I. — LA POLITIQUE DE LA FRANCE EN ORIENT ET AU CONGRÈS DE BERLIN. DEPUIS que l'empire allemand avait en 1871 établi sa prépondérance militaire, la politique extérieure de l'Europe consistait surtout en entrevues de souverains ou de ministres, déclarations des gouvernements aux Assemblées, circulaires aux agents des Affaires étrangères, toasts et cérémonies officielles, manifestations, articles de journaux inspirés par les ministères, interviews de personnages notables, révélations de secrets projets abandonnés, négociations sans résultats, — quelques traités très rares (la plupart des conventions concernaient les colonies), aucune opération militaire, excepté dans la péninsule des Balkans. Cette activité superficielle et compliquée exigerait une large place dans une histoire de l'Europe ; mais une histoire de France se limite aux faits qui ont provoqué une action du gouvernement français, ému l'opinion française, ou modifié les conditions de la politique française en Europe ; on ne devra donc pas s'étonner que l'exposé en soit court. Après l'alerte de 1875, la France est rentrée dans le concert européen. Mais, comme aucun ministère français n'a ni la volonté ni les moyens de soutenir en Europe une opération militaire, la France reporte toute son action sur la politique coloniale ; en Europe, elle suit une politique d'inaction pacifique, qui se borne à des négociations diplomatiques, et à des armements militaires destinés à maintenir la paix. Cette période d'attente, qui devait durer jusqu'à la guerre de 1914, commence dès 1875 par la réouverture de la question d'Orient, Le gouvernement russe avait repris la politique d'intervention dans l'empire Ottoman, sous la forme d'une agitation pour la délivrance, non plus des orthodoxes, mais des Slaves des Balkans, poussés à la révolte par ses agents secrets. En 1875, les Serbes d'Herzégovine s'étant insurgés avec l'aide des Serbes du Monténégro, Alexandre proposa aux deux autres empereurs de s'entendre sur la question d'Orient, et demanda au gouvernement français son concours pour circonscrire et apaiser les désordres. Il proposait d'agir moralement des deux côtés pour engager les insurgés à la soumission... la Turquie à la clémence et à des réformes. La France, sur le conseil de son ambassadeur en Russie, Le Flô, accepta, pour ne pas rester isolée. Gortschakoff annonça l'intention d'exiger du sultan des réformes profondes sous le contrôle des puissances et le tsar expliqua à Le Flô (28 décembre) que l'accord de toutes les puissances chrétiennes était nécessaire pour obtenir une solution pacifique. Une note, rédigée, au nom des trois empires, par le ministre d'Autriche-Hongrie Andrassy, fut remise aux trois autres puissances signataires du traité de Paris, l'Angleterre, la France., l'Italie ; elle déclarait insuffisantes les réformes du gouvernement turc et proposait des mesures en faveur des chrétiens de Bosnie-Herzégovine, sous la garantie des puissances. C'était renier le principe posé en 1856 par les puissances protectrices de l'empire Ottoman, qui, pour respecter le pouvoir souverain du sultan, s'étaient bornées à lui conseiller des réformes en lui laissant le soin de les appliquer. On proposait maintenant de l'obliger à accepter la médiation des États chrétiens entre lui et ses sujets slaves, et à appliquer les réformes sous le contrôle des agents européens. La médiation échoua, les insurgés serbes restèrent en armes. Les chrétiens slaves de Bulgarie envoyèrent des pétitions aux États européens contre l'oppression turque, quelques villages s'insurgèrent en demandant l'autonomie de la Bulgarie. Les musulmans, irrités de l'intervention, répondirent par des violences. A Salonique les consuls de France et d'Allemagne furent massacrés (6 mai 1876). Les gouvernements européens réclamèrent réparation. Un mémorandum, préparé par Gortschakoff et rédigé à Berlin (11-12 mai) en commun avec Bismarck et Andrassy, demanda au sultan un armistice avec les insurgés. une commission mixte européenne pour répartir les secours entre eux, un contrôle par les consuls. La France et l'Italie acceptèrent d'y adhérer, le gouvernement anglais refusa. A Constantinople, le parti révolutionnaire, surnommé Jeunes-Turcs, fit déposer le sultan Abdul-Aziz et proclama Mourad (juin). La Serbie déclara la guerre à la Turquie (2 juillet). Les bachi-bouzouks, lâchés sur la Bulgarie par le gouvernement turc, brûlèrent les villages insurgés et massacrèrent les habitants. La Russie essaya d'entraîner la France à une action commune. Gortschakoff, venu à Ems avec le tsar, montra à l'ambassadeur français Gontaut-Biron les dépêches russes racontant les massacres en Bulgarie ; mais Decazes, ministre des Affaires étrangères, ne voulait pas de la guerre ; Gortschakoff se plaignit de l'ingratitude de la France. Alexandre hésita entre deux politiques : intervenir en Orient malgré l'Autriche, ou se mettre d'accord avec l'Autriche avant d'intervenir. Il fit demander secrètement à Bismarck si, au cas où il ferait la guerre à l'Autriche, l'Allemagne resterait neutre, et, sur la réponse négative de Bismarck, se résigna aux conditions de l'Autriche. Par une convention secrète (15 janvier 1877), elle promit sa neutralité en échange du droit d'occuper la Bosnie. La Conférence des ambassadeurs des six grandes puissances à Constantinople tenta d'empêcher la guerre par des réformes. Mais le parti Jeune-Turc, qui gouvernait sous le nom du sultan, annonça que le sultan accordait une constitution à son peuple, et que l'empire, devenu constitutionnel, ferait ses réformes lui-même. Les ambassadeurs quittèrent Constantinople. La Russie déclara la guerre et en définit l'objet par un manifeste du tsar (24 avril) : il s'agissait, non de faire des conquêtes, mais de défendre les frères slaves opprimés et de mettre fin à un état de choses déclaré par les puissances incompatible avec leurs intérêts. La France, garante du traité de 1856, n'avait ni les moyens ni le désir d'arrêter la Russie. Decazes répondit à une interpellation (1er mai) que nous avions le privilège de n'être engagés dans les événements par aucun intérêt direct. Le gouvernement russe se proposait de limiter les opérations à la région au nord des Balkans, de façon à éviter l'intervention de l'Angleterre. Mais l'échec de son armée devant Plevna (1877), l'obligea à demander l'aide des Roumains et à transformer la guerre en une invasion de l'empire Ottoman. Les Russes, traversant les Balkans, s'avancèrent jusqu'aux faubourgs de Constantinople et imposèrent au gouvernement turc le traité préliminaire de paix (3 mars 1878) signé au quartier général russe, à San Stefano : le territoire peuplé par les Bulgares, y compris la Macédoine, devait former une principauté, de Bulgarie. Mais les autres puissances profitèrent des embarras de la Russie pour la forcer à faire régler par un Congrès le démembrement de l'empire Ottoman. Bismarck en prit l'initiative : ce fut sa revanche sur Gortschakoff. Dans un discours célèbre au Reichstag (19 février), il avait expliqué que l'Allemagne, n'étant pas intéressée directement, jouerait le rôle d'un honnête courtier. Après deux mois de négociations (avril-mai), la Russie accepta un Congrès à Berlin pour la libre discussion de la totalité du contenu du traité. Le gouvernement français, invité au Congrès de Berlin, se trouvait, pour la première fois depuis 1871, appelé à faire un acte de politique extérieure. Accepter était pénible : il fallait aller à Berlin figurer dans un rôle secondaire, sous la présidence de Bismarck, qui consacrait la prépondérance de l'Allemagne. Mais un refus aurait mis la France dans l'alternative, ou de se rendre responsable de l'échec d'un Congrès utile à la paix, ou de subir les décisions prises en dehors d'elle. Gambetta avait lu avec émotion le discours de Bismarck au Reichstag ; il écrivait à sa confidente qu'il voyait venu le moment de profiter... des ambitions rivales pour poser nos légitimes revendications et fonder avec lui l'ordre nouveau. Il prit rendez-vous avec Bismarck en Allemagne (mars 1878) : mais il y renonça par crainte de l'opinion française. Le ministère accepta l'invitation en précisant que le Congrès ne s'occuperait pas des affaires d'Occident et ne soulèverait en Orient aucune question qui ne fût pas posée par les événements (Liban, Lieux-Saints, Égypte). Le ministre, par une allusion, annonça à la Chambre l'intention de servir la cause des Grecs. Au Congrès, où les six grandes puissances et l'empire Ottoman avaient chacun deux plénipotentiaires, la France fut représentée par le ministre des Affaires étrangères Waddington, et l'ambassadeur à Berlin, le comte de Saint-Vallier. L'opération fut rapide (13 juin-13 juillet) ; les arrangements étaient faits d'avance, il ne restait au Congrès qu'à les enregistrer. Mais la Russie avait reconnu à l'Autriche par convention secrète le droit d'occuper la Bosnie. L'Angleterre avait conclu avec le sultan (4 juin), un traité d'alliance défensive qui lui donnait le droit d'occuper et d'administrer l'île de Chypre. La divulgation de ces accords secrets n'alla pas sans protestations. Les Turcs se plaignirent que la convention austro-russe aggravât le traité de San Stefano ; ils se résignèrent à céder à l'Autriche l'administration de la Bosnie et de l'Herzégovine, avec une clause secrète déclarant l'occupation provisoire. — La communication de la convention anglo-turque surprit et indigna Waddington : il menaça de se retirer. Salisbury, pour le calmer, lui parla en termes détournés d'une compensation pour la France en Tunisie : il dit qu'on ne pouvait pas laisser Carthage aux mains des barbares. Le rôle des plénipotentiaires français consista surtout à obtenir des améliorations pour les protégés de la France : pour la Grèce une promesse d'agrandissement, pour la Roumanie une rectification de frontières dans la Dobroudja, pour les sujets chrétiens du sultan des promesses formelles de réformes. Ils proposèrent de reconnaître aux ambassadeurs un droit de protection sur les églises et les pèlerins : le Congrès accepta de reconnaître les droits acquis à la France. Ils aidèrent à proclamer la liberté égale des cultes dans l'empire Ottoman et dans les États devenus indépendants, ce qui obligeait la Roumanie à accorder l'égalité de droits aux Israélites. Ils n'intervinrent pas dans le règlement du territoire bulgare, qui fut partagé en une principauté de Bulgarie tributaire et une province autonome de Roumélie ; la Macédoine redevint une province sujette. Le règlement de la question d'Orient n'intéressait la France qu'indirectement ; plus importantes pour elle furent les conséquences du Congrès. Il laissa entre les deux gouvernements rivaux d'Allemagne et de Russie une hostilité qui préparait un nouveau groupement des grandes puissances. Il ouvrit pour la France une ère d'expansion hors d'Europe. II. — LA TRIPLE-ALLIANCE ET L'ISOLEMENT DE LA FRANCE. L'ACCORD entre l'Allemagne et l'Autriche, resserré par le Congrès de Berlin, s'affirma par un acte qui indirectement atteignait la France : l'Autriche renonça (11 octobre) à l'article 5 du traité de Prague, accepté en 1866 sur la demande de Napoléon III, qui obligeait la Prusse à rendre au Danemark les districts nord du Slesvig si les populations en exprimaient le vœu. L'irritation d'Alexandre et de Gortschakoff transforma l'accord austro-allemand en une alliance. Le Congrès avait nommé une commission chargée de faire exécuter les clauses du traité de Berlin ; le gouvernement russe accusa Bismarck d'avoir donné pour instructions au représentant de l'Allemagne de voter toujours avec l'Autriche, l'Angleterre et la France, de façon à mettre en minorité la Russie. Gortschakoff manifesta son mécontentement par une interview dans un journal royaliste français, où il attribua à son amitié pour la France l'inimitié de Bismarck contre lui, et répéta sa formule habituelle : J'ai toujours dit à vos hommes d'État : Soyez forts (1er septembre). Alexandre se plaignit à Guillaume Ier de l'attitude de sou gouvernement, et sur sa demande, les deux empereurs eurent à Alexandrovo (3 septembre) une entrevue restée secrète, le résultat fut le refroidissement de leurs relations. Les journaux russes prirent un ton hostile à l'Allemagne et parlèrent d'alliance avec la France. Bismarck disait (en 1878) à l'ambassadeur russe Orloff, qu'il avait le cauchemar des coalitions contre l'Allemagne, et, pour ôter aux gouvernements la tentation de se coaliser, il cherchait une alliance durable entre l'Allemagne et une des grandes puissances. Il jugeait la Russie trop puissante pour rendre ce service sans contrepartie, et consentir à se désintéresser de la France (il l'a dit en 1880 à son confident Busch) ; l'Autriche, gouvernée par un souverain allemand, lui semblait plus docile. Le ton menaçant des ministres russes lui faisait craindre une entente entre la Russie et l'Autriche ; il alla donc en Autriche proposer une alliance formelle. Guillaume Ier l'accepta, à condition de prévenir Alexandre, resté personnellement son ami. L'accord fut réglé à Gastein entre Bismarck et Andrassy, et conclu officiellement par le traité secret de Vienne (24 septembre 1879) publié le 3 février 1888. C'est une alliance purement défensive, alliance de paix et de défense réciproque ; les contractants promettent de ne la rendre agressive dans aucune direction. Ils s'engagent, en cas d'attaque de l'un des deux par la Russie, à se soutenir avec toutes leurs forces Si l'attaque vient d'un autre État, ils ne se doivent qu'une neutralité bienveillante, à moins que l'agresseur ne soit soutenu par la Russie. Ils espèrent que les armements russes ne les menacent pas. Mais, si leur espoir est déçu, ils tiennent pour un devoir de loyauté d'informer Alexandre qu'ils regarderont une attaque contre l'un deux comme dirigée contre tous deux. Bismarck, à Vienne, expliqua à l'ambassadeur français la nature de ses relations avec l'Autriche, et l'assura que l'Allemagne voulait vivre en paix. La politique extérieure de l'Angleterre fut transformée par l'arrivée au pouvoir du parti libéral ; Gladstone, devenu premier ministre en 1880, s'intéressait aux peuples chrétiens de l'empire Ottoman, surtout aux Arméniens, et n'avait pas de préventions contre les peuples slaves. Il fit réclamer à Vienne l'exécution des réformes imposées au sultan par le traité de Berlin, et proposa une action collective des puissances sur le gouvernement turc. Le gouvernement français, se sentant d'accord avec l'Angleterre, reprit la politique traditionnelle de la France en faveur des Grecs. La Conférence des ambassadeurs à Berlin, en exécution du traité de 1878, et sur la demande de la France, donna à la Grèce comme rectification de frontière presque toute la Thessalie (1881). La France, profitant des promesses de l'Angleterre à
l'occasion de Chypre, s'engagea dans une politique d'expansion hors d'Europe.
