HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE III. — LES INTERVENTIONS ET LES NÉGOCIATIONS.

CHAPITRE III. — L'INTERVENTION DE LA BULGARIE.

 

 

I. — LES TRAITÉS GERMANO-BULGARE ET TURCO-BULGARE.

L'ENTRÉE en guerre de l'Italie ne produisit pas les effets qu'attendaient les signataires du traité de Londres. Elle obligea l'état-major austro-hongrois à retirer une partie de ses troupes du front oriental, et facilita la retraite des armées russes de Galicie. Mais, soit que l'ajournement de la déclaration de guerre à l'Autriche eût permis à celle-ci de renforcer la défense de sa frontière occidentale, soit que l'état-major italien n'eût pas préparé une attaque à fond avec des moyens suffisants, les succès des premiers jours sur l'Isonzo s'arrêtèrent bientôt, et la guerre de mouvement se transforma de l'Adriatique au Trentin en guerre de tranchées. Il y eut un front de plus, sans que l'équilibre des forces fût sensiblement modifié. La Roumanie, dont l'Entente n'avait pas lié l'action à celle de l'Italie, demeura neutre, intimidée sans doute par les victoires du général Mackensen en Galicie et son avance au cœur de la Bukovine. Quoique la teneur du traité de Londres restât secrète, et qu'il fût même interdit à la presse des pays de l'Entente d'y faire la moindre allusion, les Croates et les Slovènes furent informés de ce qui les concernait par les soins du gouvernement austro-hongrois. Saisis de colère à la nouvelle que leur cause nationale était trahie par les puissances sur lesquelles ils comptaient pour se libérer du joug des Habsbourg, la plupart cessèrent leur résistance à leur gouvernement. D'autre part, les diplomates et les états-majors austro-allemands n'étaient plus retenus par la menace adressée au mois de février par Sonnino à Bülow et à Burian, que ne tolérerait plus d'action militaire de l'Autriche-Hongrie dans les Balkans. Ils décidèrent donc de faire sauter l'obstacle qui séparait la Germanie de la Touraine, et d'écraser la Serbie.

En présence du résultat des élections grecques, qui avaient donné 184 sièges aux venizélistes et 130 seulement aux gounaristes, Guillaume II ne pouvait plus demander à son beau-frère un concours militaire. Mais il l'avertit qu'il avait résolu d'attaquer la Serbie avec une armée de 400.000 hommes, que la Bulgarie était d'accord avec lui, et qu'il comptait sur la neutralité de la Grèce. Il promettait. en retour la garantie de l'intégrité territoriale de la Grèce. Le roi et son ministère cédèrent à ses objurgations comminatoires. L'état-major, qui jusque-là se montrait hostile à la Bulgarie, se rallia à cette politique ; d'après lui, l'essentiel était de se prémunir contre le péril slave provenant de l'union des deux Et.ats slaves voisins : dès lors qu'ils entraient en lutte l'un contre l'autre, peu importait lequel serait écrasé. Les tractations entre Athènes e, Berlin furent achevées avant la fin de juillet. Après que les derniers arrangements secrets furent pris, soixante-dix jours après les élections, le roi Constantin se résigna à renvoyer M. Gounaris et à rappeler M. Venizélos. Le 23 août, le nouveau Cabinet libéral entra en fonctions. Le roi lui cacha la vérité afin de laisser jusqu'au dernier moment l'Entente et la Serbie dans l'incertitude.

Les empires Centraux exercèrent une pression plus forte encore sur la Roumanie. Ayant déjà perdu l'espoir de la rallier à leur cause, ils s'efforcèrent de prévenir une intervention contre eux en persuadant au roi Ferdinand et à Bratiano que la Roumanie commettrait un suicide en contribuant à un triomphe de la Russie, car celle-ci ne tolérerait jamais l'interposition d'un royaume de dix millions d'âmes entre l'empire des tsars et Constantinople. Bratiano n'en continua pas moins d'interdire le transit des munitions et de réserver sa liberté d'action. Mais l'échec des troupes anglo-françaises de débarquement. aux Dardanelles, la prise de Varsovie le 3 août el l'accentuation des succès allemands sur le front oriental rendirent sa position d'autant plus difficile, rive le transport du matériel de guerre commandé en Occident s'effectuait, avec une extrême lenteur, et que les bruits sur l'attribution de Constantinople à la Russie inquiétaient l'opinion. En outre, les imprudences diplomatiques de l'Entente troublaient les esprits dans les Balkans.

A Londres, à Paris, et à Pétrograd plus encore, on s'imaginait que le gouvernement bulgare n'était pas lié avec les empires Centraux, qu'il n'oserait jamais se déclarer contre la Russie libératrice, et qu'il voulait seulement se faire payer son concours le plus cher possible. En conséquence, l'Entente proposa à la Grèce de céder, contre compensations éventuelles en Asie Mineure, la Macédoine orientale à la Bulgarie, et demanda à la Serbie (18 mai) de laisser les Cabinets alliés fixer les conditions territoriales de la coopération bulgare. Le Cabinet Gounaris déclina tout de suite la proposition, et sut la divulguer de manière à ébranler la confiance du peuple grec dans les puissances protectrices.

Le Cabinet de Belgrade fut douloureusement ému. Tenu jusque-là dans une ignorance complète des négociations, Pachitch n'avait pu répondre aux interrogations anxieuses de ses collègues et des hommes politiques. Après mure délibération, il répondit qu'il ne pouvait consentir à céder des parties du territoire national. Néanmoins, le 3 et le 4 juin, les représentants de l'Entente renouvelèrent leur démarche près de Pachitch. II se retrancha derrière l'impossibilité pour un gouvernement serbe quelconque de donner l'autorisation demandée. Comme on lui objectait que la Serbie recevrait ailleurs des territoires beaucoup plus grands, qu'elle pouvait céder à la Bulgarie la partie de la Macédoine reconnue à cette puissance par le traité d'alliance de 1912, et qu'enfin son intérêt essentiel était de terminer la guerre, il répliqua, le 7 juin, par les observations suivantes : 1° On ne pouvait mettre en balance des territoires habités par les Serbes, et reconquis petit à petit sur les Turcs au prix de sacrifices sanglants, avec des territoires nouveaux ; 2° la ligne de partage fixée dans le traité serbo-bulgare de 1912 correspondait aux convenances politiques d'alors, à une époque où la Serbie cherchait une issue sur la mer, et où l'Autriche-Hongrie prétendait constituer une Albanie autonome avec les vilayets de Kossovo, de Scutari, de Janina et de Monastir ; 3° pour terminer la guerre, chacun doit consentir des sacrifices ; or, pour gagner l'Italie, l'Entente a déjà livré des territoires serbes, croates et slovènes, au mépris du principe des nationalités qu'elle proclamait au début de la guerre ; 4° toutes les complaisances envers la Bulgarie avaient été récompensées par des attaques réitérées de soldats bulgares déguisés contre les lignes de chemins de fer, les postes frontière et même les hôpitaux serbes ; 5° la cession de la région macédonienne envisagée couperait la Serbie de ses communications avec Salonique, seul port par où elle eût accès à la mer : Quoique l'Entente eût demandé le secret absolu à Belgrade, elle fit connaître sa démarche à Sofia, où l'on s'en pré-. valut aussitôt pour déclarer, tout en repoussant les conditions comme insuffisantes, que l'Entente reconnaissait les droits de la Bulgarie sur la Macédoine. De Sofia la nouvelle revint en Serbie, on elle jeta la consternation.

