HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE III. — LES INTERVENTIONS ET LES NÉGOCIATIONS.

CHAPITRE VI. — L'INTERVENTION DES ÉTATS-UNIS ET LA RÉVOLUTION RUSSE.

 

 

I. — LA GUERRE SOUS-MARINE SANS RESTRICTION.

TANDIS que s'élaborait la note alliée, le gouvernement allemand arrêtait la décision qui allait décider du sort de l'empire. L'accueil reçu par les offres de paix des souverains germaniques et la nature de l'initiative du président Wilson ne permettaient plus à l'Allemagne de compter, ni sur la résignation de ses ennemis à une paix de compromis, ni à une médiation des États-Unis en faveur d'une paix répondant à ses buts de guerre. Militaires et marins insistaient pour arracher à Guillaume II l'autorisation de mener enfin une guerre sous-marine sans restrictions. Le moment de résoudre cette question capitale, laissée en suspens depuis le printemps de l'année précédente, était venu. Le 4 mai 1916, à la suite des réclamations américaines provoquées par le torpillage de plusieurs paquebots à bord desquels se trouvaient des citoyens des États-Unis, le comte Bernstorff avait remis à Washington une note où le Cabinet de Berlin, tout en se réservant en principe la faculté d'employer l'arme sous-marine conformément aux nécessités de la guerre, annonçait qu'il venait d'adresser aux commandants de ses forces navales les instructions suivantes : En accord avec les principes généraux de recherche et de destruction des bâtiments marchands reconnus par la loi internationale, ces bâtiments, aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur de l'aire déclarée zone de guerre, ne seront pas coulés sans avertissement et sans le sauvetage des vies humaines, à moins qu'ils n'essaient de s'échapper ou d'offrir de la résistance. Ces instructions étaient contraires aux recommandations passionnées de l'amiral de Tirpitz. Aussi le grand chef de la flotte avait-il été remplacé dès le 14 mars 1916 par l'amiral de Capelle. Bethmann-Hollweg, Jagow et Bernstorff l'avaient emporté. Depuis lors, les sous-marins allemands avaient continué leurs torpillages en se conformant incomplètement aux ordres du 4 mai. Leurs procédés barbares provoquaient de temps à autre des protestations plus ou moins vives du Cabinet de Washington, sans que le président Wilson passât des menaces aux actes. D'un côté comme de l'autre, on ergotait sur chaque cas en style de procédure. Après l'échec de l'offensive de Verdun et la disgrâce de Falkenhayn, Hindenburg- et Ludendorff, devenus les véritables maîtres de l'empire, commençaient de pousser à l'emploi à outrance de l'arme sous-marine. Le 30 août, à un Conseil tenu au château de Pless, quartier général impérial, ils se rendaient encore aux arguments du chancelier. Toutefois, Bethmann-Hollweg se voyait obligé de s'engager à céder dès que Hindenburg le souhaiterait vraiment. Il faisait même à ce sujet une déclaration au Reichstag le 28 septembre. L'état-major patientait, parce qu'il voulait d'abord liquider l'opération roumaine. Celle-ci achevée, il revint à la charge. Il mit en mouvement la presse et la Commission principale du Reichstag. Tirpitz, qui affirmait sa conviction inébranlable que, par la guerre sous-marine sans restrictions, la marine était en état de faire plier les genoux de l'Angleterre en six semaines, fut porté aux nues comme un martyr. Le 22 décembre, l'amiral de Holtzendorf, chef de l'état-major général de l'Amirauté, finit d'élaborer un long mémoire en sept points, destiné à servir de base aux délibérations des hommes d'État. En voici le résumé :

La guerre exige une décision avant l'automne 1917, si nous ne voulons pas la voir se terminer par l'épuisement général de toutes les parties, et par conséquent d'une façon désastreuse pour nous. L'Italie et la France ne tiennent que par le secours de l'Angleterre. Il faut donc briser la colonne vertébrale de l'Angleterre, qui est le tonnage assurant aux îles Britanniques les importations nécessaires à sa vie et à son industrie de guerre. — 2° Sur les 20 millions de tonnes brutes dont elle dispose, l'Angleterre n'est plus approvisionnée que par 10 millions trois quarts de tonnes. — 3° Les mauvais résultats de la récolte mondiale de 19n en céréales et en fourrages nous fournissent une occasion unique. — 4° Dans l'état actuel des choses, nous pourrions contraindre par la guerre sous-marine sans restriction l'Angleterre à la paix en cinq mois. — 5° A raison de 600.000 tonnes détruites par mois, le trafic anglais aura perdu 39 p. 100 de son chiffre actuel au bout de cinq mois. Cela suffit pour que l'Angleterre ne puisse plus s'approvisionner (des calculs détaillés sont présentés à l'appui de cette conclusion). 6° La crainte d'une rupture avec l'Amérique ne doit pas nous déterminer à reculer au moment décisif devant l'emploi de l'arme qui nous promet la victoire. L'Amérique n'a pas d'équipages pour ses bâtiments ; elle n'a pas de tonnage pour transporter en Europe des forces considérables. Une guerre sous-marine, déclenchée à temps pour amener la paix avant la moisson de l'été 1917, par conséquent avant le 1er août, constitue, même en cas de rupture avec l'Amérique, le bon moyen pour terminer victorieusement la guerre. 7° Nous avons la possibilité d'arriver à une décision en notre faveur avant la rentrée de la nouvelle récolte. Nous devons commencer la guerre sous-marine sans restrictions au plus tard le 1er février. Il me faut trois semaines pour prendre les dispositions nécessaires.

Il restait une quarantaine de jours avant la date indiquée. Déduction faite des trois semaines requises pour la préparation de l'entreprise, le gouvernement allemand disposait de moins de vingt jours pour se décider et persuader ensuite ses alliés. Acculé à une solution dont il redoute les conséquences, Bethmann-Hollweg lutte faiblement. Il ne croit pas pouvoir donner à l'empereur un conseil contraire à l'avis de l'unanimité des experts, mais il n'est pas convaincu par les calculs de la marine. Le 4 janvier, il ne veut autoriser que le torpillage des vapeurs armés. Puis il est débordé angoissé. Contre ses scrupules il voit se dresser la majorité du Parlement et la masse du peuple, pour qui la renonciation à la guerre sous-marine serait une sorte de trahison. Il fallait faire quelque chose ! répète-t-il plus tard à plusieurs reprises devant la Commission d'enquête instituée à Berlin après la révolution ; je me trouvais dans une impasse.... L'impasse où nous nous trouvions consistait en l'absence de toute perspective de paix. Il fallait faire quelque chose ! Nous ne pouvions pas regarder l'ennemi en restant dans l'inaction, et laisser sans l'employer un moyen de combat qui, malgré tout, offrait quelques perspectives de succès. Pour l'amiral Koch, la question de la guerre sous-marine se posait sous la forme d'un dilemme tragique. Nous n'avions, dit-il, que le choix entre deux maux, dont l'un était la perte certaine.