L'établissement de son protectorat sur la Tunisie (1881) eut un contre-coup immédiat sur ses relations avec les
États européens. L'Angleterre se plaignit que la
France eût cru devoir soulever à son profit une nouvelle question d'Orient.
L'Italie estima que la proximité plus grande et le nombre plus grand de
nationaux établis dans le pays lui donnait des droits supérieurs sur la
Tunisie ; l'opinion publique italienne se tourna contre la France ; le
ministère Cairoli, suspect de sympathies françaises, fut obligé de se
retirer. Le roi Humbert résolut de s'allier aux adversaires de la France. Il
alla à Vienne rendre visite à l'empereur (octobre
1881), et, malgré l'antipathie du gouvernement autrichien pour les
ministres italiens d'origine radicale, les négociations aboutirent à un
traité secret (20 mai 1882). L'Italie
adhéra à l'alliance entre l'Allemagne et l'Autriche. Ainsi commença la
Triple-Alliance, alliance purement défensive, qui n'eut jamais l'occasion de
jouer, mais qui agit fortement sur l'opinion du monde. Les trois monarchies de
l'Europe centrale, groupées contre leurs deux voisins, donnaient l'impression
d'une prépondérance menaçante pour tous les autres États. En face de la Triple-Alliance agissant de concert pour les opérations diplomatiques, la France restait isolée ; et son isolement s'aggrava dès 1882 par les conflits avec l'Angleterre en Afrique, qui se prolongèrent pendant vingt ans à propos de l'Égypte, du Niger, du Soudan oriental. Sa politique extérieure apparut dès lors dominée par cieux conditions qui rendaient anormales ses relations avec les autres États : l'une était l'établissement définitif du régime républicain, l'autre le maintien d'un régime d'oppression dans les pays arrachés à la France par le traité de Francfort. 1° La France républicaine se trouvait isolée dans l'Europe monarchique. La République ne pouvait être acceptée cordialement par les souverains, parce qu'elle donnait un exemple dangereux à leurs sujets. Le personnel républicain n'entrait pas en contact intime avec les cours et n'avait avec les personnels monarchiques que des relations d'affaires. Le souverain et son entourage aristocratique ne pouvaient voir dans les ministres français que des parvenus sans naissance et sans manières. Tandis que les liens de famille entre les princes facilitaient l'intimité entre les cours, les républicains restaient des hommes d'un autre monde, étrangers et intrus, qu'on recevait à cause de leurs fonctions, mais avec qui l'on n'entrait pas en confidence et, sachant leur pouvoir instable, on répugnait à entreprendre des opérations secrètes ou à longue portée, qu'on n'était pas sûr de pouvoir continuer avec leurs successeurs. En France même, le personnel diplomatique, formé sous la monarchie et resté conservateur, était en lutte sourde avec le personnel politique parvenu au ministère ; il intimidait ou paralysait par une opposition passive son chef officiel temporaire, le ministre des Affaires étrangères. Attaché à la tradition du quai d'Orsay, il travaillait, non à transformer la diplomatie française pour l'adapter au régime républicain, mais à lui conserver, sous la République, les allures des régimes antérieurs. Il cherchait à réconcilier avec la France le personnel des monarchies, soit en déplorant la République comme un accident peut-être passager, soit en faisant voir qu'il restait dans cette République assez de monarchie pour continuer la diplomatie monarchique. La République française n'avait pas introduit dans la politique européenne une condition nouvelle, elle se pliait aux conditions anciennes. 2° La mutilation imposée par le traité de Francfort avait jeté l'opinion publique en France dans une confusion de sentiments contradictoires : l'amour de la paix était renforcé par la crainte de l'invasion, le regret des provinces perdues se joignait au désir de la revanche. Dans les premières années après la guerre, on comparait la défaite de la France en 1870 à la défaite de la Prusse à Iéna en 1806 suivie bientôt après de la revanche de 1813 ; on comptait que la Prusse victorieuse continuerait ses conquêtes et provoquerait comme Napoléon Pr une coalition où la France aurait sa place. Mais le gouvernement allemand, depuis 1871, se bornait à garder ses conquêtes, et affirmait n'avoir d'autre but que de maintenir la paix. La France au lieu de trouver des alliés, comme la Prusse en 1813, se sentait aussi isolée qu'après les défaites de Napoléon. L'Europe, pour conserver la paix, maintenait le traité de Francfort, comme elle avait maintenu les traités de 1815. Mais entre les deux traités la différence était grande. En 1815 la France n'avait perdu que des pays récemment annexés, dont les habitants ne désiraient pas rester français. En 1871, l'Allemagne avait arraché des populations attachées à la France par une longue tradition de vie commune, sous le même régime politique et social, avec la même civilisation et les mêmes sentiments, populations françaises de cœur, qui tenaient à rester françaises. La politique de persécution du gouvernement allemand dans les pays annexés resserra les liens entre eux et la France, en inspirant aux Français la compassion et la reconnaissance envers des frères persécutés et fidèles. Ce sentiment empêchait tout rapprochement avec l'Allemagne, au point que, malgré les relations économiques inévitables entre peuples voisins, aucun gouvernement en France n'osa jamais admettre les valeurs allemandes à la cote de la Bourse de Paris. — Le gouvernement allemand, habitué à des peuples dociles naïvement admirateurs de l'autorité, constatait, sans pouvoir la comprendre, la résistance de ses sujets alsaciens à une domination consacrée par la victoire ; et, ne pouvant croire qu'une population soumise résistât spontanément pendant tant d'années, il s'expliquait la protestation des Alsaciens par les excitations venues de France. Assurément, la grande masse des électeurs français et du personnel politique, sans cesser de ressentir comme une violation du droit la séparation des pays annexés, ne voulut jamais une guerre offensive ; l'attention parut même parfois se détourner de l'Alsace-Lorraine. Mais les partisans peu nombreux de la revanche et les exploiteurs littéraires ou commerciaux du sentiment patriotique continuaient leurs manifestations, qui, exagérées par la presse des deux pays, donnaient parfois en Allemagne l'impression d'une opinion publique belliqueuse. Les Allemands, inhabiles à analyser les sentiments, confondaient la réprobation morale contre le traité de Francfort avec la volonté active d'une guerre de revanche. Quand Gambetta parlait de la justice immanente, Bismarck lui reprochait d'agiter l'Europe comme un homme battant du tambour dans une chambre de malade. La Ligue des patriotes, avec la devise de son drapeau : Quand même, 1870-18..., faisait en Allemagne une impression disproportionnée avec le petit nombre de ses adhérents[1]. Les tentatives de rapprochement venues de Russie avortèrent bientôt : le nouveau tsar Alexandre III, qui, du vivant de son père, avait été à la cour le chef du parti opposé aux Allemands, avait pris d'abord (1881) un ministre hostile à l'influence allemande, Ignatieff. Le plus populaire des généraux russes, Skobelev, prononçait, en Russie et à Paris, des paroles retentissantes sur l'alliance entre les Slaves et les Français. Mais Alexandre ne voulut pas d'une politique d'aventures, et il donna les Affaires étrangères à un diplomate balte, de Giers, partisan de la paix (avril 1882). Quand les Bulgares cessèrent d'obéir au gouvernement russe, Bismarck profita de l'irritation d'Alexandre pour renouer le fil avec la Russie en soutenant l'influence russe en Bulgarie. Après une entrevue des trois empereurs aux manœuvres de Skiernewice (sept. 1884), l'Allemagne et la Russie. par une entente secrète, se promirent une neutralité bienveillante au cas où l'une des deux serait attaquée ; cet accord ne pouvait viser qu'une attaque venant de France, Bismarck l'appelait une contre-assurance. L'activité de la France, paralysée par la contradiction entre le désir d'une revanche et la crainte d'une invasion allemande, se reportait sur l'expansion coloniale que Bismarck favorisait pour occuper la France hors d'Europe. Il disait à l'ambassadeur de France : Renoncez à la question du Rhin, je vous aiderai à conquérir sur tous les autres points les satisfactions que vous pouvez désirer. Il prétendait travailler à cicatriser les blessures qui séparaient les deux pays. Je désire en arriver à ce que vous pardonniez Sedan comme vous avez pardonné Waterloo. Il parlait (sept. 1884) d'une alliance franco-allemande pour faire contrepoids à l'Angleterre et établir sur mer une sorte d'équilibre, et proposait de soutenir la France en Égypte. L'opinion française hésitait, prise entre deux sentiments exprimés par deux formules opposées. Gambetta ne renonçait pas à la revanche et se préparait à la guerre (il l'a dit à un témoin de qui je le tiens) ; il disait : Pensons-y toujours et n'en parlons jamais. Les partisans de la politique coloniale disaient que la France ne pouvait pas s'hypnotiser sur la trouée des Vosges. Les radicaux nationalistes, hostiles aux expéditions coloniales, accusaient Ferry de faire la politique de Bismarck, et prenaient pour symbole du patriotisme Boulanger, surnommé le général Revanche. L'expansion coloniale, mettant les Français en conflit avec les Anglais, réveillait la vieille animosité contre eux et obligeait les nationalistes à partager leur haine entre l'Angleterre et l'Allemagne. L'agitation nationaliste aggrava la tension entre la France et l'Allemagne. L'ambassadeur d'Allemagne Hohenlohe déclarait à Freycinet (sept. 1885) qu'on croyait en Allemagne à une recrudescence des idées de revanche. Les préparatifs militaires français sur la frontière de l'Est (1887) furent signalés par un journal officieux allemand, et l'ambassadeur de France avertit que l'Allemagne se préparait à écraser la France par mesure de précaution. Puis vinrent les incidents de frontière de 1887. Un commissaire de police français, Schnæbelé, soupçonné d'espionnage par les Allemands, fut attiré à un rendez-vous officiel à la frontière de Lorraine, et arrêté (20 avril) ; le gouvernement allemand reconnut l'arrestation irrégulière, et le relâcha. Un chasseur français, passant le long de la frontière dans les Vosges, fut tué sur le territoire français par un soldat allemand en sentinelle ; le gouvernement allemand exprima ses regrets et paya une indemnité (septembre). Les manifestations des partisans de Boulanger inquiétèrent l'opinion allemande. Bismarck disait à l'ambassadeur que l'avènement de Boulanger serait la guerre à brève échéance ; il profita de l'irritation pour dissoudre le Reichstag, hostile à l'augmentation des dépenses militaires, et il fit voter une nouvelle loi militaire qui éleva l'effectif de l'armée (1888). L'Italie renouvelait en 1887 ses traités conclus pour cinq ans avec l'Allemagne et l'Autriche, faisant ainsi de la Triple-Alliance (jusqu'en 1914) une institution permanente de la politique européenne, renouvelée périodiquement. Crispi, ancien