HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE PREMIER. — LES PRÉLIMINAIRES DE LA GUERRE.

CHAPITRE II. — LA CRISE EUROPÉENNE.

 

 

I. — LE VOYAGE DE POINCARÉ EN RUSSIE.

AU moment où les deux empires Centraux jetaient à la Serbie un défi mortel, M. Raymond Poincaré, accompagné de M. Viviani, président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, se trouvait à Pétersbourg, où il était déjà venu deux ans plus tôt comme président du Conseil et ministre des Affaires étrangères. Soit comme chef du gouvernement, soit comme chef de l'État, il avait constamment suivi, dans les affaires extérieures, une politique ferme, prévoyante et modérée. Informé comme il l'était des projets belliqueux de l'Allemagne, que le public pouvait seulement deviner, il avait dû s'attacher à prémunir la France contre des dangers trop probables, tout en s'efforçant, durant les dernières crises, de faire prévaloir des solutions transactionnelles honorables. Il ne manquait point de personnes en France pour qualifier ces transactions de défaillances. Elles attestaient du moins la volonté pacifique de la France, de la Russie et de la Grande-Bretagne.

Au commencement de juin 1914, le Cabinet Doumergue avait donné sa démission. M. Doumergue était un radical-socialiste professant un pacifisme notoire. Après un court ministère Ribot, il eut pour successeur définitif M. Viviani, socialiste, qui constitua un ministère composé d'hommes de gauche, ennemis résolus de toute aventure extérieure, et dont plusieurs étaient des amis de M. Joseph Caillaux. Pendant la crise ministérielle, qui dura deux semailles, la presse allemande tint un langage presque insultant pour la France. Elle escomptait ouvertement la suppression du service de trois ans et la rupture de l'alliance russe. Le Leipziger Tageblatt écrivait qu'il fallait à la France, non un président du Conseil, mais un syndic de faillite. La Gazette de la Croix s'étonnait que les hommes politiques français ne voulussent pas avouer que la France tombait au rang de puissance de second ordre. La Tægliche Rundschau souhaitait le retour au pouvoir de M. Caillaux à Paris, du comte Witte à Pétersbourg. Mais, tout en s'exprimant de la façon la plus désobligeante sur ce qu'elle appelait la décadence, la décomposition française, la presse d'outre-Rhin constatait elle-même que la France et son Parlement étaient pacifiques. Le procès de Mme Caillaux, alors en cours, n'affaiblissait point cette dernière impression. Au contraire, il inspirait aux Allemands l'idée que le Cabinet de Paris, livré à lui-même, ne se laisserait pas entraîner dans un conflit armé.

Le gouvernement russe n'était pas moins pacifique. Le tsar Nicolas ne manquait point, dans les audiences qu'il accordait à ses représentants à l'étranger, de les inviter à ne pas oublier, durant leur mission, que la Russie ne voulait pas faire la guerre. L'Austro-Allemagne connaissait si bien cet état d'esprit qu'elle spéculait sur lui pour imposer ses solutions par l'intimidation. Mais il était un degré d'effacement qu'aucun tsar ne pouvait souffrir, ou que la nation russe n'aurait point pardonné au souverain. Tel était le cas pour l'abandon à l'Autriche des frères slaves orthodoxes des Balkans. Aussi M. Schébéko, ambassadeur du tsar à Vienne, malgré son optimisme naturel et son vif désir de vivre paisiblement dans ce poste où il venait de s'installer, prévint-il ses collègues, le 21 juillet, avant de partir en congé, que toute démarche quelconque faite par l'Autriche pour humilier la Serbie ne pouvait laisser la Russie indifférente.

Partis de Dunkerque le matin du 16 juillet à bord du cuirassé-France, MM. Poincaré et Viviani arrivèrent le 20 dans la rade de Cronstadt. Ce voyage, conforme aux traditions de l'alliance franco-russe, avait été décidé dès le mois de janvier, alors que Delcassé. était encore ambassadeur à Pétersbourg. Il était la suite des voyages des Présidents Félix Faure, Loubet et Fallières. Il succédait aux visites échangées l'année précédente entre M. Poincaré et les rois d'Angleterre et d'Espagne. Sa date avait été fixée entre le 20 et le 24 juillet, parce qu'elle répondait le mieux aux convenances réciproques des deux chefs d'État. Il faisait partie d'un programme comprenant des visites aux rois de Suède, de Norvège et de Danemark. De plus, il semblait particulièrement opportun en raison des intrigues qui essayaient de saper la Double Alliance à Pétersbourg. On savait à Paris le tsar fidèle, mais faible, et l'on désirait déjouer par des conversations cordiales avec Nicolas Il les machinations des intrigants. Au retour, les escales dans les trois capitales scandinaves devaient ranimer les sympathies pour la France dans des pays on l'Allemagne les combattait de toutes ses forces. À Stockholm, il s'agissait aussi de détruire ou d'atténuer la déplorable impression provoquée par la découverte récente d'actes, touchant à l'espionnage, de l'attaché militaire de Russie.

Les toasts échangés le 20 au diner de gala de Péterhof entre le tsar et le Président de la République reflétaient à la fois la politique des deux pays et les préoccupations présentes. Nicolas Il déclara que la France et la Russie étaient étroitement liées pour sauvegarder leurs intérêts en collaborant à l'équilibre et à la paix en Europe. Puis il précisa en ajoutant que les deux pays s'appuyaient sur des amitiés communes et sur la plénitude de leurs forces. M. Poincaré répondit en se félicitant qu'une association permanente de près de vingt-cinq ans eût élé consacrée à maintenir l'équilibre dans le monde, et que cette alliance, affermie par une longue expérience et complétée par de précieuses amitiés, s'appuyât sur des armées de terre et de mer qui se connaissaient, s'estimaient, étaient habituées à fraterniser, et permettaient aux deux pays de poursuivre, en collaboration intime et quotidienne, une œuvre de paix et de civilisation. Ces allusions aux conventions militaire et navale franco-russes et à l'entente avec l'Angleterre signifiaient que, résolument pacifiques, la France et la Russie ne laisseraient pas renverser l'équilibre de l'Europe. Toutefois, à ce moment, le tsar pensait si peu à la guerre qu'il promit à M. Poincaré de venir bientôt en France accompagné de l'impératrice.

Le gouvernement anglais, présidé par M. Asquith et comprenant des hommes éminents, comme M. Lloyd George et sir Edward Grey, passionnément attachés à la paix, avait donné de nombreuses preuves de son horreur de la guerre. Cette réserve était poussée si loin que les Allemands et les Austro-Hongrois la prenaient volontiers pour une volonté bien arrêtée de n'entrer en guerre en aucun cas. Ce n'était pourtant point l'avis de Lichnowsky, qui écrivait le 16 juillet à Bethmann-Hollweg : Je crois pouvoir dire avec certitude qu'on ne réussira pas, en cas de guerre, à influencer contre la Serbie l'opinion publique anglaise, même en évoquant les ombres sanglantes de Draga et de son amant. Ce diplomate ami de la paix avait essayé de mettre sur pied avec Grey un traité fixant en Asie Mineure les sphères d'influence de l'Angleterre et de l'Allemagne, et correspondant à un arrangement du même genre de la France avec la Turquie. Dans l'été de 1914, les papiers étaient prêts pour la signature. Mais, de la part de Berlin, cette négociation n'avait pour objet que de détourner l'attention, de même que celle des Turcs à Paris était destinée à soutirer un emprunt à l'épargne française, moyennant des contre-valeurs que la guerre projetée ne permettrait pas d'encaisser. A Londres, le conseiller de l'ambassade allemande, M. de Kühlmann, travaillait en vue de la guerre, tandis que son chef s'ingéniait, de bonne foi, à régler les différends. Dès que Lichnowsky eut vent de ce qui se tramait, il donna à Berlin des avertissements pressants contre une politique d'aventure, et conseilla de recommander aux Autrichiens la modération. Il rappela en même temps que, d'après ce que lui avait déclaré naguère lord Haldane, l'Angleterre ne permettrait jamais que la France fût affaiblie ou anéantie. Jagow répondit que la Russie n'était pas prête et que l'Allemagne devait risquer le coup. C'est donc en pleine connaissance de cause que le gouvernement allemand se décida.