Le 8 janvier, le général Ludendorff, l'amiral de Holtzendorff, le colonel de Bartenwerfer et le capitaine de vaisseau Grasshoff confèrent chez le maréchal Hindenburg. L'amiral lit son mémoire. Puis il se plaint de la diplomatie allemande, qui s'est égarée, et de l'empereur, qui est devenu veule. Sur la foi de rapports des attachés navals en Suède et en Hollande, il prétend que la navigation neutre sera terrorisée. On discute ensuite les objections du chancelier. L'amiral préférerait que Bethmann-Hollweg conduisît avec lui la guerre sous-marine, car on aurait plus de chances avec lui de voir l'Amérique rester hors de la guerre ; mais il conseille au maréchal de prendre la chancellerie si Bethmann-Hollweg ne marche pas. Le maréchal décline l'offre, parce qu'il ne veut pas négocier avec le Reichstag et qu'il ne peut pas parler en public. Finalement, le maréchal conclut ainsi : Tenons-nous les coudes, il le faut. Comptons avec la guerre contre l'Amérique, et faisons nos préparatifs. Ça ne peut pas aller plus mal que maintenant. Il faut par tous les moyens abréger la guerre. Le lendemain 9, un Conseil décisif se tient au château de Pless, sous la présidence de Guillaume II. Le chancelier se trouve seul de son opinion. Il se montre rassuré sur l'attitude des neutres ; mais il prévoit l'entrée en guerre de l'Amérique. Il n'a pas confiance dans les perspectives des experts, qui ne sont pas susceptibles de démonstration. Il supplie les militaires et les marins de considérer que la guerre sous-marine est la dernière carte, et qu'elle peut aussi bien retarder la fin de la guerre que l'avancer. Hindenburg est catégorique : Nous sommes en mesure de faire face à toutes les éventualités contre l'Amérique, le Danemark, la Hollande, même contre la Suisse. Ludendorff insiste sur la nécessité de ralentir chez l'ennemi la production des munitions et de soulager les armées de terre : Il faut épargner à nos troupes une seconde bataille de la Somme. Le chancelier présente encore des objections. Hindenburg les rejette en quelques mots : L'occasion de la guerre sous-marine n'a jamais été aussi favorable ; nous pouvons et devons la faire. Le chancelier s'abandonne au destin ; il maintient son opinion, mais laisse prendre une décision contraire. Il n'ose pas faire appel à l'empereur, et n'offre pas sa démission. Mon départ, expliqua-t-il plus tard, n'aurait rien changé. Il reste donc, et consent à faire une politique contraire à ses propres idées. Une fois de plus, la volonté obstinée des états-majors prévaut contre l'avis des ministres responsables. Dans l'après-midi du 9. Guillaume II envoie au chef de la flotte de haute mer l'ordre suivant : Je donne l'ordre de commencer le 1er février la guerre sous-marine sans restrictions avec toute l'énergie possible. Vous avez à prendre immédiatement toutes les mesures nécessaires, en vous arrangeant toutefois de manière à ne rien laisser savoir de cette intention ni à l'ennemi, ni aux neutres.

Le 10, les Cabinets de Vienne et de Berlin, chacun de son côté, remettent aux représentants des États neutres une note où, sans répliquer directement à la réponse des Alliés, ils prétendent justifier l'agression de 1914 par des considérations générales et allèguent le caractère défensif de leur guerre. A l'appui de cette thèse, Guillaume II fait publier par la Gazette de l'Allemagne du Nord une lettre au chancelier datée du 31 octobre, où il se pose en champion de la paix et accuse les peuples ennemis d'être en proie à la psychose de guerre. Au Landtag prussien, on renchérit sur les affirmations du kaiser. M. de Heydebrand y incrimine la Belgique, et dit : Nous ne devrons pas nous laisser surprendre une seconde fois comme ce fut le cas dans cette guerre-ci.

Après ces démonstrations à l'usage du public, le gouvernement allemand doit engager à Vienne une négociation plus délicate. En effet, il a jeté le dé de fer sans consulter son allié. Très exactement renseigné par le prince de Hohenlohe, le comte Czernin connaît l'antagonisme entre le chancelier et le liant commandement, et l'influence prépondérante de celui-ci sur l'empereur. Mais il ne semble pas que le chancelier ait informé l'ambassadeur de l'ordre expédié le 9 au chef de la flotte. Le 12, I lohenlohe envoie à Czernin un long rapport où il expose fidèlement les desseins des autorités maritimes et militaires, sans la moindre allusion à la décision prise. Il cite mémo ce propos du chancelier : Qui nie garantit que la marine a raison, et dans quelle situation nous trouverions-nous au cas où les amiraux se tromperaient ? Le 13, Czernin prescrit à Hohenlohe de combattre énergiquement le projet de guerre sous-marine sans restrictions. Hohenlohe répond que les militaires auront le dernier mot. Il ne savait donc pas que le dernier mot était déjà prononcé. On se cachait de lui. M. de Flotow, envoyé spécialement par Czernin à Berlin, n'est pas plus heureux avec M. Zimmermann. Le successeur de Jagow se borne à lui confier ses soucis et ses insomnies : Croyez-moi, dit-il, il n'y a pas d'assurance positive du succès, il n'y a que des calculs. Cependant on touche au délai suprême, et il faut s'expliquer. Hoetzendorff et Zimmermann partent pour Vienne. Le 20, ils assistent à un Conseil présidé par Charles Ier, où figurent Czernin et Tisza, le général Conrad de Hoetzendorff et l'amiral Haus. Hoetzendorff reproduit les arguments de son mémoire et garantit le succès en deux mois et demi ou trois mois. Avec Zimmermann il feint de croire au maintien, au moins provisoire, de la neutralité des Etats-Unis. Quant aux autres neutres, disent les deux Allemands, l'exemple de la Roumanie doit leur gâter l'appétit. Czernin et Tisza élèvent objection sur objection. Ils remarquent notamment que l'Angleterre pourra restreindre sa consommation, comme les empires Centraux eux-mêmes l'ont fait, que son affamement est incertain, et qu'en conséquence les calculs théoriques de Hoetzendorff ne présentent pas de garantie suffisante. La séance est levée sans qu'on soit tombé d'accord. Czernin discute ensuite la situation avec l'empereur. Il lui suggère qu'on pourrait à la rigueur se séparer de l'Allemagne sur la question sous-marine. Mais ce serait un coup porté à l'alliance. Après de cruelles perplexités, l'empereur et son ministre se résignent à suivre le puissant allié. Dans ses Mémoires, Czernin relate ainsi ce dénouement : C'est une preuve de plus que, lorsqu'un fort et un faible sont unis dans la guerre, le faible ne peut pas de son chef y renoncer.... Aussi est ce le cœur gros que nous donnâmes notre assentiment.

 

II. — LA RUPTURE DES ÉTATS-UNIS AVEC L'ALLEMAGNE.

DANS l'ignorance de la résolution des souverains germaniques, le Président Wilson croit devoir se rendre au Sénat le 22. janvier pour y formuler en un long exposé sa doctrine internationale et des propositions concrètes. Il répudie les alliances particulières ou enchevêtrées, condamnées par Washington, pour recommander une convention universelle (a universal covenant), destinée à garantir le maintien de la paix, et protégée par une force tellement supérieure à celle de toute nation ou de toute alliance jusqu'ici formée ou projetée, qu'aucune nation, aucune combinaison probable de nations ne pourra l'affronter ou lui résister. Cette future convention universelle aura pour objet une paix juste, fondée, non sur un nouvel équilibre de puissances, mais sur une communauté de puissances. Aux rivalités organisées doit succéder une paix commune organisée, une paix entre égaux avec égalité de droits, une paix coopérative comprenant les peuples du Nouveau Monde, une paix apportant la guérison dans ses ailes, une paix sans victoire, sans humiliation, sans sacrifices insupportables, sans ressentiment. En conclusion, Wilson préconise un système général de gouvernement établi sur le consentement des peuples gouvernés, et propose l'adoption par toutes les nations de la doctrine de Monroe, à savoir qu'aucune nation ne doit chercher à étendre son pouvoir politique sur une autre nation ou un autre peuple, et que chaque peuple doit être laissé libre de choisir sa propre politique, sa propre voie de développement, sans être gêné, molesté ni effrayé, le petit côte à côte avec le grand et le puissant. Enfin, en phrases solennelles et compliquées, il demande la limitation des armements sur terre et sur mer et la liberté des mers.

