HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE II. — LES OPÉRATIONS MILITAIRES.

CHAPITRE XIV. — LES ALLEMANDS SUR LA MARNE.

 

 

I. — L'ATTAQUE ALLEMANDE EN FLANDRE.

LA bataille de Saint-Quentin était à peine terminée, qu'à une soixantaine de kilomètres dans le nord la VIe armée allemande, qui prolongeait à droite la XVIIe, attaquait à son tour, le 9 avril.

Le dessein de cet te bataille reste assez confus. Les Souvenirs de Ludendorff font entrevoir que la VIe armée devait, dans le dessein primitif du 21 mars, élargir le front d'attaque après que la XVIIe armée, à sa gauche, se serait portée en avant. Mais on a vu que, dès le premier jour, la XVIIe armée fut arrêtée sur place par l'armée Byng. Toutefois la défaite de Gough contraignit l'armée Byng à se replier, en laissant sa voisine de gauche, l'armée Horne, en saillie à son tour à l'est d'Arras, sur les ondulations nues qui s'étendent au nord de la Scarpe. Le 10 mars, la XVIIe armée attaqua Farinée Horne, au sud de Notre-Dame-de-Lorette. Le lendemain, la VIe armée devait attaquer sur le flanc nord de Lorette, les deux armées conjuguant leur action de part et d'autre de la colline. Mais, l'attaque de la XVIIe armée ayant encore échoué, celle de la VIe n'eut pas lieu.

L'état-major allemand changea alors de projet. Au lieu que la VIe armée attaquât par sa gauche vers Lens, il fut décidé qu'elle attaquerait par sa droite dans la plaine de la Lys, région gardée, du côté allié, par 1 division portugaise, et 3 divisions britanniques fatiguées.

Le pays semblait mal destiné à une offensive. Une fois la Lys franchie, l'armée assaillante se trouverait dans un véritable cirque dominé de toutes parts. Au sud, le canal d'Aire à la Bassée comprimerait sa gauche ; à l'ouest, elle se heurterait à un cul-de-sac fermé, en avant d'Hazebrouck., par la forêt de Dieppe ; au nord, elle aurait sa droite écrasée par une file de hauteurs, sorte d'archipel escarpé qui domine la plaine des Flandres. La plus orientale de ces îles s'appelle le mont Kemmel. C'est un admirable observatoire, d'oh l'on découvre tout le champ de bataille d'Ypres. C'est cette ligne de hauteurs, cette barrière septentrionale du champ clos qu'il s'agissait de faire sauter. Ce serait l'œuvre de la IV' armée agissant à droite de la VIe. Ces hauteurs une fois enlevées, la position britannique à Ypres, débordée et dominée par le sud, serait intenable. Leur conquête était un ancien projet du prince Rupprecht, commandant le groupe d'armées. Du côté allemand comme du côté britannique, on envisageait depuis longtemps une offensive décisive en Flandre.

Ainsi, dans les premiers jours d'avril, l'offensive sur la Somme étant arrêtée, les Allemands se préparaient à exécuter une seconde offensive en Flandre. Le général Foch, de son côté, prévoyait qu'ils poursuivraient leur attaque au nord de la Somme, dans la région d'Arras. C'était bien, comme on l'a vu, le dessein primitif des Allemands, qui comptaient attaquer par la gauche de la VIe armée, et qui n'en furent détournés que par l'échec du 30.

Pour parer à l'offensive qu'il prévoyait sur Arras, le général Foch donnait le 3 avril aux commandants en chef une directive fondée sur les principes suivants : au sud d'Arras, organiser rapidement le front jusqu'à l'Ancre, de façon à pouvoir y maintenir la défensive ; et, pour déjouer l'attaque au nord d'Arras, tenir prèle une forte réserve française au nord de Beauvais.

Mais il ne se bornait pas à ces mesures de prudence. La meilleure façon d'assurer la défense était d'attaquer pour regagner du terrain, lequel commençait à faire terriblement défaut. Les armées alliées avaient été si profondément repoussées vers la mer, qu'il n'y avait plus derrière elles aucune voie de rocade. La voie l'errée de Paris à Amiens par Saint-Just était sous le feu. Derrière celle-ci, il n'y en a point d'autre. On en construisait une en toute hâte, mais il était urgent de se donner de l'air. Le général Foch prescrivait donc deux opérations, sur les flancs de la poche formée par l'avance même des Allemands : une offensive française, des deux côtés de Montdidier ; une offensive britannique, à cheval sur la Somme. On dégagerait ainsi la voie ferrée Paris-Amiens, et on rendrait l'attaque ultérieure des Allemands moins dangereuse.

