HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE II. — LA SCISSION ET LES LUTTES ENTRE LES RÉPUBLICAINS.

CHAPITRE VIII. — LE GOUVERNEMENT DU PARTI RADICAL EN CONFLIT AVEC L'ÉGLISE.

 

 

I. — L'ARRIVÉE AU POUVOIR DU PARTI RADICAL.

LE personnel progressiste s'était maintenu trois ans au pouvoir en concédant à ses alliés radicaux la loi contre les congrégations, à ses alliés socialistes quelques réformes ouvrières. Cet équilibre fut rompu par les élections de mai 1902. La campagne électorale se fit sur la politique ecclésiastique. Les catholiques accusaient les députés de la majorité, ennemis de la religion, d'avoir violé la liberté de conscience, la liberté d'enseignement, la liberté d'association ; ils annonçaient que, si cette majorité était réélue, elle ferait fermer les églises, chasser les curés, interdire le culte. Piou, un des chefs des ralliés en 1893, présidait le comité rie l'Action libérale, qui venait de se fonder pour défendre les libertés religieuse, civique, économique, menacées par la tyrannie maçonnique, Jacobine et socialiste. Le Comité recueillait des fonds, et travaillait à grouper tous les conservateurs en un parti catholique. La plupart des évêques entrèrent dans la lutte. L'archevêque de Paris prit publiquement parti par un mandement (19 janvier) :

Il s'agit de savoir si la société continuera à être régie par les enseignements de l'Évangile, ou si elle suivra les progrès des sectes antichrétiennes qui proclament l'indépendance absolue de la raison humaine.... L'Église demande... que les législateurs n'oublient pas les principes qui sont le fondement de notre société.

Les progressistes, fidèles à la formule : ni révolution ni réaction, combattirent la politique radicale, qu'ils accusaient d'allumer la guerre religieuse et de préparer la révolution sociale. Le Comité de la Patrie française, par une propagande de presse, excitait le sentiment nationaliste contre le gouvernement, esclave des francs-maçons, désorganisateur de l'armée. Il exigeait des candidats patronnés par lui l'engagement d'entrer dans le futur groupe de la Patrie française qui serait créé dans la nouvelle Chambre.

Conservateurs, progressistes, nationalistes, réunis en une coalition d'opposants, votaient pour les candidats opposés au gouvernement. Les partis de la majorité opéraient également de concert sans programme défini ; ils se posaient en défenseurs des lois républicaines contre les attaques du clergé et des nationalistes. Les socialistes gardaient leur programme doctrinal, la révolution sociale par l'avènement du prolétariat. Les radicaux continuaient leur campagne pour l'impôt progressif sur le revenu, la réduction à deux ans du service militaire et la séparation de l'Église et de l'État. Le Congrès du parti radical et radical-socialiste (mai 1901) avait déclaré repousser également le libéralisme économique qui favorise la dictature des puissances d'argent et le dogmatisme collectiviste. Les progressistes dissidents avaient créé une Alliance républicaine démocratique, dont le comité, présidé par le frère du président Carnot, adopta un programme de réformes hostile au socialisme. Un Comité du commerce et de l'industrie, connu sous le nom de son président (Mascuraud), recevait les fonds souscrits par des commerçants et les distribuait aux candidats du ministère.

La lutte entre les deux coalitions excita de vives passions. On le vit à la proportion sans exemple des votants, qui atteignit en certains cas 90 p. 100 des inscrits (27 avril-11 mai). Ce fut un échec général de la coalition des opposants. Le total de ses sièges s'abaissa de 250 à 220 environ, répartis (d'après les évaluations des journaux) en 50 conservateurs, 111 progressistes, 59 nationalistes. Mais la distinction entre conservateurs et nationalistes était devenue arbitraire. La Patrie française avait subi un tel échec qu'elle ne put même pas constituer son groupe. La coalition des gauches atteignit un total de 368 (outre 6 socialistes de l'opposition). On les répartissait en 48 socialistes, 90 radicaux-socialistes, 129 radicaux, 99 républicains, mais cette distinction ne reposait sur aucun critérium sûr. C'était, comme toujours, l'Ouest qui élisait les conservateurs ; les progressistes venaient des anciennes régions conservatrices (Nord et Ouest) et de la Lorraine républicaine où persistait l'influence de Méline, les nationalistes purs des quartiers du centre et de l'ouest de Paris. Les régions anciennement républicaines (Est et Sud) élisaient des radicaux, les socialistes venaient des quartiers ouvriers de Paris et des pays industriels.

La politique anticléricale disposait maintenant d'une majorité assurée. Waldeck-Rousseau, malade et fatigué, n'attendit pas l'ouverture de la nouvelle Chambre. 11 donna sa démission avec tous ses collègues (28 mai). Ce fut la première fois qu'un ministère se retira volontairement sans avoir été mis en minorité.

La Chambre élut président le chef du parti radical Bourgeois, par 303 voix contre 267 à Deschanel, le président progressiste de la précédente législature (1er juin). Les dissidents ministériels, restés depuis 1899 en dehors des groupes, entrèrent en masse dans l'ancien groupe de l'Union progressiste, qui prit le nom d'Union démocratique. La majorité fut alors encadrée presque en entier dans 4 groupes, Union démocratique, radical, radical-socialiste, socialiste. Alors fut organisée une représentation permanente, la Délégation des gauches, formée de délégués élus par chaque groupe en nombre proportionnel à sa force. Ce fut l'organe directeur de la coalition, chargé de décider la tactique, de prévoir les incidents, de préparer les résolutions. Il assurait au ministère une majorité stable contre les surprises de séance, à la majorité une collaboration continue avec le gouvernement.

Le parti radical devenait le parti de gouvernement. Ses deux chefs, Bourgeois et Brisson, appelés à former le cabinet, refusèrent. Waldeck proposa alors un sénateur radical, Combes, président de la commission pour la loi sur les associations, connu pour anticlérical. Né dans le Tarn, séminariste, docteur en théologie, puis médecin en Charente-Inférieure, entré tard dans la politique et conservant à Paris la vie simple d'un provincial, Combes, ministre de l'Instruction et des Cultes dans le cabinet Bourgeois, s'était dès 1896 engagé dans un conflit avec la cour de Rome sur la nomination des évêques. Rompant avec la pratique (établie en 1871 par Jules Simon) de discuter les choix avec le nonce, il avait remis au nonce, sans prendre son avis, la liste des évêques choisis par le gouvernement, et réclamé pour l'État le droit de transférer un évêque d'un siège à un autre.

Combes forma un ministère de conciliation où entrèrent 6 radicaux, 3 modérés, et les ministres antérieurs de la Guerre et des Affaires étrangères. Pour obtenir la neutralité du inonde financier, il mettait aux Finances Rouvier, adversaire de la réforme fiscale, regardé comme l'allié de la maison Rothschild. Il irritait les nationalistes en laissant à la Guerre le général André et en donnant la Marine à un radical-socialiste, Camille Pelletan, ancien collaborateur de Clémenceau. Les modérés de l'Union démocratique gardaient encore une grande influence en s'appuyant sur le Président Loubet, hostile à la politique radicale. Mais Combes, ministre de l'Intérieur et des Cultes, prenait la direction de la politique générale, maintenait la solidarité entre les ministres et imposait au Président les décisions du ministère responsable. Pour la première fois le gouvernement passait au personnel radical. Il allait pratiquer une politique de combat contre les groupes de droite et de conciliation entre tous les groupes de gauche ; détruire les congrégations non autorisées, et éviter la répression violente des grèves.

 

II. — LA DISSOLUTION DES CONGRÉGATIONS NON AUTORISÉES.

LA loi de 1901 remettait le sort des congrégations à la décision du Parlement, la procédure adoptée par le gouvernement prolongeait leur existence jusqu'au vote du Sénat. Mais les députés de la majorité arrivaient exaspérés contre le clergé, qui les avait combattus. La déclaration ministérielle (11 juin) dénonça l'ingérence du clergé et annonça des mesures de combat.

Cédant à de coupables suggestions, une partie du clergé a voulu confondre la cause de l'Eglise catholique avec celle des congrégations : contrairement à l'esprit de la législation, elle est descendue dans l'arène électorale. De tels écarts sont intolérables.... La loi des associations est entrée dans sa période d'application administrative et judiciaire. Le gouvernement tiendra la main à ce qu'aucune de ses dispositions ne demeure frappée d'impuissance. Il faut abroger la loi de 1850 pour restituer à l'Etat... des droits et des garanties qui lui font absolument défaut.

En réponse à une interpellation, Combes se déclara résolu à combattre le péril clérical et à appliquer la loi des associations rigoureusement dans son texte et son esprit, saris se préoccuper de certaines interprétations juridiques.

