ARRIVÉS au terme de cette Histoire de France contemporaine, qui commence à la Révolution française et finit avec la guerre où une partie de l'ancien inonde a péri, d'où tout le reste est sorti ébranlé, nous ne pouvons pas ne pas nous demander quel sera l'avenir de la France. Mais, comme cet avenir est lié à tout l'avenir humain, personne ne peut répondre avec quelque assurance à la question ; qui oserait en effet prédire aujourd'hui l'avenir de l'humanité ? Aussi on se contente de penser : Tout est possible. Si encore on pouvait dresser une liste des possibilités : Mais même un congrès des plus fortes têtes vivantes n'y réussirait pas. De là, parmi les nations, une inquiétude énervante, ou bien une indifférence fataliste, ou bien un pessimisme noir. Il semble bien que la France soit le pays qui redoute le moins l'avenir : son calme et sa patience sont loués par l'étranger. Elle trouve, en effet, et dans la nature et dans l'histoire, de solides raisons de confiance et d'espoir. Je voudrais en exposer ici quelques-unes. I. — NOTRE PAYS ET NOTRE PEUPLE. D'abord, notre pays est privilégié de la nature. Le
géographe grec Strabon, qui vivait il y a près de deux mille ans, a décrit à
grands traits la région gauloise : Ce pays,
dit-il, est arrosé par des fleuves qui descendent
les uns des Alpes, les autres des Cévennes, les autres des Pyrénées, et qui
se jettent les uns dans l'Océan, les autres dans la Méditerranée. Les
endroits qu'ils traversent sont en général des plaines ou des terrains dont
la pente ménage aux eaux un cours favorable à la navigation. Puis ces cours
d'eau se trouvent entre eux dans un si heureux rapport qu'on passe aisément
d'une mer dans l'autre en chargeant les marchandises sur un court espace et
avec facilité, puisque c'est par les plaines ; mais, le plus souvent, c'est
bien la voie des fleuves que l'on suit, soit en montant, soit en descendant.
Quelques pages plus loin. Strabon reparle de la concordance parfaite qu'il a
entre le pays, ses fleuves et pareillement ses deux mers extérieure et
intérieure (Océan et Méditerranée). Ce n'est pas là ce qui contribue le moins à l'excellence
de ce pays ; grâce à cette circonstance les rapports utiles à la vie s'y
établissent facilement entre tous les peuples. Il admire cette disposition de la Gaule au point qu'il ajoute : On pourrait croire que l'action de la Providence s'y
manifeste, et qu'elle n'est pas un effet du hasard, mais d'une sorte de
calcul. Cette description remarquablement précise énumère quelques-uns des bienfaits essentiels dont la nature a comblé la France : abondance des cours d'eau qui coulent dans toutes les directions et sont vraiment, pour reprendre un mot de Pascal, des chemins qui marchent ; communications aisées des uns avec les autres ; du Nord au Midi, de l'Est à l'Ouest, aucun obstacle qui ne puisse être surmonté ou tourné ; relations faciles entre les provinces intérieures et les maritimes, entre le littoral océanique et le méditerranéen. De là résulte la belle unité de la France : Sur ces régions diverses, règnent des climats divers aussi, mais qui se concilient et se fondent par transitions insensibles, pour composer un climat exceptionnellement doux et bienfaisant, qui est le climat français. A latitude égale, nos voisines de l'Est, l'Allemagne et l'Italie du Nord, ont des hivers plus durs que les nôtres et des étés plus ardents. De l'autre côté de l'Atlantique, pendant plusieurs mois de l'hiver, à la latitude de la Manche, le golfe du Saint-Laurent est pris par les glaces ; à celle de Nantes et de Bordeaux, Québec et Montréal semblent dormir dans la neige. Pendant les mêmes mois, les courants océaniques apportent tout le long de nos côtes une chaleur d'origine équatoriale et tropicale ; les vents dominants d'ouest la propagent à l'intérieur du pays. En été, au contraire, c'est de la fraîcheur qu'ils répandent avec la pluie. A l'exception des rivages immédiats de la Méditerranée, aucune région française ne souffre des sécheresses périodiques qui, dans les presqu'îles espagnole et italienne, brûlent les verdures de la plaine. Le climat, agissant sur des terrains variés, faciles à aménager et à amender, favorise toutes les sortes de culture de la zone tempérée. Strabon loue la variété et l'abondance des productions d'un sol qui, dit-il, n'est inactif nulle part. La France avait donc une vocation agricole. Elle l'a fidèlement suivie. Quelle que soit la vaillance