HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE III. — LES INTERVENTIONS ET LES NÉGOCIATIONS.

CHAPITRE PREMIER. — LA LUTTE POUR LES ALLIANCES.

 

 

I. — LES NÉGOCIATIONS AVEC L'ITALIE.

EN déclarant sa neutralité dès le 2 août, l'Italie ne trahissait point ses partenaires de la Triple-Alliance. Aucune clause du pacte triplicien ne l'obligeait à s'associer à une agression des empires centraux contre des tiers. Au contraire, ces derniers avaient manqué à leurs engagements en entreprenant un remaniement du statu quo balkanique sans s'être préalablement concertés avec le Cabinet de Rome. En outre, celui-ci était lié envers la France par un accord en date du ter novembre 190e2, aux termes duquel l'Italie s'obligeait à garder une stricte neutralité au cas où la France serait l'objet d'une agression directe ou indirecte de la part. d'une ou de plusieurs puissances, et aussi au cas où la France, par suite d'une provocation directe, se trouverait réduite à prendre, pour la défense de son honneur et de sa sécurité, l'initiative d'une déclaration de guerre. Dans les lettres échangées à cette occasion entre M. Prinetti,  ministre des Affaires étrangères d'Italie, et M. Barrère, ambassadeur de France à Rome, le sens et la portée de l'expression provocation directe avaient été précisés, et l'on avait pris pour exemples : 1° la publication des dépêches maquillées par le prince Bismarck en 1870, et le refus du roi Guillaume tic recevoir M. Benedetti ; 2° l'incident Schnæbelé. Dans la crise de juillet-août 1914, les difficultés que pouvait soulever l'interprétation de cette expression ne se présentaient pas. La France était, sans contestation possible, l'objet d'une agression directe. L'Italie aurait donc violé ses engagements formels si elle s'était rangée aux côtés des empires Centraux moyennant des compensations territoriales de la part de l'Autriche. Les gouvernements allemand et autrichien ne pouvaient ignorer la teneur ou tout au moins le sens de l'accord du 1eC novembre 1902. Néanmoins, Guillaume II ne semblait pas se rendre compte de la situation. Dans ses annotations sur les dépêches de ses représentants, il traite Victor-Emmanuel III de gredin, de coquin. Il accuse San Giuliano de vouloir filouter l'Albanie. Quant à Berchtold, il essaie de séduire Rome en lui offrant Tunis, la Savoie, Nice. Mais, dans le courant des mois d'août et de septembre, il est obligé de constater que ni le gouvernement, ni le peuple italien ne veulent s'associer aux plans de l'Autriche, ni s'exposer aux risques d'une guerre contre la France et l'Angleterre. D'ailleurs, ces deux puissances s'attachent à ménager les susceptibilités italiennes et à préparer les voies à une alliance. L'escadre française de la Méditerranée, qui avait tout d'abord pour instructions d'opérer sur les côtes de la Dalmatie et de provoquer des soulèvements parmi les populations de cette province slave, reçoit contre-ordre, et se borne à croiser dans l'Adriatique après avoir paru devant Raguse.

Au mois d'octobre, le marquis de San Giuliano meurt. Ce ministre, de tradition triplicienne, est remplacé cieux semaines après par le baron Sonnino, ancien président du Conseil, qui avait autrefois déconseillé les revendications italiennes sur Trieste. Comme une grande partie de l'opinion italienne est hostile à toute participation à la guerre, que l'armée n'est pas dans un état de préparation suffisante, et que les événements militaires font prévoir une lutte encore longue, MM. Salandra et Sonnino évitent de prendre position, tout en s'efforçant de renforcer l'armée. Dans une allocution aux fonctionnaires de la Consulta, M. Salandra déclare que la politique italienne s'inspire d'une vision sereine des intérêts du pays, qu'elle est à la fois réfléchie et hardie ; il faut, dit-il, un esprit libre de toute préoccupation de tout préjugé, de tout sentiment qui ne soit pas celui du dévouement, exclusif et illimité à notre patrie et un égoïsme sacré pour l'Italie. La fin de l'automne passe en conversations avec Vienne sur l'Albanie, on règne l'anarchie, et sur l'interprétation de l'article VII du traité triplicien, combiné avec l'accord sur le sandjak de Novi-Bazar conclu en 19119 lors de la crise bosniaque.

Le 2 décembre, les troupes austro-hongroises entrent à Belgrade. Le 9, M. Sonnino fait un pas en avant. Il notifie à Berchtold que l'Italie a un intérêt de premier ordre au maintien de la pleine intégrité et de l'indépendance politique et économique de la Serbie, et que l'équilibre de la péninsule balkanique est menacé de telle sorte que l'Italie a droit d'ores et déjà aux compensations prévues dans l'article VII. En conséquence, il propose de procéder sans retard à un échange de vues à ce sujet. Berchtold se défend en alléguant que, l'occupation de Belgrade et d'autres parties du territoire serbe étant seulement temporaire, il n'y a pas lieu d'appliquer l'article VII. Tandis que Vienne et Rome discutent sur la genèse de l'article VII. et sur le sens des expressions occupation temporaire et occupation momentanée dérivant d'opérations de guerre, les Serbes battent complètement les Austro-Hongrois, les chassent du royaume, et rentrent le 12 décembre à Belgrade. Le prince de Bülow arrive à Rome pour remplacer Flotow. Sonnino lui déclare que, l'Italie gardera la neutralité, dans la supposition que celle-ci peut avoir pour conséquence la satisfaction de quelques-unes de ses aspirations nationales. Le 25 décembre, 300 hommes débarqués des stationnaires italiens de l'Adriatique occupent le port et les bâtiments de Vallona, sous le prétexte de réprimer des troubles. Avarna déclare à Berchtold qu'il s'agit seulement de mesures provisoires, sans que ce dernier proteste. Le 6 janvier, le baron de Macchio, qui vient d'être nommé ambassadeur à Rome, accepte de parler avec Sonnino de compensations dans la direction des aspirations territoriales de l'Italie, euphémisme désignant le Trentin.

