I. — FRANCE ET ALLEMAGNE. LE premier devoir de notre politique est d'assurer la sécurité de notre pays. Il nous appartient de dire, répéter et faire comprendre quelles sont, à notre jugement, les conditions essentielles de cette sécurité. Ayons soin d'ailleurs de nous défendre mieux que nous ne l'avons fait jusqu'ici contre l'injuste accusation d'impérialisme, et prouvons, par toute notre conduite, que nous sommes vraiment pacifiques. Sans doute des ultranationalistes chez nous rêvent guerre et conquêtes ; mais ils sont bien moins nombreux que les pangermanistes d'Outre-Rhin. Aucun pays n'a, plus que le nôtre, besoin de la paix. La France sait bien qu'elle ne se relèvera pas, si son travail n'est pas tranquille. Forcément, nos relations avec l'Allemagne se placent au premier rang des problèmes. L'Allemagne a voulu tuer la France, ou tout au moins l'assujettir. Elle a fait la guerre atrocement. Vaincue, elle a sollicité à genoux un armistice, elle en a accepté les dures clauses ; mais avec des réserves mentales. Elle a signé le traité de Versailles, et tout de suite s'est efforcée de le mettre en pièces. Elle a même osé nier sa défaite. Berlin a reçu triomphalement les troupes rentrantes. La coalition de ses Lehrer, Oberlehrer, Professoren, Prediger, de ses Junkers et de ses magnats de finances et d'industrie nous menace de la revanche, et nous la promet décisive et définitive. Entre l'Allemagne et la France, toute conciliation semble donc impossible. Mais, sur cette question si grave, où l'avenir de l'Europe et du monde est intéressé, réfléchissons. Quand nous disons l'Allemagne, qu'entendons-nous par ce mot ? Tout le peuple allemand ? Mais la volonté profonde de ce peuple, nous ne la connaissons pas. Le temps n'est pas venu où les unisses populaires prendront conscience de leurs vouloirs et seront pourvues des moyens réguliers et efficaces de les signifier. D'autre part, tenons grand compte le l'effet produit en Allemagne par le désastre. Quelle chute, et de quelle hauteur ! On était si assuré de la victoire, et qu'elle donnerait la maîtrise du monde ! Cet espoir fut entretenu jusqu'à la dernière heure par les mensonges officiels et officieux ; aussi la nouvelle de l'armistice stupéfia le peuple allemand. Des journaux demandèrent d'une voix d'angoisse : que s'est-il donc passé ? Une révolution éclata. L'homme aux grands gestes et à la parole claironnée, qui avait toujours l'air de dire : C'est moi qui suis l'empereur, est remplacé par un président, qui est un ouvrier. En même temps, vingt et quelques dynasties dégringolaient. Est-ce que le ciel lui-même n'allait pas tomber ? Il y avait de quoi devenir fou : s'affolèrent en effet tous les serviteurs nombreux et divers de l'ancien régime, tous les prédicateurs du patriotisme exalté et leurs disciples, mais aussi nombre de bonnes gens aimant leur patrie, convaincues qu'elle est innocente de la guerre, exaspérées contre les vainqueurs. — Ne nous étonnons pas de ces cris de haine ni de ces appels à la revanche. Quand on juge les gens, il faut se supposer à leur place : c'est une des meilleures façons d'être juste. Cependant le gouvernement du Reich savait bien qu'il
devrait quelque jour subir la nécessité ; mais il aurait fallu qu'il trouvât
un appui dans le pays. Des gens raisonnables l'encouragèrent, il est vrai,
mais pas nombreux, pas organisés, au lieu que les furieux étaient
enrégimentés, équipés, attendant le commandement. Garde
à vous ! Les raisonnables parlaient discrètement ; les autres
hurlaient. A exprimer le moindre sentiment pacifique, on s'exposait à des
insultes, à la proscription et même à l'assassinat. Jamais un gouvernement ne
s'est trouvé dans un pire embarras. Le Dr Wirth s'entendait accuser de
trahison ; peut-être fut-ce pour donner des gages aux ultras que plusieurs
fois il se permit d'être insolent envers les Alliés. Au reste, nous ne
croyons pas à la sincérité réelle de ceux qui travaillent à obtenir un