A ce message de paix sans victoire, qui scandalise les victimes de la Germanie, à ce programme de liberté des mers, qui semble s'adapter à la thèse de l'Allemagne sur l'abus de la domination maritime de l'Angleterre, l'Allemagne répond par la proclamation de la guerre sous-marine à outrance. En vain, durant les derniers jours de janvier, M. Gerard s'efforce-t il d'attirer l'attention des hommes d'État allemands sur les conséquences de l'acte qui se prépare ; M. Soif', ministre des Colonies, lui affirme que trois mois suffiront pour obliger l'Angleterre à se mettre à genoux. Le 31, Zimmermann convoque l'ambassadeur des Etats-Unis à la Wilhelmstrasse et lui lit la note décisive. Conçue dans le même esprit et rédigée d'après la même méthode que les déclarations de guerre à la Russie, à la Belgique et à la France, ce document explosif dresse un acte d'accusation contre l'Angleterre. qui martyrise l'Irlande et tyrannise les Indes contrairement au droit des peuples de disposer de leur sort. Il célèbre la concordance des lignes directrices du message du 22 janvier avec les principes et les vœux auxquels souscrit l'Allemagne. Il annonce la joyeuse collaboration du gouvernement allemand à tous les efforts qui tendraient à empêcher la guerre dans l'avenir. Ces prémisses posées, il dénonce la volonté de l'Angleterre d'abuser de la puissance de sa marine pour essayer criminellement de réduire l'Allemagne par la faim, il revendique le droit pour l'Allemagne de recourir à toutes les armes et d'abolir toutes les restrictions, afin de servir un idéal élevé d'humanité en hâtant la fin de la guerre. En conséquence, à partir du lendemain 1er février, tout trafic maritime est interdit dans une zone qui englobe les mers britanniques, françaises et italiennes, et toute la Méditerranée, à l'exception d'une bande large de vingt milles marins reliant la Grèce à l'Adriatique. Tout navire neutre quelconque naviguant dans les eaux bloquées doit être coulé sans avertissement. Les bateaux américains réguliers de passagers reçoivent seulement licence de continuer leur service avec l'Europe à raison d'un vapeur par semaine dans chaque sens, et à la condition de prendre Falmouth comme port de destination, de suivre un itinéraire déterminé et de porter des insignes spéciaux. En outre, un décret daté du 29 janvier, communiqué aux puissances chargées des intérêts anglais et français en Allemagne, interdit la navigation des navires-hôpitaux dans la Manche, sous le prétexte que ces navires sont souvent utilisés pour les transports de munitions et de troupes. Zimmermann termine sa lecture en exprimant l'espoir que les États-Unis apprécieront le nouvel état de choses du haut de la tribune de l'impartialité. Comme Gerard lui marque que les États-Unis ne se forment pas la même idée que lui de l'idéal et de l'impartialité, le secrétaire d'État insiste sur un ton amical : Accordez-nous deux mois de guerre sous-marine, et dans trois mois nous aurons la paix.... Tout marchera comme auparavant. Je vous ai ménagé une entrevue avec le kaiser pour la semaine prochaine. Tout ira à souhait.

Deux manifestations ostentatoires accompagnent l'acte diplomatique. Le 1er février, le chancelier annonce la nouvelle à la Commission principale du Reichstag convoquée à cet effet en séance extraordinaire. Il déclare d'un air candide que les maximes énoncées par M. Wilson le 22 janvier concordent avec les buts de guerre germaniques ; il justifie la rigueur des nouvelles mesures par la nécessité d'une victoire rapide, et finit son discours en appelant la bénédiction du Très-Haut sur le nouveau blocus. De son côté, Guillaume II saisit le prétexte de remerciements à son peuple pour les souhaits qui viennent de lui être adressés à l'occasion de sa fête, et fait publier par le Moniteur de l'Empire un appel pathétique : La patrie, en cette heure de nécessité, demande à chacun ses efforts les plus grands ; mais le peuple allemand, ferme, inébranlable, en pleine conscience de sa force et de sa volonté de vaincre, est prêt, sur le front et à l'arrière, à défendre sa juste cause jusqu'à son dernier souffle. J'ai pleine confiance en l'issue de la lutte sanglante pour la défense et l'existence de l'empire. Dieu continuera d'être avec nous et octroiera la victoire à nos armes. Dans un télégramme spécial de remerciements au gouverneur du Brandebourg, l'empereur-roi affiche avec plus de véhémence encore l'inflexible résolution de ne reculer devant aucun moyen pour obtenir la victoire dans la lutte sanguinaire finale devenue maintenant inévitable, et mettre ceux qui troublent la paix hors d'état de nuire.

C'est la même mise en scène que le 4 août 1914.

Mais le résultat n'est pas le même. En 1914, les neutres intimidés et stupéfiés n'osent ni remuer ni parler. Ils attendent dans l'angoisse que le sort des armes se soit prononcé. En 1917, ils réagissent, progressivement et sans hâte, mais efficacement. Le matin du 3 février, le Président Wilson convoque au Capitole les deux Chambres et la Cour suprême pour deux heures de l'après-midi. Il leur lit la déclaration de rupture des États-Unis avec et fait remettre ses passeports au comte Bernstorff. Dans son discours aux trois assemblées réunies, il rappelle les phases de la controverse avec le Cabinet de Berlin. A la suite du coulage sans avertissement du vapeur Sussex, le 24 mars 1916, par un submersible allemand, M. Wilson a prévenu l'Allemagne, par note en date du 8 avril, que, si elle n'abandonnait pas immédiatement ses procédés de guerre sous-marine, les États-Unis n'auront pas d'autre alternative que de rompre les relations diplomatiques. Le 4 mai, le Cabinet de Berlin avait répondu, après quelques digressions, en notifiant que les forces navales allemandes avaient revu les ordres désirés. Il ajoutait que les neutres ne pouvaient pas s'attendre à ce que l'Allemagne, obligée de combattre pour son existence, limitait, pour les intérêts neutres, l'emploi d'une arme efficace, au cas où l'on laisserait son ennemi continuer a son gré l'application de procédés de guerre violant les règles du droit des gens. Tout en prenant acte, le 8 mai, des assurances données, le Cabinet de Washington avait cru nécessaire de déclarer que le maintien des nouveaux ordres ne pouvait dépendre en quoi que ce fût de la marche ou du résultat des négociations diplomatiques entre le gouvernement des États-Unis et tout autre gouvernement belligérant. Toutefois, précisait-il, afin d'éviter un malentendu, le gouvernement des États-Unis notifie an gouvernement impérial qu'il ne peut un seul instant admettre et encore moins discuter l'idée que le respect par les autorités navales allemandes des droits des citoyens des États-Unis en haute mer dépende en aucune façon et au moindre degré de la conduite de tout autre gouvernement à l'égard des droits des neutres et des non-combattants. La responsabilité, en pareille matière, est séparée, non jointe, absolue et non relative. Le gouvernement allemand n'avait rien répondu. Sa proclamation du 31 janvier était venue à l'improviste retirer l'assurance solennelle donnée dans la note ci-dessus mentionnée.