La quadruple Entente revint à la charge en insistant sur les sacrifices qu'elle avait faits pour la Serbie, et sur la nécessité do subordonner au gain de la guerre toutes les autres considérations. Une note du 21 juillet marqua son désir dans les termes les plus pressants. Après une longue hésitation, le Cabinet de Belgrade consentit à céder la partie de sa province macédonienne située au delà de la ligne du traité d'alliance de 1912, à condition que Prilep lui restât, et que la nouvelle frontière serbo-grecque partit du Perister ou de la Souva Planina, et suivit la direction Ouest jusqu'à la frontière albanaise, de sorte que la Bulgarie n'obtint pas de frontière commune avec l'Albanie, tout eu acquérant Monastir. En outre, d'après une note du 19 août, la Bulgarie &n'ait, s'obliger à attaquer la Turquie avec toutes ses forces dans le plus bref délai, et la cession de territoire stipulée ne serait exécutée qu'après l'entrée en possession de la Serbie des territoires qui lui étaient promis en compensation, y compris la Croatie, avec Fiume et la partie occidentale du Banat. Les pays slovènes d'Autriche devaient avoir le droit de disposer d'eux-mêmes. La Serbie serait officiellement reconnue comme alliée avec voix délibérative dans les négociations de paix ; elle recevrait un subside fixe, jouirait de diverses facilités de transport pour son matériel de guerre, et bénéficierait de l'appui des Alliés lors du règlement des questions intéressant sa sécurité et sa souveraineté.

Quoique ces conditions ne répondissent point aux revendications bulgares, l'Entente redoubla d'efforts à Sofia. Radoslavof lui répondit par de vagues propos, et maintint sa demande préalable de remise immédiate des territoires cédés. Le tsar Ferdinand observait extérieurement une stricte réserve. Mais l'opinion publique était déchaînée contre la Russie et la France : on créait un mouvement catholique opposé à l'orthodoxie et un mouvement tatare opposé au slavisme ; on reniait les origines nationales slaves pour se réclamer du touranisme ; on exigeait sur un Lon comminatoire l'accès aux quatre mers (mer Noire, Marmara, Égée, Adriatique), les quatre Alsaces bulgares da Thrace, la Macédoine serbe, la Macédoine grecque et la Dobroudja), sans compter un tronçon d'Albanie joignant l'Adriatique. Néanmoins, la diplomatie de l'Entente refusa de prendre au sérieux les mouvements de troupes qui lui étaient signalés en Transylvanie. Avec un optimisme imperturbable, elle affecta de considérer les préparatifs bulgares comme dirigés contre la Turquie.

Sous le couvert de ces négociations dilatoires avec l'Entente, la Bulgarie acheva la mise au point de ses arrangements avec les empires Centraux. Le 6 septembre, elle signa, à Sofia avec l'Autriche-Hongrie, au château de Pless (quartier général de Guillaume II) avec l'Allemagne, un traité d'alliance et une convention militaire. Ses deux alliés lui garantissaient l'annexion de territoires considérables, pris en Macédoine sur la Serbie, et lui en promettaient d'autres, pris sur la Roumanie et la Grèce, dans le cas où ces puissances attaqueraient la Bulgarie. Celle-ci devait recevoir en outre 200 millions, en quatre tranches, dans les trois premiers mois de la mobilisation, plus un supplément dans le cas où la guerre durerait plus de quatre mois. Par contre, elle s'engageait à placer ses troupes sous le haut commandement du maréchal Mackensen, à mobiliser dans les quinze jours, et à marcher contre la Serbie dans les trente-cinq jours de la signature de la convention. Douze articles réglaient en détail la coopération militaire avec les empires Centraux et la Turquie. Les opérations bulgares ne devaient être ordonnées que le cinquième jour après le commencement des opérations austro-allemandes. Enfin, afin d'éviter l'impression que l'attaque contre la Serbie avait été préméditée, et pour donner au roi de Grèce le prétexte de ne pas se porter au secours de son allié le roi Pierre, on convint qu'un incident serait provoqué en temps opportun, et qualifié de provocation serbe.

Le même jour, à Dimotika, la Bulgarie signa avec la Turquie un traité qui se négociait presque publiquement depuis plusieurs semaines. La Turquie rétrocédait à la Bulgarie la ligne de chemin de fer de Dédéagatch, avec la gare et les faubourgs d'Andrinople. C'était seulement une rectification de frontières, qui ne rendait à la Bulgarie qu'une petite partie de sa conquête de 1912 reperdue en i913. Mais la conclusion du traité, qui fut connue presque tout de suite, indiquait clairement les intentions de la Bulgarie. La Turquie avait attendu pour signer que celle-ci fut militairement engagée avec les empires Centraux, et que le jour de la mobilisation fut fixé.

Malgré toutes les précautions diplomatiques, les desseins germano-bulgares apparaissaient assez clairement pour inquiéter M. Venizélos. Dès les premiers jours de septembre, il prescrivit à M. Théotokis d'avertir le Cabinet de Berlin que, dans le cas où la Bulgarie entreprendrait une attaque contre la Serbie, la Grèce ne resterait pas impassible. Abstraction faite de nos obligations d'alliance, disait-il, notre intérêt vital nous imposerait de tout faire pour prévenir une victoire bulgare, dont nous serions ensuite, tôt ou tard, les premières victimes.

Le 10 septembre, Bratiano promit à Czernin que la Roumanie resterait neutre en cas d'attaque contre la Serbie, et que les troupes échelonnées le long de la frontière hongroise seraient retirées.