accommodement. On voudrait causer avec eux, leur dire : Si vous aviez été vainqueurs, vous auriez annexé la
Belgique, une large bande de nos pays de l'Est et du Nord ; à l'heure qu'il
est, vous administreriez, vous exploiteriez la France, et vous prélèveriez de
vos mains l'indemnité de guerre au paiement de laquelle vous nous auriez
condamnés. Dr Wirth, auriez-vous protesté ? Si un accord se conclut entre Allemagne et France — il faudra bien en venir là, — nous demeurerons donc méfiants. Nous laisserons le temps agir. Les relations économiques sont déjà reprises ; elles se développeront ; les relations intellectuelles se ranimeront. De sympathie et d'amitié, il ne peut être question, nous avons trop peiné, trop souffert, trop saigné. Peut-être des relations correctes suffiront pour qu'apparaisse l'utilité mondiale d'une collaboration de deux peuples géniaux, si différents par leur génie, et, par cela même, capables d'entraide. II. — LA PUISSANCE DE LA FRANCE. EN deuil de 1.500.000 de ses enfants, désolée dans les provinces où florissait son plus fécond travail, encombrée de débris, attendant des réparations toujours ajournées, confiante malgré tout en elle-même, la France est une des plus hautes figures qui aient illustré l'histoire. Elle est, à tous égards, une très grande puissance. L'Allemagne exceptée, elle n'a pas d'ennemis. Il est vrai, les Alliés se sont querellés depuis la paix conclue. Pendant la guerre, debout, alignés coude à coude, ils tenaient les yeux fixés sur l'ennemi commun ; celui-ci disparu, ils se sont tournés les uns vers les autres, échangeant des regards obliques où se devinait le souvenir de vieilles querelles ; mais il est inimaginable que ces disputes ne s'apaisent pas. Avec la Belgique, nous sommes intimement unis. Les nations ressuscitées dans l'Est européen savent ce qu'elles nous doivent. Très grande puissance, que fera la France de sa force ? Elle doit travailler à établir la paix du monde. III. — OBSTACLES À LA PAIX DU MONDE. LA paix du monde ! Arrêtons-nous sur ce mot, sur cette idée. Et, d'abord, écartons résolument les illusions qui nous ont égarés si longtemps. Comptons les obstacles qui s'opposent à la pacification de l'humanité, mesurons-les. Nous avons grand besoin de voir clair et vrai. Constatons d'abord que l'humanité a l'habitude de la guerre, une habitude de soixante siècles d'histoire derrière lesquels nous apercevons des centaines et des centaines de siècles préhistoriques. Nous connaissons les mœurs de nos lointains ancêtres ; nous constatons qu'elles survivent dans les nôtres, transmises par l'hérédité. Dans ces mœurs, l'habitude de la guerre prédominait : nous suivons les progrès de l'armement depuis la pierre taillée jusqu'à la perfection des armes métalliques. Cette habitude s'est perpétuée avec les sentiments qu'elle inspirait jadis. Beaucoup d'hommes encore croient à la nécessité, à la noblesse de la guerre ; ils préfèrent à toutes les gloires celle que rappellent les inscriptions des palais et des temples d'Égypte et d'Assyrie, les arcs de triomphe romains, les louanges des poètes. Aucun nom n'est célèbre autant que les noms d'Alexandre, de César et de Napoléon. — L'homme à cheval, qui tient une épée dans sa main, a gardé son prestige. Joseph de Maistre a enseigné que la guerre est nécessaire à l'humanité, en vertu d'une loi divine. Cette loi, a-t-il écrit dans les Soirées de Saint-Pétersbourg, n'est qu'un chapitre de la loi générale qui pèse sur l'univers.... Dans chaque division de l'espèce animale, un certain nombre d'animaux sont chargés de dévorer les autres. Ainsi, il y a des insectes de proie, des reptiles de proie, des oiseaux de proie et des quadrupèdes de proie. — L'homme tue pour se nourrir, il tue pour se vêtir, il tue pour attaquer, il tue pour se défendre, il tue pour s'instruire, il tue pour s'amuser, il tue pour tuer. Il n'est pas exempt de la loi générale : il faut bien que lui aussi soit tué ; c'est l'homme qui est chargé d'égorger l'homme. — Ainsi s'accomplit depuis le ciron jusqu'à l'homme la