HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE III. — LES INTERVENTIONS ET LES NÉGOCIATIONS.

CHAPITRE IV. — L'INTERVENTION DE LA ROUMANIE.

 

 

I. — LA SITUATION GÉNÉRALE DANS L'ÉTÉ DE 1916.

L'ÉMOTION produite en Italie au commencement de juin par l'offensive autrichienne dans le Trentin provoqua, dès la réouverture des travaux parlementaires, le 10 juin, la chute de M. Salandra. En refusant d'élargir son ministère par l'entrée de membres n'appartenant pas au parti libéral, et en s'obstinant à se dérober devant toutes les demandes d'explications sur la politique extérieure, le président du Conseil avait gravement indisposé la Chambre. Aussi, quoique l'offensive autrichienne eût échoué durant la crise ministérielle, M. Salandra ne fut pas maintenu au pouvoir par le roi. Son successeur, M. Paolo Boselli, dans sa déclaration du '28 juin, recommanda dans les termes les plus énergiques l'intensification et la coordination toujours plus étroite des opérations militaires sur les divers points de combat, ainsi que la parfaite entente avec les Alliés dans l'action de défense économique contre les ennemis. Il menaçait les défaitistes d'une répression inflexible. Jusqu'alors les Italiens appelaient leur guerre avec l'Autriche nostra guerra ;  instruits par les événements, et sentant à quel point était nécessaire la solidarité militaire des Alliés pour la réalisation de leurs ambitions particulières, ils dirent désormais : l'unica guerra.

On pouvait aussi se demander si, d'européenne, la guerre n'allait pas devenir universelle. Aux États-Unis, où s'ouvrait la campagne pour l'élection présidentielle de l'automne, l'ancien Président Théodore Roosevelt, chef et candidat du parti progressiste, préconisait ardemment l'intervention contre l'Allemagne. Après l'investiture de M. Hughes, membre de la Cour suprême, par la convention républicaine, comme candidat républicain, M. Roosevelt se désistait en sa faveur dans l'espoir d'assurer la défaite de M. Wilson, de nouveau candidat du parti démocrate ; mais M. Hughes reprenait le programme progressiste et, sans s'exprimer en termes aussi vigoureux que le bouillant Teddy, il n'en condamnait pas moins sévèrement les intrigues allemandes. Dans une lettre adressée à la fin de juin au Comité progressiste de Chicago, il flétrissait la conduite des germano-américains, qui exploitaient le sol américain pour fomenter des désordres dans l'intérêt d'une puissance étrangère. M. Wilson lui-même, dans un discours à l'école militaire de Westpoint, relevait la nécessité de la préparation militaire, et stigmatisait les citoyens naturalisés américains qui continuaient à préférer leur pays d'adoption. Toutefois, plaçant au-dessus de tout l'intérêt de sa réélection, et désireux de gagner les voix des électeurs de l'Ouest qui passaient pour des pacifistes à tout prix, il observait une grande réserve dans l'appréciation des affaires internationales. Le 27 mai, à Washington, devant la League to enforce peace, il avait même prononcé la phrase suivante : Les causes et les objets de cette guerre ne nous concernent pas ; nous n'avons pas intérêt à rechercher et à explorer les sources obscures d'où a jailli son lot terrible. Puis il se corrigeait lui-même quelques phrases plus loin, en ajoutant : Nous participons, que nous le voulions ou non, à la vie du monde ; les intérêts de toutes les nations sont aussi les nôtres. Ce qui affecte le genre humain est inévitablement notre affaire, aussi bien que l'affaire des nations d'Europe et d'Asie.... Il est clair que les nations doivent à l'avenir être gouvernées par le même haut Code d'honneur que nous exigeons des individus. Dans les combats dosa conscience, l'ambitieux et l'homme de parti l'emportaient sur l'homme d'État. Cœur sec, esprit illuminé de rêves grandioses et nourri d'abstractions, il parlait en prédicateur, écrivait en style de procédure et agissait avec autant d'ostentation que de prudence. Du reste, son impassibilité calculée exaspérait beaucoup de ses compatriotes. Les adhésions affluaient à l'American Rights Committee, fondé par un groupe d'hommes éminents qui dénonçaient les projets énormes d'agrandissements allemands et prenaient pour programme la défaite des armes teutonnes et le triomphe des principes pour lesquels combattaient les Alliés.

L'American Rights Committee avait raison de craindre les projets de l'Allemagne. Les six grandes associations économiques de l'Empire réclamaient, dans un manifeste signé également par 325 professeurs et 148 magistrats, 145 bourgmestres, 158 ecclésiastiques, 40 parlementaires et 18 généraux ou amiraux en retraite, l'annexion de la Belgique tout entière, des départements du Nord de la France et des provinces baltiques, le partage de la Serbie et du Monténégro entre la Bulgarie et l'Autriche-Hongrie, et une série de garanties spéciales équivalant à l'hégémonie. D'autres manifestes, émanant de hautes personnalités allemandes des milieux les plus divers, formulaient des revendications analogues, avec quelques autres encore. Le pangermanisme s'affirmait de plus en plus dans la Monarchie habsbourgeoise. Réalisant le plan qu'il s'était tracé lorsqu'il avait approuvé les desseins de guerre en juillet 1914, Tisza donnait petit à petit un caractère de plus en plus magyar aux armées hongroises. Il obtenait du vieux François-Joseph le règlement de la question des emblèmes nationaux, laissée en suspens depuis 1867. A côté des armes de la maison de Habsbourg, les drapeaux devaient porter celles de la Hongrie, et, dans les angles, la couronne impériale et la couronne royale de Saint-Étienne devaient alterner. Les fameuses couleurs schwarz-gelb (noir-jaune) faisaient place à un fond blanc, entouré de flammes alternativement noir-jaune et rouge-blanc-vert. Le monarque perdait en fait son autorité souveraine sur la Hongrie, qui s'appuyait de plus en plus sur l'Allemagne. Le dualisme de 1867 se transformait en séparation. L'autonomie constitutionnelle de la Croatie disparaissait. On réprimait avec férocité toutes les velléités de protestation des non-Magyars. En une seule fournée, le tribunal de Banyalonka condamnait 98 Yougoslaves à mort ou aux travaux forcés. Les expressions officielles de Cisleithanie et de Transleithanie tombaient en désuétude. Les emblèmes de l'État autrichien ne portaient plus que les armes des Habsbourg, et l'antique royaume de Bohème s'absorbait dans l'Autriche. Les Tchèques s'insurgeaient contre la violation de leurs droits séculaires. Leurs chefs publiaient un manifeste où ils proclamaient que la Bohème s'arracherait des serres de la dynastie qui l'avait trahie, et constituerait. avec la Moravie et la Slovaquie un État complètement indépendant. Par représailles, le gouvernement de Vienne fit emprisonner les députés radicaux Netolicky, Vajna et Burival, le poète national Machar et quantité d'autres personnes. Au commencement de juin, M. Kramar, chef du parti libéral, et ses collègues de la Chambre, MM. Cervinka, Zamazal et Rachin, emprisonnés depuis plusieurs mois, furent condamnés à être pendus. Heureusement. M. Masaryk, le courageux dénonciateur des faux Friedjung devant le Reichsrat, avait réussi à passer en Suisse au commencement de 1915, et il menait à l'étranger une énergique campagne de propagande pour l'indépendance nationale. Au mois de septembre 1915, un jeune professeur de l'Université de Prague, qui allait devenir son principal collaborateur, M. Édouard Benes, s'était  échappé de Bohème à la veille d'être arrêté, et, depuis lors, avec l'active collaboration de quelques compatriotes et de quelques 'midi-cistes transis. il préparait avec un optimisme imperturbable la fondation d'une république tchécoslovaque. Il s'était constitué un Conseil national des pays tchèques, dont M. Masaryk était le président et M. Benes le secrétaire général. Une revue paraissant à Paris, La nation tchèque, par l'organe du Conseil national, qui, par des moyens secrets et sûrs, se tenait constamment en rapport avec Vienne, Prague, et les patriotes tchèques résidant à Vienne.

