense qu'il me contredit pour mon honneur et pour le bien de mes affaires, je l'en aime mieux, et je suis impatient de le lui dire !

Henri IV n'eut-il jamais de sérieux griefs contre Sully ? Il fut sans aucun doute très souvent offensé des façons de faire de son ministre, qui se querellait à tout propos avec tout le monde, et se donnait si souvent tort dans la forme quand il avait raison au fond. Il aurait voulu que Sully se donnât la peine d'être aussi prudent et modéré que lui-même. Vous savez mieux que nul autre, lui disait-il un jour, comme j'ai été contraint de souffrir beaucoup de choses qui me déplaisaient, de m'accommoder aux diverses passions de mes sujets, et combien cela m'a réussi ; car en continuant de m'en servir avec prudence, je me sers utilement de tous, quelques défauts qu'il puisse y avoir en quelques-uns. Mon royaume ressemble à ces boutiques de droguistes qui ne sont pas seulement remplies de choses douces et odorantes, mais aussi de poisons et de mauvaises senteurs, et je ressemble à ces bons médecins qui savent si bien approprier les choses, qu'ils rendent le poison propre à conserver la santé. Je me sers ainsi des bons et des mauvais et ne laisse rien d'inutile. Sully n'agissait pas ainsi : il s'emportait tout de suite contre les mauvais, alors même qu'il était dangereux de les fâcher ; il s'emportait aussi contre les bons, souvent par jalousie ; car il était très jaloux et ne pouvait souffrir que quelqu'un osât comparer ses services à ceux qu'il rendait au roi. Il était vaniteux, et toute distinction accordée à un autre que lui le fâchait. C'est ainsi, pour dire un exemple entre beaucoup, que, le roi ayant accordé à deux ducs le rare privilège d'entrer au Louvre en carrosse, Sully, pour l'avoir, invoqua son âge et ses infirmités, qui lui faisaient craindre le serein. Mais tout cela n'était que des travers dont Henri IV savait s'accommoder, et non des crimes qui ne peuvent se pardonner.

Sully, du vivant du roi Henri IV et après la mort de ce prince, a été accusé d'avoir commis de véritables crimes, en particulier de s'être enrichi aux dépens de l'État. Sa grande fortune a été la cause de cette accusation. Il est vrai que Sully était très riche ; mais il pouvait sans difficulté mettre sa fortune au grand jour et en expliquer l'origine. Voici un tableau du revenu de toutes ses charges, qui montrera comment et combien a crû sa fortune :

Alors qu'il n'était que le compagnon d'armes du roi de Navarre, en 1580, Sully, comme conseiller de Navarre et chambellan ordinaire du roi, avait une pension de 2.000 livres.

Devenu, après l'avènement de Henri IV, conseiller d'État de France, il eut, comme tel, une pension de 5.600 livres. Comme capitaine d'une compagnie de cent hommes d'armes 4.000. Comme conseiller des finances 3.600. Quand le roi lui confia la direction exclusive des finances, il augmenta ses gages et pensions de 10.800 livres.

La charge de grand voyer valait 10.000 livres. Celle de grand maître de l'artillerie 24.000. Celles de surintendant des bâtiments et fortifications et de, gouverneur du Poitou 18.000. Celles de gouverneur de Mantes et de Jargeau 12.000. Celle de capitaine-lieutenant de la compagnie de gens d'armes de la reine 5.000 livres, celle de capitaine de la Bastille 2.000. En tout 97.000 livres. 

Il tirait de ses terres 60.000 livres.

De terres d'église qui lui avaient été données, quoiqu'il fût hérétique, par autorisation spéciale du pape : 45.000. Cela fait encore 105.000 livres, qui, ajoutées aux 97.000, font un revenu annuel de 202.000 livres, qui feraient bien aujourd'hui une somme d'un million de francs de revenus.

Mais ce n'est pas tout. En l'année 1602 le roi, au moment où il était encore très ému de la trahison de quelques hommes qu'il avait beaucoup aimés, voulut montrer à Sully qu'il savait bien récompenser les serviteurs fidèles et qu'on gagnait beaucoup à le bien servir. Il lui annonça donc qu'il lui donnerait chaque année de 50 à 60.000 livres pour être employées à l'achat de terres. A ce propos il dit à Sully qu'il savait fort bien que les revenus et appointements de ses charges suffisaient à le faire vivre, au point qu'il économisait tous les ans son revenu particulier. De 1602 à 1610 cette gratification annuelle produisit 480.000 livres.

Sully avait reçu en outre du roi, par lettres et ordonnances, en différentes occasions, des sommes dont le total est de  200.000.

Dans ses négociations et ambassades, au mariage du roi, au mariage de plusieurs grands personnages français et étrangers, aux étrennes, il avait reçu, selon l'usage du temps et avec la permission spéciale du roi, des dons de pierreries qu'il avait revendues pour plus de 300.000.

Il avait fait à la guerre, encore suivant l'usage d'un temps où la guerre était très barbare, des gains considérables, soit en prélevant des rançons sur les prisonniers de guerre tombés entre ses mains, soit en prenant part au pillage des villes. Dans la seule guerre avec le duc de Savoie il avait gagné plus de 200.000 livres, parce qu'en sa qualité de grand maître de l'artillerie tous les canons, armes, munitions pris sur l'ennemi lui étaient revenus. En tout, les gains faits à la guerre montaient à 330.000.

Enfin en dots, legs, dons de parents et de particuliers, Sully avait reçu 530.000 livres.

Lesquelles sommes additionnées donnent un capital de 1.840.000 livres.

Certes Sully aimait beaucoup l'argent ; il ne s'en cachait pas ; mais comment n'eût-il pas été satisfait d'une telle fortune, qu'il administrait si bien et qui grossissait chaque année des économies qu'il faisait ? Il n'était pas désintéressé, assurément, ou plutôt il avait un désintéressement dont il savait tirer parti. Par exemple, après la reddition de Rouen, la ville lui fait présent d'un buffet d'une valeur de 3000 écus. Il aurait pu refuser et n'en rien dire à personne : c'eût été le vrai désintéressement ; mais il accepta ; puis, un matin, il fit porter le buffet dans la chambre du roi, auquel il dit qu'il était résolu de ne jamais rien prendre pour les affaires qu'il maniera, sinon de la libéralité de son maître. Le roi ne manqua point dé lui rendre le buffet, et le lendemain, pour le remercier du bon procédé, il lui envoya en outre 3000 écus en or. Bénéfice net de ce désintéressement : 3000 écus.

Le roi connaissait son homme. Il traitait Sully comme Sully aimait à être traité, et il l'enrichissait au point de ne lui laisser rien désirer. Sully, de son côté, tirait de ses services et de la générosité de son maître tout le parti qu'il en pouvait tirer. Voilà ce qu'il faut dire pour être juste. Il n'eût point mis son honneur et sa fortune en risque pour accroître de quelques milliers d'écus son immense revenu : il savait que ses ennemis et ses envieux, qui étaient nombreux, le surveillaient de très près et ne demandaient qu'à trouver une occasion de le perdre.

 

CHAPITRE XXI. — ACCUSÉ DE TRAHISON.

Comment Sully fut accusé de trahison. — Les raisons qu'avait Henri IV de se défier de ses serviteurs. — Ce qu'il dit un jour de Sully. — Comment il arrive à le soupçonner. — Grande brouille. — La réconciliation pendant la promenade fameuse du jardin de Fontainebleau. — Preuves que les soupçons de Henri IV ont persisté. — Gomment on peut les expliquer.

Sully a été accusé auprès de son maître d'un crime d'État. En l'année 1605 ses ennemis, c'est-à-dire presque toute la cour, s'employèrent à persuader au roi qu'il se ménageait des amis dans le royaume et au dehors, en Angleterre, en Suisse, en Allemagne et dans tous les pays protestants. Ils jetaient des libelles sous la table de son cabinet, sur le tapis de sa chambre, sous le chevet de son lit ; ils en mettaient jusque dans ses poches, ou bien lui en faisaient porter par des inconnus qui les lui tendaient sur son passage, comme si c'étaient des suppliques. Malheureusement Henri IV avait été souvent trahi, et par des hommes qu'il avait honorés de son amitié et comblés de ses dons. Il ne pouvait pas ne pas être défiant. Il se défiait même de Sully, et il le lui dit un jour.