Pendant ces jours critiques où les hommes dirigeants des deux empires Centraux soupesaient la force de résistance de la nation française, le procès de Mme Caillaux se déroulait devant la cour d'assises de la Seine dans une atmosphère de scandale. Du 20 juillet au 29, jour où fut prononcé l'acquittement de l'accusée, les débats se poursuivirent durant huit longues audiences devant un public enfiévré. Les polémiques brutales qui mettaient aux prises les partis et les journaux semblaient de bon augure de l'autre côté du Rhin.

Avant de quitter Pétersbourg, Viviani s'était concerté avec Sazonoff et l'ambassadeur d'Angleterre pour que les représentants des trois puissances à Vienne fissent entendre sans retard à Berchtold les conseils de modération que réclamait la situation. Parti de Cronstadt le 23 à dix heures du soir, Viviani télégraphia en ce sens, vers une heure du matin, à M. Bienvenu-Martin, garde des Sceaux, président du Conseil et ministre des Affaires étrangères par intérim. Le 24, dans la matinée, au sortir du golfe de Finlande, le France recueillit un radiogramme de l'ambassade de France à Pétersbourg contenant un résumé de l'ultimatum. Viviani télégraphia sans retard à Londres et à Pétersbourg qu'il était d'avis : P que la Serbie offrît immédiatement toutes les satisfactions compatibles avec son honneur et son indépendance ; 2° qu'elle demandât la prolongation du délai de quarante-huit heures, dans lequel l'Autriche réclamait une réponse ; 3° que l'Angleterre, la Russie et la France s'entendissent pour appuyer cette demande ; 4° que la Triple-Entente recherchât s'il ne serait pas possible de substituer une enquête internationale à une enquête austro-serbe. C'est seulement à leur arrivée à Stockholm, le lendemain 25, que MM. Poincaré et Viviani prirent connaissance des nouvelles. Ils hésitèrent d'abord sur le parti à prendre : accomplir le programme primitif ou revenir en droiture ù Dunkerque aussitôt après les fêtes de Stockholm. Ils décidèrent d'attendre des éclaircissements en cours de route, et, après avoir assisté aux fêtes préparées, repartirent le 26 au malin. Le 27, il leur parvint un radiogramme de Paris indiquant que leur retour était attendu avec quelque impatience. En conséquence, Viviani prévint les ministres de France à Copenhague et à Christiania qu'il rentrait directement à Paris, et M. Poincaré télégraphia aux rois de Danemark et de Norvège que la gravité des événements lui faisait un devoir impérieux de regagner la France. Le matin du 29, les deux hommes d'État arrivaient à Dunkerque. Ils étaient le soir à Paris, et Viviani reprenait dans la nuit du 29 au 30 la direction des affaires.

Dans l'intervalle, les événements s'étaient développés suivant le plan conçu par les Cabinets de Vienne et de Berlin.

 

II. — LA DÉCLARATION DE GUERRE À LA SERBIE.

A Paris, en remettant à M. Bienvenu-Martin la copie de l'ultimatum, le comte Szecsen s'abstint de sortir des généralités. Il fit seulement observer qu'il s'agissait d'une affaire qui devait être réglée directement entre la Serbie et l'Autriche, et Bienvenu-Martin se tint sur la réserve. Mais, quelques heures plus tard, le baron de Schœn vint lire au président du Conseil intérimaire une note du gouvernement allemand, où se trouvait développée la thèse de la culpabilité de la Serbie et du droit de l'Autriche-Hongrie de prendre les mesures militaires qu'elle jugerait convenables. L'ambassadeur insista sur les deux derniers paragraphes, où Jagow déclarait que le conflit actuel devait être réglé exclusivement entre l'Autriche-Hongrie et la Serbie, toute intervention d'une autre puissance devant, par le jeu naturel des alliances, provoquer des conséquences incalculables. Sur l'observation de Bienvenu-Martin qu'il convenait de laisser la porte ouverte à un accommodement, Schœn répondit vaguement que l'espoir restait toujours possible. La communication de Szecsen était toute protocolaire ; celle de Schœn revêtait un caractère déjà comminatoire envers la France.

Le langage tenu le même jour par Jagow à Jules Cambon n'atténuait pas cette impression. Il était calculé pour prévenir une médiation des amis de la Serbie. On désirait intimider Paris. Jules Cambon remarqua tout de suite que le gouvernement allemand n'avait pas pu s'engager à soutenir les prétentions de Vienne sans en connaître la portée, et que les deux Cabinets impériaux avaient coupé les ponts derrière eux. Sir Horace Rumbold, chargé d'affaires d'Angleterre à Berlin, éprouva et transmit à Londres des impressions analogues. En dépit de toute vraisemblance, Jagow soutenait, conformément au plan combiné avec Vienne, qu'il n'avait pas eu connaissance préalable de l'ultimatum. Sentant que cette affirmation trouvait peu de créance, Zimmermann télégraphia dans la journée du 24 juillet aux ambassadeurs allemands à Paris, Londres et Pétersbourg, de démentir dans les termes suivants tous les bruits relatifs à la connivence de Berlin avec Vienne : Nous n'avons eu aucune espèce d'influence sur la rédaction de la note, et nous avons eu aussi peu que les autres puissances l'occasion de prendre position, de quelque manière que ce fût, avant sa publication.

A Pétersbourg, Sazonoff comprit tout de suite qu'on marchait rapidement vers une crise redoutable. Des émeutes ouvrières d'origine suspecte, d'ailleurs promptement réprimées, révélaient l'intention de mettre le gouvernement russe en face de graves difficultés intérieures à un moment particulièrement critique. Esprit fin, très attaché au système de la Triple-Entente et connaissant bien les affaires germaniques, Sazonoff était convaincu que l'Autriche n'aurait jamais agi comme elle venait de le faire sans avoir consulté préalablement l'Allemagne, et que les conditions posées à Belgrade avaient été combinées de sorte qu'elles fussent inacceptables. Vous voulez la guerre, dit-il au comte Szapary, vous avez brûlé les ponts derrière vous, vous mettez le feu à l'Europe. Au comte de Pourtalès il déclara nettement que la Russie ne saurait admettre que le conflit austro-serbe fût réglé seulement entre les deux parties et que l'Autriche fût à la fois juge et accusatrice : si l'Autriche voulait avaler la Serbie, la Russie s'y opposerait par la force ! Après ces deux entretiens, il pria les ambassadeurs de France et d'Angleterre de proclamer la solidarité de leur pays avec la Russie. M. Paléologue répondit que la France, en cas de besoin, remplirait toutes les obligations de l'alliance. Sir G. Buchanan, représentant d'une puissance amie et non alliée, put seulement promettre le concours de son gouvernement pour une action modératrice. Sazonoff fit observer que, si la Russie et la France étaient engagées dans une guerre, il serait difficile à l'Angleterre de rester à l'écart. Tôt ou tard, expliqua-t-il, l'Angleterre sera impliquée dans la guerre si celle-ci éclate ; or, elle rendra la guerre plus probable si, dès le début, elle ne fait pas cause commune avec la Russie et la France. Buchanan s'empressa de communiquer ces suggestions à Londres.

Le lendemain 25, Sazonoff expédia une circulaire télégraphique marquant deux points essentiels : 1° le gouvernement russe suivait attentivement l'évolution du conflit austro-serbe, qui ne pouvait pas laisser la Russie indifférente ; 2° il priait les Cabinets de Paris et de Londres d'appuyer à Vienne sa demande de prolongation du délai fixé à la Serbie. Cette demande fut transmise d'urgence dans la matinée du 25 au baron Macchio et à Jagow par les chargés d'affaires russes à Vienne et à Berlin. Dans un nouvel entretien du même jour avec Buchanan, Sazonoff confirma son intention de ne pas précipiter un conflit, mais déclara que, si l'Allemagne ne contenait pas l'Autriche, la situation était désespérée.