 

II. — LE TRAITÉ D'ALLIANCE DE L'ENTENTE AVEC LA ROUMANIE.

Au commencement de l'été 1916, les circonstances parurent favorables aux Alliés pour presser le gouvernement roumain d'entrer en guerre. Malgré la propagande de plus en plus intense des Austro-Allemands, l'opinion publique dans le royaume restait en grande majorité passionnée pour la réalisation des aspirations nationales. M. Take Jonesco ayant renvoyé le grand cordon de la Couronne de fer à François-Joseph Ir' et le grand cordon de l'Aigle Bouge à Guillaume II, son exemple fut suivi par quarante notabilités qui avaient également reçu autrefois des décorations autrichiennes. Un grand banquet lut offert à ces notabilités, et l'on y proclama la fusion du parti conservateur et du parti démocrate, sous la double présidence de M. Nicolas Filipesco et de M. Take Jonesco. Étant restés constamment en rapport avec les patriotes roumains et le Cabinet de Bucarest, les Cabinets de Paris et de Londres exercèrent sur M. Jean Bratiano une forte pression pour le déterminer à intervenir avant que le sort de la guerre fût décidé. Ils lui représentaient que la période critique de l'offensive allemande était passée sur le front d'Orient comme sur celui d'Occident, que les efforts combinés des Alliés allaient prochainement avoir d'importants résultats, et que, en se jetant sans plus de retard dans la mêlée, la Roumanie pouvait faire brusquement pencher la balance. Les Alliés se disaient prêts à reconnaître largement le service capital rendu à un moment où ils rencontraient encore des difficultés sérieuses ; ensuite ils ne seraient plus disposés à payer du même prix un concours tardif. Cette insistance embarrassa Bratiano. Il en restait à l'idée que la Roumanie, dans son état d'insuffisante préparation militaire, ne pouvait utilement intervenir due pour hâter la débâcle des Austro-Allemands au moment où la défaite germanique se dessinerait. C'est pourquoi il s'efforçait, à Bucarest, de se tenir en équilibre entre les représentants des deux grands groupements de puissances. Czernin ne se méprenait d'ailleurs pas sur les intentions du président du Conseil. Comme Burian persistait à s'imaginer que la Roumanie voulait avant tout la destruction de la Russie et, par ce moyen, l'annexion de la Bessarabie, Czernin affirmait que Bratiano croyait à la possibilité de la destruction de la monarchie habsbourgeoise, non à celle de l'empire des tsars, et qu'en conséquence la Roumanie aspirait plutôt à l'annexion de la Transylvanie qu'il celle de la Bessarabie.

Dans la première quinzaine de juin, le clairvoyant diplomate alla conférer quelques jours à Vienne. A son retour, après s'être entretenu avec le roi et Bratiano, il résuma la situation dans ces termes : Le président du Conseil se meut entre deux pôles : d'un côté. ne pas laisser passer le moment de participer à temps à la victoire de l'Entente, qu'il attend ; d'un autre côté, nous attaquer le plus tard possible, et avec le minimum de risques.... J'ai la ferme conviction qu'il espère notre défaite et qu'il y croit, mais qu'il attendra encore. Ayant conservé près du souverain roumain les facilités d'accès dont jouissaient les ministres d'Autriche-Hongrie pendant la longue période d'accord avec la Triple-Alliance, il se hâtait d'aller voir le roi dès qu'apparaissaient des symptômes d'intervention. Ferdinand Ier s'exprimait naturellement avec plus de réserve encore que son premier ministre. Toutefois, il laissa entendre le 23 juin que Bratiano utiliserait un nouveau progrès de l'offensive russe pour abandonner la neutralité. Le 27 et le 28 juin, Czernin avertit Burian que six à huit semaines étaient encore nécessaires pour l'arrivée en Roumanie de l'artillerie et des munitions, qu'il fallait en outre faire la moisson, et que le moment décisif prévu par Bratiano se produirait dans la seconde moitié d'août. Le 30 juin et le 1er juillet, après deux longues explications avec le président du Conseil, il maintint ses pronostics, en les accentuant. Le 7 juillet, il prévint Vienne que les ministres alliés venaient de signifier à la Roumanie que, si elle n'intervenait pas maintenant, l'Entente ne s'occuperait pas d'elle lors de la conclusion de la paix.

C'était exact. Sur l'initiative de M. Briand, qui comptait beaucoup sur l'intervention roumaine pour hâter la fin de la guerre, les Cabinets alliés avaient fini par se mettre à peu près d'accord sur les conditions de l'alliance avec la Roumanie et par demander une réponse ferme à Bucarest. Les difficultés étaient venues surtout de la Russie. Le Cabinet de Londres laissait en cette affaire. l'initiative à celui de Paris, qu'il appuyait dans ses démarches à Pétrograd et à Bucarest. Briand, à la différence de beaucoup d'hommes politiques français, avait toujours attribué une grande importance au front oriental. Conscient des difficultés de toute sorte et de l'énormité des pertes que comportait une percée du front allemand en France, il se préoccupait de donner le plus d'intensité possible à l'action en Orient, dans l'espoir que, une fois la Hongrie envahie et les armées habsbourgeoises disloquées, le front allemand fléchirait en Occident. Malheureusement, les défaillances de la Grèce gênaient la réalisation de ce plan. D'autre part, le corps expéditionnaire de Salonique était maigre en effectifs utilisables, miné par le paludisme, et mal pourvu de matériel de guerre ainsi que de moyens de transport. Les contingents britanniques, envoyés à contre-cœur par le War Office, étaient encore moins bien outillés. Or, la grande opération qu'on se proposait d'exécuter avec la Roumanie impliquait une offensive vigoureuse de l'armée Sarrail, destinée à retenir l'armée bulgare sur le front macédonien, et à l'empêcher d'inquiéter sérieusement les Roumains sur la frontière du Danube. Enfin, quelques-uns des Alliés se trompaient encore sur les intentions de la Bulgarie. Induits en erreur par des renseignements tendancieux et par des idées traditionnelles, ils s'imaginaient que jamais les Bulgares n'oseraient se battre contre les troupes du tsar libérateur, et que, devant celles-ci, ils se joindraient à elles ou se disperseraient sans coup férir. En conséquence, les Cabinets alliés se persuadaient qu'il suffirait de répartir quelques divisions russes sur le front de la Dobroudja pour assurer les derrières de l'armée roumaine. Le Cabinet de Bucarest lui-même, tout en réclamant le concours de 250000 soldats russes, se laissait prendre aux bonnes paroles de Radoslavof, qui promettait de maintenir la neutralité à l'égard de la Roumanie, A Paris, on croyait plutôt que les Bulgares saisiraient avec empressement l'occasion de se venger du l'intervention roumaine dans la seconde guerre balkanique, et l'on pensait qu'en tout cas il Fallait rendre la Bulgarie inoffensive avant que l'armée roumaine se lança à fond en Hongrie.

Les négociations de cette période sont très confuses. Les résultats de l'entrée en guerre de la Roumanie dépendaient beaucoup de la coordination des efforts avec la Russie. Or, ni le gouvernement, ni l'état-major russe n'avaient d'idées fermes à ce sujet. Au commencement de février, Stürmer avait remplacé Gorémykine comme président du Conseil. Il avait rappelé la Douma, que son prédécesseur avait brusquement renvoyée, malgré l'avis contraire de la plupart des membres du ministère. Il s'occupait en apparence de rétablir l'accord entre la Couronne, la Douma et le pays, et Sazonoff, inébranlablement fidèle à l'alliance, continuait de diriger les affaires étrangères. Mais Stürmer était dominé par des influences de cour, groupées autour de l'impératrice et d'un aventurier du nom de Raspoutine, qui joignait à des mœurs abjectes des prétentions à un pouvoir surnaturel. Si le tsar demeurait invariable dans sa résolution de conduire la guerre jusqu'au bout, d'accord avec ses alliés, il n'en était pas de même d'une partie de son entourage. Des hommes de droite, préoccupés de maintenir à tout prix le système autocratique favorable à leurs privilèges, s'unissaient aux personnes accessibles à la corruption et rattachées par des liens divers à l'Allemagne pour créer un état de choses qui forcerait le tsar de conclure la paix avant qu'un système constitutionnel s'établit. En ce qui concerne la Roumanie, beaucoup de diplomates ne lui pardonnaient pas d'avoir conquis son indépendance et de s'interposer entre la Russie et Constantinople. Les militaires lui pardonnaient encore moins d'avoir sauvé en 1877 les armées russes en détresse en Bulgarie. Les orthodoxes militants et les nationalistes lui reprochaient ses ambitions sur des territoires austro-hongrois qu'ils revendiquaient pour leur propre pays.