C'était peu de temps-après l'exécution du maréchal de Biron. Le roi vint trouver Sully à l'Arsenal ; il lui rappela ce qu'il avait fait pour le maréchal et ses complices, les honneurs et les dignités dont il les avait pourvus, les grandes sommes qu'il leur avait données. Si je vous dis tout ceci, ajouta-t-il, ce n'est pas que je pense que vous ayez besoin d'une leçon, ni que vous soyez d'un assez mauvais naturel pour me rendre le mal pour le bien ; mais je suis bien aise de vous dire mes intentions, et que vous me disiez franchement les vôtres, afin que nous soyons d'accord sur la façon dont nous devons vivre ensemble unis pour toujours, moi continuant à être votre bon roi et bon maître, vous bon sujet, loyal et utile serviteur. Il lui dit alors qu'il voulait continuer à l'élever, à l'enrichir, à lui donner la première place dans sa faveur et son crédit ; mais il ajouta : N'attendez pas que je vous donne de grandes villes et de fortes places, à l'aide desquelles vous puissiez vous joindre aux huguenots ou à d'autres factions, et troubler la paix de mon esprit et le repos de mon royaume quand bon vous semblerait. de veux donc que les biens et les honneurs que je vous ferai dépendent toujours de ma bienveillance, afin que si ma bienveillance vient à manquer, vous ne puissiez vous en servir par dépit pour me nuire. Et il lui annonça qu'il lui donnerait par année, outre ses gages et appointements, les 50 ou 60.000 livres par an dont nous avons trouvé le compte dans l'état de sa fortune. Puis il termina en lui disant : C'est maintenant à vous de me déclarer librement votre opinion sur toutes ces choses ; je vous en prie, comme étant votre bon maître et ami particulier.

Sully remercia et se déclara content au delà de ses désirs. Mais n'est-il point remarquable, et n'est-ce pas un signe de ces temps troublés, où aucune fidélité n'était certaine, que Henri IV parlant à Sully lui ait exprimé des doutes sur la sienne ?

Il n'est pas étonnant que, trois ans après, le roi ait laissé pénétrer dans son âme le soupçon que Sully était capable de le trahir. Sully écrivit d'abord de Paris au roi, qui était à Chantilly, une longue lettre où il offrait de confondre ses calomniateurs. Henri répondit par une lettre plus courte que celles qu'il lui écrivait d'ordinaire. Au lieu de l'appeler mon ami, comme il faisait quand il écrivait de sa propre main, il l'appelait mon cousin, ce qui était la formule dont se servaient les rois quand ils s'adressaient aux ducs et pairs. Le ton était poli et très froid. Les accusations contre Sully continuèrent ; on abusa contre lui d'un incident qui ne signifiait rien, mais qui aigrit l'esprit du roi au point qu'étant à Fontainebleau il s'exprima sur le compte du ministre avec une extrême sévérité. Sully fut immédiatement averti ; mais il résolut de ne faire semblant de rien et d'attendre que le roi le mit sur le sujet de sa colère et de ses soupçons. Pourtant il avait hâte de savoir à quoi s'en tenir. Comme il était à Fontainebleau avec le roi, il résolut de retourner à Paris, sous prétexte qu'il y était appelé par des affaires.

Le jour fixé, il se présente au lever du roi, qu'il trouve assis et se faisant botter pour aller à la chasse. Le roi se lève à demi, lui ôte son chapeau et lui donne le bonjour en l'appelant monsieur. Il avait l'habitude de ne l'appeler, quand il était de bonne humeur, que mon ami ou bien grand maître. Sully fait une belle révérence, plus profonde que de coutume ; ce que voyant, le roi, tout de suite attendri, est pris de l'envie de se lever et de l'embrasser ; mais il ne veut pas lui faire la première avance. Il prend un air rêveur, dit à son écuyer qu'il ne fait pas assez beau pour aller à la chasse et lui commande de le débotter. Or il faisait fort beau, et l'écuyer le dit au roi. Non, non, répliqua Henri en colère ; il ne fait pas beau ; je ne veux pas monter à cheval ; débottez-moi. Il se met alors à parler aux uns et aux autres, espérant que Sully se mêlerait à la conversation. Sully n'ouvre pas la bouche.

Alors, le roi prend par la main son grand écuyer, M. de Bellegarde, et lui dit : Monsieur le grand, allons nous promener ; mais à la porte de l'escalier du jardin il commande à un de ses serviteurs de surveiller Sully et de l'avertir s'il s'éloigne. Sully suit le roi pour prendre congé de lui, et, s'approchant quand la conversation avec Bellegarde est terminée : Sire, vous plaît-il de me commander quelque chose ? Je vais à Paris. — Eh bien, allez, répond le roi, je vous recommande toujours nos affaires, et de bien m'aimer. Si Sully avait alors voulu provoquer l'explication qu'il désirait, il l'aurait eue, car le roi faisait toutes les avances ; mais il s'en alla sans mot dire. Il n'a pas fait trois cents pas qu'il s'entend appeler : Monsieur, lui crie-t-on, le roi vous demande. Sully revient sur ses pas. Venez ici, lui dit le roi ; n'avez-vous rien à me dire ?Non, sire, répond-il tranquillement, pas pour le moment. — Eh bien, réplique le roi, moi j'ai quelque chose à vous dire ; alors il le prend par la main, le mène dans une allée dont il fait garder l'entrée par deux Suisses qui ne savaient pas le français. Mon ami, lui dit-il, je ne saurais plus souffrir les froideurs et dissimulations dont nous usons l'un pour l'autre depuis un mois ; et alors commence une conversation de quatre heures, dans laquelle Henri raconte tout ce qu'on lui a écrit, tout ce qu'on lui a dit, nommant même les accusateurs de Sully. Sully se justifie sur tous les points ; puis, s'échauffant et s'attendrissant à mesure qu'il parle, il finit par protester de son dévouement sans réserve à son roi bien-aimé, son maître et son bienfaiteur ; il fait le geste de se jeter à ses genoux ; mais le roi l'arrête en lui disant : Non, ne le faites pas ; car je ne voudrais pour rien au monde que ceux qui nous regardent crussent que vous eussiez commis une faute qui méritât une telle soumission. Puis il l'embrassa, lui commanda de l'embrasser, et, le prenant par la main, sortit avec lui de l'allée...

Toute la cour attendait dans le jardin la fin de cette longue promenade, et les ennemis de Sully pensaient le voir paraître déconfit. Le roi demanda l'heure ; on lui répondit qu'il était une heure, et qu'il n'en était que neuf quand il était entré dans l'allée. Je vois bien ce que c'est, répondit-il ; il y en a qui se sont plus ennuyés que moi ; afin de les consoler, je veux bien vous dire que j'aime Sully plus que jamais, et qu'entre lui et moi c'est à la mort, à la vie. Et il congédia son ministre après une nouvelle embrassade.

Comment l'esprit du roi avait-il accepté un pareil soupçon ? Ce qui est plus singulier encore, c'est que ce soupçon ait toujours persisté. Dans la dernière année du règne, Sully avait conclu, sur l'ordre du roi, un marché pour l'entretien d'une armée de 29.000 hommes. Les preneurs du marché devaient faire leurs provisions aux Pays-Bas et sur les bords du Rhin. Pour cela ils demandaient une avance de six cent mille écus que Sully proposait de leur faire. Le roi avait d'abord tout approuvé ; mais quelques jours après, s'étant informé si le contrat était passé, et Sully lui ayant répondu que non : Ne vous pressez pas, dit le roi, et traînez-les en longueur. — Mais les marchands ne voudront pas attendre, objecte Sully. — S'ils ne veulent pas attendre, s'écrie le roi, qu'ils s'en aillent !Oh ! oh ! dit Sully, je vois bien que vous avez quelque chose dans l'esprit que je ne sais pas ; mais vous vous souviendrez en temps et lieu de cette affaire, s'il vous plaît. Ils se séparèrent à moitié en colère. On avait persuadé au roi que Sully avait saisi avec empressement l'occasion d'amasser des vivres et des munitions à l'étranger.

Il est bien difficile de croire que Henri IV n'ait eu aucune raison, pas même la plus légère, d'un soupçon contre Sully ; plus difficile encore de croire que Sully ait jamais songé à se mettre en état de révolte contre Henri IV. Que faut-il penser alors ? Peut-être que Sully savait prévoir de loin les malheurs. Il n'avait point d'amis dans cette cour. Il était, sur beaucoup de questions de la politique intérieure et extérieure, seul de son avis. Il n'avait ménagé personne, aussi personne ne le ménageait-il. H savait bien que si par malheur le roi, qui avait été plusieurs fois malade et plusieurs fois avait failli être assassiné, venait à disparaître, il n'aurait pas d'appui, sous un roi enfant gouverné par une mère étrangère, très dévouée à l'Espagne, ennemie des huguenots et de leur politique. Le roi lui répétait souvent que leurs deux fortunes étaient liées l'une à l'autre : Il ne saurait pleuvoir sur moi sans dégoutter sur vous, lui dit-il un jour. Sully le savait. C'est pourquoi, sans peut-être trop se l'avouer à lui-même, il prenait ses précautions pour l'avenir ; il s'assurait des amis parmi les huguenots de France, à la religion desquels il était demeuré fidèle malgré les efforts du pape et du roi. Il entretenait aussi d'amicales relations avec les princes protestants étrangers avec qui ses fonctions ou ses ambassades l'avaient mis en rapport. Lui, qui avait passé une partie de sa vie dans la guerre civile et qui en avait suivi les traces dans les conspirations dont le règne de Henri IV est rempli, il prévoyait qu'elle recommencerait après sa mort, et que peut-être on reverrait les temps de la Ligue. A tout hasard, il s'y préparait.