Le 14 septembre, les représentants de l'Entente à Sofia remirent à Radoslavof les conditions de l'alliance contre la Turquie : elles correspondaient à peu près à ce que la Serbie consentait, mais sans tenir compte de plusieurs des réserves de Pachitch. Radoslavof ajourna sa réponse, tout en se halant de faire connaitre que l'Entente admettait la légitimité des revendications territoriales de la Bulgarie. Il passa les jours suivants à entretenir les illusions des ministres de l'Entente. Cependant les signes précurseurs d'un conflit se multipliaient. Le général Fitchef, attaché à la politique traditionnelle, donna sa démission de ministre de la Guerre, et fut remplacé par le général Savof, qui, en juin 1913, avait recommandé l'attaque brusquée contre la Serbie et la Grèce. Radoslavof fit publier en Bulgarie et à l'étranger des convocations appelant sous les drapeaux tous les Macédoniens en âge de porter les armes, comme si toute la Macédoine était placée sous la souveraineté bulgare. Au lieu de réunir le Sobranié où, malgré deux dissolutions successives depuis 1913, la majorité était indécise, il convoqua les députés gouvernementaux, les laissa siéger dans la salle des séances de la Chambre, et transforma cette réunion de groupes, délibérant à huis clos, en assemblée régulière. Le 18 septembre, le roi réunit un Conseil de Couronne auquel il appela les chefs de partis, y compris ceux de l'opposition. M. Stambolisky, chef de la Ligue agraire, condamna les projets d'intervention avec une extrême énergie ; il somma le souverain de convoquer le Parlement et de constituer un Cabinet national. Ferdinand Ier répondit par des menaces. Le soir, une nouvelle réunion de députés eut lieu au palais royal, et la mémo scène recommença ; Stambolisky opposa menaces à menaces. M. Daller, pu avait succédé à M. Guéchof comme président du Conseil dans la crise du printemps de 1913, opina pour le maintien de la neutralité. Mais le roi déclara qu'il avait décidé de faire la politique des empires Centraux, et qu'il remplirait cette mission malgré tout. Il fit arrêter Stambolisky, qui fut condamné peu après à la prison perpétuelle en cellule.

Préparée secrètement depuis la signature des traités du 6 septembre, la mobilisation générale fut décrétée le 22 septembre et publiée le 23 à l'étranger, sauf en France où il ne fut permis d'en parler que le 23. Il semblait que tous les voiles fussent déchirés. Pourtant les diplomates de l'Entente hésitèrent encore. Le gouvernement bulgare alléguait qu'il ne s'agissait que d'une neutralité armée. D'autre part, afin de calmer l'agitation publique, il expliquait que la possession de la Macédoine avait été reconnue à la Bulgarie par toutes les grandes puissances et que, une partie des troupes serbes refusant d'évacuer les territoires cédés, il était nécessaire de recourir à la force. Le ministre d'Angleterre à Sofia et des personnages considérables à Londres pensaient que la mobilisation bulgare était dirigée contre la Turquie. A Pétrograd, on se flattait d'empêcher l'armée bulgare de marcher, en continuant de négocier et en agissant sur le peuple en qui les Russes conservaient une immuable confiance. L'Entente crut quelques jours que le Cabinet Radoslavof allait être remplacé par un Cabinet Malinof.

Mais le gouvernement serbe ne pouvait se méprendre sur le péril qu'il courait. Comme les armées austro-allemandes se massaient le long de la frontière à l'ouest et au nord, qu'elles bombardaient les villes de la Save et du Danube, et que la cavalerie bulgare occupait en force Slivnitza, Belodgradchik, Viddin, Kustendil et Stroumitza, il pressentait une attaque combinée sur la ligne du Danube et du Timok. Il attira donc, par une longue note, l'attention des représentants de l'Entente sur la gravité de la situation, et sur les conséquences désastreuses qu'aurait l'écrasement de la Serbie pour l'expédition des Dardanelles et le dénouement de la guerre. Afin de prévenir cette catastrophe, il demandait que l'Entente sommât la Bulgarie d'arrêter immédiatement sa mobilisation, et que, dans le cas où celle-ci continuerait, des troupes alliées occupassent Varna, Bourgas et Dédéagatch, ou que, si ces troupes ne pouvaient arriver à temps, l'armée serbe fût autorisée à entrer en Bulgarie afin d'y empêcher la concentration. Il promit en même temps à la Grèce, pour le cas où elle participerait à la guerre que la Bulgarie allait déclencher, et dans l'hypothèse de la victoire, 1° de lui céder la ville et le triangle de Doïran, ainsi que la ville de Guevgéli ; 2° de renoncer en sa faveur à toute prétention sur la ville de Stroumitza. Les instances de Pachitch ne furent écoutées ni à Londres ni à Pétrograd. A Paris, Delcassé répondit que la Serbie, tout en donnant toute son attention à la sécurité de sa propre frontière, ne devait pas faire le jeu de la Bulgarie en lui fournissant le prétexte de l'agression qu'elle méditait.

A Bucarest, l'opinion de plus en plus émue réclamait la mobilisation générale. Czernin réagit en déclarant à Bratiano que la mobilisation serait considérée par l'Autriche comme un acte d'hostilité. D'autre part, les armées russes continuaient de reculer. Malgré les adjurations énergiques d'une partie de la presse, notamment de Take Jonesco dans la Roumanie, le Conseil des ministres décida le 24 septembre de ne prendre aucune nouvelle mesure militaire.

 

II. — LA LUTTE ENTRE VENIZÉLOS ET CONSTANTIN.

EN Grèce, à la première nouvelle d'une mobilisation partielle bulgare, le 22 septembre, Venizélos demanda et obtint du roi l'autorisation de mobiliser immédiatement les cieux corps d'armée de Macédoine. Averti, le lendemain matin 23, qu'il s'agissait à Sofia d'une mobilisation générale, il réunit le Conseil des ministres, fit préparer un décret de mobilisation générale, et se rendit au château de Tatoï pour demander la signature du roi. Constantin Ier la refusa tout d'abord. Venizélos lui représenta que, si la Grèce intervenait résolument, elle pouvait mettre rapidement hors de combat l'armée bulgare, dont le moral était profondément atteint et qui ne possédait encore qu'un faible stock de munitions. Il ajouta que l'Allemagne ne pouvait pas, en raison des difficultés de ravitaillement, amener de nombreuses troupes dans les Balkans, et que la Serbie, débarrassée des Bulgares, serait à même de soutenir le choc germanique avec l'appui de contingents alliés. Le roi répondit qu'il ne voulait pas faire la guerre et que l'Allemagne serait victorieuse. Venizélos répliqua que le peuple avait approuvé le 13 juin sa politique extérieure, et que le souverain constitutionnel n'avait pas le droit de s'opposer à sa volonté. Le roi rétorqua qu'il admettait cette doctrine en matière de politique intérieure, mais que, pour les questions extérieures, il était responsable devant Dieu. Devant cette théorie de la royauté par la grâce de Dieu, Venizélos offrit sa démission. Alors Constantin Ie' consentit à signer, en alléguant qu'il n'était pas sin' que la Bulgarie attaquât la Serbie, et qu'une action militaire fût engagée. Il ne souleva pas d'objections quand Venizélos lui suggéra que des troupes anglo-françaises pourraient remplacer les 150.000 combattants que la Serbie était obligée, par le traité d'alliance de 1913, de mettre à la disposition de la Grèce en cas de guerre contre la Bulgarie.