grande loi de la destruction des êtres vivants.... La terre n'est qu'un autel immense où tout cc qui vit doit être immolé jusqu'à la consommation des choses, jusqu'à l'extinction du mal, jusqu'à la mort de la mort.... La guerre est donc divine en elle-même, puisque c'est une loi du monde. Cette page sinistre vieille d'un siècle, Ludendorf l'a rajeunie dans son livre Stratégie el Politique, où il déclare : La guerre est fondée dans l'ordre divin du monde, elle est un phénomène naturel ; la guerre sera à l'avenir, comme dans le passé, l'ultime raison de la politique, celle qui décidera en dernier lieu. Ludendorf réédite la célèbre maxime de de Moltke : La paix internationale est un rêve, et ce n'est pas même un beau rêve ; la guerre est une partie de l'ordre du monde créé par Dieu ; sans la guerre, le monde s'enfoncerait dans le marais du matérialisme. Ne haussons pas les épaules. D'abord, il faut reconnaitre que la guerre, si elle satisfait les instincts animaux de l'homme, donne occasion et carrière à de hautes vertus qui font accepter le sacrifice de la vie ; il faut reconnaître aussi que l'humanité pacifique devra se défendre contre les tentations du matérialisme. Ne haussons pas les épaules. Tout se passe sous nos yeux comme si la guerre ne devait jamais finir. Les hommes de mon âge ont connu dans leur jeunesse un sentiment de l'humanité, vague et généreux ; il nous venait des philosophes du XVIIIe siècle. D'autres philosophes sont venus. Ils ont identifié la force avec le droit. La grande guerre n'est même pas finie : elle dure aux confins de l'Europe et de l'Asie. Des causes de guerres nouvelles se multiplieront, et il est à remarquer que l'on commence à parler couramment de la prochaine guerre. Il se prépare des règlements pour la rendre moins atroce. On a d'abord pensé à interdire l'usage des gaz : mais on a compris que cette interdiction serait inapplicable. Tenons pour certain qu'en tout pays des laboratoires travaillent à chercher le parfait gaz de guerre. IV. — NÉCESSITÉ DE LA LUTTE CONTRE LA GUERRE. - LA SOCIÉTÉ DES NATIONS. L'ENNEMI qu'il s'agit d'abattre est donc solide sur des fondations profondes. Il est possible qu'il résiste à nos assauts et les repousse. Mais alors, qu'il survienne encore une guerre comme la dernière, notre civilisation, dont nous sommes si fiers, périra. Pourquoi pas ? L'histoire connaît plusieurs exemples de semblable catastrophe. Mais, même ni nous avions à craindre qu'un si funeste sort nous fût réservé, le devoir serait de ne pas nous résigner, de lutter quand même. Or, s'il serait fou de croire à une prochaine paix universelle, il ne l'est pas d'espérer que la malfaisance du fléau soit atténuée, que la guerre, au lieu d'être un phénomène normal, devienne un accident, et qu'enfin, après un long temps, elle tombe en désuétude. Commençons donc le grand effort. Il sera très long. Le commencement est de reconnaître que les moyens employés jusqu'ici pour empêcher la guerre ne suffisent pas. Si nous n'admettons cette vérité primitive, inutile de nous mettre en chemin. Un des moyens d'hier était de former des groupements d'États qui, en se faisant contrepoids, assuraient l'équilibre : mais ces alliances entretiennent l'idée de la guerre ; les états-majors se concertent, des plans de guerre sont échangés ; les militaires tendent naturellement à réaliser leur fin, comme disent les philosophes, c'est-à-dire la guerre. Ce qu'il faut aujourd'hui, c'est en finir avec le régime qu'a décrit M. Loder, président de la Cour permanente de justice internationale, dans le discours d'ouverture prononcé la Haye, au mois de février de la présente année 1922. Qu'était-ce que le droit des nations ? Poursuivre ses fins particulières, s'emparer du territoire du voisin, s'enrichir à ses dépens ; détruire sou bien être, c'était travailler à la grandeur de son pays, c'était exercer les droits de la souveraineté. Point de code du droit des gens : à peine quelques coutumes qui pussent être considérées comme