Dans l'après-midi du même jour, à l'hôtel de ville de Beauvais, les représentants des gouvernements français et britannique étendaient la décision de Doullens en donnant au général Foch la direction stratégique des opérations militaires, les commandants en chef conservant la conduite tactique. M. Lloyd George annonçait que le Président Wilson affectait au transport des soldats américains bus les bateaux disponibles, et qu'on pouvait compter sur 120.000 hommes par mois.

Le 8 avril, sir Douglas Haig, le général Fayolle, et les doux exécutants, le général Rawlinson (dont l'armée a remplacé l'armée Gough) et le général Debeney, se rencontrent à Breteuil pour régler la double contre-offensive de la Somme et de Montdidier. C'est juste à ce moment que les Allemands attaquent sur la Lys.

Les lignes, entre le canal de la Bassée au sud et la Lys au nord, passaient à Givenchy, Neuve-Chapelle, Bois-Grenier, et, à l'est d'Armentières, dans Une zone basse et marécageuse. Les Allemands attaquèrent le 9, sous la protection d'un barrage d'artillerie et d'un feu de minenwerfer. L'affaire avait été improvisée avec les ressources de l'armée. Les troupes n'étaient pas, comme au 21 mars, des divisions d'assaut, supérieurement entraînées. C'étaient de simples divisions de position, engagées sur un terrain très difficile. Les troupes d'assaut, écrit le maréchal Hindenburg, s'avançaient, non pas en larges vagues d'assauts, mais en petits détachements et en très minces colonnes, à travers un marais bouleversé par les obus et les torpilles, entre de profonds entonnoirs remplis d'eau ou sur les rares bandes de terrain à peu près solide. Les Portugais, complètement surpris, furent dispersés. Des divisions britanniques au repos derrière les lignes étaient engagées dés dix heures du matin.

A la gauche, les divisions allemandes furent promptement arrêtées. La principale avance fut au centre, en direction de la Lawe et de la Lys. Cette rivière l'ut atteinte le 9 au soir. Estaires. au confluent de l'une et de l'autre, fut enlevé le 10. Le 11, Merville, à 7 kilomètres dans l'ouest d'Estaires, était pris. Le même jour, l'aile droite enlevait Armentières. Ainsi les troupes d'assaut, pivotant sur leur gauche, avançaient par le centre et par la droite, en dessinant un front convexe. Mais le succès du 11 était leur dernier effort ; dès le 12, leur puissance offensive s'épuisait.

Cependant, le 10, la IVe armée était entrée en action au nord de la Vie. Dés ce jour elle prenait le plateau de Messines, au sud d'Ypres. La situation devenait rapidement inquiétante. Les Allemands poussaient en direction de Bailleul, tournaient la ligne des Monts par le sud. Le 13, on se battait sur la ligne Neuve-Église-Wulwerghem. Dans ces conditions, le général Plumer, commandant la 2e armée britannique, jugea le saillant d'Ypres trop étendu et trop dangereux, et, abandonnant les positions si chèrement conquises l'année précédente, il ramena le front aux abords mêmes de la ville.

Dès le début de l'offensive, le 2e corps de cavalerie française, commandé par le général Bobinot, était rapidement remonté vers le nord, et il était allé boucher le fond de la poche. Après ces 3 divisions de cavalerie, 5 divisions françaises d'infanterie vont en moins de huit jours prendre le front des Flandres. Elles sont constituées en détachement d'armée du nord, sous les ordres du général de Mary. Enfin, la 10e armée, que nous avons vue au sud de la Somme, remonte au nord d'Amiens, à Doullens, prête à étayer les armées britanniques.

L'offensive de la VIe armée allemande s'éteint peu à peu ; elle est finie le 18. Mais il n'en est pas de même de la IVe armée, qui poursuit l'attaque sur les monts. Le 14, Neuve-Église est pris ; le 15, Meteren, et, dans le sud d'Ypres, Wytschaete. Il se fit une accalmie du 19 au 24. L'infanterie allemande était épuisée ; elle avait beaucoup souffert des nids de mitrailleuses ; le ravitaillement à travers les marais de la Lys était très difficile. Mais il était aussi dangereux de s'arrêter que de poursuivre l'attaque. Le 25, la IVe armée repartait à l'assaut sur tout le front de Wytschaete à Dranoutre, et enlevait, après un violent combat, le plus oriental des monts, le Kemmel. Elle n'alla pas plus loin. Le 26, la ligne alliée était maintenue sur le front Sharpenberg-Vormezele. Une dernière attaque allemande, le 29, n'aboutissait qu'il la prise de Locre. Ludendorff constata que de nouvelles attaques n'auraient plus eu de chances de succès. II voyait les divisions françaises arriver de plus en plus nombreuses. Il y en avait, à la fin du mois, 10 d'infanterie et 3 de cavalerie. De plus, .1 divisions, qui constituaient la 10e armée, étaient derrière le front britannique. La manœuvre allemande eût été d'étendre le front d'attaque au nord d'Ypres, vers Langhemarcq par exemple. Mais la IVe armée n'avait plus la force de porter ce nouveau coup. La bataille s'arrêta. Le 1er mai, écrit Hindenburg, nous passons en Flandre à la défensive, ou, comme nous l'espérions alors, à la défensive provisoire.