En même temps qu'il menaçait les congrégations, Combes donnait satisfaction au sentiment des électeurs radicaux en formulant dans une circulaire aux préfets (20 juin) la théorie du droit exclusif des républicains aux faveurs publiques.

Fonctionnaires politiques et délégués du gouvernement, les préfets ont pour principal devoir de veiller à ce que les faveurs dont la République dispose ne soient accordées qu'à des personnages et des corps sincèrement dévoués au régime.

La pratique de tout ministère avait toujours été de favoriser ses partisans. Mais c'était la première fois qu'un gouvernement républicain appelait faveurs les décisions de l'administration et promettait publiquement de les réserver à un parti. Aussi reprocha-t-on à Combes de revenir aux procédés de l'Empire.

La lutte contre les congrégations consista en 4 séries d'opérations, qui atteignirent successivement 4 espèces d'établissements.

1° Le ministère commença par les établissements non autorisés d'une congrégation autorisée, qui pouvaient être supprimés par simple décret ; c'étaient surtout des écoles primaires de sœurs. Combes ordonna de fermer les 125 écoles ouvertes depuis le 1er juillet 1901. En réponse aux plaintes des catholiques, il expliqua que l'exécution administrative était l'application de la loi de 1901, et que ce premier acte serait bientôt suivi d'autres actes pour assurer la supériorité de la société laïque sur la société monacale.

Les écoles ouvertes avant 1901 (plus de 3.000) prétendaient n'avoir pas besoin d'autorisation. Les préfets reçurent l'ordre (10 juillet) de leur faire savoir qu'ayant laissé passer les délais pour demander l'autorisation, elles devaient se fermer dans les huit jours ; elles pourraient ensuite déposer une demande. Il s'ensuivit une séance de tumulte à la Chambre ; un progressiste accusa le ministère d'un crime contre la liberté et l'humanité.

Le nonce objecta que les écoles étaient couvertes par la loi scolaire, par la déclaration de Waldeck, par l'engagement pris envers le Saint-Siège. Le gouvernement répondit que les congrégations avaient si bien cru l'autorisation nécessaire qu'elles l'avaient d'abord demandée ; le Concordat ne reconnaissait pas au pape le droit d'intervention diplomatique dans les affaires intérieures des congrégations. La plupart des établissements se fermèrent sans résistance. Après la clôture de la Chambre (12 juillet), le ministère fit procéder à la fermeture des écoles qui n'avaient pas obéi. Le nonce protesta (26 juillet) ; le gouvernement déclara avoir appliqué les lois. Le nonce répliqua que les articles organiques n'avaient jamais été reconnus ; le Concordat garantissait la liberté du culte catholique, qui ne pouvait se passer des congrégations.

Les catholiques organisèrent des manifestations. A Paris, une Ligue des femmes françaises alla à l'Élysée porter une adresse à la femme du Président. Il y eut une grande réunion des ligues nationalistes (Ligue des Patriotes, Ligue antisémite, Ligue de la Patrie française), des attroupements devant les établissements qu'on fermait. Puis une Ligue de la liberté de l'enseignement se fonda pour provoquer un mouvement de pétitions et, d'agitation légale. Dans les départements, les congréganistes, de peur de fournir un motif pour dissoudre leur maison mère, se bornèrent à la résistance pacifique recommandée par les députés conservateurs. Mais les fidèles s'installèrent dans les établissements ; pour les disperser il fallut envoyer des gendarmes, et même de la troupe. Deux officiers refusèrent de marcher, ils passèrent devant des conseils de guerre qui prononcèrent des sentences d'une indulgence inusitée. Dans trois écoles du Finistère les paysans royalistes firent une résistance active ; armés de bâtons et barricadés, ils jetèrent sur les gendarmes et les soldats des pierres et des baquets d'ordures.

Pour autoriser un établissement, la loi exigeait un décret d'autorisation rendu en Conseil d'État, ce qui comportait l'étude des dossiers de chaque établissement. Le gouvernement, pour éviter ces formalités, consulta le Conseil d'État, qui répondit (4 sept.) que son avis devenait inutile quand le ministère voulait refuser l'autorisation, puisque alors il n'y avait pas de décret à rendre.

Une lettre collective à la Chambre, signée de tous les évêques sauf quatre, protesta contre la persécution qui violait le Concordat et anéantissait l'unité morale de la France (9 oct.). Les populations s'apercevraient que ce n'est pas l'Église qui s'ingère dans la politique, mais les hommes politiques qui déclarent la guerre à la religion. Interpellé à l'ouverture de la Chambre, le ministère fut défendu par un ancien ministre progressiste, Jonnart ; reprenant la formule de Waldeck, il blâma l'Église d'avoir toléré les pratiques des moines ligueurs et des moines d'affaires, qui avaient cherché à déraciner l'idée républicaine. L'opposition reprocha au gouvernement d'avoir employé la force au lieu de s'adresser aux tribunaux. Combes expliqua que, contre des établissements ouverts au mépris des lois, on n'avait pu agir que par voie administrative. Il annonça que ces premiers actes étaient le prélude nécessaire de l'œuvre attendue par la démocratie ; la Chambre l'approuva par 323 voix contre 233. Il déposa alors un projet de loi punissant d'amende et de prison les infractions à la loi de 1901, et déféra au Conseil d'État les évêques signataires de la protestation. Le Sénat l'approuva par 163 voix contre 90. Armé contre les résistances par la nouvelle loi, le gouvernement fit fermer toutes les écoles non autorisées, sauf dans les localités où il n'existait pas d'école laïque prête à recevoir les élèves (23 décembre).

2° Le ministère s'occupa ensuite des demandes d'autorisation des congrégations d'hommes. Le décret du ministère Waldeck exigeait le vote successif des deux Chambres avant de déclarer la demande refusée, la commission de la Chambre réclama contre  cette procédure. Le Conseil d'État répondit que, le projet de loi devant être présenté sous forme d'autorisation, le vote négatif d'une Chambre suffisait pour que l'autorisation fût rejetée et la congrégation dissoute.

Le ministère sépara les demandes en 2 groupes. Il présenta au Sénat les 5 demandes d'autorisation qu'il proposait d'accorder, Trappistes (23 maisons), Frères de Saint-Jean-de-Dieu (10 maisons), la congrégation de Pile de Lérins, deux congrégations de missionnaires (Missions africaines, Pères blancs). Il présenta à la Chambre les 54 qu'il proposait de refuser, divisées en 3 groupes, 25 enseignantes, 28 prédisantes, 1 commerçante (les Chartreux, qui fabriquaient la liqueur de la Grande Chartreuse). Il déposa un seul rapport pour chaque groupe, mais un projet de loi distinct pour chaque congrégation. Ces 54 projets comportaient 54 délibérations, on n'en pouvait prévoir la fin. La commission, dominée par les radicaux, proposa de réunir toutes les demandes en un seul projet de loi et de les refuser en bloc sans passer à la discussion des articles. Combes accepta cette procédure expéditive ; Waldeck la blâma dans un bureau du Sénat. Le groupe de l'Union démocratique, nécessaire pour faire la majorité, hésita, puis céda (4 février 1903). Le gouvernement, d'accord avec la commission, proposa 3 projets de loi, un pour chacun des 3 groupes, et annonça qu'il poserait la question de confiance. La Chambre, après trois discussions très vives (12-28 mars), rejeta toutes les demandes par 304 voix contre 246.

Le ministère ordonna de dissoudre les congrégations et de fermer tous leurs établissements (environ 1.500), en laissant les congrégations enseignantes jusqu'au 31 juillet achever l'année scolaire. La mesure atteignait 3.040 prédicateurs, 15.964 religieux enseignants et les Chartreux. Il y eut quelques résistances, des couvents barricadés, un tumulte à l'expulsion des Chartreux. Pour empêcher les moines de se transformer en prêtres séculiers, une circulaire ordonna aux évêques d'interdire aux congréganistes la prédication : 3 archevêques-cardinaux protestèrent contre cette mesure et contre la fermeture des chapelles des couvents non autorisés.

3° Restait à statuer sur les demandes d'autorisation de 81 congrégations de femmes pour 517 établissements. La discussion, retardée jusqu'à la fin de juin, fut courte (25-26 juin). L'Union démocratique se divisa, la moitié environ se sépara de la majorité (30 voix contre, 6 abstentions, 14 membres en congé). Le rejet en bloc ne fut voté que par 285 voix contre 269. La résistance était épuisée, les congrégations de femmes se dispersèrent sans bruit.

4° La lutte semblait terminée par la destruction radicale de tous les établissements non autorisés. Mais la résistance entraîna le gouvernement et la majorité au delà des limites de la loi de 1901, jusqu'à une mesure contre les établissements autorisés. Les documents découverts au cours des perquisitions montraient que les religieux, autorisés par leurs supérieurs à se séculariser en apparence, restaient liés par leurs vœux et soumis à la juridiction de leur supérieur. Pour écarter des écoles les membres des congrégations dissoutes, la Chambre leur interdit l'enseignement pendant trois ans dans la commune de leur établissement et les communes voisines.