 

CHAPITRE XXII. — SULLY ET LE MÉNAGE ROYAL.

Sully mêlé aux affaires de ménage du roi. — Propos du roi sur son  mariage. — Bons conseils de Sully au roi et à la reine. — Une bonne journée de Henri IV.

Un vague soupçon dans l'esprit de Henri IV, de vagues préoccupations dans l'esprit de Sully, c'est à quoi se réduit toute l'accusation de crime d'État dirigée contre le plus utile serviteur du roi. Ce soupçon n'empêcha jamais Henri IV de consulter Sully sur ses affaires les plus intimes, par exemple sur celles de son ménage. Après que le divorce eut été prononcé entre lui et Marguerite de Valois, le roi se résolut à épouser Marie de Médicis, fille du grand-duc de Florence. Sully fut au nombre des commissaires qui rédigèrent le contrat. Le jour où il signa le contrat, il se rendit auprès du roi : D'où venez-vous, lui demanda celui-ci. — Nous venons de vous marier, sire. Sur quoi Henri resta quelques minutes silencieux, se grattant la tête, avant de dire : Eh bien, soit ! Il le faut bien, et puisque vous dites que, pour le bien de mon royaume et de mes peuples il faut être marié, il faut bien l'être. Mais j'appréhende fort cette condition ; je me souviens toujours des chagrins que m'a causés mon premier mariage, et je crains toujours de rencontrer une mauvaise tête qui me cause toutes sortes de disputes domestiques, que je redoute plus que toutes les disputes politiques ou militaires, si importantes qu'elles soient.

Henri IV ne fut pas trompé par ses pressentiments. La reine Marie de Médicis eut beaucoup à se plaindre de lui, mais il eut aussi à se plaindre d'elle. Il ne trouvait auprès d'elle, comme il disait, ni compagnie, ni consolation, mais une mine froide et dédaigneuse. Les brouilles commencèrent de bonne heure, et Sully fut tant de fois occupé à raccommoder les deux époux, que ce soin menaça de lui prendre autant de temps que l'administration des finances. Il remontre au roi comment il faut se conduire pour ne pas exciter la jalousie de la reine et pour lui éviter les déplaisirs. Il remontre à la reine que le roi est libre et gai en ses propos, qu'il lui plaît qu'on soit de même libre et gai, car il aime à rire, à être loué, flatté, caressé ; il ne faut donc pas lui faire la mine.

Il y avait de temps en temps de bonnes journées, et le roi en faisait profiter Sully. Un jour, tout allait bien dans le ménage royal ; le temps était beau ; le roi, qui se sentait gaillard, s'en alla de grand matin chasser des perdreaux qu'il voulait rapporter à son dîner ; car le perdreau ne lui semblait jamais si bon que quand il l'avait arraché lui-même des griffes de l'oiseau. Il revint au Louvre vers midi, et, entrant dans la grande salle avec le gibier en main, cria de loin à un de ses serviteurs qu'il apportait de quoi dîner, et il fit le partage des perdreaux. Il en réserva huit pour la reine, à qui il fit dire qu'il allait boire à sa santé, et huit pour lui, en disant qu'il y en avait trois bien gros, à peine pincés par l'oiseau, et qu'il les voulait pour sa table. Comme il donnait ces ordres, il vit venir deux autres serviteurs, dont l'un, Parfait, qui portait un grand bassin doré couvert d'une serviette, lui dit joyeusement, et avec cette familiarité qui était encore d'usage à la cour : Sire, embrassez-moi la cuisse ! car j'en ai une quantité et de fort bons !Voilà Parfait bien réjoui, répond le roi. Cela lui fera faire un doigt de lard sur les côtes. Je vois qu'il m'apporte de bons melons, et je suis bien aise, car je veux en manger aujourd'hui tout mon content. Passent ensuite trois autres personnes portant un paquet enveloppé : Est-ce quelque ragoût pour mon dîner ?Oui, sire, mais ce sont viandes creuses et qui ne sont bonnes qu'à regarder. — Oh ! alors, ce n'est pas ce qu'il me faut, car je meurs de faim ; mais qu'est-ce que vous portez donc si bien enveloppé ?Sire, ce sont des projets de patrons d'étoffes, de tapis et de tapisseries que veulent faire vos meilleurs manufacturiers. — Or bien, dit le roi, ce sera pour après dîner ; nous les montrerons à ma femme ! Puis il ajoute : Cela me fait penser à un homme avec qui je ne suis pas toujours d'accord, principalement quand il s'agit de ce qu'il appelle des babioles ou des bagatelles. Je suis bien aise qu'il soit présent avec ma femme lorsque vous nous montrerez toutes ces étoffes. Envoyez-le chercher tout de suite. On comprit ce que cela voulait dire et l'on alla chercher Sully.

Dès qu'il fut arrivé, le roi lui expliqua toutes les raisons qu'il avait d'être de bonne humeur : Il y a trois mois que je ne m'étais trouvé si léger et si dispos qu'aujourd'hui ; je suis monté à cheval sans aide et sans montoir ; j'ai eu un fort beau jour de chasse ; mes oiseaux ont bien volé ; mes lévriers ont bien couru ; j'ai fort bon appétit ; j'ai mangé d'excellents melons et l'on m'a servi une demi-douzaine de cailles les plus grasses et les meilleures que j'aie mangées... Puis il énumère en les entremêlant tous ses sujets de contentement : il sait que l'année sera fertile, ce qui enrichira son peuple ; il a de bonnes nouvelles de ses alliés d'Angleterre, d'Italie, de Suède, d'Allemagne ; aux Pays-Bas, les Espagnols et les Hollandais, également épuisés par la guerre, en viendront bientôt à une trêve dont il sera le médiateur. Et puis, dit-il en terminant, pour achever mon contentement, me voici à table avec des gens sages, qui m'aiment bien, me tiennent des discours utiles et agréables et empêchent qu'on ne me parle d'affaires en mangeant... Puis, se ressouvenant du passé, au milieu des joies du présent et de ces prospérités que ses convives avaient exaltées : Ah ! s'écria-t-il, s'ils avaient toujours été auprès de moi, s'ils avaient couru toutes mes fortunes, ils verraient bien que les mauvaises ont été mille fois plus fréquentes que les bonnes, que mes angoisses et mes ennuis ont  surpassé mes plaisirs et mes joies ! Et la conversation se mit sur ces angoisses et ces ennuis ; Sully fit, en forme de discours, un grand éloge du roi, que l'arrivée de la reine interrompit.

Le roi courut au-devant d'elle : Eh bien, ma mie, lui dit-il, ne vous ai-je pas envoyé de bons melons, de bons perdreaux et de belles cailles ? Si vous aviez aussi bon appétit que moi, vous aurez fait bonne chère, car je n'ai jamais tant mangé, et il y a longtemps que je n'ai été de si bonne humeur qu'aujourd'hui !Monsieur, répond la reine, nous nous sommes bien rencontrés aujourd'hui ; car je ne fus jamais plus gaie, et ne me portai jamais mieux, et ne dînai jamais de meilleur appétit, et pour que vous continuiez à être joyeux et content, je vous ai fait préparer un ballet et une comédie de mon invention. Le ballet représentera les félicités de l'âge d'or, et la comédie les passe-temps les plus récréatifs des quatre saisons de l'année. — Oh ! ma mie, repartit le roi, que je suis aise de vous voir ainsi de bonne humeur ! Je vous en prie, vivons toujours de même !

 

CHAPITRE XXIII. — L'ASSASSINAT DU ROI.

Le sacre de la reine. — L'assassinat du roi. — Sully se dirige vers le Louvre et rebrousse chemin.

Hélas ! le roi et la reine ne vécurent pas toujours de même, et les journées comme celle que l'on vient de raconter furent bien rares ! La mésintelligence allait croissant dans le ménage royal. L'entourage de la reine, en particulier un intrigant italien, Concini, et sa femme Léonore, déplaisaient au roi. Henri savait que la reine, conseillée par ces gens de bas étage, intriguait à l'étranger pour y chercher des alliances contraires à celles qu'il était en train de conclure : Marie de Médicis tenait pour l'Espagne, que Henri IV s'apprêtait à combattre avec toutes ses forces. Elle voulait marier ses enfants tout autrement que ne le voulait le roi. Celui-ci savait même qu'on faisait courir le bruit de sa mort prochaine, sur la foi d'une prophétie, et qu'on pressait la reine de se faire sacrer ; car elle ne l'avait pas été, et il fallait qu'elle le fût pour devenir, sans contestation, à la mort de son mari, régente du royaume.