A Londres, Grey déclara au comte Mensdorf, ambassadeur d'Autriche-Hongrie, et à Lichnowsky que jamais un document aussi formidable que l'ultimatum à la Serbie n'avait été adressé à un État indépendant, et il proposa que les quatre Cabinets de Londres, de Paris, de Rome et de Berlin s'entendissent pour demander aux gouvernements autrichien et russe de ne point franchir la frontière, de façon que les quatre puissances eussent le temps d'agir à Vienne et à Pétersbourg pour arranger les choses.

Lichnowsky accueillit favorablement cette ouverture, sans se douter des véritables intentions de son souverain. Au moment où il exprimait à Grey l'avis que l'Autriche pourrait accepter une médiation des puissances, Allemagne comprise, Guillaume II écrivait en marge des dépêches de ses agents : Comme toute cette soi-disant grande puissance serbe se montre creuse ! Tous les États slaves ont cette conformation. Il faut marcher ferme sur les pieds de cette crapule ! Il invitait l'Autriche à ne pas laisser mettre en discussion sa démarche à Belgrade. Il la pressait de s'emparer du sandjak de Novi-Bazar. L'Autriche, ajoutait-il, doit demeurer prépondérante dans les Balkans à l'égard des petites puissances et aux dépens de la Russie ; autrement il n'y aura jamais de repos. Il rejetait les propositions de médiation et de prolongation de délai, et traitait d'absurde l'hypothèse d'une guerre longue et acharnée. En marge du passage où Lichnowskv confiait ses craintes sur l'attitude de certains pays, il écrivait : Il n'a qu'à proposer la Perse à l'Angleterre. Les ministres de Guillaume II, tout en tenant un langage lénifiant aux diplomates de la Triple-Entente, étaient si bien d'accord avec le kaiser que Szögyeny télégraphiait le 25 à Berchtold :

Ici ou suppose généralement que la réponse éventuellement négative de la Serbie sera suivie immédiatement de votre déclaration de guerre, combinée avec des opérations belliqueuses. On voit dans chaque recul du commencement des opérations un grand danger relativement h l'immixtion des autres puissances. On vous conseille de la manière la plus urgente de procéder immédiatement et de mettre le monde devant un fait accompli.

En l'absence de Berchtold, lui était, à Ischl, Macchio répondit à la demande de prolongation de délai par un refus catégorique, et son attitude fut ensuite approuvée sans réserve par son chef. Les autorités militaires allemandes consignèrent les garnisons d'Alsace-Lorraine, et mirent en état d'armement les ouvrages proches de la frontière française.

À Bruxelles, le danger apparut dès la première heure. Dans la soirée du 24, après délibération du Conseil des ministres, M. Davignon, ministre des Affaires étrangères, envoya aux ministres de Belgique prés des puissances signataires des traités du 19 avril 1839 et garantes de la neutralité de la Belgique des instructions détaillées, leur donnant des indications précises sur ce qu'ils auraient à faire, si l'éventualité d'une guerre franco-allemande devenait plus menaçante. Au courant des intentions allemandes depuis les confidences de Guillaume II au roi Albert, le gouvernement belge découvrit tout de suite dans la querelle cherchée à la Serbie le prétexte d'une guerre brusquée avec la France.

A Rome, par suite d'une indisposition de M. de Mérey et de complications télégraphiques, la communication fut faite le 24 au lieu du 22. Berchtold se fiait aux belles paroles de l'ambassadeur de Victor-Emmanuel III à Vienne, le duc d'Avarna, chaud triplicien, et aux assurances récentes du marquis de San Giuliano que l'Italie avait besoin d'une Autriche forte comme rempart contre la marée slave. Il espérait entraîner l'Italie en invoquant le casus fœderis prévu dans l'article a de la Triple-Alliance, ainsi conçu :

Si une on deux des puissances contractantes, sans provocation de leur part, sont attaquées par deux ou plusieurs puissances non signataires du présent traité et sont entrainées dans une guerre avec les dites puissances, le casus fœderis se présente Pour tous les contractants en meule temps.

Le 24 juillet, Berchtold dut déchanter. Salandra et San Giuliano se plaignirent vivement du caractère agressif de la démarche de l'Autriche, et déclarèrent que le casus fœderis ne jouait pas dans la circonstance. M. Bollati, ambassadeur d'Italie à Berlin, demanda positivement des compensations en vertu de l'article 7 de la Triple-alliance, dont voici la teneur :

L'Autriche-Hongrie et l'Italie, n'ayant en vue que le maintien autant que possible du statu quo territorial eu Orient, s'engagent à user de leur influence pour prévenir toute modification territoriale qui porterait dommage à l'une ou à l'autre des puissances signataires du présent traité. Elles se communiqueront à cet effet tous les renseignements de nature à s'éclairer mutuellement sur leurs propres dispositions ainsi que sur celles d'autres puissances. Toutefois, dans le cas où, par suite des évènements, le maintien su statu quo dans les régions des Balkans ou des côtes et des ottomanes dans l'Adriatique et dans la mer Egée deviendrait impossible, et que, soit en conséquence de l'action d'une  puissance tierce, soit autrement, l'Autriche-Hongrie ou l'Italie se verraient dans la nécessité de le modifier par une occupation temporaire ou permanente de leur part, cette occupation n'aura lieu qu'après un accord préalable entre les deux Puissances, basé sur le principe d'une compensation réciproque pour tout avantage, territorial ou autre, que chacune d'elles obtiendrait en sus du statut quo actuel, et donnant satisfaction aux intérêts et aux prétentions bien fondées des deux parties.

Berchtold et François-Joseph restèrent sourds à toutes les demandes de compensations. Ils voulaient étrangler la Serbie sans céder un kilométré carré. D'ailleurs, l'un et l'autre professaient pour les Italiens presque autant de dédain que pour les Serbes.

Sur ces entrefaites, l'imprévu survint, le 25 juillet, à cinq heures trois quarts, M. Pachitch remit au baron Giesl une réponse qui constituait l'acceptation presque intégrale de tous les points de l'ultimatum. Cédant au sentiment du péril imminent et au conseil des Cabinets de Pétersbourg, de Paris et de Londres d'aller jusqu'à l'extrême limite des concessions compatibles avec les droits souverains de la Serbie, le gouvernement serbe se résignait à subir toutes les conditions austro-hongroises, sauf une : la participation des agents austro-hongrois à l'enquête judiciaire ouverte contre les personnes qui auraient été tutrices au complot du 28 juin el qui se trouveraient sur le territoire du royaume. Cette participation était déclarée contraire à la Constitution et au code procédure criminelle. Cependant, ajoutait la note, dans des cas concrets, des communications sur les résultats de l'instruction en question pourraient être données aux agents austro-hongrois. Devant toutes les autres injonctions le gouvernement serbe s'inclinait, se bornant à demander sur plusieurs points des précisions qui lui permissent d'exécuter ce qu'on réclamait de lui. La note, était conçue en termes très dignes, sans faux-fuyants, et se terminait par la proposition, dans le cas où le gouvernement austro-hongrois ne serait pas satisfait de cette réponse, de remettre la question, soit à la décision du tribunal de La Haye, soit aux grandes Puissances qui ont pris part à l'élaboration de la déclaration que le gouvernement serbe a faite le 18-31 mars 1909.

Une pareille soumission déconcertait les prévisions de Vienne et de Berlin. Néanmoins, conformément à ses instructions, Giesl remit dès six heures une note rédigée d'avance, déclarant rompues les relations diplomatiques entre l'Autriche-Hongrie et la Serbie. A six heures et demie, il quitta Belgrade avec tout le personnel de la légation par le train de Semlin. Dans la nuit du 25 au 26, avant l'arrivée de Giesl à Budapest, le journal officiel hongrois, le Budapesti Közlöny, imprimait et publiait le texte de trente-trois décrets ordonnant la mobilisation des corps d'armée de Prague, Leitmeritz, Budapest, Gratz, Temesvar, Hermannstadt, Agram et Serajévo, la mobilisation éventuelle du corps d'armée de Raguse, la convocation du landsturm, la militarisation générale du service des chemins de fer, postes, télégraphes et téléphones, la nomination de commissaires royaux, la suspension des libertés constitutionnelles, l'ajournement du Parlement, etc. Tous ces décrets étaient exécutoires dès le lendemain matin 27. Celui qui ordonnait la mobilisation était daté du 21. Dans la soirée du samedi 25, le général Putnik, chef de l'état-major serbe, qui passait par la gare de Kelenföld, dans le voisinage de Budapest, fut arrêté et traité en prisonnier de guerre. Toute la nuit et la journée du lendemain, les musiques militaires hongroises parcoururent les rues de la capitale en jouant des airs nationaux. La foule chantait des refrains belliqueux. En tète de son numéro du 26, en caractères sensationnels, le Pester Lloyd annonça la guerre contre la Serbie.

