I. — LES ALLEMANDS REPRENNENT L'INITIATIVE. DEUX fois, l'offensive commune des alliés avait échoué. A la fin de 1917, la France, après les pertes des années précédentes et l'échec du Chemin des Dames, refaisait son armée. La Grande-Bretagne, qui s'était entêtée à attaquer seule à Ypres, avait réussi au prix de lourds sacrifices à enlever les collines qui entourent la ville ; à Cambrai, un succès éphémère le 20 novembre avait été annulé le 30 par une riposte allemande. Ypres et Cambrai avaient coûté à nos alliés, de juin à décembre, 26.459 officiers et 428.004 hommes. Les pertes totales de l'armée britannique sur le front occidental étaient pour l'année 1917 de 36.116 officiers et 614.457 hommes. La Russie était à terre. La révolution, commencée en mars 1917, avait abouti en novembre à l'avènement du parti communiste, dit bolchéviste. L'armée était en dissolution. Ainsi le groupe d'armées du nord, fort en 1916 de 45 divisions d'infanterie et 13 de cavalerie, était réduit, en janvier 1918, à 175.000 hommes, dont 15.000 seulement sur la ligne de combat. Les hommes rentraient chez eux. A une station de la voie ferrée, il passa pendant l'hiver 10.000 déserteurs par jour. Cette ruine de l'armée russe laissait seule, et nécessairement vouée à la destruction, l'armée roumaine, forte de 18 divisions d'infanterie et 2 de cavalerie. Les Etats-Unis d'Amérique étaient la grande ressource de l'avenir ; mais les premiers éléments de leur première division avaient débarqué seulement le 26 juin 1917 ; la division avait, été complète au mois d'août ; en décembre, ils n'avaient encore en France que 3 divisions et demie. En février 1918, ils en auront 6 ; mais 2 seront une sorte de dépôt ; 2 seront réparties par régiments dans des corps français ; 2 tiendront un secteur calme en 'Woëvre. Une septième, composée de troupes de couleur, débarquera en mars et sera mise à l'instruction au sud de Châlons. L'Italie, attaquée, le 25 octobre 1917, par un petit noyau de divisions allemandes, avait eu sa 2e armée anéantie à Caporetto : la 3e, qui était à droite de l'armée défaite, dut battre en retraite. Le général Cadorna perdait un demi-million d'hommes, moitié tués et blessés, et moitié prisonniers. Vingt quatre heures après la nouvelle du désastre, les Français avaient commencé à faire mouvement pour secourir leurs alliés ; 6 divisions françaises, suivies de divisions anglaises, étayèrent l'armée italienne ; le général Cadorna voulait se retirer derrière le Mincio : le général Foch réussit à le persuader de tenir derrière la Piave. Le 7 novembre, une conférence fut tenue à Rapallo. L'expérience avait suffisamment montré que les échecs répétés des alliés étaient dus au défaut d'entente. Un Conseil supérieur de guerre fut donc fondé, qui devait coordonner l'action militaire sur le front occidental, veiller à la conduite générale de la guerre, préparer les éléments de décision pour les gouvernements, s'assurer que ces décisions étaient exécutées et en rendre compte. Une fois par mois au moins, il se réunirait à Versailles. Il était formé, pour chaque grande nation combattante sur le front occidental, du président du Conseil et d'un autre ministre. Un état-major permanent de représentants militaires jouait le rôle de conseil technique. et coordonnait, les efforts des forces alliées. Ces représentants furent sir Henry Wilson pour la Grande-Bretagne ; le général Weygand pour la France ; le général Cadorna pour l'Italie : et, plus tard, le général Bliss pour les Rats-Unis. Dans sa session de décembre 1917, le Conseil supérieur prescrivit aux commandants en chef de donner aux représentants militaires à Versailles tous les renseignements possibles. Les représentants ainsi informés purent proposer des solutions aux principaux problèmes interalliés. Ils procédaient par des notes, au nombre de 2 ou 3 par semaine. Quelles étaient, dans la seconde moitié de février 1918, les forces en présence ? Les Allemands avaient sur le front occidental 178 divisions, estimées à 1.232.000 fusils et 24.000 sabres ; 8.800 canons de campagne et 5.500 pièces lourdes. Les alliés pouvaient leur opposer 107 divisions, dont 97 françaises, 57 britanniques, 10 belges, 