Le soir, Venizélos demanda aux ministres de l'Entente si leurs gouvernements seraient disposés à fournir les 150.000 hommes prévus[1]. A peine les ministres étaient-ils sortis pour télégraphier, que le maréchal de la Cour vint, de la part du roi, prier le président du Conseil de ne pas faire près de l'Entente la démarche dont il avait été question l'après-midi. Venizélos répondit que la démarche était déjà faite, et qu'elle suivrait son cours. Le surlendemain, le consentement des puissances arriva. Delcassé et Grey disaient que la France et l'Angleterre, voulant mettre la Grèce à même de remplir les obligations de son traité avec la Serbie, étaient prêtes, chacune pour sa part, à fournir les troupes qui leur étaient demandées. Alors le roi pria le président du Conseil de prévenir les ministres de l'Entente que les troupes ne devaient pas être envoyées avant que la Bulgarie eût attaqué la Serbie, attendu que leur arrivée sur le territoire grec constituerait une violation de la neutralité. Comme les troupes étaient déjà parties de Moudros et de Marseille, il fut convenu entre Venizélos et les ministres que les troupes débarqueraient à Salonique, que le gouvernement grec protesterait pour la forme, et que toutes facilités seraient accordées pour le débarquement et le cantonnement. Le roi s'inclina, en insistant seulement pour que la protestation fût énergique.

Le 29, la nouvelle Chambre grecque se réunit enfin. Venizélos formula son programme extérieur en ces termes : Le gouvernement est tenu par des obligations découlant de son alliance avec un des belligérants, la Serbie, et il est décidé à remplir ces obligations si le casus fœderis se présente. La Chambre approuva le gouvernement. Le 2 octobre, M. Guillemin, ministre de France, reçut la protestation convenue du gouvernement grec. Le 4, à la Chambre, les chefs de l'opposition dirigèrent contre celui-ci une attaque violente. Se prévalant d'un discours où Grey, le 28 septembre, tout en menaçant les Bulgares, leur réitérait des avances, ils prétendirent que l'Entente continuait, de se ménager l'occasion de renouer à Sofia des négociations aux dépens de la Grèce. Venizélos put répondre — car l'assurance lui en avait été donnée la veille — que toutes les promesses concernant les concessions à la Bulgarie, même de la part de la Serbie, étaient désormais caduques. Amené ensuite à s'expliquer sur l'application du traité du 3 juin 1913, il déclara que chacun des États contractants était engagé à aider l'autre, si celui-ci, sans provocation de sa part, était attaqué par un tiers. Comme on le pressait de préciser le sens du mot tiers, il dit :

Je ne vous propose certainement pas de déclarer la guerre à l'Allemagne et à l'Autriche. Mais si, en appliquant le programme de notre politique nationale, si, remplissant un devoir d'honneur pour nous, remplissant nos devoirs d'alliance, défendant les intérêts vitaux de la nation, nous nous trouvions en face des puissants, je suis certain que, tout en exprimant notre regret, nous ferions notre devoir. Devant le danger manifeste qui nous arrive du Nord pour nous enlever ce que nous avons conquis au cours des deux dernières guerres, j'aurais été irrésolu et lâche en ne m'empressant pas de prendre des décisions que le devoir, l'honneur et l'intérêt suprême imposent à la nation.

Après une discussion passionnée, ces déclarations furent approuvées par 147 voix, non compris les 9 ministres, sur 257 votants. Le lendemain, le roi fit appeler Venizélos, et lui déclara qu'il ne partageait pas sa politique. Il se plaignit de l'allusion de la veille aux hostilités contre les empires Centraux, et la lama formellement. Venizélos, fort d'une majorité réduite, mais solide, et de l'appui de l'Entente, dont les troupes arrivaient dans le golfe de Salonique, aurait pu résister. Craignant de provoquer une guerre civile et de couper l'armée grecque en deux, il préféra céder. Il remit sa démission au roi qui l'accepta immédiatement. Un Cabinet présidé par M. Zaimis, ministre des Affaires étrangères, et comprenant quatre anciens présidents du Conseil, MM. Théotokis, Dragoumis, Rhallys et Gonnaris, lui succéda.

Un pareil revirement, survenant au moment où les troupes anglo-françaises des Dardanelles, renonçant à s'emparer des Détroits, étaient envoyées sur le nouveau théâtre de la guerre en Orient, bouleversait les combinaisons de l'Entente. Néanmoins, les troupes débarquèrent et s'installèrent. Venizélos ne rompit pas avec son successeur, et promit de lui donner son appui aussi longtemps que le gouvernement ne renverserait pas les hases de la politique venizéliste. Le 8 octobre, Zaïmis télégraphia aux représentants de la Grèce à l'étranger que la politique du nouveau Cabinet reposerait sur les mêmes bases essentielles que la politique suivie par la Grèce depuis le début de la guerre européenne, et que la neutralité demeurerait armée. Mais il montra presque tout de suite que ces bases étaient changées, en notifiant à Pachitch, le 19 octobre, que le traité gréco-serbe, conclu en 1913 en prévision d'une agression bulgare, visait exclusivement l'hypothèse d'une attaque isolée de la Bulgarie, et que, en dépit de la généralité des termes de l'article premier, il devenait inapplicable par suite de l'entrée en ligne des empires Centraux. Zannis ajoutait que la Grèce, dans l'impossibilité matérielle de faire présentement davantage pour la Serbie, continuerait à accorder à la Serbie toutes les assistances et fidélités compatibles avec sa position internationale.

En vain le Cabinet de Londres s'efforça-t-il de séduire celui d'Athènes en lui offrant, pour prix du secours à la Serbie, la cession de Pile de Chypre, que l'Angleterre avait acquise en vertu du traité conclu le 4 juin 1878 avec la Turquie. En d'autres temps, la perspective de l'incorporation dans le royaume de Grèce de cette grande île, où l'on comptait 235.000 Hellènes sur 285.000 habitants, eût soulevé l'enthousiasme général. Pourtant le roi et ses nouveaux ministres rejetèrent la proposition britannique le '22 octobre, en donnant pour seule raison que l'attaque austro-allemande dégageait la Grèce de l'obligation d'intervenir par les armes. Ce refus montrait la portée des engagements contractés par Constantin Ier envers Guillaume II, el la confiance du roi dans la victoire finale des empires centraux. D'ailleurs, le roi ne tarda pas à se démasquer complètement. A la suite d'incidents qui provoquèrent un vote de défiance de la Chambre contre le Cabinet Zaïmis, il confia le pouvoir à M. Scouloudis, un octogénaire qui n'avait été qu'une fois ministre, et pendant cinq mois seulement, en 1897. M. Scouloudis se chargea des Affaires étrangères avec la présidence du Conseil, et répartit les autres portefeuilles entre les ennemis de Venizélos. Le roi prononça la dissolution de la Chambre élue le 13 juin, et les nouvelles élections furent fixées au 19 décembre. Sur les conseils de Venizélos, le parti libéral résolut de s'abstenir. L'absolutisme régnait en Grèce.