Ce moment marque la faillite de la diplomatie austro-hongroise. Berchtold donne sa démission le 13 janvier. Il a pour successeur le baron Burian, un Magyar, ancien ministre commun des Finances et de Bosnie-Herzégovine, plus administrateur que diplomate. Le nouveau ministre des Affaires étrangères refuse de discuter sur la base d'une cession territoriale, et prétend que l'occupation de Vallona et des îles du Dodécanèse par l'Italie autorise plutôt l'Autriche à réclamer elle-même des compensations, puisque la Serbie est évacuée. Mais il n'est pas soutenu dans cette position théorique par Bülow qui, de concert avec Giolitti, recherche une entente sur la hase de la cession du Trentin. Giolitti lance dans le public, par l'intermédiaire de la Tribuna, l'idée du parecchio, c'est-à-dire d'une neutralité payée à l'Italie de différents côtés. A Rome, le public s'impatiente. Lors de la réouverture de la Chambre, le 18 février, il manifeste contre l'Autriche-Hongrie, tandis que plusieurs députés prononcent des discours vibrants en faveur de l'achèvement de l'unité nationale. A la fin de février, Sonnino notifie à Vienne et à Berlin qu'en raison de la conduite obstinément dilatoire du Cabinet austro-hongrois, il retire toute proposition de discussion : il se retranche derrière l'article VII, et n'admet plus d'action militaire de l'Autriche-Hongrie dans les Balkans, à moins Glue, préalablement, comme le veut le texte de l'article VII, n'ait été conclu un accord sur les compensations, accord qu'il serait inutile d'espérer conclure autrement que sur la hase de cessions de territoires actuellement possédés par l'Autriche-Hongrie. Cette déclaration se terminait par la menace de reprendre une entière liberté d'action. C'était presque une dénonciation de la Triple-Alliance. Et, comme le bruit courait que l'Autriche-Hongrie allait occuper les districts sud-ouest de la Roumanie, la presse de Rome et de Milan annonçait que l'Italie ne laisserait pas toucher à la Roumanie.

 

II. — LES NÉGOCIATIONS AVEC LA ROUMANIE.

LA politique de l'Italie et celle de la Roumanie semblaient liées. La Triple-Entente agissait aussi fortement à Bucarest qu'à Rome pour déterminer une intervention militaire en sa faveur. Dans chacun des deux pays, la question se posait de même : il s'agissait de profiter d'une occasion unique pour réaliser les aspirations nationales sans toutefois compromettre son existence par une intervention prématurée. La France, l'Angleterre et la Russie étaient prêtes à reconnaître à l'un et l'autre pays les provinces austro-hongroises habitées en majorité par leurs conationaux. Mais le principe admis par la Triple-Entente était d'une application délicate. A Rome comme à Bucarest, on tenait à porter les limites de ces provinces à des frontières stratégiques, et l'on s'inspirait aussi de considérations historiques et économiques. On heurtait ainsi les intérêts et le patriotisme des Dalmates, des Croates et des Slovènes dans la région de l'Adriatique, les ambitions russes au nord-est de la Hongrie et les prétentions serbes sur le banat de Temesvar. A Bucarest, l'Entente rencontrait une difficulté de plus au début du conflit : la présence sur le trône d'un Hohenzollern, qui se souvenait d'avoir été officier prussien, et ne voulait à aucun prix prendre les armes contre sa patrie d'origine.

Le roi Charles Ier était désespéré par la guerre européenne. Arrivé au terme d'une vie glorieuse, il aspirait seulement à finir son règne en paix, en laissant à ses successeurs le soin d'achever son œuvre. Depuis un demi-siècle, il présidait aux destinées de la Roumanie avec un tact, une prudence, une conscience et une Intimité sans ostentation qui lui avaient acquis le respect, sinon la sympathie de tous ses sujets. Il avait conquis l'indépendance pour le pays et la couronne royale pour la dynastie. Tout en étant Allemand de cour et d'esprit, il tenait compte des aspirations latines de son peuple. Mais, avec beaucoup de Roumains, il gardait rancune à la Russie de la rétrocession de la Bessarabie méridionale, imposée en 18e78 à la Roumanie malgré les engagements du tsar Alexandre II. En outre, il restait en principe fidèle austro-allemande contractée secrètement par lui le 23 juillet 1892, renouvelée le 30 septembre 1896, le 17 avril 1902, et tout récemment confirmée le 26 février 1913. La guerre une fois déchaînée en dépit de ses efforts, Charles Ier tint à se ranger aux cotés de ses alliés. Guillaume II lui avait fait dire par le prince Charles, lits aîné du prince-héritier Ferdinand, qui suivait alors des cours militaires à Potsdam, que la Roumanie recevrait la Bessarabie et Odessa pour prix de sa fidélité à l'alliance. Le Kaiser avait ajouté : Quant à la Transylvanie et à la Bukovine, vous les aurez de moi au plus tard dans vingt ans, puisque c'est te délai maximum de ce que pourra durer encore l'Autriche-Hongrie.

