I. - LA DÉCHÉANCE DU ROI CONSTANTIN. A la conférence de Saint-Jean-de-Maurienne, MM. Lloyd George et Sonnino avaient élevé des objections contre le projet de M. Ribot de régler l'affaire grecque par la manière forte. Le gouvernement britannique protestait contre les desseins politiques attribués au général Sarrail. Au lieu de renforcer le corps expéditionnaire de Salonique, il en retirait deux brigades de cavalerie au mois de mai, et annonçait l'intention de réduire encore ses effectifs. Sous l'influence des préoccupations causées par la guerre sous-marine, et dans la crainte de ne pouvoir ravitailler l'armée d'Orient, il suggérait de procéder à une évacuation totale. Dans une conférence qui se tint à Paris dans les premiers jours de mai, Ribot combattit énergiquement ce projet. Convaincu que l'évacuation de la Macédoine livrerait la Grèce et tous les Balkans aux Allemands, et laisserait à leur disposition des forces très considérables qui seraient employées sur le front français, il insista vigoureusement pour que les Alliés ne diminuassent pas leurs effectifs en Macédoine avant d'avoir débarrassé la Grèce du roi Constantin, dont il connaissait les intentions agressives. Lloyd George finit par consentir à ce qu'un haut-commissaire des trois puissances protectrices allât à Athènes même restaurer le régime constitutionnel, et que ce personnage fût un Français. Ribot proposa M. Jonnart, sénateur, ancien ministre des Affaires étrangères, ancien gouverneur général de l'Algérie, président de la Cie universelle du canal de Suez, qui avait fait adopter par la Commission des affaires extérieures du Sénat un rapport, concluant à la nomination d'un mandataire unique des trois puissances protectrices pour régler l'affaire grecque. Ce choix fut agréé à Londres. Le 28 mai, Ribot et Jonnart, accompagnés des ministres de la Guerre et de la Marine et du général Foch, allèrent à Londres arrêter les détails de l'opération projetée. On convint d'établir en Grèce un gouvernement dont les Alliés fussent sûrs et d'obliger le roi Constantin à quitter le pouvoir, tout en ne recourant à la force qu'a la dernière extrémité. Les Français marquèrent alors la nécessité de faire précéder la sommation des Alliés de mesures militaires qui affirmeraient la volonté de n'admettre aucun faux-fuyant. Jonnart exigea de pleins pouvoirs à ce sujet. On les lui accorda en principe, sans que le protocole de la conférence, rédigé à la hale, fût nettement explicite. Revenu à Paris le 30 mai. Jonnart lit diligence, et partit le 2 juin pour Brindisi, après avoir reçu du gouvernement l'autorisation de donner à l'amiral Gauchet, commandant les escadres alliées dans la Méditerranée, et au général Sarrail les ordres nécessaires pour que des bateaux et des troupes en nombre suffisant coopérassent à l'entreprise. Arrivé sur les lieux, il obtint de ces cieux chefs l'indispensable. Ce fut près des diplomates de l'Entente qu'il rencontra le plus de résistance. Les ministres l'Angleterre, d'Italie et de Russie étaient ouvertement hostiles à l'expulsion du roi. Depuis la conférence de Saint-Jean-de-Maurienne, ils s'efforçaient de détourner le coup qui menaçait Constantin Ier. On avait parlé tout d'abord d'une abdication volontaire en faveur du diadoque. Mais la presse française avait fait observer qu'en raison des sentiments bien connus du prince Georges, la Grèce ne gagnerait rien au change. En outre, le 1'' mai, le congrès des colonies helléniques à l'étranger, réuni à Paris, avait déclaré Constantin le' et toute sa dynastie déchus du trône. Le roi avait sacrifié Lambros le 3 mai, et appelé Zaïrois à la présidence du Conseil. Mais les Dousmanis, Métaxas, Streit, Merkouris, etc. conservaient le pouvoir effectif. La dissimulation des armes et des munitions, le déguisement des gendarmes et des soldats et toutes les fraudes en usage sous le ministère précédent continuaient. La ligue des réservistes se reconstituait sous la direction d'un neveu de Gounaris, du nom de Sayas. Les venizélistes étaient de nouveau soumis aux vexations de la foule et à l'arbitraire des tribunaux. Les officiers du contrôle militaire étaient empêchés par la violence d'accomplir leur mission. Le Serip accusait les Sénégalais du corps expéditionnaire de tuer et de manger les petits enfants. Le culte du roi tournait à l'idolâtrie. En arrivant le 5 juin à Kératsini, dans la rade de Salamine, Jonnart trouva une population exaltée, un gouvernement inerte, une Cour sur ses gardes et un corps diplomatique nerveux. Avant de faire connaître ses intentions, il se rendit à Salonique, et s'entendit avec Sarrail sur les mesures suivantes : occupation de la Thessalie et de Larisse ainsi que de l'isthme de Corinthe par les troupes alliées, embarquement de 10.000 hommes sur l'escadre accompagnant le haut-commissaire. Puis il se concerta avec Venizélos sur les modalités du changement de régime. Le 9 au soir, il revint à Salamine. De nouvelles difficultés l'y attendaient. Dans l'intervalle, les amis et parents du roi s'étaient mis en campagne, et les ministres d'Angleterre, d'Italie et de Russie avaient télégraphié à leurs gouvernements qu'il se préparait une grosse opération militaire. Ils prédisaient les pires catastrophes si Jonnart recourait à la force. Lloyd George avait demandé à Ribot le rappel immédiat de Sarrail et protesté contre le projet de débarquement de troupes au Pirée. Il revenait à l'idée favorite du Foreign Office de réconcilier Venizélos avec Constantin. Ribot avait réussi à persuader Lloyd George de ne pas insister provisoirement sur le rappel de Sarrail et à calmer ses