I. — L'ENTRÉE DE L'AFFAIRE DREYFUS DANS LA POLITIQUE. PAR une décision contraire à l'esprit de la Constitution, la durée du mandat de la Chambre élue en 1893, qui expirait en 1897, avait été prolongée de six mois. Le ministère Méline semblait en possession assurée du pouvoir, quand une crise d'origine judiciaire vint bouleverser la vie politique de la France. Le capitaine d'artillerie Dreyfus, israélite alsacien, attaché à l'état-major du ministère de la Guerre, avait été condamné en décembre 4894 à la déportation pour avoir livré à l'Allemagne des documents militaires. Cette condamnation était liée à l'agitation contre les Juifs commencée en 1886 par le journaliste Drumont. Les officiers du ministère de la Guerre avaient porté leurs soupçons sur Dreyfus parce qu'il était juif. Le ministre de la Guerre qui hésitait à le poursuivre avait été menacé d'une campagne de la Libre Parole, journal antijuif, qui dénonçait le grand complot juif qui nous livrerait à l'ennemi. L'accusation reposait sur une seule pièce dérobée à l'ambassade allemande, une lettre qui annonçait l'envoi de documents. On ne découvrait pas de motif à la trahison ; Dreyfus, riche, n'avait pas besoin d'argent ; il protestait de son innocence. Le conseil de guerre semblait prêt à l'acquitter. Mais les journaux antijuifs avaient ameuté l'opinion pendant le procès. Le général Mercier, ministre de la Guerre, craignit d'être accusé de s'être lui-même vendu aux Juifs ; il envoya illégalement aux officiers réunis en Chambre du conseil un dossier secret dont l'existence même fut tenue cachée à l'accusé et à son défenseur, et qui décida la condamnation. Ce fut une victoire du mouvement antijuif. La trahison d'un officier juif montrait le danger d'ouvrir aux Juifs l'armée et les fonctions. Hors de France les Juifs ! écrivait Drumont. Un journaliste royaliste, Gohier, expliquait que Dreyfus avait trahi par la fatalité de sa race. Dreyfus, détenu en Guyane à l'ile du Diable, ne cessa de se déclarer innocent. Sa famille chargea un journaliste israélite, Bernard Lazare, de rechercher les preuves de son innocence. Le parti antijuif essaya d'arrêter ce travail ; un député boulangiste interpella sur la formation d'un syndicat au service des Juifs ; un journal publia en fac-simile la lettre d'envoi (appelée bordereau), attribuée à Dreyfus (novembre 1896). A l'état-major, un Alsacien, le lieutenant-colonel Picquart, chargé par ses chefs de renforcer le dossier contre Dreyfus, découvrit que la lettre d'envoi avait pour auteur, non pas Dreyfus, mais un officier d'infanterie, le commandant Esterhazy, d'origine hongroise, dont les dépenses dépassaient les ressources. Une lettre pneumatique (le petit bleu) adressée à Esterhazy par l'attaché militaire allemand, déchirée sans avoir été envoyée et dérobée à l'ambassade allemande, révéla à Picquart les relations d'Esterhazy avec l'étranger. Des amis de Dreyfus reconnaissaient aussi dans le fac-simile du bordereau l'écriture d'Esterhazy. Picquart prévint ses chefs, mais ils refusèrent de rouvrir l'affaire et, pour se débarrasser de lui, l'envoyèrent en Tunisie. Un Alsacien, le sénateur Scheurer-Kestner, informé à la fois par ces deux voies (juillet 1897), communiqua ses preuves aux ministres ses amis et les engagea à faire réviser le procès ; ils refusèrent, de peur de soulever une agitation. L'état-major averti fit commencer dans les journaux conservateurs une campagne contre les partisans du traître. Les partisans de la révision furent ainsi réduits à opérer en opposition avec le gouvernement. Scheurer-Kestner interpella au Sénat sur le refus de révision. Le ministère céda au désir de déblayer le terrain politique d'une question dangereuse. Le ministre de la Guerre déclara que Dreyfus avait été justement et légalement condamné. Méline répondit par la formule fameuse : Il n'y a pas d'affaire Dreyfus. Le Sénat l'approuva à l'unanimité (7 décembre). Le frère de Dreyfus dénonça Esterhazy comme auteur du bordereau. Un officier de l'état-major, pour encourager Esterhazy, alla secrètement lui remettre un document secret ; puis, pour le mettre à l'abri de poursuites qui pourraient fournir un moyen de rouvrir l'affaire, on le fit juger par un conseil de guerre qui l'acquitta (10 janvier 1898). Les partisans de la révision essayèrent d'émouvoir l'opinion par des appels publics ; ils avaient signé deux pétitions pour demander la lumière sur les irrégularités. Après le procès d'Esterhazy, le romancier Zola, assuré de l'innocence de Dreyfus par les confidences de l'ambassadeur d'Allemagne, publia, sous la forme d'une lettre ouverte au Président de la République, un manifeste intitulé : J'accuse. Il accusait nominativement deux ministres de la Guerre, les principaux officiers de l'état-major, les trois experts en écritures du procès Esterhazy, les bureaux de la Guerre, d'avoir mené dans la presse une campagne abominable pour égarer l'opinion. Il accusait le premier conseil de guerre d'avoir violé le droit en condamnant un accusé sur une pièce restée secrète, et le deuxième d'avoir couvert cette illégalité par ordre en commettant à son tour le crime juridique d'acquitter sciemment un coupable. Presque tout le personnel politique des partis républicains se tint à l'écart de l'affaire. Jaurès seul parla à la Chambre pour la révision. Un royaliste lui cria : Vous êtes l'avocat du syndicat Dreyfus, et vint le frapper par derrière. Les hommes politiques savaient la masse des électeurs violemment hostile à la révision du procès. Elle choquait des sentiments très populaires : la haine du traître qui avait vendu la France à l'Allemagne, le respect de l'armée nécessaire à la défense du pays, l'aversion contre les Juifs, excitée par la presse catholique et accrue par le scandale du Panama, où deux Juifs, Reinach et Arton, jouaient le rôle de corrupteurs. Ce furent les conservateurs catholiques et les anciens boulangistes, reparus sous le nom de nationalistes, qui mirent l'affaire Dreyfus sur le terrain politique, soit pour en tirer parti contre leurs adversaires, soit par intolérance ; il ne leur suffisait pas de maintenir la condamnation de Dreyfus, ils ne supportaient pas de l'entendre dire innocent. L'orateur catholique de Mun interpella le ministère pour le forcer à poursuivre Zola. A l'ordre du jour approuvant les déclarations du gouvernement, il fit ajouter : Comptant qu'il saura prendre les mesures nécessaires pour mettre fin à la campagne entreprise contre l'armée. L'ancien ministre de la Guerre dans le cabinet Bourgeois, Cavaignac, essaya même de faire blâmer le ministère pour ses hésitations. Puis il l'interpella (22 janvier) pour l'obliger à dire que Dreyfus, après sa condamnation, avait fait un aveu qui démontrait sa culpabilité ; Méline s'en prit aux journaux socialistes, Jaurès accusa la droite de pousser le gouvernement à la réaction ; ce fut l'occasion d'un tumulte, qui força à lever la séance. Les adversaires des Juifs profitèrent de l'excitation pour pousser à des manifestations antijuives. L'organe italien des Jésuites à Rome écrivit (5 février) : Le Juif a été créé par Dieu pour servir d'espion partout où quelque trahison se prépare. Les Juifs allèguent une erreur judiciaire : la véritable erreur, c'est celle de l'Assemblée constituante qui leur a accordé la nationalité française. Cette loi, il faut l'abroger.... Dreyfus est à la fois juif et maçon, et la maçonnerie est notoirement maitresse de l'État français.... La condamnation de Dreyfus a été pour Israël un coup sensible, elle a marqué au front tous les Juifs