I. — FRONTIÈRES NATURELLES. UN des principaux objets de la politique française pendant l'ancien régime fut de donner à la France les frontières qui furent celles de la Gaule : les Alpes, le Rhin, la Mer du Nord, l'Océan, les Pyrénées, la Méditerranée. La France se considérait donc comme l'héritière de la Gaule ; on pensait d'ailleurs que ces frontières avaient été dessinées par la nature elle-même. Mais l'histoire a opposé à la nature des obstacles qui n'ont pu être surmontés. Le premier fut le traité de Verdun, par lequel, en l'an 843, Lothaire, Louis et Charles, fils de Louis le Pieux, se partagèrent l'empire de Charlemagne, leur grand-père. Lothaire, rainé, héritier du titre impérial, reçut l'Italie, la région d'Austrasie, entre Meuse et Rhin, berceau de la famille. Dans son lot, se trouvaient les deux capitales, Aix-la-Chapelle et Rome. Pour établir une communication entre elles, un long couloir fut dessiné de la Méditerranée à la Mer du Nord, entre les Alpes, l'Aar et le Rhin à l'est, les Cévennes, la Savoie, le pays Meusien et l'Escaut à l'ouest. Avignon, Valence. Lyon, Verdun et Mézières s'y trouvaient comprises. — Louis le Germanique eut pour part la Francia orientons, la future Allemagne, et Charles le Chauve, la Francia occidentalis, la future France. A partir de cette date, Allemagne et France sont des pays indépendants l'un de l'autre ; elles commencent leur histoire distincte ; mais la future France ne touche pas l'ancienne frontière de la Gaule ; Lothaire s'est interposé. La singulière combinaison ne pouvait durer. Pour les fils et petits-fils de Lothaire, le couloir est détaché de l'Italie, puis démembré. La partie septentrionale, entre Rhin et Meuse, qu'on ne savait comment appeler, prit le nom de Lotharingie, qui est devenue Lorraine. Tout de suite ce pays fut disputé entre France et Allemagne : la dispute dure encore. Ainsi une idée absurde, celle du chemin entre les deux capitales, eut de déplorables conséquences. Second obstacle à la politique des frontières naturelles Au XIVe siècle, le roi de France, Jean le Bon, donne en apanage à son fils Philippe le Hardi le duché de Bourgogne. Philippe acquiert par mariage la Flandre, l'Artois, la Franche-Comté. Par des moyens divers les acquisitions bourguignonnes se succèdent. Presque tous les pays qui composent aujourd'hui les royaumes de Belgique et de Hollande deviennent bourguignons. Charles le Téméraire, le grand duc d'Occident, est un très dangereux adversaire pour le roi de France Louis XI. Charles meurt en 1477 ; Louis XI prélève sur sa succession le duché de Bourgogne, la Franche-Comté, les villes de la Somme, le Boulonnais, l'Artois ; mais la fille du Téméraire, Marie, garde le reste de l'héritage paternel. Elle épouse Maximilien d'Autriche, et Maximilien devient empereur. Dès lors, toute entreprise de la France sur l'ancien domaine bourguignon, Flandre et Pays-Bas, se heurte à la maison d'Autriche. Par malheur, Louis XI a pour successeur Charles VIII, dont la jeune tête romanesque rêve la conquête de Naples, de Jérusalem et de Constantinople. Pour s'assurer la neutralité de Maximilien, il commet la faute insigne de lui céder l'Artois, le Charolais et la Franche-Comté. La maison d'Autriche continue la politique des mariages. De Maximilien et de Marie de Bourgogne naît Philippe, qui épouse Jeanne la Folle, héritière d'Espagne ; et de ce mariage naît Charles d'Autriche, roi d'Espagne ; et ce roi d'Espagne devient l'empereur Charles-Quint. Quand les rois de France voudront remettre la main sur l'héritage bourguignon, ils se heurteront aux forces combinées d'Autriche et d'Espagne. C'est pourquoi le progrès territorial de la France fut si lent, dans les directions du nord et de l'est. En 1592, Henri II occupa Metz, Toul et Verdun. La