Les circonstances dans lesquelles Giesl rompait les relations ne laissaient à la Serbie aucun espoir de solution pacifique. Aussi le gouvernement de Belgrade résolut-il de quitter immédiatement la capitale, qui se trouvait sous le canon de Semlin. Le soir même du 25, il alla s'installer à Nich, accompagné du ministre de Russie et de M. Auguste Boppe, le nouveau ministre de France arrivé dans la matinée. La mobilisation générale fut décrétée dans la soirée.

Dès le matin du 26, les journaux de Vienne célébrèrent en articles enthousiastes la guerre tant désirée. Le Neues Wiener Tageblatt s'écriait : En avant ! Les dés de fer ont roulé. L'empereur nous appelle. L'armée, qui, cieux fois, dans son obéissance muette, a remis au fourreau l'épée à moitié dégainée, répond avec allégresse au cri de son maître.... En avant ! A Berlin, même allégresse. La Gazette de Cologne proclamait la solidarité de l'Allemagne avec l'Autriche-Hongrie, et terminait par cette phrase comminatoire : Ce serait une honte pour notre siècle si l'humanité devait se déchirer parce que la Serbie couvre de son bouclier les jeunes drôles qui ont assassiné l'archiduc François-Ferdinand et sa femme. Cela ne peut pas, ne doit pas être ; Hands off ! Hände weg ! La foule se livrait à de tapageuses manifestations en faveur de l'Autriche et contre l'ambassade de Russie. Cependant, ni l'agence Wolff, ni les journaux allemands ne publièrent le texte de la réponse serbe ; on laissa tout d'abord croire au publie que c'était un refus.

Le 26, Guillaume II quitte en hâte les eaux norvégiennes pour rentrer par Kiel à Berlin. Il était tellement convaincu de l'imminence de l'ouverture des hostilités, qu'il craignait d'être pris par la flotte russe. A son arrivée, en lisant la réponse serbe, il est décontenancé. C'est un brillant résultat, note-t-il, pour un délai de quarante-huit heures ! C'est plus qu'on ne pouvait attendre ! Un grand succès moral pour Vienne ! Mais il fait disparaître toute raison de guerre, et Giesl aurait dû rester tranquillement à Belgrade. Après cela, moi, je n'aurais jamais ordonné la mobilisation. Mais les événements suivent le cours irrésistible que la politique de l'ultimatum a déterminé. L'attaque diplomatique est aussi brusquée que va l'être l'attaque militaire. Le 27 juillet, le Cabinet de Vienne décide d'adresser le lendemain une déclaration de guerre à la Serbie, afin, relate Tschirschky, de prévenir toute tentative d'intervention.

A Paris, Schœn demande avec insistance au quai d'Orsay d'affirmer publiquement la solidarité pacifique de la France et de l'Allemagne, c'est-à-dire l'abandon de la Russie par la France, et d'agir à Pétersbourg pour y conseiller la modération. N'ayant pas obtenu ce qu'il désirait, il écrit à M. Philippe Berthelot, faisant fonction de directeur politique, une lettre particulière, où il exprime la ferme confiance que le gouvernement français, avec lequel il se sait solidaire dans l'ardent désir que la paix européenne puisse être maintenue, usera de toute son influence dans un esprit apaisant auprès du Cabinet de Pétersbourg. Schœn cherche à compromettre la France au regard de la Russie, et à incriminer celle-ci indirectement.

Pendant ce temps (27 juillet), Grey propose que les ambassadeurs de France, d'Allemagne et d'Italie à Londres recherchent avec lui un moyen de résoudre les difficultés actuelles, étant entendu que, pendant cette conversation, la Russie, l'Autriche et la Serbie s'abstiendraient de toute opération militaire active. Le chef du Foreign Office prévient l'ambassadeur d'Allemagne que, si l'Autriche envahissait la Serbie après la réponse serbe, elle démontrerait qu'elle ne poursuivait pas seulement le règlement des questions mentionnées dans sa note du 23 juillet, mais qu'elle voudrait écraser un petit État : alors se poserait une question européenne, et il s'ensuivrait une guerre, la plus terrible que l'Europe eût jamais vue, et à laquelle d'autres puissances seraient amenées à prendre part. Lichnowsky comprend, et se hâte de télégraphier à Berlin que Grey se rangera unbedingt du côté de la France, et de la Russie, pour montrer qu'il n'entend pas tolérer la défaite morale ou militaire de la Triple-Entente. La France et l'Italie, acceptent immédiatement la proposition Grey. En même temps, le gouvernement britannique fait publier un ordre arrêtant la démobilisation de la flotte concentrée à Portland à l'occasion de la grande revue passée à Spithead le 19 juillet, et Grey explique à l'ambassadeur d'Autriche à Londres et à l'ambassadeur d'Angleterre à Vienne que, devant le risque d'une conflagration générale, il n'est pas possible à l'Angleterre de disperser ses forces. Il insiste sur le fait que le Cabinet de Vienne vient d'infliger à la Serbie la plus profonde humiliation qu'ait jamais subie un pays, et qu'il est inexplicable qu'on traite ce pays comme s'il avait répondu par un simple refus. Enfin, à la Chambre-des Communes, il expose que le conflit actuel risque d'aboutir à une des plus grandes catastrophes qui se soient jamais abattues d'un seul coup sur le continent européen. Le Times déclare que, si l'on veut éprouver la fermeté de l'adhésion de l'Angleterre aux principes qui régissent ses amitiés et garantissent l'équilibre européen, on trouvera l'Angleterre prête et résolue à soutenir ces principes avec toute la force de l'empire. Le Morning Post s'exprime avec la dernière sévérité sur le compte de l'Autriche, qui se constitue juge, juré et témoin dans le procès à la Serbie, et qui provoque une guerre dans laquelle la France devra se battre pour sa propre existence. Alors, dit-il, l'Angleterre sera derrière la France.

Tous ces avertissements étaient nets et catégoriques. Néanmoins, Jagow n'admet rien qui ressemble à une conférence des Puissances, à une espèce de cour d'arbitrage. Il se dérobe obstinément devant les instances très vives de Jules Cambon. Il déclare que l'Allemagne a des engagements avec l'Autriche et ne peut pas intervenir dans le conflit austro-serbe. Il allègue qu'il n'a pas encore eu k temps de lire la réponse serbe. Il se réfère à des conversations directes entre Vienne et Pétersbourg. D'autre part, voyant la conflagration sur le point d'éclater, lui et le chancelier, tant en leur nom qu'au nom de l'empereur, invitent Tschirschky, le 26 et le 27, à répéter à Vienne qu'il est indispensable que l'Autriche s'entende en temps utile avec l'Italie sur l'article 7 du pacte triplicien et sur la question des compensations.

Au quai d'Orsay, Schœn se dit sans instructions. Il reproche à la presse française d'accuser l'Allemagne de pousser l'Autriche. Il réitère l'affirmation que l'Allemagne n'a pas connu l'ultimatum.