acceptées, mais dont, la violation n'était pas punie par des sanctions. A ce régime anarchique, il faut substituer des institutions internationales, dont la Société des Nations est la principale. La Société des Nations est née de la guerre. La guerre a démontré qu'une nation quelconque peut être mise en péril par l'incident d'une querelle survenue dans une partie du monde d'où elle est très éloignée et ou' elle n'a aucun intérêt. Combien d'Américains savaient les noms de Yougoslavie, de Bosnie, de Serajévo ? Et cependant, è cause du crime de Serajévo, des soldats américains débarqués en grande foule sont venus combattre dans les campagnes de France. La guerre a produit une manifestation inattendue de la solidarité internationale. L'idée est donc venue d'organiser ces nations solidaires en une société. Supposez que l'incident bosniaque eût été porté devant les représentants des nations assemblés, il est de toute évidence qu'un arrangement eût été trouvé, que la guerre eût été évitée. Que de choses dans ces mots : la guerre évitée ! La Société comptait quarante membres au début, elle en compte aujourd'hui cinquante et un. Elle a réglé en quelques semaines l'affaire de la Haute-Silésie, qui donna de si grandes inquiétudes. Autre affaire épineuse : la Société administre, et fort bien. le territoire de la Sarre, qui est aujourd'hui un canton tranquille et prospère. Très curieuse est l'affaire des îles d'Aland. Le gouvernement de la Suède est entré en conflit avec celui de la Finlande an sujet de la possession de ces lies. L'assemblée de la Société donna raison à la Finlande. La Suède protesta, mais s'inclina par respect pour la Société et pour en accroître l'autorité dans le monde. Enfin la Société des Nations a créé la Cour permanente de justice internationale. S'il vient un jour où une grande puissance, ayant perdu son procès devant cette Cour, s'incline par respect, ce sera un beau jour. Répétons : pas d'illusions, que des désespoirs suivraient. Ne croyons pas que la Société des Nations recevra un beau jour sa pleine autorité d'une délibération solennelle des représentants de l'humanité. La si médiocre humanité d'aujourd'hui n'est pas capable d'un tel acte héroïque : mais il est vraisemblable, il est certain que la Société réussira à régler des différends comme elle a fait déjà ; que les Gouvernements, comme ils ont fait déjà, auront recours à elle, quand ils se trouveront incapables de sortir d'affaire. Peu à peu cette carte commode qu'ils mettent dans leur jeu pourrait devenir carte forcée. V. — APTITUDE DE LA FRANCE À LA PROPAGANDE PACIFIQUE. LA Société continuera sa propagande ; elle sera soutenue dans tous les pays démocratiques par les groupements qui s'intitulent des amis de la Société des nations. A cette propagande, la France est appelée à prendre une grande part. Déjà elle a rendu de signalés services à la cause. M. Loder, à la séance d'ouverture de la Cour de la Haye, en a remercié M. Léon Bourgeois, en lui adressant le salut respectueux de quarante nations. Ce salut est très honorable pour M. Léon Bourgeois et pour la France. Le monde est habitué à entendre la France parler dans tous les débats qui intéressent l'humanité ; il a l'habitude de l'écouter. Pourquoi ? Pour des raisons qu'il est bon de rappeler ici. La France parle clairement. Un écrivain français met ses idées en leur ordre logique et chaque mot à la place qui lui convient. Il barre les t et pointe les i. Il veut absolument être compris et, pour cela, commence par bien se comprendre lui-même. Ce qui n'est pas clair n'est pas français, écrit Rivarol dans le célèbre Mémoire sur l'universalité de la langue française que l'Académie de Berlin couronna en 1784. Rivarol a dit aussi que l'on croirait que la langue française s'est formée d'une géométrie toute élémentaire. Il dit même qu'elle procède de la simple ligne droite. Notre littérature est raisonnable, ou, pour mieux dire, à fond de raison, rationnelle. Elle exprime le bon sens, le sens commun des peuples. Notre