Cette idée du partage inévitable de la vieille monarchie, que plusieurs diplomates allemands avaient déjà confiée à des hommes politiques roumains, s'imposait a l'attention des hommes d'État que Charles Ier réunit l'après-midi du 3 août à Sinaia pour arrêter une décision. Ce Conseil de Couronne dura quatre heures. Le roi commença par divulguer le traité d'alliance avec l'Austro-Allemagne, dont le texte n'était connu que des présidents du Conseil et des ministres des Affaires étrangères en fonctions depuis sa signature, puis il proposa d'intervenir militairement en faveur de l'Austro-Allemagne, par application de l'article II ainsi conçu :

Si la Roumanie, sans aucune provocation de sa part, venait à être attaquée, l'Autriche-Hongrie (resp. l'Allemagne) est tenue de lui porter en temps utile secours et assistance contre l'agresseur. Si l'Autriche-Hongrie était attaquée dans les mêmes circonstances dans une partie de ses États limitrophe de la Roumanie, le casus fœderis se présentera aussitôt pour cette dernière.

A la seule exception de M. Carp, ancien chef du parti junimiste, puis du parti conservateur, qui désirait saisir cette occasion de reprendre toute la Bessarabie perdue en 1812, tous les membres du Conseil opinèrent que le casus fœderis ne jouait pas. Ils invoquèrent à l'appui de leur thèse la décision de l'Italie de rester neutre. Malgré l'insistance du roi, le Conseil se prononça en faveur de la neutralité. On décida donc de notifier à Vienne et à Berlin que le casus fœderis ne jouait pas. Le roi et M. Jean Bratiano, président du Conseil, expliquèrent ensuite au comte Czernin et à M. de Waldthausen que la Roumanie conservait sa liberté d'action, et qu'il pouvait se produire des circonstances où elle marcherait avec ses alliés. Mais les représentants des deux empires Centraux comprirent tout. de suite que c'en était fait de l'alliance roumaine, à moins que les armées austro-allemandes ne remportassent des victoires décisives. Czernin prévint immédiatement. Berchtold que les Roumains attendaient le moment de s'associer au partage de la Monarchie, quant à Guillaume II, quand il lut la dépêche de M. de Waldthausen, il écrivit en marge : Les alliés, même avant la guerre, se détachent de nous comme des pommes pourries ! C'est l'effondrement total de la diplomatie allemande et, autrichienne. Cela aurait pu et dû être évité.

La neutralité une fois proclamée sous l'euphémisme d'expectative armée, en groupe d'hommes politiques de première importance, parmi lesquels on comptait M. E. Costinesco, ministre des Finances, M. Take Jonesco, chef du parti conservateur-démocrate, et M. Nicolas Filipesco, un des membres les plus ardents du parti conservateur, entreprit de contrecarrer toute velléité de retour à la politique germanophile et de préparer l'entrée en guerre aux côtés de l'Entente, malgré les hommes qui, dans le gouvernement et dans les cercles influents, restaient fascinés par la force allemande. On élabora en même temps un plan de réformes intérieures démocratiques destinées à faciliter la fusion du royaume avec les provinces roumaines d'Autriche-Hongrie, dont l'annexion devenait désormais le but avoué des patriotes. Après la bataille de la Marne et l'occupation de la Galicie par les Russes, les aspirations nationales roumaines ne se retinrent plus. Czernin craignait que le roi ne fût débordé. Mais Charles fer aurait plutôt abdiqué que cédé. D'ailleurs, en conséquence des arrangements militaires antérieurs, la Roumanie dépendait de l'Austro-Allemagne pour le matériel de guerre, les munitions et même le matériel de transport. Elle ne disposait pas, pour entrer en guerre contre ses anciens alliés, d'un armement et d'un outillage comparables aux leurs. Au milieu de septembre, M. Bratiano interdit le transit du matériel de guerre austro-allemand à destination de la Turquie. En même temps il négocia avec la Russie une convention de neutralité, que Charles Ier, très malade et découragé, finit par approuver. Par cette convention, signée le 1er octobre, la Roumanie s'engageait à observer à l'égard de la  Russie une neutralité bienveillante, et recevait en échange l'engagement de la Russie : 1° de ne porter aucune atteinte au statu quo territorial de la Roumanie : 2° de reconnaitre à la Roumanie le droit l'annexer les régions de la Monarchie austro-hongroise habitées par des Roumains : de faire ratifier ces engagements par les Cabinets de Londres et de Paris. La convention devait rester secrète jusqu'au moment de l'annexion par la Roumanie des territoires en question. Une clause particulière visait la Bukovine, ancienne province de la principauté de Moldavie, sur nec partie de laquelle la Russie élevait des prétentions : il était convenu qu'on y prendrait pour base de la délimitation le principe de la majorité de la population, et que la Commission mixte de délimitation s'inspirerait de l'esprit de conciliation qui animait les deux gouvernements.

Le 10 octobre, le roi Charles s'éteignit, succombant aux émotions  d'une crise qui bouleversait sa politique. N'ayant eu de son mariage avec la princesse Elisabeth de Wied qu'une fille morte jeune, il avait fait désigner, pour lui succéder, son neveu le prince Ferdinand de Hohenzollern, second fils de son frère aîné, marié à la princesse Marie d'Angleterre, fille du duc d'Édimbourg devenu plus tard duc régnant de Saxe-Cobourg-Gotha. Elève dans l'armée roumaine depuis le jour où la succession au trône lui avait été dévolue, le nouveau souverain ne s'opposait point en principe à la guerre avec l'Autriche-Hongrie. Il se préoccupait surtout de combler les lacunes du matériel de guerre et de transport. La reine Marie, dont l'intelligence égalait le charme, était nettement favorable à l'Entente. Bratiano disait aux ministres de l'Entente que l'armée roumaine n'était pas en état de soutenir longtemps une grande lutte, et que l'intérêt des puissances occidentales commandait qu'elle gardait provisoirement l'expectative.