1 américaine et 2 portugaises : soit 1.480.000 fusils, 74.000 sabres, 8 900 canons de campagne et 6 800 pièces lourdes. Ainsi les Alliés avaient moins d'unités à mettre en ligne que les Allemands, 1 585 bataillons contre 1 030 ; mais, leurs unités étant plus fortes, ils disposaient de plus d'hommes et de plus de matériel. Les Allemands avaient encore 58 divisions sur le front oriental, mais en grande partie de qualité inférieure. On estimait qu'ils pouvaient en ramener 40 sur le théâtre occidental, à raison de 10 par mois. Ils atteindraient clone leur puissance maxima sur ce théâtre au mois de mai avec 200 à 210 divisions. Mais, à ce moment, les divisions américaines, dont une seule était actuellement disponible, commenceraient à entrer en ligne. Sur les autres théâtres, les forces en présence étaient les suivantes. En Italie, 11 divisions anglaises ou françaises, et 50 divisions italiennes, donc 61 divisions, contre 46 divisions et demie, dont 3 allemandes. Malgré Caporetto, les alliés étaient donc supérieurs aux Centraux dans la proportion de 3 à 2 : 633.000 fusils contre 439.000 ; 6.400 sabres contre 3.400 ; 3.700 canons de campagne contre 3.000 ; 2.100 canons lourds contre 1.500. Comme les Allemands, les Autrichiens pouvaient ramener des divisions du théâtre oriental, où ils en avaient encore 34 ; mais, de leur côté, les Italiens pouvaient reconstituer des divisions avec les troupes battues à Caporetto ; ils devaient en former plus tard la 6e armée. Dans les Balkans, il y avait 23 divisions bulgares, 2 allemandes et 2 autrichiennes, contre 8 divisions françaises, 4 ½ britanniques, 2 ½ italiennes (dont 1 en Albanie), 3 grecques, 6 serbes, soit 27 divisions aux Centraux contre 23 aux alliés, 291 bataillons contre 271 ; mais les effectifs étaient presque égaux, et l'artillerie des alliés était légèrement plus nombreuse ; enfin la mobilisation grecque n'était pas terminée, et elle pouvait au printemps décider du nombre en faveur des alliés. En Palestine et en Mésopotamie, les alliés étaient très supérieurs en nombre. Sans doute les Turcs opposaient en Palestine 11 divisions turques et une allemande (de seconde valeur) aux 8 divisions du général Allenby ; mais les troupes turques étaient à ce point réduites par la désertion, que leurs 107 bataillons ne faisaient que 29.000 fusils, contre 100.000 au général Allenby. Elles opposaient 3.000 sabres à 16.000, et 200 ou 300 canons à 503, dont 93 lourds. La supériorité était écrasante. En Mésopotamie pareillement, les Turcs ne pouvaient mettre en ligne que 18.090 fusils contre 125.000, 1.000 sabres contre 9.000, et 100 canons contre 350. Tels étaient les chiffres dont disposait le Conseil de Versailles, et sur lesquels fut établi le plan de campagne de 1918, œuvre dit général Foch et de sir Henry Wilson. Il comprenait deux articles : 1° sur le front occidental, considéré comme s'étendant de la mer du Nord à l'Adriatique, rester sur la défensive, jusqu'au moment où les Américains entreraient en ligne ; 2° attaquer en Palestine la Turquie épuisée, dont la défaite aurait des conséquences impossibles à évaluer, mais peut-être décisives. Le Conseil supérieur de guerre adopta ce plan dans sa session du 1er février ; il fit seulement cette réserve qu'aucune troupe blanche ne serait retirée de France pour l'expédition de Palestine. Le théâtre occidental étant considéré comme front unique de Nieuport à la Piave, et destiné à la défensive, il fallait y constituer une réserve générale qui pût être portée sur le point menacé ; et il semblait que cette réserve dût être nécessairement aux mains d'un chef unique pour tout ce front. Ainsi l'unité de commandement paraissait s'imposer. On n'alla cependant pas jusque-là. On se contenta de former le 2 février à Versailles un Comité exécutif, avec le général Foch comme président, et comme membres les généraux Bliss, Cadorna et un général anglais qui fut d'abord le général Wilson, puis le général Rawlinson. Ce Comité exécutif l'ut chargé de fixer la force et la composition de la réserve générale, la contribution de chaque pays à cette réserve, son stationnement et son emploi. Le raisonnement du général Foch était le