En conséquence, déclare M. Wilson, le gouvernement des États-Unis n'a plus d'autre alternative compatible avec la dignité et l'honneur des États-Unis que de recourir à la décision que, par sa note du S avril 1916, il annonçait devoir prendre au cas où le gouvernement allemand ne déclarerait pas abandonner et n'abandonnerait pas effectivement les procédés de guerre sous-marine qu'il employait alors et qu'il a l'intention d'employer derechef aujourd'hui. Nous cherchons seulement à rester fidèles en pensées et en actes aux principes immémoriaux de notre peuple, que j'ai cherché à exprimer dans le discours que je faisais au Sénat il y e deux semaines seulement. Nous cherchons uniquement à revendiquer nos droits à la liberté. à la justice et à la tranquillité de l'existence. Ce sont là des éléments de paix, et non de guerre. Dieu veuille que des actes d'injustice voulus de la part du gouvernement allemand ne viennent pas nous provoquer à les défendre !

Cette déclaration, le renvoi de Bernstorff et le rappel de Gerard ne constituent encore qu'une rupture diplomatique. Le Cabinet de Washington laisse une porte ouverte à celui de Berlin : que celui-ci retire sa proclamation du 31 janvier ou donne aux commandants des sous-marins des instructions confidentielles leur prescrivant de ne rien changer aux procédés de guerre sous-marine appliqués avant février, et le gouvernement américain n'entrera point en guerre. Beaucoup de neutres espèrent que les choses vont se passer ainsi, l'Allemagne ayant constaté qu'elle s'est trompée sur la passivité de Wilson. Mais la crainte des Ltats-Unis n'arrête pas plus l'Allemagne en 1917 que celle de l'Angleterre n'a fait reculer les hommes de Berlin en 1914. Dans l'un et l'autre cas, l'intervention était redoutée, mais prévue. Si elle enflamme le peuple allemand de fureur, elle ne surprend pas le gouvernement, et ne modifie point sa conduite.

En 1917, les empires Centraux ne changent rien non plus à leurs procédés. Tandis que les journaux allemands publient des articles fanfarons et se réjouissent de pouvoir enfin traiter Wilson en ennemi, le Cabinet de Berlin use de ménagements raffinés avec les États-Unis. Il ajourne la remise des passeports de Gerard, et fait exprimer à Lansing, par l'intermédiaire de M. Ritter, ministre de Suisse à Washington, chargé en cette qualité de la protection des intérêts allemands, son désir de poursuivre les négociations antérieures, à la condition que le blocus commercial contre l'Angleterre ne soit pas interrompu. De même, en juillet 1914, Berchtold déclarait se rallier au projet de médiation Grey, à la condition que la guerre contre la Serbie ne fût pas interrompue. Lansing répond que les États-Unis seront heureux de reprendre la discussion après que le gouvernement aura retiré sa proclamation du 31 janvier, renouvelé ses assurances du 4 mai et conformé ses actes à ces assurances. Zimmermann fait alors publier par l'agence Wolff une explication embrouillée, et cherche un nouveau terrain de négociations en faisant demander à Washington si les États-Unis ne seraient pas disposés à reconnaître le pacte prusso-américain de 1799 réglant le statut des Allemands en Amérique, et vice versa. Czernin enjoint au comte Tarnovski de prodiguer les assurances de bonne volonté, et comble de politesses M. Penfield. Tisza prononce à Pest un discours élogieux pour Wilson. On ergote sur la question de l'avertissement, le droit de capture et le droit de destruction. On s'efforce à Vienne et à Berlin de conjurer un éclat. Mais lei torpillage, se succèdent avec rapidité dans la zone interdite. La solidarité austro-allemande, que Czernin et Tarnovski désavouent presque en sourdine, est affirmée de nouveau à Vienne dans des toasts solennels par Charles Ier et par Guillaume II accouru près de son allié pour raffermir sa foi chancelante. Les deux souverains se jurent une amitié inviolable. Charles Ier célèbre l'alliance politique et militaire étroite qui unit les deux États, et qui a reçu dans cette guerre une consécration sanglante. Il nomme Guillaume Il grand amiral de la flotte, et Guillaume II lui remet le bâton de maréchal allemand.

Le 20 février, Wilson fait mettre Czernin en demeure par Penfield de dire si oui ou non le gouvernement austro-hongrois confirme l'assurance donnée le 29 décembre 1915 au gouvernement américain, à la suite du coulage de l'Ancona, de ne pas détruire de navires privés ennemis avant que les passagers aient été mis en sécurité. Czernin attend deux semaines pour répondre ; puis il finit par alléguer que la mise en demeure de Wilson présente peu d'intérêt pratique, attendu que les sous-marins austro-hongrois n'opèrent que dans la Méditerranée et dans l'Adriatique, ce qui ne peut presque pas mettre en danger les intérêts américains. Wilson ajourne encore la déclaration de guerre. Mais, le 26 février, il demande au Congrès des pouvoirs lui permettant de faire l'ace à toutes les éventualités. Le 1er mars, Zimmermann déclare au Reichstag que l'Allemagne ne reviendra jamais en arrière. Le 4, comme le Sénat américain doit se séparer à la date constitutionnelle avant d'avoir pu voter le projet Wilson, 83 de ses membres sur 96 signent un manifeste d'approbation. bans l'intervalle, la plupart des neutres ayant des intérêts maritimes, notamment l'Espagne et les trois États scandinaves, ont protesté contre le blocus fictif établi depuis le t février. En même temps, ou découvre une nouvelle intrigue allemande : par une dépêche du 19 janvier tombée aux mains du gouvernement américain, Zimmermann a chargé M. d'Eckhardt, ministre d'Allemagne à Mexico : 1° de proposer au Mexique une alliance militaire moyennant des secours financiers et la réannexion de ses anciens territoires du Nouveau-Mexique, du Texas et de l'Arizona cédés jadis aux États-Unis ; 2° de suggérer au Président du Mexique de proposer au Japon d'adhérer à cette alliance. Pris en flagrant délit, Zimmermann explique que, la guerre sous-marine ayant été décidée le 1er février, et un conflit avec les États-Unis étant par suite envisagé, il a chargé M. d'Eckhardt, le 19 janvier, de la mission  qu'on vient de dévoiler à Washington. C'est le même genre de justification que pour l'invasion de la Belgique. Wilson connaît les manœuvres allemandes et les apprécie comme elles le méritent. Il tient prèle une parade foudroyante. Mais, avant l'heure fixée dans son esprit pour le geste décisif, un grand événement s'accomplit.

 

