HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE III. — LA POLITIQUE EXTÉRIEURE ET LA POLITIQUE COLONIALE.

CHAPITRE V. — LA POLITIQUE COLONIALE DE LA FRANCE.

 

 

I. — FORMATION TERRITORIALE DE L'EMPIRE COLONIAL.

LES colonies de la France, éparses de tous côtés sur le globe, reliées à la métropole uniquement par mer, restaient des dépendances du ministère de la Marine, qui envoyait pour les administrer des gouverneurs investis de pouvoirs étendus, agrandis en pratique par la distance et l'absence de contrôle. Mais, depuis la République, les colons d'origine française établis en Algérie et les créoles, habitants des vieilles colonies, assimilés par l'usage de la langue et du droit privé français, furent traités en citoyens français ayant le droit de participer au gouvernement de la France. Les trois départements d'Algérie, les trois îles (Martinique, Guadeloupe, Réunion) et l'Inde française élurent leurs représentants à l'Assemblée Nationale en 1871 ; l'Assemblée en 1873 leur attribua une représentation au Sénat et à la Chambre des députés. Ce système fut étendu en 1879 au Sénégal et à la Guyane, en 1881 à la Cochinchine, trois pays où les citoyens français ne formaient qu'une petite minorité. Les colonies très petites ou très faiblement peuplées, Saint-Pierre-et-Miquelon, stations de pêche, la Nouvelle-Calédonie, les îles d'Océanie, restèrent sans représentation législative.

La centralisation se continua par l'extension du jury aux trois colonies créoles (1880) et la création (1883) d'un Conseil supérieur des Colonies, formé en partie de délégués élus, chargé de donner des avis au gouvernement. Les sénateurs et les députés coloniaux usèrent de leur influence dans les Assemblées pour intéresser le gouvernement et l'opinion aux questions coloniales, ils dirigèrent le mouvement vers l'assimilation qui transforma le régime de l'Algérie et de la Cochinchine. La politique coloniale (1870-90) tendit à introduire partout les institutions de la métropole et à unifier le personnel des fonctionnaires, de façon à former de toutes les colonies une masse homogène soumise à un régime uniforme, malgré l'éloignement et la diversité des conditions.

L'acquisition à des titres divers — protectorat, annexions, sphères d'influence — de territoires d'énormes dimensions assura à la France un vaste empire colonial, peuplé d'indigènes barbares ou hostiles à la civilisation française, réfractaires à l'assimilation. Elle résulta d'opérations isolées entreprises sans plan d'ensemble, sans but précis, au hasard des accidents de la politique étrangère et intérieure. Les artisans de cette œuvre semblent avoir agi d'instinct, aiguillonnés par des rivalités, poussés par le sentiment d'une occasion à saisir ; ils savaient l'opinion publique indifférente ou hostile, et défendaient leur politique par des subterfuges ou des arguments de tribune. L'opposition, passionnée et amère, ne reposait guère sur la vue claire des inconvénients des opérations lointaines ; elle s'inspirait surtout de sentiments de défiance et d'antagonismes personnels. Ni l'expansion coloniale, ni la résistance qu'elle rencontra ne procédaient d'une pensée réfléchie ; partisans et adversaires improvisèrent leur doctrine dans les luttes oratoires des Assemblées et les polémiques de presse.

L'opération commença par la Tunisie, et dès ce premier pas le ministère Ferry employa les procédés qui allaient caractériser les entreprises coloniales sous la République : demander des crédits insuffisants et dissimuler la portée de l'expédition pour éviter d'alarmer l'opinion ; envoyer les troupes par petits paquets, entamer les opérations militaires avant d'avoir avisé les Chambres, et faire les dépenses avant d'avoir obtenu les crédits, engager l'honneur du drapeau et le prestige de la France, au point où le pays se sent obligé de pousser l'aventure jusqu'à la conquête.