suivant. Ludendorff, disposant de 200 divisions, en laissera 100 en ligne, et constituera avec les 100 autres une masse de manœuvre qu'il peut jeter sur Pétain, sur Haig ou sur Diaz. D'où la nécessité d'une réserve générale prête à intervenir. En même temps, les Français demandaient une réduction de leur front. Ils faisaient valoir que le front de chaque division britannique était plus étroit que celui d'une division française ou d'une division allemande ; ainsi sir Douglas Haig pouvait, en diminuant la densité de ses lignes, occuper raisonnablement un front plus étendu. Les Français auraient voulu être relevés jusqu'à Berry-au-Bac. Le Comité exécutif, sur les avis concordants du général Bliss et du général Cadorna, décida la relève jusqu'à l'Ailette ; le maréchal Haig et le général Pétain se mirent d'accord pour fixer leur frontière commune à Barisis. Mais le maréchal Haig, au lieu d'étendre ses fronts de division, fit occuper le nouveau front par des divisions tirées de sa réserve. Le Comité exécutif fixa la réserve générale au septième de la force totale des armées, soit à 30 divisions, et demanda le 6 février à chacun des trois commandants en chef de fournir sa contribution. Le général Foch avait proposé d'employer ainsi les forces réservées. Étant donné que Ludendorff attaquerait vraisemblablement sur une des deux faces de l'équerre que formait le front en France, soit sur la face ouest dans la région de Cambrai, soit sur la face sud dans la région de Reims, la réserve générale serait disposée en trois masses : l'une à droite en Dauphiné, prête à intervenir si par hasard une attaque se dessinait soit en Italie, soit en Suisse ; l'autre à gauche, vers Amiens, pour étayer l'aile droite britannique, formée par la 5e armée Gough, et qui était la partie la plus faible du front ; enfin le gros au centre, dans la région de Paris, prête à tomber dans le flanc de la poche formée par l'attaque allemande, qu'elle eût lieu à Cambrai ou à Reims. Le 19, le commandant en chef français et le commandant en chef italien donnèrent leur assentiment. Le général Pétain promit et désigna les divisions demandées ; elles devaient former deux armées : la 1re sous le général Debeney, et la 3e sous le général Humbert. Mais, le 22, le général Pétain et sir Douglas Haig se rencontraient au grand quartier français, et convenaient entre eux d'une autre méthode : chacun d'eux, si l'autre était attaqué, devait l'aider en le relevant sur une partie non attaquée de son front, et en libérant ainsi un certain nombre de ses divisions. Cet arrangement forme le document 5476. Après avoir ainsi réglé les choses, sir Douglas Haig répondit le 2 mars au Comité exécutif par un refus catégorique de contribuer à la réserve générale autrement que par les divisions britanniques qui étaient déjà en Italie. Immédiatement, le général Cadorna déclara que l'adhésion de l'Italie à la formation de la réserve devait être annulée. La réserve générale s'évanouit, et avec elle le Comité exécutif. Le Conseil supérieur s'inclina. Réuni à Londres dans la première quinzaine de mars, il renonça donc au plan qu'il avait adopté au début de février. Il limita la réserve générale aux 11 divisions anglaises et françaises d'Italie. En vain le général Foch demanda la création d'un commandement unique avec un état-major interallié. Le 15, il fit une sortie violente, où il prédisait le désastre. Six jours plus tard, le désastre avait lieu. Tandis que les Alliés adoptaient le système de la défensive sur le front occidental, Ludendorff y préparait l'offensive. L'Allemagne, ayant conclu le 9 février la paix avec l'Ukraine, le 3 mars avec la République russe des soviets, et, le 5 avec la Roumanie, n'avait qu'un front à défendre. Elle avait éprouvé un mécompte avec la guerre sous-marine, qui n'avait pas amené la décision. A la fin de 1917, l'Amirauté allemande était encore pleine d'espoir ; mais Ludendorff, plus sceptique, n'espérait pas que les sous-marins empêchassent l'arrivée de nouvelles formations américaines, dont il aurait à tenir compte au printemps. Le rapport des forces deviendrait de moins en moins favorable. Dès la fin de l'automne 1917, le grand quartier allemand se demandait