paix de Westphalie, en 1648, nous donna l'Alsace, et celui des Pyrénées, en 1659, l'Artois, et le traité de Nimègue, en 1678, la Franche-Comté. Au nord, dans la région flamande, où il a si souvent porté la guerre, Louis XIV ne conquit qu'un territoire équivalant à peu près à notre département du Nord (Lille, Douai, Armentières, Valenciennes, Maubeuge, Cambrai). Dû côté du nord-est, Strasbourg, fut annexée en 1681 ; mais la Lorraine ne devint province française qu'en 1766. Arrive la Révolution. Il semble qu'elle renonce aux frontières naturelles ; la Constituante en effet déclare que la nation française renonce à entreprendre aucune guerre dans le but de faire des conquêtes, et qu'elle n'emploiera jamais la force contre la liberté d'aucun pays. Mais la vieille tradition persiste dans les bureaux des Affaires étrangères et dans ceux de la Guerre. Elle s'impose au nouveau personnel diplomatique. La diplomatie de la Révolution, comme l'a montré Albert Sorel, continue celle de l'ancien régime, elle semble être l'exécutrice testamentaire de la monarchie. D'ailleurs la Constituante interdit la guerre contre la liberté d'aucun peuple, mais non pas la guerre pour la liberté des peuples. Les deux idées, la traditionnelle, celle des frontières naturelles, et la nouvelle, celle de la libération des peuples, se mêlent, se confondent, agissent ensemble. Danton en arrive à déclarer franchement : C'est en vain qu'on veut faire craindre de donner trop d'étendue à la République ; les limites de la France sont marquées par la nature dans leurs quatre points : à l'Océan, aux bords du Rhin, aux Alpes, aux Pyrénées. En 1792, commença la guerre contre les rois pour la libération des peuples. Gœthe l'a célébrée dans son Hermann et Dorothée : Les Français arrivaient tous l'âme exaltée, ils plantaient avec allégresse les joyeux arbres de la liberté. Ils promettaient à chacun son droit et son gouvernement propre, l'espérance attirait nos regards vers les voies nouvellement ouvertes. Déjà on rêvait de paix universelle : quand le dernier tyran aurait mordu la poussière, cesserait la guerre, fruit naturel de la tyrannie. Le suprême combat contre les empereurs et les rois coûterait bien des vies humaines ; mais il valait la peine de faire ce sacrifice : Il a péri des hommes, dira Vergniaud à la Convention, mais c'est pour qu'il n'en périsse plus. Malheureusement, les voies nouvelles dont parlait Gœthe ne devaient pas conduire l'humanité au point où Vergniaud la voyait parvenir. Ce qui arriva, c'est que les armées françaises étendirent le territoire de la République jusqu'au Rhin et Alpes ; et les traités de Bâle et de la 1-laye, en i795, préparèrent l'Europe à accepter le fait accompli. Voilà un grand moment dans notre histoire : la France a conquis la Belgique et la Rhénanie. Il n'y avait alors dans ces pays rien qui ressemblât au patriotisme belge ou au patriotisme allemand d'aujourd'hui. Il semble bien certain que Belgique et Rhénanie seraient devenues françaises, comme l'est devenue l'Alsace. Mais Napoléon survint. Il n'était pas homme à se contenir dans des limites, naturelles ou non. Ses ambitions dépassaient de beaucoup celles de la politique nationale ; il fit de la France l'instrument de sa puissance et de sa gloire personnelles : son histoire pourrait être intitulée : Gesta Napoleonis per Francos, Actes de Napoléon par le bras des Francs. Par sa faute, la France fut ramenée à sa frontière d'avant la Révolution, et même elle perdit, par le traité de 1815, quelques villes que Louis XIV avait conquises, Philippeville, Mariembourg, Sarrelouis, Landau, que nous avions gardées en 1814. Aujourd'hui, après que la Grande Guerre nous a rendu l'Alsace-Lorraine conquise par l'Allemagne en 1871, notre frontière nord-est