Cette idée du sacre était insupportable au roi, parce qu'elle le faisait penser à sa mort. Et cependant la reine y tenait de plus en plus, parce qu'on lui avait dit aussi que le roi voulait obtenir un second divorce pour épouser une autre femme. Ses sollicitations devinrent plus pressantes, et lorsque approcha le moment où le roi devait se mettre à la tête de son armée pour la grande guerre depuis si longtemps projetée, Henri IV fut obligé de céder. Les tristes pressentiments qu'il avait eus dès la première demande devinrent plus forts que jamais. Hé, mon ami, dit-il un jour dans une visite à l'Arsenal, que ce sacre me déplaît ! Le cœur me dit qu'il m'arrivera quelque malheur ! Je mourrai en cette ville et n'en sortirai jamais ; ils me tueront, car je vois bien, ajoutait-il en pensant à ses ennemis d'Espagne et d'Autriche, qu'ils n'ont pas d'autre remède en leurs dangers que ma mort ! Ah ! maudit sacre ! Tu seras cause de ma mort ! Sully se moqua de cette crainte, mais le roi y revenait sans cesse. Alors Sully le pressa de partir dès le lendemain et de décommander la cérémonie. Que dira ma femme ? répondit le roi. Elle a ce sacre en tête. Et il ne partit pas.

Les cérémonies du sacre durèrent plusieurs jours. Elles devaient être terminées le dimanche 16 mai, et le roi avait décidé qu'il partirait le lendemain. Il voulait auparavant voir Sully, retenu à l'Arsenal, parce qu'il avait été repris des douleurs que lui causait de temps à autre la blessure reçue au siège de Chartres. Le vendredi 14 mai, le roi l'envoya chercher par un messager qui, le trouvant au bain, le pria de ne point sortir, lui promettant de dire au roi l'état où il l'avait trouvé. Une demi-heure après, le messager revint : le roi faisait défendre à Sully de sortir et lui annonçait sa visite pour le lendemain matin à cinq heures ; il lui ordonnait de l'attendre en robe de nuit et en pantoufles. C'était dans la matinée  du 14 que s'étaient passées ces deux entrevues.

Or l'après-midi, vers quatre heures, Sully entend pousser un grand cri. Il distingue ces paroles de madame de Sully au milieu des sanglots : Mon Dieu, tout est perdu ! La France est détruite ! Il sort précipitamment de sa chambre ; on lui crie : Ah ! monsieur ! le roi est extrêmement blessé d'un coup de couteau !Ô Dieu ! dit-il alors, ayez pitié de lui, de nous et de l'État, car tout est perdu, s'il est mort ! La France va tomber en d'étranges mains ! Il commande qu'on selle les chevaux et qu'on appelle tous ses gentilshommes. Suivi par une escorte qui va grossissant en route, il se dirige vers le Louvre. Un morne silence, interrompu seulement par les pleurs et les cris, règne dans les rues ; cette foule de gens qui lèvent les yeux au ciel, joignent les mains et se battent la poitrine, regarde passer le meilleur serviteur de Henri IV : Monsieur, lui dit-on de toutes parts, nous sommes tous perdus, si notre bon roi est mort ! Un homme à cheval passe près de lui, lui remet un billet où sont écrits ces mots : Monsieur, où allez-vous ? C'en est fait. Je l'ai vu mort ! Si vous rentrez au Louvre, vous n'en échapperez pas plus que lui ! Sully espérait encore que le roi n'était que blessé : de grosses larmes lui coulent des yeux. Il poursuit sa route, bien qu'il reçoive encore deux avis de rebrousser chemin. Arrivé près du Louvre, il rencontre M. de Vitry, qui vient l'embrasser, pleurant et criant : Ah ! monsieur, on nous a tué notre bon maître ! C'en est fait de la France ! Il faut mourir ! Il adjure Sully de ne point aller au Louvre, où il y a du danger. Sully revient sur ses pas, et après avoir envoyé vers la reine un gentilhomme pour lui demander ses ordres, il va passer le reste de la journée et la nuit dans son château de la Bastille, à l'abri de ses canons.

 

CHAPITRE XXIV. — DÉPART ET RETOUR.

Sully après la mort de Henri IV. — Pourquoi il fut inquiet au premier moment. — Sa visite à la reine et l'embrassade qu'il donne au jeune roi — Pourquoi Sully quitte une première fois la cour. —Comment il fit en vers ses adieux à la cour, et y revint quand la reine le rappela.

C'est au moment où il se rendait à l'Arsenal pour voir Sully que Henri IV fut frappé par le poignard d'un misérable fanatique du nom de Ravaillac. Pendant que le peuple s'abandonnait à la douleur, les hommes comme Sully pensaient au lendemain. Ils prévoyaient la guerre civile. La France était pacifiée depuis douze ans à peine, et les douze dernières années du règne de Henri n'avaient pas même été tranquilles. Les passions qui avaient bouleversé le pays pendant si longtemps n'étaient pas éteintes. Le fils de Henri IV n'avait pas neuf ans. Sa mère, Marie de Médicis, était une étrangère, dont le nom rappelait celui de cette Catherine de Médicis qui avait conseillé à Charles IX le crime de la Saint-Barthélemy. Elle était dévouée aux intérêts des Espagnols. Les protestants comme Sully avaient toute raison de craindre pour leur sécurité. Il ne manquait pas de gens à la cour capables de troubler le royaume par ambition et sous prétexte de religion, comme avaient fait les Guise. C'est pourquoi, dans le premier moment de la stupéfaction et de la douleur, Sully s'écria : La France va tomber en d'étranges mains ! c'est pourquoi de braves gens répétaient dans les rues : Nous sommes perdus, si notre bon roi est mort !

Au premier moment, Sully avait craint certainement d'être assassiné. Deux fois la reine l'envoya chercher à la Bastille : il n'obéit pas. Mais la nuit porta conseil. Sully ne pouvait rester dans cette forteresse sans avoir l'air d'un rebelle. Le 15 au matin il se rendit au Louvre, accompagné seulement de quelques personnes. Les soldats, les serviteurs, tous ceux qui avaient vu le roi de si près et qui l'avaient aimé lui rendirent les plus grands honneurs, tout en gémissant et en pleurant, et ces braves gens le suppliaient de servir le jeune roi, de ne pas l'abandonner, comme s'il eût dépendu d'eux que Sully demeurât auprès du fils ce qu'il avait été auprès du père, c'est-à-dire le principal ministre.

La reine le reçut bien. Elle envoya chercher le jeune roi Louis XIII. Sully embrassa l'enfant si étroitement, qu'on ne pouvait l'arracher de ses bras. Mon fils, dit la reine à l'enfant, c'est M. de Sully. Il faut que vous l'aimiez bien, car c'est un des meilleurs serviteurs du roi votre père, et je le prie de continuer à vous servir de même.

Peut-être la reine était-elle sincère quand elle parlait ainsi ; mais cette princesse, dont l'esprit était médiocre et le caractère faible, était sous la domination des ennemis de Sully. Autour d'elle s'empres,. saient ceux que le feu roi avaient tenus à l'écart des affaires : Concini et sa femme étaient devenus de grands personnages. Sully avait vu au Louvre, dès ce premier jour, des visages gais ; les jours suivants, pendant que les grands appartements, où reposait le corps du roi, étaient tendus de deuil et remplis du chant des prières et des psaumes, il entendit des éclats de rire dans les petits appartements où se tenait la cour. Là se réunissaient des conseils où Sully n'était pas appelé. On s'y préparait à changer toute la politique de Henri IV ; on y parlait aussi, pour s'y faire bienvenir, de diminuer les impôts et de soulager le peuple.

Nous connaissons assez Sully pour savoir qu'il aurait volontiers gardé toutes ses charges et tous ses honneurs. Il aimait le pouvoir, et il y fût resté si cela lui avait été possible. Il alla même jusqu'à faire des avances à Concini, mais celui-ci les repoussa : il se sentait le maître. « Si je suis bien sage, dit Sully à ses secrétaires, je me déferai doucement de toutes mes charges et j'en retirerai le plus d'argent que je pourrai. e Déjà il prenait toutes ses précautions pour le cas où les huguenots seraient menacés. Au sortir d'un conseil où la reine l'avait appelé et où il avait été seul de son avis, il dit à madame de Sully : Ma mie, nous allons tomber sous la domination de l'Espagne : que les bons Français pensent à eux, surtout les huguenots ; car ils ne demeureront pas longtemps en repos ! Et pourtant il demeurait à la cour, tantôt faisant des efforts pour garder ses places, tantôt fâchant la reine par les efforts honnêtes qu'il faisait pour empêcher le gaspillage des finances. Son ambition le retenait, mais son honnêteté empêchait qu'il fit les concessions nécessaires pour rester.

Une première fois, pendant le sacre du jeune roi, il quitta la cour. Retiré dans une de ses terres, lui, l'homme d'État, l'homme d'épée, il se mit à écrire deux petits poèmes : l'un, où il compare Henri IV à César, l'autre où il fait ses adieux à la cour. Le second est meilleur que le premier ; mais ni l'un ni l'autre ne valent guère : Sully n'était pas né poète.