cosmopolites.... Cette flétrissure, ils ont juré de l'effacer. Le complot a été noué à Bâle au congrès sioniste.... Les protestants ont fait cause commune avec les Juifs pour la constitution d'un syndicat. L'argent vient surtout d'Allemagne.... Ils ont acheté dans tous les pays de l'Europe les consciences, les journaux à vendre. Dans quelques villes, la foule cria Mort aux Juifs ! et, maltraita des Israélites. A Alger, où la haine des Juifs était ancienne, plus de 150 magasins furent pillés, des Juifs furent assommés dans les rues. Le Conseil général d'Alger émit le vœu d'abroger le décret de 1870 et d'enlever aux Juifs la qualité de citoyens français. Le procès de Zola en cour d'assises (7-21 février) fut, pour ses témoins et ses avocats, une occasion de faire publiquement l'histoire et la critique des deux procès de Dreyfus et d'Esterhazy. Les érudits de l'École des Chartes montrèrent dans le fac-simile du bordereau toutes les particularités de l'écriture et de la langue d'Esterhazy, différentes de celles de Dreyfus. On lut les lettres privées où Esterhazy exprimait sa haine contre les officiers français et disait son rêve d'entrer en uniforme de uhlan dans Paris conquis. La déposition de l'ancien ministre de la Justice Trarieux révéla la communication secrète du dossier secret qui rendait illégale la condamnation de 1804. On apprit les irrégularités et les absurdités des expertises qui avaient reconnu dans le bordereau l'écriture de Dreyfus. L'impression fut si forte que l'état-major voulut l'effacer par une intervention directe et une révélation nouvelle. Un général vint expliquer que les pièces annoncées dans le bordereau ne pouvaient provenir que d'un officier d'état-major, et fit appel à la crainte de la guerre : C'est un crime d'ôter à l'armée la confiance qu'elle a dans ses chefs. Car si les soldats n'ont plus confiance. que feront les chefs, au jour du danger, qui est peut-être plus proche qu'on ne croit ?... vos fils seront conduits à la boucherie. Le lieutenant-colonel Henry révéla au jury une pièce du dossier secret qui ne laissait aucun doute sur la culpabilité, un billet de l'attaché militaire allemand à son collègue italien relatif à Dreyfus. Le chef de l'état-major posa au jury la question de confiance. Si la nation n'a pas confiance dans les chefs de son armée, dans ceux qui ont la responsabilité de la défense nationale, ils sont prêts à laisser à d'autres cette lourde tâche. Zola fut condamné au maximum. Mais le jugement fut cassé pour vice de forme. — Au second procès, à Versailles, Zola fit défaut et se retira en Angleterre. Ce procès dramatique passionna le monde entier. L'affaire Dreyfus partagea la France en deux camps, révisionnistes et antirévisionnistes, familièrement appelés dreyfusards et antidreyfusards. L'affaire elle-même, compliquée d'incidents, bientôt embrouillée par des manœuvres, obscurcie par des récits légendaires, n'intéressa pas la masse du public, qui ne la comprit jamais. La campagne pour la révision fut dirigée surtout par les hommes appelés dès lors à la façon russe les intellectuels, écrivains ou professeurs ; les uns mus par des sentiments de pitié ou de justice en vue de délivrer une victime innocente, les autres obéissant à des motifs rationnels pour protester contre la prétention des chefs militaires à trancher par autorité des questions de fait, et à créer un terrain sacré interdit à la critique. Ce parti recruta presque tous les protestants, les francs-maçons adversaires du clergé, la plupart des Israélites, et une partie des lecteurs du journal conservateur le Figaro, défenseur de Dreyfus. L'ancien chef radical Clémenceau, exclu de la vie publique depuis le scandale du Panama, prit une part active à l'agitation dans le journal nouvellement fondé, l'Aurore. Les révolutionnaires, anarchistes et socialistes, s'y engagèrent par haine de l'autorité militaire, une partie des socialistes indépendants pour soutenir Jaurès. Le parti ouvrier (guesdiste) déclara rester neutre dans cette guerre entre deux partis bourgeois. Les adversaires actifs de la révision furent les conservateurs catholiques, les nationalistes, une grande partie du clergé, presque tous les officiers. Ils se regardaient comme les défenseurs de l'armée et de la patrie contre les étrangers et les Juifs champions du traître, et contre leurs auxiliaires dreyfusards, payés par un syndicat de trahison. Le procès Zola fixa les formules et les cris de
ralliement. Les révisionnistes luttaient pour la
justice et la vérité — Zola disait : La
Vérité est en marche —. Ils fondèrent une Ligue pour la défense des
Droits de l'homme et du citoyen, destinée à redresser les abus de pouvoir
et les dénis de justice. Leurs alliés révolutionnaires attaquaient l'alliance
du clergé et des officiers et employaient la formule ; ils disaient : Sabre et goupillon. Les antirévisionnistes
invoquaient l'honneur de l'armée et le respect de la chose jugée ; ils dénonçaient le syndicat de trahison. Devant le Palais de Justice,
ils acclamèrent l'état-major et Esterhazy. Ils criaient : Vive l'armée ! Vive la France ! Les dreyfusards
crièrent : Vive Zola ! puis ils répondirent
par le cri de : Vive la République ! La coalition entre catholiques et nationalistes, appuyée sur les officiers supérieurs monarchistes, alarma les républicains et prépara une contre-coalition. La lutte entre ces deux coalitions donna à l'affaire Dreyfus la portée d'un conflit de la politique intérieure en France. A l'étranger, elle prépara un revirement dans l'opinion des classes cultivées à l'égard des partis français. La presse de tous les pays prit ardemment parti pour la révision et pour Zola. Les étrangers, jusque-là informés par les périodiques français de vieille réputation, tous conservateurs ou modérés, s'étaient habitués à mépriser les partis de gauche et la République. La campagne de révision leur inspira de l'estime pour les intellectuels républicains, et les mit en défiance contre le clergé et les conservateurs français. II. — LA DESTRUCTION DE LA MAJORITÉ. L'ÉLECTION de la Chambre (mai 1898) ne se fit pas sur l'affaire Dreyfus, que tous les partis républicains cherchaient à écarter de la campagne électorale. Mais l'agitation profita aux adversaires du gouvernement. Elle donna des voix aux nationalistes et aux antijuifs, elle excita les conservateurs ardents à présenter des candidats contre les modérés, et elle détacha du ministère un petit nombre de modérés dreyfusards. La campagne fut faite sans organisation de parti. Les délégués de 7 groupes catholiques, réunis (novembre 1897) en Congrès national, avaient formé une fédération et nommé un Comité directeur ; mais le désaccord se mit entre le président du comité Lamy, parlementaire républicain, et le groupe le plus riche, le comité Justice-Égalité, dirigé par les Pères de l'Assomption, qui attaquait la République et exigeait des candidats l'engagement de combattre les Juifs. Le parti nationaliste se donna pour programme de combattre les influences étrangères et juives. Les tendances des partis se marquèrent surtout dans les
discours des chefs. Waldeck-Rousseau, inaugurant le Grand cercle républicain,
fondé pour servir de centre aux républicains modérés, proclama comme
condition essentielle du régime parlementaire de
former un grand parti homogène... ayant une
orientation précise arrêtée, une direction supérieure constante et respectée.
— Ribot opposa au projet radical d'impôt sur le revenu une taxe sur les
signes extérieurs de la richesse, qu'il appela l'impôt
sur le revenu à la française (17 avril).