représente à peu près celle de 1815. Mais, si l'on compare l'ensemble de notre frontière nord-est et nord, quel recul ! Pourrait-il s'agir encore d'une politique des frontières naturelles ? Non, car la Révolution française a établi le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. En vertu de ce droit une nation est née, la Belgique. En 1831, la France a signé le pacte qui l'a constituée ; elle ne pourrait le violer sans déshonneur et crime. D'autre part, elle ne peut s'agrandir en pays allemand sans le consentement des populations. Ainsi, la nature a créé une région nettement délimitée, où l'idée des frontières naturelles a suggéré une politique qui, après des siècles d'efforts, n'a pas atteint le but proposé. Le sort des pays rhénans n'est pas fixé ; puisque tout est possible, il se peut que les Allemands de la rive gauche veuillent s'unir à la France ; mais, parmi les possibles, celui-ci est des plus invraisemblables. Le Los von Preussen qu'on entend en ces pays ne signifie pas Los von Deutschland. II. — LES COLONIES SOUS L'ANCIEN RÉGIME. LA nature a prédestiné la France à la vie maritime autant qu'à la vie continentale. C'est un grand avantage, mais compensé par un péril. A double vie, double tâche ; la nation y suffira-t-elle ? L'activité maritime de la France fut considérable au Moyen Age. Au temps des croisades, des seigneurs français fondèrent ou acquirent des principautés dans le Levant, l'Italie du Sud, la Sicile et le Portugal. Le commerce méditerranéen fut florissant, Marseille était un des plus grands ports du monde. Par malheur, quand vint l'âge des grandes découvertes, la France n'a pas prélevé la part qui aurait pu lui revenir des terres nouvelles. Elle en fut empêchée d'abord par les guerres d'Italie. C'est en 1492 que Colomb a découvert l'Amérique ; chaque année ou presque, il étend sa conquête. Or, en 1495, le roi de France Charles VIII est à Naples : il y parade sous un dais, tenant en sa main un globe terrestre surmonté d'une croix. Ce jeune homme tourne résolument le dos à l'avenir. On comprend pourtant en France que ce moment historique est grave. En 1517, François Ier creuse le port du Havre, qui regarde vers le Nouveau-Monde. Il crée une flotte de galères sur la Méditerranée, une autre de galères et de navires à voiles et à rames qui opère dans les mers de l'ouest. En 1524, Jacques Cartier pénètre dans le Saint-Laurent : en 1526, il découvre le Canada. Nos populations côtières, basques, bretonnes, normandes, fondent des pêcheries à Terre-Neuve : elles agissent spontanément, elles sont très hardies. Un armateur nantais ayant eu maille à partir avec des Portugais s'en va bloquer Lisbonne par une fini le à lui, et force le roi de Portugal à lui payer une indemnité. Mais la lutte a commencé entre les maisons de France et d'Autriche. Paris est plus près de la frontière du nord que de la mer, et cette frontière est constamment menacée. Avant de penser à des conquêtes loin laines, il faut se défendre chez soi. Henri IV, lorsqu'il eut conquis son royaume, restaura la marine ; il envoya Champlain au Canada. Québec l'ut fondé en 1608. Henri IV projeta la Compagnie des Indes : il obtint de la Porte des privilèges honorables et utiles à notre pavillon. Richelieu aussi se préoccupa de la marine ; mais un homme, un seul, Colbert, comprit que notre avenir était sur l'eau. En 1661, à la mort de Mazarin, Colbert est en réalité le principal ministre de Louis XIV. A cette date, la maison d'Autriche était vaincue ; les traités de Westphalie et des Pyrénées avaient consacré sa défaite. Colbert conseille au Roi d'entrer dans des voies nouvelles. Il était vraiment un homme nouveau : né très bas, dans une boutique de province, sans culture classique, ignorant l'antiquité, les traditions ne l'embarrassaient pas. Il disait crûment que rien n'était plus nécessaire à la France que de gagner de l'argent. Il avait dans l'esprit toujours présente la carte économique de la terre, avec le catalogue des produits qu'il fallait y acheter et de ceux qu'il y l'allait vendre. Il connaissait tolites les voies commerciales de terre et de mer, et les vents qui soufflent, amis ou ennemis du navigateur. Colbert proposa son idée à Louis XIV en toute modestie et