 

II. — L'ATTAQUE ALLEMANDE SUR L'AILETTE.

LA bataille de la Lys fut suivie d'une trêve d'un mois. L'armée allemande commençait à donner des signes inquiétants de lassitude et de démoralisation. Les pertes en officiers avaient été énormes. Il n'y avait pas un moment à perdre pour arracher la décision. Mais il fallait perfectionner encore l'outil tactique, en profitant de l'expérience des derniers combats. Il fallait, dit Ludendorff, réaliser une désarticulation encore plus grande de l'infanterie, ajouter plus d'importance encore à la tactique des troupes de choc, à l'amélioration de la liaison entre les groupes et les armes d'accompagnement, l'infanterie et l'artillerie. Une division modèle, la 28e fut chargée de faire près d'Avesnes des exercices devant des officiers supérieurs et des généraux. D'autre part, si on voulait employer à la nouvelle attaque les divisions qui avaient fait celle du 31 mars, on ne pouvait pas compter sur elles avant la fin de niai. Il fallait le mémo délai pour les préparatifs matériels.

Le plan allemand, d'après Hindenburg, consistait à ébranler l'édifice de l'adversaire par des coups partiels étroitement combinés, de sorte qu'il finit par s'écrouler accidentellement. Deux fois, poursuit le feld-maréchal, l'Angleterre, dans la crise plus aiguë, avait été sauvée par la France ; peut-être réussirions-nous, à la troisième fois, à battre définitivement cet adversaire. L'attaque sur l'aile nord de l'armée anglaise restait le point de vue directeur de nos opérations. A mon avis, l'heureux succès de cette attaque décidait de la guerre.

Pour battre les Britanniques en Flandre, il fallait d'abord amener le retrait des troupes françaises qui se trouvaient sur ce front. Le meilleur moyen était d'ouvrir d'abord une crise sur le front français, et naturellement dans la direction la plus sensible, celle de Paris. Or, ce front se trouvait justement très dégarni sur le Chemin des Dames. Seulement, ce secteur, où les Allemands avaient été, à la fin de 1917, rejetés au nord de l'Ailette, était un terrain d'attaque très difficile. Il l'allait partir des fonds de l'Ailette et escalader le mur abrupt du plateau. Une pareille opération ne pouvait être faite que par surprise. Mais, sous la protection d'une puissante action d'artillerie, la difficulté était plus apparente que réelle. Dès la fin d'avril, le Kronprinz reçut l'ordre de présenter un projet d'attaque entre Pinon et Reims.

Le groupe d'armées du Kronprinz comprenait les XVIIIe, VIIe et Ire armées. Il fut décidé que la VIIe et la Ire armée attaqueraient sur le front Anizy-Berry-au-Bac. Une extension de l'opération fut prévue à droite entre Anizy et l'Oise, à gauche entre Berry-au-Bac et Reims. Enfin, au delà de l'Oise, la XVIIIe armée attaquerait en direction générale de Compiègne. Le rôle de toute l'opération est nettement défini par Ludendorff : On ne pouvait prévoir, dit-il, à quelle distance cette poussée nous conduirait. J'espérais qu'elle aurait comme conséquence une dépense de forces telles, du côté de l'ennemi, que nous pourrions continuer alors l'attaque en Flandre.

 

Le général Foch, qui avait enfin reçu le 14 avril le titre de commandant en chef des armées alliées en France, avait mené la bataille des Flandres selon ses principes habituels : se défendre là où l'on est. en ne se retirant volontairement sous aucun prétexte sur des positions de repli ; tenir avec les divisions en ligne, jusqu'à l'extrême limite de leurs forces. les divisions de réserve étant destinées, non à faire des relèves, mais à intervenir par des contre-offensives sur les points utiles. D'autre part, il avait réalisé une union plus étroite entre les armées alliées, en obtenant que les divisions britanniques fatiguées fussent mises au repos dans des secteurs français, et que les unités des deux nations fussent de plus en plus interchangeables. Le 2 mai, ses pouvoirs sont étendus au front italien et, le 7, il demande au général Diaz de prendre l'offensive.