 

III. — L'INVASION DE LA SERBIE.

DURANT cette crise, l'intervention bulgare se précisait. Le 3 octobre, M. Savinsky, ministre de Russie à Sofia, sommait le gouvernement bulgare de rompre ouvertement dans les vingt-quatre heures avec les ennemis de la cause slave et de la Russie, et de procéder immédiatement au renvoi des officiers des pays en guerre avec les puissances de l'Entente. Le 5, M. Radoslavof répondait par une fin de non-recevoir, et les ministres de l'Entente, y compris celui de Serbie, demandaient leurs passeports. Le 9, les troupes austro-allemandes passaient le Danube eu aval de Belgrade, occupaient Belgrade, s'avançaient dans la vallée de la Morava pour opérer leur jonction avec les Bulgares dans le district de Negotin, et menaçaient de couper la Roumanie de toute communication avec la Méditerranée.

Ces événements produisirent en Occident une profonde émotion. A Paris, le 12 octobre, Viviani présenta devant la Chambre des explications qui furent accueillies froidement. Encore sous l'influence des illusions bulgares, il tenta de justifier les erreurs diplomatiques de l'Entente par la rancune des Bulgares contre la paix de Bucarest. En ce qui touchait l'ennemi, il déclara que, sans affaiblir notre front, nous avions le devoir de remplir la mission que nous imposaient notre intérêt et notre honneur. Il annonça en même temps que l'Angleterre et la Russie étaient d'accord avec la France pour porter secours au peuple serbe. Le 13, la Chambre approuva par 372 voix contre 9 l'expédition de Macédoine. Mais elle était manifestement mécontente. Delcassé, qui était particulièrement engagé dans la politique bulgarophile et complètement opposé à l'expédition de Macédoine, donna sa démission. Son départ ébranla le Cabinet, où Viviani prit l'intérim des Affaires étrangères en attendant que la situation ministérielle fût éclaircie.

A Londres, où, jusqu'au dernier moment, la confiance dans la Bulgarie avait persisté, Grey dut faire de pénibles aveux à la Chambre des Communes (14 octobre). A la Chambre des Lords, lord Milner soumit les méthodes diplomatiques du Cabinet à une âpre critique. Le comte de Selborne, ministre de l'Agriculture, qualifia même de malfaisante stupidité les procédés de la censure britannique. Le 15, le tsar Ferdinand adressa au peuple bulgare une proclamation où il se vantait de ses efforts inouïs pour maintenir la paix dans les Balkans, et accusait la Serbie, sa perfide voisine, d'être restée inflexible devant les conseils de ses amis et alliés. Il appelait ses troupes aux armes pour écraser le voisin félon, et se félicitait de combattre pour la même cause que les empires Centraux. Le 18, la France, l'Angleterre, l'Italie et la Russie déclarèrent la guerre à la Bulgarie. Le manifeste lancé par le tsar Nicolas à cette occasion flétrit la trahison bulgare à la cause slave, trahison préparée avec perfidie depuis le commencement de la guerre, mais qui pourtant paraissait impossible. Le Japon, qui, depuis le début de la guerre, fournissait à la Russie un important matériel de guerre, adhéra le 19 octobre à la Déclaration de Londres du 4 septembre 1914 ; ce fut la seule consolation de l'Entente dans ces tristes circonstances.

En Roumanie, les partisans de l'intervention tentèrent un suprême effort. Néanmoins, comme la Grèce restait neutre, que los troupes russes reculaient toujours et que le matériel de guerre n'arrivait pas, Bratiano craignit que, si la Roumanie commettait une imprudence, l'état-major allemand ne modifiât ses plans, et n'opérât sa jonction avec les Bulgares dans les plaines de Valachie. Il ne céda donc point au courant de l'opinion, et dit à Czernin qu'il ne permettrait pas aux troupes russes, qu'on disait se concentrer à la frontière de Bessarabie, de passer par le territoire roumain pour porter secours aux Serbes.

A la fin d'octobre, Viviani ne crut pas pouvoir conserver le pouvoir dans les conditions difficiles du moment. A la crise extérieure s'ajoutait une crise du haut commandement, issue de la déception causée par les résultats insuffisants de l'offensive du 25 septembre en Champagne. Briand fut chargé par M. Poincaré de constituer nit nouveau Cabinet. Il y réussit le 29 octobre. Il prit les Affaires étrangères, en s'adjoignant Jules Cambon comme secrétaire général au quai d'Orsay. Le général Gallieni reçut la Guerre, et l'amiral Lacaze la Marine. Viviani devint garde des Sceaux. Ribot resta aux Finances et Sembat aux Travaux publics. Denys Cochin et Jules Guesde furent nominés ministres d'État sans portefeuille. Le l novembre, en exposant son programme au Palais-Bourbon, Briand marqua sa volonté d'imprimer une impulsion vigoureuse aux opérations, et de les mieux coordonner avec les Alliés. Il laissa entendre que des négociations étaient engagées en ce sens. En effet, le général Joffre conférait à Londres avec les principaux membres du Cabinet britannique.

Celui-ci aussi, d'ailleurs, subissait une crise. Sir Edward Carson, le leader des Ulstériens, irrité des retards apportés à secourir la Serbie et de la résistance de lord Kitchener à toute action militaire en Macédoine, donnait bruyamment sa démission d'attorney général, blessé de n'avoir pas été compris parmi les cinq membres du Comité ministériel de guerre nouvellement institué, M. Winston Churchill se retirait également. M. Asquith éprouvait quelque peine à ressaisir son autorité. Le novembre, il déclara aux Communes qu'un accord complet existait entre l'Angleterre et la France au sujet des voies et moyens pour secourir la Serbie, et que l'Angleterre regardait l'indépendance de la Serbie comme un des objectifs essentiels de la guerre. Quelques jours après, lord Kitchener vint à Paris s'entretenir avec les hautes personnalités militaires françaises, et partit ensuite pour l'Orient afin d'y étudier la situation sur place. Le IO novembre, aux Communes, Asquith annonça la prochaine création d'une sorte de Conseil de guerre anglo-français, auquel pourraient participer les autres Alliés. Le 16 au soir, il se rendit lui-même à Paris, accompagné de Grey, de Lloyd George et de Balfour. Il conféra le lendemain avec Briand, Gallieni, Lacaze et Joffre. Ce. fut le premier Conseil de guerre interallié. Les autres Alliés n'y figurèrent point, parce que cette fois il s'agissait seulement de combiner l'action des deux puissances dont les troupes se battaient en Macédoine, mais il était convenu que les délégués militaires de Russie, d'Italie, de Belgique et de Serbie assisteraient à une réunion qui se tiendrait prochainement au grand quartier général français.