appréhensions. Il informait en même temps Jonnart de ce qui se passait et s'en remettait à lui d'agir pour le mieux. Mais les trois ministres alliés, au lieu de faciliter la tâche du haut-commissaire, lui suscitaient des obstacles. Le prince Demidof lui déclarait que le gouvernement russe ne considérait pas le haut-commissaire comme son représentant en cette affaire. Le comte Bosdari s'écriait que les rues d'Athènes allaient se transformer en torrents de sang, et que les ressortissants des États alliés seraient massacrés. Sir Francis Elliot et son attaché militaire, le général Philipps, tenaient un langage analogue, et télégraphiaient à Londres que Jonnart outrepassait ses instructions. Jonnart ne se laissa point ébranler. Ayant reçu des instructions de la conférence de Londres, il considérait qu'il n'avait pas à déférer aux désirs exprimés isolément par tel ou tel Cabinet. Il convoqua Zaïmis à bord du Bruix dans le port du Pirée et se borna à lui remettre deux notes relatives au contrôle des récoltes en Thessalie et au renforcement des postes alliés dans l'isthme de Corinthe. Zaïmis, qui s'attendait à bien autre chose, calma la population par un communiqué officiel en revenant à terre. Le lendemain matin 30, il revint à bord du Bruix. Jonnart lui notifia que, les puissances protectrices ayant décidé de reconstituer l'unité du royaume sans porter atteinte aux institutions monarchiques constitutionnelles garanties à la Grèce, le roi Constantin, qui avait manifestement violé la Constitution, devait abdiquer dans les vingt-quatre heures, et que son successeur devait être choisi à l'exclusion du diadoque. Zaïmis essaya de se dérober et d'obtenir des conditions transactionnelles. Le haut-commissaire ne concéda rien. Tout en affirmant les intentions généreuses et libérales des puissances protectrices, il signifia à Zaïmis que leur décision serait exécutée au besoin par la force, et que, si cette exécution rencontrait des résistances, il ne reculerait devant rien pour les briser. Un Conseil de la Couronne se tint à midi. Le roi, glue les informations de Londres, de Petrograd et de Rome avaient rassuré les jours précédents, fut déconcerté par la tournure que prenaient les événements. Il était trop tard pour organiser une résistance militaire sérieuse. Les troupes alliées étaient entrées en Thessalie, l'isthme de Corinthe était occupé par 4.000 soldats, et 10.000 autres se tenaient prêts à débarquer au Pirée. Constantin Ier se soumit. Le 12, entre neuf et dix heures du matin, Zaïmis informa officiellement le haut-commissaire que S. M. le roi, soucieux, comme toujours, du seul intérêt de la Grèce, avait décidé de quitter avec le prince royal le pays et désigné pour son successeur le prince Alexandre. Ce n'était pas une abdication : Constantin se réservait de remonter sur le trône après la victoire de son beau-frère Guillaume II. En quittant Athènes, le 13, avec sa famille pour aller s'embarquer à Oropos, il laissait un monarque intérimaire. Toutefois, Jonnart ne pouvait sans très grave imprudence aller au-devant de nouvelles difficultés avec les Alliés en exigeant davantage. L'essentiel était que Constantin partit, que toute la clique germanophile disparût et que la Grèce, rendue à elle-même, pût se ranger librement aux côtés des puissances protectrices. Le haut-commissaire atteignit ces résultats sans effusion de sang. Il leva le blocus, interdit les représailles, et lança une proclamation conviant le peuple hellène à l'apaisement. Puis, contrairement aux efforts de M. Zaïmis et à l'avis des diplomates qui préconisaient un ministère de transition, il appela Venizélos à Athènes pour que le chef du parti libéral formât lui-même le Cabinet. Les journaux constantiniens publièrent alors, sous forme de note, une information prétendant que le roi partait de son plein gré et que son éloignement n'était que momentané. Si tendancieuse qu'elle fût, cette version de l'expulsion du monarque eut du moins pour effet de prévenir des violences. Jonnart obligea ensuite Alexandre Ier à revenir sur une première proclamation, où le jeune roi se vantait de vouloir suivre les traces glorieuses de son père. Alexandre Ier dut adresser au président du Conseil une lettre rectificative, où il promettait d'are le fidèle gardien de la charte constitutionnelle. Arrivé le 21 juin à Athènes et salué par les acclamations populaires, Venizélos constitua son ministère le 27 ; il prit la Guerre avec la présidence du Conseil, et donna les Affaires étrangères à M. Nicolas Politis. Le 28, il rompit les relations diplomatiques avec les empires Centraux. Le nouveau régime s'installa sans incidents notables. Les populations de Thessalie accueillirent en libérateurs les soldats de l'armée Sarrail. Les protagonistes de la clique germanophile se laissèrent embarquer pour la Corse. Après avoir été hué à Lugano, Constantin s'établit à Lucerne. Venizélos, tenant pour inexistante la Chambre-croupion, convoqua la Chambre élue le 13 juin 1915 et, illégalement dissoute. Il s'employa de toute son énergie à mettre sur pied quelques divisions capables de tenir une place honorable dans l'armée de Macédoine, et devint le collaborateur dévoué de l'Entente, passionné aussi bien pour le triomphe de la cause commune que pour la grandeur de la Grèce. Après l'approbation de la Chambre (14 juin) et du Sénat (15 juin), Ribot s'était empressé de le féliciter de l'ardeur généreuse et du courageux désintéressement, de la clairvoyance politique et de la modération avec lesquels il avait accompli son œuvre patriotique. M. Jonnart partit d'Athènes après avoir déposé, le 5 