En attendant, le Cabinet de Bucarest convint avec celui de Rome que tous deux se tiendraient réciproquement au courant de leurs démarches et de leurs décisions. Le parti conservateur élut pour chef M. Jean Lahovary, franchement favorable à l'Entente, en remplacement de M. Alexandre Marghiloman qui, après certaines oscillations, se comportait en germanophile. Les patriotes transylvains se concertèrent avec les ententistes de Bucarest pour préparer l'intervention. Czernin lui-même avouait à plusieurs hommes politiques roumains que, l'intérêt et, le devoir de la Roumanie étaient d'attaquer l'Autriche. En fait, Bratiano échelonnait les troupes roumaines le long des Carpates, tandis qu'il laissait à peu près dégarnie la frontière du Prut. il arrêtait les convois militaires dirigés sur Constantinople. Il laissait aller à Paris une mission composée de MM. Diamandy, Jean Cantacuzène et Costinesco, qui parlaient en interventionnistes convaincus. Au banquet offert en leur honneur, le 9 janvier 1915, par le comité franco-roumain de Paris, le ministre de Roumanie, M. Al. E. Lahovary, était assis à la droite de M. Paul Deschanel, qui présidait.

 

III. — LA GUERRE AVEC LA TURQUIE ET LES NÉGOCIATIONS ORIENTALES.

DÈS le milieu de juillet, les diplomates austro-allemands avaient activement travaillé à Constantinople. Mais ils ne s'entendaient pas complètement entre eux. La difficulté venait de l'antagonisme bulgaro-roumain. La coopération de la Bulgarie avec l'Autriche devait vraisemblablement déterminer un accord de la Roumanie — peut-être aussi de la Grèce — avec la Triple-Entente. Or, le gouvernement allemand tenait essentiellement à ménager la Roumanie et à ne pas désobliger le roi Constantin. Quant au gouvernement turc, il poussait de toutes ses forces à l'alliance germanique. A la vérité, quelques membres du Comité c( Union et Progrès qui constituait le gouvernement de fait, penchaient vers l'alliance avec la France et la Russie. Mais ils formaient une petite minorité. Enver Pacha et Talaat Bey, les deux ministres effectivement dirigeants, possédaient une foi absolue dans la supériorité de l'Allemagne. Ils agissaient sans consulter ni le sultan, ni les autres membres du Cabinet. Ils proposèrent aux deux ambassadeurs impériaux de procéder immédiatement à des préparatifs militaires communs. Le 24 juillet, Jagow prescrivit à Wangenheim de négocier le traité d'alliance. L'ambassadeur concentra ses efforts sur l'attribution :du commandement effectif des forces turques aux officiers allemands, et le traité d'alliance contre la Russie, valable pour cinq ans, fut signé le 2 août, sans qu'Enver et Talaat prissent la peine d'assurer à la Turquie aucun avantage, aucune garantie. Le 3, la mobilisation générale fut décrétée. Ceux des ministres qui prodiguaient les bonnes paroles aux ambassades de France et d'Angleterre ne s'opposèrent point à l'exécution du traité quand ils le connurent, quelques jours plus tard. Ils s'efforcèrent seulement d'obtenir quelques améliorations, et réussirent à faire signer le 6 août à Wangenheim une lettre additionnelle, par laquelle l'Allemagne promettait son concours pour l'abolition des Capitulations, ses bons offices près de la Bulgarie, une indemnité de guerre à la conclusion de la paix et une rectification des frontières orientales asiatiques de l'empire.

Il était temps que l'accord fût conclu. L'amirauté allemande craignait que les deux navires croisant dans la Méditerranée sous le commandement de l'amiral Souchon, obligés de se réfugier aux Dardanelles, ne fussent attaqués par la mission britannique commandant la flotte ottomane. Aussitôt la nouvelle de la signature parvenue à Berlin, l'amiral de Tirpitz ordonna par radiogramme au Gœben et au Breslau de se diriger sur Constantinople. Le même jour, 3 août, le général Liman von Sanders, d'accord avec Enver Pacha, engagea la Porte à déclarer la guerre sur le champ à la Russie, afin qu'il pût s'emparer de trois grands bateaux russes, munis de télégraphie sans fil, ancrés dans le Bosphore. Mais le grand vizir se contenta de donner secrètement l'ordre aux autorités des Dardanelles de laisser librement passer les bateaux de guerre allemands et austro-hongrois. Afin de mieux dissimuler les desseins de la Porte, il proclama la neutralité. Puis il décida de placer des mines dans les Détroits, en laissant le passage libre aux navires de commerce conduits par des pilotes. Comme MM. de Giers et Bompard lui demandaient comment il conciliait la neutralité avec le maintien de la mission militaire allemande, Saïd Halim répondit que la Turquie n'avait pas de raison de renoncer justement à ce moment à une mission très utile. Le 4 août, l'Autriche adhéra an traité turco-allemand. A partir des jours suivants, la mission de Liman von Sanders se renforça quotidiennement d'officiers, de spécialistes et de matériel allemands qui passaient par la Roumanie et la Bulgarie.