humilité. Le Roi a-t-il écouté quelques-uns des rapports par lesquels il
essayait de l'instruire ? Colbert l'admire elle remercie d'avoir bien voulu
entendre ces rapports longs et qui seraient ennuyeux
à tout autre, de prendre intérêt à des matières
fâcheuses et qui n'ont aucun goût ; mais habilement il ajoute que pour
un roi l'enrichissement est le plus sûr moyen de la puissance : Le grand commerce augmente la puissance et la grandeur de
Sa Majesté et abaisse celle de ses rivaux et ennemis. Ou bien encore :
A cette augmentation de puissance en argent étaient
attachées les grandes choses que Votre Majesté a faites et qu'elle pourra
encore faire pendant toute sa vie. Enfin le grand commerce portera le
nom de Sa Majesté dans les régions lointaines où il est encore inconnu. Louis XIV écoutait avec son habituelle bienveillance son ministre, mais Colbert sentait bien que l'oreille du Roi était distraite. Il aurait voulu que le maitre manifestât avec éclat qu'il s'intéressait aux choses de la mer. Il l'a souvent prié d'aller visiter des ports. Plusieurs fois le Roi le lui a promis ; la grande visite fut annoncée à Brest, à Toulon, à Rochefort, à Marseille ; dans cette dernière ville, le ministre commande que l'on prépare les pièces d'une galère de façon que Sa Majesté la voie commencer et finir entre son lever et son coucher. Mais le Roi n'alla pas à Marseille, ni à Brest, ni à Toulon, ni à Rochefort. En 1680, comme il inspectait les frontières du nord, il demeura quelque temps à Dunkerque ; il monta sur un vaisseau, il commanda, écrit-il à Colbert, les manœuvres, tant pour le combat que pour faire la route. Il fut surpris, charmé : Je n'ai jamais vu d'hommes aussi bien faits que les soldats et les matelots, et, si je vois beaucoup de mes vaisseaux ensemble, ils me feront grand plaisir. Les travaux de la marine sont surprenants, et je n'imaginais pas les choses comme elles sont, j'entendrai bien mieux les choses de la marine que je ne le faisais. A la date de cette lettre, 1680, venait de finir la guerre de hollande, où la flotte créée par Colbert et par son fils et adjoint Seignelay avait vaincu la puissante marine de Hollande et donné à la France, pour un instant qui fut court, le commandement de la mer. — Le Roi avait attendu bien longtemps pour mieux comprendre. Puisque le Roi ne voulait pas aller à sa marine, Colbert la fit venir à Versailles sous forme de modèles réduits qu'il groupa dans le grand canal du parc. En 1681, Seignelay commande que l'on envoie de Toulon, en fagots, les pièces d'une galère pour être assemblées devant le Roi, et en même temps des marins bien faits. La visite à cette flotte minuscule fut un divertissement de cour ; le Roi y menait les dames en calèche. Louis XIV n'a donc pas accepté l'offre de Colbert, il n'aimait pas les caprices et mouvements déréglés de la mer à laquelle il semble reprocher, dans une phrase de ses Mémoires, de façon impertinentes. D'ailleurs, le continent le retient, les guerres se succèdent, provoquées par lui. A chaque guerre, la coalition de ses ennemis s'accroit de nouveaux adhérents ; il finit par avoir toute l'Europe contre lui : le continental a prévalu sur le maritime. Colbert pourtant ne perdit pas toute sa peine ; et il accrut notre domaine colonial, dont la partie principale était le Canada