Waldeck-Rousseau, qui, dans des conversations, avait blâmé la politique de son successeur, attendit, pour la combattre publiquement, la discussion au Sénat du projet de loi pour la construction des écoles. Il déclara que le gouvernement avait appliqué la loi d'une façon abusive et contraire à son esprit en n'examinant pas les demandes une à une (27 juin). Pendant les vacances, l'inauguration du monument de Renan à Tréguier (13 sept.), où les républicains bretons affluèrent malgré l'opposition du clergé, donna à Combes venu pour assister à la cérémonie l'occasion de constater que sa politique était populaire. Mais Waldeck fit échouer une tentative de Combes pour créer au Sénat une délégation des gauches et un essai d'entente permanente avec les groupes de la Chambre. Le ministre de l'Instruction publique, Chaumié, un modéré, avait déposé un an auparavant un projet de loi abrogeant la loi Falloux sans enlever aux congrégations le droit d'enseigner. Le Sénat le vota malgré le rapporteur radical, qui proposait de ne permettre que les établissements d'enseignement secondaire autorisés par l'État. Combes se décida alors à présenter un projet de loi qui interdisait l'enseignement de tout ordre et de toute nature à tout membre d'une congrégation ; les congrégations enseignantes autorisées seraient supprimées dans les 5 ans (18 décembre).

Le vote fut retardé par l'opposition des adversaires personnels de Combes. On objecta les conséquences financières. D'après l'évaluation du ministère de l'Instruction, il faudrait bâtir 330 écoles de garçons, 1.921 de filles, au prix de 59 millions ; augmenter le personnel nouveau de 1.500 instituteurs et 6.000 institutrices, et les traitements de 9 millions par an. Il fallait d'abord laïciser les écoles publiques tenues encore, 1.300 par des Frères, 2.200 par des sœurs. La loi passa enfin (mars 1904), mais avec des atténuations : le délai pour l'extinction des écoles congréganistes fut porté à dix ans, on excepta les établissements destinés à former un personnel enseignant à l'étranger et aux colonies. Pour éviter l'obstruction, on sacrifia S articles en laissant à fixer la procédure par un règlement.

 

III. — LE CONFLIT AVEC LE SAINT-SIÈGE.

PENDANT que la lutte contre les congrégations mettait le gouvernement en conflit avec les autorités ecclésiastiques, Combes, comme en 1896, entrait en lutte contre la cour de Rome pour le choix des évêques. Le Concordat donnait au gouvernement la nomination, au pape l'institution canonique ; et jusqu'en 1871 le gouvernement avait choisi l'évêque. Mais, depuis que le gouvernement avait laissé discuter ses choix, le Saint-Siège ne les acceptait qu'après une entente préalable ; et il réclamait le droit de les refuser sans faire connaître ses motifs. Dans la bulle d'institution des évêques il avait introduit la formule nouvelle Nobis nominavit, qu'il traduisait par nous a présenté — il avait même en 1872 risqué le mot plus catégorique præsentavit —. Le Conseil d'État enregistrait, en ajoutant sous toutes réserves des droits de l'État. Cette procédure donnait au Vatican le moyen d'écarter les ecclésiastiques suspects d'esprit gallican ou républicain, et mettait les candidats à l'épiscopat sous sa dépendance.

Combes fit demander la suppression du Nobis (novembre 1902) ; puis il notifia au nonce la nomination de 3 évêques sans entente préalable (décembre 1902). Au refus du Vatican il répliqua (10 janvier 1903) que le Concordat ne prescrivait pas d'entente, que, si le Saint-Siège repoussait ses candidats, c'était à cause de leur dévouement à la République. Il ajouta que la discussion prochaine du budget des cultes serait une bonne occasion pour demander la dénonciation du Concordat. C'était en effet la tactique du parti radical de proposer chaque année la suppression des crédits du culte ; Combes, comme tous ses prédécesseurs, en avait demandé le maintien ; il défendit cette fois encore le Concordat (janvier 1903).

Le Saint-Siège, s'adressant au ministre des Affaires étrangères (15 février), justifia la prétention du pape à refuser l'institution canonique pour d'autres motifs que la doctrine ou les mœurs. Il est le juge sans appel des aptitudes des candidats et de l'utilité de l'Église, et le gouvernement n'a pas le droit d'exiger de savoir les motifs pour lesquels sa proposition n'a pas été approuvée. Il formula ensuite (9 mars) la théorie de Rome :

Le gouvernement, par sa nomination... ne fait pas l'évêque, comme semble le penser le Conseil d'État ; il indique seulement au pape le sujet qui doit, moyennant l'institution canonique, obtenir du pape le diocèse avec la juridiction. Le Saint-Siège ne pourrait renoncer au Nobis sans favoriser... un malentendu sur la nature et la portée des droits pontificaux.

Combes, irrité, expliqua au Sénat (20 mars) que les candidats choisis par le gouvernement avaient été refusés comme trop bons Français ; il menaça, si ces incursions anticoncordataires sur un terrain défendu ne cessaient pas, de la rupture des liens entre l'État et l'Église. Il invita les évêques à fermer les chapelles ouvertes sans autorisation et à mettre fin aux prédications extraordinaires dans les églises. Ce fut l'occasion de bagarres dans quelques églises de Paris où les libres penseurs vinrent interrompre la prédication.

Le conflit, interrompu par la mort de Léon XIII (20 juillet), recommença plus violent avec le nouveau pape Pie X et son secrétaire d'État Merry del Val, qui passait pour l'ami du général des Jésuites. Le Saint-Siège, après avoir remplacé le N'obis par une formule équivalente, continua à exiger l'entente préalable. Combes réclama pour trois candidats l'institution canonique (5 janvier 1904), et finit par déclarer que, tant que ses nominations aux sièges antérieurement vacants n'auraient pas été acceptées. aucun évêque ne serait plus nommé (19 mars). Le secrétaire d'État maintint par dépêche le droit du pape de refuser. Combes répliqua :

L'abus de ce droit aboutissait à l'annulation en fait du droit lie nomination.... Par suite de l'abus de l'entente préalable trop légèrement concédée par le gouvernement français... on était arrivé à constituer dans l'épiscopat une majorité de prélats uniquement préoccupés d'exercer une action politique contraire à celle du gouvernement.

Un incident nouveau engagea tout le gouvernement dans le conflit. Le Président Loubet alla à Rome voir le roi d'Italie ( ?429 mars). Cette visite, la première faite par un chef d'État français dans Rome capitale du royaume, blessa vivement le gouvernement pontifical. Il envoya une note à tous les États catholiques, où il qualifiait cette visite d'offense pour le Saint-Siège, offense plus grande de la part de la France, unie par des rapports très étroits, jouissant de privilèges signalés, possédant, par faveur singulière, le protectorat des intérêts catholiques en Orient.

Le Conseil des ministres décida de tenir la note pour nulle. et la garda secrète. Mais le journal socialiste l'Humanité en publia un exemplaire, envoyé par la cour de Rome au gouvernement d'un petit État catholique, avec une addition qui en aggravait la portée : Si malgré cela le nonce est resté en France, cela est dû simplement à de très graves motifs, d'ordre et de nature en tout point spéciaux. On pensa que ce motif était l'attente de la chute du ministère Combes.

L'irritation à la Chambre fut si vive que le gouvernement se crut obligé à un acte : il retira l'ambassadeur français auprès du pape, mais en y laissant un chargé d'affaires (21 mai). En réponse à une interpellation des radicaux, un modéré, Ribot, blâma la note et protesta contre la revendication du pouvoir temporel ; le ministre des Affaires étrangères repoussa l'évocation devant des gouvernements étrangers d'une affaire purement française ; Combes déclara : Nous avons voulu en finir avec la fiction surannée d'un pouvoir temporel disparu depuis trente ans. La Chambre approuva par 427 voix contre 95, tous les républicains votant ensemble pour affirmer l'indépendance de l'État, mais rejeta la proposition de dénoncer le Concordat (27 mai).

La rupture définitive se fit sur un conflit de pouvoirs. Le Saint-Siège cita deux évêques français à comparaitre à Rome devant le Saint-Office sous peine de suspension. Tous deux s'étaient déclarés républicains et partisans de la conciliation. L'évêque de Dijon était accusé par les élèves de son grand séminaire d'être franc-maçon ; à l'évêque de Laval on reprochait ses lettres à une supérieure de couvent. Le ministère, averti par les évêques menacés, eut l'impression que les motifs allégués contre eux n'étaient que des prétextes employés pour les faire juger et destituer par la juridiction romaine. Il interdit aux évêques accusés de quitter la France, et envoya au pape une protestation contre les citations faites à l'insu du gouvernement, ajoutant que, si elles n'étaient pas retirées, il en conclurait que le Saint-Siège ne tenait plus à ses relations avec la France. Le Vatican refusa, en invoquant le droit et le devoir du pape. Le gouvernement lui fit savoir (30 juillet) qu'il avait décidé de mettre fin à des relations officielles qui, par la volonté du Saint-Siège, se trouvaient être sans objet. Il retira ce qui restait de l'ambassade au Vatican et renvoya de Paris le nonce.