Jules Ferry n'alléguait pour occuper la Tunisie que des motifs politiques : Il faut à notre sécurité des gages durables.... La République française a répudié solennellement, en commençant cette expédition, toute idée de conquête (12 mai 1882). Gambetta, en le félicitant, se plaçait sur le même terrain : La France reprend son rang de grande puissance. Ferry, en réponse aux radicaux, disait (5 novembre) : La France ne peut tolérer en Tunisie ni l'anarchie ni l'étranger. — L'entreprise du Tonkin fut justifiée d'abord par des raisons politiques. A une interpellation (31 octobre 1883), Ferry répliqua que c'était une affaire française et une question de patrie.... Toutes les parcelles du domaine colonial de la France, ses moindres épaves doivent être sacrées pour nous. L'allusion à des avantages pratiques restait vague : Il s'agit de l'avenir de cinquante ou cent ans... ce qui sera l'héritage de nos enfants, le pain de nos ouvriers. Il louait l'instinct profond qui a poussé nos prédécesseurs vers l'embouchure du fleuve Rouge. Les opposants, conservateurs ou radicaux, objectaient les dépenses et les pertes en hommes de l'armée active recrutés par le service obligatoire, qu'aucun avantage pratique ne compensait. lis reprochaient au gouvernement ses subterfuges pour engager les opérations militaires et les négociations sans avertir le Parlement.

Pendant les expéditions de Tunisie et d'Indo-Chine, l'expansion s'opérait obscurément par les petites opérations militaires des troupes indigènes dans le Soudais et, les explorations pacifiques au Congo. Les Européens, qui jusqu'en 1880 n'occupaient du continent africain que les deux extrémités (Nord et Sud) et quelques portions de la côte, poussés par la crainte de se laisser devancer, se lançaient dans les prises de possession, et en quinze années consommaient le partage de l'Afrique. Les États possesseurs d'établissements sur la mer s'avançaient vers l'intérieur, où ils se heurtaient à des entreprises rivales. Les nouveaux venus, l'empire allemand et l'Italie, prenaient pied sur les côtes sans maître. Cette course aux acquisitions amenait des chocs entre les agents de nations différentes et des froissements entre les États. Pour éviter les conflits, les gouvernements adoptèrent une méthode qui s'exprima par deux formules. 1° L'État possesseur de la côte avait un droit de préférence sur le pays situé en arrière (hinterland). 2° Un État, en faisant reconnaître qu'un territoire faisait partie de sa sphère d'influence, pouvait, sans l'occuper effectivement, s'assurer pour l'avenir le droit d'en prendre possession à l'exclusion de tout autre. La détermination du hinterland dépendait de l'appréciation des conditions de fait ; les sphères d'influence étaient précisées par des conventions expresses, qui en garantissaient la prise de possession. La formation territoriale de l'empire colonial français fut ainsi accompagnée de négociations diplomatiques et sanctionnée par des traités de délimitation de colonies et de sphères d'influence avec tous les États limitrophes, Angleterre, Allemagne, Espagne, Portugal, État indépendant du Congo.

Ces accords avec les gouvernements européens relièrent la politique coloniale de la France avec sa politique en Europe. Bismarck voulait éviter à l'Allemagne la charge de possessions coûteuses où elle devrait envoyer des soldats et des fonctionnaires, et se borner à encourager le commerce allemand en plaçant sous la protection officielle de l'empire les sociétés commerciales allemandes qui établiraient leur domination par des accords, réels ou fictifs. avec les chefs indigènes ; il fut amené à délimiter par traités les territoires de protection (Schutzgebiete) allemands.

Cette opération irrita les Anglais déjà en conflit avec les Français pour l'Égypte et le Niger. Bismarck exprima le désir de s'associer à la France pour résister à une politique d'exclusivisme colonial aussi peu dissimulée. Il voulut garantir la libre concurrence, en opposant à l'Angleterre un accord international qui ouvrirait l'Afrique au commerce allemand ; invita les États intéressés à une conférence dont il indiqua le programme. Ferry déclara (octobre 1884) en accepter les points essentiels : 1° liberté du commerce dans la région du Congo, 2° application au Congo et au Niger des principes adoptés par le congrès de Vienne pour la navigation des fleuves internationaux, 3° règlement des formalités pour les occupations européennes sur les côtes d'Afrique.