qui allait s'accroitre du bassin du Mississipi, un groupe des Antilles, Chandernagor et Pondichéry, le Sénégal. Il n'était pas encore décidé à ce moment-là à qui appartiendrait l'Amérique du Nord. Elle parut réservée à la France du jour où de hardis Français, Joliet, négociant de Québec, Marquette, père jésuite, Cavelier de la Salle, bourgeois de Rouen, avaient découvert le cours du Mississipi et commencé à fonder l'immense colonie de la Louisiane. L'Amérique française enserrait de toutes parts les colonies anglaises établies sur la côte de l'Atlantique. Mais le temps marchait, les guerres se succédaient ; la grande erreur de la succession d'Espagne, funeste comme l'avaient été les guerres d'Italie, épuisa la France. Pendant ce temps, les colons anglais arrivaient nombreux dans l'Amérique du Nord. C'est un de nos malheurs qu'au temps de nos discordes religieuses du XVIe et du XVIIe siècle, et surtout après la Révocation de l'Édit de Nantes, nos persécutés n'aient pas pris le chemin de l'Amérique. Ils se disséminèrent en Angleterre, en Hollande, en Suisse, en Prusse. C'étaient des hommes vaillants, ceux qui renoncèrent à leur foyer et à leur patrie pour obéir à leur conscience. Ils étaient plus de 200.000. Ils auraient fondé une nouvelle France dans le nouveau monde. Quand Guillaume d'Orange devint roi d'Angleterre par la révolution de 1688, l'Angleterre moderne apparut, qui devait nous être si redoutable. Sa principale ambition fut de détruire notre puissance maritime et coloniale. Elle y réussit. Dès 1713, au traité d'Utrecht, Louis XIV céda aux Anglais les avant-postes du Canada, Terre-Neuve et l'Acadie. Plus tard, il n'y eut personne, au Conseil du Roi, pour comprendre et soutenir Dupleix qui avait commencé la conquête de l'Inde. Enfin, quand la lutte décisive s'engagea en 1756, les armées françaises, sous la conduite de Soubise, allèrent se faire battre à Rosbach par le roi de Prusse, cependant que Montcalm et une poignée de Français se faisaient tuer à Québec, assiégé par une armée anglaise. Le désastreux traité de Paris (1763) acheva la ruine de la Nouvelle-France d'Amérique. Ainsi, à la fin du règne de Louis XV et par la faute de cet homme, les grandes espérances un moment permises à la France se dissipèrent. Quels regrets on éprouve à penser qu'il y avait en 1763 au Canada 300.000 Français, qui sont devenus 3 millions et, citoyens d'un dominium anglais, n'ont pas oublié le vieux pays ! La guerre d'Amérique, sous Louis XVI, fut glorieuse ; elle nous rendit les comptoirs du Sénégal. La Révolution française n'eut guère le temps de s'occuper des colonies. Napoléon ne leur prêta que peu d'attention : l'Amérique ne l'intéressait pas ; il vendit la Louisiane aux États-Unis en 1803. La France a-t-elle donc manqué sa vocation de puissance maritime ? L'Angleterre y comptait bien ; mais, en juillet 1830, une armée française, débarquée sur la côte d'Afrique, prend Alger. C'est le commencement d'une grande histoire. III. — NOTRE EMPIRE COLONIAL. LES premiers pas dans la conquête de l'Algérie furent hésitants, et, si l'amour-propre national ne s'en fût pas mêlé, Louis-Philippe aurait sans doute renoncé, pour l'amitié anglaise, à la conquête d'Alger, ce legs onéreux de la Restauration. Mais l'entreprise s'élargit comme d'elle-même. En même temps, l'activité coloniale s'étendit sur toutes les mers. Aujourd'hui l'Algérie, la Tunisie, la plus grande partie du Maroc constituent, de l'autre côté de la Méditerranée, face à la métropole, une France africaine du Nord ; depuis l'occupation de Tahiti (1849) et de la Nouvelle-Calédonie (1853), il y a une France du Pacifique ; — une France d'Extrême-Orient, depuis la conquête de la Cochinchine (1858-1863), de l'Annam et du Tonkin (1883-1885) ; — une France de l'océan