s'il devait attaquer au printemps, ou rester sur la défensive. Mais il était convaincu que la coalition des Empires Centraux n'était plus maintenue que par l'espoir d'une victoire des armes allemandes. L'Autriche-Hongrie était au bout de ses forces. La Bulgarie avait atteint tous ses buts de guerre et voulait la paix. La Turquie était fidèle, mais épuisée, et l'état-major allemand se rendait compte que la Palestine serait une proie facile, si l'armée turque, dont une partie n'existait que sur le papier, n'était pas renforcée. En Allemagne, l'esprit public baissait. L'armée avait tenu en 1917, mais au prix de lourdes pertes, et son moral était moins bon. Les moyens matériels des Alliés étaient énormes, et il était certain qu'instruits par l'expérience, ils chercheraient à faire des offensives par surprise, très dures à supporter. L'armée allemande maintiendrait-elle son front en 1918 par la défensive pure ? On en pouvait douter. L'état-major allemand se résolut à chercher une décision rapide dans l'offensive. On ramena les divisions d'Italie à la fin de l'année. On en rappela de Macédoine, où elles furent remplacées par des divisions bulgares. L'entraînement de l'armée fut poussé assez vite pour que l'attaque fût fixée au milieu de mars. Les chevaux trouveraient à manger dans les prairies, écrit Ludendorff. Le manque de fourrage nous forçait à penser à ce détail. Dans l'offensive de 1917, les Français s'étaient plus préoccupés du résultat stratégique que du succès tactique, ou, si l'on veut, de l'exploitation de la victoire que de cette victoire même : les Allemands, instruits par cette expérience, s'occupèrent surtout du succès tactique. L'état-major lit paraître une nouvelle instruction sur la bataille offensive dans la guerre de positions. Les principes furent les suivants. Le combat était soutenu par des groupes de tirailleurs, constituant de véritables unités, comprenant des mitrailleuses légères et des fusiliers. Deux armes d'accompagnement suivaient ces groupes, le minenwerfer léger, qui appartenait au bataillon, et la mitrailleuse lourde. Pour réduire les nids de résistance, on attribua aux bataillons des canons de campagne. De plus, chaque division avait une compagnie de minenwerfer moyens, qu'on attribuait aux bataillons suivant les besoins. Enfin les lance-flammes attaquaient de près les abris et les caves. L'état de l'industrie ne permettait pas de construire des tanks. On développa l'avion d'infanterie, en créant des groupes spéciaux dont la mission était d'intervenir dans le combat à terre. La densité d'artillerie prévue pour préparer une grande opération était de 100 canons au kilomètre. Pour pouvoir bouleverser les défenses de l'adversaire sur une grande profondeur, les pièces étaient amenées tout contre les premières lignes. Cette position aventurée ne permettait pas les longues préparations. L'assaut devait être exécuté après un feu violent de quelques heures. Les obus à gaz donnaient le moyen, vainement cherché jusque-là, de paralyser les batteries ennemies, tandis que la violence du feu enfermait l'infanterie dans ses abris. — Naturellement, il ne pouvait être question de réglage de tir. On y suppléa en précisant avec la dernière rigueur l'emplacement des objectifs, soit à l'aide des photographies d'avions, soit par des repérages aux lueurs ou au son. Le service météorologique fit connaître tous les matins aux batteries les conditions de l'atmosphère (vent, pression). Le régime de chaque pièce avait été étudié d'avance à l'arrière ; son état était soigneusement observé. Des tables permettaient de trouver rapidement, la valeur numérique des corrections. — Des méthodes analogues étaient d'ailleurs suivies chez les Alliés. Ils en viennent, eux aussi, à raccourcir la préparation d'artillerie et même à la supprimer ; le groupe de combat apparaît dans l'armée française en 1917. Dans le système allemand comme dans le système français, la destruction des premières lignes fut confiée aux minenwerfer. Après quelques heures de feu très intense, l'artillerie allongeait son tir, et l'infanterie partait sous le barrage, qui la précédait comme une première vague. Les Allemands avaient adopté l'invention