La Conférence de Berlin (15 novembre 1884), où furent représentés 14 États, toute l'Europe (sauf la Suisse et les pays des Balkans) et les États-Unis, régla par un accord international le régime des régions du Congo et du Niger et la procédure de l'occupation coloniale en Afrique. L'acte général de la Conférence de Berlin (26 février 1887) en formula les principes. La navigation était libre sur tout le cours du Congo, du Niger et de leurs affluents, les États riverains n'y devaient percevoir aucun droit, sinon pour améliorer la navigation, n'y établir ni monopole ni traitement de faveur. Ils devaient protéger les missions, les voyageurs, les indigènes, assurer aux étrangers la sécurité des personnes et des biens et le droit d'acquérir et de transmettre des propriétés, empêcher et réprimer la traite des esclaves. Une occupation de territoire n'était reconnue valable qu'à condition d'être effective et notifiée à tous les États représentés à la Conférence ; la sphère d'influence était définie l'aire où une puissance est reconnue comme possédant une priorité de prétention sur les autres. Ce règlement devait établir en Afrique le régime de la porte ouverte avec l'égalité commerciale entre Européens ; il fut éludé par la pratique des gouvernements et des compagnies.

En même temps (1885), la France créait un établissement au débouché de la mer Rouge ; elle s'y était fait déjà céder des droits par des chefs musulmans, au sud sur la baie de Tadjourah (1862), au nord, en Arabie, à Cheik-Saïd (1868) ; elle fonda sur la côte africaine, à Obock, une station maritime entre Suez et l'Extrême-Orient., qui devait servir de dépôt de charbon et de tête de ligne à une route commerciale vers l'Abyssinie.

L'expansion en Afrique mit la France en rivalité permanente avec l'Angleterre et la rapprocha de l'Allemagne ; on en fit grief à la politique coloniale. Clémenceau reprocha à l'affaire de Tunisie d'avoir refroidi des amitiés précieuses et suscité des explosions d'amitié bien faites pour surprendre. L'opposition accusa Ferry de se faire l'instrument de Bismarck, qui poussait la France aux expéditions lointaines pour l'affaiblir en Europe.

Après la chute de Ferry, son ancien chef de cabinet Rambaud publia La France coloniale, pour faire connaître au public français une politique dont les traits essentiels lui semblaient définitivement fixés. Ferry justifiait encore sa politique (28 juillet 1885) par la formule de l'ancienne diplomatie comme une compensation pour l'acquisition de Chypre par l'Angleterre, mais il ébauchait une doctrine coloniale. Il faut à la France des débouchés pour ses industries et ses capitaux ; le protectionnisme lui ferme l'Europe et les États-Unis ; elle doit s'étendre en Afrique et an Tonkin, oh elle prendra contact avec les Chinois, un des peuples les plus avancés et les plus riches du monde. Les colonies sont pour les pays riches un placement de capitaux des plus avantageux... la France, qui regorge de capitaux, a intérêt à considérer ce côté de la question. Elles sont un débouché pour les produits de l'industrie française, car le lien colonial avec la mère patrie suffit pour que la prédominance économique suive la prédominance politique. Suivant une distinction entrée alors dans l'usage, la France aura, non des colonies de peuplement, mais des colonies d'exploitation. L'objection morale, fondée sur les principes de 89, qu'on doit laisser le Tonkin aux Tonkinois, et ne pas imposer la civilisation à coups de canon, parait à Ferry de la métaphysique politique. Les nations... ne sont grandes que par l'activité.... Rayonner sans agir... pour une grande nation, c'est abdiquer.

Dès la convention de délimitation sur le Niger en 1890, le cadre territorial de l'empire colonial était constitué. Il ne fut modifié que faiblement, par les extensions en Indo-Chine sur les frontières du Laos et du Cambodge, et la prolongation de la colonie du Congo jusqu'au bassin du Haut-Nil. Cet agrandissement brusque en avait fait un assemblage trop hétérogène pour être soumis à un régime unique ; il en avait même rompu officiellement l'unité en y introduisant un procédé nouveau de gouvernement : le protectorat, exercé par un résident sur le modèle anglais de l'Inde, reposait sur un principe opposé à l'assimilation ; laissant à chaque pays ses coutumes et ses chefs, il le soustrayait à l'action des institutions et des fonctionnaires français, et maintenait la diversité des régimes. Les pays de protectorat soumis an ministère des Affaires étrangères, les colonies restées dépendantes du ministère de la Marine, avaient des institutions officielles différentes. Même les colonies nouvellement annexées, où la population a gardé ses usages et ignore le français, étaient administrées suivant une méthode beaucoup plus semblable au protectorat qu'au régime des vieilles colonies ; les fonctionnaires, peu nombreux, se bornaient à surveiller et à diriger de loin les chefs indigènes.