Les metteurs en scène austro-allemands s'aperçoivent alors qu'ils manquent leurs effets. Le 28, Guillaume II écrit à Jagow une lettre où il expose la situation de cette façon : après la capitulation serbe, toute cause de guerre est éliminée ; toutefois, comme les Serbes sont des Orientaux faux et hypocrites, il faut employer avec eux une douce violence ; il convient de saisir un gage, Belgrade, afin de garantir l'exécution des promesses et de donner à l'armée, mobilisée en vain pour la troisième fois, l'apparence d'un succès aux yeux de l'étranger ; toute cause de guerre ayant disparu, l'empereur est prêt à accepter le rôle de médiateur à l'égard de l'Autriche, sur la base de l'occupation militaire temporaire de la Serbie, en ménageant le plus possible le sentiment national autrichien et l'honneur de ses armes. Le même jour, Bethmann-Hollweg télégraphie dans le même sens à Tschirschky ; mais il indique nettement que, s'il est désormais impossible au Cabinet de Vienne de maintenir une attitude complètement intransigeante qui lui aliénerait l'opinion publique, il importe avant tout que la responsabilité de l'extension éventuelle du conflit aux États qui ne sont pas directement intéressés dans la question retombe, dans toutes les circonstances, sur la Russie. Il prescrit aussi à l'ambassadeur d'éviter soigneusement de créer l'impression que l'Allemagne désire retenir l'Autriche.

Mais, à Vienne, où sont arrivés les conseils impérieux de Berlin transmis par Szögyeny le 25 et le 27, on est déjà décidé. Le 28 à onze heures du matin, avant d'avoir reçu communication de la dépêche de Bethmann-Hollweg, à Tschirschky, Berchtold déclare la guerre à la Serbie. Sir Maurice de Bunsen apprend la nouvelle au Ballplatz en venant chercher la réponse à la proposition Grey. Sans fournir aucune justification, Berchtold qualifie la guerre de juste et d'inévitable. Il répond par une fin de non-recevoir à toutes les propositions de discuter la réponse serbe. Sous le couvert des décrets du 26, la mobilisation des forces de terre et de nier de la Monarchie s'accélère. Ni à Berlin, ni à Vienne, on ne pouvait se dissimuler les conséquences fatales de ces mesures. Le 18 juillet, l'envoyé de Bavière à Berlin, dans le rapport déjà cité, expliquait qu'on devait s'arranger de manière que l'Autriche ne mobilisât pas toute son armée, notamment les troupes casernées en Galicie, pour éviter que se produisît automatiquement une contre-mobilisation de la Russie, qui forcerait l'Allemagne ainsi que la France à prendre les mêmes mesures, et provoquerait ainsi la guerre européenne. Or, depuis le 27, les mouvements de troupes dans la Monarchie indiquaient que toutes les forces du pays étaient mises sur pied. Les agents consulaires français signalaient la mobilisation des corps d'armée de Bohème et de Galicie, et le transport de troupes de Vienne et de Budapest à la frontière russe. En conséquence, avant de connaître la déclaration de guerre à la Serbie, la Russie avait commencé de prendre de son côté quelques précautions militaires. Si restreintes qu'elles fussent, elles alarmaient Berchtold qui, le 28, chargea Szögyeny de demander an Cabinet de Berlin de parler fort à Pétersbourg. Le lendemain, nouvelle dépêche du même dans le même sens, en termes encore plus énergiques. Le ministre ajoutait que les opérations de guerre en Serbie se poursuivraient quoi qu'il dût arriver. En même temps, François-Joseph prescrivait à ses ambassadeurs de déclarer à Pétersbourg, Londres, Paris et Rome que l'état de guerre entre la Serbie et l'Autriche-Hongrie rendait inutile toute discussion sur l'affaire serbe, mais qu'il était loisible au Cabinet anglais d'agir à Pétersbourg pour assurer la localisation de la guerre.

 

III. — LES PROJETS DE MÉDIATION ET LES MOBILISATIONS.

POUR la troisième fois en cinq jours, la Triple-Entente se trouvait inopinément placée en face d'un acte attentatoire à la paix. Après un ultimatum dépassant en rigueur tout ce qu'on pouvait imaginer, après une rupture diplomatique suivant de quelques minutes l'acceptation presque intégrale de cet ultimatum, une déclaration de guerre éclatait au milieu des négociations, sans que l'État qui la lançait fia menacé d'aucun côté ni d'aucune manière.

A Pétersbourg, on réagit en décrétant la mobilisation dans les arrondissements militaires d'Odessa, de Moscou, de Kief et de Kazan (13 corps d'armée). Puis le tsar Nicolas envoie à Guillaume II un télégramme où il le prie de lui venir en aide pour maintenir la paix. Une guerre ignoble a été déclarée à un pays faible, disait-il.... Pour prévenir la calamité que serait une guerre européenne, je te prie, au nom de notre vieille amitié, de faire tout ce que tu pourras pour empêcher tes alliés d'aller trop loin[1]. Ce télégramme, arrivé à Berlin le 29 à une heure dix du matin, se croise avec une dépêche de Guillaume II, rédigée de concert avec le chancelier et M. de Stumm, mise au net le 28 à dix heures quarante-cinq du soir, et expédiée le 29 à une heure quarante-cinq du matin. Le kaiser invoquait la solidarité dynastique contre les régicides, rappelait l'assassinat du roi Alexandre et de la reine Draga, priait le tsar de réagir contre l'émotion produite en Russie par l'action de l'Autriche, prétendait exercer toute son influence à Vienne en faveur d'un arrangement satisfaisant avec la Russie, et demandait le concours de Nicolas II pour apaiser les difficultés qui pouvaient encore surgir.

En lisant le télégramme du tsar, le kaiser ne songe nullement à donner suite aux beaux sentiments énoncés dans le sien. Il est encouragé dans l'expectative par une lettre de son frère, le prince Henri, datée de Kiel, du 28. Envoyé en mission d'exploration politique à Londres, le prince Henri revenait d'Angleterre avec la conviction que le gouvernement britannique resterait neutre et chercherait à contenir la Russie. Il citait même à ce sujet une phrase catégorique du roi George. Soit que la citation fût inexacte, soit que le prince Henri eût pris pour des assurances de vagues propos de courtoisie, sa lettre donnait une idée fausse de la situation diplomatique. En tout cas, elle se trouvait en contradiction avec les informations envoyées jour après jour par Lichnowsky.

Aussi Bethmann-Hollweg, plus attentif et réfléchi que l'empereur, fait-il appeler sir E. Goschen deux fois dans la journée du 29. Dans le premier entretien, il prétend avoir poussé très loin ses conseils à Vienne. D'ailleurs, tous les représentants de l'Allemagne à l'étranger ont reçu ordre de dire et disent en effet que leur gouvernement prêche au Cabinet de Vienne la conciliation. Toutefois, comme le chancelier sent que son double jeu ne peut se soutenir longtemps, il tient à prendre ses sûretés. Il fait donc revenir l'ambassadeur d'Angleterre dans la soirée, et lui pose nettement la question de la neutralité. L'Allemagne, dit-il en substance, n'a point pour but des acquisitions territoriales aux frais de la France en Europe, la question des colonies restant réservée ; elle compte respecter l'intégrité et la neutralité des Pays-Bas ; si elle se trouve dans la nécessité d'entreprendre des opérations en Belgique, elle respectera aussi l'intégrité de ce pays, à condition qu'il ne se range pas contre l'Allemagne ; en conséquence, elle espère que l'Angleterre observera la neutralité. Il offre une forte enchère pour s'assurer cette neutralité, et déclare que, depuis le jour où il est devenu chancelier, il s'est proposé d'établir une entente avec l'Angleterre. Derrière le conflit austro-serbe on voit apparaitre la conflagration européenne. Goschen se borne à répondre que son gouvernement voudra sans doute garder sa pleine liberté.

Il avait raison. Le même jour, Grey déclarait à Lichnowsky que, dans le cas où l'Allemagne et la France seraient impliquées, l'Angleterre pourrait être amenée à intervenir, et qu'alors son intervention serait immédiate. En même temps, il disait à Paul Cambon qu'on devait se garder en France de croire l'Angleterre engagée envers elle comme en 1911, dans l'affaire marocaine, où les deux pays étaient liés ; si l'Allemagne et la France venaient à être impliquées dans le conflit actuel, l'Angleterre, libre d'engagement, aurait à décider ce que les intérêts britanniques exigeaient.