de notre industrie, noire principale richesse nous vient du travail de nos champs. Nous sommes le pays du labourage et du pâturage ; nourris par ces deux mamelles, comme disait Sully, nous pourrions à la rigueur suffire aux besoins de notre vie, en mangeant le pain de notre blé arrosé du vin de notre vigne. C'est sans doute le plus important de nos privilèges naturels. En résumé, ce qui caractérise notre région, c'est la varie é dans l'unité : variété des lignes et des aspects du paysage, variété des couleurs — toutes les couleurs de l'arc-en-ciel avec toutes leurs nuances —, qui se succèdent ou se mêlent, sans contrastes ni heurts. Ces deux termes contradictoires, variété, unité, sont conciliés. On emploie aussi, pour définir notre géographie physique, les mots : modéré, tempéré, douceur, harmonie, équilibre. Or les mômes ternies servent à définir l'esprit français. Ce parfait accord entre l'esprit et la matière est une force. Considérons à présent le lieu de l'Europe où notre pays est situé. L'Europe est partagée entre deux régions historiques : l'une méditerranéenne, et l'autre nord-océanique, c'est-à-dire baignée par les mers que forme l'Océan dans sa partie septentrionale, Manche, Mer du Nord. Baltique. La région méditerranéenne a inaugure l'histoire ; plusieurs civilisations brillèrent sur ses rives pendant que l'océanienne demeurait dans la pénombre de la barbarie. Mais, un jour, les septentrionaux sont montés en scène. Quel rôle allaient-ils jouer ? La nature les avait faits très différents de leurs aines en histoire. Sol et ciel les appelaient à d'autres destinées. Ils se sont rencontrés dans notre pays, le seul pays européen qui soit à la fois nord-océanique et méditerranéen. En lui, s'est faite une conciliation des deux génies. Une des l'onctions de la France est d'être médiatrice. Enfin. la France est maritime autant que continentale. Deux de ses frontières sont des littoraux superbes. Elle ne demeure donc pas enfermée en Europe. Elle est invitée à l'action au large dans le vaste monde. Différents peuples ont composé notre peuple. De grandes migrations, venant de l'est et du nord et, marchant vers le sud-ouest, les ont apportés. Nous ne connaissons que les derniers venus, dont les principaux sont les Celtes et les Germains ; mais combien les ont précédés aux temps de la préhistoire ? D'autre part, nos côtes méditerranéenne, océanique, septentrionale ont attiré les marins et les colons. De la Méditerranée sont venus des Phéniciens, des Carthaginois, des Grecs, des Latins, plus tard des Arabes. La Bretagne insulaire a envoyé ses Bretons dans notre Armorique, et la Scandinavie ses Normands à l'embouchure de la Seine. Ainsi la France se trouve être comme la synthèse ethnographique de l'Europe. La nation française est celle qui contient peut-être la plus grande somme d'humanité. II. — L'UNITÉ PAR LA MONARCHIE. LES différents peuples, préparés à la fusion par l'action des forces naturelles, le sol et le ciel, qui leur interdisaient l'isolement, sont arrivés à l'unité politique au temps capétien. Les Mérovingiens et les Carolingiens avaient fondé un royaume des Francs ; mais il ne dura point. Charlemagne était un rhénan ; son action s'exerçait à l'est ; sa grande œuvre fut la conquête de l'Allemagne. Puis, il avait un rêve de domination universelle : à la Noël de l'an 800, le pape et lui restaurèrent dans la basilique de Saint-Pierre l'imperator, sans, d'ailleurs, savoir ce qu'était au juste l'imperator, ni l'empire. Charlemagne nous est pour ainsi dire extérieur. L'œuvre de notre unification a commencé lorsque Hugues Capet devint roi en 987. Duc de France, comte de Paris, celui-ci était de chez nous. Hugues Capet était l'héritier de la royauté carolingienne, qui gardait dans ses lois quelque souvenir du pouvoir impérial romain ; sous ses successeurs, les légistes du Midi ressusciteront en la personne du roi le princeps : ils traduiront le quidquid principi placuit suprema lex esto par Si veut le roi, si veut la loi. D'autre part, Hugues fut sacré roi à l'imitation de David que Samuel sacra sur l'ordre de Dieu. Ces droits, qui venaient de Rome et de Jérusalem, étaient imprécis, mais non pas inefficaces ; indéfinissables, ils étaient par là même incontestables. Enfin, le roi possédait des droits nouveaux et réels, qui se préciseront à mesure que la féodalité s'organisera. ll était le suzerain direct des grands vassaux, ducs et comtes, et