Aussi l'état-major russe accueillit-il tout d'abord froidement les projets relatifs à la participation de la Roumanie à la guerre. Il allégua tout d'abord la pénurie d'armes et de munitions pour refuser de mettre sur pied l'armée de 250.000 hommes que Bratiano réclamait. Puis il se plaignit d'un double jeu de Bratiano. C'est à la fin de juin seulement qu'il finit par céder aux instances du gouvernement français. Le général Joffre put se prévaloir de l'opinion du général Alexeief, ainsi que des instructions envoyées par Briand à M. Blondel, à Bucarest, pour écrire au ministre de la Guerre roumain que la situation commandait à l'armée roumaine d'intervenir maintenant ou jamais. Il terminait par ces mots : Je pense que les dernières hésitations de M. Bratiano ont dû tomber, les événements lui ayant donné la certitude que des offensives générales victorieuses sont engagées sur tous les fronts, et la Russie ayant pris l'engagement de transporter sans retard le matériel de guerre au cas où la Roumanie se serait décidée à intervenir (Lettre remise le 6 juillet à Bucarest). Les dernières hésitations de Bratiano étaient en effet tombées. Depuis la fin de juin, les Russes occupaient toute la Bukovine, et l'on craignait à Bucarest qu'ils ne gardassent définitivement cette province ravie à la Moldavie en 1778 par l'impératrice Marie-Thérèse, si la Roumanie ne concluait pas immédiatement avec les Alliés un traité garantissant l'achèvement de son unité territoriale. En conséquence, le colonel Rudeano, délégué militaire à Paris, fut autorisé à élaborer avec le général Joffre une convention militaire.

Il s'agit alors de combiner la répartition des forces sur le non-seau front oriental suivant la conduite qu'on adopterait à l'égard de la Bulgarie. Le premier projet, qui fut signé le 23 juillet à Paris, prévoyait une double action contre la Bulgarie, sur le front macédonien et au sud de la Dobroudja. Mais le gouvernement russe éleva des objections. Il venait de subir, à la même date, un remaniement important. A la suite d'intrigues de cour, Sazonoff, qui préconisait l'autonomie polonaise, était remplacé aux Affaires étrangères par Stürmer, qui, depuis son arrivée au pouvoir, s'était affilié aux coteries absolutistes et pacifistes, et notamment à la clique de Raspoutine. Stürmer ne voulait aucun bien à la Roumanie. Sans qu'on puisse prouver qu'il a délibérément préparé la défaite de la Roumanie afin d'avoir un prétexte de faire la paix aux dépens de cette puissance, il ne se préoccupa point d'assurer l'efficacité de l'intervention projetée. Le général Soukhomlinof, ministre de la Guerre, était inféodé comme lui, aux groupements où les influences germaniques s'exerçaient. D'autre part, après de nouveaux succès sur les armées austro-hongroises, dus en partie à la défection des troupes tchèques et yougoslaves, Broussilof se heurtait à une contre-offensive dirigée par l'état-major allemand. Il dis-ait avoir besoin de tous les effectifs disponibles. D'autre part, Alexeief refusait, en invoquant les difficultés du transport et du ravitaillement, de fournir 250.000 hommes à la Roumanie. Il s'opposa de même à ce que les troupes envoyées en Roumanie fussent employées à une offensive contre les Bulgares ; elles devaient seulement servir de rideau protecteur. A Paris et à Londres, on espéra que ce serait suffisant. A Bucarest, on admit d'autant plus facilement la modification de la convention du 23 juillet en ce sens, qu'on s'y était montré surpris de la clause relative à la double action contre la Bulgarie, et que, malgré des avertissements de divers côtés, Bratiano conservait une certaine confiance dans la neutralité bulgare. Mais Bratiano continua d'insister pour l'envoi de 250.000 hommes.

Cependant le temps passait, la moisson s'achevait, le front de Galicie se stabilisait : il fallait prendre un parti. Après quelques dernières hésitations, Bratiano se décida. Il céda sur la question des 250.000 hommes, et se contenta de deux divisions d'infanterie et d'une division de cavalerie russes, destinées à coopérer arec l'armée roumaine, sous le commandement en chef de l'armée roumaine, sur le front bulgare. Par contre, il exigea que, dès la signature du traité d'alliance, l'armée russe agit d'une façon particulièrement énergique sur tout le front autrichien, notamment en Bukovine, et que la flotte russe gardât les côtes roumaines en empêchant tout débarquement de troupes ennemies. II obtint en outre de la France, de la Grande-Bretagne, de l'Italie et de la Russie l'engagement de fournir à la Roumanie des munitions et du matériel de guerre, qui devaient être expédiés en transit par la Russie de façon qu'il en arrivât au moins 300 tonnes par jour. Le but principal de l'armée roumaine devait être, autant que la situation militaire au sud du Danube le permettrait, la direction de Budapest par la Transylvanie. Les Alliés s'obligeaient à faire précéder de huit jours au moins l'entrée en guerre de la Roumanie par une offensive de l'armée de Salonique. De son côté, la Roumanie s'engageait à attaquer l'Autriche-Hongrie au plus tard le 15-28 août 1916. La convention militaire spécifiant ces conditions et les détails de la coopération fut signée par les cinq puissances contractantes le 4-17 août, en même temps que le traité politique.

Ce dernier garantissait l'intégrité territoriale du royaume de Roumanie dans toute l'étendue de ses frontières d'alors, et reconnaissait à la Roumanie le droit d'annexer les territoires de la monarchie austro-hongroise délimités par la ligne suivante : du Prut près de Novosulitza jusqu'au confluent du Prut et du Ceremos, puis la frontière de la Galicie et de la Bukovine, et la frontière de la Galicie et de la Hongrie jusqu'au point Steg ; de là, la ligne de séparation de la Theiss (Tissa) et du Viso jusqu'à Trebusa près du confluent de ces deux rivières ; ensuite le thalweg de la Theiss jusqu'à quatre kilomètres en aval de son confluent avec le Szamos, et, en continuant vers le sud-ouest, jusqu'à six kilomètres à l'est de Debreczin ; de ce point au Crich et à la Theiss au nord de Szegedin, à la hauteur du village Olgye, puis le thalweg de la Theiss jusqu'à son confluent avec le Danube, et enfin le thalweg du Danube. Cette ligne de démarcation englobait de vastes territoires situés en dehors de la Transylvanie proprement dite, notamment tout le banal de Temesvar et une assez forte proportion de populations non roumaines. Mais, sur toute la périphérie de la Transylvanie, se trouvaient enchevêtrées des populations roumaines que Bratiano tenait absolument à libérer en même temps que les Transylvains. Il voulait aussi acquérir de bonnes frontières stratégiques et géographiques, et ne reculait pas, pour atteindre ce résultat, devant des annexions de nature à compromettre la vie intérieure du royaume agrandi et ses relations avec la Serbie. Pressés de conclure, les Alliés déférèrent à ses exigences. Ils admirent également que, lors des négociations de paix, la Roumanie jouirait des mêmes droits que les autres puissances alliées pour la discussion des questions soumises à la Conférence de la paix. Les cinq parties contractantes s'obligeaient à ne pas conclure de paix séparée, et à ne signer la paix générale que conjointement et simultanément.