Revenu à Paris dans la soirée, Viviani donne aussitôt sa pleine adhésion aux projets de médiation à quatre. Mais l'artillerie autrichienne bombarde déjà Belgrade, ville ouverte, et les bateaux de commerce serbes sont capturés. Or, Sazonoff a déclaré que, le jour où l'Autriche passerait la frontière serbe, la Russie mobiliserait. On touche à l'instant où, personne ne voulant être devancé par l'adversaire, on passera de la préparation à l'action. Le gouvernement belge décide de mettre l'armée sur le pied de paix renforcée.

De toutes parts, les agents français en Allemagne signalent des mouvements de troupes et de matériel vers la frontière de France. Les permissionnaires, rappelés depuis cinq jours, ont, rejoint leurs corps. La garnison de Metz, renforcée par des éléments de l'intérieur, s'installe le long de la frontière. Du Luxembourg aux Vosges, les troupes prennent leurs positions de combat. Dans les places fortes voisines, on procède au déboisement, à la mise en place de l'armement, à la construction de batteries, à l'établissement de réseaux de fils de fer. Les gares sont occupées militairement. Rappelés par convocations individuelles, les réservistes affluent par milliers dans les dépôts. Les routes sont barrées. Les automobiles ne circulent plus qu'avec un permis. En deux endroits, le 29, des patrouilles allemandes pénètrent sur le territoire français. Sous menace d'être fusillés, les Alsaciens-Lorrains du Reichsland ont défense de passer la frontière.

En France, les permissionnaires sont rappelés seulement le 29. Le 30, après délibération en Conseil des ministres, le Cabinet Viviani décide de tenir les troupes de couverture à dix kilomètres de la frontière, au lieu de les porter sur les positions de combat prévues dans la plan de concentration. En signalant cette mesure au Cabinet de Londres, il fait remarquer que le gouvernement de la République tient à montrer ainsi que la France, pas plus que la Russie, n'a la responsabilité de l'attaque.

Le 29, en apprenant la mobilisation partielle de la Russie, le gouvernement allemand fait notifier à Pétersbourg par Pourtalès que, si la Russie ne cesse pas ses préparatifs militaires, l'Allemagne mobilisera de son côté. Sazonoff répond que ces préparatifs sont justifiés par ceux de l'Autriche et l'intransigeance de cette puissance, qui refuse à la fois les conversations directes avec Pétersbourg et la médiation des quatre puissances. D'autre part, il informe les gouvernements étrangers qu'il adhère à toutes les propositions ayant pour objet de résoudre le conflit à l'amiable. Il s'assure en même temps des dispositions de la France. Viviani déclare qu'elle est résolue à remplir toutes les obligations de l'alliance, tout en ne négligeant aucun effort en vue d'une solution pacifique. Il exprime en même temps le désir de voir éviter toute mesure militaire qui pourrait offrir à l'Allemagne un prétexte à la mobilisation générale. Le chef d'état-major russe fait surseoir à un certain nombre de mesures militaires, et convoque l'attaché militaire d'Allemagne, à qui il donne sa parole d'honneur que la mobilisation partielle ordonnée le matin vise exclusivement l'Autriche.

Dans la soirée du 29, deux télégrammes impériaux se croisent encore. A 6 h. 30, Guillaume Il fait expédier de Potsdam une dépêche répondant à celle du tsar arrivée le matin. Il justifie entièrement l'action de l'Autriche, engage la Russie à rester spectatrice, exprime l'avis qu'un accord direct entre Vienne et Pétersbourg est possible et désirable, affirme qu'il continue ses efforts en ce sens, et termine par l'observation que des mesures militaires de la Russie, qui seraient considérées comme provocantes pour l'Autriche, hâteraient une calamité et compromettraient le rôle de médiateur qu'il a accepté. Il reste donc sur ses positions. A huit heures vingt (heure orientale), avant d'avoir reçu ce télégramme, Nicolas II en expédie un second de Peterhof à Guillaume II : après des remerciements pour le ton amical du précédent télégramme, il demande des explications sur la divergence existant entre ce document et le message officiel présenté le jour même par Pourtalès à Sazonoff, et propose de soumettre le conflit austro-serbe à la Conférence de La Haye. Puis, après avoir conféré avec Sazonoff, qui se montre très préoccupé de l'attitude comminatoire de Pourtalès, et avec le chef d'état-major général, qui craint d'être pris de court, le tsar ordonne pour la nuit même la mobilisation des treize corps visés par sa décision précédente, et signe le décret de mobilisation générale. Mais, quelques instants après, il reçoit la dépêche du kaiser. Toujours désireux de ne laisser échapper aucune chance de maintenir la paix, il téléphone au ministre de la Guerre de surseoir à la mobilisation générale.

Pendant ce temps, son télégramme de huit heures vingt arrive à Potsdam. Il inquiète le chancelier qui, le soir même, charge Pourtalès d'expliquer la prétendue contradiction signalée par le tsar, tout en excluant l'idée de la Conférence de La Haye. L'inquiétude de Bethmann-Hollweg s'accroît quelques minutes plus tard, quand lui parvient (neuf heures douze) le compte rendu de l'entretien de Grey avec Lichnowsky. Le chancelier mesure l'étendue du danger, il voit l'Allemagne obligée de supporter le poids principal d'une lutte avec trois ou même quatre grandes puissances — l'Italie n'étant pas sûre —, et, à trois heures du matin, il télégraphie à Tschirschky de représenter à Berchtold que le prestige politique de l'Autriche, l'honneur de ses armes et ses revendications justifiées seront suffisamment sauvegardés par l'occupation de Belgrade ou d'autres places. Il recommande instamment à Vienne d'accepter la médiation. Il insiste pour que l'Autriche n'entraîne pas l'Allemagne dans une conflagration générale sans tenir compte des avis de la Wilhelmstrasse, ou tout au moins pour qu'elle continue les conversations afin de mettre la Russie dans son tort.

Plus nerveux et plus impulsif que son chancelier, l'empereur traduit en termes d'une extrême violence sa colère et sa déception. Il couvre d'injures les marges de la copie du compte rendu de son ambassadeur. Il traite les Anglais de pharisiens, de coquins, de cyniques, de méphistophéliques, de canailles et de vulgaires boutiquiers. Il qualifie Grey de sinistre fourbe, de vulgaire goujat, de vil imposteur. Il se croit trompé, roulé, cerné. Il affirme que l'Angleterre seule porte la responsabilité de la guerre, et il demande à ses ministres de le publier partout. S'étant cru tout permis pour arriver à ses fins, il se voit découvert, s'indigne et s'apeure. Chef suprême de l'armée, il lui voue une confiance illimitée. Toutefois, quand il s'aperçoit que sa combinaison va le mettre aux prises avec l'Angleterre, il craint que, malgré tout, l'Allemagne ne soit pas de force à briser à la fois les grandes puissances militaires continentales et la plus grande puissance maritime du monde. Des perspectives de défaite lui apparaissent en de brusques lueurs. Mais dans la journée il se ressaisit, et le grand état-major le rassure. Ni la colère, ni la peur ne changent ses déterminations. Quand il lit un troisième télégramme du tsar, parti de Pétersbourg à une heure vingt du matin, où Nicolas II le prie d'exercer une forte pression sur l'Autriche pour la déterminer à s'entendre avec la Russie, il se récrie. Il n'admet pas que la Russie prenne des précautions militaires équivalentes à celles de l'Autriche. Il termine ses annotations par ces mots : Mon rôle est fini. Dans sa réponse officielle, expédiée à trois heures trente après-midi, il prétend que l'Autriche ne mobilise que contre la Serbie, et que, si la Russie mobilise contre l'Autriche, son rôle de médiateur sera compromis, sinon rendu impossible. C'est toi, déclare-t-il en terminant à Nicolas II, qui auras à supporter la responsabilité pour la paix ou la guerre.