Bourgeois déclara que les modérés alliés à la
réaction et au cléricalisme ne pouvaient accomplir les réformes radicales attendues
par la démocratie (6 mars). —
Les modérés n'eurent guère de programme positif ; les radicaux firent campagne
contre la réaction, et pour l'impôt sur le
revenu, populaire parmi les paysans comme moyen de dégrever la petite
propriété. La lutte fut plus vive et la proportion des votants plus forte qu'en 1893. Le premier tour (8 mai) fut un échec pour les modérés. Au second tour (22 mai), la discipline convenue entre les groupes des opposants de gauche ne fut pas strictement observée, et les modérés gardèrent des sièges qui semblaient perdus. La statistique officielle indiqua même un léger gain des républicains modérés (254 au lieu de 250) et une légère perte des gauches, 104 radicaux. 74 radicaux-socialistes, 57 socialistes (235 au lieu de 248) ; mais les scrutins démentirent ces évaluations. Les conservateurs, monarchistes ou ralliés, gardaient environ 80 sièges, les nationalistes, plus de 15, et il se formait un petit groupe antisémite, composé des 4 députés anti-Juifs élus en Algérie. La répartition régionale restait la même : les conservateurs venaient de l'Ouest, quelques-uns du Sud-ouest. Les gauches dominaient dans les régions anciennement démocrates du Sud-est, du Languedoc, du Centre. les pays industriels et les grandes villes ; les modérés venaient surtout de la Lorraine, des pays du Nord, et de la région du Sud-ouest récemment acquise à la République. Les partisans du ministère se réunirent en un groupe unique de plus de 200 membres, qui prit le nom de progressiste et fut le groupe le plus nombreux ; mais il n'était qu'une minorité. Les 3 groupes de gauche, même unis à l'Union progressiste, ne formaient pas non plus une majorité. Il fallait donc renoncer au système du ministère homogène et opérer avec une majorité de coalition. Mais quels groupes devait-on coaliser ? c'était la question décisive. Le groupe progressiste se concerta pour l'élection du président de la Chambre, et décida d'opposer à l'ancien président Brisson, candidat des radicaux, un homme nouveau sans passé politique, Deschanel. La droite, par haine des francs-maçons, vota pour lui. Deschanel eut 277 voix, Brisson 276 (1er juin). L'opération, annulée par une irrégularité, recommença le lendemain, Deschanel fut élu par 282 voix contre 278 à Brisson. Mais la majorité n'était obtenue qu'à l'aide de la droite et des anti-Juifs. Le ministère Méline avait perdu deux de ses membres non réélus ; il essaya de se maintenir par un replâtrage, de façon à renvoyer à l'année suivante la formation du ministère où chacun tenait à entrer, celui qui ferait l'Exposition de 1900. La gauche l'attaqua par une interpellation sur sa politique générale. Millerand lui demanda de déclarer s'il ferait la concentration à droite ou à gauche. Méline répondit par sa formule : écarter toute politique de réaction et de révolution. Bourgeois lui reprocha sa politique de combat contre le socialisme, et déclara que le premier devoir d'un gouvernement républicain était de rompre l'alliance avec la droite ; on pouvait, disait-il, former une majorité exclusivement républicaine pour les réformes essentielles : révision de la Constitution pour assurer le dernier mot aux élus du suffrage universel, impôt global et progressif, pour arriver à la connaissance de la fortune individuelle. L'ordre du jour (14 juin) donna lieu à 5 votes successifs et contradictoires. La priorité pour l'ordre du jour de la gauche fut rejetée par 295 voix contre 271. La première partie de l'ordre du jour ministériel, approuvant les déclarations du gouvernement, fut votée par 295 voix contre 272 ; les progressistes et la droite avaient voté ensemble. La deuxième partie, résolue à pratiquer une politique de réformes démocratiques fondée sur l'union des républicains, passa par 527 voix contre 2. La gauche proposa alors une addition — et, appuyée sur une majorité exclusivement républicaine — qui fut votée par 295 voix contre 246. Mais cette fois la majorité était formée par la gauche, une partie des nationalistes et 30 députés flottants, désireux d'éviter une crise ministérielle, mais hostiles à une coalition avec la droite ; la minorité ministérielle était réduite par 18 abstentions, L'ensemble fut voté par 284 voix contre 272, mais avec l'aide des conservateurs, devenue nécessaire pour compléter cette majorité exclusivement républicaine. Le ministère refusa de démissionner, mais le lendemain il se retira. Après trois échecs pour former un cabinet de conciliation, Brisson parvint à composer un ministère pris dans les groupes radicaux de la Chambre, avec un programme d'impôt transactionnel, et en donnant la Guerre à Cavaignac, devenu le chef des nationalistes (30 juin). Sa déclaration annonça l'union entre les républicains et entre les républicains seulement pour gouverner la République. Il obtint un ordre du jour de confiance par 316 voix contre 203, grâce à la coalition des gauches, des nationalistes et des flottants, et fit repousser par 291 voix contre 216 une addition proposée par l'opposition contre l'impôt progressif sur le revenu. Cavaignac, interpellé sur l'affaire Dreyfus, obtint un grand succès et l'affichage de son discours en apportant ses preuves de la culpabilité du condamné : c'étaient le prétendu aveu de Dreyfus, et le billet de l'attaché militaire allemand, dont la rédaction même trahissait un faux évident : Je dirai que jamais j'avais des relations avec ce juif. C'est entendu. Si on vous demande, dites comme ça, car il faut pas que on sache jamais personne ce qui est arrivé avec lui. Le faussaire inexpérimenté avait cru, par ces fautes grossières, imiter les légères incorrections de français d'un étranger cultivé ; l'allusion au Juif flattait le préjugé antijuif des officiers. Le colonel Picquart, par une lettre au président du Conseil, se déclara en état de prouver que la pièce était un faux. Le gouvernement le fit arrêter, et le tint en prison comme auteur de faits punis par la loi contre l'espionnage. — L'autorité militaire, pour se débarrasser d'un témoin gênant, avait, déjà fait mettre en réforme Picquart, et l'accusait d'avoir autrefois communiqué à un avocat son ami un dossier secret de l'état-major. — Le juge d'instruction fit arrêter Esterhazy pour une affaire d'escroquerie. Pendant les vacances de la Chambre (13 juillet-25 octobre), l'affaire Dreyfus devint, par un coup de théâtre, le centre de la politique française. Le ministre de la Guerre, Cavaignac, pressé par les démonstrations de Picquart, fit examiner la pièce citée à la Chambre et la reconnut fausse à des signes extérieurs. Le colonel Henry avoua le faux ; il fut envoyé dans le fort du Mont Valérien, où on lui laissa ses rasoirs ; le lendemain on le trouva la gorge coupée. Le ministère ne produisit aucun écrit de la main d'Henry prouvant ni qu'il eût avoué ni qu'il se fût suicidé. L'opinion accepta le récit de son aveu fait par le ministre, et admit qu'on lui avait laissé les moyens de se tuer. Le chef d'état-major donna sa démission. L'aveu d'Henry parut d'abord à tous un fait nouveau qui rendait nécessaire la révision du procès de 1894. Cavaignac, persistant à croire Dreyfus coupable, s'opposa à la révision et donna sa démission ; il fut remplacé par le général Zurlinden, qui n'y fit aucune opposition. Le ministère convoqua la commission chargée d'examiner la demande en révision. Esterhazy, relâché en août, s'enfuit en Angleterre. Les adversaires de la révision, reprenant courage, acceptèrent l'explication lancée par un journal conservateur : le faux Henry était un faux patriotique, destiné à remplacer un document vrai qu'on n'aurait pu produire sans danger de guerre ; on laissait entendre qu'il s'agissait d'une lettre de l'empereur d'Allemagne. Un journal antijuif, la Libre Parole, organisa une souscription pour les frais du procès fait par la veuve de Henry à un des écrivains qui attaquaient la mémoire de son mari : on releva dans la liste les noms d'un millier d'officiers et de 600 prêtres. et un très grand nombre d'insultes et de menaces contre les Juifs. Les journaux restèrent partagés, mais presque tous les organes républicains passèrent dans le camp de la révision ; un relevé fait pour le ministère fin septembre portait le total de la vente de la presse révisionniste à près de 2 millions et demi d'exemplaires contre 1 et demi de la presse opposée. Le nouveau ministre de la Guerre se crut bientôt obligé de se déclarer solidaire de ses prédécesseurs, et démissionna (17 septembre) ; on le remplaça par le général Chanoine, qui avait des relations avec les radicaux. Picquart, accusé par l'état-major d'avoir falsifié le petit bleu (adressé par l'attaché allemand à Esterhazy), fut