l'arrière-suzerain de leurs vassaux, le souverain fieffeux du royaume. Pour toutes ces raisons, Hugues Capet représentait, au-dessus des divisions et subdivisions de notre sol, l'ensemble. En lui résidait l'unité de la France. Mais voici qui vaut plus et mieux que des théories. Les successeurs de Hugues Capet acquirent des principautés féodales, par droit de justice, achat, mariage ou conquête. Au commencement du XIVe siècle, le domaine agrandi touche à l'est la frontière du Saint-Empire germanique : au sud, les Pyrénées ; à l'ouest, l'Océan. Au XIVe siècle, de vilains jours viennent ; la guerre de Cent ans ravage et ruine la France. Mais la royauté en sort fortifiée. D'abord, une grande question est réglée. Depuis qu'en 1066, Guillaume de Normandie, vassal du roi de France, avait conquis l'Angleterre, les rois anglais avaient accru leur domaine français au point que tout notre littoral océanique finit par leur appartenir. Vaincus, les Goddem, comme l'avait prédit Jeanne d'Arc, sortirent de France, excepté ceux qui y demeurèrent enterrés. D'autre part, cette guerre a fauché la noblesse, mis les communes en faillite, détruit ainsi les forces de résistance au roi, qui devient le souverain législateur, se donne une armée royale permanente et crée l'impôt royal, marques d'un pouvoir absolu. D'autres crises viendront : toujours la royauté les surmontera. La dernière grande principauté féodale, la Bretagne, entre dans le domaine au XVIe, siècle. Après les quarante années de nos guerres civiles, politiques et religieuses, le roi est décidément hors de pair. Alors apparaît ce personnage historique de grande allure : le roi qui règne par la volonté expresse de Dieu, donc souverainement puissant, souverainement bon aussi, car, lorsque les sujets souffrent, ils croient que, si notre bon roi le savait, il les allégerait de tous leurs maux ; et il est immortel, puisque après qu'on avait descendu dans la tombe, à l'abbaye de Saint-Denis, un cercueil royal, une voix criait : Le Roi est mort, vive le Roi ! et cette foi monarchique donnait le sentiment de la pérennité. Mais cette unité en la personne du roi était superficielle. Le souvenir demeure des lois et coutumes qu'il a juré de respecter au moment où il a réuni les diverses provinces au domaine. En l'année 1786, le parlement de Pau déclare que le Béarn, bien qu'il soit soumis au même roi que les Français, n'est pas devenu une province française, et qu'il demeure étranger au royaume. Ce mot étranger se retrouve même dans la langue administrative officielle : certaines provinces sont réputées étrangères ; d'autres sont d'étranger effectif. Dans celles-ci — les trois évêchés de Metz, Toul et Verdun, la Lorraine, l'Alsace — la douane est prohibitive du côté de la France ; le commerce, du côté de l'étranger, demeure libre. Ainsi, point de communes finances. pas non plus de commun régime juridique : des pays de droit écrit, des pays de droit coutumier, etc. Le roi s'est accommodé de ces diversités. Ce qui lui importait, c'était l'obéissance. Aucune des libertés qu'il a respectées n'est en état de le gêner dans sa souveraineté, c'est l'essentiel. Il a laissé subsister des formes vides — provinces, municipalités, seigneuries — ; après en avoir fait des ruines, il ne les a pas déblayées ; elles encombraient la vie publique ; contre ces vestiges résistants du passé ont lutté les grands ministres : au temps de la pleine gloire, Colbert ; aux dernières heures, Turgot. Chaos, anarchie, disent les cahiers rédigés pour les États Généraux. Et voici deux paroles graves : Calonne, ministre de Louis XVI, demandait que les provinces fussent naturalisées ; Mirabeau se plaignait que la France fût un assemblage de peuples désunis. III. — L'UNITÉ PAR LA NATION. LA Révolution naturalisa toutes nos provinces ; elle unifia les peuples désunis. L'unité a été voulue par la nation, que l'on voit spontanément agir pendant les années 1789 et 1790. Les municipalités récemment instituées,. et dont chacune a sa garde nationale, commencent par voisiner entre elles ; puis elles se fédèrent par province ; puis des provinces se fédèrent entre elles. Des fédérations s'assemblent depuis la fin de novembre 1789, en Dauphiné, en Bretagne, dans les petits pays pyrénéens, en Franche-Comté, en Bourgogne, à Lyon, en Alsace, en Flandre, en Auvergne, etc. Partout les manifestations ont un caractère solennel et religieux. On discourt, on jure