Indien, qui est Madagascar (1895) avec notre ancienne colonie de la Réunion ; — enfin, formée en cinquante ans, de 1854 à 1900, une France du Soudan et du Congo, la France noire, en liaison, par les oasis du Sahara, avec la France méditerranéenne. Et toutes ces fiances nouvelles réunies couvrent un territoire de plus de dix millions de kilomètres carrés — presque vingt fois la France d'Europe peuplé d'une cinquantaine de millions d'habitants. Pour obtenir un pareil résultat, il a fallu bien des labeurs, de hardies initiatives, des audaces folles, de la persévérance, la foi en l'œuvre entreprise. Trop nombreux sont les Français qui ne savent pas cette histoire. Pourtant c'est le peuple français qui en est le héros, plutôt que ses gouvernements. Après la guerre de 1870, le progrès de la colonisation avait marqué un temps d'arrêt. La paix de Francfort pesait sur nous. Elle dictait un devoir urgent et précis, la restauration de notre force continentale. Il nous arrivait d'au delà des Vosges, où Bismarck s'effrayait de notre relèvement, des injures et des menaces, des jets d'eau froide, disait-il ; il fallait fortifier notre défense. Cependant des manifestations isolées se multiplièrent : des officiers et des civils demandaient des missions, surtout en terre africaine : des missionnaires catholiques et protestants allèrent prêcher christianisme aux indigènes. Quelques années passèrent ; la paix semblait consolidée en Europe. La conquête coloniale recommença. Elle fit un énorme progrès sous le ministre Jules Ferry, qui en comprit toute l'importance pour l'avenir de notre pays. La politique coloniale devint alors en France une des grandes affaires de l'État. La cause n'était pourtant pas gagnée ; le Parlement y répugnait ; à toute demande de crédit, il regimbait, grognait, rognait. Ferry-fut attaqué avec une extrême violence. Après la conquête du Tonkin, on crut le flétrir en l'appelant Ferry le Tonkinois. Il fut accusé de déserter le grand devoir national, d'oublier la ligne bleue des Vosges. Dans la séance de la Chambre où il fut renversé, un homme politique considérable l'apostropha en termes de mépris ; un autre, considérable aussi, prononça le mot trahison. Mais Ferry avait attiré sur notre empire l'attention nationale. Les vocations coloniales se multiplièrent dans l'armée, dans le civil, chez les religieux. Nos coloniaux sont un monde très divers. A quel mobile obéissent-ils ? L'Afrique surtout les attire. Elle offre des guerriers musulmans à combattre, des marchands d'esclaves à pourchasser, des infidèles à baptiser et des régions inconnues à révéler, et puis la possibilité de se mouvoir dans des espaces immenses, vierges, librement, hors de la portée du sans-fil et du téléphone ces porteurs d'ordres et de contre-ordres. Nos coloniaux sont, les uns des apôtres ou des croisés, d'autres des conquistadors, d'autres des proconsuls. Quelle révélation, celle de ces activités qui cherchaient l'action, l'on trouvée, s'y sont complu. Quelle révélation sur la richesse du fonds national ! Maintenant, comparons l'insuccès de l'effort pour acquérir les frontières naturelles et les succès de notre politique coloniale. Jamais un pays n'a reçu plus claire indication de la route à suivre. Cela, il faut le dire au peuple français. Ce peuple est en majorité terrien, terrienne est la majorité du Parlement. Il faut tourner vers les mers l'attention et l'imagination des écoliers, des collégiens, des étudiants, les habituer à regarder au loin, les avertir que la France a manqué au XVIe, aux XVIIe et XVIIIe siècle la grande fortune qui lui était offerte, et qu'il y aurait danger pour elle à laisser perdre celle qu'elle a dans les mains. L'histoire coloniale est, comme la continentale, toute pleine de violences ; telles