Le Saint-Siège eut dès lors contre les évêques accusés un grief nouveau et plus grave : ils avaient livré à un laïque le secret de l'Église, crime contre les canons. Les deux évêques affolés partirent malgré la défense du gouvernement, et allèrent à Rome implorer leur pardon ; le pape les obligea à se démettre.

Le seul avantage réel que le Concordat donnât au gouvernement français était le pouvoir de nommer et de destituer les évêques. Par l'entente préalable sur les nominations le pape annulait le pouvoir de choisir les évêques ; par la citation devant un tribunal romain. il s'attribuait le pouvoir de les destituer. Le régime établi par le Concordat fonctionnait plus à l'avantage du Saint-Siège que de l'État. Mais le gouvernement hésita à établir un régime nouveau. Le ministre des Affaires étrangères et le ministre de l'Instruction, d'accord avec le Président de la République, essayèrent de sauver le Concordat. Le Vatican, escomptant la chute de Combes, avait laissé à Paris, avec le titre d'auditeur, un représentant qui restait en relations avec le ministre des Affaires étrangères. Combes lui-même ne désirait pas la séparation de l'Église et de l'État ; il voulait en renvoyer la discussion après le vote des réformes promises, ce qui l'aurait reportée après les élections.

 

IV. — LA DISLOCATION DU BLOC DES GAUCHES.

LA politique anticléricale du ministère et le système du bloc n'avaient jamais cessé de subir les attaques des conservateurs, nationalistes et progressistes coalisés ; mais leurs interpellations et leurs scènes de violence consolidaient le ministère en fortifiant la discipline de la coalition ministérielle. La suppression des congrégations non autorisées affaiblit le bloc en inquiétant son aile droite. Waldeck avait commencé l'opposition en reprochant à Combes d'avoir dénaturé son œuvre de 1901 ; Combes impatienté lui avait offert (dans une entrevue en mars 1903) de reprendre le gouvernement pour appliquer lui-même la loi sur les congrégations ; Waldeck avait répondu : Pas avant que Bourgeois y ait passé, ce qui impliquait l'intention d'user le personnel radical avant de revenir au pouvoir. Les anciens collègues de Waldeck, qui ne s'attendaient qu'à un court intermède avant de rentrer au pouvoir, devinrent de plus en plus hostiles au ministère à mesure que sa durée se prolongea, et travaillèrent à hâter sa chute. De la majorité se détachèrent plusieurs des anciens progressistes de l'Union démocratique, inquiets des mesures contre le clergé, et une vingtaine de radicaux, soit pour des motifs personnels, soit parce qu'ils trouvaient trop lourde la discipline imposée par Combes (ils l'accusaient de faire surveiller par la police leur conduite privée).

D'autres répugnaient à l'alliance avec les socialistes. La majorité avait consenti deux fois à élire, comme quatrième vice-président de la Chambre, Jaurès, l'avocat de la politique du bloc dans le parti socialiste. En janvier 1904, il ne fut pas réélu. Tous les mécontents du bloc formèrent avec l'opposition de droite une entente secrète pour renverser le ministère par une attaque brusque. L'ancien ministre socialiste du cabinet Waldeck, Millerand, en sa qualité de président de la commission des retraites ouvrières, vint à la Chambre accuser le ministère de négliger la préparation des lois sociales. Jaurès reprocha à Millerand de travailler pour la réaction : les socialistes restèrent fidèles au bloc. La Chambre vota l'ordre du jour de confiance, mais à une très faible majorité (282 voix contre 271) ; il paraît même que le cabinet était en minorité de quelques voix, mais que des dissidents qui avaient volé contre lui, trouvant l'écart trop faible, changèrent leurs bulletins pendant le dépouillement du scrutin (17 mars 1904). Ce vote, montrant que le ministère n'avait plus de majorité sûre, enhardit les opposants.

Les groupes de la majorité, divisés par les querelles entre fidèles et dissidents, se scindèrent en fractions. De l'Union démocratique s'était détachée une nouvelle gauche démocratique, formée des partisans fidèles du ministère ; du groupe radical-socialiste, une gauche radicale-socialiste (janvier 1901), hostile aux dissidents qui venaient de faire échouer Jaurès. Le parti socialiste restait (depuis 1902) coupé en deux fractions. Le parti socialiste français, dirigé par Jaurès, était seul représenté dans la délégation des gauches, et faisait ouvertement partie de la majorité. Le parti socialiste de France, dirigé par Guesde et Vaillant, faisait théoriquement de l'opposition à tout ministère bourgeois ; mais, suivant la remarque d'un de ses membres, il soutenait systématiquement le ministère en votant pour lui dans les moments critiques.

Guesde et Vaillant, mécontents de cette tactique, voulurent opposer l'autorité du socialisme international à la déviation des socialistes français ; ils profitèrent de la résolution votée en 1903 par le Congrès national allemand de Dresde.

Le Congrès condamne de la façon la plus énergique les tentatives révisionnistes tendant à remplacer la tactique éprouvée et glorieuse fondée sur la lutte de classes par une politique de concessions à l'ordre établi, qui aboutirait à faire d'un parti révolutionnaire, qui poursuit la transformation... de la société bourgeoise en une société socialiste... un parti se contentant de réformer la société bourgeoise.

Le Congrès du parti socialiste de France de 1903 adopta la motion de Dresde et proposa d'en faire la règle du socialisme universel ; le Congrès socialiste international d'Amsterdam (août 1904) mit à son programme les règles internationales de la politique socialiste.

La lutte s'engagea entre la motion de Dresde, dirigée contre le parti socialiste français, et une rédaction atténuée proposée par les chefs des partis belge et autrichien et acceptée par Jaurès : Le Congrès affirme de la façon la plus énergique la nécessité de maintenir sans fléchissement la tactique... La motion transactionnelle, en minorité dans la commission, ne fut repoussée par le Congrès qu'à égalité de voix (21 contre 21). La résolution de Dresde, votée par 25 voix, devint la résolution d'Amsterdam. Elle rendit impossible le maintien des socialistes français dans la délégation des gauches, et prépara la rupture du bloc.

Une autre résolution imposa l'unité aux socialistes français :

Attendu qu'il ne doit y avoir qu'un parti socialiste comme il n'y a qu'un prolétariat, le Congrès fait un devoir à tous les militants qui se réclament du socialisme de travailler à la réalisation de l'unité sur la base des principes établis par tous les congrès internationaux, et dans l'intérêt du prolétariat international vis-à-vis de qui ils sont responsables des effets funestes de leurs divisions.

Cette décision fut exécutée par un Congrès de délégués de toutes les organisations françaises (avril 1905), qui fonda le Parti socialiste unifié, section française de l'Internationale ouvrière, en définissant son programme par la déclaration suivante :

Le parti socialiste est un parti de classe qui a pour but de socialiser les moyens de production et d'échange. Il n'est pas un parti de réforme, mais un parti de lutte de classe et de révolution. Les élus du parti au Parlement forment un groupe unique en face de toutes les fractions politiques bourgeoises : ils doivent refuser les crédits militaires, les crédits de conquête coloniale, les fonds secrets et l'ensemble du budget.

C'était la victoire du marxisme allemand sur la tradition démocratique des socialistes français, la condamnation de l'action politique pratique au nom d'une doctrine immuable. Les doctrinaires du parti socialiste de France (guesdistes et blanquistes) entrèrent en vainqueurs dans le parti unifié. Le parti socialiste français se scinda. La majorité, avec Jaurès et Briand, par respect pour l'unité internationale, se soumit à la décision du Congrès. Une partie des élus et des fédérations autonomes, fidèles à la tactique d'union avec les partis démocratiques, restèrent en dehors de l'unité, et formèrent un groupe socialiste parlementaire ; appelé aussi indépendants. Le triomphe de la doctrine aboutissait à paralyser l'action politique des socialistes français, sans les réunir tous dans une unité complète.

 

V. — LA FIN DU MINISTÈRE COMBES.

LA coalition des partis de droite et des dissidents ne réussit pas à renverser le ministère en attaquant directement sa politique anticléricale. Après la rupture des relations avec le Vatican, interpellé sur la politique religieuse (22 octobre), Combes répondit catégoriquement : De tout temps le Saint-Siège a prétendu s'arroger le droit de priver un évêque de son siège par mesure disciplinaire, mais de tout temps le gouvernement français a refusé de reconnaître cette prétention. Il retrouva pour le vote de l'ordre du jour d'approbation son ancienne majorité (325 voix contre 237).