juillet, une couronne sur la tombe des marins français assassinés le 14 décembre. Le 24 juillet, une conférence réunit à Paris vingt-huit délégués de la France, de l'Angleterre, de l'Italie, de la Serbie, de la Roumanie et de la Grèce, pour l'examen de la situation militaire dans les Balkans. Elle décida de maintenir les effectifs de l'armée d'Orient. Le gouvernement britannique restait pourtant hostile à ce maintien. Il s'obstinait dans l'intention de retirer ses contingents de Macédoine afin de renforcer son armée de Syrie et de Mésopotamie. Finalement, après de nouveaux pourparlers pendant le mois d'août, on convint entre Paris et Londres qu'il pourrait retirer une seconde division de Macédoine, mais qu'il ne procéderait à de nouvelles réductions qu'en cas d'événements imprévus, et avec l'assentiment préalable des Alliés. Au mois de décembre, le général Guillaumat remplaça Sarrail à la tête des armées alliées dans les Balkans et dressa le plan d'une offensive destinée à culbuter le front bulgare. Le rôle de la diplomatie était terminé en Grèce. II. — LES CRISES MINISTERIELLES EN EUROPE. D'UN bout à l'autre de l'Europe, pendant le printemps et l'été de 1917, les gouvernements furent secoués par des crises violentes. Au mois de mai, le Cabinet Lvof subit un remaniement complet. Six ministres socialistes y entrèrent, et le Conseil des délégués ouvriers et soldats, qui siégeait depuis la Révolution vis-à-vis du gouvernement provisoire, y fut représenté par M. Skobclef, son vice-président. M. Goutchkof, qui ne pouvait supporter la tutelle de ce Conseil, fut remplacé à la Guerre par M. Kerensky. M. Milioukof, dont la politique nationaliste et les prétentions persistantes sur Constantinople irritaient les pacifistes, dut céder les Affaires étrangères à M. Terestchenko. Le général Kornilof, commandant militaire de Pétrograd, demanda un commandement au front. Quoique le général Alexeief restât commandant en chef, la désagrégation morale et matérielle de l'armée s'accentua rapidement. Le programme du nouveau Cabinet répudia tout projet de conquête et préconisa la paix sans annexions ni indemnités. Bien que M. Terestchenko prit soin d'expliquer que cette formule n'excluait pas le droit des Alsaciens-Lorrains d'espérer la réalisation de leur idéal, elle éveilla de vives préoccupations en France. Le 22 mai, au Palais-Bourbon, M. Ribot dut affirmer avec énergie e droit de la France de réparer l'iniquité commise en I871 et déclare igue la réincorporation de l'Alsace-Lorraine dans le territoire français ne pourrait pas être considérée comme une annexion. De son côté, M. Wilson, dans une note adressée a Pétrograd dans les premiers jours de juin, mit à nu le sophisme du rétablissement de la paix par le retour au statu quo ante bellum, et manifesta son dessein de détruire toutes les dominations autocratiques. A la fin de niai, le comte Tisza, cédant à la pression de la Cour de Vienne et aux difficultés qui s'accumulaient en Hongrie, remit sa démission. M. de Lukacs et le comte Andrassy ayant échoué successivement dans la mission de former un nouveau Cabinet, le comte Maurice Esterhazy, ami personnel du monarque, finit par constituer tant bien que mal un gouvernement au milieu de juin, avec la réforme électorale pour programme. A Vienne, le 30 mai, la Chambre des députés élue en mai 1911 reprit ses séances interrompues depuis le 13 mars 191i. Ce n'était plus que l'ombre d'une représentation nationale. Les Tchèques et les Ukrainiens s'empressèrent de réclamer l'érection de la Tchécoslovaquie et de l'Ukraine autrichienne en États séparés et la transformation de la monarchie dualiste un État fédéré composé d'États nationaux libres et égaux en droit. Les Yougoslaves demandèrent la réunion de tous les territoires de la Monarchie habités par les Slovènes, les Croates et les Serbes en un État autonome, libéré de toute domination étrangère et reposant sur des bases démocratiques. Le discours du trône promit en termes vagues et pompeux l'instauration d'un régime de demi-liberté et de demi-égalité. Le comte Clam-Martinitz ne réussit même pas à retenir les Polonais dans la majorité gouvernementale ; indisposés par les procédés tortueux du ministère dans les affaires de Galicie, ils votèrent avec les Tchèques, l'Unio Latina et les Yougoslaves, et réunirent ainsi une majorité de 203 voix contre 185 membres du bloc allemand. Après quelques vaines tentatives pour reprendre son équilibre, Clam-Martinitz tomba définitivement à la fin de juin. Il fut remplacé par M. de Seidler, chef de section à l'Agriculture, qui choisit ses collaborateurs parmi les hauts fonctionnaires. Le suprême effort du monarque pour consolider le vieil édifice des Habsbourg avait échoué. En Italie, clés la rentrée du Parlement le 30 juin, M. Boselli se trouva en mauvaise posture. La proclamation inopinée, le 3 juin, par le général Ferrero, commandant des troupes italiennes dans la région d'Argyrocastro, de l'unité et de l'indépendance de toute l'Albanie sous l'égide et la protection du royaume d'Italie, avait, ému les gouvernements alliés, qui n'avaient pas été consultés, et plusieurs membres du Cabinet, qui n'avaient pas été mis au courant. Un remaniement ministériel, devenu nécessaire, affaiblit la situation de Boselli. Sonnino dut atténuer le caractère de la proclamation Ferrero et promettre que les limites de l'Albanie seraient fixées lors de la conclusion de la paix générale. En Espagne, les Cabinets se succédaient sans pouvoir mettre fin à la profonde confusion développée dans l'opinion publique et l'armée par la prolongation imprévue de la conflagration