Les possessions de la France se partagent dès lors en trois groupes : les anciennes colonies peuplées de citoyens français, où se continue l'effort d'assimilation (en Algérie, en Cochinchine), les colonies nouvelles à population indigène sans colons, gouvernées avec l'aide des chefs indigènes par des fonctionnaires français investis d'un pouvoir discrétionnaire, — les protectorats, Tunisie, Annam, Cambodge, Maroc, gouvernés par des souverains indigènes sous la surveillance de quelques représentants de la France.

 

II. — FORMATION DU PARTI COLONIAL ET DES INSTITUTIONS COLONIALES.

LE ministère de la Marine ne suffisait plus pour diriger un empire colonial dont une portion relevait d'un autre ministère ; pour lui donner un organe central commun, on créa un sous-secrétariat d'État aux Colonies, relevant du ministère de la Marine (1887) et confié à un colonial, Étienne, député d'Oran. Pour marquer la prédominance des intérêts économiques dans les colonies, on le transféra du ministère de la Marine à celui du Commerce (1889) ; et le sous-secrétaire d'État obtint accès au Conseil des ministres. L'administration coloniale fut pourvue d'institutions spéciales. L'École coloniale (créée en 1889), se recrutant au concours, fut chargée de préparer des fonctionnaires civils connaissant les régimes et les besoins des colonies ; les trois quarts des emplois d'administrateurs étaient réservés à ses élèves. Le Conseil supérieur des colonies réorganisé (1890) se composait, en majorité, des sénateurs et députés coloniaux, et des délégués élus pour trois ans par chacune des colonies sans député.

En réponse à une interpellation sur un combat au Dahomey, Étienne exposa sa politique en Afrique (10 mai 1890) : Si vous abaissez une perpendiculaire... de la Tunisie... par le lac Tchad... au Congo... la plus grande partie des territoires entre cette perpendiculaire et la mer (en exceptant les possessions étrangères enclavées)... sont à la France ou destinés à entrer dans sa sphère d'influence.

Le mouvement protectionniste marqué par les tarifs de 1892 précisa la doctrine esquissée par J. Ferry. La France sent aujourd'hui, déclara Étienne (11 avril 1892), qu'il lui faut de nouveaux débouchés dans les pays d'outre-mer. La possession des colonies parut avoir pour objet des avantages économiques, plutôt qu'un accroissement de population ou de puissance. Elle devait, suivant l'expression de Ferry, en réservant des marchés à l'exportation française, servir de soupape de sûreté au système protectionniste. L'Exposition universelle de 1889 présenta une section coloniale agréablement aménagée, où des indigènes amenés des colonies vivaient et travaillaient sous les yeux du public ; ce spectacle intéressa l'opinion au monde pittoresque des colonies.

Le petit groupe colonial des députés partisans de l'expansion s'organisa après les élections de 1893, sous la présidence d'Étienne, et tint des réunions où se discutaient les questions coloniales. Le Comité de l'Afrique française publia (depuis 1893) un Bulletin qui devint l'organe du mouvement colonial ; il recueillit des fonds pour encourager les explorations et fit campagne pour la prise de possession du Soudan, puis pour la mise en contact à travers le Sahara des trois tronçons de l'empire africain, Algérie, Sénégal, Congo. Il travailla à rendre populaires nos Africains en faisant connaître l'épopée de la conquête.

L'autonomie de l'administration coloniale fut consacrée par la création d'un ministère des Colonies, chargé, d'après le rapport à la Chambre (mai 1894), d'étendre nos relations commerciales avec nos possessions, de faciliter la fondation de comptoirs ou d'exploitations agricoles et industrielles, d'assurer à la France la compensation des sacrifices qu'elle a consentis pour la conquête de son empire. Au banquet de l'Union coloniale le nouveau ministre des Colonies, Delcassé, invita la France, suivant l'exemple des nations les plus pratiques, à mettre en valeur ces immenses territoires par l'initiative privée ; des capitaux considérables n'attendaient plus pour passer les mers que la sécurité. Le ministère, en réunissant le bureau d'émigration avec l'exposition permanente des produits coloniaux, créa le service de renseignements commerciaux pour guider l'initiative des commerçants. A la Chambre (1895), Delcassé réclama de l'État le concours et la protection indispensables aux capitaux français.