Mais l'opposition avait trouvé un terrain plus favorable en attaquant les ministres de la Guerre et de la Marine. On reprochait au ministre de la Marine Pelletan d'avoir rompu avec la tradition hiérarchique en prétendant démocratiser la Marine et en soutenant les marins et les ouvriers des ports de guerre en conflit avec leurs supérieurs, au risque d'ébranler la discipline. Pelletan favorisait les officiers mécaniciens et les sous-officiers, en opposition aux officiers de marine, recrutés par l'École navale. Il blessait les amiraux en affectant de leur imposer l'autorité du ministre sans tenir compte de leurs avis, et en donnant aux navires de guerre des noms tels que Justice, Liberté, Démocratie. Il voulait décider seul avec son chef de cabinet toutes les affaires et ne rien signer sans l'avoir examiné ; les affaires en retard s'accumulèrent. Il ralentit la construction des cuirassés, les trouvant plus coûteux qu'utiles : on l'accusa de désarmer la France. Les journaux de l'opposition l'attaquèrent violemment, la presse républicaine ne le défendit pas. Un des chefs du radicalisme parisien, Lockroy, devenu défenseur de la tradition depuis qu'il avait été ministre de la Marine, profita d'une interpellation sur les désordres constatés dans l'administration de la marine pour demander la création d'une commission d'enquête parlementaire. Combes dut consentir à une enquête extraparlementaire ; la Chambre accepta ce compromis par 318 voix contre 256 (29 mars 1904).

Au général André, ministre de la Guerre, on reprochait d'introduire la politique dans l'armée et de détruire l'esprit militaire. Les officiers, habitués par leur profession à l'obéissance, ressentaient une répulsion naturelle pour le régime de discussion qui choquait leur amour de l'ordre. Les républicains prétendaient que les officiers supérieurs, entrés dans l'armée avant la République, gardaient des sentiments conservateurs ou même royalistes et les imposaient à leurs subordonnés. Ils citaient depuis l'affaire Dreyfus des officiers mis en disgrâce parce qu'on les savait juif, franc-maçon ou divorcé, et disaient que tout officier suspect de sentiments républicains ou libres penseurs était mal noté comme faisant de la politique, tandis que les manifestations royalistes ou catholiques paraissaient l'expression de sentiments légitimes. Ils accusaient la commission de classement (qui jusqu'à 1900 réglait l'avancement) d'avoir retardé dans leur carrière les officiers républicains. André, ministre depuis 1900. prétendait compenser les retards subis par les officiers républicains dans leur carrière en les faisant avancer de préférence aux autres, ou en les nommant à Paris et au ministère. Pour rapprocher les officiers de la nation, il leur permit d'épouser une femme sans dot, les autorisa à se vêtir en civils en dehors du service et abolit l'obligation de manger à la même table (le mess des officiers). On l'accusa aussi de mettre le pays en danger en retardant ou négligeant les commandes de munitions et d'approvisionnements. Convaincu de l'innocence de Dreyfus, il cherchait un fait nouveau pour demander la révision du jugement de Rennes : il fut attaqué par les nationalistes ; une demande d'interpellation sur une mesure prise contre un officier compromis dans l'affaire Dreyfus ne fut renvoyée (8 juillet) qu'à égalité de voix (273).

L'opposition finit par trouver une arme mortelle. Le ministère de la Guerre, continuant la pratique très ancienne des notes confidentielles, avait cherché à savoir les opinions des officiers, et, ne voulant pas se renseigner auprès de leurs supérieurs militaires suspects de sentiments conservateurs, s'était adressé à des hommes politiques républicains, quelques-uns francs-maçons. Il avait réuni et classé ces renseignements sur l'esprit politique des officiers sous forme de fiches individuelles. Ce nom, emprunté au vocabulaire de l'érudition, fit sur le public l'impression d'une nouveauté. Le monde militaire, convaincu, sur la foi des journaux conservateurs, de la toute-puissance des francs-maçons, en avait conclu que l'influence avait passé du clergé à la franc-maçonnerie, et beaucoup d'officiers, en quête de protecteurs, avaient demandé à entrer dans les loges maçonniques. La franc-maçonnerie, avait ainsi rassemblé sur les officiers des renseignements, envoyés par les francs-maçons des villes de garnison. Les fiches, rédigées en secret et sans contrôle avaient été centralisées au Grand-Orient de Paris, et, dans une proportion restée inconnue, communiquées au cabinet du ministre. Les officiers avaient l'impression d'être entourés de délateurs militaires ou civils, qui espionnaient leurs relations et leurs habitudes et dénonçaient ceux qui allaient à la messe.

Un employé du Grand-Orient vola et vendit aux adversaires du gouvernement une collection des fiches et des lettres envoyées au cabinet du ministre de la Guerre. Un nationaliste interpella sur la délation dans l'armée et lut à la tribune ces documents. Le ministre demanda à les vérifier. Il obtint à une majorité de 4 voix la priorité pour un ordre du jour dont la première partie, blâmant s'ils sont exacts les procédés inadmissibles signalés à la tribune, se bornait à atténuer le blâme — convaincue que le ministre de la Guerre donnera en ce cas les sanctions nécessaires — ; la seconde partie n'impliquait qu'une demi-confiance, et, ne passa que par 278 voix contre 274 (28 octobre). L'officier auteur des lettres aux francs-maçons donna sa démission.

L'attaque recommença par une interpellation sur l'absence de suite donnée aux révélations ; André répondit que, pour lutter contre l'esprit clérical, il fallait prendre des renseignements sur les opinions des officiers, et déclara qu'il resterait pour défendre la République, l'armée et les officiers républicains. L'ordre du jour pur et simple ne fut rejeté que par 286 voix contre 276. Avant le vote sur le fond, un nationaliste frappa le général André ; la majorité indignée de cette violence, vota la formule :

Convaincue que le devoir de l'État républicain est de défendre contre les influences de l'esprit de caste et de réaction, par les moyens de contrôle régulier dont il dispose, les fidèles et courageux serviteurs de la République et de la nation, et comptant sur le gouvernement pour assurer dans le recrutement et l'avancement des officiers, avec la reconnaissance des droits et des services de chacun, le nécessaire dévouement de tous aux institutions républicaines.

Le ministère n'avait plus de majorité. Le général André démissionna (15 novembre), et fut remplacé par un radical-socialiste dissident, l'agent de change Berteaux. L'opposition se tourna contre Combes lui-même. On demanda à l'interpeller sur les mesures qu'il prendrait contre la délation. Combes déclara qu'il ne sacrifierait pas les fonctionnaires dénoncés comme délateurs, et il exposa ses procédés pour se renseigner sur les candidats aux fonctions publiques. Il consultait d'ordinaire le préfet et le sous-préfet, représentants du gouvernement, le conseiller général ou le maire, représentants élus des républicains. Mais dans les pays où les élus, hostiles à la République, ne lui auraient fourni aucun renseignement sincère, il s'adressait à un délégué choisi par le préfet. C'est, disait-il, le notable de la commune qui est investi de la confiance des républicains, et qui à ce titre les représente auprès du gouvernement, quand le maire est réactionnaire. Il confirma cette explication par une circulaire aux préfets.

Il m'est permis de vous inviter à ne puiser vos renseignements qu'auprès des fonctionnaires de l'ordre politique, des personnalités politiques républicaines investies d'un mandat électif et de celles que vous avez choisies comme délégués ou correspondants administratifs en raison de leur autorité morale et de leur attachement à la République. Ces renseignements devaient être fournis exclusivement aux ministres et aux chefs de service.

L'attaque était dirigée à la Chambre par d'anciens ministres du cabinet Waldeck, et par Ribot, adversaire de la politique radicale. L'ancien ministre radical des Finances du cabinet Bourgeois en 1896, Doumer, qui avait accepté le poste de gouverneur de l'Indo-Chine, était revenu en France, et, entré dans l'opposition comme champion de l'impôt sur le revenu et des retraites ouvrières, il accusait le ministère de les sacrifier à sa politique anticléricale. Il fut élu président de la commission du budget par la coalition des opposants, et fit retrancher une partie des fonds secrets, employés, disait-il, à assurer au gouvernement des amitiés et à désarmer des hostilités. On échangea des paroles blessantes. Combes railla ce scrupule tardif d'un homme qui n'avait pu réussir à escalader le pouvoir. Doumer répliqua : J'ai voulu protester contre certains procédés de surveillance et de police et contre cette pression faite jusque dans le Palais-Bourbon par vos fonctionnaires sur les représentants du peuple, et il lui reprocha d'être un républicain récent resté attaché aux procédés bonapartistes.