mondiale. Au mois de juin, un cabinet Dato suspendit les libertés constitutionnelles rétablies par M. Garcia Prieto après la démission du ministère Romanones. Le roi Alphonse désirait vivement faciliter la conclusion de la paix et secondait discrètement les efforts en ce sens de l'empereur Charles, son parent, et du Saint-Siège ; mais ces efforts, comme ceux de tous les autres intermédiaires animés du même esprit, rencontraient des obstacles qui se révélaient insurmontables dès qu'on prenait la peine de les mesurer. III. — LE DÉSARROI ALLEMAND ET LES VELLÉITÉS DE PAIX. A la fin du printemps, l'état-major allemand ne comptait plus sur la guerre sous-marine pour acculer l'Angleterre à une capitulation. Il constatait que ses calculs du mois de janvier étaient déjoués par des éléments qu'il n'avait pas prévus. Toutefois. il estimait que les pertes éprouvées par la marine anglaise étaient assez fortes pour engager le gouvernement britannique à entrer en pourparlers de paix. Aussi ne décourageait-il point les Allemands, comme Mathias Erzberger, qui s'ingéniaient à préparer un terrain pour des négociations. Cependant, même à ce moment. qui fui en effet celui on le Cabinet de Londres ressentit le plus d'inquiétudes au sujet du ravitaillement, Ludendorff n'admettait pas l'idée d'une simple paix blanche. Il tenait à garder tout au moins la Belgique comme gage, et les plus modérés de son entourage exigeaient l'union douanière de ce royaume avec l'Allemagne. D'autre part, le Cabinet de Vienne refusait absolument la cession de Trieste, de Botzen et de Meran. Quant au Cabinet de Pest, fort de l'appui de tous les Magyars sur ce point, il déclarait qu'on n'arracherait que par la force à la Hongrie une partie quelconque du territoire hongrois. En outre, il s'opposait à ce qu'on mit en question sous une forme quelconque le régime intérieur hongrois et le statut des nationalités : si l'on veut, disait-il, faire la paix sur le dos de la Hongrie, la Hongrie se séparera de l'Autriche. Les socialistes autrichiens eux-mêmes, si férus de paix qu'ils fussent, suppliaient Czernin de ne pas conclure une paix séparée, qui précipiterait l'Autriche dans une guerre avec l'Allemagne. Dans ces circonstances, toute négociation sérieuse était exclue : il ne restait de place que pour les intrigues. Il s'en ourdit de tous les côtés. Au milieu de juin, on s'aperçut que le député socialiste suisse Grimm négociait à Pétrograd, avec les encouragements du conseiller fédéral Hoffmann, chef du département politique à Berne, une paix séparée de l'Allemagne avec la Russie. Une dépêche de M. Hoffmann à M. Odier, ministre de Suisse à Pétrograd, tombée fortuitement en possession du journal suédois Social-Demokraten, découvrit ces tractations occultes. Grimm fut expulsé de Russie par les ministres socialistes Skobelef et Tseretelli. Quant à Hoffmann, qui avait déjà favorisé une intrigue analogue à Washington lors de la rupture des États-Unis avec l'Allemagne, il dut donner sa démission, malgré la tradition suisse d'après laquelle les conseillers fédéraux sont en fait inamovibles. Il fut remplacé par M. Ador, et le Conseil fédéral institua une délégation de trois de ses membres chargée de contrôler la politique extérieure. La négociation Grimm se rattachait indirectement à une autre combinaison de plus vaste envergure : la réunion à Stockholm d'une conférence socialiste internationale destinée à mettre en présence les socialistes de tous les pays belligérants. Préparée dans des conciliabules secrets où M. Scheidemann, socialiste allemand dévoué à l'empereur, avait joué un rôle, elle avait été convoquée pour le 15 mai, puis pour le 10 juin, par M. Troelstra, Hollandais, et par M. Huysmans, Belge flamingant, sur le refus de M. Vandervelde, ministre d'État belge et président du bureau socialiste international. A la faible majorité de 13 voix contre 11, la Commission administrative permanente du parti socialiste français refusa tout d'abord l'invitation ; mais, en réunion plénière, les socialistes français décidèrent d'aller à Stockholm afin de répondre à l'appel de leurs camarades russes. La question se posa pour le Cabinet Ribot de savoir s'il accorderait des passeports aux congressistes. Il se prononça pour la négative, en admettant toutefois que les délégués socialistes pourraient aller conférer à Petrograd, même en passant par Stockholm, lorsqu'ils ne courraient plus le risque d'y rencontrer, malgré eux, des Allemands. Le 4 juin, après une séance publique et trois Comités secrets, la Chambre des députés vota, par 467 voix contre 52, un ordre du jour de confiance au gouvernement, où elle affirma de nouveau la volonté du peuple français de se voir restituer l'Alsace-Lorraine, d'obtenir la juste réparation des dommages et d'abattre le militarisme prussien. Lei juin, après une courte séance secrète, le Sénat vota à l'unanimité un ordre du jour aussi ferme. Comme des grèves, survenues dans des conditions suspectes avec la connivence d'étrangers louches, venaient d'éclater en divers endroits, le Sénat invita de plus le gouvernement à prendre toutes les mesures d'ordre intérieur et extérieur nécessaires au salut de la nation. Ces troubles passagers, qu'un peu d'énergie fit cesser, coïncidaient avec un scénario pacifique qui se montait à Berlin. M. Erzberger fut le principal acteur de cette pièce. Recevant à la fois des confidences du chancelier, de l'état-major, de la Cour de Vienne et du Vatican, il s'agitait de tous côtés en faveur de la paix. Comme il était personnellement hostile, non seulement à la cession de l'Alsace-Lorraine, mais aussi à