Pourtant les gouvernements de l'Entente ne semblaient pas se douter de la conclusion de l'alliance germano-turque. Ils prescrivirent à leurs ambassadeurs de négocier avec la Porte un traité de neutralité sur la base de l'intégrité territoriale de l'empire ottoman. L'arrivée du Gœben et du Breslau dans la mer de Marmara ne leur ouvrit point les yeux. Échappant à la poursuite des escadres alliées dans la Méditerranée[1], ces deux croiseurs avaient franchi librement les Dardanelles le 10 août. En accordant à ces deux bateaux de guerre d'une puissance belligérante le libre passage par les Détroits, le gouvernement turc commettait une violation flagrante des traités du 30 mars 1856, du 13 mars 1871 et du 13 juillet 1878. Il prétendit la justifier en disant qu'il avait acheté ces deux navires. Le contrat, eût-il été conclu, aurait été nul à l'égard des belligérants. Mais, à Berlin, Jagow avouait qu'il n'avait pas eu lieu. Du reste, le Gœben et le Breslau continuaient d'arborer le pavillon allemand. Leurs matelots exerçaient des perquisitions sur les navires de commerce français, anglais et grecs. lls enlevèrent de force, sur le vapeur français Saghalien, les appareils de télégraphie sans fil, en menaçant de faire sauter le bateau. Bompard, Giers et sir L. Mallet eurent beau protester et réclamer le désarmement et l'internement du Gœben et du Breslau. On ne tint aucun compte de leurs réclamations. Djavid Bey, ministre des Finances, leur promit seulement le renvoi des militaires et marins allemands, si la Triple-Entente accordait à la Turquie une indépendance économique complète et l'abolition du régime des Capitulations. Djémal Pacha, ministre de la Marine, qui passait comme Djavid pour un ami de l'Entente, fit des démarches dans le même sens. Un peu plus tard, Guillaume II consentit à ce que ses deux navires de guerre hissassent le pavillon ottoman, mais l amiral Souchon continua de les commander.

Les ambassadeurs alliés continuèrent de négocier leur traité de neutralité et de discuter des questions de détail, tandis que le sultan et Enver Pacha adressaient à l'armée un manifeste belliqueux l'invitant à laver la honte de la dernière guerre balkanique, que des officiers allemands surveillaient la construction de nouveaux forts aux Dardanelles, que des équipes turco-allemandes mettaient en état les anciens forts, que des centaines de soldats allemands déguisés en ouvriers arrivaient journellement à Constantinople, et que tous les réservistes allemands résidant dans l'empire Ottoman entraient dans les rangs de l'armée turque au lieu de rejoindre leurs régiments. Le passage des Dardanelles, que les torpilleurs et cuirassés alliés auraient probablement pu, dans la première quinzaine d'août, forcer sans grands risques, se fermait.

Par iradé du 9 septembre, le sultan supprima purement et simplement les Capitulations, qui remontaient à François Ier. Puis, dans le courant du mois, il éleva de 11 à 15 p. 100 les droits de douane à partir du 1er octobre, ferma les tribunaux mixtes, abolit les bureaux de poste étrangers, soumit les écoles étrangères au droit commun, nomma l'amiral Souchon commandant en chef des forces navales turques, mobilisa l'armée de terre et concentra des troupes à la

frontière russe d'Asie. Le 21 septembre, le Gœben et le Breslau sortirent dans la mer Noire. Le grand vizir allégua qu'ils étaient allés faire des exercices de terre qui eussent été dangereux dans la Marmara. M. de Wangenheim déclara plus franchement que ces deux navires étaient destinés à servir, non seulement les intérêts turcs, mais aussi et surtout les intérêts allemands. Le 21 septembre, sous prétexte que l'escadre anglaise croisant devant les Dardanelles avait refusé de laisser passer un torpilleur turc, les Détroits furent feintés la navigation commerciale, et tous les bateaux étrangers qui se trouvaient sur la mer Noire ou sur le Bas-Danube furent bloqués. Des mines furent posées dans le passage des Dardanelles. Les corps d'armée de Mossoul et de Damas préparèrent l'invasion de l'Égypte par Akaba et Gaza, et mirent en état les routes jusqu'à la frontière. Des appels excitant les musulman, à combattre l'Angleterre furent distribués en Égypte, en Syrie, au Yémen, aux Indes et chez les Sénoussis. Néanmoins, la Triple-Entente continuait de négocier avec la Porte. Elle protestait, puis écoutait ses soi-disant amis turcs, qui lui conseillaient d'approuver on de fermer les yeux afin de ne pas faire le jeu des Allemands. Le 13 septembre, l'Angleterre rappela l'amiral Limpus et toute sa mission navale, en raison de la situation intenable qui était créée à ses officiers en Turquie. Enhardi par ces défaillances, le gouvernement ottoman décréta la suppression du statut du Liban, et demanda que l'escadre britannique se retint des Dardanelles vers Lemnos. Djémal Pacha, sur qui l'ambassade de France semblait compter, organisait fiévreusement une expédition destinée à reconquérir l'Égypte.

Leurs préparatifs terminés. à la fin d'octobre, les Allemands jugèrent le moment venu de déchirer les derniers voiles. Le 20, le gouvernement allemand consentit à la Turquie un emprunt de 5 millions de bons du Trésor à 6 p. 100. Le 26, les premiers fonds arrivèrent à Constantinople. Le 29, dans la matinée, cieux torpilleurs turcs pénétrèrent dans le port d'Odessa, coulèrent une canonnière russe, et tirèrent sur le paquebot français Portugal. Le même jour, des croiseurs turcs bombardèrent Théodosie sur la côte de Crimée, et Novorossiisk, l'est de la mer Noire. Le 30, M. Bompard proscrivit aux agents français dans l'empire Ottoman de briller leurs chiffres et tons les documents pouvant compromettre les Ottomans en rapport avec eux. Le soir, il demanda ses passeports et notifia au grand vizir son prochain départ. Le grand vizir se confondit en regrets, et, de peur qu'une flotte russe ne vînt bombarder les rives du Bosphore, conjura les ambassadeurs de l'Entente de rester. Mais les Cabinets de Pétrograd[2], de Paris et de Londres envoyèrent à leurs représentants l'ordre de rompre et de demander leurs passeports. Le 31 octobre au soir, M. de Giers partit ; le lendemain, M. Bompard et sir L. Mallet firent de même. Cette fois, c'était bien la guerre. Le 2  novembre, le tsar Nicolas lança un manifeste à son peuple, où il annonça la prochaine solution du problème historique russe sur les bords de la mer Noire.