La fin de 1904 se passa en interpellations sur des délations reprochées à des professeurs, des magistrats, des délégués administratifs, des officiers. Le grand maitre de la franc-maçonnerie justifia le service de renseignements créé au Grand-Orient, comme contrepartie de l'organisation des cercles catholiques. Millerand appela l'institution des délégués un espionnage anonyme et officiel auquel les honnêtes gens refusaient de collaborer. Combes la déclara nécessaire dans les communes où il n'y avait pas d'élu républicain. Il obtint encore (9 décembre) 19 voix de majorité sur un vote de priorité. Mais, au renouvellement du bureau (10 janvier 1905), la coalition de l'opposition de droite et des dissidents élut président de la Chambre, par 265 voix contre 240, Doumer contre Brisson, candidat du bloc. Le ministère végéta quelques jours, puis, après un ordre du jour de confiance voté par 291 voix contre 277, il se retira, sans avoir été mis formellement en minorité (19 janvier).

 

VI. — LA SÉPARATION DES ÉGLISES ET DE L'ÉTAT ET LE SERVICE DE DEUX ANS.

LA retraite de Combes acheva de disloquer le bloc. Le chef financier du groupe modéré, Bouvier, resté ministre des Finances, forma un ministère avec ses collègues modérés, deux députés algériens anciens progressistes, connus surtout comme hommes d'affaires et admis pour la première fois dans un cabinet ; il leur adjoignit cinq radicaux tous hommes nouveaux : les groupes de l'ancienne majorité lui avaient imposé de ne prendre aucun des  dissidents entrés dans la coalition. Ce fut un cabinet de concentration dirigé par les modérés. La déclaration blâma implicitement le régime antérieur en promettant de ne demander les moyens de gouvernement qu'aux organes réguliers et légaux de l'administration. En réponse à une interpellation, Bouvier déclara qu'il ne gouvernerait qu'avec une majorité de gauche, mais élargie, ce qui pouvait s'entendre comme un appel à l'Union démocratique.

Bouvier maintenait officiellement le programme radical, impôt sur le revenu, séparation de l'Église, mais avec l'intention de faire passer d'abord les affaires pratiques, le budget, la loi militaire, l'assistance aux vieillards, la caisse des retraites. de façon à écarter les réformes radicales. L'ordre du jour de confiance fut voté par une énorme majorité (373 voix contre 99), formée pour moitié d'adversaires du ministère Combes. L'opposition de droite cessa ses attaques, les nationalistes retirèrent leurs interpellations.

Mais la réforme des rapports avec l'Église était déjà engagée. Jusque-là la séparation des Églises et de l'État n'avait jamais été demandée que par des propositions d'initiative parlementaire : le gouvernement les combattait, et la Chambre les repoussait à une forte majorité ; la minorité (180 à 190 voix) ne grossissait pas. Combes lui-même préférait le maintien du contrôle de l'État sur l'Église, et la Chambre n'avait eu à s'occuper de la séparation que pour élire une commission de 33 membres chargée d'examiner les propositions d'initiative privée (il y en avait 8 présentées par différents partis). La commission, presque également partagée, avait élu président le radical-socialiste Buisson, rapporteur le socialiste Briand, et avait adopté le principe de la séparation à 2 voix de majorité, mais en reconnaissant que la question ne se posait pas dans le domaine des faits. C'est seulement après le conflit sur la destitution des évêques que Combes s'était décidé à présenter un projet de loi sur la séparation (novembre 1904) ; la commission en avait commencé l'étude. La séparation, proposée pour la première fois par le gouvernement, paraissait la seule solution possible de la crise ecclésiastique ; la majorité, la jugeant désormais inévitable, avait hâte de la réaliser pour en déblayer le terrain avant les élections.

Aussitôt le ministère formé, Combes, élu président de la gauche démocratique du Sénat, réclama une prompte discussion. Le ministre des Cultes déposa un projet intermédiaire entre celui de Combes et celui de la commission. Il se fit interpeller par un radical sur les mesures prises pour assurer l'administration des diocèses vacants et préparer dès à présent la séparation ; il répondit que le gouvernement était décidé à ne pas reprendre les négociations, et obtint, par 338 voix contre 185, un ordre du jour constatant que l'attitude du Vatican a rendu nécessaire la séparation... et comptant sur le gouvernement pour faire aboutir le vote immédiatement après le budget et la loi militaire (10 février). La commission, activant son travail, déposa le projet définitif (4 mars).

Le projet de loi militaire, présenté dès 1901 d'abord au Sénat par le général André, discuté au Sénat en 1902, puis à la Chambre en 1904, revint au Sénat qui l'accepta (février 1905) avec une seule modification importante ; la Chambre, par 519 voix contre 32, adopta le texte du Sénat, qui devint la loi militaire de mars 1905. Elle réduisait la durée du service militaire à deux ans et le rendait réellement égal en supprimant les dispenses accordées par la loi de 1889 à des catégories nombreuses d'étudiants ; elle obligeait même les futurs officiers, élèves de Saint-Cyr, à faire un an dans l'armée active. La diminution de l'effectif, évaluée à 110.000 hommes, était compensée par plusieurs procédés : 1° la suppression des dispenses procurait plus de 65.000 hommes ; 2° on augmentait le nombre des rengagés en leur offrant une prime de rengagement et des emplois après leur libération ; 3° les hommes impropres au service actif étaient employés dans les services auxiliaires, de façon à utiliser pour le service actif tous les hommes valides ; 4° le service militaire était rendu obligatoire pour les colons d'Algérie. La durée des périodes d'exercices, que la Chambre avait voulu abréger, était maintenue par le Sénat à 28 jours pour la réserve, à 13 jours pour la territoriale. Cette réforme fut un succès pour les partis de gauche : elle allégeait la charge militaire de la grande masse de la nation en établissant l'égalité réelle du service. Elle donnait à la France le régime militaire le plus démocratique du monde civilisé. Elle était un pas dans l'évolution démocratique par laquelle l'ancienne armée de soldats professionnels se transforme en une école de la nation armée.

La discussion de la séparation de l'Église commença aussitôt (23 mars). Le ministère s'en désintéressa, et ce fut le rapporteur Briand qui la dirigea. Tous les groupes de l'ancien bloc, même l'Union démocratique, reconnaissaient la nécessité d'un régime nouveau ; la majorité s'affirma, en rejetant par 324 voix contre 239 une motion dilatoire tendant à demander l'avis des conseils généraux et municipaux (8 avril). Les catholiques et les progressistes, encouragés par l'inaction de Rouvier, firent de l'obstruction au moyen d'amendements. Ils voulaient régler l'organisation de l'Église, non par une loi émanée des pouvoirs publics de l'État français, mais par un accord avec le Saint-Siège, analogue au Concordat ; ils n'obtinrent sur ce point aucune concession. La Chambre maintint le droit souverain de l'État, et vota à d'énormes majorités les trois articles de principe qui, selon la tradition radicale, faisaient de la séparation des Églises une conséquence de la liberté individuelle.

La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes.... La République ne reconnait, ne salarie ni ne subventionne aucun culte.... Les établissements publics du culte sont supprimés....

Le grand débat porta sur une question pratique, l'attribution des biens dont les diocèses et les fabriques avaient la propriété ou la jouissance. L'extrême gauche les réclamait pour l'État ou les communes, de façon à détruire toute mainmorte ecclésiastique. La grande majorité, tenant à respecter les habitudes religieuses des populations, comptait que des associations locales privées se formeraient pour remplacer les établissements publics du culte ; pour les encourager à se former, elle voulait leur laisser les biens et les édifices ecclésiastiques. La gauche se divisa sur les conditions à exiger des associations du culte. La plupart des radicaux répugnaient à reconnaître dans la loi la hiérarchie ecclésiastique ; ils voulaient ne limiter par aucune condition le droit des futures associations à recevoir les biens, ce qui rendait possible de remettre les biens et les églises à des prêtres en conflit avec l'évêque. Les cardinaux français avaient condamné d'avance (28 mars), comme une tentative formellement schismatique. ces associations organisées en dehors de toute autorité des évêques et des curés, dont le vice essentiel était de créer une institution purement laïque pour l'imposer à l'Église catholique. Pour apaiser ces scrupules, la commission accepta un amendement de la droite disant que les biens des établissements supprimés seraient transférés aux associations formées en se conformant aux règles d'organisation générale du culte dont elles se proposent d'assurer l'exercice. Briand le défendit à la Chambre contre la gauche en invoquant la nécessité de rendre la loi acceptable à l'Église : les prêtres, en se séparant. de leur évêque, cessent d'être catholiques ; ils quittent la maison, vous ne pouvez pas leur donner le droit d'emporter les meubles. L'amendement fut voté par 374 voix, contre 200 de la gauche. Les opposants qui le votaient avaient implicitement accepté la séparation. Pendant les vacances de Pâques, les deux partis essayèrent d'obtenir des manifestations des conseils généraux : 17 émirent un vœu pour la séparation, 13 contre ; la plupart s'abstinrent. Les journaux de droite en conclurent que la loi était impopulaire : La séparation est morte, déclara de Mun. La majorité, irritée de cette campagne, rendit plus rigoureuse la procédure de dévolution des biens. Elle fit enlever aux tribunaux et donner au Conseil d'État le pouvoir de décider entre plusieurs associations qui se disputeraient une même succession (le cas ne s'est jamais produit). L'opposition protesta contre ce pouvoir conféré au Conseil d'État de mettre en échec l'autorité de l'évêque ; l'article ne passa qu'après un débat long et violent (27 mai).