devant un autel de la patrie, en présence du Dieu des armées, ou du Dieu de l'univers, de vivre libre ou de mourir. A Lyon, 50.000 fédérés défilent devant une statue de la liberté : la déesse tient dans une main une pique surmontée d'un bonnet phrygien, et, dans l'autre, une couronne civique. A Strasbourg, des nouveau-nés reçoivent sur l'autel le baptême civique. Mais voici que surgit l'idée d'une fédération nationale. Le culte de la patrie répudie comme des schismes les différences provinciales. On veut, comme on dit à Pontivy où se réunit la fédération bretonne et angevine, n'être plus ni Bretons, ni Angevins, mais des Français, citoyens d'un même empire ; on déclare à Dôle, où fraternisent les provinces de l'Est, que tous les Français sont une immense famille de frères ; réunis sous l'étendard de la liberté, ils dressent un rempart formidable contre lequel se brisent les efforts de l'autocratie. On est si fier d'être Français, d'être libres ! A Strasbourg, le 13 juin 1790 au soir, la cathédrale splendidement illuminée rayonne par delà le Rhin. Le coup d'œil, dit le procès-verbal de la fête, a prouvé aux princes jaloux de notre bonheur que, si les Français ont jadis célébré les conquêtes des monarques, ils ont enfin fait briller à leurs veux l'éclat de leur liberté. Le lendemain, un drapeau planté sur le pont de Kehl porte cette inscription : Ici commence le pays de la Liberté. Le 14 juillet 1790, jour où s'assemblent au Champ de Mars, sous la présidence du Roi, l'Assemblée nationale, la garde nationale de Paris, 14.000 délégués des gardes nationales départementales, les porte-drapeaux de toute l'armée, 2 à 300.000 spectateurs, est une très grande date de notre histoire. Une journée si belle, une journée si noble, si religieuse n'a été vécue par aucun peuple. Des provinciaux de toutes les provinces, oubliant, effaçant les différences géographiques, ethnographiques, historiques, ont créé, par un acte délibéré de leur volonté, la nation moderne. La nation consentie, voulue par elle-même, est une idée de la France. Le 14 juillet 1790, à l'unité monarchique a donc succédé l'unité nationale, qui s'est révélée indestructible. IV. — LA SOLIDITÉ FRANÇAISE. AU cours de sa longue histoire, la France a subi de terribles crises. Plusieurs fois, elle a été tout prés de mourir. Revenons aux deux exemples rappelés tout à l'heure : la crise de la guerre de Cent ans, celle des guerres intestines du XVIe siècle[1]. Un bourgeois de Paris, qui écrivait au commencement du règne de Charles VII, raconte que les Parisiens affamés assiégeaient les portes des boulangeries ; les petits enfants criaient : J'ai faim ! J'ai faim !... On n'avait ni blé, ni bûche, ni charbon. On mangeait des trognons de choux et des herbes sans les cuire, sans pain, ni sel. La désolation s'étendait à toute la France. J'ai vu de mes yeux, dit Thomas Basin, évêque de
Lisieux, les campagnes de la Champagne, de la Brie,
du Gâtinais, du pays chartrain, de Dreux, du Maine et du Perche, celles du
Vexin, du Beauvaisis, du pays de Caux depuis la Seine jusque vers Amiens, de
Senlis, du Soissonnais, du Valois. et toute la contrée jusqu'à Laon et au
delà vers le Hainaut, hideuses à regarder, vides de paysans, pleines de
ronces et d'épines. Hélas ! sire, écrivait à Charles
Vil Jean Juvénal des Ursins, évêque de Beauvais, regardez vos autres cités et
pays, comme Guyenne, Toulouse, Languedoc. Tout va à destruction et
désolation, même à finale perdition ! Finale perdition ! Or, sitôt la paix conclue, les paysans, réfugiés dans les châteaux forts et dans les villes, retournent aux champs. Et c'est pour eux une grande joie, de revoir les bois et les champs, les prés verdoyants, et de regarder couler l'eau des rivières. Non seulement les anciennes cultures sont reprises, mais la charrue s'attaque aux bois et aux terrains en friche ; bientôt les terres cultivées du royaume se seront accrues d'un tiers. Les métiers ont recommencé à battre. Le commerce se ranime. La foire de Lyon attire des gens de tous pays. Le roi Charles conclut des traités de commerce ; il est en correspondance avec le sultan d'Egypte et celui du Maroc. Nos marchands trafiquent dans les mers du Nord et sur les côtes de la Méditerranée, Maroc, Algérie, Tunisie, Tripolitaine, Égypte, Syrie. Un poète du temps a célébré cette renaissance : Marchands gagnaient en toutes marchandises ; Celliers, greniers étaient riches et pleins De vins, de