française du barrage roulant, progressant suivant un horaire fixé, plus lentement sur les lignes plus fortes : la vitesse fut en moyenne de 1 kilomètre à l'heure. Quand l'infanterie avait dépassé la profondeur où le barrage pouvait atteindre, il fallait déplacer l'artillerie. L'infanterie avançait alors, appuyée par ses propres armes d'accompagnement et par des canons donnés à cet effet. A partir de ce moment, l'attaque ne pouvait plus suivre un programme réglé. L'initiative des chefs reprenait ses droits. C'était à eux de guider leurs hommes, et au besoin de les entraîner par leur exemple. Les officiers, jusque-là ménagés, devaient donc payer largement de leur personne. Quant au soldat, il fallut le remettre au dressage. De fait, les troupes allemandes montrèrent des qualités manœuvrières très remarquables. Cette perfection et cet ordre dans la manœuvre, assurés par un système de liaisons établi immédiatement sur le terrain conquis, ont permis les grandes avances que nous allons voir. Cette avance, le commandement allemand souhaitait, qu'elle lût menée le plus longtemps possible par les mêmes troupes qui étaient engagées d'abord en première ligne. La relève en marchant, le dépassement, en honneur chez les Alliés, ne fut pas adopté par Ludendorff. Il arrivait cependant un moment où l'attaque se heurtait à un nouveau front. Le commandement devait alors arrêter les troupes, les remettre sur la défensive et les échelonner en profondeur. C'était un des moments délicats à déterminer. Tel était le combat offensif tel qu'il était compris, an début de 1918, par l'état-major allemand. En janvier et en février, les divisions destinées à l'attaque furent retirées des lignes, ramenées à l'arrière, entrainées et équipées. Comme dans l'armée française, on fit des cours mi7.me pour les 'commandants de grandes unités et les officiers d'état-major. Les Allemands avaient sur le front occidental une supériorité d'une trentaine de divisions. Le point faible, c'était le chiffre des réserves. Le commandement allemand, pour combler les pertes de l'attaque, ne disposait pas de plus de 100.000 hommes. Mais il jugeait que les Alliés n'étaient pas mieux partagés : la Grande-Bretagne avait dû ramener ses divisions de 12 bataillons à 9 ; la France avait dissous, depuis la bataille de printemps de 1917, plus de 100 bataillons. D'autre part, Ludendorff estimait l'offensive qu'il allait faire moins conteuse que la défensive qu'il allait imposer. II. — L'OFFENSIVE ENTRE LA SOMME ET L'OISE. APRÈS avoir pesé les chances d'une attaque, soit à droite par Ypres, soit à gauche par Verdun, l'état-major allemand se décida pour une attaque au centre dans la zone de la IIe armée, sur les deux flancs du saillant que les troupes britanniques formaient devant Cambrai. Si nous percions, écrit Ludendorff, le succès stratégique pouvait être énorme, car nous coupions de l'armée française le gros des forces anglaises en le poussant à la côte. Deux armées nouvelles vinrent encadrer la IIe armée : au nord, la XVIIe armée Otto von Below ; au sud, la XVIIIe armée von Hutier. L'armée Below avait fait Caporetto ; l'armée Hutier avait fait Riga. La rupture était confiée à des spécialistes de la rupture. La XVIIe armée devait attaquer au nord du saillant britannique entre Croisilles et Mœuvres ; la IIe armée devait attaquer au sud du saillant, et toutes deux, combinant leur manœuvre, devaient envelopper les forces britanniques qui étaient dans la poche de Cambrai ; puis avancer face à l'ouest, sur le front Croisilles-Péronne. La XVIIIe armée, devant Saint-Quentin, devait couvrir cette manœuvre du côté du sud. La IIe et la XVIIe armée étaient rattachées au groupe d'armées du prince Rupprecht ; la XVIIIe, au groupe du Kronprinz Le dessein de ce rattachement a été dévoilé par Ludendorff. Je tenais, écrit-il, à exercer la plus grande influence sur la bataille, ce qui était délicat, si elle était dirigée par un seul groupe d'armées. La façon mystérieuse dont les divisions d'attaque ont été amenées à pied d'œuvre par des marches de nuit, sans être décelées, a été pour les Alliés une des surprises de la méthode allemande, et cette surprise a été une des raisons de