transféré à la prison militaire d'où il ne sortit en décembre que pour retourner à la prison civile. La commission consultative de révision s'étant partagée également, le Conseil des ministres (27 septembre) décida d'ouvrir la révision, et envoya l'affaire à la Cour de cassation. A la rentrée de la Chambre, le ministère se trouva en face de la coalition des conservateurs et des progressistes grossie des nationalistes exaspérés par la révision. Une foule hostile était convoquée par la Ligue des patriotes pour manifester la confiance dans l'armée et l'aversion pour les traîtres. Le groupe progressiste décida de refuser sa confiance à un cabinet de désunion et de combat. On commença par discuter les interpellations sur l'affaire Dreyfus. Le président de la Ligue des patriotes, Déroulède, déclara que le ministère, depuis la retraite de Cavaignac, avait contre lui la majorité. Le général Chanoine, ministre de la Guerre, mis en cause, vint brusquement invoquer le respect de la chose jugée, et dire que son opinion était celle de ses prédécesseurs ; et il donna sa démission à la tribune : Aujourd'hui que les représentants du pays sont réunis, je remets entre leurs mains le dépôt qui m'était confié, l'honneur de l'armée. Brisson blâma cet acte imprévu et insolite, se déclara prêt à maintenir la suprématie du pouvoir civil sur le pouvoir militaire, demanda une suspension de séance et envoya prévenir le Président de la République. Le bruit courait que des généraux préparaient un coup de force contre la République. Tous les groupes républicains se concertèrent, et décidèrent d'affirmer la suprématie du pouvoir civil. A la reprise de la séance, Brisson annonça que l'intérim du ministère de la Guerre était réglé, et demanda un ajournement. L'ordre du jour affirmant la suprématie du pouvoir civil, présenté par un modéré et accepté par le ministère, fut voté par 559 voix. Les opposants reprochèrent au gouvernement de n'avoir pas réprimé les attaques des journaux contre l'armée ; le ministère expliqua que Chanoine avait refusé de déposer les plaintes nécessaires pour poursuivre, et obtint le rejet d'un blâme par 274 voix contre 261. Mais l'opposition proposa une addition : invitant le gouvernement à mettre fin à la campagne d'injures organisée contre l'armée ; elle fut votée par 296 voix contre 243. Le ministère Brisson se retira (25 octobre). Les présidents et vice-présidents des Chambres, consultés par le Président de la République, l'engagèrent à former un cabinet d'union avec un chef progressiste. Les trois groupes républicains du Sénat décidèrent de n'accorder leur confiance qu'à un ministère s'appuyant sur l'union des républicains et résolu à réprimer toutes les agitations anticonstitutionnelles en maintenant la suprématie du pouvoir civil, la séparation des pouvoirs et le libre fonctionnement des institutions judiciaires. On revenait officiellement à la concentration républicaine. L'ancien chef du parti modéré Ch. Dupuy, resté à l'écart depuis trois ans, forma avec des modérés et 4 membres du cabinet Brisson (3 novembre) un ministère d'équilibre, qui promit à la fois de maintenir la suprématie du pouvoir civil et de ne pas laisser l'armée exposée aux injures, de soutenir l'impôt sur le revenu, mais fondé sur les signes extérieurs de la richesse, sans vexations ni inquisition, et de protéger l'armée contre les attaques, sans réclamer de loi nouvelle. Comme on lui reprochait d'avoir autrefois combattu la politique de concentration, Dupuy répondit : Quand les hommes sont fatigués de porter le fusil sur une épaule, ils le changent d'épaule. Un ordre du jour de confiance pour pratiquer une politique de réformes en ne s'appuyant que sur une majorité républicaine fut voté par 418 voix contre 58 ; la droite et les radicaux-socialistes s'abstinrent. Le parti socialiste restait hostile. Dès le 14 octobre, ses groupes et ses journaux de Paris, inquiets des menaces des officiers, avaient créé un Comité de vigilance, formé. de délégués des différentes organisations. Il en sortit (27 novembre) un Comité d'entente, formé de sept délégués pour chacune des cinq organisations socialistes, les quatre anciennes, le Comité révolutionnaire (blanquistes), le P. O. F. (guesdistes), le P. O. S. R. (allemanistes), la Fédération des travailleurs socialistes (broussistes), et la nouvelle Confédération des socialistes indépendants, qui avait pour organe la Petite République et pour orateurs Jaurès et Millerand. Le but était d'organiser pour la République toutes les forces socialistes révolutionnaires et républicaines. Ce fut l'embryon de l'unité socialiste. La Chambre criminelle de la Cour de cassation déclara recevable la demande en révision de Dreyfus, et ouvrit une instruction, mais sans mettre en liberté le condamné (29 octobre). La colère des adversaires de la révision se porta sur la Cour de cassation : ils accusèrent ses membres d'accueillir avec faveur les dépositions de Picquart et d'être vendus au syndicat. Le ministère, harcelé par les interpellations des adversaires et des partisans de la révision, répondait évasivement, mais n'osait pas braver l'agitation nationaliste. Le ministre de la Guerre Freycinet laissa traduire Picquart en conseil de guerre ; Picquart échappa à ses ennemis par une demande en règlement de juges à la Cour de cassation, qui le rendit à la justice ordinaire. La Ligue des patriotes réorganisée et la Ligue antisémite faisaient des manifestations bruyantes ; il se fondait contre la révision une Ligue de la patrie française, où entraient presque tous les membres de l'Académie française (janvier 1899). Le président de la Chambre civile de la Cour de cassation, Quesnay de Beaurepaire, fameux par son rôle dans le procès contre Boulanger, donna sa démission et agita contre la révision. Dupuy, pour apaiser l'agitation et probablement pour plaire à Félix Faure, présenta un projet de loi qui changeait la procédure des révisions de procès : le jugement serait rendu, non plus par la Chambre criminelle seule, mais par la Cour de cassation toutes Chambres réunies ; la loi s'appliquerait même aux affaires en cours. Les révisionnistes protestèrent avec véhémence contre cette intervention politique, destinée uniquement à dessaisir la Chambre criminelle du procès de Dreyfus pour le porter devant d'autres juges, réputés hostiles à la révision. Dupuy répondit à la Chambre des députés que le retard était un moindre mal qu'un jugement définitif qui n'inspirerait pas confiance au pays. Le projet fut voté par 332 voix contre 216, malgré la gauche. Mais la majorité n'était faite que par une coalition sans politique commune (10 février). III. — FORMATION DE LA MAJORITÉ DE DÉFENSE RÉPUBLICAINE. AVANT que le Sénat eût délibéré, un accident imprévu bouleversa les conditions de la vie politique. Le Président de la République Félix Faure, qui soutenait secrètement l'agitation contre la révision, mourut brusquement d'une attaque (16 février). Les groupes de gauche de la Chambre, désirant éviter Méline, décidèrent de s'unir à la majorité du Sénat pour faire passer le président du Sénat, É. Loubet. Méline ne crut pas pouvoir poser sa candidature. Loubet fut élu sans concurrent par 483 voix, contre 270 perdues sur le nom de Méline (18 février). En revenant du Congrès de Versailles, le nouveau Président fut insulté par une foule nationaliste, et on soupçonna le président du Conseil d'avoir négligé de donner des instructions à la police. Loubet avait été membre du groupe le plus modéré de l'ancienne majorité modérée, la gauche républicaine, le groupe de Grévy, et il avait toujours condamné la politique radicale ; mais, comme il avait eu les voix de l'extrême gauche, les conservateurs et les nationalistes virent en lui l'élu des révolutionnaires et des dreyfusards. Ils travaillèrent à le dégoûter de la Présidence en le rendant impopulaire par des manifestations hostiles. Il restait un souvenir confus que son nom avait été mêlé au scandale du Panama ; il avait en effet, en 1892, comme chef du ministère, essayé d'atténuer le scandale ; sur son passage les manifestants criaient : Panama ! démission ! et beaucoup s'imaginaient qu'il avait en 1888 reçu sa part des distributions illicites de la Compagnie. Les funérailles de Félix Faure furent l'occasion de manifestations violentes, et de rixes sur les boulevards entre les nationalistes, qui criaient : Vive l'armée ! et les républicains qui criaient : Vive Loubet ! Déroulède essaya d'entraîner un régiment qui rentrait à la caserne, et de l'emmener contre l'Élysée. Les officiers l'arrêtèrent, mais le laissèrent libre de détruire ses papiers (23 février). C'était une tentative de coup de force contre le gouvernement, qui relevait de la Haute Cour. Mais Dupuy fit simplement poursuivre Déroulède