Le 20 mai, il pense lui-même à reprendre cette offensive dont il a été frustré six semaines plus tôt, et, par la directive n° 3, il demande aux généraux en chef de préparer deux opérations, l'une entre l'Oise et la Somme pour le dégagement de la voie ferrée de Paris-Amiens, l'autre dans la région de la Lys pour dégager les mines de Béthune et de Bruey. Ces opérations préparatoires, dirigées d'ouest en est, sont la première ébauche du grand plan d'opérations que le général en chef exécutera dans la seconde moitié de 1918.

Au moment où cette directive arrive le 21 au quartier général français, les dispositions y étaient bien différentes. Le général Pétain n'estimait pas le moment venu pour une offensive poussée à fond. On a, autour de lui, le sentiment que les Allemands, disposant maintenant de 200 divisions contre 180, reconstituent leurs disponibilités, les regroupent au centre de l'arc convexe de leurs lignes, dans la région Avesnes-Hirson, et que Ludendorff songe à les jeter contre les Français. Le général Pétain est donc pris entre les ordres du général Foch qui, le 26 avril, le 6 mai, le 12 mai, prescrit l'offensive par la gauche entre la Somme et l'Oise, et ses propres craintes d'être attaqué sur son centre. C'est ainsi qu'ayant commencé, le 16 mai, à transporter le 21e corps vers l'Oise pour l'offensive ordonnée. il en retient aussitôt une division à Épernay.

Le 20 mai, le bureau des opérations établit un rapport, où il conclut à la probabilité d'une attaque allemande entre le 20 et le 30 mai, soit sur la région Arras-Amiens, soit sur la région Aisne-Champagne. Malheureusement, ces inductions ne sont pas appuyées sur des renseignements positifs. A l'arrière de l'ennemi, on ne voit toujours que les gros rassemblements centraux, qui peuvent are aussi bien portés à l'ouest qu'au sud. Une reconnaissance en forces de la division aérienne vers Laon est ordonnée le 21, et n'apporte aucune précision. Ce n'est que le 26 au soir que des prisonniers faits par la 6e armée française donnent le renseignement : l'attaque allemande est pour le lendemain matin. Il est trop tard pour parer le coup.

Le 27 mai au matin, les Allemands attaquaient de Reims à leur gauche, jusqu'à Vauxaillon à leur droite.

Le front français était tenu depuis la forêt de Pinon jusqu'à Reims par la 6e armée française. Elle avait en ligne deux corps, le 11e (Maudhuy) de la forêt de Pinon à Heurtebise, et à sa droite le 30e (Chrétien). — Dans le 30e corps se trouvaient incorporées quatre divisions anglaises envoyées au repos ; trois d'entre elles étaient en secteur depuis Craonne jusqu'à Bermericourt. Elles se liaient à droite à la 15e division française. — La 25e division anglaise était en réserve.

Du côté allemand, le front était tenu, de Noyon à l'est de Craonne, par la VIIe armée von fœhn avec 9 divisions en secteur ; de l'est de Craonne à Auberive, par la Ire armée Fritz von Below, avec 8 divisions. La densité des troupes était peu considérable, les divisions ayant en moyenne des secteurs de 6 kilomètres.

Le chiffre des divisions allemandes qui furent affectées à la nouvelle attaque n'a pas été publié. On l'estime, avec les réserves immédiates, à une quarantaine. Beaucoup avaient pris part à la bataille du 21 mars, et connaissaient la manœuvre. La préparation fut la même : secret absolu, précautions minutieuses pour le transport des troupes qui sont acheminées à la dernière minute dans leur secteur d'attaque ; pas de pistes nouvelles, pas de camps d'aviation, pas d'hôpitaux ; les avions alliés survolent les lignes sans être inquiétés, les prisonniers ne savent rien. Le 26 au soir, les divisions d'attaque et l'artillerie étaient massées dans les bois, A vingt-trois heures trente, un dernier obus français parti de la vallée de l'Aisne fut tiré sur Laon. Puis le silence s'établit. A minuit, un calme profond régnait sur tout le front. L'air était chaud et lourd. La lune se leva, et un léger brouillard s'étendit sur les fonds. Brusquement, à une heure trente, éclata le tonnerre de l'artillerie allemande.

Devant Reims, la 45e division française avait commencé, dès le 26 à sept heures du soir, des tirs énergiques d'interdiction et de contre-préparation qui désorganisèrent l'attaque allemande ; mais à sa gauche les trois divisions anglaises furent percées ; la 28e division allemande enleva en une heure le plateau de Californie, où la 50e division britannique fut à peu près anéantie. Enfin, à la gauche des Britanniques, le lie corps français, dont les trois divisions tenaient le plateau du Chemin des Dames, fut enfoncé.