Adieu maisons, châteaux, armes, canons du roi ;

Adieu conseils, trésors déposés à ma foi ;

Adieu munitions, adieu grands équipages ;

Adieu tant de rachats, adieu tant de ménages ;

Adieu faveurs, grandeurs, adieu le temps qui court ;

Adieu les amitiés et les amis de cour.

C'est ainsi que commence le poème des adieux. Plus loin on trouve de beaux sentiments exprimés dans des vers presque bien faits :

Permettez que chez moi, en toute liberté,

Je regrette mon roi, non assez regretté...

A la fin, Sully après avoir dit que son seul souhait est de voir le jeune roi imiter les vertus de son père, ajoute :

Suppliant ce grand Dieu qu'encore un jour le roi,

La France, ni l'État n'ayent besoin de moi...

Quand on fait de pareils souhaits, on avoue qu'au premier appel on oubliera ses adieux, pour reprendre le commandement des châteaux, le soin des canons, la garde des trésors et sa place dans le conseil. Il ne se passa pas beaucoup de temps en effet sans que Sully revînt à la cour. De Reims, la reine lui envoya l'ordre de se trouver en même temps qu'elle à Paris, où elle se rendait. Il y avait de grosses querelles à la cour ; tout le monde prétendait y obtenir des faveurs extraordinaires. Les anciens conseillers de Henri IV, demeurés dans la faveur de la reine, et qui n'avaient point été fâchés de l'éloignement de Sully, commencèrent à le regretter, quand ils virent que l'État allait être mis au pillage. Concini lui-même, en butte aux attaques de quelques gentilshommes qui prétendaient avoir le premier rang, se  serait volontiers entendu avec lui. Il approuva donc que la reine écrivît cette lettre à Sully :

Mon cousin, le roi monsieur mon fils ayant heureusement achevé son voyage et son sacre à Reims, nous reprendrons dans peu de jours le voyage de Paris. Comme sur la fin de cette année et au commencement de l'autre, il se présentera plusieurs affaires qui pourront requérir votre présence, je vous en prie de vous en revenir au plus tôt, faisant en sorte que vous arriviez à Paris au même temps que nous y serons. Certaine que vous n'y manquerez pas, je prierai Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde.

Votre bonne cousine,

MARIE.

Écrit à Reims, ce 6 octobre 1610.

Sully répondit qu'il désirait de tout cœur obéir aux commandements de la reine, mais qu'il avait été grièvement malade, qu'il était encore très faible : il savait «ailleurs n'être pas agréable à certaines gens ; il demandait donc la permission d'attendre qu'il eût repris ses forces. Dès qu'il irait mieux, disait-il, il se rendrait à la cour ; mais seulement pour donner à la reine des éclaircissements sur la manière dont il avait géré les affaires, car il était résolu de ne pas en reprendre la charge. Mais la reine n'admit pas ces excuses. Elle envoya vers Sully le marquis de Rosny son fils, le duc de Rohan son gendre, enfin madame de Sully elle-même. Fils, gendre, femme étaient chargés de belles paroles, de grandes assurances et de grandes promesses. Sully se laissa tenter encore une fois et partit pour Paris.

 

CHAPITRE XXV. — DANS LA RETRAITE.

Sully, bien reçu par la reine, reçoit mal Concini. — Comment il se démet de ses charges et retourne à sa maison, où il reste, malgré l'envie qu'il avait de revoir la cour. — Combien dure la retraite de Sully. — Ce qui se passe en France pendant ce temps-là — Sully chez Louis XIII. — La vie solennelle qu'il mène dans son château. — Pourquoi et comment il fait écrire ses mémoires.

La reine fit très bon visage à Sully et lui témoigna un grand contentement de sa venue ; elle lui parla de toutes sortes d'affaires, comme si elle avait voulu vraiment le garder pour principal ministre. Elle l'aurait fait peut-être, si Sully avait pu s'entendre avec Concini. L'orgueilleux favori attendit trois jours une visite qui ne lui fut point faite. Alors il alla voir Sully à l'Arsenal. Il eut soin de lui faire comprendre qu'il ne venait pas pour le saluer, et qu'il voulait seulement lui parler d'affaires. L'entrevue fut très froide. Concini ayant conseillé à Sully d'obéir aux commandements de la reine sans faire aucune difficulté, Sully répondit qu'il obéirait tout de suite aux commandements utiles pour le service du roi, le bien de l'État, le soulagement du peuple, et qui seraient approuvés par son honneur et par sa conscience. Le lendemain, il trouva la reine plus froide à son égard ; pourtant elle lui parla encore des demandes extravagantes qui étaient faites ; elle lui dit qu'elle les renverrait au conseil, le priant de faire écarter toutes celles qui seraient préjudiciables au service de l'État et du roi, et elle lui promit de l'appuyer de son autorité comme avait fait le feu roi. En prononçant ces paroles, Marie de Médicis retira son gant pour toucher la main de Sully. Celui-ci se reprit à espérer qu'il pourrait encore conduire les affaires. Mais il vit bientôt que la reine accordait, sur la sollicitation de Concini, tout ce que Sully faisait refuser dans le conseil. Il se résolut alors à prendre congé pour tout de bon. Avant de revenir à Paris, il s'était dit que, s'il ne pouvait rester à la cour, il aviserait du moins à se défaire de ses charges le mieux possible et à en tirer une grosse somme d'argent qu'il placerait au dehors, partie en Suisse, partie à Venise, partie en Hollande.

Il annonce d'abord à la reine sa résolution de se démettre de sa charge de surintendant des finances ; la reine lui exprime son regret de cette résolution, puis, sur son insistance, accepte sa démission. Il se démet ensuite du commandement de la Bastille. Le roi, en récompense de ses bons services, lui fait don d'une somme de trois cent mille livres. Sully se rend alors au château de Sully. Il est à peine parti que les calomnies commencent à pleuvoir sur lui. On va jusqu'à l'accuser d'avoir dilapidé les finances. Comme ses successeurs tardent à s'acquitter envers lui des sommes qui lui avaient été promises, il écrit à la reine pour lui proposer de se justifier des calomnies, mais aussi pour lui demander que le paiement ne soit pas plus longtemps différé. La reine répond qu'on ne la fera jamais douter de sa fidélité, et que son intention est de le faire jouir de toutes les grâces qui lui ont été accordées. Cependant le retard du paiement se prolonge. Sully écrit une nouvelle lettre plus longue que la première. Il y fait de grands compliments à la reine sur l'excellence de son esprit, sur son bon naturel et sur son inclination à toutes les vertus. Il lui rappelle les efforts qu'il a faits pour la bien servir, même avant son mariage, au point, dit-il, que le défunt roi son maitre, de très grande et heureuse mémoire, l'accusait d'aimer mieux la reine que lui-même. Puis il se plaint qu'on n'ait pas encore exécuté les promesses qu'on lui a faites. Il parle des grands services qu'il a rendus ; il demande qu'on s'acquitte envers lui des sommes qu'on lui a promises et qu'on le laisse tranquille possesseur des charges qu'il a gardées. Il parait d'ailleurs content de son sort ; car il dit dans un passage de sa lettre : Grâce à Dieu, je ne fus jamais si heureux que je le suis maintenant ; mais il rappelle ailleurs qu'il est revenu à la cour sur le désir exprimé par la reine, et qu'il est encore tout disposé à y revenir : Sur la moindre de vos paroles, je me rendrai en tel lieu qu'il plaira à Votre Majesté. Il n'était donc pas encore résigné. La reine lui répondit encore une lettre bienveillante ; mais elle ne le rappela point auprès d'elle. Sully, malgré lui, demeura dans la retraite. Du reste il n'y fut pas inoccupé, car, après s'être défait de ses charges de capitaine des chevau-légers de la reine et de grand voyer, il garda celles de surintendant de l'artillerie et de gouverneur du Poitou.

Il survécut plus de trente ans à son maître ! Sa vie nous est moins connue depuis -le jour où il quitta la cour. Il vit de loin les intrigues grossir et devenir des révoltes ; des princes du sang recommencer la guerre civile, où se jetèrent bientôt les protestants. Parmi les chefs de ceux-ci étaient son gendre Rohan et son fils le marquis de Sully. Il est bien difficile de croire qu'il n'eût point de sympathies pour des hommes qui lui tenaient de si près et qui étaient demeurés fidèles à cette cause des huguenots qu'il n'avait point cessé d'aimer. La fortune de ceux qui l'avaient supplanté fut courte. En l'année 1616, Concini, devenu le premier personnage de l'État, fut assassiné du consentement de Louis XIII, et la disgrâce de Marie de Médicis commença. Le caprice de Louis XIII éleva aux plus hautes dignités, un jeune homme du nom de Luynes. Comme les embarras de l'État allaient croissant, Sully fut plusieurs fois mandé à la cour, qu'il trouva bien changée. Partout de nouveaux visages, d'autres mœurs, d'autres modes. Sully, vêtu simplement et sévèrement comme au temps de Henri IV, semblait, au milieu de cette frivole jeunesse de cour, un portrait d'ancêtre détaché d'un cadre et marchant. La première fois qu'ils le virent, les courtisans ne purent se retenir de rire, même en présence du roi : Sire, dit Sully à Louis XIII, quand le feu roi votre père, de glorieuse mémoire, me faisait l'honneur de m'appeler auprès de sa personne pour s'entretenir avec moi de grandes et importantes affaires, il faisait d'abord sortir les bouffons. On ne voit point d'ailleurs que les conseils de Sully aient été suivis. Luynes eut à combattre une révolte de protestants comme son prédécesseur Concini, et Sully fut soupçonné d'y avoir été mêlé.