devant le jury, pour provocation de militaires à la désobéissance, en vertu de la loi de 1880 sur la presse : il fut acquitté. Puis, appliquant son procédé d'équilibre, Dupuy ordonna des perquisitions à la fois dans les cieux ligues opposées, la Ligue des patriotes de Déroulède, et la Ligue des droits de l'homme, organisatrice des manifestations pour la révision. Un professeur d'histoire à l'École polytechnique s'étant déclaré convaincu de l'innocence de Dreyfus, Freycinet, ministre de la Guerre, le suspendit. Attaqué à cette occasion à la Chambre, il donna sa démission. C'était, en huit mois, la quatrième démission d'un ministre de la Guerre (5 mai). L'enquête secrète de la Cour de cassation avait été révélée par la publication illicite faite par le Figaro en avril. Elle démontrait que le jugement de 1894 avait été décidé par la communication illégale d'un dossier secret, et que dans ce dossier, considérablement grossi depuis, aucune pièce ne se rapportait à Dreyfus ; le bordereau, base unique de l'accusation, était, non seulement de la main d'Esterhazy, mais écrit sur un papier pelure quadrillé très spécial, propre à Esterhazy. La Cour fut unanime à casser le jugement ; mais elle fut presque également partagée sur le motif à donner. Les anciens adversaires de la révision proposèrent de le casser comme illégal en se fondant sur la communication du dossier secret, ce qui ne préjugeait pas l'innocence de Dreyfus ; une majorité très faible fit décider de le casser en visant le fond même de l'affaire. L'arrêt réunit les deux motifs ; il annula la sentence en affirmant l'illégalité de 1894 avouée implicitement par Mercier, et en constatant que le bordereau était de la main d'un autre officier que Dreyfus ; il déclara sans valeur la légende de l'aveu (3 juin). Le ministère demanda au président de la Chambre la mise en accusation du général, convaincu d'un acte de forfaiture. L'arrêt exaspéra les nationalistes. Le lendemain, aux courses d'Auteuil, le Président de la République fut insulté, et un gentilhomme monarchiste le frappa d'un coup de canne sur son chapeau. La Chambre vota l'ajournement du procès contre Mercier par 283 voix contre 238, et l'affichage de l'arrêt relatif à Dreyfus. Le dimanche suivant, aux courses du grand prix à Longchamp, les radicaux et les socialistes vinrent en foule défendre Loubet contre les monarchistes, et l'acclamèrent (11 juin). Le lendemain, Dupuy fut interpellé sur le rôle de la police ; on lui reprocha de n'avoir pas défendu le Président contre les royalistes à Auteuil et de l'avoir entouré à Longchamp d'un déploiement de troupes ridicule. Le ministère eut pour lui la droite et une partie des radicaux ; mais les progressistes, mécontents de sa politique d'équilibre, l'ahan-donnèrent. L'ordre du jour d'approbation fut rejeté (12 juin) par 253 voix contre 246, puis une majorité, de 307 contre 173, se déclara résolue à ne soutenir qu'un ministère décidé à défendre avec énergie les institutions républicaines et à assurer l'ordre public. La crise fut longue. Un des chefs progressistes. Poincaré, chargé de former un cabinet, essaya en vain de le faire au profit de son groupe : les radicaux refusèrent Barthou, ancien ministre de l'Intérieur dans le cabinet Méline, qui les avait combattus aux élections de 98. Un autre progressiste, Waldeck-Rousseau, après un premier échec et le refus de L. Bourgeois, parvint à mettre sur pied une combinaison fondée sur un principe différent. Ami de Gambetta, adversaire déclaré des radicaux, au point d'avoir proposé de créer un parti républicain conservateur, champion de la politique du ministère homogène et du gouvernement fort, il venait d'être converti par l'affaire Dreyfus ; partisan de la révision, il s'était détaché de son groupe, et rapproché des républicains de gauche inquiets de l'agitation nationaliste soutenue par quelques généraux. Il forma un ministère de défense républicaine, qui fut soutenu par la coalition des groupes de gauche, des socialistes et des modérés dissidents sortis du groupe progressiste. Waldeck réserva aux modérés la plus grosse part, tous les ministères politiques, l'Intérieur (qu'il prit pour lui), la Justice, l'Instruction, les Finances. Il laissa aux Affaires étrangères Delcasssé, et n'accorda que deux ministères secondaires à des radicaux : c'était la proportion habituelle, jadis, dans les cabinets de concentration. Mais, pour marquer le caractère nouveau de la coalition, il donna le Commerce à Millerand ; c'était la première fois qu'un socialiste entrait au gouvernement. Par compensation, il mit à la Guerre le général marquis de Galliffet, fameux par sa dureté dans la répression de la Commune, mais partisan de la révision. Ce fut un double scandale. A droite, le ministère fut surnommé le cabinet de l'Affaire, et accusé de livrer le pouvoir au collectivisme. A gauche, une partie des socialistes protestèrent contre Millerand entré au ministère sans avoir consulté son parti, et contre Galliffet le fusilleur ; ils accueillirent le ministère à la Chambre par le cri de : Vive la Commune ! Le cabinet, clans sa déclaration (26 juin), se donnait pour tâche d'appliquer la politique définie par l'ordre du jour de la Chambre : il lui fallait le concours de tous les républicains pour mettre fin à des agitations dirigées, sous des dehors faciles à percer, contre le régime que le suffrage universel a consacré. Résolu à faire respecter les décisions de la justice et à défendre la discipline nécessaire à l'armée, il avait besoin du concours du Parlement et lui demandait le mandat le plus étendu et une trêve dans les luttes intérieures. C'était le retour au gouvernement par la gauche, avec une politique de combat contre la droite. Le ministère n'obtint d'abord qu'une faible majorité, 263 voix contre 237. Mais la clôture de la session (4 juillet), en lui laissant le pouvoir sans contrôle pendant quatre mois, lui donna le temps de prendre l'offensive. Le nouveau ministre de la Guerre releva de leurs fonctions ou envoya en disgrâce les généraux qui protestaient contre la révision, mit à la retraite trois membres du Conseil supérieur de la guerre, réorganisa le Conseil, supprima les inspecteurs d'armée. La commission de classement, formée de généraux, réglait l'avancement de tous les officiers. Les républicains accusaient ces généraux, entrés dans la carrière sous la monarchie et restés monarchistes, de faire avancer plus rapidement les officiers conservateurs, et de former une coterie toute-puissante qui maintenait la solidarité entre officiers contre la justice civile et le pouvoir civil ; Galliffet fit rendre au ministre la nomination aux grades et aux emplois dans l'armée. Le gouvernement fit arrêter les chefs des organisations qui dirigeaient l'agitation, Déroulède, président de la Ligue des patriotes. Buffet, fils de l'ancien ministre, agent du prétendant orléaniste, et leurs auxiliaires nationalistes, royalistes, antisémites, au nombre de 24, et les traduisit devant le Sénat constitué en Haute Cour, pour complot contre la forme du gouvernement et attentat. Le chef de la Ligue antisémite se retrancha, avec une troupe d'hommes armés, dans le local de la Ligue, rue de Chabrol. Le gouvernement, peut-être pour occuper l'attention des Parisiens, se borna à faire cerner par la police la maison, que le public surnomma le Fort Chabrol. L'assiégé, après un blocus de trente-huit jours, capitula par l'intermédiaire d'un député nationaliste. Pendant ce temps, Dreyfus, débarqué en secret à Quiberon, comparaissait devant le conseil de guerre de Rennes. Le ministère ne donna pas d'instructions au commissaire du gouvernement ; il laissa les généraux cités à Rennes comme témoins prendre la direction du procès, recommencer l'examen des faits sans tenir compte des résultats établis par l'enquête de la Cour de cassation, et user du prestige de leur grade pour donner aux officiers du conseil de guerre l'impression que l'honneur de l'armée exigeait la confirmation du premier jugement. Dans la ville, dominée par les partis conservateurs et dans le monde militaire de Rennes, l'opinion, informée seulement par les journaux nationalistes, était restée hostile à la révision. L'avocat de Dreyfus fut blessé en pleine rue d'un coup de revolver par un fanatique resté inconnu. Après un procès qui dura un mois, le conseil, par 5 voix contre 2, déclara Dreyfus coupable, mais avec des circonstances atténuantes, et le condamna à dix ans de détention (11 septembre). Ce jugement, qui sentait le compromis entre les deux justices, indigna les partisans de la révision, sans satisfaire pleinement ses adversaires. Le ministère, renonçant à lutter contre la justice militaire, travailla à déblayer le terrain politique en imposant silence sur l'affaire. Il gracia