Le 11e corps occupait ces mêmes plateaux de calcaire percés de creutes, qui avaient résisté aux Français en avril 1917, et qui n'avaient pu être conquis qu'une fois débordés par la Malmaison, en octobre. La première position consistait en trois lignes, les deux premières en contact de l'ennemi, la troisième formée dune ligne de réduits, à 3 ou 4 kilomètres en arrière, derrière la crète du Chemin des Daines ; une position intermédiaire était établie plus en arrière, à 6 kilomètres du front ; enfin une seconde position, celle-là en mauvais état, se trouvait sur la rive sud de l'Aisne. Sur ce terrain considéré comme imprenable, les trois divisions en ligne occupaient des fronts très étendus : la 61e, 11 kilomètres, la 21e, 9 kilomètres, la 22e, 13 à 14 kilomètres. Les mitrailleuses de position étaient nombreuses. L'artillerie avait été renforcée sans être suffisante : au total, le lie corps disposait de 304 pièces pour un front de 33 kilomètres, soit une pièce pour tous les 100 mètres. De plus, il semble que cette artillerie resta à peu près passive dans la nuit du 26 au 27, pendant que l'ennemi amenait ses divisions d'infanterie et ses masses d'artillerie non protégées.

A quatre heures du matin, l'infanterie allemande monta à l'assaut. Les divisions françaises, malgré tant de leçons et d'instructions, malgré les directives précises du commandant en chef, avaient été entassées sur l'avant, au lieu d'être échelonnées en profondeur ; la 21e division, par exemple, avait 4 bataillons en première ligne, 3 en seconde ligne, et les deux derniers entre la première position et la position intermédiaire. Ce serrage sur la tête fut, de l'avis commun, la cause principale de la défaite. C'est ainsi qu'à la gauche, la 61e division, débordée à l'ouest par le ravin de Vauxaillon, à l'est par celui de Chavignon, fut complètement encerclée ; les hommes continuèrent à se battre jusqu'à midi, quand les Allemands étaient déjà très loin derrière eux, sur l'Aisne.

Le désastre du 11e corps fut complet ; dès sept heures quarante-cinq du matin, tous les canons étaient pris ou détruits, toutes les divisions enveloppées ; de la 61e division, il resta 800 hommes, de la 21e, quelques centaines, et de la 22e, 500.

Le manque de profondeur dans les divisions de tête amena les divisions de réserve à s'engager prématurément, et elles furent soufflées à leur tour. La 157e, qui était derrière la 22e, et qui devait tenir la rive sud de l'Aisne, reçoit à cinq heures du matin l'ordre de faire passer 3 bataillons sur la rive nord. Par erreur, elle en fait passer 4. A peine au débouché des ponts, un peu avant huit heures, ces bataillons rencontrent l'ennemi qui a déjà franchi tout le Chemin des Dames, et qui descend sur l'Aisne ; ils se déploient, et sont enlevés. Un cinquième bataillon, poussé à la même heure à Bourg-et-Comin, a le même sort. A huit heures du matin, il ne reste déjà plus de cette division de seconde ligne que 4 bataillons pour garder les 19 kilomètres de la seconde position, sur la rive gauche. Ces bataillons sont à leur tour débordés, et, à quatorze heures, les Allemands sont derrière eux, sur les batteries.

La 74e division qui était à Soissons, et la 1re, au repos au nord de Compiègne. et aussitôt enlevée en camions, furent engagées par bataillons, sans artillerie, au milieu des camions refluant, et ne pesèrent pas davantage dans la bataille. Les ponts de l'Aisne, qui ne pouvaient être détruits que sur un ordre de l'armée, restèrent intacts. Dès la journée du 97, les Allemands, dépassant l'Aisne, arrivaient sur la Vesle à Fismes.

Le 27 au soir, la VIIe armée allemande bordait le rivage nord de la Vesle, de Braisne à Fismes. Elle continua à avancer. Le 29, Soissons tomba. Le 30 au soir, les Allemands étaient établis sur les collines qui dominent la Marne, de Château-Thierry à Dormans : ils avaient avancé de 55 kilomètres et fait 45.000 prisonniers.