III. — LA RÉVOLUTION RUSSE.

AU commencement de mars, la question alimentaire dans les grandes villes russes, à Pétrograd notamment, était devenue des plus préoccupante. Le désordre administratif général et le défaut de coordination des services empêchaient une répartition méthodique des produits alimentaires, qui, surabondants en certaines régions, manquaient dans d'autres. A Pétrograd, il n'y eut pas assez de pain pour la population. Rappelée par le prince Galitzine, la Douma vote un ordre du jour réclamant pour les municipalités, les zemstvos et les groupements sociaux organisés pour la défense nationale, le droit de coopérer à la répartition des produits alimentaires. Elle est immédiatement prorogée à la fin d'avril par un rescrit du tsar daté de son quartier général de Mohilev. Des émeutes éclatent. Protopopof les réprime de telle façon qu'on le soupçonne de les avoir provoquées afin d'étouffer dans le sang les adversaires de l'absolutisme. Les chefs libéraux et les adversaires de l'anarchie gouvernementale, réunis en conciliabules, se prononcent pour la révolution. Dans la soirée du 10 mars, ils décident toutefois d'ajourner l'exécution de leurs desseins. Mais, dans la nuit du 10 au 11, les soldats des casernes obéissent à un autre mot d'ordre et s'insurgent. Le 11, une délégation de soldats vient offrir ses services à la Douma. Galitzine donne sa démission, après un Conseil des ministres d'où Prolopopof est absent. Un Comité d'ouvriers et de soldats s'installe au palais de Tauride, à côté d'un comité parlementaire présidé par le prince Lvof. M. Rodzianko, président de la Douma, télégraphie au tsar, à Mohilev, que la situation exige de sa part des résolutions immédiates donnant satisfaction aux légitimes réclamations des représentants du pays. Nicolas II persiste dans son attitude. Successivement, tous les régiments de la garnison de Petrograd et des environs et les généraux commandant les groupes d'armées adhèrent au mouvement. Plusieurs membres de la famille impériale et des généraux exerçant de hauts commandements supplient Nicolas II de se rendre à la prière du pays. Il s'obstine. Puis, le 13, à la nouvelle de l'extension du mouvement, il décide de partir pour Tsarskoié-Selo. En chemin, le 11, il rencontre a Pskof le général Roussky et lui annonce son intention du' constituer un ministère responsable. Deux jours plus tôt, cette concession aurait été acceptée par la Douma. Le 14, il était déjà trop tard. Le conflit constitutionnel était relégué au second plan. La révolution, que chacun sentait venir depuis longtemps, tout en croyant qu'elle n'éclaterait pas avant la fin de la guerre, était déchaînée. Les généraux les plus influents conseillaient au tsar l'abdication. Le 15, MM. Goutchkof et Choulguine arrivent à Pskof. Ils déclarent à Nicolas II que, dans la situation présente, il ne lui reste qu'à abdiquer en faveur du tsarévitch Alexis. Après réflexion, le tsar s'incline. Conscient de sa faiblesse, très las, anxieux d'épargner à l'empire les horreurs d'une guerre civile, désireux de ne rien t'aire qui compromette la fin victorieuse de la guerre, il rédige un acte d'abdication empreint des sentiments les plus élevés et les plus patriotiques. Mais, homme de famille avant tout, il veut garder son fils près de lui. Il abdique en faveur de son frère Michel, après avoir signé des rescrits nommant le prince Lvof président du Conseil, et le grand-duc Nicolas généralissime.

A peine signées, ces résolutions deviennent caduques. Par scrupule dynastique, le grand-duc Michel hésite à se substituer au tsarévitch. Il convoque, pour lui demander conseil, le Comité de la Douma composé de doux représentants de chaque parti. Intimidés par le mouvement révolutionnaire dans la capitale, M. Rodzianko et la plupart de ses collègues déconseillent au grand-duc d'accepter la couronne. Alors, le lendemain 16, le grand-duc Michel publie un manifeste où il déclare qu'il remet à un plébiscite et à une assemblée constituante élue au suffrage universel, direct et secret, la mission d'établir la forme du gouvernement et les nouvelles lois fondamentales de l'État russe. Ce prince, marié morganatiquement, qui menait une vie effacée et recherchait plutôt les joies de l'intimité que les satisfactions du pouvoir, ne se sentait pas une énergie et des talents à la hauteur des circonstances. Du reste, en ces jours décisifs pour l'empire, quoique les bonnes volontés et les talents abondent, il ne se trouve aucun homme dont l'intelligence, égale à la volonté, puisse diriger les événements. Le grand-duc Nicolas, suspect aux révolutionnaires, est remplacé comme généralissime par le général Alexeief. Le gouvernement provisoire qui se forme sous la présidence du prince Lvof compte parmi ses membres des hommes éminents, désintéressés, patriotes, qui auraient admirablement gouverné la Russie en des temps calmes. Son chef est digne de toutes les sympathies. M. Milioukof, ministre des Affaires étrangères, est un des Russes les plus appréciés à l'étranger pour son attachement aux idées libérales et sa connaissance des affaires internationales. M. Goutchkof, ministre de la Guerre, ancien président de la Douma, inspire une confiance universelle. Mais le gouvernement provisoire, investi par le grand-duc Michel de toute la plénitude du pouvoir, trouve en face de lui un comité révolutionnaire installé à la gare de Finlande, qui ne possède pas la moindre notion des nécessités gouvernementales, et qui contient des éléments louches. La présence dans le ministère Lvof de M. Kerensky, fougueux orateur d'extrême gauche, contient mal ces éléments. Après quelques jours, l'ordre est à peu près l'établi dans la rue, mais le désordre règne dans es esprits, où le mot nouveau de liberté signifie le droit de se livrer à toutes les fantaisies. Déjà très relâchée depuis plusieurs mois, l'indiscipline augmente chaque jour dans l'armée. La mauvaise habitude prise par les soldats d'aller chez eux sans permission, souvent pour un temps prolongé, s'étend dans des proportions inquiétantes. La proclamation de l'armistice général, de la liberté de la presse et des associations, l'abolition de la peine de mort, et diverses réformes sociales précipitées, engendrent une sorte d'ivresse, à la faveur de laquelle la licence déborde de toutes parts. Accablés de besognes urgentes, les ministres n'ont ni le temps, ni l'autorité pour contenir les divagations de gens, pour la plupart analphabètes, que rien n'a préparés à l'exercice des droits de citoyen.

Toutefois, dans ces premiers temps de la révolution, la chute de l'ancien régime ne semble pas compromettre les opérations militaires. On espère qu'au contraire, grâce à la coordination des efforts administratifs sous l'énergique impulsion de patriotes sincères, grâce à la disparition des cliques de la Cour et de la police secrète, les transports, le ravitaillement et les fabrications seront améliorés de telle façon que les armées reprendront bientôt leur mordant du commencement de la guerre. On compte beaucoup aussi sur l'enthousiasme des premiers jours de liberté pour surexciter le patriotisme. Les chefs militaires alliés ont décidé pour le printemps de 1917 une offensive simultanée sur tous les fronts, et le succès des opérations combinées dépend en grande partie de ce qui se passera sur le front russe. Enfin, l'effondrement de l'autocratie facilite le règlement de certaines questions internationales, comme celle de la Pologne, et crée une atmosphère de sympathie toute nouvelle entre la Russie et les États-Unis. La circulaire que M. Milioukof adresse aux représentants de la Russie à l'étranger pour leur notifier le changement de régime et les intentions du gouvernement provisoire justifie en partie ces espérances. Elle proclame l'intention de combattre l'ennemi commun jusqu'au bout, sans trêve ni défaillance, et de lutter contre l'esprit de conquête d'une race de proie qui s'imagine pouvoir établir sur ses voisins une hégémonie intolérable et faire subir à l'Europe du XXe siècle la honte de la domination du militarisme prussien. Les manifestes du gouvernement provisoire ait peuple et à l'armée s'inspirent du même esprit. Ils affirment la fidélité aux alliances, à tous les accords passés, et assignent comme première tâche au nouveau gouvernement la poursuite de la victoire. Le général Kornilof, commandant de la circonscription militaire de Pétrograd, invite en ternies vibrants les soldats de l'armée du peuple à faire de leurs poitrines le rempart de la patrie. Soldats et marins répondent chaleureusement à ces appels. Ouvriers et soldats fraternisent. Les grèves cessent à Pétrograd et à Moscou.