Aussitôt les deux traités signés, le gouvernement roumain compléta ses mesures préparatoires, en s'efforçant toutefois de donner le change aux Austro-Allemands, de manière à bénéficier de la surprise dans la plus grande mesure possible. Czernin, toutefois, malgré les assurances qu'il recevait du président du Conseil et du roi, demeura très méfiant. Dès le 18 août, il fit expédier à Vienne la partie essentielle des archives de la légation. L'après-midi du 26, et dans la nuit du 26 au 27, il pressa Ferdinand le' et Bratiano de se prononcer catégoriquement. Le souverain et le ministre lui répondirent que la journée du lendemain serait décisive. En effet, le 27, un Conseil de Couronne réuni au palais de Cotroceni sous la présidence du roi fut mis au courant de la situation. Il comprenait les ministres, les présidents des deux Chambres, les anciens présidents du Conseil, MM. Take Jonesco et Filipesco, et deux anciens présidents de la Chambre des députés, MM. C. Olanesco et C. Cantacuzène-Pashcano. Le roi ouvrit la séance en annonçant les décisions déjà prises, et en demandant l'appui de tous les hommes politiques qui avaient secondé son oncle. Émus et déconcertés, les neutralistes attendirent pour parler que le président du Conseil se fût expliqué. Bratiano retraça les principales phases diplomatiques de la période écoulée depuis 1912, et déclara que tout le pays, ainsi que les Roumains d'au delà des Carpates, attendaient fiévreusement l'entrée en guerre du royaume. Take Jonesco s'empressa de donner son assentiment complet. A. Marghiloman refusa le sien, en insistant sur le danger de l'installation des Russes à Constantinople. Filipesco releva avec vigueur que la politique exposée par le gouvernement n'était que le développement logique du premier arrangement conclu avec la Russie en septembre 1914, arrangement alors approuvé par Marghiloman lui-même. Pierre Carp parla avec véhémence contre la Russie. Titus Majoresco demanda que le gouvernement se dégageât de ses liens avec l'Entente, et négociât avec la Hongrie l'amélioration du sort des Roumains d'au delà des Carpates, qui, dit-il, ne désiraient pas s'unir au royaume de Roumanie. Émile Costinesco soutint que ce serait un déshonneur pour la Roumanie de rester neutre. Take Jonesco réfuta les assertions de Majoresco relatives aux sentiments des Transylvains. Enfin Bratiano mit en relief la question morale et l'obligation de combattre pour l'unité nationale, quels que fussent les risques. Le roi termina la discussion en déclarant qu'il avait pris sa décision, après de longues réflexions, dans la conviction de bien servir les intérêts du pays et d'assurer l'indissolubilité des liens unissant la dynastie et la nation. Il leva la séance en s'écriant : Avec Dieu, en avant !

Le soir du jour où se tenait ce Conseil, le ministre de Roumanie à Vienne remit au baron Burian la déclaration de guerre de son gouvernement. Dans ce document, M. Porumbaro, ministre des Affaires étrangères, exposait que la Roumanie, vouée à l'œuvre de sa reconstitution intérieure, et fidèle à sa ferme résolution de demeurer dans la région du bas Danube un élément d'ordre et de tranquillité, ne s'était jointe à la Triple-Alliance que dans le désir de conformer sa politique à des tendances pacifiques. Mais elle n'avait pas rencontré à Vienne l'attitude à laquelle elle était en droit de s'attendre. Le Cabinet de Vienne ne l'avait pas prévenue avant de taire la guerre en 1914. Au printemps de 1915, l'Italie avait déclaré la guerre à l'Autriche-Hongrie. La Triple-Alliance n'existait donc plus, et les raisons qui avaient déterminé l'adjonction de la Roumanie à ce système disparaissaient en même temps  D'autre part, il se préparait de grandes transformations territoriales et politiques de nature à menacer l'avenir et la sécurité de la Roumanie. Ni avant, ni pendant la guerre, l'Autriche-Hongrie n'avait introduit de réformes propres à donner aux Roumains de la Monarchie même un semblant de satisfaction : ils étaient toujours traités en race inférieure et condamnés à subir l'oppression d'un élément étranger qui ne constituait qu'une minorité au milieu des nationalités diverses dont se composait l'État austro-hongrois. Il était désormais prouvé que l'Autriche-Hongrie, hostile à toute réforme intérieure pouvant rendre meilleure la vie des peuples qu'elle gouverne, s'est montrée aussi prompte à les sacrifier qu'impuissante à les défendre contre les attaques extérieures. Telles étaient les raisons, concluait la note, pour lesquelles la Roumanie se considère dès ce moment en état de guerre avec l'Autriche-Hongrie.

Le 27, l'Italie déclara la guerre à l'Allemagne.

Dans la nuit du 27 au 28, les troupes roumaines déjà concentrées le long de la frontière des Carpates franchirent les cols, où elles rencontrèrent peu de résistance. Elles pénétrèrent rapidement en Transylvanie, et le plan de l'état-major de Bucarest parut en bonne voie d'exécution. Le désarroi régnait à Budapest ; au Parlement, le gouvernement était accusé de négligence et d'impéritie. Mais les déceptions survinrent presque tout de suite, et se succédèrent sans interruption. Se doutant depuis longtemps des véritables intentions de Bratiano, l'état-major allemand avait combiné avec la Bulgarie des opérations destinées à retenir sur le Danube ou bien a y attirer assez de troupes roumaines pour dégager la Transylvanie. Le 1er septembre, à l'exemple de l'Allemagne, la Bulgarie, déclara, comme alliée de l'Autriche-Hongrie, la guerre à la Roumanie, et ses troupes, commandées par le maréchal Mackensen, bousculèrent la petite armée de couverture, composée de troupes de seconde ligne mal outillées, égrenée de Dobritch à Turtukaia. En quelques jours elles enlevèrent ces deux villes, ainsi que Silistrie. Les 50.000 Russes promis par le traité du 17 août n'étaient pas encore là. Deux divisions arrivèrent après le septembre, mal armées et mal équipées. Elles n'entrèrent en ligne qu'au milieu du mois. L'une d'elles était composée de prisonniers yougoslaves faits sur le front de Galicie, et qui avaient désiré se battre pour leur cause nationale. Cette division fut décimée sans pouvoir arrêter l'envahisseur. En Transylvanie, les Austro-Allemands, commandés par le général Falkenhayn, se ressaisirent, prirent l'offensive, et commencèrent une grande manœuvre d'enveloppement. De victorieuse, la situation devint critique. Les convois de matériel de guerre, qui étaient, arrivés assez régulièrement pendant quelques jours, s'espacèrent de plus en plus. L'armée Broussilof demeura immobile. L'armée Sarrail, qui disposait d'une masse offensive inférieure à l'armée bulgare postée en face d'elle, ne s'ébranla que vers le 10 septembre, dans la direction de Monastir. D'ailleurs, los Allemands connaissaient ou devinaient, les instructions envoyées à son chef. Aussi avaient-ils pris d'avarice avec les Bulgares et les monarchistes grecs des dispositions pour paralyser l'armée de Salonique.

 

III. — LA CRISE FRANCO-GRECQUE.

LE 20 août, les Bulgares descendirent le cours de la Strouma, repoussèrent la compagnie grecque de Kroussovo qui résistait, firent prisonnier le régiment de Démir-Hissar, les compagnies de Boukia et de Yénikio, et s'emparèrent de convois de matériel. Puis, contrairement à l'engagement secret, contracté le 2 mai par les légations d'Allemagne et de Sofia à Athènes, de ne pas entrer dans les villes de Drama, Sérès et Cavalla, ils occupèrent successivement ces villes en maltraitant ou laissant maltraiter la population grecque. Ils tuèrent ou désarmèrent, un grand nombre de gendarmes. Les troupes grecques reçurent d'Athènes l'ordre de n'opposer aucune résistance. Le général Dousmanis, toujours chef de l'état-major, leur fit communiquer une note du ministère des Affaires étrangères d'après laquelle les gouvernements allemand et bulgare renouvelaient l'assurance de respecter l'intégrité territoriale et la souveraineté de la Grèce, aussitôt que les raisons militaires nécessitant leur action auraient cessé d'exister. Dans la région de Sérès, le général Christodoulo résista néanmoins tant qu'il put, puis il se replia sur Cavalla, et enfin sur Salonique, en emmenant les troupes qui ne voulaient pas subir l'humiliation de l'internement. Des 4.500 hommes et 200 officiers de la garnison de Cavalla, 2.200 soldats et 200 officiers passèrent dans l'île de Thasos ; 700 soldats et 40 officiers s'embarquèrent pour le Pirée. Toutes les autres troupes grecques de la Macédoine orientale furent enlevées par les Bulgares, avec 200 canons des derniers modèles, 50.000 fusils, et quantité de munitions, d'équipements, etc.