Voici, comme exemple, l'itinéraire de la 1re division de la garde. Elle avait eu affaire à la 22e division française. Ayant passé l'Aisne, et poussé des éléments vers la Vesle, ces éléments ramenèrent le soir du 27 des prisonniers de la 157e division. Le 28, au matin, un nouvel adversaire se révéla : ce fut la 39e division française amenée en camions de la région de Villers-Cotterêts ; en même temps la résistance se fit plus énergique. La division allemande voisine était arrêtée devant Brennelle ; il fallut qu'un des régiments de la garde déboîtât de son axe pour aller l'aider. Le soir du 28, Braisne, Cor-seuil et Lesges étaient pris : ce dernier village est à 4 kilomètres au sud de la Vesle. Le 29, la garde enleva une position préparée, que les Allemands appelaient Pariser Stellung, et que les ingénieurs français avaient habilement dissimulée sur les contre-pentes du plateau. Sur cette position, la garde rencontra des éléments de la Ire division et de la 43e accourue le 27 du sud de Compiègne. Malgré une vive résistance, la première ligne fut enlevée à 16 heures, mais, le lendemain, une résistance plus énergique encore, et accompagnée de contre-attaques, fut opposée par la 4e division française qui venait de la région de Revigny. Les villages de Muret et des Croates furent enlevés par le 1er régiment de la garde, mais les bois au sud, très bravement défendus, ne furent évacués qu'après un mouvement enveloppant exécuté par un bataillon du 2e régiment. Les Français se retirèrent alors sur la seconde ligne de la Pariser Stellung, appuyée aux buttes qui sont au sud de Cour-doux. On était au 31 mai. Vers 8 heures du soir, la position était prise. Au moment où les soldats allemands, qui marchaient depuis cinq jours et cinq nuits, allaient se reposer, l'ordre de poursuivre arriva. Ils atteignirent, tard dans la nuit Saint-Remy. A l'aube du 1er juin, une nouvelle division française, la 131e, était identifiée sur leur flanc droit. En même temps l'aviation française se faisait très énergique. Dans la journée, la division avança encore de 10 kilomètres, franchissant l'Ourcq et atteignant les hauteurs de Marizy-Saint-Marc. Déjà les contours de la forêt de Villers-Cotterêts se dessinaient, à l'horizon. De vigoureuses contre-attaques en débouchaient, où apparaissaient les éléments de 3 divisions de cavalerie. Les Allemands atteignirent le 2 au soir la ligne Trœsnes-Masloy, et la lutte se poursuivit en combats sur place.

Le centre de la VIIe armée von Bœhn ayant fait ce bond, son aile droite était contrainte de s'étirer pour former un flanc face à l'ouest, devant la forêt de Villers-Cotterêts. De là, elle repassait au nord de l'Aisne par Nampcel et Autrèche, pour rester en liaison, sur l'Oise, avec l'armée von Hutier. Quant à la gauche de von Belin, elle se liait avec la Ire armée Fritz von Below, laquelle, contenue devant Reims, avait exécuté un rabattement par sa droite autour de celte ville, et l'enveloppait de trois côtés.

Les Alliés avaient en réserve générale, le 27, entre Compiègne et l'Argonne, 0 divisions d'infanterie et 3 de cavalerie, qui pouvaient être amenées dans le délai d'un ou deux jours ; elles furent acheminées vers la bataille le 27 et le 28 ; on y joignit 3 divisions d'infanterie du groupe d'armées de l'est, 3 divisions de cavalerie et 7 d'infanterie prélevées sur le groupe d'armées de réserve. Comme à la fin de mars, écrit un officier du 3e bureau du grand quartier, la course à la bataille recommence, les unités entrent en ligne dès leurs débarquements, sans attendre d'être regroupées, et sans être orientées sur la situation ; le reflux s'oppose au flux, et la digue cherche à se dresser sur les plateaux du Tardenois que les Allemands gravissent en vitesse. On intercale, à la droite de la 6e armée, la 5e ; à la gauche, la 10e, rappelée le 30 de Picardie.

Le 29, le général Pétain prescrit une contre-offensive d'ensemble, de Soissons à Reims, avec les premiers bataillons organisés de chars légers. Cette contre-offensive a lieu le 31. et ne réussit pas. La situation est devenue très grave ; les réserves intactes sont peu nombreuses. Les commandants d'armée reçoivent le ler juin l'ordre, au lieu de les jeter dans la bataille comme on l'a fait depuis cinq jours, de les établir sur la ligne Marne-Ourcq-forêt de Villers-Cotterêts. C'est sur cette ligne que le cercle où l'ennemi allait être enfermé se constitua. Les divisions allemandes y arrivent à bout de souffle. Elles réussissent bien, le 2 juin. à enlever Château-Thierry ; mais elles ne peuvent exploiter plus loin leur avantage.

Le succès des Allemands était brillant ; mais la situation tactique leur était peu favorable. Le front atteint sur la Marne par le centre de von Bœhn n'avait que 23 kilomètres. Le ravitaillement était difficile, la seule voie normale, dans l'intérieur de la poche, étant celle de Soissons à Reims par Fismes. Cette voie se prolongeait au nord de Soissons sur Laon, mais par un tunnel, sous le plateau de Laffaux, qu'il fallait déblayer. Enfin, les flancs de la poche étaient bloqués à l'est par Reims, à l'ouest par la forêt de Villers-Cotterêts.