l'événement. Mais il faut admettre qu'elle a été imprévue pour les Allemands eux-mêmes, et qu.ils n'y comptaient pas. Le 20 mars au matin, écrit Ludendorff, sur tout le front de l'attaque, les batteries et les lance-mines étaient prêts ; leurs munitions se trouvaient derrière, à l'intérieur et même au-devant des lignes avancées. C'était un résultat important, et c'était aussi un miracle que l'ennemi n'eût rien vu et n'eût pas entendu, la nuit, tout ce trafic.... La concentration de 40 à 50 divisions n'avait pas été non plus remarquée par l'ennemi.... Sans doute, les marches s'effectuaient de nuit, mais les troupes passaient en chantant dans les villages. On ne peut cacher des masses d'hommes pareilles. Les aviateurs ennemis n'avaient pas observé non plus les mouvements de transports par voie ferrée dans la direction du front d'attaque, qui duraient depuis le milieu de février.... Enfin l'ennemi n'avait rien su, en aucune façon, je suis forcé de l'admettre, car autrement ses préparatifs de défense se seraient montrés plus efficaces et ses réserves seraient arrivées plus vite. Le 20 à midi, l'ordre d'attaque fut donné pour le lendemain. Le 21, à cinq heures du matin (quatre heures à l'heure allemande), la préparation d'artillerie commença. Pendant deux heures elle fut concentrée sur les batteries britanniques pour les neutraliser par des obus à gaz. Puis la plus grande partie des feux fut reportée sur les tranchées, contre lesquelles les minenwerfer entraient également en action. Enfin, à dix heures, le tir de démolition se changea en un puissant tir de barrage, derrière lequel l'infanterie s'avança. Il faisait un brouillard épais. A la droite allemande, entre Cambrai et Arras, la XVIIe armée allemande se trouvait en face de la 3e armée britannique. L'infanterie allemande ne put suivre le barrage, et, privée de sa protection, fut arrêtée devant la deuxième ligne : elle ne put gagner non plus de terrain le 22. Il en allait autrement entre Cambrai et la Fère, sur le liant des IIe et XVIIIe armées allemandes. Elles étaient opposées à la 5e armée britannique du général Gough. Celle-ci, étirée entre Gouzeaucourt et Barisis, ne comprenait que 14 divisions d'infanterie et 3 de cavalerie. Elle fut attaquée sur toute la longueur de son front. Les secrets allemands étaient restés moins secrets que ne pensait Ludendorff. Dès le 4 février, le général Gough s'attendait à être attaqué. Il savait que, dans l'intérieur d'un cercle tracé avec un rayon de 75 milles à partir du centre de sa propre armée, les Allemands avaient de 30 à 50 divisions qui pouvaient être concentrées et jetées sur lui en trois jours. Mais, s'il s'attendait à aime attaque sur sa gauche, il ne pensait pas que sa droite pût t'Are menacée. Les lignes ennemies étaient en effet à grande distance. Comme à Verdun, les Allemands partirent à plus d'un kilomètre de l'adversaire. Ainsi s'expliqué-t-on l'inégale fortune des deux armées allemandes qui attaquèrent le 21 l'armée Gough. La IIe armée pénétra bien dans la deuxième position, mais sans pouvoir atteindre les objectifs fixés par le plan général. La imitative d'enveloppement de la poche de Cambrai échoua. Au contraire, devant Saint-Quentin, la XVIIIe armée von Ratier, qui marchait arec 23 divisions contre un front tenu par 4 divisions britanniques complètement surprises, les bouscula le 21, et le 22 les balaya. Le général Gough demanda du renfort. Il reçut du grand quartier britannique une réponse désespérante. La bataille s'était engagée le jeudi matin. Il ne pouvait espérer qu'une seule division de renfort, le dimanche matin. Elle arriva en effet, venant de Saint-Omer. C'était la 8e division. Aucune autre ne pouvait être attendue avant le mercredi 27. Encore n'en vint-il pas à cette date. Et le général Gough fut relevé le 28 du commandement d'aile armée qui n'existait plus, n'ayant reçu, en une semaine de bataille. qu'une seule division britannique. Restait l'appui des Français. D'après les arrangements pris entre sir Douglas Haig et le général Pétain, celui-ci ne devait intervenir que le troisième jour de la bataille. De plus, le gros des réserves allemandes étant à égale distance des deux côtés de