Dreyfus, et le ministre de la Guerre, par un ordre du jour à l'armée, déclara : L'incident est clos ; il ajouta qu'on devait s'incliner également devant la sentence des juges militaires et devant les mesures de clémence et d'oubli qu'un intérêt politique supérieur commandait au gouvernement. A la rentrée (14 novembre), la Chambre trouva l'agitation calmée et le gouvernement maître de la situation. Aux interpellations sur la politique générale, Waldeck répondit que les républicains avaient eu le devoir de s'unir pour résister à la conspiration contre-révolutionnaire, en empêchant la jonction de l'émeute avec l'armée. Il obtint, par 317 voix contre 211, un vote approuvant les mesures de défense républicaine. Il garda la même majorité lorsqu'il fut interpellé sur l'inauguration du monument du Triomphe de la République (19 novembre). Le parti ouvrier ayant annoncé qu'il y assisterait avec le drapeau des revendications ouvrières, le drapeau rouge de l'insurrection de 48 et de la Commune, de l'imminente révolution sociale, la police avait reçu l'ordre de ne pas laisser déployer de drapeau rouge, excepté les bannières portant une inscription. Le Président de la République, invité par le Conseil municipal radical de Paris à assister au défilé des manifestants, avait quitté la tribune pour protester contre le drapeau rouge et contre un drapeau noir porté par des anarchistes. Le ministère, sans demander aucune approbation, mais sans renier ses alliés socialistes, demanda et obtint le passage à l'ordre du jour, par 311 voix contre 212. Il présenta un budget d'attente, et profita du vote des deux douzièmes provisoires pour se glorifier d'avoir répondu aux insolents défis des nationalistes. Le renouvellement du Sénat (28 janvier 1900) consolida la majorité. Sur 99 élus, l'opposition irréductible n'en compta que 13 ; 6, élus avec l'aide des catholiques sous le titre de libéraux, entrèrent dans le centre gauche, que les autres groupes cessèrent de traiter en groupe républicain. La gauche démocratique eut 25 élus, dont 12 nouveaux. La Haute Cour, après 47 séances, écarta l'accusation d'attentat et acquitta tous les accusés, excepté les trois chefs, Déroulède et Buffet condamnés à dix ans de bannissement pour complot, et l'antisémite Guérin condamné à dix ans de détention pour rébellion. Le procès avait montré le petit nombre et l'impuissance des royalistes et des nationalistes militants ; leurs comités, désorganisés par les poursuites, cessèrent les manifestations. Les nationalistes remportèrent encore un succès aux élections municipales de Paris. Une campagne violente contre les Juifs, les francs-maçons, les dreyfusards, fit voter des électeurs jusque-là indifférents. Les radicaux (le groupe des droits de Paris) qui avaient la majorité furent réduits à 16 sièges, les socialistes en eurent 19, les nationalistes 32, les conservateurs 9. La majorité du Conseil passa à la coalition formée par les conservateurs, les progressistes et les nationalistes. Cette révolution parisienne accentua l'opposition entre Paris et la France, sans ébranler le gouvernement. L'Exposition universelle du centenaire permit d'écourter la session des Chambres et détourna l'attention de la politique. Moins originale et moins belle que celle de 1889, elle fut pourtant, par le nombre des exposants et l'affluence énorme des visiteurs, un succès qui rejaillit sur le ministre socialiste du Commerce. Le banquet des maires, qui réunit 22.000 représentants des communes de France, fut une manifestation en faveur du gouvernement. Le succès acheva de rallier les députés ministériels par tempérament ; le ministère put dès lors compter sur une majorité de 50 à 100 voix, majorité petite mais sûre, précisément parce que, se sachant petite, elle ne se risquait pas à se diviser. Les socialistes, même intransigeants, après les déclarations publiques d'hostilité destinées à leurs électeurs, s'abstinrent de voter contre le ministère dans les scrutins dangereux. La fraction dissidente des progressistes, nécessaire à la coalition pour faire la majorité, garda la direction du gouvernement ; elle maintint à la présidence de la Chambre jusqu'à la fin de la législature le progressiste Deschanel, contre Brisson, resté le candidat de la gauche. Cette coalition de républicains, en lutte permanente contre la droite et sans adversaires à gauche, s'appela familièrement le bloc républicain, en souvenir d'un mot de Clémenceau : à propos d'un drame de Sardou hostile à la Terreur, il avait protesté (en 1891) contre la distinction entre 1789 et 1793, et déclaré que la Révolution forme un bloc et doit être acceptée en bloc. Le bloc allait faire cesser les crises ministérielles, et donner à la France en dix ans les trois ministères les plus durables qu'ait eus la République. La stabilité des ministères était facilitée par des modifications dans la procédure parlementaire qui rendaient plus difficiles les votes de surprise. Pour empêcher de diviser la majorité par une addition imprévue à un ordre du jour de confiance, on prenait l'habitude de compléter la formule de l'ordre du jour par les mots : et repoussant toute addition, que toutes les fractions de la majorité pouvaient voter. — Pour éviter le danger des interpellations imprévues, la Chambre décidait de consacrer un jour par semaine (le vendredi) aux interpellations ; quand la discussion n'était pas terminée en une séance, la suite était renvoyée à la semaine suivante, de façon Glue le gouvernement ne fût jamais pris au dépourvu. Le ministère Combes adopta la méthode de demander le renvoi de toute interpellation à la suite des interpellations déjà déposées, de façon à ne laisser l'interpellation arriver en discussion qu'au moment, où elle avait perdu son actualité. II ne resta plus d'autre moyen d'attaquer le ministère que d'obtenir le vote d'une motion ou de poser une question et de la faire transformer en interpellation. — Le maintien de l'équilibre du budget fut facilité par un amendement d'A. Berthelot à la loi de finances de 1900 : aucune proposition tendant, soit à des augmentations de traitements soit à la création de services ou emplois, ne devait être introduite dans la discussion du budget qu'après avoir été acceptée par la commission du budget. IV. — LA RÉORGANISATION DU PARTI SOCIALISTE ET LES RÉFORMES SOCIALES. L'ENTRÉE d'un socialiste dans un ministère bourgeois jeta d'abord la division dans le parti socialiste. Le cas Millerand fut en France, et même en Europe, un sujet de violentes querelles. Le plus grand nombre des députés et des orateurs socialistes, Jaurès, Briand, Viviani, célébraient la victoire du parti socialiste qui obligeait les partis bourgeois à demander son aide et à reconnaître son aptitude à diriger les affaires sociales. Les doctrinaires reprochaient à Millerand un acte contraire à la discipline et à la doctrine. Le Parti ouvrier (guesdiste), le Comité révolutionnaire (blanquiste) et l'Alliance communiste, groupement de fédérations séparées du parti ouvrier révolutionnaire (allemaniste), lancèrent en commun un Manifeste à la France ouvrière et socialiste (14 juillet). Ils condamnaient une politique prétendue socialiste, faite de compromissions et de déviations, que depuis trop longtemps on s'efforce de substituer à la politique de classe et par suite révolutionnaire du prolétariat militant : cette politique aboutit à l'entrée d'un socialiste dans un ministère Waldeck, la main dans la main du fusilleur de mai. Le parti socialiste, parti de classe, ne saurait devenir, sous peine de suicide, un parti ministériel. Mais les partisans de l'entente avec les républicains désiraient éviter une rupture entre socialistes. Le comité de la Fédération des travailleurs socialistes pria les autres organisations (17 juillet) d'intervenir pour empêcher le réveil des divisions qui avaient ralenti longtemps la marche du socialisme, et proposa un congrès du parti. Le projet, accepté par toutes les organisations, fut envoyé à un comité d'entente, qui convoqua le congrès. On fit aux doctrinaires la concession d'exiger de tout, groupe représenté au congrès l'adhésion écrite à une doctrine en quatre articles : 1° Entente et action internationale des travailleurs ; — 20 organisation politique et économique du prolétariat en parti de classe ; — 3° pour la conquête du pouvoir, — 4° et la socialisation des moyens de production et d'échange, c'est-à-dire la transformation de la société capitaliste en une société collectiviste ou communiste. Le congrès tenu à Paris (3 décembre 1899) réunit plus de 800 délégués représentant environ 1.200 groupes de quatre espèces : 1° groupes adhérents à l'une des cinq organisations socialistes ; 2° groupes indépendants affiliés à une fédération autonome de département ou de région ; 3° syndicats