La politique coloniale, pourvue d'un organe et d'une doctrine, travailla à compléter le territoire de l'empire et à en préparer l'exploitation économique. C'est dans cet esprit que le résident français à Obock fit transporter (1892) l'établissement français de l'autre côté de la baie, à Djibouti, qui offrait l'avantage d'un port naturel et d'un bon point de départ vers l'Abyssinie ; l'empereur Ménélik concéda à une Compagnie des chemins de fer éthiopiens une ligne entre sa capitale et la côte, pour ouvrir l'Abyssinie au commerce européen. C'est pour assurer la prépondérance du commerce français à Madagascar que le protectorat fut remplacé par une déclaration d'annexion, destinée à annuler les traités qui conféraient des droits à d'autres nations européennes.

L'opposition ne combattait plus en principe l'expansion, niais elle trouvait les dépenses hors de proportion avec les bénéfices et se plaignait du gaspillage administratif et du nombre excessif des fonctionnaires ; elle soupçonnait les chefs militaires de rechercher les occasions d'opérations militaires et reprochait au ministère d'éluder le contrôle des Chambres. Le gouvernement tentait de l'apaiser. Dès 1892 le sous-secrétaire d'État (Gervais) reconnaissait le devoir de résister à une politique d'extension nouvelle. En 1894 le ministre promettait à la commission du budget de clore la période militaire au Soudan ; l'âge héroïque était terminé, le temps était venu de l'exploitation économique. Le parti colonial déclarait les opérations nécessaires pour arrêter l'expansion des guerriers musulmans et la destruction des indigènes.

La diversité des populations de l'empire faisait évanouir le rêve d'un régime uniforme ; la politique d'assimilation, condamnée officiellement en Algérie, était abandonnée. Le rapport sur la création du ministère des Colonies réclamait une administration... assez décentralisée pour ne pas étouffer l'initiative des colonies et gêner leur libre développement, capable de procurer à nos possessions la jouissance des institutions qui conviennent à chacune d'elles. La décentralisation était demandée par le parti colonial pour supprimer les entraves à l'expansion territoriale et économique des colonies, par ses adversaires pour diminuer les charges et les embarras de la métropole.

Dans le rapport sur le budget des colonies (1896), le député du Havre, Siegfried, forum la un programme d'organisation sur le modèle anglais. Comparant les dépenses annuelles de la France, 74 millions (dont 38 de budget militaire), pour un empire de 32 millions d'âmes, à celles de la Grande-Bretagne, 62 millions pour 393 millions d'âmes, il proposait de simplifier les rouages administratifs et de surveiller l'emploi des budgets locaux, dont le total dépassait 95 millions. Il conseillait d'encourager, non l'industrie, mais l'agriculture, surtout les denrées coloniales, et d'autoriser les colonies à des emprunts pour établir des voies de communication. Il recommandait les compagnies commerciales privilégiées auxquelles les gouverneurs auraient le pouvoir d'accorder des concessions de terres et de milles. L'ère des conquêtes était terminée, l'ère de la colonisation commerçait. Il fallait tenir compte des divers degrés de civilisation de chaque colonie, éviter les règles uniformes, ne pas se hâter d'appliquer les lois de la métropole, ne pas prétendre diriger dans le détail, laisser la liberté d'action aux gouverneurs, qui devaient tendre à coloniser, non à administrer.

Le conflit avec l'Angleterre au sujet de Fachoda amena une crise dans la politique du parti colonial. Les plus ardents partisans de l'expansion en Afrique, exaspérés par la concurrence anglaise partout dressée contre les entreprises de la France, songèrent à un rapprochement avec l'Allemagne. Un des meilleurs collaborateurs du Bulletin du Comité de l'Afrique française écrivait (1898) :

Les Anglais savent bien qu'ils sont les vrais bénéficiaires de la situation créée par la question d'Alsace.... L'Europe... verra la plus grande partie du inonde passer sous l'ombre grandissante du drapeau britannique, si elle n'évite, non seulement les conflits, mais même les inquiétudes qui limitent... l'énergie que chacun de ses membres peut consacrer aux intérêts qu'il a au delà des mers.... Ne pas admettre que la politique... que nous accentuons depuis vingt ans hors d'Europe nous oblige à chercher sur ce continent la sécurité ou même des appuis, c'est faire de notre action en Asie et en Afrique une série de dangereuses aventures. Nous ne pouvons l'aire face de deux côtés.