Les jours suivants, les Alliés bombardèrent les forts de l'entrée des Dardanelles. Les troupes russes envahirent la haute vallée de l'Araxe, dans l'Arménie ottomane. L'Angleterre proclama l'annexion de l'île de Chypre, qu'elle occupait en vertu d'une convention de 1878 avec la Porte. Le Y novembre, au banquet traditionnel du Guildhall en l'honneur du nouveau lord-maire de Londres, M. Asquith déclara que la Turquie, qui avait tiré l'épée, périrait par l'épée, et qu'elle venait de creuser sa tombe de ses propres mains. Deux jours plus tard, le roi George exprima la même pensée dans le discours du trône. La question du partage de la Turquie était posée.

C'est le gouvernement britannique qui conçut le premier une solution d'ensemble. Dès le mois de novembre, il suggéra très confidentiellement au tsar Nicolas une combinaison fondée sur l'expulsion d'Europe des Turcs et l'attribution de Constantinople à la Russie. Il se réservait comme sphère d'influence les territoires qui, de l'Égypte et de la Méditerranée, s'étendaient vers le golfe Persique et les Indes. A cette époque, Nicolas II ne projetait point encore l'annexion de Constantinople. Il préférait faire de cette métropole et de ses environs immédiats une zone neutralisée, soumise à un régime international. Informé de ses intentions par M. Paléologue, M. Delcassé crut devoir se renfermer dans un silence absolu. L'affaire resta en suspens. Elle se rattachait d'ailleurs à l'expédition que l'Angleterre et la France projetaient 'aux Dardanelles afin de se rouvrir par la force le passage des Détroits, et qui mettait la Grèce en jeu.

 

IV. — LES NÉGOCIATIONS AVEC LA GRÈCE. - L'EXPÉDITION DES DARDANELLES ET LE PARTAGE DE LA TURQUIE.

AVANT que l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand fournît aux empires Centraux le prétexte d'une guerre générale, il semblait que les puissances atteintes par les résultats des deux guerres balkaniques dussent trouver dans le conflit gréco-turc imminent l'occasion de prendre une revanche. Par représailles contre l'annexion des îles de l'Égée par la Grèce — annexion conforme aux décisions de la Conférence de Londres, — le gouvernement turc se livrait contre les Hellènes ottomans à des vexations aussi contraires au droit et é l'humanité qu'irritantes et onéreuses pour la Grèce. Les démarches des puissances de la Triple-Entente à Constantinople pour faire  cesser cet état de choses n'avaient pu aboutir parce que l'Allemagne refusait de s'y associer. Au commencement de juillet, le Cabinet d'Athènes se demandait s'il n'allait pas t'ire obligé d'adresser un ultimatum à Constantinople. et pressentait le gouvernement de Belgrade sur l'application du casus fœderis prévu par le traité d'alliance gréco-serbe. La Serbie répondait que, l'alliance étant purement défensive, le casus fœderis ne jouerait pas si la Grèce adressait un ultimatum ou commençait les hostilités sans entente préalable avec Belgrade. Elle faisait remarquer eu outre qu'épuisée par les deux guerres précédentes. '11e ne pourrait en entreprendre une troisième, et qu'une initiative belliqueuse de sa part indisposerait gravement la Triple-Entente, dont l'appui lui était nécessaire. Elle conseillait en conséquence de s'en remettre à l'intervention des grandes puissances. Toutefois, elle lit à Constantinople une démarche presque comminatoire en invoquant son alliance avec la Grèce, et celle-ci la remercia. On convint de régler le différend dans une conférence qui se tiendrait, a Bruxelles entre le grand vizir et M. Venizélos, président du Conseil et ministre de la Guerre de Grèce.

M. Venizélos était en route lorsque l'Autriche remit son ultimatum à la Serbie. Il reçut à Munich une dépêche du ministre de Grèce à Belgrade lui demandant, de la part de M. Pachitch, si la Serbie pouvait compter sur un appui armé de la part de la Grèce, au cas où elle serait, attaquée, soit par l'Autriche, soit par la Bulgarie. Il répondit que la Grèce ne se rangerait en aucun cas dans le camp opposé à la Serbie, qu'elle emploierait toutes ses forces contre la Bulgarie, et que, dans une guerre limitée entre la Serbie et l'Autriche, elle observerait une attitude analogue à celle que la Serbie se proposait de tenir vis-à-vis de la Turquie lors du conflit des Îles. Rentré à Athènes après la rupture austro-serbe, Venizélos déclara à Belgrade que la Grèce observerait une neutralité très bienveillante envers la Serbie, qu'elle se tiendrait prèle à repousser tonie agression dont la Serbie pourrait être l'objet de la part de la Bulgarie, et qu'elle prenait toutes les mesures préparatoires de la mobilisation, de façon que la Bulgarie ne pût mobiliser avant elle.