sa simple neutralisation, il ne pouvait espérer aboutir à des résultats sérieux. Néanmoins, devant le désarroi gouvernemental causé par les déceptions de la guerre sous-marine, il entreprit de provoquer au Reichstag une manifestation qui calmât les ambitions des pangermanistes et ranimât le courage des populations en vue d'une quatrième campagne d'hiver qui paraissait dès lors inévitable. A cet effet, dans les premiers jours de juillet, il exposa devant la grande Commission du Reichstag que l'optimisme régnant depuis le mois de février était injustifié, que l'on ne pouvait plus fixer de date pour la fin d'une guerre victorieuse, qu'il convenait de recourir aux moyens politico-diplomatiques. et que le premier de ces moyens consistait à répudier tout projet d'annexion. Il l'ut fortement contredit par M. Helfferich et le ministre de la Guerre von Stein, qui prêchèrent la guerre jusqu'au bout. La question fut débattue dans un Conseil de Couronne, où le Kronprinz recommanda instamment d'engager des pourparlers de paix. Obéissant à des raisons de tactique, le chancelier, Hindenburg et Ludendorff hésitèrent sur l'attitude a prendre. Alors le bureau du Centre vota une résolution déclarant que, M. de Bethmann-Hollweg ayant dirigé les affaires de l'empire au moment où la guerre avait éclaté, son maintien à la chancellerie rendait plus difficile la conclusion de la paix. En conséquence, le 10 juillet, Bethmann-Hollweg offrit sa démission à l'empereur, qui la refusa parce qu'il ne voyait pas de personnage qualifié pour recueillir la succession. Guillaume II ne voulait pas reprendre le prince de Bülow, qui était le candidat du G. Q. G. Mais la situation du chancelier devint intenable. Le 2 juillet, au Conseil des ministres prussiens, cinq ministres donnèrent leur démission parce qu'ils ne jugeaient pas Bethmann-Hollweg capable d'exécuter la réforme électorale qu'il proposait au nom de l'empereur-roi. Le 12, le Kronprinz pressa M. Erzberger de jeter dehors le chancelier, et parla dans le même sens à plusieurs députés. Les nationaux-libéraux s'étant joints au Centre pour recommander la retraite de Bethmann-Hollweg, celui-ci remit de nouveau sa démission, en proposant pour son successeur le comte Hertling, président du Conseil de Bavière. Cette fois, l'empereur dut céder. Le comte Hertling- ayant décliné la succession, Guillaume Il nomma chancelier M. Georg Michaelis, ancien sous-secrétaire d'Étai et commissaire impérial à l'alimentation, qui inspirait confiance aux militaires. M. de Kuhlmann, ambassadeur à Constantinople, remplaça M. Zimmermann aux Affaires étrangères. A peine M. Michaelis était-il entré en fonctions, qu'il constata un dissentiment entre le G. Q. G. et la majorité du Reichstag. Il lui fallut plusieurs jours pour établir un accord. Enfin, le 19, à une grande majorité, le Reichstag vota la résolution suivante, connue sous le nom de résolution de paix : Le Reichstag déclare : Au seuil de la quatrième année de guerre, comme au 4 août 1914, la parole du discours du trône reste vraie pour le peuple allemand : Nous ne sommes point mus par le désir de conquêtes. C'est pour défendre sa liberté et son indépendance, son intégrité territoriale, que l'Allemagne a pris les armes. — Le Reichstag aspire à une paix d'entente et h une réconciliation durable des peuples. Des extensions territoriales par la violence, des mesures d'oppression politique, économique et financière sont inconciliables avec une telle paix. — Le Reichstag repousse tous les plans qui se proposent un blocus économique et l'inimitié entre les peuples. Il faut garantir la liberté des mers. Seule la paix économique assurera des rapports de tolérance et d'amitié entre les peuples. — Le Reichstag encouragera puissamment la création d'organisations juridiques internationales. — Toutefois, tant que les gouvernements ennemis n'adopteront pas une pareille paix, tant qu'ils menaceront l'Allemagne et ses alliés de conquêtes et de violences, le peuple allemand restera debout comme un seul homme ; il résistera inébranlablement et combattra jusqu'au moment où le droit de vivre et de se développer lui sera garanti, ainsi qu'à ses alliés. — Uni dans cette pensée, le peuple allemand est invincible. Le Reichstag sait qu'il est sur ce point d'accord Avec les hommes qui protègent héroïquement la patrie. La gratitude éternelle du peuple entier leur est assurée. M. Michaelis donna tout de suite la mesure de son esprit politique en répétant devant le Reichstag les mensonges de Bethmann-Hollweg sur les origines de la guerre, en réclamant des garanties pour la sécurité des frontières de l'empire, et en accusant le gouvernement français, devant cinquante journalistes réunis chez lui, d'avoir négocié au commencement de l'année avec la Russie des agrandissements de territoires sur le Rhin. Il faisait état d'informations rapportées de Russie par les députés socialistes français Moutet et Cachin, communiquées à la Chambre pendant les séances secrètes des 1er et 2 juin, et venues à la connaissance du chancelier. Ces informations elles-mêmes se rapportaient à un voyage de M. Doumergue et du général de Castelnau à Pétrograd, qui avait pour objet d'étudier la situation en Russie et de fixer ce que pourrait obtenir la France après la victoire en contrepartie des acquisitions du tsar dans l'empire Ottoman. Il avait été question des frontières de 1792 (Landau et la Sarre), et de l'autonomie de la Rhénanie. Le 31, M. Ribot rétablit en ces termes la vérité devant la Chambre. M. Doumergue, à la suite de ses conversations avec le tsar, a demandé et obtenu de M. Briand l'autorisation