blés, avoines et bons grains. Le roi de France recouvre son haut rang. Même avant que notre territoire soit complètement libéré, Charles VII envoie des troupes en Alsace ; il en conduit en Lorraine. Il se rappelle que la rive gauche du Rhin appartenait autrefois à ses prédécesseurs rois de France ; il proteste contre les usurpations et entreprises faites sur les droits de son royaume et couronne de France. Ces pays usurpés, il veut les réduire à son obéissance. Charles VII, si petit, si misérable à son avènement, est devenu le plus grand personnage de l'Europe ; le doge de Venise, recevant ses ambassadeurs, déclare que le roi de France est le roi des rois et que nul ne peut rien sans lui. Passons un siècle et demi : nous voici à l'avènement de Henri IV en 1589. Tout comme Charles VII, il est roi sans royaume ; il est pauvre au point qu'il est obligé de dîner tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre, sa marmite étant renversée, comme il disait ; il se plaint que son pourpoint soit troué au coude. Il lui faut combattre à la fois les trois quarts de ses sujets, qui ne veulent pas reconnaître son autorité, et les Espagnols, qui veulent s'assujettir la France. A force de courage et aussi d'habileté, il vient à bout de toutes les résistances. En 1598, il impose la paix aux Espagnols. et il accorde aux protestants, par l'édit de Nantes, la liberté de conscience. Ainsi l'ut close la déplorable période de guerre étrangère et civile. Cette guerre, qui dura quarante ans, avait mis la France aussi bas que les cent ans de la guerre anglaise. Un ambassadeur étranger écrit : Il n'y a pas une famille noble en France où le père ou le fils réait été tué ou blessé, ou fait prisonnier... Plus de 4.000 châteaux ont été détruits. Le peuple, n'a pas moins souffert : plus de 700.000 hommes ont été tués, 9 villes détruites, et plus de 125.000 maisons incendiées. A la frontière, presque tous les villages, dit une déclaration royale, sont déserts. Les loups affamés radent dans les campagnes. Le travail industriel est arrêté presque partout. A Provins, où travaillaient 600 métiers à drap, il en reste 4. A Tours, où la soierie avait occupé 800 maîtres-ouvriers et plus de 600 compagnons, il ne reste que 200 maîtres-ouvriers : les compagnons ont disparu. A Senlis, à Meaux, Melun, Saint-Denis, Amiens, la diminution du travail est égale ou pire. Les villes s'emplissent de mendiants. paysans fugitifs et ouvriers sans travail. A Paris, ces pauvres gens s'entassent dans les cimetières on ils couchent sur les tombes. Le 4 mars 1596, la police en a compté 7.769 au cimetière des Innocents. Rapportant tous ces maux, Étienne Pasquier disait qu'un homme qui aurait dormi pendant les quarante ans de guerre et se serait réveillé, aurait, cru voir, non plus la France, mais un cadavre de la France... Mais le cadavre se ranime et se relève. Les laboureurs reprennent vigoureusement la charrue. Sully les aide de toutes ses forces. Il estimait que leur travail rapportait plus que les mines et trésors du Pérou. Tous les métiers se remettent à battre. Les industries utiles prospèrent. Même des industries de luxe sont entreprises, celle de la soie, par exemple. Henri IV est fier, lui qui jadis se plaignait des trous de son pourpoint, de montrer ses mollets chaussés de bas de soie fabriqués en France. Les routes abîmées sont refaites, et les ponts écroulés rebâtis. La navigation se ranime sur nos fleuves. Des traités de commerce sont conclus avec les pays étrangers. Le sultan renouvelle les privilèges de nos marchands dans ses États, et reconnaît le protectorat de la France sur les Lieux Saints. Plus de mille vaisseaux français l'ont le commerce du Levant. Au même moment, la France prend pied en Amérique. Québec est fondée au Canada, qui s'appelle la Nouvelle-France. Cette renaissance étonne l'étranger. Just Zinzerlin, qui écrit une sorte de guide en France, constate que le vin abonde dans le Midi. La ville de Bordeaux expédie à elle seule cent mille barriques par an. A droite et à gauche, il a vu partout des pâturages où paissent le gros et le menu bétail. Il admire l'abondance de la volaille. Heureusement, dit-il, qu'on ne mange pas dans les autres pays autant de chapons, poules et poulets qu'en France en un jour, car l'espèce périrait. Même les provinces qui furent les plus éprouvées par la guerre ont retrouvé leur prospérité. La Picardie, toute couverte de ruines, est redevenue le