garibaldien devenu partisan zélé de la monarchie, gouvernait l'Italie ; il n'avait pas oublié l'intervention française en faveur du pouvoir temporel, et il conservait une allure hostile. La France et l'Italie engagèrent une guerre de tarifs. III. — L'ACCORD FRANCO-RUSSE. LE système de relations fondé sur la Triple alliance défensive et la promesse de neutralité de la Russie fut rompu par un changement dans le personnel politique de l'Allemagne. Le nouvel empereur Guillaume II renvoya Bismarck (1890), et nomma chancelier un général (Caprivi), pour servir d'instrument à sa politique personnelle. Petit-fils de la reine Victoria, Guillaume rechercha l'amitié de l'Angleterre, alors en rivalité avec la France et la Russie, et obtint par un traité la cession de l'île de Héligoland (1890). Il accorda sa faveur aux seigneurs polonais de Posnanie hostiles à la Russie. Cette politique, Maniée par Bismarck dans des interviews, déplut à Alexandre III. Le rapprochement entre la France et la Russie avait commencé par des opérations de finances ; un banquier danois d'origine française, Hoskier, avait obtenu l'émission à Paris d'un emprunt de 500 millions à 4 p. 100 destiné à convertir le 5 p. 100 russe (novembre 1888). L'attaché militaire russe et un grand-duc se mirent en rapport à Paris avec le ministre de la Guerre, qui leur fit donner le modèle du nouveau fusil français (Lebel). Le gouvernement russe, ayant besoin de capitaux étrangers pour remplacer par la monnaie d'or son papier-monnaie déprécié, émettait des emprunts fréquents, que le public français s'empressait de couvrir. Le gouvernement français faisait arrêter ou expulser les révolutionnaires russes impliqués dans un complot (machiné, on l'a su plus tard, par un agent provocateur russe). Guillaume II débutait dans son rôle de chef d'Empire, plein de projets de politique nouvelle. Il tenta d'entraîner la France à un rapprochement par des manifestations de cordialité sans contenu positif. Il accepta une invitation à dîner chez l'ambassadeur de France (1889), où aucun empereur allemand n'avait paru depuis six ans. A la conférence réunie à Berlin pour l'étude des questions sociales, il traita avec des égards exceptionnels le délégué français, Jules Simon (1890). Il prépara un rapprochement sur le terrain neutre de l'art par l'entremise de sa mère, l'impératrice-veuve, Anglaise, sympathique à la France. L'impératrice vint à Paris incognito, logea à l'ambassade allemande et se promena à pied dans la ville. L'opinion parisienne s'émut, les artistes français invités à siéger dans le jury d'une exposition des beaux-arts organisée à Berlin retirèrent leur adhésion. L'irritation s'accrut à la nouvelle que l'impératrice était allée voir Saint-Cloud et Versailles ; on évoqua les souvenirs de 1870 ; une réunion nationaliste exhorta les Parisiens à manifester sur le passage de l'impératrice, et à ne pas tolérer la venue à Paris du roi de Prusse geôlier de l'Alsace. L'impératrice hâta son départ ; les journaux allemands réclamèrent une satisfaction pour les insultes contre le chef de l'empire et sa mère. L'ambassadeur de France à Berlin télégraphia que le secrétaire d'État allemand lui avait dit d'un ton tranchant qu'on ne saurait exiger d'un gouvernement républicain ce qu'on peut attendre d'un gouvernement fort, mais que la tolérance avait des bornes (février 1891). La tentative n'avait abouti qu'à rendre la tension manifeste. Cet incident aviva en France l'impression de l'isolement. L'opinion se tourna instinctivement vers la Russie pour chercher une protection contre le danger allemand. Le tsar Alexandre III aussi se sentait isolé ; mais, mis en défiance par la crise boulangiste, il jugeait les ministères français trop instables pour conclure un accord solide. La longue durée du ministère dirigé par des hommes d'allures réservées, Freycinet et Ribot, lui inspira confiance. Le renouvellement de la Triple-Alliance et le rapprochement anglo-allemand, où il voyait l'accession indirecte de l'Angleterre, le décidèrent à transformer l'entente cordiale en un accord intime. Ce furent les termes employés dans les entrevues entre l'ambassadeur de France et le ministre des Affaires étrangères russe, de Giers, qui préparèrent l'arrangement. On ne lui donna pas la forme d'un traité d'alliance parce que le Président Carnot n'aurait pu s'engager à maintenir le secret auquel le tsar tenait absolument, puisque le traité, pour être ' exécuté, aurait dû être soumis à l'approbation des Chambres. Le rapprochement fut annoncé par une manifestation décisive : l'escadre française, invitée à venir à Cronstadt, fut reçue avec solennité par des fêtes populaires ; le tsar vint à bord du navire amiral et écouta debout la Marseillaise (25 juillet). Le projet d'entente rédigé à Paris (26 juillet) déclarait que les deux gouvernements, d'accord pour considérer le maintien de la paix... comme étroitement lié au maintien de l'équilibre entre les forces européennes, et vu la nécessité de donner à leurs rapports un caractère plus intime et mieux défini, s'engageaient à se concerter sur toute question de nature à mettre en cause la paix générale, et, si la paix était menacée par l'initiative de la Triple-Alliance, à se mettre d'accord pour utiliser simultanément leurs forces. L'accord fut accepté en principe par le tsar (5 août), et les deux ministres français firent allusion dans des discours publics (10 et 29 septembre) à une situation nouvelle. De Giers accepta de venir à Paris pour causer ; il eut des entrevues avec le Président de la République et les deux principaux ministres (novembre 1891), loua la correction de la politique de la France, et se mit d'accord pour faire en Orient une politique commune ; les agents des deux États reçurent des instructions pour opérer de concert et tenir au sultan un langage identique. Ce rapprochement inquiéta l'opinion allemande. Le chancelier Caprivi, pour l'apaiser, déclara au Reichstag (27 novembre 1891) que le tsar avait les intentions les plus pacifiques, mais il reconnut que l'équilibre en Europe était rétabli et demanda des crédits pour augmenter l'effectif de l'armée allemande. Le gouvernement français insista pour obtenir de la Russie un accord militaire. Une note du chef d'état-major français (Miribel) précisa les chiffres d'effectifs à prévoir (2.810.000 hommes pour la Triple-Alliance, 3.150.000 pour l'Entente franco-russe), et recommanda la mobilisation simultanée. Le projet de convention militaire apporté en Russie (juillet 1892) par le général de Boisdeffre, discuté par l'état-major russe, fut accepté en principe par le tsar. à condition d'être tenu rigoureusement secret. Il fixait pour une guerre défensive la mobilisation immédiate et simultanée (1.300.000 hommes pour la France, 7 à 800.000 pour la Russie), de façon à diriger contre l'Allemagne toutes les forces disponibles. La convention devait avoir la même durée que la Triple-Alliance. Alexandre III, toujours lent à décider, laissa la convention en suspens, mais il marqua sa sympathie par une manifestation en 1893. Une escadre russe fit une visite à Toulon, les marins russes et l'amiral venus à Paris furent accueillis par des réceptions solennelles et acclamés par des foules enthousiastes. Le Président Carnot passa en revue la flotte russe et prononça un toast à l'amitié des deux grandes nations et par elle à la paix du monde (27 octobre 1893). Le texte de la convention signée par les chefs d'états-majors en 1892 fut définitivement adopté par un échange de lettres (déc. 1893-4 janvier 1894). Il n'y eut pas de traité d'alliance, mais l'accord fut révélé par l'emploi de la formule : les nations amies et alliées. L'accord avec la Russie ouvrit une période nouvelle dans la politique de l'Europe, moins par ses effets matériels que par l'impression sur l'opinion. Le public français, soulagé du cauchemar de l'isolement, se sentit en sécurité, protégé par un grand empire dont il s'exagérait la puissance. Le gouvernement russe émit une série d'emprunts dont le total dépassa 18 milliards ; les préteurs français en fournirent la plus large part. L'équilibre rompu par la Triple-Alliance des États de l'Europe centrale semblait rétabli par la Double-Alliance des puissances de l'Est et de l'Ouest. Mais ce système, établi pour conserver la paix, maintenait le statu quo territorial et consacrait implicitement la mutilation de la France par le traité de Francfort. Encore le nouvel équilibre n'était-il obtenu que par l'entretien en permanence de grandes armées toujours prêtes à la guerre. C'était la paix armée, la paix avec les charges et les dépenses de la guerre. Ce régime, imposé par la Prusse à l'Allemagne pour la soumettre à l'unité allemande, s'imposait à toute l'Europe continentale pour résister à la Prusse. Un historien anglais (Rose), déplorant le bas niveau de la morale internationale à la fin du XIXe siècle, disait : Il faut douze millions de soldats pour maintenir la paix dans la partie du monde la plus civilisée. IV. — LES TENTATIVES DE RAPPROCHEMENT DE GUILLAUME II. LA politique de l'Allemagne commençait à s'orienter dans un sens nouveau. Bismarck, satisfait d'avoir assuré la prépondérance de l'Allemagne en Europe, par une forte armée et l'alliance des trois puissances centrales, ne se souciait pas d'une expansion hors d'Europe, pas même en Orient. Sa politique se résumait en deux formules : l'Allemagne est saturée (rassasiée de territoires) ; toute la question d'Orient ne vaut pas les os d'un grenadier poméranien. Il ne s'était intéressé ni à la formation des colonies allemandes, qu'il avait subie sans l'encourager, ni à la péninsule des Balkans, où il laissait l'Autriche et la Russie se disputer l'influence. Guillaume II eut d'autres idées. Ce n'est pas ici le lieu de rechercher s'il suivait un plan fixe dont il différa seulement l'exécution en attendant le moment favorable à la guerre, ou si sa politique s'est transformée par une évolution continue, ou s'il n'a agi et parlé qu'en cédant à des impulsions passagères et à son goût pour les attitudes théâtrales (toutes ces interprétations ont été soutenues). Il ne s'agit que d'exposer les manifestations et les démarches de Guillaume qui ont agi sur la politique ou l'opinion de la France. La politique suivie par Bismarck ne paraissait plus s'accorder avec les conditions de la vie matérielle de l'Allemagne. La population, à peine supérieure à celle de la France en 1871 sur un territoire à peu près égal, s'était vite accrue par une très forte natalité parvenue au maximum (36 pour 1.000) vers 1880 ; elle atteignait 49 millions et demi en 1890 et 52 en 1895. L'abondance de la main-d'œuvre et le progrès de l'instruction technique activaient la grande industrie, surtout métallurgique, chimique, textile, et accroissaient la production, le commerce extérieur et la richesse. L'opinion publique allemande, prenant conscience de ces transformations, avait l'impression que le territoire de l'empire répondait de moins en moins à sa population, à son activité économique et à sa richesse ; loin d'être saturée, l'Allemagne avait besoin d'expansion au dehors. Les