de prendre acte de la promesse du tsar d'appuyer notre revendication de l'Alsace-Lorraine, qui nous a été arrachée par la violence, et de nous laisser libres de chercher des garanties contre une nouvelle agression, non pas en annexant à la France les territoires de la rive gauche du Rhin, mais en faisant au besoin de ces territoires un État autonome qui nous protégerait, ainsi que la Belgique, contre une invasion d'outre-Rhin. Nous n'avons jamais songé à faire ce qu'a fait, eu 1871, M. de Bismarck. A la Chambre des Communes, M. Balfour se prononça en faveur de la restitution de l'Alsace-Lorraine à la France et déclara que la paix européenne ne serait pas assurée avant que l'Allemagne fût rendue impuissante ou rendue libre. Ainsi, en interprétant à sa manière le vote du Reichstag, Michaelis avait empiré la situation que les partis de la majorité s'étaient proposé d'améliorer. D'après les confidences de Guillaume Il à Erzberger, on ne peut douter que le kaiser ait partagé la manière de voir de l'état-major sur la paix dite de conciliation. D'autre part, si anodine que fia cette prétendue déclaration de paix, et quoiqu'elle eut été concertée avec le gouvernement, elle provoqua chez les militaires une irritation croissante. Erzberger eut beau, à la fin de juillet, à la réunion du Comité central du Centre à Francfort, s'appuyer sur le rapport Czernin du 12 avril pour mettre en évidence la gravité de la situation, il n'en fut pas moins l'objet d'attaques passionnées de la part des pangermanistes. Par réaction contre le mouvement dont le Centre avait pris l'initiative, l'ancrai de Tirpitz, secondé par Nam], fonda le parti de la Patrie allemande, avec un programme ultra-chauvin. Le G. Q. G., qui avait recherché le concours d'Erzberger pour rassurer les masses découragées, se tourna contre lui dès qu'il s'aperçut de l'effet produit dans le camp pangermaniste par le vote du Reichstag. L'Allemagne était en pleine confusion. Le prince Rupprecht de Bavière caractérisait ainsi cet état dans une lettre adressée à la fin de juillet au comte Hertling : C'est le mammonisme qui nous précipite vers la ruine, le mammonisme qui, dès avant la guerre, s'est répandu sur toute l'Allemagne comme un poison, qui exploite aujourd'hui sans pudeur notre détresse eu concentrant à Berlin les organes centraux grâce auxquels toute notre vie économique passe aux mains des magnats de la grande industrie et du commerce. Les classes moyennes, qui, naguère, étaient monarchistes, sont maintenant hostiles à la monarchie. L'empereur ne jouit déjà plus d'aucune considération, et le mécontentement va jusqu'à donner à penser à plusieurs que la dynastie des Hohenzollern ne survivra pas à la guerre. La crise par laquelle passe l'Allemagne a abouti à la victoire des dirigeants de l'armée sur le chancelier impérial, dont l'absence de décision dans toutes les affaires est fatale. La prépotence des dirigeants de l'armée se donna carrière sous le nouveau chancelier comme sous l'ancien. Elle contrecarra dans le cours de l'été les tentatives du Saint-Siège pour faciliter l'ouverture de négociations de paix. En juin et en juillet, le nouveau nonce pontifical à Munich, Mgr. Pacelli, vint à Berlin s'informer des véritables buts de guerre allemands. A la suite de cette enquête, Benoit XV crut pouvoir adresser aux chefs d'État des pays belligérants un appel en faveur de la paix. Il suggérait comme base de négociations la substitution de l'arbitrage aux armements, des réparations réciproques, la restitution des territoires occupés, la communauté des mers, et quelques principes assez vagues pour qu'ils ne soulevassent pas d'objections irréductibles. Adressée à tous les belligérants, cette note avait pour principal objet de fournir à l'Allemagne et à l'Autriche l'occasion d'exposer des vues qui auraient dissipé le brouillard répandu sur leurs buts de guerre. Michaelis ne saisit pas l'occasion, quoique le gouvernement britannique eût prié le Saint-Siège de faire préciser les intentions de l'Allemagne sur la Belgique. Après de nombreux échanges de vues avec les chefs de partis et les dirigeants militaires, il répondit le 19 septembre seulement. Tout le document, rédigé en termes agressifs à l'égard des Alliés, s'inspirait des idées de l'état-major. Suivant la méthode de juillet-août 1944, de l'aveu même de la Gazette de Cologne, la réponse allemande était conçue de telle manière et dans un tel esprit que, si la guerre se prolongeait, toute la responsabilité en retomberait sur l'Entente. Quant à la Belgique, M. Michaelis disait seulement qu'il ne lui était pas encore possible de faire une déclaration précise sur les intentions du gouvernement impérial. Une note verbale de Kuhlmann à Pacelli, complément confidentiel de la réponse de Guillaume II, aggravait la phrase sur la Belgique, en stipulant que celle-ci devait garantir l'Allemagne contre toute agression analogue à celle de 1914, conserver la séparation administrative entre les Flandres et la Wallonie, et laisser à l'Allemagne la faculté de développer librement ses entreprises économiques dans le royaume, surtout à Anvers. La réponse de Charles Ier fut un long gémissement. Celle du roi de Bavière revendiqua pour le peuple allemand le droit de travailler à la solution de sa mission historique et civilisatrice. En somme, la combinaison du Saint-Siège, de l'Autriche et du Centre allemand s'effondrait. IV. — LE CABINET PAINLEVÉ. CEPENDANT, si le gouvernement allemand s'obstinait, malgré les Cabinets de Vienne et les neutres disposés à s'entremettre, à réserver l'avenir même en ce qui touchait la Belgique, il