ouvriers ; 4° coopératives employant une part de leurs bénéfices à la propagande socialiste. La discussion fut très vive sur la lutte des classes et la conquête des pouvoirs publics, qui visait le cas Millerand. Les défenseurs de la tradition condamnèrent cette déviation de la doctrine : Vaillant expliqua que le parti socialiste, en opposition nécessaire avec les partis bourgeois, ne pouvait accepter que des fonctions électives, non un poste ministériel ; Guesde insista sur l'impuissance d'un socialiste dans un ministère bourgeois et le danger d'indigner les travailleurs organisés et de les pousser à l'anarchie ou à l'indifférence. Les indépendants répondirent en montrant, Jaurès la nécessité de défendre la République menacée, Viviani l'avantage de prouver l'aptitude du parti socialiste à prendre le gouvernement, Briand l'exemple des transactions déjà consenties par tous les socialistes. La majorité, formée des guesdistes, blanquistes et allemanistes, vota, par 818 mandats contre 684, la motion de Guesde : La lutte de classe interdit à un socialiste l'entrée clans un gouvernement bourgeois. Après avoir proclamé le principe, les blanquistes et les allemanistes s'unirent à la minorité pour faire voler un compromis sur la question de fait : En admettant que des circonstances exceptionnelles peuvent se produire dans lesquelles le parti aurait à examiner la question d'une participation socialiste à un gouvernement bourgeois, le congrès déclare que dans l'état actuel.., toutes les forces du parti doivent tendre à la conquête dans la commune, le département et l'État des seules fonctions électives, celles qui dépendent du prolétariat organisé en parti de classe. Ainsi, sans renier la tradition, le parti évitait de condamner Millerand. Le Congrès vota une déclaration flétrissant les nationalistes et les antisémites, et décida de créer l'organe commun réclamé par les différents groupes. Ce fut un Comité général de 48 membres délégués par toutes les organisations : Parti ouvrier français (15), Blanquistes (7), Allemanistes (4), Alliance communiste (1), Fédération des travailleurs socialistes (3), Confédération des socialistes indépendants (6), Fédérations autonomes (7), Syndicats (4), Coopératives socialistes (1). Il devait exercer un contrôle sur les élus et les journaux du parti. Mais les organisations restées intactes conservèrent chacune ses rivalités électorales et ses rancunes. Le Comité central, tiraillé entre les personnels rivaux, passait ses séances en discussions aigres et s'évertuait à trouver des formules de transaction. Le groupe guesdiste, étant le plus nombreux, cherchait à diriger, en s'alliant aux blanquistes pour maintenir la pureté de la doctrine. Les indépendants, partisans de la conciliation entre socialistes, se défendaient avec l'aide des petits groupes, et parfois des blanquistes, restés favorables à l'action politique républicaine. L'animosité fut accrue par les polémiques entre la Petite République, où dominaient les indépendants, et, le Petit Sou, fondé par un capitaliste ennemi personnel de Waldeck, où écrivaient les guesdistes. Un accident amena la rupture et mit en danger le ministère. Dans une grève, à Châlon-sur-Saône, les grévistes, excités par des anarchistes, entrèrent en collision avec la troupe ; les soldats tirèrent, il y eut des morts. L'opposition demanda une enquête, qui fut repoussée, puis à l'ordre du jour de confiance elle proposa l'addition : répudiant les doctrines collectivistes, qui fut votée par l'opposition et une partie de la majorité. Les socialistes doctrinaires votèrent contre le ministère ; les autres, pour éviter la chute du gouvernement et l'échec des gauches, votèrent contre l'enquête et pour l'ensemble de l'ordre du jour de confiance. Le Comité général blâma les députés qui avaient voté pour le ministère ; les députés blâmés protestèrent par un manifeste public adressé au parti. Le Congrès de la Fédération du Nord, où dominaient les guesdistes, vota une motion violente contre le gouvernement dit de défense républicaine, déclarant que tous ses membres, depuis l'ancien socialiste Millerand jusqu'à l'avocat des panamistes Waldeck, avaient droit aux malédictions du prolétariat. Le Congrès socialiste international tenu à Paris en septembre 1900 eut à se prononcer sur la participation d'un socialiste au pouvoir. La majorité, pour sauver l'union entre les socialistes français, vota une motion de compromis proposée par un marxiste allemand, mais combattue par Guesde et acceptée par Jaurès : L'entrée d'un socialiste isolé dans un gouvernement bourgeois ne peut pas être considérée comme le commencement normal de la conquête du pouvoir politique, mais seulement comme un expédient forcé, transitoire et exceptionnel. Si dans un cas particulier la situation politique nécessite cette expérience dangereuse, c'est là une question de tactique et non de principe ; le congrès international n'a pas à se prononcer. Le Congrès national français s'ouvrit le lendemain à Paris. Les partis y arrivaient surexcités ; on criait : A Châlon ! Galliffet ! Le conflit s'engagea sur la procédure du vote. Les indépendants firent décider de voter par tète. Les guesdistes déclarèrent cette décision contraire au règlement ; puis ils se plaignirent de voies de fait contre un des leurs et sortirent en masse de la salle. Les blanquistes, après avoir délibéré, y restèrent. Le Congrès vota une motion de conciliation, puis une motion blanquiste — flétrissant les auteurs des massacres de Châlon —, et il ajourna au Congrès suivant l'organisation de l'unité. Les efforts de Jaurès pour ramener les guesdistes n'aboutirent pas. Ce fut au contraire le groupe blanquiste qui, au Congrès de 1901 à Lyon, rompit avec la majorité. Les délégués des fédérations présentèrent une résolution hostile à Millerand : sa présence au ministère créait une équivoque qui empêchait l'unification des forces révolutionnaires ; le parti devait avoir envers le ministère la même attitude qu'envers tout ministère bourgeois. Briand proposa une motion de conciliation qui, en conservant les ternies de la motion hostile, les combinait de façon à leur enlever le caractère d'un vote d'exclusion : Millerand, en entrant au ministère sous sa responsabilité et sur son initiative personnelle, n'a pu engager le socialisme qu'il ne représente pas. — En acceptant sous sa responsabilité.... une fonction qui le met hors du contrôle du parti socialiste, il n'a pu engager au pouvoir ce parti ; conséquemment il ne l'y représente pas. La motion hostile fut rejetée par 903 voix contre 275. Millerand resta un socialiste en congé, soustrait pendant son ministère au contrôle du parti. La minorité, formée des blanquistes, de l'Alliance communiste et de quelques fédérations de départements, sortit du Congrès et retira ses délégués du Comité central. Elle s'unit aux guesdistes pour former le Parti socialiste de France. La majorité se fondit en un Parti socialiste français. Le socialisme resta coupé en deux tronçons ; chacun eut désormais son Congrès annuel et ses candidats aux élections. Le ministre socialiste Millerand travaillait à préparer des mesures favorables aux ouvriers. Il avait trouvé au ministère du Commerce un Office du travail, organe d'études, de statistique et d'inspection des établissements industriels. il le fit transformer en une Direction du travail, en y adjoignant une division de l'assurance et de la prévoyance sociales, et en le chargeant des relations avec les associations ouvrières. Le directeur, A. Fontaine, ancien ingénieur des mines, préparé par une étude scientifique et pratique des conditions du travail en France, recommanda les mesures immédiatement réalisables dans l'intérêt des ouvriers. La plupart furent prises sous forme de décrets. Le plus important (août 1899) régla les conditions du travail (salaire et durée) pour tous les travaux faits au compte de l'État, des départements et des communes ; on créait ainsi, pour les entreprises publiques, un règlement modèle qui, par la force de l'exemple, devait s'imposer à l'industrie privée. Le Conseil supérieur du travail fut réorganisé pour y faire entrer des représentants élus des syndicats ouvriers (1899) ; puis furent créés des conseils du travail, formés d'un nombre égal de représentants élus des patrons et des ouvriers, qui avaient pour fonction de renseigner le gouvernement et les intéressés sur l'état réel du travail et de servir de médiateurs en cas de conflit. Le corps des inspecteurs du travail fut recruté en partie d'anciens ouvriers et mis en relations permanentes avec les syndicats ouvriers ; les syndicats furent invités à signaler aux inspecteurs les infractions aux règlements sur l'hygiène, la sécurité, la durée du travail, ce qui leur donnait le sentiment