Enfin, après quatorze ans de troubles, d'incertitudes et de mauvaise politique, Louis XIII fait de Richelieu son principal ministre. Alors la France est de nouveau gouvernée ; elle reprend la lutte contre la maison d'Espagne, et Sully voit s'accomplir quelques-uns des grands projets qu'il avait si souvent discutés avec son maitre. En l'année 1634, au moment où la guerre allait devenir générale en Europe, Sully fut fait maréchal de France. Il avait alors soixante-treize ans, et n'était plus d'âge à reparaître sur les champs de bataille.

Sa vie se passait dans ses domaines : il résidait la plus grande partie de l'année à Villebon ; au printemps et à l'automne, il allait à Rosny et à Sully. Il vivait en grand seigneur, bien qu'il fût très économe, et sa maison, qu'il administrait bien, semblait celle d'un prince. La duchesse de Sully avait des dames et des demoiselles d'honneur ; le duc, des gentilshommes, des écuyers et des pages, et une garde composée de Français et de Suisses. Il dînait solennellement, dans une grande salle ornée de tableaux représentant les scènes principales de la vie de Henri IV ; car il aimait à s'entourer des souvenirs du grand règne, et il garda fidèlement la mémoire de son prince. Il portait sur sa poitrine une médaille où était gravée la figure de Henri IV ; souvent il la prenait, la contemplait et la baisait. A sa table il y avait deux fauteuils, pour lui et pour la duchesse ; les plus âgés parmi les convives étaient assis sur un tabouret, les plus jeunes à une autre table. Ceux-ci réclamaient quelquefois et demandaient à être reçus à la grande table : Vous êtes trop jeunes, répondait Sully ; vous m'ennuieriez et je vous ennuierais. En se levant de table il passait par la salle des Illustres, qu'on nommait ainsi à cause des portraits des grands personnages du siècle, qui en couvraient les murs. Puis il se promenait comme il dînait, solennellement. Le son d'une grosse cloche avertissait qu'il allait sortir. Les gens de la maison se rangeaient sur l'escalier pour lui faire honneur : deux Suisses armés de la hallebarde prenaient la tête du cortège ; venaient ensuite les écuyers, les gentilshommes ; puis le duc avec quelques parents et amis ; derrière, les officiers de ses gardes et les gardes suisses. Quatre Suisses formaient l'arrière-garde. Le soir, on soupait comme on avait dîné, comme on s'était promené, solennellement, et Sully donnait de très bonne heure le signal du coucher.

C'est ainsi qu'il gardait jusque dans la retraite l'image de la grandeur qu'il avait tant aimée. Il gardait aussi l'image d'une vie active. Il se levait de bonne heure, comme au temps où son roi venait le surprendre à l'Arsenal, courbé sur ses papiers depuis trois heures du matin. Il avait encore pour s'occuper les devoirs de ses charges, le gouvernement de sa maison, de ses vassaux, de ses domaines ; puis il faisait écrire ses mémoires par ses secrétaires. C'était aussi le moyen de préparer sa gloire dans l'avenir. Sully n'était pas homme à négliger la postérité.

Il avait gardé, lorsqu'il prit sa retraite, un grand nombre de papiers à l'aide desquels il pouvait écrire son histoire et celle de son temps, et un journal où il avait écrit depuis son enfance les actes importants de sa vie ; tous les conseils qu'il avait donnés sur les grandes affaires dont il avait été chargé, enfin des pièces officielles, parmi lesquelles trois mille lettres du roi. Il pouvait donc composer ses mémoires comme faisaient beaucoup d'hommes célèbres de ce temps et raconter lui-même sa vie ; mais Sully aimait à ne pas faire comme les autres. Il remit entre les mains de ses secrétaires cet amas de papiers, parmi lesquels beaucoup étaient embrouillés et raturés ; il leur ordonna d'en tirer un récit abrégé de sa vie, et de le lui adresser à lui-même, comme s'ils lui parlaient.

Les secrétaires se mirent à l'œuvre ; ils tâchèrent d'abréger, sans y réussir, il est vrai, car leur livre est bien long ; et ils racontèrent à Sully toute l'histoire de Sully. Ils travaillaient sous les yeux du maître, et, quand une assez grande période était achevée, ils la lui lisaient. Il se passait alors au château de Villebon une scène singulière. Sully, assis dans son fauteuil ducal, s'entendait rappeler par le lecteur, qui lui parlait à la seconde personne, les choses qu'il savait mieux que personne. On lui disait, par exemple : Monseigneur, nous rappellerons à Votre Grandeur que Monsieur votre père avait quatre enfants. Et les mémoires continuent sur ce ton : Vous avez fait ceci, vous avez fait cela... Ils sont difficiles à lire ; les phrases tiennent souvent des pages entières et de longues pages ; elles sont embarrassées d'un grand nombre de mots qui disent la même chose et enchevêtrées de parenthèses ; on y trouve des qui et des que qui renvoient le lecteur à droite, à gauche, en arrière. Quand on arrive au bout, on a oublié le commencement. Les secrétaires de Sully donnent aux détails la même importance qu'aux grands faits, et leur livre serait monotone, si l'on n'y trouvait parfois quelque récit de bataille énergiquement fait, quelque joyeuse saillie' de Henri IV et des anecdotes placées là pour faire rire Sully. D'autres auraient donné au livre le simple titre de Mémoires ; Sully a préféré celui-ci, plus ample et plus solennel : Mémoires des sages et royales économies d'État, domestiques, politiques et militaires, de Henri le Grand, et des servitudes utiles, obéissances et administrations royales de Maximilien de Béthune.

Le livre, malgré tous ces défauts, est le document le plus précieux que nous possédions sur le grand règne de Henri IV. Il n'est pas bon de croire sur parole un homme qui parle de lui-même. Aussi les historiens ont-ils étudié de très près les mémoires de Sully, pour voir s'il a toujours dit la vérité sur lui-même et sur les autres. Ils ont trouvé des erreurs de dates et de chiffres, et, dans les lettres de Henri IV, quelques changements et quelques additions. Ce n'est pas assez pour que nous soyons en droit de mettre en doute la véracité des mémoires ; aussi nous en sommes-nous abondamment servi pour écrire ce petit livre. Il est vrai que Sully s'y fait la part très belle. En même temps que la gloire de son roi, il y célèbre la sienne. Henri IV a eu d'autres serviteurs que Sully et qui lui ont été très utiles : des uns, Sully ne parle pas ; il parle mal des autres. Lorsque Henri demandait les avis de ses conseillers pour quelque grande résolution à prendre, plusieurs, sans aucun doute, se sont rencontrés avec Sully dans une même opinion, que le roi a suivie : Sully ne parle que de sa propre opinion, l'expose tout entière et semble ainsi avoir eu raison tout seul. Il y a donc quelques précautions à prendre en lisant ses mémoires ; mais la vérité n'y a pas été altérée, pour une raison toute simple. Toute l'histoire de Sully nous a montré qu'il était très satisfait de lui-même ; ses secrétaires le savaient : c'est pourquoi ils ont montré ses défauts aussi bien que ses qualités. Un peintre n'a pas besoin de flatter le portrait d'un homme qui se trouve bien tel que Dieu l'a fait.

De toutes les occupations de Sully celle que lui donnaient ses mémoires était certainement la plus agréable, pendant cette retraite de trente ans où s'acheva une existence qui avait été si active. Les hommes qui ont pendant longtemps commandé aux autres emportent avec eux, en descendant du faîte des honneurs, des regrets et des souvenirs. Les souvenirs adoucissent les regrets. Sully se consolait de son oisiveté présente par le souvenir de ses grandes actions et de ses grands services, qui l'accompagna jusqu'à son dernier jour. Il mourut au château de Villebon, au cours de l'année 1641.

 

CHAPITRE XXVI. — JUGEMENT SUR SULLY.