Guillaume II ne se préoccupe point d'empêcher la guerre imminente. Il ne prie pas son allié de suspendre des opérations militaires qui doivent, il le sait, provoquer la mobilisation russe. Il cherche seulement à se couvrir et à déplacer les responsabilités. Cette intention est formellement exprimée dans le procès-verbal de la séance du Conseil tenu à Berlin dans le courant de la journée du 30 par les ministres prussiens, sous la présidence du chancelier. Après avoir exposé la situation, Bethmann-Hollweg dit : Les motifs déterminants de l'attitude de l'Allemagne dans le conflit actuel sont les suivants : il convient d'attacher le plus grand prix à mettre la Russie dans son tort, et l'on atteindrait ce but par une déclaration austro-hongroise de nature à réduire à l'absurde les affirmations du gouvernement russe. Bethmann-Hollweg explique ensuite que l'Angleterre prendra parti pour la Double-Alliance, que l'Italie craint de ne pouvoir tenir ses engagements, et qu'il ne faut compter ni sur l'aide de la Roumanie, ni sur celle de la Bulgarie. Par contre, dit-il, il n'y a rien de grave à craindre des socialistes ; il n'est question ni d'une grève générale ou partielle, ni de sabotage.

Dans la soirée, Guillaume II s'abandonne à de nouvelles et longues imprécations contre l'Angleterre, à propos d'une dépêche du matin où Pourtalès rapporte que Sazonoff ne veut pas laisser écraser la Serbie et ne voit pas la possibilité de révoquer l'ordre de mobilisation partielle. Il accuse la Triple-Entente de l'avoir encerclé, de lui avoir jeté un filet sur la tête, de vouloir l'anéantissement politique et économique de l'Allemagne. Il veut dénoncer au monde entier les menées de ses adversaires. Et il faut que nos consuls en Turquie et aux Indes enflamment tout le monde musulman pour une insurrection sauvage contre cet odieux peuple de boutiquiers, menteur et sans conscience. Car, si nous devons être saignés à blanc, il faut que l'Angleterre perde au moins les Indes.

Cependant Bethmann-Hollweg comprend qu'il faut tenter un dernier effort à Vienne. A sept heures quinze, Guillaume Il communique par télégramme à l'empereur François-Joseph la demande de médiation du tsar et la proposition Bethmann-Hollweg expédiée à trois heures. Puis, à neuf heures, le chancelier adresse à Tschirschky un nouveau télégramme, n° 200, très énergique, où il recommande avec instance à l'Autriche d'accepter la proposition Grey, qui sauvegarde sa position sous tous les rapports. Mais, deux heures plus tard, il télégraphie à Tschirschky de ne pas exécuter provisoirement l'instruction n° 200, et, peu après, dans un autre télégramme, il explique à l'ambassadeur que l'exécution de l'instruction n° 200 a été suspendue parce que l'état-major général vient de l'informer que les préparatifs militaires des voisins, notamment, à Pest, forcent l'Allemagne à de promptes décisions. Il se ravise pourtant encore une fois, jugeant sans doute l'explication imprudente, arrête la transmission du télégramme, et envoie à Vienne une autre explication, fondée sur un télégramme du roi d'Angleterre qui vient d'arriver.

On devine les arguments que l'état-major général a dû mettre en avant ce soir-là. D'après un long mémoire, daté du 29, qu'il avait adressé au chancelier, la guerre générale était certaine, car l'Autriche ne pouvait faire la guerre à la Serbie sans mobiliser l'autre moitié de son armée par précaution contre la Russie, et, dès l'instant où l'Autriche mobilisait toute son armée, un choc entre elle et la Russie était inévitable. Obligée par le casus fœderis de secourir son alliée, l'Allemagne devait mobiliser. De son côté, la Russie en ferait autant, et serait soutenue par la France. A moins d'un miracle, les événements se développeraient ainsi. L'Allemagne était exposée à ce que les responsabilités fussent rejetées sur elle, mais elle devait rester fidèle à l'alliance autrichienne. En somme, le grand état-major tenait absolument à garder une avance soigneusement préparée. Or, cette avance était perdue si la Russie suivait l'Autriche dans ses préparatifs. Il fallait renoncer à la guerre, ou prendre immédiatement position. Suivant l'opinion du général de Moltke — rapportée par le chargé d'affaires bavarois, — les circonstances étaient militairement si favorables qu'il ne pourrait jamais s'en retrouver d'aussi bonnes. L'état-major général prussien, ajoutait Lichterfeld le 31 juillet, envisage la guerre contre la France avec la plus entière confiance ; il compte abattre la France en quatre semaines.

Dans la journée même du 30, une manœuvre se produit. A une heure de l'après-midi, une édition spéciale de l'officieux Lokal Anzeiger, distribuée dans les rues de Berlin, annonce que le décret de mobilisation de l'armée et de la flotte allemandes vient d'être promulgué. A deux heures, Jagow dément la nouvelle, et les numéros du Lokal Anzeiger sont saisis. Mais, dans l'intervalle, l'ambassadeur de Russie a télégraphié la nouvelle à Pétersbourg. L'administration allemande laisse transmettre cette dépêche, et retarde la transmission des télégrammes qui démentent la nouvelle. D'après M. Jules Cambon (n° 105 du Livre Jaune), il semble certain qu'un Conseil extraordinaire, tenu la veille au soir à Potsdam sous la présidence de l'empereur, a décidé la mobilisation, et que, sous l'impression de nouvelles ultérieures, l'exécution de la mesure a été suspendue. L'état-major reprocha plus tard au chancelier de lui avoir fait perdre deux jours.

La manœuvre allemande apparaît en pleine lumière dans un projet de note au gouvernement belge rédigé par le général de Moltke et daté du 26 juillet. Le chef du grand état-major propose ce jour-là de notifier ce qui suit à Bruxelles : le gouvernement impérial, ayant reçu des nouvelles sûres d'après lesquelles des forces franco-anglaises auraient l'intention de marcher sur la Meuse par Givet-Namur, craint que la Belgique ne soit pas en mesure de repousser ces forces avec ses propres moyens, et il juge nécessaire de faire entrer des troupes allemandes en Belgique ; il s'engage, pour le cas où la Belgique observerait une attitude amicale, à lui restituer ses territoires après la paix et à la dédommager entièrement ; dans le cas contraire, il traitera le royaume en ennemi ; il attend une réponse satisfaisante dans les vingt-quatre heures, faute de quoi les hostilités seront ouvertes immédiatement. Soumis à MM. de Bethmann-Hollweg, de Jagow, Zimmermann et de Stumm, ce projet de note est définitivement approuvé le 29, avec quelques retouches qui font disparaître les passages relatifs à la coopération présumée de forces anglaises avec les Français et la menace d'ouverture des hostilités. Il est expédié le 30, sous pli cacheté, à M. de Below-Saleske, ministre d'Allemagne à Bruxelles, avec ordre de n'ouvrir le pli qu'après en avoir reçu l'ordre télégraphique. Une annexe préparée par le général de Moltke est destinée à la Hollande ; elle contient une copie de la note à la Belgique et l'assurance que l'Allemagne respectera la neutralité des Pays-Bas, avec cette réserve : Si, de la partie sud de la province de Limbourg, on signalait des violations de frontière, le gouvernement royal devrait être assuré qu'il ne s'agit que d'erreurs de petits détachements, que l'Allemagne réparerait aussitôt. Le scénario, élaboré le 26, était donc réglé dès le 29 entre les militaires et le gouvernement.

Dés lors, toutes les conversations et les dépêches des chancelleries ne sont plus qu'un jeu diplomatique. Elles offrent un vif intérêt psychologique, car plusieurs mettent à nu les caractères des hommes dirigeants. Mais elles ne modifient pas le cours des événements. Tout au plus note-t-on quelques hésitations, qui révèlent plutôt les appréhensions de la dernière heure que l'intention de se dégager de l'engrenage où l'on s'est délibérément engagé.

Le 30, aux nouvelles de Londres, de Pétersbourg et de Berlin, François-Joseph et Berchtold sentent passer un frisson. Néanmoins ils ne renoncent pas à leur projet d'écraser la Serbie. Berchtold télégraphie à Pétersbourg, qu'il est disposé à causer sur les questions concernant directement les rapports austro-russes. Seulement, il exclut de la conversation le conflit austro-serbe, que, il n'a jamais été dans notre intention de laisser discuter. Dans la matinée du 31, il mande à Berlin que, malgré la mobilisation russe, l'Autriche est disposée à examiner la proposition anglaise de médiation. Cette première partie de la dépêche permet d'espérer une détente, car il propose de négocier sur la base de l'occupation par l'Autriche de Belgrade ou d'autres localités. Mais la dernière partie détruit l'effet de la première. Naturellement, ajoute Berchtold, la condition de notre acceptation est que notre action militaire se poursuive dans l'intervalle, et que le Cabinet anglais engage le gouvernement russe à arrêter la mobilisation russe dirigée contre nous, auquel cas nous, rapporterions aussi tôt les contre-mesures militaires défensives prises en Galicie contre la Russie.