Malgré plusieurs télégrammes de Guillaume Il d'allure impérieuse et même comminatoire, malgré des promesses d'agrandissement aux dépens de la Serbie et de l'Albanie, le roi Constantin ne se laissa pas engager tout de suite dans le système germanique. Très fier de sa parenté avec, le kaiser, grand admirateur de l'armée allemande et jaloux de Venizélos, mais soucieux de ne pas se compromettre, il voulait une neutralité absolue, exclusive de tonte bienveillance pour l'Entente et la Serbie. Au contraire, Venizélos désirait une coopération avec celle-ci. Dans la seconde quinzaine d'août, il avisa de ces intentions les Cabinets de l'Entente. George V remercia Constantin 1er, et l'informa qu'il donnait l'ordre à l'amiral Koerr de s'entendre avec l'état-major grec sur la coopération des forces des deux pays. Constantin Ier, conseillé par M. Streit, fit préparer une réponse d'après laquelle la Grèce refusait d'entrer en guerre avec la Turquie avant que celle-ci l'attaquât. Venizélos offrit alors sa démission au roi, en lui représentant que cette promesse de neutralité envers les ennemis séculaires de l'hellénisme était inconciliable avec l'honneur et les intérêts de la Grèce. Constantin se rendit à ces raisons, et pria Venizélos de garder le pouvoir ; ce fut Streit qui dut se retirer peu de temps après, lorsque d'autres actes de sa part prouvèrent sa mauvaise foi envers le gouvernement dont il faisait nantie.

La diplomatie allemande tenta un nouvel effort avant pie fût connue la nouvelle de la victoire française sur la Marne. Le 13 septembre, le ministre de Guillaume Il en Grèce dit à Venizélos que, la Bulgarie et la Turquie étant définitivement d'accord avec les empires Centraux pour attaquer la Serbie. quatre corps d'armée turcs stationnés en Thrace se tiendraient prêts à menacer la Roumanie au cas où cette puissance interviendrait contre la Bulgarie. Venizélos répondit au comte de Quadt que la Grèce se porterait à la défense de la Serbie, son alliée, et il informa de cette conversation les Cabinets de l'Entente et celui de Bucarest. En fait, il laissa la Serbie utiliser le port de Salonique comme centre de ravitaillement, et consentit à ce que le port épirote de Santi-Quaranta servît de base navale à la flotte franco-anglaise opérant dans l'Adriatique. De son côté, le gouvernement bulgare, tout en continuant par prudence d'affirmer sa neutralité, s'ingénia à gêner les Serbes. Au mois de décembre, au moment le plus critique de la seconde attaque autrichienne contre la Serbie, il lança de l'autre côté de la frontière ses bandes de comitadjis, qui firent sauter sur le Vardar et près de Zaïtchar les ponts des seules voies de communication par lesquelles la Serbie restait reliée à des pays amis.

Cependant, la Triple-Entente se préoccupait de rouvrir à ses flottes le passage des Détroits, et de résoudre à Constantinople même la question turque. Sa première pensée fut de s'assurer le concours bulgare, qui, suivant toute vraisemblance, eût entraîné la Roumanie. Ne croyant pas à l'existence d'engagements positifs du Cabinet de Sofia envers les empires Centraux, elle lui fit les ouvertures les plus engageantes. Pourtant, dès le mois de novembre, ces ouvertures se heurtèrent à un accueil significatif. Ni alors, ni plus tard, la Bulgarie ne voulut indiquer les concessions moyennant lesquelles elle attaquerait la Turquie. Mais elle posa tout de suite la condition sine quo non qu'elle serait mise immédiatement en possession des territoires qui lui seraient promis. Or, tous ces territoires, sauf la Thrace orientale, appartenaient à la Serbie, à la Grèce et à la Roumanie. Une pareille prétention ne pouvait être admise par aucun des trois Étal-balkaniques intéressés, car chacun d'eux subordonnait la cession de territoires lui appartenant à l'acquisition préalable ou tout au moins simultanée de territoires ennemis. Néanmoins, la Triple-Entente ne se découragea point : elle continua les pourparlers à Sofia, soit directement, soit par des intermédiaires occasionnels, et négocia près des trois autres Cabinets balkaniques en vue d'un échange éventuel de territoires. Au lieu de leur ouvrir les yeux, les incursions périodiques des comitadjis bulgares en Serbie redoublèrent son zèle eu faveur d'un arrangement avec le tsar Ferdinand.

En même temps, elle s'efforça de gagner la Grèce à ses combinaisons. A la fin de janvier 19t5, elle pria le Cabinet d'Athènes de prendre en considération un projet d'aide militaire à la Serbie, moyennant de très importantes concessions territoriales sur les côtes de l'Asie Mineure, Venizélos soumit alors au roi Constantin deux longs mémoires où il recommandait en termes émouvants l'intervention militaire aux côtés de l'Entente. Allant au delà des propositions britanniques et ne désespérant pas de rallier la Bulgarie, il conseillait de céder à la Bulgarie les districts macédoniens de Sari-Chaban, de Cavalla et de Drama, de consentir à la cession à la Bulgarie d'une partie de la Macédoine serbe, et de demander en échange le secteur macédonien Doïran-Guevgéli, ainsi qu'une extension des territoires d'Asie Mineure offerts par l'Entente. Ces suggestions ne reçurent aucune suite, car, peu de jours plus tard, on apprit que la Bulgarie venait de conclure à Berlin et à Vienne un emprunt de 500 millions, et que le duc de Guise, fils du duc de Vendôme, chargé par Delcassé de tenter un nouvel effort près de son oncle le tsar Ferdinand, petit-fils du roi Louis-Philippe, pour le rallier à la cause française, venait d'échouer complètement.