Ainsi enfermé dans sa propre victoire et contraint de se donner de l'air, le Kronprinz décida une attaque de son armée de droite, c'est-à-dire de l'armée von Hutier, à l'ouest de l'Oise. Cette attaque fut projetée pour le 7, entre Noyon et Montdidier. Elle devait être appuyée par la VIIe armée, qui attaquerait au sud-ouest de Soissons. Il y avait grand intérêt à ce qu'elle succédât au plus vite à la prise de Château-Thierry. Mais les préparatifs d'artillerie ne furent pas terminés à temps, et von Hutier n'attaqua que le 9.

Tandis que les Allemands hâtent fiévreusement l'offensive, les alliés s'organisent contre ce péril, le plus grand peut-être qu'ils aient couru. Le 1er, se tient à Versailles une séance du Conseil supérieur de la guerre. Le 2, il y est convenu que 170.000 Américains seront amenés en France en juin, 140.000 en juillet ; 5 divisions américaines, actuellement à l'instruction dans la zone anglaise, seront immédiatement envoyées en ligne sur les parties calmes du front français ; le 3, le général Foch prie le maréchal Haig d'établir à sa droite 3 divisions à cheval sur l'Oise. Haig se plaint qu'on lui enlève des divisions au moment où il va peut-être être attaqué à son tour. De son côté, Pétain expose, le 4 juin, qu'il a engagé en dix jours 42 divisions d'infanterie[1] et 6 de cavalerie ; qu'il lui reste en réserve, pour faire face à une nouvelle attaque, 14 divisions, et 2 qui reviennent de Flandre. Or la nouvelle attaque allemande est imminente. Elle aura lieu sur le front Noyon-Montdidier, où von Huiler doit attaquer la 3e année Humbert.

Il ne faut plus refaire la faute du 27 mai. Il faut alléger le positif de la première ligne, livrer bataille sur la seconde position. Il faut en revenir aux dispositions de la directive n° 4, qui reproduisait elle-même les idées, vieilles de dix-huit mois, de Ludendorff sur la défensive élastique. Mais il n'est pas facile de faire accepter aux divisions l'idée d'un abandon éventuel de leurs premières positions, dont quelques-unes, comme le Piémont, leur paraissent inexpugnables. Même le général Foch n'accepte qu'à demi des idées si opposées à son tempérament. Certes, il a toujours été partisan de l'échelonnement en profondeur, des contre-offensives préparées et foudroyantes ; mais, encore dans sa directive du 6 juin, il ordonne la défense pied à pied du territoire, il condamne le repli volontaire ou seulement consenti ; on sent reparaître sa maxime de la Marne et d'Ypres, celle qui a sauvé les Alliés en mars 1918 : On se bat où on est.

Dès les premiers jours de juin, le général Humbert sait qu'il va être attaqué par von Hutier. Le 4, il reporte la défense sur les réduits de la première position, en attendant que la seconde position soit organisée de façon à devenir la ligne de résistance principale. Le 6, il annonce à son armée que l'attaque est imminente.

Le 9, à minuit, l'artillerie allemande commence sa préparation, de Grivesnes à Carlepont. A quatre heures vingt, l'infanterie donne l'assaut, de Montdidier à l'Oise. La première position française est enlevée, la seconde abordée ; les unités françaises de première et de seconde lignes se trouvent mélangées. A gauche, la 18e division française réussit à se maintenir. A droite, les deux buttes qui couvrent le massif de Lassigny, le Piémont à gauche, le mont. Renaud à droite, ayant été perdues l'une à midi, l'autre à dix heures, le front passait dès le 9 au soir par le centre du massif ; et, le 10, le massif entier était enlevé. Mais c'était surtout au centre que la ligne avait fléchi. Les deux positions françaises avaient été enlevées, et, l'ennemi, progressant de 9 kilomètres par l'axe de la Metz, avait atteint Bessons-sur-Metz. Le 9 au soir, les troupes françaises faisaient au sud de ce bourg le front Saint-Maur-Marquéglise.

Le général Fayolle, commandant le groupe d'années, a immédiatement imaginé la manœuvre de riposte. Il a encore 3 divisions à portée d'intervention. Le 10, à neuf heures du matin, il en fait demander d'autres au grand quartier, qui lui donne la 48e et la 133e ; embarquées dans l'après-midi, ces divisions arriveront à pied d'œuvre le lendemain 11. Assuré des moyens, le général Fayolle confie l'exécution au général Mangin.