fin instrument de coordination militaire était créé. Pour qu'il fût utilement employé, il fallait un concours de volontés chez les hommes d'État. Or, si les intentions générales concordaient dans les Cabinets alliés, les idées différaient sur les modes de réalisation. Les hommes d'État, n'étant pas mus par une conviction solide qu'ils auraient pu communiquer aux militaires, demandaient aux militaires leur avis sur des questions dont la solution supposait une décision politique préalable. D'accord sur certaines idées directrices, telles que le salut de la Serbie, ils ne s'entendaient point sur la manière d'assurer ce salut. Ils avaient d'abord espéré que l'offensive de Champagne réglerait, le sort de la guerre. La guerre de tranchées continuant en Occident, ils admirent la nécessité d'un gros effort en Orient sans savoir exactement en quoi il consisterait. Le renvoi de Venizélos et la dissolution de la Chambre élue le 13 juin posaient une question de principe devant les trois puissances que les traités du 6 juillet 1827, du 3 février 1830, du 7 mai 1832, du 13 juillet 1863 et du 29 mai 1864 instituaient protectrices de la Grèce. Le traité de 1863, conclu à la suite de la déchéance prononcée contre le roi Othon en raison du mauvais gouvernement, et de l'attitude anticonstitutionnelle de ce souverain, stipulait, au profit ou à la charge de la France, de la Grande-Bretagne et de la Russie, un droit d'intervention pour assurer le respect de la Constitution. En montant sur le trône. Constantin l avait juré d'observer la Constitution, de conserver et de défendre l'indépendance nationale et l'intégrité de l'État grec. Le ri octobre 1915, il avait manqué à ce serment en provoquant la démission du ministre jouissant de la confiance de la Chambre. En prononçant à six mois d'intervalle une seconde dissolution de la Chambre, et en déclarant qu'il la dissoudrait autant de fois qu'il le jugerait utile, il avait, en fait inauguré l'absolutisme. La sanction logique de ces actes de la part des puissances protectrices eut été une mise en demeure d'abroger le décret de dissolution, faute de quoi la déchéance du souverain parjure serait, proclamée. Les trois Cabinets alliés n'osèrent pas recourir à une mesure aussi nette. Soit par mollesse, soit par un reste d'illusion, soit pour des raisons dynastiques, ils se bornèrent à l'envoi d'une note et consentirent à négocier avec Scouloudis. Les royalistes germanophiles profitèrent de cette condescendance pour s'établir fortement dans le gouvernement, détruire l'influence du parti libéral et resserrer l'entente secrète avec l'Allemagne.

Scouloudis prodigua tout d'abord les bonnes paroles aux puissances protectrices et à la Serbie. Par une note du 8 novembre, il adressa au gouvernement serbe, alors réfugié à Mitrovitza, des protestations de sincère amitié, et la promesse de continuer de fournir à la Serbie toutes les facilités et tout l'appui compatibles avec les intérêts vitaux de la Grèce. Le même jour, il envoya à Paris, Londres, Pétrograd, et à Rome — car l'Italie venait de participer à l'expédition de Macédoine — l'assurance la plus formelle de la ferme résolution de la Grèce de continuer sa neutralité avec le caractère de la plus sincère bienveillance vis-à-vis des puissances de l'Entente. Le nouveau Cabinet, ajoutait-il, fait siennes les déclarations réitérées de M. Zaïmis au sujet de l'attitude du gouvernement royal vis-à-vis des troupes alliées à Salonique ; il a trop conscience de ses vrais intérêts et de ce qu'il doit aux puissances protectrices de la Grèce pour s'écarter le moins du monde de cette ligne de conduite. En fait, Scouloudis ne tint aucun compte des protestations longuement motivées du gouvernement serbe contre l'interprétation grecque du traité d'alliance (15 novembre). Puis, la retraite serbe se précipitant et les troupes franco-britanniques devant se replier par la vallée du Vardar, il annonça l'intention de faire désarmer et interner les troupes alliées, soit serbes, soit françaises, soit anglaises, qui seraient repoussées sur le territoire grec. A Denys Cochin, alors en mission temporaire en Orient, qui, en 1870, avait été interné en Suisse avec l'armée de Bourbaki, il osa rappeler ce souvenir en disant : Vous savez ce qui arrive à une armée qui pénètre dans un pays neutre. Sur les protestations indignées de Denys Cochin et des ministres de l'Entente, il revint sur ses premières intentions, et le roi finit par approuver les dispositions préparées par le général Sarrail, chef du corps expéditionnaire, pour le repli des troupes alliées vers la mer. D'après un des membres du Cabinet Scouloudis, cette autorisation fut accordée avec l'assentiment de Guillaume II lui-même : le kaiser craignait qu'une rupture ouverte de son beau-frère avec les Alliés ne fournit à ceux-ci l'occasion de restaurer par la force le régime constitutionnel. D'ailleurs, Kitchener disait à Athènes, en revenant de Salonique, que le mieux pour le corps expéditionnaire serait de se rembarquer. Des hommes considérables tenaient le même langage à Paris. Constantin le savait, et ne prenait pas au tragique les notes de l'Entente. Il rusait et temporisait, dans la persuasion que la victoire germanique surviendrait avant que son trône fût sérieusement menacé.

Il trouvait des motifs d'encouragement dans la politique italienne, ouvertement hostile à Venizélos. Les contingents italiens dans les Balkans se préoccupaient plus d'occuper des positions favorables en Albanie que de concourir efficacement à la défense de la Macédoine. Ils ne facilitaient en aucune façon la retraite extraordinairement pénible de l'armée serbe à travers les montagnes albanaises. En outre, le Cabinet de nome n'avait pas déclaré la guerre à l'Allemagne, qui possédait encore en Italie de puissantes influences, notamment dans les grandes banques comme la Banca commerciale. Après le coulage du paquebot Ancona, torpillé, toutes machines arrêtées, suivant les méthodes allemandes, M. Orlando, ministre de la Justice, avait bien prononcé à Palerme un discours pathétique où il s'était écrié que l'Italie combattrait jusqu'à la dernière goutte de son sang pour dompter la bête fauve. Sonnino attendit jusqu'au 30 novembre pour adhérer à la déclaration de Londres du 4 septembre 1914. En Roumanie, la neutralité officielle s'accentuait. Les agents germaniques dépensaient millions sur millions pour acheter les journaux et les consciences.