n'épargnait rien pour faire croire en France qu'il avait les intentions les plus conciliantes. Il s'ingéniait à rejeter la responsabilité de la continuation de la guerre sur la France, et en particulier sur le président Poincaré. Il se servait à cet effet d'hommes tarés, Français ou de nationalité douteuse, dont plusieurs furent démasqués et arrêtés aux mois de juillet et d'août. Il comptait sur une succession de scandales, tels que la communication à l'Allemagne des procès-verbaux des Comités secrets, pour déprimer l'opinion française, déconsidérer les ministères français et porter au pouvoir à Paris des hommes prêts à prendre l'initiative de pourparlers de paix. Une fois le gouvernement français engagé dans cet engrenage, le moral des armées alliées s'affaisserait. et l'Allemagne parviendrait à faire prévaloir des prétentions, certes moins glorieuses qu'après une victoire, mais effectivement presque aussi onéreuses pour ses adversaires. Ces calculs se découvraient facilement. Dénoncés par la presse française, ils provoquèrent une vive réaction contre leurs complices présumés résidant en France, et compromirent jusqu'au ministre de l'Intérieur. Attaqué avec véhémence au Sénat par M. Clemenceau, M. Malvy dut donner sa démission le 31 août. Comme le ministère avait dû déjà être remanié au commencement d'août à la suite du départ de l'amiral Lacaze et de M. Denys Cochin, M. Ribot crut devoir remettre la démission de tout le Cabinet le 7 septembre. Chargé d'en constituer un nouveau, il n'y parvint pas, en raison du refus de concours des socialistes, qui lui gardaient rancune de son attitude dans l'affaire des passeports pour Stockholm. Ce refus entraîna l'abstention de M. Painlevé, qui allégua ne pouvoir entrer dans un ministère où les socialistes ne figureraient pas. M. Painlevé reçut alors la mission de former le Cabinet. Il réussit dans cette tâche le 12 septembre. M. Ribot conserva les Affaires étrangères dans la nouvelle combinaison. Le 18 septembre, le Parlement reprit ses séances, et la Chambre fut aussitôt saisie d'une demande en autorisation de poursuites contre le député l'urate !, soupçonné d'avoir reçu de l'argent d'un gouvernement étranger. La déclaration ministérielle, qui ne contenait rien de nouveau sur la politique générale, promettait que, dans les instructions ouvertes, comme dans celles qui pourraient s'ouvrir, la justice suivrait son cours sans hésitation, sans aucune considération de personnes. Au cours même de la crise ministérielle, l'intrigue allemande s'accentua. M. de Lancken, commissaire civil du Reich à Bruxelles, précisa des suggestions que, dès le printemps. il avait fait transmettre à Briand par l'intermédiaire de personnalités belges, notamment le baron Coppée et son fils. Il assurait que Guillaume Il était prêt à faire la paix, et à envoyer en Suisse un personnage qualifié pour s'entretenir avec l'ancien président du Conseil français. Briand prévint Ribot et lui écrivit une lettre où il indiquait les conditions dans lesquelles la conversation pourrait s'engager. Ribot déconseilla fortement tous pourparlers de ce genre, qui seraient certainement exploités par l'Allemagne contre nous. Il fut confirmé dans cette manière de voir par nos ambassadeurs dans les pays alliés. En conséquence, Briand n'alla pas à Ouchy, où Lancken s'était rendu, et l'affaire tomba. Une tentative analogue près de M. Balfour, par l'entremise de l'ambassadeur d'Espagne, n'eut pas plus de succès. Balfour répondit que toute proposition de paix devait être adressée à tous les Alliés en même temps. Autrement, en effet, l'Allemagne n'aurait pas manqué d'exploiter près des Alliés tenus à l'écart les conversations des autres. Mais une légende se forma bientôt dans certains milieux politiques français, d'après laquelle Ribot aurait rejeté des pourparlers de paix qui permettaient d'espérer le retour de l'Alsace-Lorraine à la France. Or la restitution de l'Alsace-Lorraine ne figurait point parmi les suggestions de Lancken. Quelque malaise résulta dans le Parlement de la persistance de ces rumeurs. Dans le courant du mois de septembre, une autre manigance allemande fut révélée par le gouvernement américain. Le Cabinet de Washington s'aperçut que le comte de Luxbourg, ministre d'Allemagne à Buenos-Ayres, faisait passer des câblogrammes à Berlin par l'intermédiaire du ministre de Suède, qui les transmettait à Stockholm, d'où ils étaient réexpédiés à Berlin. Ces câblogrammes contenaient des indications détaillées sur la manière de couler les bateaux de commerce sans laisser de traces. Guillaume II adressa à M. de Luxbourg ses plus chaleureux remerciements pour les services rendus au souverain et à la patrie, Ces félicitations eurent leur répercussion aux Etats-Unis. Devant l'échec de ces intrigues, Kuhlmann crut habile d'essayer d'imputer publiquement aux Alliés la responsabilité de la continuation de la guerre. Le 9 octobre, au Reichstag, il prétendit que le seul obstacle à la paix était la revendication de l'Alsace-Lorraine par la France, et déclara que jamais l'intégrité du territoire de l'empire ne pourrait devenir l'objet d'une négociation. Le 12, comme M. Leygues interpellait à la Chambre sur le personnel et l'action diplomatiques, Ribot saisit cette occasion de dénoncer, en termes voilés, la manœuvre de l'Autriche qui voulait séparer la France de l'Italie, et les pièges tendus par l'Allemagne, qui, hier encore, faisait murmurer à l'oreille d'un homme considérable des suggestions perfides. Les mots à l'oreille d'un homme considérable, ayant suscité de l'émotion au Palais-Bourbon, furent supprimés