entreprises coloniales de l'Angleterre et de la France excitaient un sentiment de rivalité inquiète : puisqu'on se partageait, le monde, l'Allemagne devait en réclamer sa part. Cette politique nouvelle se résuma en quelques formules mises en circulation pour recommander différentes formes d'expansion. La plus ancienne, Mitteleuropa (Europe centrale), qui remonte jusqu'aux théories de l'économiste List, exprimait la tendance à une union douanière de l'Allemagne avec les autres États du centre de l'Europe au nom d'une prétendue communauté de race entre les peuples de langue germanique et de la supériorité des Germains sur les Slaves ; elle visait à soumettre tout le centre du continent à la direction économique et politique de la Prusse. — La formule Drang nach Osten (poussée vers l'Est) prolongeait l'expansion de la force allemande vers l'Orient, de façon à mettre sous la direction de l'Allemagne la péninsule des Balkans et l'empire Ottoman ; elle aboutissait au projet d'ouvrir une voie au commerce allemand par l'Asie Mineure et Bagdad jusqu'au Golfe persique. — La formule la plus récente, Weltpolitik (politique mondiale), étendait l'expansion jusque sur les continents d'outre-mer, où les Allemands devaient faire du commerce et fonder des colonies dans les régions vacantes de l'Afrique et de l'Océanie. Cette politique exigeait la création d'une flotte de guerre pour imposer au monde entier le respect du pavillon allemand et disputer à l'Angleterre l'empire des mers. Toutes ces formules concouraient à condamner la politique de saturation et d'inaction de Bismarck ; l'Allemagne devait entrer en compétition avec les puissances coloniales pour le partage du monde, et travailler, de concert avec l'Autriche, à prendre la direction de l'Orient. L'agitation pour la politique mondiale commença par une protestation contre le traité de 1890 par lequel l'Allemagne cédait à l'Angleterre ses droits sur Zanzibar en échange de l'îlot d'Héligoland ; elle fut menée dès 1891 par l'Alldeulscher Verband (Ligue de tous les Allemands), inexactement traduit en France par Ligue pangermanique, car il s'agissait d'union, non entre les peuples germaniques, ce qui était l'idéal du pangermanisme, mais seulement entre les Allemands épars dans le monde. D'autres ligues se fondèrent pour une propagande spéciale : Deutsche Kolonialgesellschaft (Société coloniale allemande) en 1895, Flottenverein (Union de la flotte) en 1898 pour réclamer la création d'une flotte de guerre, et plus tard (en 1909) Hansabund (Ligue de la Hanse) pour le commerce. Ces associations, recrutées surtout dans les classes moyennes des grandes villes, ne représentaient que des minorités bruyantes, sans attaches directes avec les pouvoirs publics. Mais, lorsqu'un conflit extérieur provoquait un accès de colère nationale, leurs manifestations faisaient pression sur le gouvernement, ou lui servaient à intimider les États étrangers. Guillaume II se laissa peu à peu gagner à la politique mondiale qui mettait l'Allemagne en rivalité avec l'Angleterre, et il essaya de se servir de la France et de la Russie. La tension des rapports avec la France s'était relâchée dès 1892 ; et, comme la Triple-Alliance et l'Alliance franco-russe déclaraient toutes deux avoir pour but le maintien de la paix, il sembla possible de les rapprocher, afin de rassurer l'opinion et de faciliter une action commune hors d'Europe. Guillaume II, profitant du conflit franco-anglais sur le Haut-Nil, en 1894, proposa au gouvernement français de se joindre à sa protestation contre le traité entre l'Angleterre et l'État du Congo. Le rapprochement avec la Russie, commencé par un traité de commerce (janvier 1894), s'acheva, après la mort d'Alexandre III en 1894, avec son fils Nicolas II, moins hostile aux Allemands et plus accessible à l'influence personnelle de Guillaume II. Cette nouvelle politique se manifesta en 1895. La Russie et la France s'associèrent à l'Allemagne pour contraindre le Japon vainqueur à annuler son traité avec la Chine (avril 1895). L'inauguration du canal de Kiel, qui ouvrait à la flotte de guerre allemande le passage entre la mer du Nord et la nier Baltique, fut l'occasion de fêtes auxquelles furent invitées la Russie et la France ; sur le conseil du tsar, la France accepta, et envoya des navires de guerre (19-21 juin 1895). Cette manifestation officielle de déférence envers l'Allemagne, la première depuis 1870, affecta péniblement l'opinion française. Le ministre des Affaires étrangères, interpellé d'avance sur la participation aux fêtes de Kiel (10 juin), répondit que c'était un acte de politesse internationale, et invoqua l'entente nouée par la France libre et forte. Le président du Conseil Ribot déclara que la France avait lié ses intérêts à ceux d'une autre nation en faveur de la paix. Cette alliance fait aujourd'hui notre force. Cette phrase, prononcée à la Chambre, fut supprimée à l'Officiel. Avec l'Angleterre, la rivalité s'avivait ; le gouvernement français, pour l'obliger à évacuer l'Égypte, préparait secrètement une opération sur le Haut-Nil (voir chap. IV). Lorsqu'en Afrique australe une bande armée d'Anglais envahit le territoire du Transvaal, Guillaume II fit proposer à l'ambassadeur de France une entente pour limiter de concert avec l'Allemagne l'insatiable appétit de l'Angleterre dans l'Afrique du Sud. Lui-même, par une dépêche publique à Kruger, président de la république du Transvaal, le félicita d'avoir maintenu l'indépendance de son pays contre les attaques du dehors sans faire appel à l'aide des puissances amies (3 janvier 1896). On a dit que l'empereur, prêt à former une coalition contre l'Angleterre, avait offert à la Franco un traité par lequel les coalisés se seraient garanti réciproquement leur territoire, ce qui eût été confirmer le traité de Francfort. Le chancelier (Bülow) a déclaré plus tard (1900) au Reichstag que l'accueil fait hors d'Allemagne au télégramme à Kruger avait éclairci la situation, en montrant aux Allemands qu'ils seraient réduits à leurs propres forces en cas de conflit. Cependant l'influence de la Russie maintenait la France en accord avec la politique allemande dans l'empire Ottoman, où Guillaume, en relations personnelles avec le sultan Abdul-Hal-nid, dès 1889, avait obtenu la direction de l'instruction militaire des officiers turcs, et la concession des voies ferrées d'Asie Mineure (1893), qui préparait l'entreprise du chemin de fer allemand de Bagdad. Abdul-Hamid voyait avec déplaisir ses sujets arméniens protégés par l'Angleterre depuis 1878 ; comptant sur le désaccord entre les Puissances européennes pour s'assurer l'impunité, il ordonna de massacrer les Arméniens en Arménie (1894), dans les villes d'Asie Mineure (1895) et à Constantinople (1896). L'opinion anglaise s'indigna et le gouvernement anglais protesta, mais les gouvernements allemand et russe refusèrent de s'associer à sa réclamation, et le ministre des Affaires étrangères français s'efforça d'étouffer le scandale : les grands journaux français évitèrent de renseigner le public sur les massacres d'Arméniens. En Crète, où les adhérents des deux religions vivaient en hostilité permanente, les musulmans, encouragés par le sultan, commencèrent dans les villes de la côte un massacre des' chrétiens. Il fut arrêté par les marins débarqués des navires de guerre des Puissances européennes, et les commandants des escadres furent amenés à entreprendre une pacification à laquelle l'amiral français prit une large part ; elle aboutit à la réorganisation de la Crète. La Grèce, entrée en conflit avec le sultan à cette occasion, engagea une guerre très courte en Thessalie, qui se termina par la victoire des Turcs (1897). L'Allemagne, qui avait refusé de participer à l'intervention en Crète et fourni des officiers pour l'instruction de l'armée ottomane, accrut son influence sur le sultan. Abdul-Hamid prétendait, comme successeur des Khalifes, faire reconnaître sa souveraineté religieuse à tout le monde musulman. Guillaume sembla favoriser ce rêve panislamique : dans une visite à Damas (1898), il se déclara l'ami de 300 millions de musulmans. L'influence traditionnelle de la France dans l'empire Ottoman était menacée par l'influence grandissante de l'Allemagne. En Extrême-Orient, Nicolas II se laissait entraîner par Guillaume II à une intervention qui amenait la Russie à occuper Port Arthur, puis la Mandchourie ; la France suivait son alliée dans la tentative de partage de la Chine, qui aboutissait en 1900 au soulèvement contre les étrangers (voir chap. III). Le gouvernement russe, occupé en Asie, se désintéressait des affaires d'Orient ; il concluait un accord avec l'Autriche pour maintenir le statu quo dans la péninsule des Balkans (1897), et abandonnait la Serbie à l'influence prépondérante de la cour de Vienne. Pendant que la Russie et la France subissaient l'influence de l'Allemagne, l'alliance franco-russe se révélait publiquement par des manifestations retentissantes : en 1896 la visite du tsar et de la tsarine en France, accompagnée de fêtes, de réceptions, d'une revue solennelle des troupes, en 1897 la visite du Président de la République en Russie. Les relations amicales entre les cours de Saint-Pétersbourg et de Berlin s'affirmaient plus discrètement par la visite du tsar à Breslau (1896) et la visite de Guillaume et de l'impératrice à Saint-Pétersbourg (1897). Le gouvernement russe, entraîné par ses opérations en Asie dans des difficultés financières, tenta de diminuer ses dépenses militaires en concluant une entente internationale qui imposerait à toutes les puissances une réduction simultanée de leurs forces. Le tsar invita les gouvernements à une Conférence pour examiner les moyens de limiter les armements. Elle fut tenue à la Haye (18 mai-29 juillet 1899) par les représentants de presque tous les États européens, des États-Unis, du Japon et de la Chine. Le public l'appela Conférence de la paix. Elle tenta de fixer les proportions entre les forces militaires d'un État et sa population : l'Allemagne objecta que ces proportions devaient varier suivant le régime militaire de l'État. La Conférence renonça donc à proposer aucune limitation des armements, mais, pour satisfaire l'opinion publique, elle discuta les moyens de diminuer les chances de guerre. Les délégués français, partisans déterminés des mesures de paix, prirent une part très active aux délibérations. La Conférence proposa à l'approbation des gouvernements trois déclarations interdisant l'emploi des gaz toxiques, des balles explosives et des projectiles jetés par des ballons, et trois conventions sur les usages de la guerre de terre, l'extension à la guerre maritime de la convention de Genève (sur les hôpitaux) et l'application de l'arbitrage aux différends entre les États. Une cour permanente d'arbitrage volontaire fut créée à la Haye, et le principe fut posé que tout gouvernement avait le droit d'offrir aux États en désaccord ses bons offices et sa médiation, sans que cette offre pût être tenue pour un acte inamical : c'était l'ébauche de ce qu'un délégué français appela la Société des Nations, un essai timide de