grenier de Paris. Mais c'est surtout au témoignage des ambassadeurs vénitiens qu'il faut recourir. Ces hommes étudiaient avec un grand soin et une vive et sérieuse intelligence les pays où ils représentaient la république de Venise. Ils connaissaient à merveille la France. Or, en 1598, l'ambassadeur Duedo annonce que, dans dix ans, le royaume, s'il n'est pas revenu à son antique splendeur, il s'en manquera bien peu. Son successeur, Vendramin, affirmait aussi que la France se rétablirait aisément, comme cela est arrivé plusieurs fois dans l'espace de mille ans et plus. Deux envoyés extraordinaires, venus de Venise à Paris peu de temps après la mort de Henri IV, écrivent à leur gouvernement que le royaume de France, par les malheurs passés, n'a été diminué en rien de ses forces : le corps, très robuste, ragaillardi dans la maladie, développé dans les épreuves, et comme ressuscité d'entre les morts, se relève. Enfin, l'ambassadeur Contarini écrit ces paroles à méditer : La France, quand elle-même n'affaiblit pas ses propres forces, peut toujours faire contrepoids à une puissance quelconque. En effet, bientôt elle fera contrepoids à la puissance de la famille des Habsbourg d'Autriche et d'Espagne, qui menaçait alors la liberté de l'Europe. Henri IV allait commencer la lutte contre la maison d'Autriche, quand il fut assassiné ; les Habsbourg eurent un moment de répit ; mais bientôt viendront Louis XIII et Richelieu, et puis Louis XIV ; et le roi de France sera de nouveau le roi des rois. De nos jours, un étranger, un ennemi, l'ancien chancelier de l'empire allemand, le prince de Bülow, écrit, dans son livre La politique allemande, que la France a une foi inaltérable en l'indestructibilité de ses forces vitales, et que cette foi est justifiée par son histoire : Aucun peuple n'a jamais réparé
aussi vite que les Français les suites d'une catastrophe nationale ; aucun
n'a retrouvé, avec la même aisance, le ressort, la confiance en soi et
l'esprit d'entreprise après de cruels mécomptes et des défaites qui
semblaient écrasantes. Plus d'une fois, l'Europe crut que la France avait cessé
d'être dangereuse : mais chaque fois la nation française se redressait devant
l'Europe après un court délai, avec sa vigueur d'antan et un accroissement de
forces. Et M. de Bülow donne ses preuves, dont voici la dernière : La défaite de 1870 eut pour la France des conséquences plus graves que n'en avait eues auparavant aucune autre, mais elle n'a pas brisé la force que peut avoir pour une nouvelle occasion ce peuple d'une merveilleuse élasticité. Sur quoi, M. de Bülow admire la rapidité et l'intensité avec laquelle l'esprit d'entreprise refleurit en France immédiatement après le cataclysme de 1870. Comme les Vénitiens du XVIe siècle, cet Allemand d'aujourd'hui affirme que la France est indestructible, et que le relèvement, après les grandes crises, est une habitude, une loi de notre histoire. Hélas ! il faut bien reconnaître que l'état de la France est plus inquiétant aujourd'hui qu'il n'était en 1870, à plus forte raison aux siècles de Henri IV et de Charles VII. Quels changements dans le monde ! Combien de nouveautés redoutables pour nous ! Mais rappelons-nous l'histoire de nos' dernières années : un autre pays aurait-il tenu ferme après les grands revers d'août 1914, alors que nos départements les plus riches, où étaient accumulés les moyens de fabriquer les instruments et munitions de guerre, étaient occupés et exploités par l'ennemi ? Quel autre pays aurait soutenu son effort jusqu'à ce que ses alliés fussent en état de le secourir, espérant contre toute espérance ? Et maintenant, quelle preuve nous donnons d'une patience invraisemblable, attendant toujours la réparation qui nous est due de tant de ruines, travaillant aux champs et à l'usine, partout où il est possible de travailler, espérant l'heure où nous pourrons enfin déployer notre plein effort ! En réalité, nous avons le droit d'espérer en l'avenir. V. — AUTRE RAISON DE CONFIANCE. VOICI une autre raison, toute différente, de confiance : notre pays, après plusieurs révolutions et coups d'État, est pourvu d'un gouvernement que l'on peut croire définitif. L'histoire de nos divers régimes depuis 1789 montre combien pénible fut l'établissement de la République. En 1789, le mot même semblait malséant et faisait peur. A la veille de la Révolution, Camille Desmoulins disait qu'il n'y avait en France qu'une dizaine de