 

III. — L'ORGANISATION ET LA MISE EN VALEUR DE L'EMPIRE COLONIAL.

L'AUTONOMIE, réclamée pour diminuer les charges de la métropole, fut établie par une décentralisation financière et administrative. Une loi (13 avril 1900) mit à la charge des colonies toutes leurs dépenses civiles et leur gendarmerie, ne laissant à la charge de l'État français que les dépenses militaires. Chaque colonie avait son budget des recettes alimenté par ses propres ressources, complété en cas d'insuffisance par une subvention de la métropole et employé à couvrir ses dépenses ; l'excédent, versé à un fonds de réserve, était affecté à ses besoins ; elle avait le pouvoir de contracter des emprunts dont elle payait les intérêts et l'amortissement. Le gouverneur, investi d'une autorité propre, préparait le budget avec l'aide d'un conseil des représentants de la population ; il avait le pouvoir de prendre des décisions et de nommer à certains emplois. En Algérie, le gouverneur général, surnommé un vice-roi dans le palais d'un roi fainéant, devint un chef de gouvernement.

Les colonies d'une même région furent réunies en un groupe pourvu d'un gouvernement général et d'un budget général alimenté par les droits d'entrée et les impôts indirects ; chacune conserva son lieutenant-gouverneur et son budget local alimenté par les taxes directes. Ce régime, créé en Indo-Chine où il restaurait l'unité annamite, fut étendu à l'Afrique occidentale, où restèrent enclavés 16 territoires étrangers, puis à l'Afrique équatoriale, et d'une façon incomplète à Madagascar et ses dépendances. Les autres colonies restèrent isolées ; la souveraineté du bey en Tunisie et du sultan au Maroc empêcha l'unité de l'Afrique du Nord.

La sécurité de l'empire, menacée par la rivalité britannique, fut définitivement assurée par l'accord de 1901 qui supprima méthodiquement toutes les occasions de conflit par un abandon réciproque de droits et de prétentions. La France se désintéressa de l'Égypte, l'Angleterre du Maroc. La France renonça au droit exclusif d'établissements de pèche sur le littoral de Terre-Neuve, source de conflits avec la colonie anglaise, l'Angleterre céda un petit territoire en Sénégambie, et des Îlots en face de Konakry, gênants pour l'Afrique occidentale française. La frontière à l'est du Niger fut précisée. L'Angleterre renonça à s'opposer aux douanes françaises à Madagascar. Au Siam, où l'influence prépondérante de l'Angleterre entretenait l'hostilité du gouvernement siamois contre la France, les deux États s'engagèrent à respecter le territoire du royaume. Ce fut le prélude du traité de 1907, qui mit fin au long conflit franco-siamois ; la France évacua la place forte siamoise de Chantaboun, le Siam rendit au Cambodge les trois provinces du Nord-Ouest autrefois cambodgiennes où se trouvent les ruines d'Angkor, capitale de l'ancien empire Khmer.

La France acheva d'établir sa domination sur toute la zone d'influence française en Afrique, jusqu'aux confins du Ouadaï, où elle atteignait la frontière des autres empires coloniaux ; elle fut désormais la puissance maîtresse dans le nord et l'ouest de l'Afrique et dans l'est de l'Indo-Chine. La superficie totale de son empire était évaluée en 1907 à plus de 10 millions de kilomètres carrés.

La France conserve dans son empire la direction des forces militaires, et continue à en supporter les frais. Mais elle n'y envoie plus de recrues fournies par le service obligatoire. Une armée coloniale a été constituée avec des volontaires européens et des indigènes. Elle comprend l'Infanterie coloniale, formée d'engagés français (qui remplace l'infanterie de marine), — la Légion étrangère, recrutée de volontaires blancs de tout pays, enrôlés sans s'assurer de leur véritable état civil, — les corps indigènes encadrés par des officiers français, cavaliers (spahis) et fantassins (tirailleurs), organisés par colonie (algériens, sénégalais, annamites).