Ainsi l'Autriche veut poursuivre à fond l'exécution de la Serbie tout en arrêtant la mobilisation russe. Sous une forme d'apparence plus conciliante, elle s'en tient à sa thèse du début, qui est aussi la thèse germanique : le conflit austro-serbe concerne exclusivement l'Autriche-Hongrie. Or, le comte Szapary et M. Schébéko lui ont déclaré que la Russie s'opposera par la force à l'exécution militaire de la Serbie. A titre d'extrême concession, Sazonoff précise le 30, que la Russie s'engage à cesser ses préparatifs de guerre, si l'Autriche, reconnaissant que la question austro-serbe a assumé le caractère d'une question européenne, se déclare prête à éliminer de son ultimatum les points qui portent atteinte aux droits souverains de la Serbie. A Vienne et à Berlin, cette condition est aussitôt déclarée inacceptable. Lichnowsky le notifie à Grey.

Si le Cabinet de Vienne avait réellement voulu accepter la proposition Grey, il aurait dit : nous suspendrons les opérations militaires si la Russie arrête sa mobilisation, et nous examinerons ensuite avec les quatre puissances quels gages il convient que nous-prenions en Serbie. S'il avait voulu la paix, il se serait tenu pour satisfait par la promesse de gages territoriaux. La proposition britannique fondée sur cette concession allait plutôt au delà de ce que des médiateurs pouvaient suggérer. Par sa situation géographique, la Serbie jouait un rôle capital dans l'équilibre européen. L'occupation militaire de ce pays par l'Autriche aurait ouvert à la Germanie le chemin de l'Orient, et l'aurait mise en contact direct avec la Grèce, la Bulgarie et la Turquie. Si la médiation avait échoué ensuite et si la conflagration générale avait éclaté, l'Austro-Allemagne serait entrée en guerre avec un avantage immense. Cet avantage eût été doublé si la Triple-Entente avait laissé s'accomplir la mobilisation dans un des deux empires germaniques sans prendre de-son côté des mesures équivalentes. La Russie était donc en droit de, mobiliser dans la même proportion que l'Autriche, avant que l'Allemagne eût mis en mouvement un seul régiment. C'est pourquoi, le soir du 30 juillet, vers sept heures, le tsar Nicolas décida d'ordonner la mobilisation générale, qui fut publiée le lendemain matin.

En prenant connaissance du marché proposé par Bethmann-Hollweg à Goschen au sujet de la neutralité de l'Angleterre, Grey s'aperçut que la question européenne se posait dans toute son ampleur, et que la combinaison allemande avait pour but de réduire la France à la vassalité ; aussi déclara-t-il que ce serait pour l'Angleterre une honte dont la bonne renommée de ce pays ne se remettrait jamais, que de passer un pareil marché. Il estima le moment venu d'envisager avec la France toutes les hypothèses et de les discuter en commun. En effet. d'après les lettres échangées entre Grey et Paul Cambon le 22 novembre 1912, les gouvernements anglais et français devaient, au cas où l'un d'eux aurait un motif grave d'appréhender une agression ou une menace pour la paix générale, agir de concert en vue de prévenir l'agression ou de sauvegarder la paix.

Le matin du 31, Grey avertit Goschen restait disposé à s'entremettre pour faire obtenir satisfaction à l'Autriche sur la base du respect de la souveraineté et de l'indépendance territoriale de la Serbie, mais que, si les propositions raisonnables en faveur du maintien de la paix étaient rejetées par les empires Centraux et si la France était impliquée dans le conflit, l'Angleterre le serait aussi (drawn in). C'était net. Pourtant Bethmann-Hollweg écouta de la bouche de Goschen cette communication décisive sans broncher, sans présenter la moindre observation.

Les mesures irréparables s'accomplissent le 31. Dans la matinée, le gouvernement allemand décrète l'état de danger de guerre, qui permet aux autorités militaires de prendre, sous le couvert de l'état de siège, toutes les mesures qu'il juge convenables. Il barre les ponts et les routes sur la frontière du Luxembourg, et ferme la frontière germano-suisse afin d'empêcher les espions français de recueillir par la Suisse des nouvelles sûres.

Le Conseil fédéral suisse décrète des mesures préparatoires de mobilisation. Le gouvernement hollandais fait de même. Le gouvernement belge décrète la mobilisation générale pour le 1er août.

Dans la journée, un Conseil des ministres se tient à Vienne. Berchtold présente un exposé de la situation, duquel il résulte que Grey propose une médiation à quatre, et que, si cette proposition est repoussée, il s'ensuivra une guerre européenne à laquelle l'Angleterre se verra obligée de participer. L'Italie conseille à l'Autriche de se contenter de garanties pour l'avenir. L'Allemagne fait savoir que, si l'Autriche refuse toute médiation, les deux empires Centraux auront affaire à une coalition de toute l'Europe, car ni l'Italie ni la Roumanie ne marcheront avec eux. En conséquence, le Cabinet de Berlin engage celui de Vienne à accepter la médiation. Berchtold dit qu'il a tout d'abord répondu qu'il était impossible de suspendre les hostilités contre la Serbie, et qu'ensuite il a pris les ordres de Sa Majesté. Le monarque a déclaré qu'on ne pouvait arrêter les opérations militaires, et qu'il fallait éviter soigneusement d'accepter la proposition anglaise au fond, in meritorischer Hinsicht, mais qu'on pouvait l'accueillir dans la forme, et déférer de cette manière au désir du chancelier allemand. Berchtold se prononce résolument contre la solution britannique ; il juge insuffisants un succès diplomatique et l'occupation de Belgrade, qui laisseraient l'armée serbe intacte et n'empêcheraient point la Russie de passer pour avoir sauvé la Serbie : on ne ferait qu'ajourner le conflit à deux ou trois ans, à une époque beaucoup moins favorable. Bilinski émet l'avis que, depuis la mobilisation autrichienne, on ne peut plus adhérer à des propositions qui auraient été acceptables antérieurement. Tisza se rallie complètement à l'opinion du ministre des Affaires étrangères. Il déclare qu'il serait très périlleux — verhängnisvoll — d'accepter au fond la proposition anglaise. Il demande toutefois s'il ne convient pas de répondre évasivement. Stürgkh et Bilinski se prononcent avec énergie contre tout projet de conférence. Burian s'étant exprimé dans le même sens, on décide de répondre que l'Autriche accepte en principe la proposition Grey, à la condition que les hostilités contre la Serbie continuent et que la mobilisation russe soit arrêtée. L'équivoque persiste.

On passe ensuite à la discussion des rapports avec l'Italie et de l'article VII du traité de la Triple-Alliance. Burian, Tisza et Stürgkh estiment que l'Italie n'a droit à aucune compensation, et qu'elle ne pourrait en recevoir qu'après avoir coopéré avec l'Autriche à une grande guerre. Le Conseil décide que, dans le cas où la Monarchie procéderait à une occupation prolongée — dauernde Besetzung — du territoire serbe, elle envisagerait une compensation pour l'Italie, et que, si l'Italie remplissait effectivement — tatsächlich — son devoir d'alliée, on parlerait aussi d'une cession de Vallona en sa faveur, l'Autriche-Hongrie s'assurant de son côté une influence prépondérante dans le nord de l'Albanie.

Des télégrammes conformes aux décisions prises sont aussitôt expédiés de Vienne. Celui qui est destiné à Rome est rédigé en termes intentionnellement vagues.

 

 

 



[1] Le texte original est en anglais, de même que la réponse de Guillaume II et les autres dépêches échangées entre les deux souverains. Les heures indiquées sont celles relevées dans : Die deutschen Dokumente zum Kriegsausbruch.