républicains. Ni Robespierre, ni Marat lui-même n'étaient du nombre ; ils sont devenus républicains après la révolution du 10 août, qui fit la vacance du trône. Il est vrai que le 29 septembre 1792 fut proclamée la République une et indivisible, et que cette République fut aimée, presque adorée, mais parce qu'elle était la patrie. La masse de la nation avait vite oublié les Bourbons, mais elle gardait le sentiment monarchique légué par les siècles. Aussi Napoléon put-il restaurer la monarchie. Quand l'Empire croula, le mot République, prononcé par quelques-uns, n'éveilla pas d'écho. Les Bourbons rentrèrent. La Charte, octroyée par Louis XVIII, fut un compromis entre l'ancien et le nouveau régime. Mais Charles X viola le pacte pour restaurer le droit divin, et c'est bien ce droit qui fut vaincu dans la bataille des trois glorieuses. La foi monarchique survivra comme un devoir d'honneur en des familles éparses, entretenue par des relations avec le petit-fils de Charles X, le comte de Chambord ; puis elle s'éteindra. Chateaubriand a déclaré dans son dernier discours à la Chambre des pairs : L'idolâtrie d'un nom est abolie. La monarchie va durer, mais gravement altérée. En 1830, il y aura un roi des Français, mais le roi de France est mort. En 1830, on parla de République beaucoup plus qu'en 1814. La République était voulue par les combattants de juillet, étudiants et ouvriers ; mais même les chefs de la jeunesse, Cavaignac par exemple, avouaient que le pays n'était pas prêt pour le régime : Je suis républicain, disait La Fayette, et l'on rapporte que le duc d'Orléans disait aussi : Je suis républicain ; mais La Fayette jugeait que la meilleure république serait le duc d'Orléans. C'était l'opinion du duc, qui devint le roi Louis-Philippe. La France commence alors une nouvelle expérience. La Charte n'est plus octroyée par le Roi ; il est obligé de le consentir. Le Roi règne, non plus seulement par la grâce de Dieu, mais aussi par la volonté nationale. Le décor de majesté a disparu, par trop disparu peut-être ; la dignité de la personne royale et de la royauté en souffrit. Mais ce régime va-t-il être une transition ? S'acheminera-t-il vers le gouvernement de la nation par elle-même ? Non. Louis-Philippe n'était pas un novateur, ami du progrès politique et social ; ces mots ne lui plaisaient pas. Il ne voyait dans les mouvements d'idées et de passions qui agitaient le pays depuis la Révolution que des manifestations de l'esprit de désordre, vieux comme le monde, et que tous les gouvernements sont obligés de combattre. D'ailleurs, il était, comme on dit, un autoritaire, et il avait grande confiance en lui-même. Il n'acceptait pas la définition célèbre du régime parlementaire, où le Roi règne et ne gouverne pas. Il entendait gouverner. Après bien des difficultés et des luttes, il établit ce gouvernement personnel que servit M. Guizot. Il lui parut alors que tout était bien. Un groupe libéral demanda une très modeste extension du droit de suffrage et organisa une campagne de propagande dans le pays. Le gouvernement ne voulut rien entendre : M. Guizot raillait le prurit d'innovations qui tourmentait les libéraux et les démocrates. Les réformistes ou du moins le plus grand nombre d'entre eux ne souhaitaient pas une révolution : même ils renoncèrent à une manifestation commandée, pour le février, craignant qu'elle ne tournât en émeute. Mais la manifestation eut lieu et devint une émeute ; l'incident du boulevard des Capucines et la promenade des cadavres émurent Paris qui se hérissa de barricades ; le lendemain ce fut la Révolution ; le roi s'enfuit. Personne à Paris ni en province ne protesta. La nation fut surprise. Pour la grande masse des Français, républicain est encore synonyme de jacobin, c'est-à-dire de terroriste massacreur, ou de partageux, voleur du bien d'autrui. Cependant on fait bon accueil à la République. Des orateurs, des écrivains, en beau langage, proclament un idéal de liberté, d'égalité, de fraternité, et annoncent la libération des peuples opprimés. On chante la Marseillaise, on plaide des arbres de liberté que les curés bénissent ; c'est là une preuve, entre beaucoup, de notre promptitude à l'illusion généreuse. Mais bientôt le pays s'inquiète ; comment en eût-il été autrement ? Brusquement, du jour au lendemain, ce fut le suffrage universel — neuf millions d'électeurs au lieu de deux cent mille, — la pleine liberté de la presse, la