 

V. — L'EXPÉDITION DES DARDANELLES.

LA Bulgarie échappant définitivement, la négociation avec la Grèce reprit bientôt sur une nouvelle base. Résolues à ressaisir les Détroits, même sans la participation bulgare, l'Angleterre et la France commencèrent avec leurs bateaux de guerre, le 19 février, le bombardement des forts gardant l'entrée des Dardanelles. Aucune troupe de débarquement ne coopérait à l'entreprise des deux flottes réunies. Venizélos proposa au roi de mobiliser un corps d'armée et de le débarquer au fond de la baie de Saros. Constantin Ier, quoiqu'il eût promis à Guillaume II de ne pas s'opposer à lui à moins d'être attaqué directement par un des États balkaniques, finit par se rendre aux raisons de son ministre. Mais l'état-major combattit le projet. Après deux Conseils de Couronne tenus les 3 et 5 mars, malgré l'avis favorable des deux principaux chefs de l'opposition,

MM. Théotokis et Rhallys, Constantin circonvenu par son entourage et intimidé par deux dépêches de Guillaume II du 4 et du 5 mars, refusa son approbation. Le 7 mars, Venizélos lui remit sa démission, qui fut acceptée. M. Zaïmis ayant décliné la mission de constituer le nouveau Cabinet, M. Gounaris prit la présidence du Conseil, avec M. Zographos aux Affaires étrangères.

Le 22 mars, M. Zographos déclara aux représentants de l'Entente que le nouveau gouvernement serait disposé à collaborer avec elle dans une mesure et à des conditions politiques et militaires qui garantiraient l'intégrité du territoire grec et la défense des droits de l'hellénisme. Parmi ces conditions figurait la suppression du danger bulgare. Zographos suggérait qu'elle serait obtenue si la Bulgarie collaborait avec la Triple-Entente contre la Turquie. Or, il connaissait les engagements germano-bulgares. Ses protestations de bonne volonté avaient donc surtout pour but d'amuser les puissances protectrices, tandis que la Grèce observerait l'expectative. A ce moment, les tentatives de forcement des Dardanelles avec les seules forces navales avaient échoué. A la suite des fortes pertes éprouvées au cours de l'attaque du 18 mars, la flotte alliée avait renoncé à franchir le détroit avec ses seuls moyens, et l'Entente préparait l'envoi de troupes de débarquement. Le 10 avril, les trois puissances alliées notifièrent à Gounaris qu'elles restaient prêtes à assurer à la Grèce, en échange de sa participation à la guerre contre la Turquie, des acquisitions territoriales dans le vilayet d'Aïdin. Le 14 avril, Gounaris répondit en subordonnant la participation demandée à la condition que l'Entente garantirait l'intégrité continentale et insulaire du royaume pendant la durée de la guerre et un certain temps après, qu'une convention militaire réglerait les conditions de la coopération, que le secteur où les forces grecques opéreraient. serait la Turquie d'Europe, qu'un traité fixerait l'étendue des concessions territoriales promises en Asie Mineure, et que l'objectif définitif de la guerre serait la dissolution de l'empire Ottoman. A la demande du général Dousmanis, qui craignait que ces conditions fussent acceptées. Zographos spécifia le 20 avril que le secteur grec d'opéra lions devrait être à l'ouest d'Enos, et que les Alliés auraient à mettre en ligne 450.000 hommes. À Londres et à Paris, on ne crut pas possible de traiter sur ces bases. M. Ronanos, ministre de Grèce à Paris, proposa de limiter jusqu'à la paix la durée de la garantie de l'intégrité territoriale. Mais cette modification ne fut pas jugée suffisante, et l'attitude du Cabinet Gounaris parut suspecte. Les pourparlers s'arrêtèrent. Le roi Constantin prononça la dissolution de la Chambre, et ses ministres commencèrent une guerre sans merci contre Venizélos.

Tandis que se déroulaient les péripéties de l'attaque des Dardanelles, la question de Constantinople se posait devant les Cabinets sous un nouvel aspect. A la réouverture de la Douma, le 9 février, M. Gorémykine, président du Conseil, puis M. Sazonoff avaient annoncé que le jour approchait où serait résolu le problème de l'accès de la Russie à la mer libre. Après eux, plusieurs orateurs influents avaient déclaré sans ambages que Constantinople et les Détroits devaient appartenir à la Russie. Les conversations particulières des députés accentuaient cette opinion. Le 3 mars, le tsar Nicolas dit nettement à M. Paléologue qu'en raison des terribles sacrifices de la guerre, l'empire russe devait incorporer Constantinople cl la Thrace méridionale, la ville mène de Constantinople pouvant être soumise à un régime spécial, qui tiendrait compte des intérêts des autres puissances. Le 15 mars, le gouvernement français donna son assentiment, à la condition qu'il lui serait accordé en compensation pleine liberté d'action en Syrie, en Cilicie et dans une zone contiguë qui engloberait une partie du Kurdistan avec Diarbékir et Mossoul. Le 16 mars, Nicolas II acquiesça à cette demande. Un accord analogue fut conclu avec l'Angleterre, qui recevait la faculté de disposer des territoires ottomans s'étendant de la frontière d'Égypte au golfe Persique, à la limite de la zone française et à la Perse. Les trois puissances se réservaient de préciser ultérieurement cet accord de principe dans une convention détaillée.

Dès le 17 décembre, l'Angleterre avait proclamé son protectorat sur l'Égypte. La suzeraineté de la Turquie sur l'Égypte était abolie, le khédive Abbas Hilmi déchu, et lainé de ses oncles, le prince Hussein Kémal, intronisé sultan. Le lieutenant-colonel sir Arthur Henry Mac-Mahon remplissait les fonctions de haut commissaire britannique au Caire.

 

 

 



[1] L'amiral anglais de Roebeck leur avait donné la chasse avec la plus grande activité. Mais l'amiral Boué de Lapeyrere, qui commandait les escadres alliées dans la Méditerranée, préféra s'occuper de convoyer les transports maritimes, et se dirigea vers les Baléares lorsque le Gœben et le Breslau charbonnaient à Palerme.

[2] Après la déclaration de guerre de l'Allemagne, le tsar décida de changer le nom de Pétersbourg en celui de Pétrograd.