Cette offensive, concertée avec Athènes, se prononçait juste au moment où, d'après le traité du 17 août, l'armée Sarrail devait attaquer les Bulgares. Elle produisit l'effet désiré. Mais elle provoqua en Grèce une crise intérieure aiguë. Comme les intrigues des agents germanophiles redoublaient et que les fonctionnaires gouvernementaux prenaient une attitude de plus en plus hostile à l'Entente, une escadre franco-britannique, commandée par l'amiral Dartige du Fournet, vint le 1er septembre mouiller devant le Pirée. Le 2, les ministres de France et d'Angleterre appuyèrent cette démonstration navale d'une sommation réclamant le contrôle des postes et télégraphes (avec et sans fil), l'expulsion des agents ennemis se livrant à l'espionnage et à la corruption, et des sanctions contre les sujets hellènes complices de faits d'espionnage et de corruption. Zaïmis accepta. Les manifestations hostiles à l'Entente organisées par les ligues de réservistes n'en continuèrent pas moins, et, le 10, une bande d'individus pénétra dans le jardin de la légation de France en tirant en l'air des coups de pistolet, aux cris de : Vive le roi ! A bas la France ! Les ministres alliés exigèrent la punition des manifestants et des agents de l'autorité qui n'avaient su ni prévenir, ni réprimer l'attentat, la dissolution de la ligue des réservistes et la fermeture des divers locaux où se réunissaient les ligueurs. Zaïmis présenta des excuses à Guillemin et en fit présenter au quai d'Orsay par Romanos. Puis, convaincu de la complicité du roi avec l'Allemagne, il donna sa démission.

En effet, Constantin Ier avait reçu de Guillaume II l'avis qu'avant un mois la Roumanie serait envahie, l'armée Sarrail jetée à la mer, et que tout irait bien s'il résistait encore quatre semaines à la politique venizéliste. Afin de gagner du temps, le roi avait feint quelques jours d'are disposé à renouer des négociations avec l'Entente en vue de la sortie de la neutralité. Mais sa conduite ne pouvait plus tromper personne ; du reste, l'exécution des conditions de l'ultimatum du 21 juin restait en suspens. Zaïmis persista donc dues sa démission. Le roi proposa tout d'abord le pouvoir à M. Dimitracopoulos, qui, après avoir mesuré la difficulté de la situation, déclina l'offre. Alors il appela M. Nicolas Calogéropoulos, membre en vue de la coterie aristocratique germanophile, qui accepta, et forma un ministère composé d'hommes de second plan, anti-venizélistes notoires. Les ministres de l'Entente s'abstinrent d'entrer en relations avec le nouveau Cabinet, et ne firent point au président du Conseil la visite d'usage. Calogéropoulos eut beau déclarer qu'il acceptait la note du 21 juin dans le mémo esprit que le Cabinet Zaimis, les ministres de l'Entente maintinrent leur attitude.

La tension des esprits atteignit alors le plus haut degré. Les soldats échappés de la Macédoine orientale et presque toute la garnison de Salonique se constituèrent en armée de la défense nationale, sous la direction d'un comité présidé par le colonel Zymbracakis. Dans deux proclamations, le comité invita le peuple à cesser d'obéir aux autorités qui avaient trahi l'honneur national, et l'armée à se préparer à libérer la patrie. Le roi répondit en recevant en audience solennelle et en remerciant en termes dithyrambiques les officiers de la division de Salonique qui refusaient de se solidariser avec leurs camarades de la défense nationale. Les populations des grandes villes de l'Archipel lancèrent des manifestes menaçant le roi d'instituer un gouvernement révolutionnaire s'il ne rappelait pas immédiatement Venizélos. Constantin Ier riposta le 20 septembre en prononçant devant 5.000 soldats réunis pour la prestation de serment des recrues une allocution inspirée du plus pur absolutisme, et dirigée contre les marchands de patriotisme. Le lendemain, Venizélos releva le défi en pressant la population de prendre immédiatement en mains la défense de ses propres intérêts. Le matin du 22, le colonel Zymbracakis passa en revue, sur le Champ de Mars de Salonique, les contingents volontaires macédoniens prêts à rejoindre l'armée Sarrail. Le soir, Calogéropoulos annonça que des poursuites judiciaires seraient intentées contre tous les militaires ayant adhéré au mouvement révolutionnaire.

Il s'agissait bien d'une révolution. Le 24, le congrès des colonies helléniques réuni à Paris prononça la déchéance du roi Constantin. Le 25, à quatre heures et demie du matin, Venizélos, accompagné de l'amiral Condouriotis et d'un groupe d'amis, s'embarqua secrètement à Phalère pour la Crète, sous la protection de la légation de France. Reçu avec enthousiasme à la Canée, il publia le 27 une  proclamation où il invitait l'hellénisme tout entier à coopérer avec les puissances garantes de l'indépendance grecque à l'expulsion des Bulgares et à la suppression de l'hégémonie allemande. Il ne rompait pas encore définitivement avec le roi ; il se déclarait prêt à se rallier à lui s'il se décidait à se remettre à la tête des forces nationales pour appliquer la politique nationale. Mais, si cette éventualité ne se réalisait pas, il indiquait, comme seule voie de salut, l'action isolée de cette partie de la nation qui croit que, si nous ne coopérons pas avec nos alliés naturels à l'œuvre de la transformation de l'Orient qui résultera de la grande guerre européenne, l'État et la nation helléniques s'achemineront vers la ruine. De toutes parts les adhésions affluèrent. Dans toutes les grandes îles de l'Archipel, les autorités royalistes furent déposées et remplacées par des venizélistes. D'Athènes même un grand nombre d'officiers et de soldats s'embarquèrent pour Salonique. De la Cariée, MM. Venizélos et Condouriotis envoyèrent à M. Briand une dépêche le félicitant des récents succès français sur la Somme et contenant des souhaits chaleureux pour le succès final des Alliés. Briand fit remercier les deux signataires par le consul de France à la Canée.

Les puissances protectrices se trouvèrent presque aussi embarrassées que Constantin lei et ses ministres. Sous l'influence des Cours de Pétrograd et de Londres, proches parentes de celle d'Athènes, et qui avaient été visitées pendant l'été par les princes André et Nicolas, frères de Constantin, elles négligèrent l'occasion de trancher par la racine la cause des intrigues germanophiles et d'utiliser le mouvement venizéliste pour dresser la Grèce contre les Bulgares. Elles subordonnèrent leur appui à Venizélos à la condition qu'il ne toucherait pas à la dynastie, et firent supprimer par la censure, en France notamment, les articles de journaux réclamant, soit la déchéance du roi, soit la formation d'un gouvernement grec résolu à briser les résistances des monarchistes. On répandit aussi le bruit que l'équipée de Venizélos, analogue à celle du général Boulanger en Belgique en 1889, était un fiasco. On se flatta même de regagner Constantin. Le roi échappa cette fois encore à la tourmente. Calogéropoulos seul fut sacrifié. Le 4 octobre, il se démit en expliquant dans un communiqué que le refus des représentants des puissances de l'Entente d'entrer en contact avec lui l'obligeait à se retirer. Le roi le remplaça par M. Lambros, professeur et archéologue spécialisé dans l'histoire byzantine, qui constitua un ministère composé de créatures de la Cour, y compris M. Zalocostas, ministre des Affaires étrangères.