La discussion fut suspendue pendant la crise du conflit avec l'Allemagne au sujet du Maroc. La majorité, devenue plus calme, vota sans résistance une indemnité pour les ministres des cultes, décroissante pendant quatre ans, et des pensions différentes suivant la durée de leur service. Elle donna la jouissance des édifices du culte, gratuite et perpétuelle, aux associations de culte ; l'État et les communes n'en gardaient que la nue propriété, et n'en pouvaient prendre possession que dans des cas prévus et par un décret en Conseil d'État. Les presbytères et les séminaires ne faisaient retour à l'État ou aux communes qu'au bout de cinq ans. La Chambre adoucit la police des cultes ; elle permit de porter en public le costume ecclésiastique, laissa à l'autorité municipale le droit de régler les processions et les sonneries de cloches, permit les emblèmes religieux sur les édifices du culte et dans les cimetières. Elle menaça des mêmes peines la tentative pour troubler l'exercice d'un culte et la tentative pour contraindre à exercer un culte ou à s'en abstenir ; des peines plus fortes frappaient les abus de pouvoir des ministres d'un culte commis dans un édifice religieux.

L'ensemble fut voté par 341 voix contre 233 (3 juillet). Le Sénat élut, avant les vacances, une commission en grande majorité favorable. Après la rentrée, la gauche démocratique, pour éviter le risque d'un renvoi d'une Assemblée à l'autre, décida de maintenir intégralement le texte adopté par la Chambre, sans faire aucun discours. Le Sénat déclara d'abord, par un ordre du jour, son intention de faire aboutir la loi de séparation, puis il adopta tous les articles, et vota l'ensemble par 181 voix contre 102 (6 décembre).

La loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Églises et de l'État marque une étape dans la réalisation du programme radical, et une date dans l'histoire de l'Église catholique. La France rompait avec la tradition européenne des concordats, par lesquels l'État reconnaît officiellement la religion ; elle passait au système américain, qui laisse les cultes organisés par l'initiative privée. C'était une révolution dans le régime ecclésiastique de la France.

 

VII. — LA VICTOIRE ÉLECTORALE DU PARTI RADICAL.

LE ministère Rouvier, remanié en juin après la démission de Delcassé, en novembre après la démission du ministre de la Guerre Berteaux, était ébranlé par son désaccord avec la gauche. Il combattit à la Chambre la proposition des radicaux-socialistes de reconnaître aux ouvriers de l'État le droit de former des syndicats, mais il n'obtint une majorité de 303 voix contre 38 que par l'appoint des opposants de droite, les radicaux s'étant abstenus (7 novembre 1905). Le comité du parti radical-socialiste blâma le ministère d'avoir accepté cette majorité, et émit le vœu que la délégation des gauches fût reconstituée.

Le Président Loubet arrivant au terme de son mandat, l'élection de son successeur se fit un mois avant l'expiration de ses pouvoirs (17 janvier 1906). Le nouveau président de la Chambre, Doumer, fut le candidat de tous les groupes d'opposition de droite et des dissidents radicaux de la Chambre. Le président du Sénat Fallières, soutenu par les groupes républicains du Sénat et par les gauches de la Chambre, fut élu Président de la République par 449 voix, contre 371 à Doumer. Ce fut un succès du bloc contre la coalition des adversaires du ministère Combes.

L'exécution de la loi de séparation mit le gouvernement en conflit avec les conservateurs. La lutte commença à propos du premier acte matériel de procédure, qui donnait l'occasion d'exciter les catholiques à défendre leur religion par la force. La loi prescrivait de faire l'inventaire du mobilier des églises et des objets du culte avant de les transmettre aux associations. Les receveurs d'enregistrement ou les percepteurs reçurent l'ordre d'aller dans les églises inventorier les objets. Les évêques protestèrent, et interdirent aux prêtres de laisser ouvrir le tabernacle où étaient tenus les vases sacrés. Les conservateurs, pour embarrasser le gouvernement, empêchèrent d'exécuter la loi, ils se rassemblèrent dans l'église, refusèrent d'y laisser entrer l'agent du fisc, le huèrent ou même le maltraitèrent. Plusieurs églises furent barricadées, il fallut envoyer des troupes pour en forcer l'entrée.

En même temps le pape, par l'Encyclique Vehementer (11 février 1906), condamnait formellement la loi et le principe même de la séparation, comme contraires à la constitution de l'Église.

Cette Église est par essence une société inégale, comprenant deux catégories de personnes, les pasteurs et les troupeaux. Et ces catégories sont tellement distinctes que dans le corps pastoral seul résident le droit et l'autorité nécessaires pour diriger tous les membres vers la fin de la société. La multitude n'a pas d'autre devoir que de se laisser conduire et, troupeau docile, de suivre ses pasteurs.... La loi de séparation attribue l'administration du culte public, non pas au corps hiérarchique divinement institué par le Sauveur, mais à l'association des personnes laïques.

La résistance fut plus vive et plus étendue qu'elle n'avait été en 1902 contre les fermetures d'écoles. Il y eut des troubles, non seulement en Bretagne, mais en Flandre et dans les pays de montagnes. L'élection approchait, et les conservateurs cherchaient à donner aux électeurs catholiques l'impression que le gouvernement menaçait leur religion. Les agents fiscaux, entravés dans leurs opérations, renoncèrent aux inventaires ou les réduisirent à une liste fictive dressée sans contrôle : il en restait à faire plus de 20.000.

Le ministre de l'Intérieur radical ordonna de les terminer avant le 15 mars. Dans une bagarre suscitée par l'inventaire d'une église de Flandre un manifestant fut tué d'un coup de fusil. Le ministre, interpellé, répondit qu'il avait été obligé d'appliquer la loi ; la Chambre vota l'affichage de son discours. Mais l'ordre du jour d'approbation fut rejeté par 207 voix contre 234, les progressistes mécontents ayant voté avec l'extrême gauche ; le ministère se retira.

Un ministère formé (13 mars) sous la présidence du radical modéré Sarrien réunit trois anciens ministres progressistes adversaires de Combes (Barthou, Poincaré, Leygues), deux Algériens ministériels et les chefs des deux fractions radicales, aux Affaires étrangères L. Bourgeois, à l'Intérieur Clémenceau qui, rentré dans la vie politique par son élection au Sénat, venait de faire campagne en faveur de Fallières ; c'était la première fois qu'il devenait ministre. Le socialiste Briand, mis en vue par son rôle dans la discussion de la séparation, sortit du parti socialiste pour entrer dans le ministère. C'était un cabinet de concentration républicaine ; il se déclara résolu à gouverner par l'union des républicains, et obtint un vote de confiance par 299 voix contre 199 (des groupes de droite et de l'Union démocratique), et 50 abstentions.

Clémenceau ordonna de surseoir à tout inventaire qui exigerait l'emploi de la force, et expliqua au Sénat qu'il n'exposerait pas une vie humaine pour faire compter les chandeliers d'une église. Le règlement sur la dévolution des biens des églises laissa aux associations un délai de deux ans pour demander l'entrée en possession.

L'exécution de la loi de séparation et l'orientation de la politique allaient dépendre des élections. Les opposants firent un grand effort. L'union était devenue si intime que tous leurs groupes, conservateurs, Action libérale (catholiques ralliés), nationalistes, progressistes unirent presque partout leurs voix sur un candidat unique dès le premier tour. Tous les groupes de gauche partisans de la séparation formèrent de même une coalition tacite, soutenue par le ministère. Le parti socialiste, se conformant à la doctrine de la lutte des classes, affecta d'opérer à part des partis bourgeois. Il imposa à tous ses candidats un programme unique rédigé en forme d'exposé de la doctrine socialiste, et présenta des candidats contre les députés radicaux sortants. Le premier congrès du parti unifié tenu à Châlons (fin octobre 1905) avait même voté une motion qui interdisait à tout candidat du parti de se désister au second tour en faveur d'un socialiste indépendant. Mais il limitait l'interdiction aux candidats qui se qualifiaient de socialistes, et remettait aux fédérations locales le soin de décider dans chaque cas la tactique à suivre au second tour. Le sentiment de la lutte contre la réaction cléricale était encore si vif, que presque partout les électeurs réunirent, au second tour leurs voix sur le candidat du bloc » désigné par la majorité relative. La campagne électorale prit, comme en 1877, 1889 et 1902, l'aspect d'une lutte entre deux partis.