l'équerre, le commandant en chef français pouvait craindre qu'après une attaque sur le front britannique vers Amiens, Ludendorff n'en exécutât une autre sur le front français vers Reims, tandis qu'une armée d'exploitation, passant entre ces deux murailles ébranlées, se porterait directement sur Paris. Cependant, dès le matin du 21, les officiers de liaison signalent que la situation est inquiétante à l'extrême droite britannique. Le général Pétain fait dans la journée alerter le 5e corps du général Pelle, qui est en réserve derrière la gauche du front. Dans la nuit, il le rapproche de Noyon, mais le maréchal Haig, qui ne se rend probablement pas compte de la gravité de la situation, n'en souhaite pas encore l'intervention. Le 22, il la demande. Dès lors, le commandement français va jeter dans l'action toutes ses disponibilités. La 125e division, qui était au sud de Barisis, et qui formait l'extrémité de la 6e armée, appuya sur sa gauche, et arriva la première sur le champ de bataille dans la nuit du vendredi 22 au samedi 23. A sa gauche s'engagent la 55e division, puis la 1re division de cavalerie à pied, qui fait partie du 5e corps. Cependant von Hutier continue à pousser devant lui l'armée Gough, qui se disloque de plus en plus. Le samedi 23 à midi, les Allemands atteignent la Somme à Ham, qui n'est pas défendu, et franchissent la rivière. Dans l'après-midi du même jour, arrivent les 9e et 10e divisions du 5e corps, la 1re de cavalerie, puis, le dimanche, la 62e et des éléments de la 22e. Les renforts se succèdent. Sur la route d'Estrées-Saint-Denis à Roye, les camions roulent sur quatre files, deux montantes et deux descendantes. Le 2e corps de cavalerie est établi à la gauche du 5e corps. Le 36e corps vient du nord, le 6e de Lorraine. Les unités qui arrivent constituent, à partir du 23, la 3e armée Humbert. Par sa droite, elle est en liaison avec la 6e armée française. Sur sa gauche, les bataillons qui débarquent prolongent la ligne à mesure, en se déployant dans les champs aux environs de la route, pour boucher le trou ouvert par le recul de la droite anglaise, et pour empêcher l'armée d'être tournée par l'ouest. Ce sont des combats très durs, par petits paquets, en plein champ, sans trop savoir oh l'on est. C'est la course à la Somme, pour rétablir le contact avec les Britanniques. Pour coordonner les efforts, le général Fayolle a reçu, le 25 au matin, le commandement de toutes les forces alliées entre l'Oise et la Somme, 5e armée britannique à gauche, 3e armée française à droite, et bientôt, entre les deux, la Ire armée Debeney, ramenée de Lorraine. Le 25, les Allemands sont à l'est d'Albert, à l'est de Chaulnes, à l'ouest de Nesles. Les débris de l'armée Gough reculent toujours. Le trou reste ouvert entre la droite britannique et la gauche française, malgré la remontée constante des divisions françaises. Enfin, le 26 à midi, la liaison est rétablie vers Chaulnes. La ligne française s'est allongée de 50 kilomètres. Le quartier général français a amené 17 divisions d'infanterie et 4 de cavalerie ; dans les sept jours suivants, il amènera encore 21 divisions d'infanterie et 2 de cavalerie. Dés le 24, sir Douglas Haig, éclairé enfin, a demandé à son gouvernement qu'un général l'Ut nommé pour prendre les décisions suprêmes et avoir la pleine disposition des réserves. Dans dessein il souhaitait qu'un membre du gouvernement britannique, muni de pleins pouvoirs, fut envoyé aussitôt en France. Cette mission fut confiée à lord Millier. Il arriva en France le 25. Une première réunion eut lieu ce jour-là à Compiègne entre le Président de la République, le président du Conseil, lord Milner, le général Foch et le général Pétain. On décida de tenir le lendemain à la mairie de Doullens, une conférence où la question du commandement unique serait réglée entre les représentants civils et militaires de la Grande-Bretagne et de la Fronce. A Doullens, le général Foch reçut des gouvernements français et britannique la mission de coordonner l'action des armées alliées sur le front occidental. Il s'entendra avec les généraux en chef qui lui communiqueront tous les renseignements utiles. La conférence à peine terminée, le