esprit n'est pas obsédé par des préjugés de race. Nous admettons sans difficulté qu'un homme soit vêtu d'une peau dont la couleur n'est pas celle de la nôtre. Entre nous et cet homme, nous ne mettons pas une distance infranchissable. Nous ne sommes pas distants. D'autres le sont. Peut-être notre plus forte passion est-elle l'amour de la justice ; dire, chez nous, qu'une chose est injuste, c'est prononcer contre elle une condamnation sans appel. Pour nous, l'oppression des peuples détenus sous le joug étranger est une injustice. Nous la détestons. Nous avons donné, pour libérer ces victimes, de l'or et du sang. Entre autres défauts, nous avons celui de chercher toujours quelque côté plaisant même dans les choses les plus sérieuses, les plus vénérables. Aussi nous croit-on incapables de sentiments généreux. Que de fois j'ai entendu des étrangers, surtout des Allemands, nous reprocher notre blague perpétuelle ! Certes, nos tranchées pendant la guerre furent blagueuses. Nos soldats s'esclaffaient devant l'éloquence patriotique des bourreurs de cranes. Mais, s'ils n'avaient eu, cachés dans leurs cœurs, les plus nobles sentiments, comment auraient-ils supporté la vie infernale où ils n'avaient d'autre distraction que d'attendre la soupe, le pinard et la mort ? Notre littérature est de bonne humeur. Montaigne disait : Je ne fais rien sans gayté. Rabelais, si le rire n'avait pas existé avant lui, l'aurait inventé ; il a dit que rire est le propre de l'homme. Les témoignages étrangers et français sur notre gaieté sont innombrables. Montesquieu a dessiné dans les Lettres persanes une charmante esquisse du caractère de notre nation : humeur sociable, ouverture de cœur, joie dans la vie, facilité à communiquer nos pensées, nation vive et enjouée, avec cela du courage, de la franchise, un certain point d'honneur. Il sait bien que nous avons des défauts ; même il souhaite qu'on ne nous force pas è nous en corriger : Qu'on ne donne pas un esprit de pédanterie à une nation naturellement gaie. Laissez-lui faire les choses frivoles sérieusement et gaiement les choses sérieuses. Voilà des raisons pour que la voix de la France soit bien accueillie. De plus, nous avons le droit de parler avec quoique autorité. Nous sommes la plus ancienne nation de l'Europe ; nous avons quinze cents ans d'expérience historique. En tout, nous fûmes des précurseurs. Sur notre sol, au temps du roi Clovis, baptisé par saint Rémi, protecteur et protégé des é-règnes, loué par le pape, décoré des insignes proconsulaires par l'empereur relégué Constantinople, s'est opérée la transition, la transaction entre l'Empire romain, destructeur de nations, et l'Europe moderne avec ses nations indépendantes. Quelques siècles plus tard, aucun peuple n'a brillé plus que le nôtre dans la civilisation féodale. Nous sommes par excellence le peuple des croisades, ces Gesta Dei per Francos, Actes de Dieu par le bras des Français. Nos cathédrales, opus francigenum, œuvre française, sont imitées partout ; partout nos chansons, héroïques ou comiques, sont chantées. Notre langue est parlée par les esprits cultivés de tous pays : plus d'un la préfère à la sienne propre, parce que la parlure de France est plus délectable et commune à toutes gens. Paris est la capitale intellectuelle de la chrétienté. L'étranger lui envoie des étudiants en foule, et des maîtres aussi. Un proverbe disait que le monde est gouverné par trois puissances, la Papauté, l'Empire, le Savoir : il donne pour résidence au Savoir, Paris. Presque toutes les universités européennes sont des essaims envolés de notre montagne Sainte-Geneviève. En ces temps-là, le rayonnement de la France fut une splendeur. Et puis, nous donnâmes au monde un modèle exquis de la monarchie chrétienne en la personne de saint Louis, qui disait : Il ne faut à nul tollir son droit. L'âge féodal a passé ; l'ère des monarchies succède ; encore un modèle : Louis XIV ; il éblouit le monde, l'Allemagne surtout, où même les principicules singent