expéditions furent des actes de piraterie ; le traitement des indigènes a été souvent inhumain ; l'esclavage fut longtemps considéré comme une institution nécessaire à la vie coloniale. La race blanche se considérait comme une humanité supérieure ; tout était permis envers ce qu'on appelait l'humanité inférieure : que d'atrocités, que de souffrances, que de laideurs ! Tous autant que nous sommes, les colonisateurs, nous avons de graves erreurs à nous faire pardonner. Mais comment ? Il nous faut évidemment des règles de conduite. Colbert a eu deux idées contradictoires en cette matière. Comme les Iroquois le gênaient au Canada, il projeta de les exterminer entièrement, idée simple mais atroce. Plus tard il écrivit : Il faut appeler les habitants du pays en communauté de vie avec les Français, les instruire dans les maximes de notre religion et même de nos mœurs, de façon à composer avec les habitants du Canada un même peuple et fortifier par ce moyen cette colonie, et changer l'esprit de libertinage qu'ont tous les sauvages en celui d'humanité et de société que les hommes doivent avoir naturellement : idée simple aussi, et très noble celle-là, mais chimérique. De notre temps, après des années d'expérience et de réflexions, nous sommes arrivés à déterminer une politique coloniale, récemment exposée par le ministre des Colonies, et qui a reçu l'approbation du Parlement. Ne prétendre ni assimiler les unes aux autres nos colonies, ni les assimiler à la métropole. Admettre pourtant certaines règles générales comme celles-ci : il faut accroître la valeur physique des races par l'hygiène et la médecine, et leur valeur morale par une éducation ; intéresser l'indigène aux affaires de son pays par une participation aux assemblées locales, et surtout au travail pour la mise en valeur de sa contrée, préparer un personnel capable de remplacer en tout ou partie les agents actuels de l'administration. Cela dit, considérer les différences profondes que créent entre nos colonies les antécédents historiques et le milieu, différences qui vont jusqu'au contraste, entre l'Indo-Chine par exemple et les pays nègres. Regardons chaque colonie comme une cité indigène, qui doit évoluer sous notre tutelle et avec notre aide, l'acheminer vers un self-government entier, le moment venu, desserrer le lien qui l'unit à la métropole. D'autre part, mettre en pleine valeur économique nos domaines coloniaux — exploitation du sol et du sous-sol, voies de communication, etc., etc. L'évolution de la cité indigène sera très lente, et il ne suffira pas ici de compter par dizaines d'années. Elle sera facilitée par l'affection et la confiance de nos populations indigènes. Dans la crise de la guerre, aucune de nos colonies n'a essayé de se séparer de nous, bien que plusieurs fussent travaillées par la propagande ennemie. Les 500.000 hommes qui ont combattu sous nos drapeaux ont contribué au salut de la patrie. Mais cette évolution, où tend-elle finalement ? A constituer des dominions ? C'est la méthode anglaise. Une des raisons qui l'ont inspirée aux Anglais, c'est l'éloignement de leurs colonies. Or, notre Afrique n'est pas loin de nous, elle est le prolongement de la France : elle est France. L'Indo-Chine est lointaine, mais elle n'a d'unité que par la suzeraineté française. Au reste, le Dominion a cet effet, qu'en affranchissant il tend à séparer. Nous voulons, nous, affranchir en demeurant associés à nos sujets d'autrefois. Il y a en réalité plusieurs Angleterre ; il n'y aura qu'une France, une plus grande France. Nous ne sommes, il est vrai, que la seconde des puissances coloniales, et entre la première et nous la distance est vaste ; notre empire est bien modeste à côté de celui de l'Angleterre, mais il est plus solide peut-être. |