régler les rapports entre les États, non plus par la force matérielle, mais par la discussion et les contrats. Cependant Guillaume engageait l'expansion de l'Allemagne dans la voie maritime. Il lançait à l'inauguration du port de Stettin (septembre 1898) la formule : Notre avenir est sur l'eau. Il commençait la construction d'une flotte de guerre destinée à disputer aux Anglais la prépondérance sur mer. V. — L'ACCORD AVEC L'ANGLETERRE ET LA CRISE DU MAROC. PENDANT les conflits et les guerres hors d'Europe — en Chine (1893), en Abyssinie (1896), au Soudan (1897-98), en Afrique australe (1899), en Chine (1900) —, la France, tirée de l'isolement par son alliance avec la Russie, avait été séparée de l'Angleterre par la rivalité coloniale et entraînée par son alliée russe à un rapprochement avec l'Allemagne. Guillaume disait à l'attaché naval français : L'heure est venue où le continent doit se défendre contre l'Angleterre et l'Amérique (1899). Pendant la guerre du Transvaal l'ambassadeur russe proposait à la France de s'entendre pour décider l'Allemagne à intervenir en faveur des Bœrs ; Guillaume acceptait, à condition de se garantir mutuellement l'intégrité de leur territoire en Europe. En échange de manifestations de pure forme, il réclamait l'appui de la France pour sa politique d'expansion, sans faire aucune concession sur le régime de l'Alsace-Lorraine. Ce rapprochement, vers lequel inclinait une partie du personnel politique, inspirait à la nation une répugnance invincible. Le ministre des Affaires étrangères Delcassé, dès son arrivée à ce poste où il resta sept ans (1898-1905), avait marqué son désir d'une entente avec l'Angleterre. Mais la coalition des partis conservateur et unioniste qui gouvernait l'Angleterre depuis 1895 l'avait engagée dans une politique d'expansion qui avivait sa rivalité avec la France ; le ministre des Colonies, Chamberlain, porte-parole de l'impérialisme britannique, proposait (30 novembre 1899) une nouvelle Triplice formée de l'Angleterre, des Etats-Unis et de l'Allemagne. Guillaume II, utilisant ses relations personnelles avec sa grand'mère la reine Victoria, restée allemande de sentiments, défiante pour la France républicaine, célébrait dans un discours (octobre 1900) l'accord avec le plus puissant Etat germanique. Le changement d'équilibre commença par l'Italie. Le gouvernement italien, qui, depuis la chiite de Crispi en 1896, avait cessé d'être hostile à la France, avait déclaré (dès 1896) que la Triplice, essentiellement pacifique, permettait avec les autres grandes puissances les relations les plus affectueuses. Le rapprochement, préparé par une visite de Delcassé à Rome, commença par une convention de commerce (novembre 1898), qui mit fin à la guerre de tarifs entre les deux pays. L'avènement de Victor-Emmanuel III, moins étroitement attaché que son père à la Triple-Alliance, facilita l'accord définitif. Il prit la forme d'un échange secret de lettres par lequel la France garantit à l'Italie sa liberté d'action en Tripolitaine (décembre 1900) ; il fut rendu public par la visite d'une escadre italienne à Toulon (avril 1901) et les déclarations des ministres dans les Chambres des deux pays. Enfin, avant de renouveler la Triple-Alliance, le ministre italien, par une communication officielle secrète, fit savoir que le traité ne contenait aucun engagement de l'Italie ni aucune éventualité à prendre part à une agression contre la France (juin 1902). Ainsi la Triplice conclue contre la France était atténuée par l'entente franco-italienne : c'est ce qu'on appela la compénétration des alliances. Le chancelier allemand Bülow l'expliqua au Reichstag par une comparaison fameuse : Dans un ménage heureux, le mari ne doit pas faire une tète si sa femme fait de temps en temps un innocent tour de valse avec un étranger.... Les accords franco-italiens sur certains problèmes méditerranéens ne contrarient en rien la Triplice (janvier 1902). Pour consolider l'accord franco-russe, Delcassé alla en Russie négocier un échange de lettres par lequel les deux gouvernements, confirmant l'arrangement diplomatique de 1894, décidaient que le projet de convention militaire de 1893 demeurerait en vigueur autant que l'accord diplomatique (et non plus seulement autant que la Triple-Alliance). La mort de Victoria (janvier 1901), la retraite de lord Salisbury, adversaire de la France en Afrique, l'affaiblissement du parti impérialiste par les échecs militaires et les scandales financiers de la guerre du Transvaal, diminuèrent la tension entre la France et l'Angleterre. Le nouveau roi Édouard VII avait une sympathie personnelle pour la France qu'il connaissait par ses séjours à Paris, et se défiait de son neveu Guillaume II qu'il jugeait égoïste et peu sincère ; il travailla à rapprocher les deux peuples menacés par sa politique mondiale. Il vint à Paris faire une visite au Président de la République, et fut reçu avec enthousiasme par la foule parisienne. L'accord fut conclu sous forme d'une convention (8 avril 1904) et de déclarations relatives aux sphères d'influence qui réglèrent toutes les questions en litige entre la France et l'Angleterre, en Amérique, en Asie, en Océanie et surtout en Afrique (voir chap. IV), de façon à supprimer toute occasion de conflit. Les deux États, sans contracter une alliance formelle qui eût été contraire à la tradition anglaise, s'assuraient un appui mutuel pour résister à l'expansion allemande. L'Angleterre abandonnait la politique de l'isolement brillant pour revenir à la politique de l'équilibre européen. Ainsi s'étaient effondrés trois des piliers de l'édifice élevé par Bismarck pour assurer la prépondérance allemande : l'isolement de la France, l'isolement de l'Angleterre, l'antagonisme entre la France et l'Italie ; il ne restait que l'alliance de l'Allemagne avec l'Autriche. Mais, au moment où l'équilibre des puissances se rétablissait dans l'Ouest, il était menacé dans l'Est par la politique russe en Extrême-Orient, où Nicolas II s'était laissé entraîner par Guillaume. Le Japon, inquiet de l'occupation de Port-Arthur et de la Mandchourie par les Russes, concluait avec l'Angleterre une alliance défensive (1903) pour maintenir l'indépendance de la Chine. L'entreprise des spéculateurs russes sur les forêts de la Corée décidait le Japon à la guerre contre la Russie (février 1904). La guerre mit à l'épreuve l'entente franco-anglaise. La flotte russe, traversant la mer du Nord, rencontra la nuit des barques de pèche anglaises du port de Hull, et, les prenant pour des torpilleurs japonais, tira et en coula quelques-unes (octobre 1904). La France offrit ses bons offices à la Russie et à l'Angleterre, qui se mirent d'accord pour faire régler l'incident, suivant la procédure adoptée par la Conférence de la Haye pour le règlement des conflits internationaux. Les défaites de la Russie sur terre et sur mer, consacrées par la paix de Portsmouth, la forcèrent à renoncer à ses entreprises en Extrême-Orient. La faillite de la politique russe coïncidait avec la crise de la politique mondiale de Guillaume II, qui, après de grands espoirs, avait abouti à des échecs : en Chine où le projet de partage se heurtait à un soulèvement national, — en Afrique australe où les Bœrs étaient abandonnés sans secours, — au Venezuela où une tentative d'intervention de la flotte allemande était arrêtée par les États-Unis, — dans l'empire Ottoman, où la construction de la voie ferrée jusqu'à Bagdad, concédée en 1902 à une société allemande, restait en suspens par le refus des capitaux anglais et français. Cependant l'accroissement rapide de la population et de la production industrielle de l'Allemagne aiguisait dans l'opinion le besoin d'ouvrir de nouveaux débouchés aux colons et aux commerçants allemands. Les Ligues, par leur propagande, répandaient l'impression que l'Allemagne ne tenait pas dans le monde la place due à sa puissance et n'obtenait pas des avantages proportionnés à ses dépenses militaires et navales. Le contraste entre sa prépondérance en Europe et sa faible influence dans le reste du monde donnait le sentiment d'une injustice et d'un danger, car le monde allait bientôt être tout entier partagé. Le mécontentement se tourna contre le gouvernement, qui ne réclamait pas pour l'Allemagne une part suffisante, sa place au soleil, disait Bülow. L'accord franco-anglais, attribué aux intrigues d'Édouard VII, précipita la crise, en indiquant le pays où l'Allemagne pouvait réclamer sa part ; la Société coloniale exprima le vœu que l'Allemagne reçut des compensations, et conseilla de diriger vers le Maroc les émigrants. Le gouvernement allemand, informé par une communication officielle avant la conclusion de l'accord anglais (23 mars 1904), avait répondu que cet arrangement lui paraissait très naturel, et avait déclaré au Reichstag (12 avril) n'avoir rien à objecter. Il ne protesta ni contre l'accord franco-espagnol, dont l'ambassadeur lui communiqua le texte, ni contre l'envoi d'un représentant de la France à Fez. Il n'intervint au Maroc qu'en 1905, quand les défaites de la Russie l'eurent rendue impuissante à soutenir son alliée. Le chancelier affirma au Reichstag à deux reprises (16-29 mars) le devoir du gouvernement de veiller à empêcher toute atteinte aux intérêts économiques de l'Allemagne au Maroc ; les journaux déclarèrent que l'accord n'avait jamais été notifié officiellement, et réclamèrent un règlement par une entente internationale pour empêcher la France de tunisifier le Maroc (le soumettre à son protectorat comme la Tunisie). Guillaume II donna à son intervention la forme d'un coup de théâtre. Il débarqua à Tanger et fit une déclaration rapportée en ces termes : C'est au sultan, en sa qualité de souverain indépendant, que je fais aujourd'hui une visite. J'espère que sous sa souveraineté le Maroc libre restera ouvert à la concurrence pacifique de toutes les nations... sur le pied d'une égalité absolue.... Je considère le sultan comme un souverain absolument indépendant, et c'est avec lui que je veux m'entendre (31 mars). C'était dire qu'il ne reconnaissait à la France aucun droit particulier au Maroc. Les intérêts économiques allemands qu'il invoquait étaient si faibles, qu'ils semblaient un prétexte. Le monde diplomatique pensa que, par ce coup de théâtre, Guillaume voulait obliger la France à renoncer à l'entente franco-anglaise en démontrant son impuissance. Le chancelier se borna à dire au Reichstag (29 mars) que l'Allemagne n'avait pas eu connaissance officielle de l'accord ; il expliqua par une circulaire du 12 avril que cet accord conclu en dehors d'elle ne la liait pas et qu'elle réclamait une conférence internationale pour régler la situation du Maroc. Une mission allemande envoyée à Fez décida le sultan à repousser les réformes comme incompatibles avec les conventions internationales (12-29 mai). Cette demande fit éclater le conflit latent dans l'intérieur du ministère français. Delcassé, ministre des Affaires étrangères, voulait résister en s'appuyant sur l'Angleterre, où le parti conservateur au pouvoir, inquiet de l'accroissement de la flotte allemande, semblait disposé