Mangin arrive à Noailles, au début de l'après-midi. Le général Foch arrive aussi, insiste pour que l'attaque ait lieu le lendemain ; le général Mangin se déclare prêt à agir aussitôt. Le général Fayolle lui remet l'ordre, daté de seize heures, qui définit l'opération projetée : c'est une riposte, face à l'est, dans le flanc droit de von Hutier qui marche au sud.

Une masse de contre-attaque de 5 divisions d'infanterie est en voie de rassemblement dans la zone Maignelay-la-Neuville-Roy. Elle est placée sous le commandement du général Mangin. Elle comprendra les 129e, 152e, 165e, 133e et 48e divisions d'infanterie. La mission du général Mangin est de contre-attaquer en flanc l'ennemi qui progresse dans la direction de Gournay-sur-Aronde. Le 35e corps d'armée est placé sous les ordres du général Mangin avec toutes les troupes qui s'y trouvent. Les groupements de chars d'assaut de Saint-Just. Moutiers, L'Eglantier, Moyenneville sont à la disposition du général Mangin. La contre-attaque aura lieu le plus tôt possible dans la journée du 11 juin. Le front de départ sera orienté d'après la situation de l'ennemi ; il ne peut être orienté dès maintenant....

Mangin se rend au 35e corps, à Pronleroy. Il explique ses vues : 4 divisions attaqueront face à l'est, chacune sera appuyée par un groupement de chars. La 133e marchera en réserve derrière le centre. Les ordres écrits seront distribués dans la nuit. Mais la phrase finale est déjà nette dans l'esprit du général : L'opération de demain doit être la fin de la bataille défensive que nous menons depuis près de deux mois ; elle doit marquer l'arrêt des Allemands, la reprise de l'offensive, et aboutir au succès. Il faut que tout le monde le comprenne. Il veut que cette phrase soit portée à la connaissance des troupes.

Les unités ne pouvaient être en place qu'à neuf heures du matin. Interrogé sur l'heure du débouché, le général Mangin, raconte le commandant Laure, semble hésiter un moment ; il promène son regard sur tous ses auditeurs, s'arrête sur le plan directeur, le lève à nouveau droit devant lui, et lance d'une voix douce, comme s'il donnait l'indication la plus naturelle du monde : — Dix heures !

C'était d'une audace incroyable. On ferait sortir en plein jour, hors du masque des bois, t divisions d'infanterie et 4 groupements de chars, en pleine vue du repaire d'artillerie de Boulogne-la-Grasse ? On le fit. Le 11 juin, à dix heures, écrit le même témoin, tous les canons de la 3e armée entrent en action. Le massif de Boulogne-la-Grasse, où ils cherchent à neutraliser l'artillerie ennemie, se couvre de la fumée des éclatements, et nos barrages commencent à aveugler le plateau de Méry, principal objectif de la contre-attaque. Nos bataillons et nos chars s'avancent à l'est, méthodiquement, très en ordre ; des hauteurs de Coivrel, leur mouvement apparait, impressionnant. Les voici, bientôt, qui sont saisis par les obus ennemis, rares et hésitants d'abord, puis arrivant en trombe. Les divisions de gauche, 120e et 152e, sont un moment dissociées par l'avalanche et semblent avoir des pertes sérieuses ; elles prennent quelque retard sur les divisions de droite, mais poursuivent cependant leur progression. Les 165e et 18e divisions, au contraire, plus éloignées de l'artillerie flanquante de Boulogne-la-Grasse, ne tardent pas à prendre contact avec la ligne d'infanterie ennemie, et la font ployer sous leur pression.

On n'avança que de 2 ou 3 kilomètres ; mais l'effet obtenu fut très important. L'année von Hutier, — qui s'était avancée jusque sur l'Aronde, où la ti9e division se maintenait par d'héroïques efforts, a été surprise par ce coup brusque dans les côtes. L'affaire avait été montée avec une rapidité incroyable, déclenchée sans préparation, menée par des fantassins qui avaient passé la nuit en camion, et par des artilleurs qui avaient fait par terre une étape de 80 kilomètres. Au début, les. états-majors, qui avaient gagné leurs postes de commandement, s'y trouvaient en avant des troupes. Le général Mangin, portant le képi brodé d'or, sans masque, riait sous les obus à la victoire prochaine. Dès le 11, le commandement allemand suspendait l'offensive de l'armée von Hutier. La VIIe armée, qui attaquait le 12 au sud-ouest de Soissons, gagnait un peu de terrain, et le reperdait le 13. La grande offensive commencée le 27 mai par le groupe d'armées du Kronprinz était arrêtée.

 

Le Chemin des Dames

 

 

 



[1] 35 françaises, 5 britanniques, 2 américaines.