La diversité des régimes s'est accentuée par l'autonomie. Les anciennes colonies, disséminées de tous côtés, continuent à servir de stations maritimes et créent à la France des relations avec toutes les parties du monde. Leur importance relative a beaucoup diminué ; elles n'occupent dans l'empire colonial que le 1/88 de la surface totale, avec le 1/42 de la population. La plupart ont subi une crise économique. Les Antilles avaient, depuis 1860, avec l'aide des banques de crédit, remplacé les petites usines à sucre avec moteurs à vent, installées près de chaque plantation, par quelques grandes fabriques outillées de façon à extraire de la canne une plus forte proportion de sucre ; elles employaient à la culture de la canne des travailleurs de l'Inde engagés par contrat, et avaient peu à peu abandonné toutes les autres productions, même le café. L'exportation du sucre s'accrut jusqu'à un maximum de 105.000 tonnes, évaluées 61 millions (en 1881) ; le commerce total s'éleva jusqu'à 135 millions, celui de la Guadeloupe monta de 16 millions en 1870 à 68 ½ en 1882. Ces bénéfices rapides furent dépensés sans compter pour les besoins publics, routes, ports, chemins de fer. La baisse très forte et continue du prix du sucre, amenée par la concurrence du sucre de betterave, jeta le désarroi dans les finances privées et publiques ; l'exportation du sucre tomba jusqu'à 25 millions en 1902, le commerce total à 60 millions en 1905 (28 pour la Guadeloupe, 32 pour la Martinique). Il se releva pour la Guadeloupe à 40 millions en 1910 et 38 en 1913. La Martinique, où l'éruption d'un volcan en 1903 avait détruit toute la population de Saint-Pierre, la principale ville de commerce, accrut son importation de 14 millions en 1905 à 22 en 1913, son exportation de 18 à 29.millions.

La Réunion, spécialisée dans la culture de la canne, avait souffert de l'épuisement des terres, des ravages des insectes et d'une succession de cyclones ; la production du sucre avait subi depuis 1862 une diminution de moitié que compensait mal la culture de la vanille. De 1889 à 1913, ses importations se maintenaient de 21 à 15 millions, ses exportations de 14 à 16. — Les établissements de l'Inde végétaient, n'attirant l'attention que par le scandale des élections législatives ; les indigènes étant inscrits comme électeurs, leurs votes étaient attribués par des procès-verbaux fictifs de scrutin au candidat soutenu par un Hindou de Pondichéry.

La Nouvelle-Calédonie, dont le développement avait été paralysé par la présence des condamnés et interrompu par un soulèvement des indigènes, avait été rendue à la colonisation libre : il s'y créait lentement une population stable née dans l'île, des familles de militaires, marins et employés subalternes. Mais les essais de cultures tropicales, surtout du café, encouragés par le gouverneur, donnèrent peu de profits ; le principal produit resta le minerai de nickel exploité par une grande compagnie et fondu dans les hauts fourneaux de Nouméa. L'exportation, après de fortes variations, monta lentement de G millions à S de 1889 à 1900, et atteignit 15 millions en 1913, restant inférieure à l'importation montée de 9 à 17.

La Guyane, restée seule colonie pénitentiaire, n'avait de produit important que l'or exploité par le procédé primitif du lavage des alluvions ; le commerce atteignait après 1905 de 10 à 15 millions avec un léger excédent d'importation. Les frontières avaient été réglées par traités avec la Hollande (1891) et le Brésil (1900).

Tahiti, annexée en 1880, devenait le centre d'un groupe de possessions françaises dont la population polynésienne, en décroissance continue, était remplacée par des métis de Chinois et de noirs ; les cultures de coton, de canne à sucre, de vanille, et surtout la coprah tirée de la noix de coco fournissaient une exportation en hausse légère. L'opposition des colons anglais d'Australie empêchait d'annexer les Nouvelles-Hébrides, où des Français exploitaient des plantations avec la main-d'œuvre des engagés indigènes mélanésiens ; elles restaient indivises entre la France et l'Angleterre.

Les anciennes colonies restaient soumises au système fiscal et douanier de la métropole. Les hauts tarifs de douane de 1892 imposés aux articles de l'étranger entravaient le commerce ; ils écrasaient les îles Saint-Pierre et Miquelon et la Nouvelle-Calédonie, que leur éloignement de la métropole obligeait à se fournir dans les pays étrangers leurs voisins. Ailleurs ils étaient mal compensés par les exemptions de droits pour certains produits des colonies. L'obligation d'appliquer les conventions de commerce entre la France et les autres États empêchait chaque colonie de faire avec un pays étranger les accords conformes à ses besoins. Le protectionnisme troublait même l'équilibre des budgets, car une partie des recettes consistait dans l'octroi de mer, levé à l'entrée des marchandises dans les ports de la colonie. La loi de 1893 l'autorisait, mais la Cour de Cassation et le Conseil d'État le jugeaient illégal, comme constituant des droits de douane déguisés, qui frappaient tous les objets à l'importation.