 

IV. — LE CABINET RIBOT.

EN France, ces événements coïncident avec une crise ministérielle. A la suite d'un incident imprévu provoqué le 14 mars, au cours d'un débat sur l'aviation, par la déclaration du ministre de la Guerre que, même en Comité secret, il considérait en pleine responsabilité qu'il y avait des choses qu'on ne pouvait dire sans risques pour la défense nationale, le général Lyautey donne sa démission. Quoique la Chambre vote ensuite un ordre du jour de confiance au Cabinet, la situation de M. Briand, ébranlée depuis les affaires de Grèce et la crise du haut commandement, est gravement atteinte. Le président du Conseil essaie pendant plusieurs jours de reconstituer son Cabinet, échoue, et se retire. M. Poincaré confie à M. Alexandre Ribot la mission de Former un nouveau ministère. M. Ribot y réussit, prend le portefeuille des Affaires étrangères, donne la Guerre à M. Paul Painlevé, garde l'amiral Lacaze à la Marine, et laisse l'Intérieur à M. Malvy qui, tout en sachant plaire à la majorité de la Chambre, indispose le Sénat et inquiète le public par une mauvaise tenue et des complaisances inexplicables à l'égard d'individus tarés, suspects d'accointances avec les gens qui préconisent à voix basse la paix séparée avec l'Allemagne et qu'on qualifie de défaitistes. Le 21 mars, Ribot fait approuver à l'unanimité de 410 votants une déclaration ministérielle contenant les passages suivants :

Après trente-deux mois, nous sommes entrés dans une période décisive de cette terrible guerre où nous avons été entrainés par une agression sans excuses, et que nous sommes résolus il mener avec la dernière vigueur jusqu'à la victoire, non, comme nos ennemis, dans un esprit de domination et de conquête, mais avec le ferme dessein de recouvrer les provinces qui nous ont été arrachées, d'obtenir les réparations et les garanties qui nous sont dues....

Ce qui fait notre force, c'est que nos alliances ne sont pas fondées uniquement sur des intérêts, mais qu'elles sont vivifiées par un idéal commun, par cet esprit de liberté et de fraternité que la Révolution française a eu l'immortel honneur de proposer au monde, et qui, en devenant partout en Europe une réalité, sera une des meilleures garanties de la paix entre les peuples qu'appelait récemment de ses vœux le Président de la grande République américaine, et une des conditions de l'organisation de la Société des nations.

Peu après, Ribot compléta la déclaration ministérielle en télégraphiant à Venizélos l'expression de sa chaleureuse sympathie pour la cause au succès de laquelle l'homme d'État hellène avait consacré toute sa vie. Il marquait ainsi l'intention d'en finir avec le régime constantinien dès que seraient réglées des questions plus graves. En première ligne venait la question américaine.

 

V. — LA DÉCLARATION DE GUERRE DES ÉTATS-UNIS À L'ALLEMAGNE.

A ce moment, le Président Wilson arrête sa décision et convoque le Congrès pour le 2 avril. Les Américains les plus pacifistes s'attendent à la guerre. On s'y attend aussi en Allemagne. Le 29 mars, au Reichstag, Bethmann-Hollweg dit que, s'il le faut, le peuple allemand saura supporter sans faiblesse la guerre avec les États-Unis. Il s'oppose en même temps à l'introduction de réformes intérieures avant la fin de la guerre, et, au Landtag de Prusse, patronne un projet de loi doublant la superficie des terres soumises au régime anachronique des fidéicommis. Le 30 mars, le gouvernement provisoire russe proclame l'indépendance de la Pologne unifiée, en laissant au peuple polonais le soin de choisir le régime politique à sa convenance, pourvu qu'il subsiste une union militaire libre avec la Russie ; il déclare que l'Assemblée constituante russe aura mission de donner son consentement aux modifications de territoire de l'État russe indispensables pour la formation de la Pologne libre avec toutes ses trois parties cruellement séparées. Cet acte du gouvernement provisoire est salué avec enthousiasme dans tous les pays alliés et aux États-Unis.

Le 2 avril, Wilson lit au Congrès le message que le monde entier attend avec émotion. Il ne demande pas l'autorisation de prendre des mesures de guerre ; il déclare la guerre à l'Allemagne. Rompant avec les hésitations et les atermoiements, il jette toutes les forces des États-Unis dans la balance. Il dénonce l'Allemagne comme l'ennemie de l'humanité, et la proclamation du 31 janvier comme un défi à l'humanité. Conscient du caractère grave et même tragique de sa démarche, il demande au Congrès de décréter que les États-Unis acceptent formellement la condition de belligérant qui leur est imposée, et qu'ils vont prendre des mesures immédiates, non seulement pour mettre le pays dans un parfait état de défense, mais pour utiliser toutes leurs ressources en vue d'amener le gouvernement impérial allemand à résipiscence et de terminer la guerre. En conséquence, il propose la coopération la plus complète possible avec les gouvernements en guerre avec l'Allemagne, l'ouverture de crédits et la fourniture de matériel de guerre à ces gouvernements, l'organisation de toutes les ressources du pays en vue de la guerre, la levée d'un premier contingent de 500.000 hommes et l'établissement du service militaire obligatoire. S'étant enfin décidé pour l'intervention, Wilson veut que ce soit le début d'une nouvelle ère dans le monde, l'ère démocratique.

Acclamé avec une sorte de délire par le Congrès, ce message provoque en Amérique et dans les pays alliés d'innombrables manifestations d'enthousiasme. En France, il renoue la chaîne des temps. Toul le monde y évoque les souvenirs de La Fayette, de Rochambeau et de la guerre pour l'indépendance des États-Unis, à laquelle la monarchie épuisée a sacrifié ses dernières ressources et ses dernières énergies. Paris pavoise. Au Parlement. Ribot et les présidents des deux Chambres interprètent en des discours vibrants la joie et la reconnaissance de tous les Français. Le Président de la République envoie m Wilson un télégramme émouvant. Toutefois, on remarque dans le message une lacune et l'embryon d'une doctrine féconde en erreurs. Wilson déclare la guerre à l'Allemagne seule, non à l'Autriche-Hongrie ni aux autres alliés de Guillaume II. En outre, il incrimine seulement le gouvernement allemand, non le peuple allemand, qui n'était pas libre de ses destinées en 1914. Il semble nourrir une foi absolue dans la vertu propre de la démocratie et dans l'honnêteté naturelle des peuples qui se gouvernent librement.

Le Congrès s'empresse de voter la déclaration de guerre à l'Allemagne : le Sénat, le premier, par 82 voix contre 6 ; la Chambre des représentants, ensuite, par 373 voix contre 50. Sans perdre un instant, Wilson fait saisir les nombreux bateaux de commerce allemands internés dans les ports des États-Unis. Quelques jours après, Cuba fait de mime, et le Brésil rompt ses relations diplomatiques avec l'Allemagne. L'un après l'autre, la plupart des États des deux Amériques, sauf l'Argentine et le Chili, vont suivre cet exemple.

Malgré leurs rodomontades de janvier, Guillaume il et ses conseillers constatent que l'ébranlement, donné par la guerre sous-marine à outrance dépasse leurs pires prévisions. Ils essaient de réagir. Guillaume Il publie un rescrit où, contrairement aux déclarations publiques du chancelier à la fin de mars, il promet à son peuple, pour le récompenser de ses exploits gigantesques, la libération de la vie entière de la politique allemande, la réforme électorale, le rajeunissement de la Chambre des Seigneurs prussienne, etc. Il invite le chancelier à préparer sans retard les projets de loi correspondant à ce programme. Mais le verbiage impérial ne persuade pas les masses. De grandes grèves éclatent à Berlin et dans plusieurs grands centres industriels. L'abrogation par le Conseil fédéral de la loi d'exception, votée en 1872 contre les jésuites, ne calme pas les esprits ; elle marque seulement la peur des féodaux et le désir de réchauffer le dévouement des catholiques. On essaie de ranimer l'enthousiasme populaire en publiant des statistiques merveilleuses de torpillages sous-marins. Cependant, on touche à la fin du troisième mois de la guerre sous-marine sans restrictions, et l'Angleterre n'est ni à genoux, ni sur le point d'y tomber. Alors on concentre les efforts sur la Russie pour amener la chute du front oriental. On fait passer de Suisse en Russie les révolutionnaires les plus exaltés, notamment le bolcheviste Lénine, pontife du communisme, disciple du marxisme absolu. Le gouvernement allemand trouve en Suisse, près de certains socialistes comme. MM. Grimm et Graber, et même près de deux conseillers fédéraux, MM. Hoffmann et Müller, de précieuses complaisances pour l'œuvre de désagrégation qu'il prépare. De son côté, le comte Czernin s'efforce d'atténuer les conséquences de l'intervention américaine. II prescrit à tous ses agents le langage le plus conciliant, et fait dire aux Russes que l'Autriche-Hongrie n'a d'autres buts de guerre que la conclusion d'une paix honorable. L'empereur Charles lui-même noue une intrigue qui, restée inconnue du public pendant un an, menace de troubler les rapports des Alliés.