M. Lambros eut tout de suite à répondre à une note comminatoire des Alliés, qui faisait suite à celle du 2 septembre. Le 10 octobre, Dartige du Fournet réclama le désarmement, le séquestre ou la remise des bâtiments de la flotte hellénique, le désarmement de certaines batteries de terre, le contrôle de la police et des chemins de fer. Après quelques hésitations, le 11, le Cabinet Lambros accepta, mais l'exécution s'effectua dans des conditions si suspectes que, le 13, l'amiral Dartige accentua certains points de la note du 10 en demandant l'interdiction pour tous les citoyens de porter des armes quelconques, et la levée de l'embargo sur l'exportation des blés de Thessalie. Encouragé par les revers des armées roumaines, le gouvernement constantinien s'ingénia à tourner par des subterfuges l'exécution de ses engagements. Il fit concentrer subrepticement des troupes et du matériel en Épire et en Thessalie. Le 16, au Champ de Mars, le roi harangua en termes enflammés les marins des bateaux séquestrés par l'amiral Dartige. Le soir, un détachement de 150 marins français s'établit au théâtre municipal d'Athènes. Le 19, le gouvernement grec supprima l'autonomie de la police, et la plaça sous les ordres directs du ministre de la Guerre, afin de la soustraire au contrôle allié. Se pliant aux circonstances quand on le menaçait, il redevenait arrogant dès que la menace s'éloignait. Or, l'amiral Dartige suivait une politique d'atermoiements. De même que M. Clemenceau, qui menait avec persévérance dans l'Homme Libre une campagne ardente contre l'expédition d'Orient, il ne croyait pas à l'efficacité de notre intervention militaire. En outre, ne connaissant ni le personnel gouvernemental, ni les mœurs politiques de la Grèce, il se laissait aller à des complaisances que réprouvait énergiquement Guillemin. Une phrase de ses Souvenirs éclaire la nature ile ses rapports avec le ministre de France : Les relations que j'avais eues en décembre 1915 et en juin 1916 avec notre légation d'Athènes me faisaient prévoir une ère de conflits d'attributions inévitables. Le commandement en chef n'avait aucune autorité sur un ministre de France ; il marchait même après lui d'après les règlements en vigueur. En somme, l'amiral se croyait plus propre que le représentant officiel de la France à diriger la politique qu'il était seulement chargé d'exécuter. Soit qu'il agit de son propre chef, soit qu'il eût reçu des instructions confidentielles, il rie tarda pas à se substituer à Guillemin dans les négociations avec le gouvernement grec. Le ministre d'Angleterre, sir Francis Elliot, préconisait comme l'amiral une politique de modération. Par contre, notre attaché naval, le commandant de Roquefeuil, recommandait la manière forte.

Dans l'intervalle, Venizélos et Condouriotis avaient débarqué à Salonique, après une tournée triomphale dans l'Archipel. Rejoints par le général Danglis, ils constituèrent avec lui un triumvirat assisté d'un ministère présidé par M. Repoulis, où M. Politis, jusque-là secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, reçut le portefeuille de ce département. Lié vis-à-vis de l'Entente, Venizélos dut observer la réserve sur la question du régime. Oscillant entre leur déférence pour les maisons royales et leur désir d'activer les opérations militaires, les chefs des gouvernements anglais et français adoptèrent un moyen terme. Réunis le 20 octobre à Boulogne, ils décidèrent de ne pas reconnaître le gouvernement provisoire, tout en lui consentant une avance de dix millions, et en assurant à frais communs l'entretien de l'armée venizéliste. Les semaines suivantes. ils s'épuisèrent en efforts pour concilier leur collaboration inavouée avec le gouvernement provisoire et le respect du gouvernement officiel.

Dans l'espoir d'atténuer les inconvénients de cette contradiction. M. Briand recourut à un moyen qui allait les accentuer. Il pria confidentiellement M. Bénazet, député chargé par la Commission de l'armée de contrôler les services sanitaires de l'armée d'Orient, de sonder Constantin l en passant par Athènes. Par l'intermédiaire d'un Italien de ses amis. M. Serpieri, directeur de la Compagnie française des mines du Laurium, et familier de la Cour. Bénazet obtint une audience du roi le 23 octobre. Il lui représenta que, le succès final des Alliés étant certain, le mieux serait pour le gouvernement grec d'exécuter les mesures de précaution qu'ils réclamaient. Constantin feignit d'entrer dans ces vues et, d'après son interlocuteur, donna sa parole d'honneur de faire procéder à une série d, mesures précisées par écrit. Il demanda seulement. en retour, qu'on ménageât sa susceptibilité. que la France desserrât son étreinte, et que le secret le plus absolu fût observé. Bénazet se porta garant pour le gouvernement français qu'en aucun cas la Grèce ne souffrirait de la combinaison convenue. En communiquant à Briand l'analyse de cette conversation, il ajoutait que les négociations heureusement terminées pour les deux nations prouveraient au gouvernement et à la France la parfaite sincérité et la loyauté indiscutable du roi de Grèce. Le lendemain, il fut reçu de nouveau par le roi, et obtint de lui une lettre signée : Constantin déclarait être tout à fait d'accord avec ce que Bénazet avait télégraphié à Briand : il demandait que la presse se tint dans les limites imposées par le bon goût et les circonstances, et promettait de ne pas s'opposer à ce que des hommes libres (c'est-à-dire des venizélistes) allassent en Macédoine combattre les Bulgares, pourvu que les officiers qui useraient de cette faculté donnassent leur démission. Bénazet croyait la partie gagnée. Briand le remercia, tout en télégraphiant à Guillemin que ces conversations devaient être régularisées, au point de vue constitutionnel, par un accord avec le gouvernement grec.

Cette régularisation n'eut pas lieu. Bénazet partit pour Salonique. L'amiral Dartige fut présenté au roi, en reçut des promesses pleines d'effusions, et fit rentrer à bord, sans l'assentiment de Guillemin, une des deux compagnies de débarquement qui étaient installées au Zappeion depuis l'incident de la légation de France. Le roi et ses frères allèrent dîner chez le ministre de Russie. Constantin paraissait ainsi aux yeux du public comme réhabilité par les puissances protectrices. Afin d'étouffer le mouvement venizéliste, on faisait courir le bruit que le monarque et son ancien ministre étaient sur le point de se réconcilier. Le 31 octobre, à la Chambre des Communes, lord Robert Cecil laissa entendre qu'un rapprochement entre Constantin et Venizélos était possible et désirable. En réalité, le souverain cherchait seulement à gagner du temps et à discréditer ses adversaires ; les Allemands se montraient entièrement rassurés sur ses intentions. Quand Bénazet revint de Salonique au commencement de novembre, il éprouva une déception : le roi l'invita à s'entendre avec Lambros. Après des pourparlers confus, auxquels les ministres de l'Entente prirent part, Lambros exigea l'abandon des conditions du 21 juin, et des garanties contre l'extension du mouvement révolutionnaire. Réunis à la légation de France, les ministres alliés refusèrent de prendre des engagements qui eussent déconsidéré leurs gouvernements à la fois devant les venizélistes et les constantiniens. Pourtant, Bénazet insista avec véhémence près de Guillemin. N'ayant point réussi, il expédia à Briand, du bord du vaisseau amiral Provence, un télégramme où il précisait les demandes de Lambros, en recommandant de les accepter. Il ajoutait : Le roi et le président du Conseil n'ignorent pas que certaines personnalités sont hostiles à ces idées de conciliation.... Ils m'ont chargé de faire savoir au gouvernement que leur confiance entière est accordée au commandant en chef des forces navales alliées[1]. Puis Bénazet repartit pour Paris.

Le 13 novembre, la Chambre-croupion, dont l'ultimatum du 21 juin, accepté par M. Lambros, avait stipulé la dissolution, se réunit, sans que les ministres alliés protestassent. Elle se sépara presque tout de suite, sans avoir délibéré, mais après avoir affirmé son existence. Celte défaillance diplomatique fut accompagnée d'une défaillance militaire. A la suite d'une légère collision survenue les 4 et 5 novembre à Ecaterini entre les troupes royalistes et celles du triumvirat, les puissances protectrices consentirent à établir une zone neutre entre les territoires du gouvernement provisoire et ceux de la vieille Grèce. La délimitation de la zone neutre fut établie par un accord direct entre Lambros et le général Roques, ministre de la Guerre de France, de passage à Athènes après un voyage d'inspection en Macédoine. Le mouvement national se trouvait ainsi bloqué, alors que la Thessalie et l'Épire, dévouées à Venizélos, n'attendaient que l'apparition de quelques contingents saloniciens pour chasser les autorités royalistes.