à une action militaire contre l'Allemagne. Rouvier, président du Conseil, refusait de courir aucun risque de guerre ; il était soutenu par le monde des affaires, la grande majorité de la Chambre et ses collègues du ministère que Delcassé avait indisposés par son affectation à se réserver le secret de toutes les affaires. On sut que le gouvernement anglais offrait de conclure un accord pour fixer la coopération des forces de la France et de l'Angleterre. Le gouvernement allemand intervint par une pression directe. Un agent officieux, Henckel de Donnersmark, vint à Paris, et dit au Gaulois que la politique imaginée par Delcassé mettait en danger la paix de l'Europe : la France s'exposait à, la guerre pour servir les intérêts de l'Angleterre. Ces menaces jetèrent l'effroi dans la Chambre résolue à maintenir la paix et convaincue que l'armée n'était pas en état de soutenir la guerre. La crise se dénoua par une scène dans le Conseil des ministres (6 juin) : quand Delcassé proposa d'accepter l'offre de l'Angleterre et de refuser la Conférence, en disant que la France ne pouvait y aller sans se diminuer, Bouvier répondit que l'Allemagne l'avait prévenu que ce serait la guerre. Le Conseil accepta le principe de la Conférence : c'était reconnaître que le régime du Maroc restait une question internationale. Delcassé donna sa démission (12 juin). Sa retraite fut accueillie comme un succès par le gouvernement allemand. Le chancelier expliqua à un journaliste français (4 octobre) que le Maroc lui avait donné l'occasion d'une riposte à une politique générale qui tendait à isoler l'Allemagne. Le programme de la Conférence fut dressé après de longues négociations (8 juillet-19 septembre) ; l'Allemagne ne fit qu'une concession : elle reconnut la situation faite à la France au Maroc par la contiguïté sur une vaste étendue et les relations particulières de l'Algérie. Les principes étaient : 1° souveraineté et indépendance du sultan ; 2° intégrité de l'empire Chérifien ; 3° liberté économique sans inégalités ; 4° réformes de police et réformes financières réglées pour une courte durée par un accord international ; 5° situation faite à la France par la contiguïté... et l'intérêt spécial pour la France que l'ordre règne dans l'empire. La Conférence avait à régler : 1° l'organisation par voie d'accord international de la police, sauf la région frontière réservée au règlement entre la France et le sultan ; la répression de la contrebande des armes ; 3° la création d'une banque d'État et l'amélioration des impôts. En Russie, Nicolas II, irrité contre l'Angleterre alliée du Japon, se laissa entraîner par l'influence personnelle de Guillaume. On sait (depuis 1918) qu'à l'entrevue de Björkö, sur le yacht impérial (juillet 1905), Guillaume avait fait signer au tsar un traité d'alliance, dirigé contre l'Angleterre, auquel la France devait être invitée à adhérer. Les ministres russes n'en eurent connaissance que plus tard, quand l'Allemagne leur demanda d'obtenir l'adhésion de la France ; ils profitèrent de ce que ce traité n'avait pas reçu le contreseing du ministre des Affaires étrangères pour le faire déclarer nul. Les désastres et les scandales de la guerre provoquèrent dans tout l'empire une irritation d'où sortit la crise de désordres appelée Révolution russe, qui paralysa la politique russe à l'étranger. VI. — LE RÉTABLISSEMENT DE L'ÉQUILIBRE ET LA TRIPLE-ENTENTE. PENDANT que la crise de Russie affaiblissait l'alliance franco- russe, la Triplice était ébranlée par le désaccord croissant entre l'Italie et l'Autriche. L'archiduc. François-Ferdinand, héritier présomptif, et le chef d'état-major annonçaient l'intention de faire la guerre à l'Italie ; l'Autriche renforçait les garnisons des Alpes et créait un corps de chasseurs alpins (1906). Dans la péninsule des Balkans, les chrétiens slaves de Macédoine, soutenus par des bandes armées venues de Bulgarie, s'étaient insurgés en 1903. Les gouvernements autrichien et russe se décidèrent à imposer au sultan une réforme et un contrôle. Le programme, arrêté dans l'entrevue de Mürzsteg entre les souverains et les ministres des deux empires (1903), comportait la création d'une gendarmerie commandée par des officiers européens. L'Allemagne refusa son concours, les cinq autres grandes Puissances se partagèrent le pays en secteurs où chacune envoya ses officiers (1904). L'ambassadeur de France à Constantinople prescrivit aux officiers français d'obéir au commandant en chef, un général italien, pour les questions techniques, et au consul de Salonique, pour l'œuvre générale des réformes et l'apaisement politique du pays. L'Angleterre et la France, suivant le plan proposé dès 1902 par le consul français à Salonique, travaillèrent à établir un contrôle européen sur les finances ; elles exigèrent des réformes financières pour consentir à laisser élever les droits de douanes dans l'empire Ottoman (1905). Abdul-Hamid, après des négociations dilatoires, refusa d'entrer en relations avec les conseillers européens arrivés à Salonique pour organiser les finances de Macédoine. Une escadre européenne envoyée à Mitylène saisit les douanes et força le sultan à céder (1906). Ce fut un échec pour l'influence austro-allemande. Le massacre du jeune roi de Serbie Alexandre et de sa femme par les officiers irrités mit fin à la dynastie des Obrenovitch soumis à la direction de l'Autriche (1903). Le nouveau roi Pierre, chef de la famille des Karageorgevitch, ancien élève de l'école de Saint-Cyr, donna le gouvernement au parti radical national, désireux de s'affranchir de la tutelle autrichienne. Les Serbo-Croates d'Autriche, coalisés (en 1905) contre la domination des Magyars, entrèrent en relations avec leurs congénères de Belgrade. L'Autriche se vengea en interdisant, sous des prétextes sanitaires, l'exportation des porcs de Serbie. Le gouvernement serbe, par un accord avec le chemin de fer de Salonique, s'ouvrit un débouché sur l'Archipel. L'affaiblissement de la Triple-Alliance se manifesta à la Conférence internationale tenue à Algésiras par les représentants des treize États intéressés au Maroc, les six grandes Puissances, l'Espagne, le Portugal, la Belgique, les Pays-Bas, la Suède, les États-Unis et le sultan (janvier-avril 1906). L'Allemagne chercha, par des négociations séparées avec les autres Etats, à les décider à refuser à la France un rôle spécial dans la police ou la banque, et elle fit traîner les discussions préliminaires. Mais, quand on en vint à voter sur la proposition française de discuter l'organisation de la police, elle n'eut que trois votes (Allemagne, Autriche, sultan) contre dix, et elle se résigna à accepter l'accord qui donnait à la France une part prépondérante dans la police des ports et la direction de la banque. — La réunion de la Conférence avait été un succès pour l'Allemagne, la conclusion fut un succès pour la France. La Russie avait suivi son alliée, l'Italie entraînée par l'Angleterre s'était publiquement séparée de l'Allemagne ; l'entente franco-anglaise sortait affermie de la crise. L'opinion allemande montra de l'humeur. Le chef du parti national-libéral dit au Reichstag : La Triplice n'a plus d'utilité pratique. L'alliance franco-russe reste intacte, l'Angleterre poursuit sa politique, qui tend à nous isoler. Guillaume II, dépité, félicita publiquement l'Autriche d'avoir tenu à Algésiras le rôle d'un brillant second. L'état-major allemand, qui avait changé de chef en 1906, remplaçait peu à peu l'ancien plan de guerre défensive à l'Ouest par un plan d'invasion de la France à travers la Belgique. Le gouvernement anglais autorisa (1907) son ministère de la Guerre à se concerter avec l'état-major français en prévision d'une attaque contre la France. Le besoin de rassurer l'opinion poussa les gouvernements à des manifestations d'entente : entrevues entre ministres italien et autrichien (1906 et 1907), entre ministres autrichien et russe (1907), visite du roi d'Angleterre à l'empereur d'Allemagne rendue par l'empereur (1906-1907). Guillaume II semblait revenir à la politique du rapprochement : il avait un entretien avec le chef du parti colonial français Étienne (juin 1907), et lui proposait une alliance coloniale ; aux fêtes des régates de Kiel (1907), il exprimait à ses hôtes français son désir de s'entendre avec la France. Le même sentiment inspira la seconde réunion de la Conférence de la Paix à la Haye en 1907, où presque tous les États d'Amérique se firent représenter. L'Allemagne ayant refusé de laisser poser la question du désarmement, la Conférence avait renoncé d'avance à étudier la limitation des armements ; elle essaya d'atténuer les maux de la guerre en codifiant les usages de la guerre et en interdisant les actes réprouvés par le sentiment des nations civilisées. A défaut d'un tribunal d'arbitrage indépendant, elle constitua une liste d'arbitres permanents, et un bureau international. Elle reconnut les services exceptionnels rendus à la cause de la paix par les représentants de la France, L. Bourgeois et le jurisconsulte Renault. L'accroissement continu de la richesse française donnait à la France un moyen d'action indirect sur la politique extérieure. Les capitaux accumulés par l'épargne se plaçaient à l'étranger en fonds d'État ou en valeurs industrielles ; Paris devenait le principal marché des capitaux. Nous sommes devenus, disait le ministre des Finances en 1906, les banquiers des autres peuples. Le gouvernement français autorisait l'inscription des valeurs étrangères à la cote de la Bourse de Paris, il exerçait une influence sur les établissements de crédit où se faisaient les émissions d'emprunts : cette faculté de faciliter ou d'entraver le placement des capitaux français dans les autres pays renforçait sa position parmi les gouvernements de l'Europe. Le nouveau groupement des Puissances, commencé par l'alliance franco-russe, continué par l'entente franco-anglaise, s'acheva par le rapprochement entre les deux États amis de la France. L'Angleterre et la Russie, par une convention générale analogue à l'accord franco-anglais de 1904, mirent fin à leur rivalité en Asie en réglant toutes les questions pendantes entre elles, en Perse, en Afghanistan, au Tibet, sur le Golfe Persique (août 1907). Le rapprochement l'ut annoncé par la visite du roi d'Angleterre au tsar à Reval (juin 1908). Nicolas, dans son toast, se félicita des sentiments de bienveillance et de confiance mutuelles entre les deux pays ; Édouard se déclara convaincu que ce règlement tendrait à rapprocher les deux pays et aiderait à maintenir la paix générale du monde. L'accord prit le nom de Triple-Entente, parce qu'il n'avait pas la forme d'un traité d'alliance : en unissant les trois puissances tenues isolées par la politique de Bismarck, il rétablissait l'équilibre rompu depuis 1870, et mettait fin à la prépondérance de l'Allemagne en Europe. Or, suivant la remarque d'un publiciste français (Gauvain), l'idée allemande... était que l'Allemagne devait pouvoir faire ce qui lui convenait et empêcher les autres de faire ce qui ne lui convenait pas. L'opinion allemande accusa Édouard VII d'avoir