 

VI. — LES AMORÇAGES DE PAIX SÉPARÉE.

AU mois de janvier, le prince Sixte de Bourbon-Parme, frère de l'impératrice Zita, était allé en Suisse près de sa mère, qui avait exprimé le vif désir de le revoir. N'ayant pu s'engager dans l'armée française, il servait dans l'armée belge. Avec l'autorisation du roi des Belges et au su du présiderait de la République, il reçut les confidences de la duchesse de Parme : l'empereur Charles voulait s'entretenir avec lui de la paix, ou tout au moins lui communiquer ses vues par l'intermédiaire d'un envoyé de toute confiance. Le prince revint à Paris, fut reçu par M. Poincaré, et repartit pour la Suisse où, le 13 février, il communiqua au comte Erdœdy, homme de confiance de Charles Ier, ce qu'il savait des conditions de paix de la France. Après quelques pourparlers, coupés par un voyage du comte Erdœdy à Vienne, le prince Sixte revint à Paris, porteur d'une note du comte Czernin et d'observations de l'empereur sur plusieurs points de cette note. Le 5 mars, il se rendit à l'Élysée pour s'acquitter de sa mission. La note Czernin affirmait que l'alliance entre l'Autriche-Hongrie, l'Allemagne, la Turquie et la Bulgarie était absolument indissoluble, et qu'une paix séparée d'un de ces États était pour toujours exclue. Elle réclamait de la Serbie des garanties aptes à empêcher à l'avenir des agissements comme ceux qui ont conduit au meurtre de Serajévo. Elle revendiquait la Roumanie comme gage jusqu'à ce que la pleine intégrité de la monarchie austro-hongroise fût garantie. Elle indiquait comme Lut de guerre la sécurité pour le libre développement de ladite monarchie. Elle déclarait que, si l'Allemagne voulait renoncer à l'Alsace-Lorraine, l'Autriche-Hongrie n'y mettrait pas d'obstacle. Les addenda de l'empereur ne modifiaient en rien le fond de cette note ; ils le confirmaient plutôt par ces mots : Notre seul but est de maintenir la Monarchie dans ses frontières actuelles.... L'Allemagne ne mène comme nous qu'une guerre défensive.

MM. Poincaré et Briand, mis au courant, estiment qu'il est impossible de négocier sur de pareilles bases, et font part de leurs vues au prince. Celui-ci retourne alors en Suisse, y retrouve Erdœdy, et, sur les instances de l'impératrice, se rend à Vienne. Le 23 mars il voit l'empereur, puis Czernin, au château de Laxenburg. Le souverain et son ministre se montrent également désireux de conclure la paix. Mais l'empereur se laisse aller à des récriminations, même à des menaces contre l'Allemagne, tandis que le ministre n'admet l'hypothèse de la rupture de l'alliance qu'ail cas où l'Allemagne voudrait rendre impossible pour l'Autriche la conclusion d'une paix raisonnable. D'ailleurs, Charles Ier lui-même déclare à son beau-frère que la collaboration de Czernin lui est nécessaire, que l'Allemagne veut une paix de victoire, et que les conditions de paix avec l'Italie ne pourront être examinées qu'après que la France, l'Angleterre et la Russie seront bien décidées à faire la paix avec l'Autriche. Le 21, l'empereur remet an prince Sixte une lettre, écrite au crayon, où il lui expose, à l'intention de M. Poincaré, sa manière de voir sur la situation. Il commence par poser en principe que tous les peuples de son empire sont animés de la volonté commune de sauvegarder l'intégrité de la Monarchie. Puis, après des considérations sur les horreurs de la guerre et la belle tenue de la France, il se montre disposé à appuyer par tous les moyens, et en usant de tonte son influence personnelle auprès de ses alliés, les justes revendications françaises relatives à l'Alsace-Lorraine. Il stipule ensuite comme condition primordiale et absolue que la Serbie supprime toute société ou groupement dont le but politique tend vers une désagrégation de la Monarchie. Charles Ier ne montre pas cette lettre à Czernin. Le ministre doit se douter que l'empereur a remis à son beau-frère un écrit qui permet d'engager des pourparlers avec la France, mais il ne tient pas à connaître un document destiné à être transmis secrètement et inofficiellement à M. Poincaré. Il lui convient que le monarque, cédant à l'influence de la famille de l'impératrice, aille plus loin qu'il ne voudrait aller lui-même, afin de mieux induire la France et l'Angleterre en tentation. Personnellement, il est convaincu que l'Autriche-Hongrie ne peut se tirer d'affaire qu'en restant solidaire de l'Allemagne, et que le plus habile est de prendre de l'ascendant sur elle en demeurant en confiance avec Guillaume II et Bethmann-Hollweg. Charles Ier, au contraire, plus influençable et plus hésitant, préfère les moyens détournés. Tous deux sont d'accord au moins sur un point : pas de concessions à l'Italie.

Or, la France et l'Angleterre ne peuvent, sans trahison envers l'Italie, ni conclure de paix séparée, ni même, suivant l'expression du pacte du 4 septembre 1914, discuter les termes de la paix, en dehors de leur alliée. Ribot le fait observer quand le prince Sixte vient, le 31 mars, remettre à M. Poincaré la lettre de l'empereur. Il est alors convenu que Lloyd George sera mis au courant, et que Ribot et Lloyd George pressentiront le gouvernement italien sur ses conditions de paix sans lui parler des ouvertures de Charles Ier. Tandis que s'ébauchent ces projets de nouvelles entrevues, l'empereur Charles et Czernin vont rendre visite à Guillaume II à Homburg. Ils essaient de le convaincre, lui et ses principaux conseillers, que la paix ne peut se conclure sans la cession de l'Alsace-Lorraine. Pour faciliter ce sacrifice, Charles Ier propose de renoncer à toute la Pologne, de céder la Galicie à la Pologne, et de laisser l'Allemagne s'adjoindre le nouvel État. Les Allemands restent irréductibles sur la question d'Alsace-Lorraine. L'empereur Charles et son ministre rentrent à Vienne très déprimés. Pourtant Czernin n'abandonne pas la partie. Il rédige un mémoire confidentiel destiné à démontrer que l'Autriche-Hongrie ne peut plus continuer la guerre, que la pais doit être conclue le plus tôt possible, et que la condition nécessaire de la paix est la cession de l'Alsace-Lorraine. Le 12 avril, il remet son mémoire à Charles Ier, qui le fait porter le lendemain à Guillaume II par un de ses aides de camp. Il n'est donné aucune suite à cette communication.