Le jugement de l'histoire sur Sully. — Comment il était à la fois avide de gloire et d'argent et homme d'honneur.— Sully soldat. — Énergie au travail ; netteté dans l'esprit ; en quoi son esprit était limité, arriéré. — Comment il aimait le peuple et le défendait contre la cour, mais aussi comment il était fier d'être noble, et la grande ambition qu'il avait pour la noblesse ; pourquoi Sully aurait-il voulu que le roi convoquât les états généraux ? — Sully est un homme du passé : en quoi il a tort et en quoi il a raison. — L'éloge qu'il a fait de lui, et qu'il a mérité.

Quand on a raconté consciencieusement la vie d'un homme, on a le devoir de le juger : devoir difficile, quand il s'agit de Sully, car son caractère semble d'abord plein de contradictions.

Sully aimait les honneurs et il aimait l'argent : il ne faisait rien pour rien. Rarement il attendait la récompense : il la demandait, et, quand elle arrivait, ne la trouvait pas suffisante. C'est sa propre fortune qu'il cherchait auprès du roi, et la prédiction de son diable de précepteur a certainement soutenu sa fidélité dans les moments difficiles ; il a montré qu'il n'était pas homme à sacrifier son intérêt à celui de son maitre, par exemple le jour où il a quitté Henri de Navarre pour aller chercher une succession aux Pays-Bas ; mais combien plus souvent Henri IV ne l'a-t-il pas trouvé prêt à courir tous les périls et patient à supporter toutes les fatigues ? Combien de fois aussi ne l'a-t-il pas vu résister à ses volontés, lorsqu'elles n'étaient pas justes ? Ceci est à louer surtout en Sully, qu'il ne fut pas un ambitieux sans scrupules ni remords. Il ne servait pas le roi sans condition ; il ne l'eût point servi aux dépens de son honneur. Il n'était pas seulement le serviteur de la personne du prince, il était le serviteur de l'État. Lorsque Henri IV eut quelques caprices qui menaçaient de nuire à l'intérêt public, Sully ne craignit pas de lui résister, de lui déplaire, de lui désobéir. Un homme qui n'eût aimé que les honneurs et l'argent n'aurait-il pas craint de lasser à la fin par ses résistances le distributeur souverain de l'argent et des honneurs ?

Après la mort de Henri IV il semble que Sully n'aurait pas dû offrir ses services à la cour, qui n'en voulait plus. Sully les offrit dix fois ; mais si avide qu'il fût de garder son pouvoir et ses dignités, il n'alla point jusqu'à se courber devant un Concini. Il n'est point le personnage tout d'une pièce que l'on représente quelquefois : il sait se mouvoir, et très agilement, dans les circonstances difficiles ; mais ce gentilhomme n'a pas l'échine si souple qu'il la plie devant un homme de rien. Une fois sa démission acceptée, il aurait dû se retirer tête haute, sans quêter une dernière récompense ; mais cela excédait sa nature. Il fit à son honneur le sacrifice de quitter la cour ; puis il satisfit son amour de la richesse en demandant de l'argent.

J'aime en lui qu'il ait été un vaillant soldat. Heureux, grands et forts sont les pays où tout homme, de quelque naissance qu'il soit, à quelque vie qu'il se destine, a passé dans les rangs de l'armée, vécu sous la tente, manié l'épée, le mousquet et le canon. Sans doute il y a un courage civil, et il y aura encore de vaillants hommes quand il n'y aura plus de guerres ; mais le vrai courage est celui du soldat : le danger est certain, la mort en face et toute voisine ; celui qui va tranquillement ou fièrement vers elle, d'un pas mesuré ou par élans et par bonds, est le vrai héros. J'aime que Sully ait été dans sa jeunesse, au milieu des champs de bataille, étourdi comme un hanneton. J'aime aussi que, dans l'âge mûr, déjà comblé de richesses et de dignités, il se soit si fort approché des murs de Charbonnières. S'il a su commander mieux que ces hommes de robe longue dont il aime trop à se moquer, c'est sans doute parce qu'il était un homme de guerre. Quand il avait déposé l'épée pour reprendre la plume, écrire ses comptes et ses avis au roi, le soldat était encore en lui.

L'énergie et la constance dans le travail, deux rares vertus, ont été des vertus de Sully. Quand il se levait à trois heures du matin, il aimait qu'on le sût, et, pour cela, le disait très haut : il avait de ces petites faiblesses ; mais l'important est qu'il se soit levé pour travailler au bien de l'État, si longtemps avant l'aube. Ce sont des faiblesses encore que son humeur querelleuse, sa promptitude à l'injure, ses jalousies ; mais elles valent mieux mille fois que l'humeur complaisante de ses prédécesseurs, qui, pour ménager leur crédit, laissaient se perdre l'argent du roi. Le soin qu'il prenait de se bien faire payer de ses services est une vertu auprès de cette malhonnêteté de ses devanciers qui ne rendaient point de services et se payaient si chèrement de leurs propres mains.

La netteté, la régularité, voilà les qualités principales de son esprit. Dans les affaires les plus embrouillées il voulait voir et voyait clair. Il était ingénieux à trouver toutes sortes de moyens pour pénétrer les mauvais desseins de ses collègues ou de ses subordonnés et pour procurer de l'argent au roi par les moyens alors en usage. Son esprit était fertile en ruses dans les œuvres de paix comme dans les œuvres de guerre. Il était un diplomate retors ; sa bonhomie apparente, son air de franchise et de rudesse l'aidaient à tromper le monde.

Cet esprit ferme et souple n'était pas très étendu. Sully n'a pas été un homme de génie : il n'a rien innové, rien inventé. Il a aidé son roi à remettre en état la royauté française, mais il ne l'a point secondé dans les nouveautés, et même il a fait tout le possible pour le gêner et le retenir. Il est un homme du passé, qui boude contre le présent. Il n'aime pas l'industrie, il maudit le luxe et veut l'interdire ; le commerce lointain et les établissements coloniaux lui déplaisent et lui font peur. Il parle toujours de la simplicité ancienne, des mœurs des ancêtres : c'est la preuve qu'il aurait voulu retourner en arrière ; mais on ne retourne pas en arrière : il faut se résigner à être de son temps. Sully ne s'y résignait pas.

Il aimait le peuple, il le défendait contre les pilleries des financiers, contre l'avidité des courtisans. Un jour on lui représentait qu'il fallait bien laisser au roi de l'argent pour ses plaisirs et pour en gratifier ses cousins, courtisans, amis et cætera. Cela serait bon, répondit-il, si le roi prenait l'argent dans sa bourse ; mais il faut le prendre sur les marchands, artisans, laboureurs et pasteurs ; ce sont ces pauvres gens qui nourrissent le roi et nous tous ; ils se contentent bien d'un seul maître, sans avoir tant de parents, de cousins et d'amis à entretenir. Cette sollicitude pour le peuple ne doit pas faire croire que Sully fût un ennemi de la noblesse. Il était trop fier de sa naissance et de ses titres pour ne pas estimer la naissance et les titres des autres. Au contraire, il détestait la bourgeoisie et la méprisait. Sa colère contre les gens d'écritoire et de robe longue et contre les financiers vient de son orgueil de grand seigneur. Il lui déplaît à lui, le descendant des Béthune, de siéger à la même table qu'un homme de robe longue, bourgeois et fils de bourgeois. Il ne peut souffrir qu'un financier soit mieux logé et mieux vêtu que tant de vaillants gentilshommes qui sont pauvres. aurait voulu que les hauts emplois dans l'État appartinssent aux nobles ; il était inquiet de voir la noblesse, écartée des affaires, s'affaiblir et se déshonorer dans l'oisiveté de la cour. Il pensait que les nobles les plus qualifiés pouvaient bien comme lui se mettre aux affaires de finances. Il écrit un jour au roi qu'il ne cesse d'exhorter les princes, ducs, pairs, officiers de la couronne et autres seigneurs de grande extraction à quitter les fainéantises de cour pour s'appliquer aux choses vertueuses et mériter, par des occupations sérieuses et l'intelligence des affaires, d'être honorablement employés. Il les engageait à venir au conseil, où il aimait mieux les voir qu'un tas de maîtres des requêtes et de bonnets cornus toujours prêts à chicaner.

Servir le roi dans les conseils et sur les champs de bataille, tel était aux yeux de Sully le devoir, le droit de la noblesse. Il ne faut pas croire pourtant qu'il reconnût au roi le droit de commander despotiquement à sa noblesse et à son peuple. Il était un fidèle serviteur de la royauté ; cette fidélité lui semblait le premier devoir de tous, nobles ou non ; mais il avait l'âme trop fière pour s'accommoder de la servitude. Pourtant il n'eût pas voulu réduire le roi à n'être plus, comme les rois constitutionnels d'aujourd'hui, que le premier citoyen et le premier magistrat de l'Et at. Il aurait fallu pour cela qu'il devançât son temps et devinât l'avenir, qui ne se devine pas. — Il se contentait de se souvenir du temps où les rois, quand il s'agissait d'imposer de nouveaux sacrifices à leurs sujets, assemblaient les députés des trois ordres, clergé, noblesse et tiers état, pour requérir leur consentement. Il a plusieurs fois rappelé à Henri IV ce souvenir. Il n'est pas bon, lui disait-il, que les rois fassent de leur propre autorité des levées d'argent sur leurs sujets ; car leurs désirs deviennent plus déréglés ; ils dépensent sans compter, se ruinent et ruinent leurs peuples. Prenant pour exemple le roi François Ier, il disait : François Ier augmenta les tailles ; mais, ce qui est bien pis, il donna l'exemple à ses successeurs de ne plus requérir le consentement des peuples et d'ordonner les levées de tailles en vertu de leur pleine puissance et autorité, sans alléguer d'autre raison que celle-ci : Car tel est notre bon plaisir !