Dans les deux empires Centraux, la fusion militaire, économique et politique s'accentuait. A Vienne et à Berlin on parlait d'union douanière. Une conférence des associations économique d'Allemagne, d'Autriche et de Hongrie, réunie à Vienne sous la présidence du duc Ernest Gonthier de Slesvig-Holstein, de l'ancien ministre von Plener et de l'ancien président du Conseil Weckerlé, votait des résolutions impliquant une vie économique commune excluant le traitement de la nation la plus favorisée pour toutes les autres puissances. Elle recommandait une législation commerciale commune. Un peu plus tard, en décembre, 855 professeurs allemands des écoles supérieures d'Autriche signaient une déclaration où ils recommandaient dans les termes les plus pressants une union intime et durable de l'Autriche-Hongrie avec l'empire allemand, et un rapprochement aussi étroit que possible des deux États, de façon qu'ils se présentent vis-à-vis de l'étranger comme une unité compacte. A la fin de novembre, Guillaume II allait rendre visite à François-Joseph Ier à Schœnbrunn et lui proposait un partage de la Pologne. Le comte Jules Andrassy écrivait : L'État hongrois ne peut maintenir son existence et son caractère qu'autant que la nation allemande reste forte.... L'allié naturel de la Hongrie est l'élément allemand en Autriche et, derrière, l'empire allemand. Ceux des ministres autrichiens qui répugnaient à l'absorption de la Monarchie dans le Deutschtum étaient remplacés.

En face de ce bloc d'apparence formidable, les neutres n'osaient pas bouger. Dans son message du 7 décembre, le président Wilson affirmait le devoir des États-Unis de se tenir isolés de la lutte européenne. D'une extrême sévérité verbale contre les citoyens naturalisés, qui, nés sur un autre sol, versaient le poison et la trahison dans les artères mémos de la vie nationale des États-Unis, c'est-à-dire contre les Germano-américains demeurant attachés par des sentiments erronés d'allégeance aux gouvernements sous le régime desquels ils étaient nés, il se bornait à protester par des notes d'allure procédurière contre les dommages causés aux citoyens américains. Au mois de mai, après le torpillage du paquebot Lusitania, qui causa la mort de plus de mille personnes, dont une centaine de passagers américains, il avait engagé avec Berlin une controverse théorique dépourvue de toute sanction. Enfin le Souverain Pontife, suprême recours des affligés, restait sourd aux appels des victimes des agressions germaniques. Le cardinal della Chiesa, élevé le septembre 1914 sur la chaire de Saint-Pierre, sous le nom de Benoît XV, à la place de Pie X mort de douleur devant la conflagration générale, ne voulait pas exprimer d'opinion. Il ménageait les catholiques allemands, qui trouvaient de nombreux et puissants appuis dans le Sacré-Collège. Benoît XV croyait remplir tout son devoir en adressant des consolations secrètes à quelques évêques des pays dévastés. La France, qui n'avait plus de représentant au Vatican depuis la rupture de juillet 1904, n'y pouvait plus faire entendre sa voix. Elle avait négligé, au mois de novembre 1914, l'occasion de renouer d'utiles relations, lorsque le gouvernement britannique avait envoyé sir B. Howard comme plénipotentiaire au Vatican. Les représentants des deux empereurs germaniques profitaient de son absence pour ourdir des intrigues qui jetaient le trouble chez les Alliés.

 

IV. — L'INVASION DE LA MACÉDOINE ORIENTALE.

APRÈS plusieurs réunions, le Conseil de guerre interallié décida de maintenir l'expédition de Salonique. En effet, si elle retenait à une extrémité de l'Europe dos effectifs relativement importants, elle immobilisait des effectifs ennemis plus considérables. Elle permettait de conserver la liberté de mouvement dans la Méditerranée orientale, de rechercher les sous-marins dans les eaux territoriales grecques, de garder l'entrée des Détroits, de profiter d'une occasion favorable pour reprendre l'offensive et de tenir en échec les Grecs germanophiles. Un camp retranché s'organisa dans les parages du grand port macédonien, et les commandants du corps expéditionnaire en expulsèrent le personnel des consulats d'Allemagne, d'Autriche-Hongrie, de Turquie et de Bulgarie. De plus, comme Scouloudis, à qui les élections du 15 décembre avaient donné une Chambre-croupion, observait une attitude suspecte, l'Entente réclama des garanties pour la sécurité du corps expéditionnaire. Il s'ensuivit un échange de notes et une série de démarches où le double jeu du Cabinet d'Athènes se révéla de plus en plus clairement. En janvier 1916, des navires de guerre alliés débarquèrent à Corfou quelques détachements qui y préparèrent l'arrivée des débris de l'armée serbe, réfugiés dans l'état le plus déplorable sur les côtes d'Albanie après d'horribles épreuves. Le roi Constantin dut s'incliner devant le fait accompli. Mais il organisait en secret la revanche de la contrainte qu'on lui imposait.

On était à la veille de la ruée allemande sur Verdun. Le roi Nicolas de Montenegro livrait le Lovtchen, réputé imprenable, aux troupes autrichiennes, qui entraient à Cettigné. Quelques jours plus tard, le 18 janvier, Guillaume II rencontrait à Nich le tsar Ferdinand, et célébrait avec lui l'écrasement de la Serbie, le jour anniversaire de la création du royaume de Prusse. Le 1er février, les complices de l'Allemagne à Constantinople éliminaient le dernier obstacle qui les arrêtait devant la dictature, en assassinant dans son palais de Zingirli-Kozon le prince Youssouf Izzeddine, héritier du trône de Turquie. Un effort décisif s'annonçait. Dans les combinaisons germaniques, la prise de Verdun devait être accompagnée ou suivie de la descente des Bulgares vers la nier Égée, et glu blocus ou de l'enlèvement du camp retranché de Salonique. Des indices de mouvements en ce sens apparurent à la fin de janvier aux commandants du 3e et du 4e corps d'armée grecs, qui demandèrent des instructions. Le général Yannakitsas, ministre de la Guerre, ordonna le 8 février que, dans le cas où de forts détachements allemands ou bulgares commandés par des officiers allemands se présenteraient à la frontière et demanderaient à la franchir, les troupes grecques de couverture auraient à se retirer, sans opposer de résistance, vers les bases de leurs unités. Des circulaires du 21 mars, des 22 et 27 avril, précisèrent ces instructions. Au commencement d'avril, enhardi par les premiers succès du Kronprinz devant Verdun, Scouloudis crut pouvoir rejeter la demande des Alliés de faire passer par le territoire grec les troupes serbes recueillies à Corfou, rétablies de leurs épreuves et équipées à neuf. Il se montra péniblement surpris par les reproches de Briand. Comme le gouvernement serbe invoquait l'esprit du traité d'alliance de 1913 et la clause par laquelle chacun des deux États contractants jouissait de la faculté de faire passer ses troupes sur le territoire de l'autre, Scouloudis répondit le 27 avril 1916 par un refus catégorique et presque provocant.