général Foch se rendit à Dury, chez le général Gough, et lui donna ses directives. Pas de relève en cours de bataille. Il faut que la 5e armée, malgré sa fatigue, tienne sur place, et poursuive sa mission, qui est de couvrir Amiens. Il fixe une ligne de conduite analogue au général Pétain, à qui il écrit le lendemain : Il n'y a plus un pouce de sol français à perdre. La journée a été mauvaise. Les Anglais ont perdu Rosières-en-Santerre, les Français Montdidier, où les Allemands entrent à dix heures du soir. Ainsi l'ennemi approche Amiens par l'est à moins de 30 kilomètres, et il menace en outre d'envelopper la ville par le sud. Dans ces circonstances difficiles. Foch tient bon. Il empêche Gough de reculer son quartier général ; il empêchera Rawlinson, successeur de Gough, de faire une relève de fi divisions qui lui paraissent épuisées. Du côté français. Debeney et Humbert contre-attaquent le 28 et progressent un peu. La prise de Montdidier ayant porté en avant l'aile droite de la XVIIIe armée allemande, il faut que l'aile gauche de la IIe, qui la prolonge au nord, se porte à sa hauteur. Dans ce dessein, les Allemands exécutent une attaque générale le 30. Les Anglais reculent largement jusque vers l'est de Villers-Bretonneux, mais dans l'ensemble la ligne française tient bon. On a le sentiment que l'ennemi est à bout de souffle. Le 30, le général Foch donne aux généraux en chef sa première directive d'opérations : non seulement il confirme ce qu'il dit depuis cinq jours au sujet de la défense sur place, mais il prévoit et organise, au dixième jour d'une si rude défaite, la reprise de l'offensive. Arrêter avant tout l'ennemi en maintenant une liaison étroite entre les armées britanniques et françaises : 1° par le maintien et l'organisation d'un front défensif solide sur les positions actuellement tenues 2° par la constitution de fortes réserves de manœuvres destinées à répondre à l'attaque ennemie ou à prendre l'offensive : Au nord d'Amiens par les forces anglaises : Au nord et au nord-ouest de Beauvais par les forces françaises. Pour constituer cette masse de manœuvre, aussi rapidement et aussi fortement que possible, prélever résolument sur les fronts non attaqués. L'ennemi, qui a réussi le 30 mars à mettre sa He armée face à Amiens, la porte à l'attaque le 4 avril, avec l'aile gauche de la XVIIIe ; l'affaire ne donne pas de résultats. La bataille est terminée. Une dernière tentative, le 24 avril, donna aux Allemands vers Villers-Bretonneux un gain de terrain qui ne fut pas maintenu. Ainsi finissait cette formidable offensive. Pour la première fois, sur le théâtre occidental, le front avait été rompu. Les Allemands avaient avancé de 60 kilomètres. Les seules troupes britanniques avaient perdu en dix jours 8.840 officiers et 164.881 soldats, presque autant que dans tout le premier mois de la bataille de la Somme. La liaison entre les armées alliées était devenue précaire. Et cependant, la bataille s'achevait pour les Allemands par un désenchantement. Nous n'avions pas réussi, écrit Ludendorff, à prendre Amiens, ce qui aurait rendu particulièrement difficile la liaison du front ennemi entre le nord et le sud de la Somme ; c'était une grande désillusion pour nous. La poche de terrain conquise par les Allemands avait allongé le front de 100 kilomètres. La presque totalité de cet allongement était tombée à la charge des Français. qui avaient pris 95 kilomètres de front nouveau. Après avoir mis en ligne au nord de l'Oise la 3e et la 1re armée. le commandement français établit le 5e armée Micheler derrière la 3e à Méru, et la 10e, ramenée d'Italie, derrière la 1re. Le 5 avril, les Français ont au nord de l'Oise 30 divisions d'infanterie affectées à la 1re et à la 3e armée, 9 divisions d'infanterie et 3 de cavalerie à la 5e, 4 divisions d'infanterie et 3 de cavalerie à la 10e, enfin un corps d'armée à deux divisions sur l'Oise. Au total, 45 divisions d'infanterie et 6 de cavalerie, presque la moitié de toutes les forces françaises. L'ennemi avait essayé d'augmenter l'effet moral de son offensive en bombardant Paris par avions, et par une pièce à très longue portée. Ces mesures n'ont pas eu d'effet militaire. |