En se rembarquant, le 16 novembre, le général Roques laissait à l'amiral Dartige la mission de veiller à l'exécution des engagements relatifs à la livraison du matériel de guerre. Le 17, l'amiral réclama directement à Lambros la livraison de 18 batteries de campagne, de 16 batteries de montagne, avec 1.000 coups par batterie, de 4.000 fusils Mannlicher avec 200 cartouches par fusil, de 140 mitrailleuses et de 50 camions automobiles. Surpris, le roi manda l'amiral le 19, et lui déclara que, débordé par l'opinion publique, il craignait d'être impuissant à imposer la livraison de tout le matériel promis. Le 20, l'amiral notifia aux légations des États ennemis à Athènes, dont les intrigues devenaient de plus en plus effrontées, la décision de l'Entente d'expulser leur personnel du territoire grec dans un délai de quarante-huit heures. Le 22, l'expulsion s'effectua sans incident notable. Le 23, à la suite d'un Conseil de la Couronne tenu le 21, Lambros répondit à la note du 17 en offrant de livrer un nombre de canons supérieur à celui dont les Germano-Bulgares s'étaient emparés en Macédoine, soit 191 contre 124. Il refusait le reste. Le 24, l'amiral somma le gouvernement grec de remettre 10 batteries de montagne pour le 1er décembre et le reste pour le 15, à défaut de quoi seraient prises toutes les mesures que la situation exigerait. Le même jour, le triumvirat de Salonique déclara la guerre à la Bulgarie et à l'Allemagne. Comme il n'était pas en mesure d'envoyer une notification directe à ces deux puissances, il pria les gouvernements alliés de se charger de ce soin.

Les jours suivants furent extrêmement troublés. Des manifestations extérieures multipliées et des renseignements précis annonçaient l'intention du gouvernement d'Athènes de résister par la force à des mesures de coercition. Les officiers excitaient les soldats dans les casernes, les réservistes s'organisaient, les agents du général Dousmanis enrôlaient les éléments perturbateurs, on simulait une jacquerie en Thessalie et un massacre, de soldats à Ecaterini. Par deux télégrammes, Guillemin avertit Briand que les mesures prévues par l'amiral Dartige semblaient insuffisantes, et que la complicité des autorités donnait aux réservistes toute liberté d'organiser d'avarice une Saint-Barthélemy venizéliste. Dans la journée, un détachement de 200 fusiliers marins français vint renforcer la compagnie cantonnée au Zappeion. Le 27, Zalocostas protesta près des représentants des puissances neutres contre le blocus de la baie de Salamine par les Alliés. contre le contrôle des Alliés sur les services publics, contre l'expulsion du personnel des légations de la Quadruple-Alliance et contre les demandes de remise de matériel de guerre. Il demandait formellement l'appui des neutres. Dans la nuit, des tranchées furent creusées dans le voisinage immédiat d'Athènes, des emplacements de mitrailleuses et. de canons furent aménagés, les maisons des venizélistes furent marquées à la peinture de cercles rouges. Néanmoins, l'amiral se montrait confiant. Le 28, il communiqua à la presse grecque une note rassurante, publiée le 29, où il déclarait injustifiées les craintes des amis de l'Entente. Il disait ensuite : Des garanties dont la sincérité et la valeur ne peuvent être mises en doute ont été fournies à ce sujet à l'amiral commandant en chef ; et, d'ailleurs, il prendrait lui-même les mesures nécessaires si les fauteurs de désordre, qui sont connus de lui, se risquaient malgré tout à troubler la paix publique. Le 29, Dartige fut reçu par le roi, qui lui parut vouloir seulement se laisser forcer la main ; il lui fournit des détails sur la démonstration pacifique qu'il préparait pour le fer décembre, et lui exprima l'espoir que les autorités grecques maintiendraient l'ordre dans Athènes. Quoique Constantin eût simplement donné de vagues promesses, l'amiral télégraphia à Paris qu'il conservait l'impression que le roi ne résistera pas à une pression énergique[2].

Le 30, tout annonce un conflit. Les troupes de la garnison d'Athènes quittent leurs casernes et se massent dans les environs, à Gondi et Cholandri notamment. Une mobilisation indirecte s'effectue sous le couvert d'un décret autorisant les engagements volontaires. Sous prétexte d'effectuer des travaux d'irrigation et de reboisement, on établissait des retranchements sur la colline du Stade. Dartige charge le général Bousquier, attaché militaire de France, d'aller informer le roi que, s'il accordait tout de suite les 10 batteries demandées pour le ter décembre, on pourrait s'entendre ensuite pour le reste. Constantin Ier répond évasivement, mais prend note de cet acte de condescendance comme d'un aveu de faiblesse. A six heures et demie du soir, l'amiral reçoit la réponse officielle du gouvernement grec ; c'est un refus formel. Dans la nuit, le Messager d'Athènes, journal ardemment francophile, pousse un cri d'alarme : il reproche à l'Entente de n'avoir pas montré par des actes que sa colère vaut celle de l'Allemagne, et d'exposer des milliers de vies humaines en se fiant aux promesses de la camarilla royaliste.

Comme l'amiral Dartige croit que le roi désire se faire forcer la main par une démonstration militaire, il débarque dans la matinée du ter décembre environ 2500 marins, équipés comme pour une promenade, en leur assignant divers objectifs. Il va lui-même s'établir au Zappeion, à mi-chemin entre l'Acropole et le Stade. Les détachements français en marche se heurtent à des soldats grecs retranchés, qui ouvrent le feu sur eux ; ils sont en même temps salués de coups de mitrailleuses par des troupes royalistes postées sur des emplacements préparés. On tire également sur les Français cantonnés au Zappeion et sur l'annexe de la légation d'Angleterre, centre de la police anglo-française. En vain l'amiral téléphone-t-il à Lambros de faire cesser le feu ; il est lui-même bientôt cerné dans le Zappeion. La flotte embossée devant Phalère tire seulement quelques coups, sans résultats appréciables, dans la direction du jardin du palais royal. Le ministre de Russie se rend chez le roi, qui promet de livrer six batteries. Guillemin. suivi de ses collègues, traverse les avant-postes grecs et français pour aller conférer au Zappeion avec l'amiral ; les ministres grecs délibèrent ; des pourparlers confus se tiennent tout l'après-midi et le soir. Rien n'est encore décidé, quand, à huit heures du soir, Dartige ordonne de faire cesser le feu et de retirer ses troupes. L'accord est conclu seulement le 2 décembre, à deux heures du matin. Lambros le fait connaître en ces termes :

Les ministres de France, de Grande-Bretagne, d'Italie et de Russie ayant déclaré, au nom de l'amiral commandant en chef les forces alliées en Méditerranée, qu'ils acceptaient la livraison de 6 batteries au lieu de 10 qui avaient été demandées pour le décembre, et ayant d'autre part recommandé à leurs gouvernements de ne pas insister sur les autres demandes de cession de matériel de guerre, le gouvernement hellénique déclare de son côté qu'il consentira à ce que les 6 batteries soient mises à la disposition des Alliés[3].

Après cette capitulation, arrachée aux ministres de l'Entente par des circonstances dont ils n'étaient point responsables, les survivants des compagnies de débarquement se retirent sans pouvoir enterrer leurs morts ni soigner leurs blessés : l'amiral Dartige rentre à bord vers huit heures du matin, et la petite garnison du Zappeion, accompagnée des militaires alliés des différents services du contrôle, rejoint le quai d'embarquement sous l'escorte de soldats grecs. Puis la Saint-Barthélemy prévue se déroule dans les rues d'Athènes : les  venizélistes sont pourchassés, emprisonnés, torturés, massacrés ; leurs maisons sont dévastées, leurs bureaux détruits, sans qu'un secours leur arrive. Tous les postes alliés, tous les services de contrôle sont abandonnés. Sur les instructions du gouvernement français, les Français de l'Attique, le personnel de l'École française d'archéologie, nos commerçants et nos journalistes se réfugient sur les bâtiments de la flotte, où les venizélistes fuyant le massacre sont également accueillis. Les marins français comptaient 51 tués, dont 6 officiers, et 131 blessés, dont plusieurs furent achevés par la populace. Les marins anglais avaient subi des pertes plus légères.