Deux semaines après, l'éventualité prévue par le général Yannakitsas survint. Le 10 mai, un commandant bulgare, invoquant un accord conclu entre le maréchal Mackensen et le gouvernement grec en conformité de la circulaire du 27 avril, occupa les collines de Léhovo. Yannakitsas contesta l'application de cet accord, et donna l'ordre d'empêcher par la force toute nouvelle avance. M. Scouloudis protesta aussi à Sofia. Mais il s'empressa de s'incliner le 23 mai devant une sommation du comte Mirbach, ministre de Guillaume 11, et de M. Passarof, ministre de Bulgarie. Il accepta de laisser occuper les gorges de Roupel et leurs environs, positions de toute première importance, à condition que les troupes germano-bulgares évacueraient le territoire grec aussitôt que les raisons militaires exigeant l'action auraient cessé d'exister. Le 26, des troupes germano-bulgares comprenant plus de 25.000 hommes s'établirent sur les hauteurs de Démir-Hissar et sur le pont de la Strouma. Encore sous l'impression des persécutions bulgares de 1912 et de 1913, la population de la vallée s'enfuit affolée vers le sud. Scouloudis feignit alors d'être surpris par l'envergure de l'opération, et protesta pour la forme à Berlin, Vienne et Sofia. En fait, il donna l'ordre à la garnison de Roupel d'évacuer le fort en emportant le matériel. Le 5 juin, devant la Chambre, il déclara qu'il avait dû céder devant l'invasion générale de l'armée allemande dans le défilé de Démir-Hissar. Il eut l'audace d'affirmer que ces événements n'étaient nullement le résultat d'une entente avec les Allemands et les Bulgares, et détourna l'irritation populaire contre la France, en s'indignant de ce que, le 3 juin, le général Sarrail avait proclamé la loi martiale à Salonique. La Chambre-croupion approuva ce langage.

La proclamation de la loi martiale à Salonique était la réponse du général Sarrail à l'invasion bulgare et la préface d'autres mesures destinées à sauvegarder la sécurité du corps expéditionnaire. M. Briand en prévint M. Caclamanos, chargé d'affaires de Grèce à Paris. Il chargea de plus M. Guillemin d'avertir M. Scouloudis que, si l'avance bulgare continuait en Macédoine sans résistance de la part de l'armée grecque, il en pourrait résulter les plus sérieuses conséquences pour le gouvernement grec. De jour en jour la connivence germano-grecque éclatait davantage. Des journaux allemands et autrichiens, comme les Münchner Neueste Nachrichten et la Wiener Allgemeine Zeitung, l'avouaient nettement. Dans une allocution retentissante à ses troupes à l'issue d'une revue, le 1er juin, Constantin Ier invitait l'armée à obéir aux ordres, non aux sentiments. Les agents du Cabinet Scouloudis suscitaient dans les rues d'Athènes des manifestations contre les Alliés. Néanmoins, les Cabinets de l'Entente n'osèrent pas encore recourir à la sanction radicale prise en 1863 contre le roi Othon dans des circonstances moins tragiques. Ils se contentèrent d'adresser un ultimatum à Scouloudis, et d'organiser un corps de débarquement qui devait être transporté dans les eaux de Salamine, sous les ordres de l'amiral Moreau, afin d'appuyer leurs demandes. Au dernier moment, sous certaines influences, l'ultimatum fut atténué, et l'escadre de l'amiral Moreau, placée sous les ordres de l'amiral Dartige du Fournet, ne vint pas à Salamine. L'ultimatum fut remis le Ai juin. Rédigé en termes très raides, il signalait les motifs nombreux et légitimes de suspicion contre le gouvernement grec, les agissements des étrangers travaillant à créer sur le territoire hellénique des organisations hostiles contraires à la neutralité du pays, et aidant à compromettre la sécurité des forces utilitaires et navales des Alliés, la connivence du Cabinet avec les Germano-Bulgares dans l'affaire de Roupel, la violation de la Constitution grecque et la collusion évidente du Cabinet actuel avec leurs ennemis. En conséquence, les puissances protectrices exigeaient l'application immédiate, sans discussion ni délai, des mesures suivantes :

1° Démobilisation réelle et totale de l'armée grecque, qui devra rire mise, dans le plus bref délai, sur le pied de paix. 2° Remplacement immédiat du ministère actuel par un Cabinet d'affaires sans nuance politique, et offrant toutes les garanties nécessaires pour l'application loyale de la neutralité bienveillante que la Grèce s'est engagée à observer à l'égard des puissances alliées, ainsi que pont- la sincérité d'une nouvelle consultation nationale. Dissolution immédiate de la Chambre des députés, suivie de nouvelles élections, dès l'expiration des délais prévus par la Constitution, et après que la démobilisation générale aura replacé le corps électoral dans des conditions normales. 50 Remplacement, d'accord avec les puissances, de certains fonctionnaires de la police, dont l'attitude, inspirée par des directions étrangères, a facilité des attentats commis contre de paisibles citoyens, ainsi que les insultes faites aux légations alliées et h leurs ressortissants.

Si mortifiante que fût la sommation, Constantin Ier se soumit. Conformément aux conseils de Berlin, il préférait plier devant l'orage et conserver son trône. A ce moment, la ruée sur Verdun était arrêtée. Les Franco-Britanniques prenaient l'offensive sur la Somme. Le général Broussilof entrait en Galicie et en Bukovine. Bethmann Hollweg gémissait sur l'entêtement des Alliés à ne pas s'avouer vaincus et à ne pas traiter sur la base de la carte de guerre qu'il présentait. Au Reichstag, il se défendait devant Dieu, devant son pays, et devant sa conscience, d'avoir fait quoi que ce soit pour troubler la paix. Constantin renvoya donc Scouloudis, et appela à la présidence du Conseil M. Zaïmis, qui, le 23 juin, signa l'engagement d'exécuter intégralement les conditions formulées le 21. Le 29 juin, la démobilisation générale l'ut décrétée, mais l'armée fut remise sur le pied de paix seulement à la fin de juillet. Un certain nombre de fonctionnaires furent, révoqués ou déplacés. Mais plusieurs journaux ententophiles furent poursuivis en justice pour avoir diffamé et insulté le gouvernement et l'armée. Venizélos, menacé, dut se faire garder par ses fidèles Crétois. MM. Dousmanis et Streit continuèrent, leurs fonctions occultes près du roi. Des associations de réservistes se substituèrent aux corps de troupes démobilisés, et une nouvelle ligue militaire se fonda. Quant à la Chambre, on ne prononça pas sa dissolution, sous prétexte qu'il était impossible, en raison des circonstances, de fixer en même temps, comme la Constitution l'exigeait, la date des élections. Elle fut simplement ajournée.

 

 

 



[1] D'après le discours de Delcassé à la séance du comité secret du 20 juin 1916, cette demande aurait été faite le 22. Mais les explications fournies en ces circonstances par Delcassé et d'autres ministres, avec des détails inexacts, sont confuses.