à l'Officiel. Le 16, le député socialiste Mayéras interpella sur la non-concordance des paroles prononcées à la tribune et du texte imprimé. La Chambre discuta l'interpellation dans une séance secrète, qui fut agitée et se termina par le vote de l'ordre du jour pur et simple à une faible majorité. Les amis de Briand, mécontents de l'allusion du 12 octobre, votèrent avec les socialistes, toujours irrités du refus des passeports pour Stockholm. Le Cabinet se trouva par suite assez ébranlé pour que Painlevé songeai à se retirer. M. Poincaré n'accepta pas sa démission, mais Ribot et ses collègues donnèrent collectivement la leur, afin que le président du Conseil pût remanier son Cabinet en toute liberté. Le 28 octobre, Painlevé reconstitua son ministère en se contentant de remplacer Ribot, par M. Barthou. Loin de consolider le gouvernement, cette substitution l'affaiblit. Le 25, après des discours de Painlevé et de Barthou, la majorité ministérielle, qui avait été de 362 voix le 12, et de 316 le 19, tomba à 288. A ce moment survint le désastre de l'armée italienne à Caporetto, au lendemain d'un vote où Boselli et Sonnino avaient été mis en minorité par 311 voix contre 96. Après une crise pénible, Orlando remplaça Boselli à la présidence du Conseil, tout en gardant Sonnino aux Affaires étrangères. Painlevé et Lloyd George allèrent presque aussitôt après à Rapallo conférer avec les ministres italiens sur la coordination des efforts militaires. En Russie, le gouvernement provisoire sombrait. La République était proclamée le 15 septembre : M. Kerensky devenait premier ministre. Le 8 octobre, un Préparlement se réunissait, en attendant la réunion de la Constituante. Une tentative du général Korniloi pour réprimer à Petrograd l'anarchie croissante échouait par suite de la défection de Kerensky au dernier moment. bans les premiers jours de novembre, les maximalistes, bolcheviks et léninistes, poussèrent leurs avantages, renversèrent Kerensky, qui s'enfuit piteusement, et, inaugurèrent la dictature communiste. En Allemagne, des émeutes éclatèrent dans la marine, l'amiral de Capelle dut se retirer, et une crise de chancellerie s'ouvrit. Retardée par un voyage de Guillaume Il dans les Balkans, la solution fut très pénible. Le Centre et les auteurs de la déclaration de paix voulaient se débarrasser du vice-chancelier Helfferich, dévoué aux militaristes, en même temps que de M. Michaelis. Guillaume Il, M. Helfferich et le comte Hertling, désigné pour la chancellerie, résistèrent plus d'une semaine à cette extension de la crise. Toutefois, les partis de la majorité finirent par l'emporter. Michaelis dut, malgré lui, abandonner la présidence du ministère prussien en même temps que la chancellerie, et M. de Payer remplaça Helfferieh. Nommé chancelier le P" novembre, Hertling se trouva tout de suite jeté dans des difficultés qu'il ne sut pas surmonter. Il ne parvint, ni à se dégager des influences militaires, ni à s'entendre avec le Reichstag, ni à diriger les négociations avec la Russie et la Roumanie. La situation générale était des plus trouble lorsque, au retour des conférences de Rapallo. Painlevé se présenta devant le Parlement. Les procès engagés et les instructions ouvertes contre les défaitistes provoquaient des polémiques passionnées. Malvy était accusé par l'Action Française de haute trahison, et ce journal était l'objet d'une instruction pour complot. Un ancien attaché au Cabinet de Painlevé, M. Paix-Séailles, était inculpé de divulgation de documents touchant la défense nationale. Caillaux était compromis dans les affaires en cours : il venait s'expliquer chez le juge d'instruction sur ses relations avec l'aventurier Bolo Pacha accusé d'intelligences avec l'ennemi, et échangeait avec M. Clemenceau des lettres qui surexcitaient l'opinion. Le 13 novembre, à la Chambre, Painlevé lut une déclaration sur les résultats de la réunion de Rapallo : extension du front britannique, coopération économique franco-anglaise, renforcement du blocus, création d'un Conseil supérieur de guerre interallié. Il fut approuvé par 250 voix seulement contre 192. C'était encore un recul sur le vote du 25 septembre. Cette mince majorité se transforma quelques instants plus tard en minorité, quand le président du Conseil demanda le renvoi de la discussion des interpellations d'ordre intérieur après la conférence internationale convoquée au Quai d'Orsay pour la fin du mois. Par 277 voix contre 186, la Chambre vota contre le renvoi. A l'issue de la séance, Painlevé remit sa démission à M. Poincaré ; son autorité parlementaire était épuisée. L'opinion publique désignait M. Georges Clemenceau pour la présidence du Conseil. Le Sénat désirait ce choix. La Chambre était résignée à l'accepter, quoiqu'elle ressentît peu de sympathie pour le-polémiste impitoyable qui critiquait avec âpreté les ministres et même le Président de la République dans son journal l'Homme enchaîne. M. Clemenceau incarnait alors aux yeux de tous la guerre jusqu'au bout et la volonté de réprimer toutes les défaillances, d'où qu'elles vinssent, en subordonnant tout à la recherche de la victoire finale. M. Poincaré pria donc Clemenceau, le 15 novembre, de constituer le nouveau Cabinet. Clemenceau accepta tout de suite et réussit dès le lendemain dans sa mission. Il prit la Guerre, confia les Affaires étrangères à M. Stephen Pichon, l'Intérieur à M. Pams, la Marine à M. Georges Leygues, l'Armement à M. Loucheur, les Finances à M. Klotz, les Transports à M. Claveille, le Blocus à M. Jonnart, et répartit les services de la Guerre entre cinq sous-secrétaires d'État. |