A la nouvelle des événements, Briand déclara que l'odieuse agression dont les troupes françaises venaient d'âtre victimes ne pouvait pas se régler par la livraison de quelques canons. Il qualifia les tractations engagées le 1er décembre de honteuses et d'humiliantes. En conséquence, les quatre puissances alliées notifièrent le blocus des côtes et des îles de Grèce, et présentèrent au Cabinet d'Athènes une série de réclamations. Mais le blocus, en affamant la population, surexcita son irritation contre la France, désignée spécialement par les royalistes comme responsable de tous les malheurs du peuple grec. Constantin Ire était arrivé à ses fins. Il comptait achever son œuvre en opérant sa jonction avec les Germano-Bulgares. Il décréta la mobilisation générale le 3 décembre, et se tint en communication régulière par télégraphie sans fil avec l'état-major allemand et Berlin. Les régiments du Péloponnèse revinrent vers l'autre rive du détroit de Corinthe. Tout était prêt pour une action combinée, qui jetterait l'armée Sarrail à la mer. La prise de Bucarest par les Allemands le 6 décembre semblait le prélude de cette offensive. Mais l'état-major allemand ne jugea pas à propos de consacrer à une opération de cette envergure les forces nécessaires pour assurer son succès. Après quelques hésitations, malgré de pressantes instances de Constantin et de la reine Sophie, et contrairement à l'avis de M. Zimmermann, le maréchal Hindenburg se prononça pour l'abstention : encore incertain de ce qui se passerait en Russie, il ne voulait pas prélever sur les autres fronts des forces importantes pour une entreprise qu'il jugeait accessoire. En conséquence, le gouvernement grec dut continuer les négociations avec l'Entente.

Manœuvrant avec la même perfidie, il bénéficia des mêmes divisions, des mêmes complaisances qu'avant les sinistres journées des 1er et 2 décembre. A une note alliée du 14 décembre, réclamant des réparations et le transfert immédiat dans le Péloponnèse, sous le contrôle effectif d'officiers appartenant aux armées alliées, des troupes grecques se trouvant sur le territoire continental de la Grèce, Zalocostas répondit ironiquement en offrant comme la meilleure garantie, pour que tout malentendu fût écarté, le ferme et le plus sincère désir du gouvernement royal et du peuple grec de voir au plus tôt confirmées les excellentes relations traditionnelles avec les quatre puissances et une étroite amitié basée sur la confiance réciproque. Sous la pression de l'opinion publique, le Cabinet de Paris voulut relever cette provocation diplomatique. Mais il ne trouva pas le concours nécessaire à Rome. La presse italienne, d'accord avec le Cabinet Boselli-Sonnino, attaquait à fond Venizélos et portait aux nues Constantin Ier ; d'après elle, Venizélos était le traître, et Constantin le' le héros. Ce langage singulier trahissait la pensée politique alors en honneur à la Consulta : diviser la Grèce, et l'affaiblir de manière à favoriser l'installation de l'Italie en Albanie et le développement de l'influence italienne dans le bassin oriental de la Méditerranée. Devant cette attitude, les Cabinets de Paris et de Londres durent agir séparément. A la fin de décembre, ils reconnurent en fait le gouvernement provisoire de Salonique, en accréditant près de lui M. de Billy et le comte Granville comme agents diplomatiques. Ensuite, le 31 décembre, agissant avec la Russie en qualité de puissances garantes de la Grèce, ils adressèrent à Zalocostas une nouvelle note formulant une longue série de réclamations : transfert de troupes, remise de matériel de guerre, rétablissement des contrôles alliés, remise en liberté des personnes détenues pour raisons politiques ou faits connexes, indemnités aux victimes des 1er et 2 décembre, destitution du commandant du 1er corps d'armée, excuses officielles aux ministres alliés ; cérémonie publique de réparation aux drapeaux alliés ; faculté de l'utilisation de la route Itea-Bralo-Larisse pour les transports de troupes. Ils ne fixaient pas de délai, et maintenaient le blocus. La rigueur apparente de cette note était atténuée par l'engagement formel de ne pas permettre aux forces armées du gouvernement de la défense nationale de profiter du retrait des troupes royales de la Thessalie et de l'Épire pour franchir la zone neutre établie d'accord avec le gouvernement grec. Le comte Bosdari remit à M. Zalocostas une note séparée qui, tout en affirmant la solidarité générale de l'Italie avec les puissances protectrices, marquait, son désintéressement des revendications relatives aux questions d'ordre intérieur.

Dès le commencement de janvier, les quatre Cabinets de l'Entente rétablirent dans une défaillance commune leur unité diplomatique. Réunis à Rome pour examiner la situation générale, les premiers ministres d'Italie, de France et de Grande-Bretagne, assistés du représentant de la Russie, furent saisis d'une dépêche du 6 janvier où Zalocostas élevait diverses objections contre la note du 31 décembre. Ils rédigèrent le 8 une déclaration comminatoire fixant un délai de quinze jours pour l'exécution des conditions du 31 décembre, mais élargissant encore l'engagement qui les suivait. Les puissances alliées, disaient-ils, s'engagent également à ne laisser s'installer les autorités du gouvernement provisoire dans aucun des territoires actuellement en possession du gouvernement royal qu'elles pourraient se trouver amenées à occuper elles-mêmes temporairement pour des raisons d'ordre militaire. Encouragé par cette manifestation de faiblesse, Zalocostas répondit le 10 en prenant acte avec la plus vive satisfaction des garanties précises données à la Grèce, et en demandant leur extension aux territoires actuellement sous l'occupation des troupes alliées et notamment aux îles occupées après le 18 novembre-1re décembre. Le 13, les quatre ministres alliés répliquèrent par une sommation catégorique. Le 10, après un Conseil de Couronne, le gouvernement d'Athènes feignit de s'incliner. Les satisfactions d'amour-propre furent exécutées, mais le délai de quinze jours fixé par la déclaration du ti janvier s'écoula sans que les transports de troupes et de matériel prescrits et sans que les réparations aux victimes des 1er et 2 décembre fussent effectués. Lambros et ses agents civils et militaires recoururent aux artifices les plus fallacieux pour tromper l'Entente. Il se créa de nouveaux journaux qui prirent à tache de dénigrer systématiquement les Alliés. Les incidents succédèrent aux incidents. Néanmoins, las d'une fausse situation qu'il ne dépendait pas d'eux de régler, Elliot et Guillemin quittèrent dans la seconde quinzaine de mars les cuirassés où ils séjournaient depuis les événements de décembre pour réintégrer leurs légations. Les royalistes se livrèrent aux plus extravagantes manifestations contre Venizélos et en l'honneur du roi. En face de l'inertie de l'Entente, ils se croyaient tout permis. Le remplacement par l'amiral Gauchet de l'amiral Dartige, appelé à justifier ses actes devant un Conseil d'enquête, ne put réparer le mal accompli.

 

 

 



[1] Les télégrammes de M. Bénazet et de l'amiral Dartige étaient précédés des mentions : secret ou ultra-secret, déchiffrez vous-même.

[2] L'amiral écrit, dans ses Souvenirs, que les gouvernements alliés auraient dit donner au gouvernement grec les deux garanties qui formaient la contrepartie de l'exécution des engagements qu'on exigeait de lui. Mais cette contrepartie n'est indiquée dans aucun document officiel ; elle semble n'avoir été, spécifiée que dans les conversations de l'amiral ou de M. Bénazet avec le roi, en tout cas à l'insu des ministres alliés.

[3] Les six batteries ne furent, parait-il, jamais livrées.