préparé l'encerclement de l'Allemagne, et la France d'avoir été sa complice. VII. — LA CRISE DES BALKANS CONFLIT ENTRE L'AUTRICHE ET LA RUSSIE. PENDANT que se formait la Triple-Entente, il se préparait dans les Balkans une crise d'où allait sortir la catastrophe de l'Europe. Amenée par un changement de la politique autrichienne, elle éclata dans le pays que les gouvernements européens avaient tenté de réformer, et sous l'action indirecte de leurs tentatives. Comme la France n'y prit qu'une très faible part, il n'en sera exposé ici que la marche générale. Le ministre des Affaires étrangères de l'Autriche-Hongrie depuis 1906, Æhrenthal, élevé dans la tradition de l'absolutisme dynastique, entreprit de relever le prestige de l'Autriche, par une politique d'expansion qui la délivrerait de la résistance nationale des Serbes dans les Balkans. Il négocia avec le sultan l'abandon des réformes en Macédoine, moyennant une concession de voie ferrée, et annonça bruyamment le projet d'un chemin de fer joignant la Bosnie à l'Archipel par le sandjak de Novi-Bazar (janvier 1908). Le gouvernement russe répliqua par un projet de voie ferrée entre le Danube et l'Adriatique. Les deux plans, impraticables sur le terrain, restèrent à l'état de manœuvres diplomatiques, mais ils révélaient la rupture entre l'Autriche et la Russie. Abdul-Hamid entretenait en Macédoine une armée où il envoyait en disgrâce les officiers suspects d'opposition, et il les faisait surveiller par des espions. Ces officiers mécontents s'étaient mis en rapport avec les réfugiés Jeunes-Turcs, dirigés par le comité Union et progrès, qui réclamaient une réforme de l'empire sur le modèle des États modernes. Les opposants, pour échapper aux espions, se réunissaient sous le couvert des loges maçonniques de Salonique. Leur sentiment national et musulman s'irritait de l'intervention des États européens ; ils virent dans l'entrevue de Reval une menace contre la souveraineté du sultan, qui imposait aux patriotes le devoir d'agir. La révolte militaire, commencée par un Albanais musulman, s'étendit à toute l'armée de Macédoine (août 1908), et prit la forme d'une révolution politique. Abdul-Hamid, effrayé, rétablit la constitution de 1876 et convoqua une assemblée. La révolution, saluée par les sujets ottomans de toutes religions comme le début d'une ère de liberté, parut en Europe un succès pour la France, car ses auteurs se réclamaient des principes de 89, et se disaient les disciples des positivistes français. Le nouveau gouvernement envoya des jeunes gens faire des études en France, demanda des conseillers techniques français pour diriger la réforme des finances et fit appel aux capitaux français pour mettre en valeur le pays. Les grandes Puissances, jugeant que le régime constitutionnel libéral rendait le contrôle inutile, rappelèrent les officiers européens et les agents de contrôle financier. Mais, dans les pays restés nominalement dépendants du sultan (Bulgarie, Bosnie, Crète), les Jeunes-Turcs annoncèrent l'intention de faire élire des députés à la Chambre ottomane pour les rattacher à l'empire. Le prince Ferdinand saisit cette occasion pour proclamer l'indépendance de la Bulgarie, et Æhrenthal pour annexer la Bosnie et l'Herzégovine, dont l'Autriche n'avait reçu en 1878 que l'administration. L'opération fut accomplie brusquement (5-6 octobre). Mais l'ambassadeur d'Autriche à Paris communiqua la nouvelle au Président de la République avant la date fixée par ses instructions, au moment où Æhrenthal déclarait à l'Angleterre n'en avoir pas connaissance ; ce qui rendit évidente la mauvaise foi. Le gouvernement russe, irrité d'avoir été joué, réclama une conférence des Puissances signataires du traité de 1878, seules qualifiées pour en modifier les clauses. Le gouvernement et l'assemblée de Serbie réclamèrent l'autonomie de la Bosnie ; une mission serbe fut envoyée à Berlin, Londres, Paris et Home. L'organe de l'état-major autrichien demanda la guerre pour châtier et conquérir la Serbie et établir l'hégémonie de l'Autriche sur les Balkans. Le gouvernement allemand se déclara prêt à soutenir l'Autriche. La Russie se résigna à laisser tomber la conférence ; la Serbie fut contrainte à s'engager à renoncer à son attitude de protestation et d'opposition (mars 1909). La Triple-Alliance avait donné l'impression d'avoir fait reculer la Triple-Entente. Elle obtint un succès plus effectif dans l'empire Ottoman. Abdul-Hamid ayant essayé par un coup de force de rétablir l'ancien régime, l'armée de Macédoine entra à Constantinople, le déposa et le remplaça par son frère Mahmoud, vieux et incapable de gouverner. Le pouvoir fut exercé désormais par le général vainqueur et les membres les plus actifs du comité. Il apparut alors que sa devise Union et Progrès annonçait, non une politique libérale, mais un programme de despotisme national ; le progrès européen servait à transformer par la contrainte tous les Ottomans en Turcs pour unifier tous les peuples de l'empire. Le patriotisme turc exigeait en outre la réintégration des provinces détachées de l'empire, y compris l'Égypte, l'Algérie, le Caucase, ce qui rendait le parti national turc hostile à l'Angleterre, la France et la Russie, et le forçait à s'appuyer sur l'Allemagne, qui recouvrait ainsi l'influence dont la chute d'Abdul-Hamid avait semblé la priver. Le gouvernement turc conserva les missions anglaise et française de réorganisation navale et financière, mais il manifesta sa préférence intime pour l'Allemagne en confiant la mission militaire aux Allemands. Le principal chef des Jeunes-Turcs était un officier, Enver, gagné à l'influence allemande depuis que la révolution l'avait envoyé comme attaché militaire à Berlin. VIII. — LE CONFLIT D'AGADIR. A l'autre extrémité du monde musulman, le Maroc restait une source de conflits. Quand les violences des Musulmans contre les étrangers amenèrent l'occupation par les troupes françaises, le gouvernement allemand protesta au nom de l'acte d'Algésiras. Une campagne de presse fut faite en Allemagne contre la Légion étrangère, où l'opinion s'irritait de voir des volontaires allemands. Quelques déserteurs de la Légion étrangère tentèrent de s'embarquer à Casablanca avec l'aide du consul allemand et furent arrêtés par des agents français (septembre 1908). Le gouvernement allemand réclama des excuses et la mise en liberté des déserteurs ; le ministère Clémenceau demanda la révocation du consul allemand, puis offrit un arbitrage. L'Allemagne ne l'acceptait que pour la question de droit, et voulait imposer son interprétation de la question de fait ; son attitude parut si menaçante que l'Angleterre offrit son appui à la France. La crise s'apaisa par un compromis (10 novembre) : les deux gouvernements exprimèrent leurs regrets sur les événements et soumirent l'ensemble des questions à l'arbitrage. La détente qui suivit fut mise à profit par des financiers pour tenter un rapprochement économique. L'accord signé à Berlin (février 1909), affirmant la volonté de sauvegarder l'égalité économique dans l'empire chérifien, annonçait l'intention des deux États d'associer leurs nationaux dans les affaires dont ils pensaient obtenir l'entreprise. Un échange de lettres secrètes précisait le désintéressement politique de l'Allemagne, elle s'engageait à tenir compte du fait que les intérêts français au Maroc sont supérieurs aux intérêts allemands. Des capitaux français s'associèrent pour créer une Société marocaine de travaux publics et une Compagnie de chemins de fer. Le projet de collaboration fut étendu à la Société française de la Ngoko-Sangha au Congo, qui conclut un consortium avec une société allemande du Cameroun (1910). Mais le gouvernement français retira l'offre d'une indemnité à la société de la Ngoko-Sangha et rejeta le projet de chemins de fer. L'opinion allemande, indisposée par ces échecs, s'irrita lorsque, sur l'appel du sultan, les troupes françaises entrèrent à Fez ; la presse accusa la France de préparer la tunisification du Maroc. Le secrétaire aux Affaires étrangères allemand, avisé par l'ambassadeur de France (avril 1911), répondit qu'il n'encourageait pas l'opération. Une fois à Fez, pourrez-vous en sortir ? Le gouvernement allemand émit l'idée de faire payer son acquiescement à l'occupation du Maroc par la cession d'une partie du Congo français. L'ambassadeur de France, J. Cambon, vint à Kissingen (juin) négocier avec le secrétaire d'État aux Affaires étrangères, Kiderlen-Wechter, et retourna demander à Paris des instructions pour chercher ailleurs, au besoin, les éléments d'une transaction plus ample. L'ambassadeur d'Allemagne à Paris fit à l'improviste (1er juillet) au gouvernement français une communication : le gouvernement impérial, ayant eu connaissance de troubles menaçants dans le Sous, où des sujets allemands avaient des intérêts importants, avait décidé d'envoyer un navire de guerre à Agadir ; une note verbale expliquait que des maisons allemandes lui avaient demandé de protéger les personnes et les propriétés de leurs représentants. Le Sous, au sud du Maroc, était hors du terrain prévu dans l'acte d'Algésiras, et on sut qu'il n'y existait ni Allemands, ni troubles ; quatre maisons allemandes y faisaient, par l'intermédiaire des indigènes, 60.000 francs d'affaires par an. On apprit que le navire expédié à Agadir n'était qu'une canonnière. Le gouvernement français décida de n'envoyer aucun navire de guerre ; les ministres anglais prirent la même décision. Les journaux allemands proposaient de rétablir le régime international au Maroc et réclamaient pour l'Allemagne la région du Sous. Le gouvernement français se déclara prêt à engager la conversation. Il lui fut répondu que la France, ayant accru sa puissance, devait donner une compensation, que l'Allemagne n'avait pas de prétentions territoriales au Maroc, et apercevait au Congo un terrain de négociations. Kiderlen demanda d'abord tout le Congo entre l'Océan et la Sangha, en échange de la pointe du Cameroun vers le lac Tchad, surnommée le Bec de canard. Le ministère anglais déclara ne pouvoir laisser régler la question en dehors de lui ; il chargea le ministre des Finances, Lloyd George, connu pour ses tendances pacifiques, de prononcer un discours d'avertissement ; Lloyd George déclara que la Grande-Bretagne, pour conserver la paix, ne supporterait pas de se laisser traiter comme si elle ne comptait plus dans le concert des nations (21 juillet). L'état-major anglais tint des conférences avec l'état-major français. L'Allemagne dut renoncer à rompre l'entente entre la France et l'Angleterre. La négociation traîna pendant quatre mois, entravée par un conflit latent entre le ministre des Affaires étrangères, hostile à un accommodement, et le président du Conseil, Caillaux, disposé à un rapprochement avec l'Allemagne sur le terrain financier. Le gouvernement français réclama le protectorat, complet sur tout le Maroc, sauf l'engagement de respecter la liberté et l'égalité économique, et refusa la cession demandée au Congo. Guillaume Il menaça de rompre, la Bourse de Berlin fut prise de panique (20 septembre). Mais la nouvelle