Ces paroles remarquables achèvent de nous faire connaître les idées de Sully sur le gouvernement de la France. Sully veut que le roi gouverne et commande ; que les plus élevés parmi la noblesse l'entourent et l'aident dans le gouvernement ; que les autres le servent dans l'armée et les grandes fonctions. Il ne faut point s'étonner qu'il parle peu du clergé, puisqu'il est protestant. Quant à la bourgeoisie, il fallait bien qu'il lui reconnût le droit d'occuper les offices de justice ; elle était en possession depuis longtemps, et il était impossible de l'en chasser. Mais il aurait mieux aimé qu'elle se contentât des offices de finances et qu'elle vécût de commerce, de labour et d'industrie, non de cette industrie nouvelle où l'on employait trop de soie et d'or ; mais de l'ancienne industrie, plus modeste, du temps des ancêtres. Quant au paysan, son lot était de vivre sur sa terre ou sur la terre de son seigneur, protégé par lui, commandé par lui. Sully aurait voulu que chacun fût retenu ainsi dans le rang où sa naissance l'avait mis. Pour empêcher que le paysan ou le bourgeois ne s'élevât au-dessus de sa condition en achetant beaucoup de terres, il fit revivre un vieux droit oublié en vertu duquel la couronne prélevait tous les vingt ans une année de revenu sur toute terre noble achetée par un roturier. C'était assez pour empêcher qu'il ne se formât de grands domaines bourgeois. Sully n'admettait pas qu'il y en eût d'autres que ceux des nobles, et il voulait garder à la noblesse sa richesse, afin qu'elle vécut honorée et fière derrière les fossés et ponts-levis, dans ces châteaux dont les donjons et les tourelles dominaient les bois et les champs de blé.

Cela fait, et chacun se tenant à son rang, Sully reconnaissait que la France ne se composait pas seulement du roi et des nobles ; il donnait au tiers état sa place dans le royaume et dans les grandes assemblées où le roi appelait à délibérer les représentants de tout son peuple.

Sully était donc dans cette cour de Henri IV un homme des temps passés. Est-ce un éloge ? est-ce un blâme ? C'est l'un et l'autre. Sully avait tort de ne point aimer les grandes entreprises commerciales et industrielles. Depuis que l'Amérique avait été découverte, le commerce s'était étendu ; la richesse du monde s'était accrue : il fallait bien que cette richesse fût employée à des entreprises nouvelles, et en particulier à l'industrie. Les règlements qu'imagine Sully pour proscrire le luxe sont puérils. Il n'y a pas de gouvernement qui puisse empêcher ses sujets de s'habiller comme ils l'entendent. Sully était aveuglé par un préjugé lorsqu'il prétendait empêcher les bourgeois de s'élever au-dessus de leur condition et d'aspirer aux grandes charges de l'État : à ce compte plus d'un grand ministre sorti de la bourgeoisie fût demeuré inconnu, et l'État, en se privant de ses services, se fût affaibli. Voilà qui est blâmable ; mais voici qui est à louer. De grands malheurs auraient été conjurés si les rois et la noblesse de France avaient suivi les conseils de Sully, si les rois avaient employé les nobles au gouvernement et si les nobles s'y étaient appliqués. Le peuple de France aurait respecté une noblesse servant dans les conseils comme dans les camps, remplissant les ambassades, les charges, les gouvernements de province, et, lorsqu'elle n'était point ainsi occupée, résidant sur ses terres pour les exploiter, gouverner ses vassaux, représenter et défendre leurs intérêts.

Si les rois avaient convoqué les états généraux plus souvent, les trois ordres de la nation seraient peut-être arrivés un jour à s'entendre entre eux pour respecter le pouvoir royal, mais aussi pour l'empêcher de se compromettre par des excès. La noblesse et le clergé auraient voulu garder sans doute la prééminence dont ils étaient si fiers ; mais le tiers état, si nombreux, instruit, habitué à l'ordre, à l'économie et à la pratique des affaires, serait probablement, comme en Angleterre, arrivé à être le principal représentant de la nation. Tout ce progrès se serait fait lentement, mais, tranquillement, sans secousse ni révolution ! Mais les rois continuèrent à ne pas se servir des nobles pour leurs grandes affaires, parce qu'ils se défiaient d'eux ; les nobles continuèrent à perdre leur temps en cajoleries et baguenauderies de cour ; ils désertèrent de plus en plus leurs domaines pour se faire courtisans. Les rois devinrent de plus en plus absolus ; ce que Sully avait prévu arriva. Guidés par leur seul bon plaisir, ne rencontrant point d'obstacles, ils finirent par mettre les finances en tel état, que le royaume souffrit profondément et imputa ses souffrances à ce roi qui l'accablait d'impôts, et à cette noblesse de cour inutile au pays et vivant à ses dépens. Alors le désaccord se mit entre les ordres de la nation, puis entre la nation et le roi. Il y eut la révolution française. Sully n'était donc pas si aveugle quand il voulait assigner à chacun son rang, mais aussi sa fonction dans l'État.

Après qu'on a ainsi mesuré l'esprit de Sully, jugé son caractère, mis ses défauts en regard de ses qualités ; après avoir dit qu'il était avide, mais homme d'honneur ; exigeant, mais laborieux ; querelleur, mais serviteur fidèle ; entêté de quelques préjugés, mais ferme dans des idées justes ; incapable de comprendre certaines choses, mais faisant à merveille celles qu'il comprenait bien ; point créateur, ni novateur, mais le plus habile homme pour réparer des ruines, il faut toujours se souvenir des services qu'il a rendus. Sully n'avait garde de les laisser tomber en oubli ; il les a bien souvent rappelés, quelquefois avec trop d'orgueil ; mais un jour il en a dit très exactement ce qu'il convient d'en dire. C'est dans une des lettres à la reine régente Marie de Médicis écrites après qu'il eut quitté la cour :

Pour le moins j'aurai cet honneur et cette gloire d'avoir satisfait par mes services le plus grand roi, le plus grand capitaine et le plus grand homme d'État qui ait fleuri depuis des siècles, et d'avoir été l'un des instruments dont il s'est servi pour remédier aux désolations que les désastres de plusieurs années avaient engendrées et pour changer toutes les nécessités et misères de l'État en abondances et félicités. Lorsqu'il m'appela au maniement de ses finances, la pauvreté se faisait sentir jusque sur sa table, dans sa chambre et son cabinet : les choses les plus ordinaires lui manquaient ; mais en moins de dix ans il s'est servi en partie de mon travail et de ma fidélité pour diminuer les tailles de 5 millions environ et d'autres impositions de moitié, pour acquitter près de 100 millions de dettes de la couronne, racheter 30 ou 35 millions de dettes ou de domaines, augmenter par ses économies ses revenus ordinaires de 3 ou 4 millions, acquérir une province, assembler toutes sortes d'armes et de munitions de guerre, fortifier la plupart des provinces frontières de son royaume et mettre dans ses coffres plus de 20 millions.

Sully s'est jugé et très justement en disant qu'il a été un des instruments dont s'est servi Henri IV. On a bien vu par toute son histoire qu'il ne peut prétendre à une gloire plus haute : il n'est point, comme Richelieu, supérieur à son roi. Il n'aurait pas su faire, comme Richelieu, d'un prince médiocre le premier roi de l'Europe. Au contraire, il serait resté obscur sous un prince qui n'aurait su discerner ses qualités et s'en servir, ni connaître ses imperfections et y porter remède. La principale gloire du règne de Louis XIII appartient à Richelieu, au lieu que la gloire de Sully est un reflet de celle de Henri IV ; mais la qualité, la variété des services rendus par Sully lui valent, au-dessous du maître, une de ces belles places que donne l'histoire aux ministres qui, sous l'ancienne monarchie, ont à la fois servi les rois et la patrie.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] C'est seulement à partir de 1606 que Maximilien de Rosny a porté le titre de duc de Sully ; mais nous lui donnerons dès le début ce nom, sous lequel il est connu dans l'histoire.

[2] Henri de Navarre était fils d'Antoine de Bourbon, lequel descendait en droite ligne de Robert, sixième fils de saint Louis, roi de France. C'est par sa mère, Jeanne d'Albret, qu'il était roi de Navarre et seigneur de Béarn.

[3] C'est le nom dont Henri IV appelait la rapine.