Les colonies nouvelles jouissaient d'un régime plus large, leurs produits payaient à l'entrée en France les droits du tarif minimum, et elles recevaient les produits étrangers. Leur système fiscal était beaucoup plus simple ; la recette des budgets locaux provenait surtout de la taxe sur les indigènes, dont le produit et le taux s'élevaient avec l'accroissement de la population et de l'aisance. Le total de la recette montait en quinze ans (1893-1910) de 97 millions à 254, et la taxe servait à l'éducation des indigènes d'Afrique, auxquels les administrateurs expliquaient qu'elle rémunérait les services rendus par la France en les protégeant contre les dévastations.

L'autonomie des budgets facilitait les emprunts ; les grandes colonies en firent largement usage : le total des sommes empruntées, évalué en 1895 à 37 millions, dépassait 670 millions en 1910. Cet appel au crédit public devait fournir les capitaux pour économique, travaux publics, chemins de fer, routes, ports, moyens de transport et voies de communications, qui à leur tour attireraient dans les colonies les capitaux privés et les entreprises nécessaires pour la mise en valeur des richesses naturelles du pays. L'exploitation commençait par les opérations qui promettaient un bénéfice prompt, l'extraction de l'or, du nickel, des phosphates, et les cultures qui fournissaient des produits d'exportation faciles à convertir en argent, les denrées coloniales, sucre, cacao, café, vanille, les matières oléagineuses, arachide, sésame, amande palmiste, coprah, les céréales à grand rendement, surtout le riz. L'Association cotonnière coloniale se créait pour développer la culture du coton dans les colonies françaises ; quelques stations agricoles pourvues de champs d'expérience après des tentatives manquées pour acclimater les espèces de coton à longue soie en Algérie, aux Antilles, à la Réunion, à Madagascar, en Océanie — travaillaient à améliorer la culture du coton indigène en Afrique occidentale.

La tradition française de centralisation et d'assimilation était définitivement abandonnée. Le gouvernement, converti à la méthode anglaise de l'action individuelle, renonçait à imposer des règlements uniformes ; il laissait le champ libre aux administrateurs coloniaux et leur recommandait de laisser agir les initiatives privées. Chaque colonie devait décider de ses affaires et subvenir à ses dépenses. Des Français en petit nombre, envoyés comme administrateurs, dirigeaient les chefs indigènes, ou, établis à leur compte, dirigeaient les exploitations agricoles, les entreprises et les maisons de commerce. Les indigènes, employés subalternes ou travailleurs manuels, tiraient de leur salaire ou de la vente de leurs produits des gains qu'ils dépensaient en achat d'articles industriels, d'importation en partie française. Les bénéfices matériels et les avantages des voies de communication et de l'assistance médicale les attachaient à la domination de la France. Ce procédé, appelé politique de collaboration ou d'association, se propose, suivant le mot de Waldeck-Rousseau, d'amener les indigènes à évoluer, non dans notre civilisation, mais dans la leur.

L'accroissement de l'activité se marquait dans l'augmentation de la population, du rendement des impôts, du commerce extérieur. Le recensement de 1911 attribuait à l'Algérie 4.741.000 âmes, à la Tunisie 1.929.000, à la Réunion 174.000, à la Guadeloupe 185.000, à la Martinique 185000, à la Guyane 49000, à l'Indo-Chine 16.990.000 (dont 6 118.000 au Tonkin, 3 050.000 à la Cochinchine). — Les chiffres, établis par une évaluation, étaient de 11.343.000 pour l'Afrique occidentale, 9.000.000 environ pour l'Afrique équatoriale, 3.154.000 pour Madagascar, 30.000 pour toute l'Océanie. Le total approximatif, y compris le Maroc évalué trop haut (5 millions), dépassait 54 millions et demi (dont 37 en Afrique). Le chiffre officiel du commerce extérieur était en 1913 pour l'Algérie de 729 millions à l'exportation, 562 à l'importation ; pour le reste de l'empire, il arrivait à 1.600 millions environ ; l'exportation, inférieure pendant la période de mise en exploitation, dépassait l'importation d'environ 50 millions. Les colonies produisaient plus qu'elles ne consommaient.

L'empire colonial était en mesure d'apporter à la France une aide appréciable pendant la guerre.