Le résultat (6-20 mai) fut l'écrasement de l'opposition et le triomphe du bloc. La coalition des opposants perdit 58 sièges et fut réduite à 174 (conservateurs et Action libérale 78, nationalistes 30, progressistes 66.) Le bloc, gagnant environ 60 sièges, atteignit un total de près de 4-20. Les modérés, qualifiés de républicains de gauche, obtinrent 90 sièges ; ils en gagnaient 14. Le comité qui les avait soutenus, l'Alliance démocratique, avait mis à son programme une politique de réformes sociales à réaliser par une majorité d'où le parti socialiste unifié serait exclu. La fraction radicale s'était grossie de députés nouveaux, personnellement d'opinion modérée, qui avaient pris le titre de radical pour entrer dans le parti dominant : elle gagnait 12 sièges et arrivait à 115 membres. Les radicaux-socialistes (qui en gagnaient 13) revinrent 132 ; les socialistes indépendants, qui s'en distinguaient à peine, étaient au nombre de 20. Le parti socialiste unifié gagnait 13 sièges, et arrivait à 59.

Les groupes d'étiquette radicale ou socialiste pouvaient désormais, sans aucun appoint des modérés, former une majorité de 120 voix ; et, même si le parti unifié s'abstenait, les deux groupes radicaux, devenus les plus nombreux, suffisaient, avec leurs alliés les socialistes indépendants, à réunir une petite majorité contre tous les autres partis, y compris les républicains dits de gauche. Pour la première fois la majorité numérique était formée exclusivement par les groupes de gauche créés après 1877, La coalition conservatrice qui au 16 mai avait fait échec aux républicains était réduite à une extrême droite ; l'ensemble des groupes qui formaient la Chambre en 1877 était rejeté dans une minorité de droite. Les républicains de gauche ne formaient plus que le centre droit.

Le triomphe du radicalisme se manifesta d'abord par l'élection à la présidence de la Chambre du candidat traditionnel des radicaux, Brisson, élu sans concurrent par 382 voix (et qui fut toujours réélu jusqu'à sa mort en 1911). Il allait s'affirmer davantage, par la formation du ministère Clémenceau, et la création de ce ministère du Travail que Louis Blanc rêvait en 1848.

 

VIII. — LES DÉBUTS DU SYNDICALISME RÉVOLUTIONNAIRE.

PENDANT que le parti radical achevait de conquérir le pouvoir (de 1897 à 1906), il se formait à l'extrême gauche, dans le monde ouvrier, un parti qui, tout en faisant profession de se tenir en dehors de la politique, introduisait dans la vie politique de la France des procédés nouveaux de propagande et d'action.

Les syndicats ouvriers s'étaient groupés suivant deux systèmes différents : la Fédération des syndicats réunissait les Fédérations d'un même métier, la Fédération des Bourses du travail réunissait, les syndicats d'une même ville. Les militants qui dirigeaient ces deux Fédérations, adoptant une tactique nouvelle, en opposition avec celle des syndicats adhérents au Parti ouvrier (guesdiste), avaient rejeté la tactique de la conquête du pouvoir politique par le procédé légal de l'élection. Le congrès de Nantes (1894) avait émis 2 votes décisifs : 1° il décidait que le Congrès voterait, non par délégués, mais par mandats, c'est-à-dire que chaque syndicat aurait une voix, quel que fùt le nombre de ses membres ; 9.° il admettait comme procédé d'action la grève générale. C'était la victoire des petits syndicats révolutionnaires groupés dans les Bourses du travail.

Le Congrès de Limoges (1895) organisa la Confédération générale du Travail, qui, en opposition à la doctrine guesdiste, décida de se tenir à l'écart de toute école politique, et de ne pas adhérer au prochain Congrès international politique. Cette neutralité politique avait un tout autre sens que celle du premier congrès des syndicats en 187G, qui évitait l'action politique parce qu'il espérait transformer la condition des ouvriers par des procédés économiques, à l'exemple des trade-unions anglaises. La pensée fondamentale de la nouvelle Confédération est exprimée dans le manifeste rédigé pour le tee mai 1896 par Pelloutier, secrétaire de la Fédération des Bourses du travail : il s'agissait, non de former un quatrième État, mais de réaliser la vie libre sur la terre libre en supprimant la propriété individuelle. La Bourse du travail devait constituer le centre de la vie ouvrière, centre d'assistance, d'enseignement, de propagande, d'agitation.

Les anarchistes, en conflit aigu avec les socialistes depuis le Congrès international de 1896, allèrent clans les Bourses du travail faire de la propagande. Ils y apportèrent leur mépris des élections, des Assemblées, des majorités. A ces procédés lents ils préféraient l'action directe, consistant en violences accomplies sous l'impulsion d'une minorité consciente. Cette tradition anarchiste, mêlée à quelques idées des ouvriers syndiqués, donna naissance au mouvement surnommé syndicalisme révolutionnaire. Les syndicalistes révolutionnaires dédaignaient l'action légale des partis politiques, trop lente à leur gré ; ils prétendaient faire la révolution sociale par un procédé plus expéditif, la grève générale, non plus une grève passive consistant à refuser de travailler, mais un soulèvement actif des travailleurs, arrêtant par la force tout le travail social, de façon à amener ce qu'ils appelaient familièrement le chambardement général.

Le but final reste la révolution sociale, obtenue par la lutte des classes, mais interprétée largement. Il s'agit de détruire, non seulement le régime capitaliste, qui exploite les ouvriers salariés au profit des patrons, mais l'État, qui emploie les gendarmes et les soldats à soutenir les patrons. Le patriotisme, inventé par les gouvernements pour extorquer le budget militaire, est une duperie pour l'ouvrier qui ne possède rien du patrimoine national. La révolution ne peut être faite ni par la démocratie, qui empêche d'organiser la lutte entre les classes, ni par la majorité des électeurs, ignorante et lâche, ni par les députés et les ministres, ni même par les socialistes, qui, parvenus au pouvoir, s'allient aux bourgeois pour conserver le mécanisme d'oppression, police, tribunaux, armée. Elle ne peut être réalisée par les lois sociales, fragmentaires et toujours mal appliquées, qui visent à établir la paix sociale au lieu de préparer la guerre contre les exploiteurs. Les travailleurs doivent donc s'affranchir de la foi dans les partis politiques, dans la Providence étatiste, dans la patrie ; ils doivent faire eux-mêmes la révolution, en remplaçant la guerre nationale par la guerre sociale. Ils s'y préparent par l'action directe, grèves, boycottage, sabotage, qui doit aboutir à la grève générale. En attendant, ils sont antimilitaristes et antipatriotes ; pour désorganiser l'armée, qui défend les coffres-forts des capitalistes, ils engagent les soldats à déserter ou à ne pas tirer sur leurs frères ouvriers, ils cherchent à empêcher la guerre étrangère en prêchant la grève militaire.

Ces idées, exprimées à l'état fragmentaire par quelques ouvriers, furent rassemblées par un théoricien (G. Sorel) en un corps de doctrine. Les journaux de la bourgeoisie, en reproduisant ces formules violentes pour compromettre les partis de gauche, firent au syndicalisme une large publicité.

Ce mouvement n'eut d'abord qu'une faible action politique. La Confédération générale du travail, réorganisée en 190'2 par la fusion de toutes les Fédérations de syndicats et de Bourses du travail, n'était qu'une représentation théorique du monde ouvrier, sans argent, sans autorité réelle, paralysée par le conflit entre deux tendances. Les syndicalistes réformistes, recrutés dans les syndicats à gros effectif et à cotisation élevée, essayaient d'obtenir des améliorations graduelles par des procédés pacifiques, enseignement professionnel, caisses de syndicats, discussion avec les patrons, lois ouvrières ; ils combattaient la propagande antipatriotique. Les syndicalistes révolutionnaires, venus surtout des syndicats les plus petits et les plus pauvres, voulaient employer les manifestations violentes pour intimider la bourgeoisie et préparer les ouvriers à la révolution. Les réformistes formaient la majorité des ouvriers représentés dans la Confédération ; mais le vote par mandats donnait la majorité à la minorité révolutionnaire, dans le congrès et dans le secrétariat.

La Confédération travaillait surtout à s'imposer à l'attention du public par des manifestations de caractère révolutionnaire. Elle annonça une manifestation à Paris le 1er mai 1906 pour réclamer la journée de huit heures ; Clémenceau l'interdit et fit arrêter les secrétaires de la Confédération : il lui donnait une consécration officielle, et engageait ainsi le conflit entre le parti radical et l'extrême gauche du monde ouvrier.