Le 12 avril, Ribot rencontre à Folkestone Lloyd George, qu'il a prié à ce rendez-vous pour le mettre au courant des ouvertures de Charles Ier. Le Premier anglais les accueille avec joie. et l'on décide aussitôt de convoquer Boselli et Sonnino à Saint-Jean-de-Maurienne. La réunion convenue a lieu le 19 avril. Elle a plusieurs autres objets, notamment les affaires d'Asie Mineure et de Grèce. Le gouvernement italien se plaignait alors d'avoir été laissé de côté dans les négociations de la France, de la Grande-Bretagne et de la Russie relatives à la répartition des sphères d'influence dans l'empire Ottoman, et désirait qu'on lui fit sa part. Il avait été tenu à l'écart parce qu'on lui reprochait, à l'époque de ces négociations, de' n'avoir pas déclaré la guerre à l'Allemagne comme il s'y était engagé en avril 1915. Mais, en avril 1917, les Cabinets de Paris et de Londres étaient prêts à reconnaître à l'Italie une zone d'influence en Asie Mineure. En arrivant à Saint-Jean-de-Maurienne, Lloyd George proposa tout de suite Smyrne aux ministres italiens, sans doute dans l'espoir que l'attribution de cette métropole maritime de la Méditerranée orientale les déterminerait à renoncer à Trieste, et que les négociations avec Vienne seraient facilitées. Cet espoir fut déçu. Quand Ribot exposa que les Alliés pourraient bientôt se trouver en face d'ouvertures de paix autrichiennes, et qu'il serait utile de savoir si l'Italie consentirait quelques concessions, Sonnino répondit nettement que les conditions d'avril 1915 étaient un minimum, et que toute concession provoquerait en Italie des mouvements qui mettraient le régime en péril. Le refus était catégorique. Ribot et Lloyd George purent seulement constater qu'une conversation avec l'Autriche aurait à ce moment pour effet de relâcher le lien qui devait être de plus en plus étroit avec les Alliés. Quant à l'affaire grecque, on ajourna une décision définitive à une date ultérieure.

Averti par Jules Cambon qu'aucune proposition de paix ne pourrait être envisagée sans que l'Autriche tînt compte des revendications de l'Italie, le prince Sixte retourne en Suisse le 25 avril et transmet à Erdœdy la réponse de Jules Cambon. Le comte se rend à Vienne et revient le 4 mai dire au prince qu'il n'y a plus lieu de s'inquiéter de l'Italie, car elle vient de proposer la paix à l'Autriche moyennant la cession du Trentin de langue italienne. Il prétend également, en citant les paroles de son souverain, que, déjà cinq fois on a proposé la paix à l'Autriche depuis 1915, du côté russe notamment. Il propose pour l'Italie une rectification de frontières sur l'Isonzo, sans Goritz. Désireux d'en finir une bonne fois, le prince Sixte va de nouveau voir son beau-frère au château de Laxenburg. L'empereur consent à faire les sacrifices nécessaires à l'Italie, mais à condition que ces sacrifices ne portent que sur des territoires de langue et de sentiments italiens. En outre, il réclame des compensations. Il ne veut ni de la Silésie, ni des colonies allemandes, dont il a été question dans les conversations de Paris, car cela aurait un caractère odieux. Le prince Sixte émet l'idée qu'une colonie italienne pourrait faire l'affaire. Czernin, mêlé à la conversation, voudrait bien annexer toute la Roumanie. Le lendemain, 9 mai, l'empereur Charles remet une seconde lettre au prince Sixte. En dehors de phrases banales de bonne volonté, ce document ne contient aucune proposition ni aucune base précise de négociation. Il se borne à répéter que l'Italie vient de demander la paix, en réduisant ses demandes à la partie du Tyrol de langue italienne. Par contre, le prince Sixte reçoit en même temps une note de Czernin qui pose les conditions suivantes : pas de cession de territoire sans compensation, intégrité de la Monarchie garantie par l'Entente ; c'est seulement après que ces deux conditions auront été acceptées par l'Entente que l'Autriche-Hongrie pourra conclure une paix séparée. L'Entente doit donc se lier envers l'Autriche-Hongrie, c'est-à-dire trahir les alliés auxquels elle a promis les dépouilles de la Monarchie, avant d'obtenir de celle-ci des engagements positifs. Les accusations de défection portées contre la Russie et l'Italie afin de justifier cette trahison ne sont fondées sur rien[1]. D'ailleurs, Erdœdy avoue que les propositions attribuées à un émissaire italien sont ignorées de Sonnino.

A son retour à Paris, le prince Sixte revoit MM. Poincaré et Ribot le 20 mai. Le prince s'efforce de prouver que la demande de paix italienne est sérieuse, et que, si Sonnino a été tenu à l'écart, c'est parce que les giolittiens sont en réalité les maîtres. Ribot se refuse à croire que le roi et Cadorna aient pu s'engager ainsi en dehors de Sonnino. Il insiste sur la nécessité de causer avec l'Italie, avec le roi personnellement. Si nous ne pouvons causer avec l'Italie, dit-il, nous devons en rester là. Il écrit en ce sens à Lloyd George, en lui rappelant aussi que la Serbie et la Roumanie doivent être dédommagées. En conclusion, il propose une réunion du roi d'Angleterre et de M. Poincaré avec le roi d'Italie : la visite du front français serait le prétexte du voyage de Victor-Emmanuel III. Lloyd George accepte, mais Sonnino laisse tomber la négociation. Dans ces circonstances, Ribot ne cherche pas à la renouer. L'honneur et l'intérêt de la France s'opposent à ce qu'elle poursuive en dehors de ses alliés des pourparlers avec un gouvernement ennemi suspect. Si elle avait commis l'imprudence d'accepter les conditions préalables de Czernin, elle aurait en vain trahi ses alliés, puisque, dès le 12 avril, les efforts de Charles Ier et de son ministre pour obtenir la cession de l'Alsace-Lorraine avaient échoué. Par contre, Czernin aurait tenu en mains le moyen de prouver aux Tchèques, aux Slovaques, aux Croates, aux Slovènes et aux Roumains qu'ils luttaient à tort pour leur indépendance, puisque les Alliés les abandonnaient à leurs maitres. Quant à la menace de rupture de Vienne avec. Berlin, elle ne pouvait pas être sérieuse. Dans l'hypothèse invraisemblable oui Charles Ier aurait voulu y donner suite, il n'aurait pas trouvé de ministres ni de généraux pour l'exécuter. Les troupes allemandes et magyares ne lui auraient pas obéi, et il serait resté seul avec quelques amis. Les velléités de l'empereur Charles, tout en attestant ses bonnes intentions, se heurtaient à des obstacles insurmontables.

Les propos secrets qui s'échangèrent pendant l'été, à Fribourg, en Suisse, entre le comte Revertera pour l'Autriche et le comte Armand, officier français, pour le grand quartier général français, n'aboutirent qu'il mettre en relief l'inconsistance de diverses combinaisons élaborées avec légèreté. Il en fut de même de l'entrevue que le général Smuts, autorisé par Lloyd George, eut en Suisse avec le comte de Mensdorf, ancien ambassadeur de François-Joseph à Londres. Au cours de brèves conversations, Mensdorf dut avouer qu'il ne pouvait s'agir d'une paix séparée. Tous ces pourparlers ne mériteraient pas d'être mentionnés si leur révélation sensationnelle, l'année suivante, n'avait provoqué un gros incident. D'autres amorçages allaient succéder durant la période troublée qui suivit l'échec de l'offensive Nivelle du 16 avril, mais, avant qu'ils se développassent, l'affaire grecque entra dans une nouvelle phase.

 

 

 



[1] Elles ont été démenties plus tard de la façon la plus catégorique par MM. Sazonoff et Sonnino, et l'on n'a pu fournir aucune preuve du côté autrichien.