le grand roi. Mais, après cette apogée, la décadence monarchique se précipite. L'esprit novateur et révolutionnaire souffle par le monde, nulle part plus vif qu'en France. Le rayonnement de notre pays est intense comme au moyen Age. Enfin la Révolution française éclate ; l'ancien régime s'effondre. Il essaye de se relever en 1815 ; les gouvernements du me siècle sont réactionnaires ; mais l'esprit de la Révolution subsiste ; en 1830, en 1818, il combat, et il est vainqueur. Les mouvements de la France se prolongent en Europe. Les peuples opprimés espèrent en nous, défenseurs des droits des peuples et des individus. Il importe à la communauté humaine que la France garde l'autorité morale exercée par elle au cours des siècles précédents. Les intérêts matériels menacent d'étouffer la vie morale. Jamais la puissance de l'argent, vieille comme le monde, n'a été plus forte et plus redoutable qu'aujourd'hui. La finance internationale cherche par tous les moyens la satisfaction de ses appétits. En ce moment, des peuples délivrés des vieux jougs cherchent les conditions de leur vie politique nouvelle ; la finance n'en a cure. Tel pays possède-t-il du fer, de la houille ou du pétrole ? C'est pour elle la seule question importante. Comment s'appelle ce peuple ? Quelles sont ses aspirations ? Questions oiseuses. Il s'agit de savoir par quel moyen la finance exploitera à son profit les ressources de la région ; quant au reste, les indigènes se tireront d'affaire comme ils pourront. Tous les peuples aiment à gagner de l'argent, la France comme les autres. Mais nous pouvons dire que ce n'est pas notre souci principal ; à côté de l'intérêt, nous faisons large place à des idées et à des sentiments. Aujourd'hui comme dans tous les temps, l'activité humaine, conformément à ce qu'on appelle la double nature de l'homme, se répartit entre deux domaines, le spirituel et le temporel, qui furent toujours en conflit. Aujourd'hui le spirituel est en grand péril ; nous lui devons notre assistance. Conduite de la France dans l'après-guerre : maintenir son autorité morale par la propagande en faveur des idées de paix, de justice, d'humanité : travailler de toutes les forces de son esprit : inspirer l'estime et l'affection par le charme de ses arts, la solidité de sa science, le sérieux et la clarté de sou enseignement qui attire au pied de nos chaires des milliers d'étudiants de tous pays, comme au temps où la montagne Sainte-Geneviève dominait l'horizon intellectuel de la chrétienté. Suprême ambition de la France : proposer aux nations le modèle d'une démocratie très libre, en perpétuelle recherche d'une meilleure justice sociale, point troublée par des violences, point égarée par des utopies, raisonnant, raisonnable. Mais cela que je viens d'écrire, cela que pense le plus grand nombre des Français : n'est-il pas chimère ? Notre optimisme n'est-il pas d'une singulière audace ? Peut-être cédons-nous à une suggestion de notre profond amour pour notre patrie ? Pour ma part j'ai soigneusement examiné sur ce point ma conscience ; elle nie permet d'affirmer que je ne suis pas séduit par une illusion. Certes le présent est très sombre. Tout est en question el en conflit, races contre races, égoïsmes nationaux contre égoïsmes nationaux, formes sociales contre formes sociales, communisme contre capitalisme. Aucune solution n'apparait nulle part. Mais comment croire qu'un pareil tremblement de toute la terre, accompagné de tant d'éclairs et d'un tel tonnerre s'apaisera soudain ? Attendons-nous à lies secousses ; prévoyons même la possibilité de quelques catastrophes pour aujourd'hui, pour demain. Reste l'après-demain. Il faudra bien qu'un jour le monde trouve une façon de vivre, qu'un état de choses s'établisse pour durer plus ou moins longtemps. Alors, après le piétinement fébrile, les nations se remettront en route pour une nouvelle étape. Nous avons le droit d'espérer et de croire qu'à l'avant-garde se tiendra la France. FIN DU NEUVIÈME ET DERNIER VOLUME |