des préparatifs de l'Italie pour la conquête de la Tripolitaine inquiéta le gouvernement allemand, Kiderlen renonça à réclamer une large coupure de 400.000 kilomètres carrés d'un bloc, et proposa deux piqûres en forme de pointes s'avançant jusqu'au Congo, de façon à donner aux Allemands accès au fleuve et contact avec le Congo belge, en laissant aux Français droit de passage pour garder les communications avec l'intérieur de leur colonie. L'accord fut conclu par deux conventions distinctes, l'une sur le régime du Maroc, l'autre en forme d'échange entre un territoire français de 275.000 kilomètres carrés et le Bec de canard allemand. Les Chambres françaises ratifièrent sans protester ce sacrifice, compensé par l'abandon des prétentions allemandes sur le Maroc. En Allemagne, l'opinion, déçue par la perte d'espérances brillantes, protesta bruyamment, et le ministre des Colonies donna sa démission. L'empereur manifestait encore le désir de la paix, mais déjà apparaissait la perspective de la rupture. Le plan de l'état-major allemand d'envahir la France par la Belgique devenait manifeste par la construction de quais d'embarquement et de voies ferrées le long de la frontière belge. La reconnaissance du protectorat français sur le Maroc eut un contre-coup sur l'Afrique. L'Italie annonça que, pour rétablir l'équilibre européen, elle se décidait à occuper la Tripolitaine et la Cyrénaïque (septembre 1911). L'armée italienne occupa l'oasis de Tripoli et les villes voisines de la côte, mais fut arrêtée par les indigènes arabes dirigés par des officiers turcs. L'opinion italienne, surprise de cette résistance, l'attribua à une aide venue de la Tunisie. Deux paquebots français, le Manouba ayant à bord une mission d'officiers sanitaires turcs, le Carthage portant un aéroplane, furent arrêtés par des torpilleurs italiens (16, 19 janvier 1912) et amenés à Cagliari. Le gouvernement français protesta, et le règlement fut renvoyé à l'arbitrage de la Haye. Mais cet incident laissa en Italie des sentiments hostiles à la France. Le roi George V, qui avait succédé à Édouard VII en 1911, et le ministère libéral anglais se montraient résolus à maintenir la paix. Le ministre de la Guerre alla à Berlin (février 1912) proposer une entente pour arrêter à la fois dans les deux pays la construction des vaisseaux de guerre. Le projet d'accord rédigé par le chancelier allemand aurait obligé les deux puissances à rester neutres si l'une était contrainte de faire la guerre par une provocation évidente, en exceptant les cas où cet accord serait en contradiction avec des engagements antérieurs. Le ministère anglais jugeait suffisant de déclarer que l'Angleterre ne se joindrait à aucune attaque contre l'Allemagne. Le gouvernement allemand insista pour faire promettre par l'Angleterre une neutralité bienveillante si la guerre était imposée à l'Allemagne (août). L'accord ne put être conclu sur cette formule équivoque, mais les négociations continuèrent sur l'Asie et l'Afrique ; elles aboutirent à un projet prêt à être signé en 1914, qui laissait le champ libre à l'expansion allemande du côté de Bagdad et des colonies portugaises d'Afrique. IX. — LA GUERRE DANS LES BALKANS. LA guerre italo-turque déchaîna la crise décisive dans les Balkans. Le gouvernement Ottoman des Jeunes-Turcs travaillait à turquiser la Macédoine en y remplaçant la population chrétienne par des Mohadjir (réfugiés) musulmans. Les chrétiens des États voisins, inquiets de cette politique, profitèrent des embarras des Turcs pour former, sous la direction du gouvernement russe, une coalition. Des traités d'alliance de la Bulgarie avec la Serbie, puis avec la Grèce (mars, mai 1912), précisés par un accord secret, réglèrent le partage des territoires à conquérir sur les Turcs en Macédoine, en renvoyant les différends à l'arbitrage du tsar. Le président du Conseil (Poincaré), préoccupé d'empêcher la guerre imminente, fit savoir par la presse que les Puissances avaient accepté sa formule : l'Europe maintiendrait, dans tous les cas, le statu quo dans les Balkans, et agirait sur le sultan pour obtenir des réformes en Macédoine (5 octobre). Les États alliés prirent l'offensive par une déclaration de guerre du Monténégro (8 octobre) et une note réclamant des réformes. La Turquie, ayant conclu la paix avec l'Italie (15 octobre), leur déclara la guerre. Les alliés envahirent de quatre côtés le territoire turc, mirent en déroute les armées ottomanes, et occupèrent presque toute la Turquie d'Europe (octobre 1912) ; l'armée bulgare ne fut arrêtée qu'à 40 kilomètres de Constantinople, à Tchataldja. Ce succès foudroyant des États slaves, protégés du tsar, contre les Turcs, protégés de l'empereur Guillaume, donna l'impression d'un échec de l'Allemagne. La presse française célébra la victoire des canons français du Creusot sur les calions allemands de Krupp, et attribua une part des succès de la Grèce à la mission militaire française (du général Eydoux) qui venait d'instruire l'armée grecque. La France, abandonnant sa politique traditionnelle, se désintéressa de l'empire Ottoman tombé sous l'influence de l'Allemagne, et accorda sa faveur aux États chrétiens des Balkans protégés par son allié russe. Le revirement de l'opinion française se marqua par la vogue des Bulgares ; le roi Ferdinand en profita pour rappeler à Paris qu'il était, par sa mère, petit-fils de Louis-Philippe. Les grandes Puissances, désirant localiser la guerre, offrirent leur médiation ; la France s'y joignit en déclarant ne vouloir exercer aucune pression sur les belligérants. Un armistice fut conclu et deux conférences réunies à Londres, l'une entre les belligérants, l'autre entre les grandes Puissances (13-15 décembre). L'Angleterre et la France se montraient décidées à maintenir la paix, l'Autriche en profita pour faire accepter toutes ses exigences : le retrait des troupes serbes de la côte de l'Adriatique, la création d'une principauté albanaise, à laquelle fut (mars 1913) attribué Scutari assiégé par les Monténégrins. La conférence, interrompue à la fin de l'armistice, fut reprise sur la demande de la Porte après la prise de Janina et d'Andrinople ; elle régla les questions de territoire et renvoya les questions de finances à une conférence convoquée à Paris. Le roi de Monténégro ayant pris et prétendu garder la ville de Scutari, les Puissances le forcèrent à la rendre et y mirent une garnison internationale ; elles acceptèrent comme prince d'Albanie le prince allemand de Wied, protégé de l'Autriche. Les États des Balkans, mécontents de ce règlement, entrèrent en conflit sur le partage des territoires conquis ; la Roumanie, en compensation des agrandissements de la Bulgarie, réclama un fragment de la Dobroudja bulgare. Le tsar protesta d'avance contre une guerre fratricide, et réclama son rôle d'arbitre. Le gouvernement bulgare, prévoyant un arbitrage défavorable, ordonna à son armée d'attaquer les armées serbe et grecque (juin 1913). La Bulgarie vaincue, envahie par les Serbes, les Grecs, les Roumains et les Turcs, fut forcée par la paix de Bucarest de céder le territoire réclamé par la Roumanie, et ne reçut en Macédoine que 18.000 kilomètres carrés avec 400.000 âmes ; la Serbie en eut 39.000 avec 1.290.000 âmes. La France soutint la Grèce, qui obtint la côte de la Macédoine orientale et le port de Cavalla. Mais le nouveau roi de Grèce, Constantin, mari de la sœur de Guillaume attribua ce succès à son beau-frère, et proclama sa sympathie pour l'Allemagne en se déclarant l'élève de l'état-major allemand. L'opinion en Allemagne ressentit comme un échec la défaite des Turcs et des Bulgares et l'agrandissement de la Serbie qui barrait à l'Autriche la route de Salonique. L'irritation contre la France s'accrut (avril 1913) à l'occasion de quatre incidents de frontière — la descente d'un zeppelin à Lunéville, d'un avion allemand à Avricourt, une altercation au buffet de la gare de Nancy, l'entrée dans un village français de boy-scouts allemands —. Le gouvernement fit voter au Reichstag un impôt de 1 milliard de marks pour augmenter l'armée allemande, qui fut portée à 815.000 hommes et pourvue d'un matériel perfectionné ; il le motiva par le besoin de soutenir l'Autriche menacée par la victoire récente du slavisme. L'excitation était entretenue par les violences de la presse conservatrice. Des livres pseudonymes (Frymann, Tannenberg), vendus à très grand nombre d'exemplaires, excitaient à conquérir la France, lui enlever ses colonies, les mines de Lorraine, les provinces de l'Est, dont la population serait remplacée par des colons allemands. Les partisans de la paix dans les deux pays essayèrent de se concerter contre cette agitation. Les socialistes fraternisèrent dans un congrès, à Bâle, qui discuta le moyen d'organiser la grève générale pour empêcher la guerre. Une conférence parlementaire, tenue à Berne (mai 1913) par 167 députés et 24 sénateurs français des partis de gauche et 37 députés du Reichstag, vota une résolution invitant les gouvernements à modérer leurs dépenses militaires et à faire régler leurs différends par l'arbitrage. En août, l'Autriche communiqua à l'Italie son intention d'agir contre la Serbie. En Allemagne, les fêtes du centenaire de la bataille de Leipzig (octobre 1913) excitèrent les passions nationales à des manifestations belliqueuses ; le Kronprinz lui-même collabora à un livre publié à l'occasion du jubilé de 1813 et y exprima son désir de prendre part à de vraies batailles. Guillaume, dans une conversation avec le roi des Belges Albert, où il essaya de prévoir comment serait accueilli le passage des Allemands à travers la Belgique, déclara inévitable la guerre contre la France (novembre 1913), et le chef d'état-major Moltke conseilla une guerre préventive, pour laquelle il garantissait l'enthousiasme irrésistible du peuple allemand. Le parti qui gouvernait l'Angleterre semblait résolu à rester en paix ; le gouvernement anglais avait déclaré à la Chambre (mars 1913) que l'Angleterre n'avait aucune obligation de participer à aucune guerre sur le continent ; il répéta (28 avril 1914) qu'aucune puissance n'avait demandé à la Triple-Entente de concerter son action sur le continent pour une guerre. Il semblait d'ailleurs paralysé par les grèves et les conflits en Irlande. Guillaume eut avec l'archiduc-héritier d'Autriche François-Ferdinand deux entrevues confidentielles ; à la deuxième, dans le château de Konopischt en Bohême (12 juin 1914), il vint accompagné de son ministre de la Marine. L'Autriche n'attendait plus qu'une occasion pour écraser les Serbes, et l'Allemagne était résolue, au cas d'une guerre contre la Russie, à commencer par l'invasion de la France. Pour maintenir sa prépondérance sur l'Europe, l'Allemagne, au temps de Bismarck, lui avait imposé la paix armée ; pour conquérir dans le monde une place proportionnée à ses forces, elle se préparait à appuyer l'expansion belliqueuse de l'Autriche dans les Balkans, au risque de déchaîner la guerre générale en Europe. |
[1] Ceci a été écrit avant 1914 ; la question d'Alsace se posait déjà d'une façon si nette que la guerre n'y a rien changé.