pleine liberté de réunion, le droit au travail, l'organisation du travail, et voilà une preuve entre beaucoup de notre légèreté à croire pie tout un état social peut être transformé par des mots et, par des formules. On s'aperçoit vite qu'on a fait un saut dans l'inconnu. La rente baisse : l'argent se cache. Le commerce et la manufacture s'arrêtent ; l'insurrection de juin éclate : elle est atrocement réprimée. Par la bataille et par la proscription, le parti républicain, saigné à blanc, s'affaisse. Déjà les monarchistes s'agitent ; ruais que pense la nation. Le 10 décembre 1848, elle élit Président de la République, par plus de cinq millions de suffrages, le prince Louis-Napoléon Bonaparte. Ce fut une élection sentimentale : une protestation contre Waterloo et Sainte-Hélène, et, après tant d'années sans gloire, une acclamation à la gloire. Ces millions d'électeurs, écartés de la vie publique depuis Brumaire, étaient incapables d'idées politiques. A l'Assemblée Constituante, la Législative succède en 1849. Les élections donnent une forte majorité monarchique. La République est donc rejetée par le pays. Les monarchistes ne s'accordent pas sur le choix du roi. Alors, Louis-Napoléon fait un coup d'État, le 2 décembre 1851 ; l'an d'après, il rétablit l'Empire. 7.740.000 suffrages ont approuvé le coup d'État, et 7.839.000, le rétablissement de l'Empire. Dans le premier plébiscite, la minorité a été de 646.000 voix ; dans le second, de 253.000. Le chiffre des Qui est formidable ; il prouve la popularité du nom napoléonien ; mais aussi que la France, fatiguée d'agitations perpétuelles, aspire à la tranquillité ; elle ne se sent pas capable de se gouverner, n'en a pas même le désir. Et voilà la République ajournée. Après le désastre de 1870, la République reparaît ; les électeurs de 1871 ne votent pas sur la forme du gouvernement ; ils votent pour la paix ; mais les élus sont monarchistes en majorité, et la République semble encore une fois condamnée. Comme en 1849, la majorité ne s'accorde pas sur le choix du roi. Fièrement, le comte de Chambord refuse de devenir le roi légitime de la Révolution ; il veut être le roi tout court. Alors la République s'impose comme carte forcée. Les monarchistes, il est vrai, ne renoncent pas à leurs espérances. Le régime de 1875 n'est pour eux qu'une attente. D'ailleurs, le mot République n'a été inscrit dans l'acte constitutionnel que par une majorité d'une voix. En attendant mieux, les conservateurs acceptent la République, mais sans les républicains, formule sotte comme beaucoup de formules spirituelles. Or, les électeurs sont devenus républicains, parce que la République signifie pour eux : pas de guerres, pas de révolutions, parce qu'elle est démocratique et qu'elle aspire à la justice sociale. Depuis 1871, la proportion des élus républicains n'a cessé de s'accroître. En 1914, l'opposition monarchique est anéantie dans le parlement, où se forment des groupes de plus en plus démocratiques. Récapitulons : de 1800 à 1814, régime napoléonien ; de 1814 à 1830 (avec une interruption de Cent Jours), régime de la royauté légitime ; de 1830 à 1848, régime de la royauté bourgeoise ; de 1852 à 1870. le second Empire. Maximum de durée : dix-huit ans. La République dure depuis plus d'un demi-siècle. Cela est un grand mérite : n'avoir point d'adversaires est une force, négative si l'on veut, mais très puissante. Reste que le gouvernement de la République ne soit jamais une faction. La République doit être libérale à profusion. On dira qu'avec la pleine liberté de la presse et des réunions, des manifestations, même des troubles sont à craindre ; mais nous ne nous attendons pas, je suppose, puisque nous voulons vivre libres à une vie de tout repos. La liberté, d'ailleurs. a cet effet bienfaisant que les passions se soulagent pour ainsi dire en s'exprimant. Les chefs de groupe les phis violents sont calmés par la participation à la vie publique ; ils sont sensibles aux honneurs du pouvoir. Les déliais publies sont moins dangereux que ceux des comités secrets où se préparent les coups de force. Ils révèlent souvent par l'imprudence des orateurs ou des écrivains, le fond des pensées. Ils éclairent l'opinion, qui est le grand juge. — Bien entendu, tout acte de violence criminelle ressortit à la justice. |
[1] Je reproduis ici, presque textuellement, une lettre à tous les Français, intitulée La Vitalité française, publiée en 1915.