d'être appelés à collaborer avec le gouvernement à l'amélioration des conditions du travail. La journée de huit heures fut accordée aux ouvriers des postes et télégraphes. La loi de 1892, limitant la durée du travail dans les établissements mixtes (employant des femmes ou des enfants en même temps que des adultes), avait fixé un maximum différent pour les différentes catégories de travailleurs, ce qui empêchait tout contrôle efficace. Millerand la fit remplacer par la loi du 30 mars 1900, qui fixa une journée de travail uniforme pour les ouvriers de tout sexe et de tout âge d'un même établissement mixte ; le maximum, de 11 heures au début, devait être dans les quatre ans abaissé à 10 heures. Ce régime de transition, exigé par la majorité, fut combattu par les socialistes doctrinaires et soutenu par les socialistes indépendants. Millerand affirma sa volonté de faciliter la création des syndicats et des Bourses du travail, instruments d'éducation pour la démocratie laborieuse, où les travailleurs pouvaient faire leur apprentissage de membres d'une corporation et de citoyens. Le nombre des ouvriers syndiqués s'éleva en deux ans (1899-1900) de 419.000 à 588.000 ; celui des syndiqués représentés clans les Bourses du travail de 159.000 à 270.000. C'est cet ensemble de mesures qu'on a appelé l'œuvre de Millerand. V. — LE DÉBUT DE LA LUTTE CONTRE LES CONGRÉGATIONS. PARMI les organisations de l'agitation nationale, le ministère avait trouvé la petite congrégation des Assomptionnistes : par ses œuvres de dévotion, surtout l'œuvre très lucrative de Saint-Antoine de Padoue, par son journal politique quotidien, la Croix, qui servait de modèle aux Croix publiées dans la plupart des diocèses, par son Comité électoral Justice-Égalité, elle dirigeait un mouvement violent contre les francs-maçons, les Juifs et le gouvernement républicain. Les perquisitions ordonnées par le ministère firent découvrir, avec une grosse somme en valeurs, des documents qui prouvaient que les Assomptionnistes avaient aidé à faire élire plusieurs députés de la droite et essayé de créer dans toute la France une organisation secrète de renseignements sur la vie individuelle des électeurs. La congrégation fut condamnée et dissoute. Plusieurs évêques protestèrent : leurs traitements furent suspendus. Les républicains s'inquiétaient de l'accroissement des immeubles des congrégations (évalué pour une période de vingt ans à 350 millions), de leurs commerces de plus en plus étendus en liqueurs, chocolats, sucreries, parfums. Ils s'alarmèrent plus encore de voir le nombre des élèves des établissements religieux d'enseignement secondaire dépasser 67.000, ce qui, avec les élèves des petits séminaires, faisait un total de 91.000 élèves ecclésiastiques, supérieur au chiffre des élèves des établissements publics laïques (86.000). Les congrégations élevaient presque tous les fils de la noblesse et de la bourgeoisie riche, la plupart des enfants d'officiers, et une forte proportion des futurs élèves des écoles militaires. Le gouvernement prit l'offensive par un projet de loi (20 nov. 1899) qui exigeait un stage scolaire de trois ans dans un établissement public secondaire pour être admis dans une école de l'État ou clans une fonction publique, et un stage de deux ans dans une école primaire pour les emplois inférieurs. La commission le repoussa ; le renvoi à la commission, voté par la Chambre à 281 voix contre 248, l'enterra définitivement. Une commission d'enquête sur l'état de l'enseignement secondaire, nommée par la Chambre en 1899, cherchait, sous la présidence de Ribot, les moyens d'attirer les élèves dans l'enseignement laïque sans supprimer la concurrence ecclésiastique : ses travaux aboutirent en 1902 à la réforme des programmes d'études et de l'administration des lycées et collèges. Ce fut surtout pour avoir prise sur les congrégations que le gouvernement proposa la loi sur les associations promise depuis vingt ans par les républicains. Le projet, plus hardi que tous les précédents, distinguait deux sortes d'associations. Celles qui ne demandaient aucun privilège pouvaient être fondées librement après une déclaration à l'autorité ; mais il fallait un décret pour leur accorder la personnalité civile avec le droit de recevoir des legs. Les associations formées en partie d'étrangers ou dirigées par des étrangers (on avait évité le nom de congrégation) avaient besoin d'une autorisation de l'État donnée par un décret en Conseil d'État. Ce projet, déposé pendant les vacances de 1899, fut dénoncé, dans l'interpellation du 14-16 novembre, comme un plan pour déchristianiser la France et la livrer aux francs-maçons. Waldeck-Rousseau répondit qu'il se bornait à refuser aux congrégations les privilèges qu'elles n'avaient pas sous la monarchie, et à les ramener aux règles du droit public. Il déclarait suivre une politique purement défensive, nécessitée par les attaques de quelques congrégations, et affectait de ne pas toucher au clergé séculier. Il se maintenait en relations avec Rome. Il faisait voter les crédits de l'ambassade au Vatican, et repoussait la séparation de l'Église et de l'État. Le ministre des Affaires étrangères louait les qualités éminentes de Léon XIII, et réclamait pour la France le rôle de première puissance catholique. Il faisait demander au pape (26 janv. 1900) la condamnation de l'agitation soulevée par les Assomptionnistes. Léon XIII invita les Assomptionnistes à céder la Croix à des laïques. Par une lettre au Président de la République (23 mars), il en appela au sens droit et à l'esprit de justice des ministres pour renoncer au stage scolaire. Il demandait pour les congrégations la même mesure de justice et de protection que pour les autres associations, et assurait le Président de ses intentions bienveillantes. Ce fut l'agitation conduite par les congrégations qui força le pape à prendre parti et déchaîna le conflit. Un jésuite organisa une manifestation politique, sous forme d'un pèlerinage national au Sacré-Cœur à Paray-le-Monial. Des moines, avec l'autorisation des évêques, prêchèrent dans les chaires des paroisses : une circulaire du ministre rappela aux évêques l'interdiction de laisser prêcher des moines dans les églises. Interpellé par un catholique, Waldeck répondit que les congrégations inconnues du Concordat n'étaient pas indispensables au bien de l'Église et pouvaient être funestes au bien de l'État. Il conclut par la formule : trop de moines ligueurs, et trop de moines d'affaires. (11 avril.) Le Saint-Siège protesta (28 avril) contre la circulaire, contesta au gouvernement le droit d'empêcher le clergé séculier de se faire aider par des religieux, et déclara nuls les articles organiques. Waldeck profita d'une interpellation (22 mai) pour affirmer la nécessité d'arrêter l'accroissement des biens de mainmorte, instrument de domination aujourd'hui, trésor de guerre demain. Il obtint, par une majorité formée de tons les républicains, un vote de confiance pour poursuivre énergiquement une politique de réformes républicaines et de défense de l'État laïque. Le conflit était engagé entre l'Église et l'État. Il fut suspendu par la discussion de l'amnistie, que le gouvernement demanda pour tous les faits connexes à l'affaire Dreyfus. Le ministère présenta le projet d'abord au Sénat (1er juin), comme une mesure politique pour enlever son principal aliment à l'esprit d'agitation ; et il ajouta : Il est temps d'apercevoir l'ennemi que nous avons oublié, et qui, lui, ne nous avait pas oubliés.... Il n'est que temps... de se rapprocher pour faire front à l'ennemi commun. Cette allusion visait le clergé. Les partisans de la révision protestèrent contre une mesure qui, sacrifiant la justice à la politique, assurait l'impunité à des faussaires et au général Mercier, reconnu coupable de forfaiture par la plus haute autorité judiciaire du pays, et enlevait aux révisionnistes le droit d'employer la voie judiciaire pour découvrir le fait nouveau nécessaire à la révision. Le Sénat vota le projet par 234 voix contre 34. Mais une polémique née à l'occasion des renseignements fournis par un agent français d'espionnage (sur un faux témoin du procès à Rennes) avait irrité le général Galliffet, qui brusquement donna sa démission. Le gouvernement, n'osant pas nommer un civil au ministère de la Guerre, choisit le seul général de division qui fût regardé alors comme républicain, le général André, ancien polytechnicien, positiviste, collaborateur de Littré sous l'Empire. Une interpellation nationaliste le dénonça (28 juin) comme protégé de la congrégation maçonnique, et, bien qu'étranger à la maçonnerie, André passa dès lors dans l'opinion pour un franc-maçon. Il devait plus tard fournir les moyens légaux pour saisir la Cour de cassation, annuler le jugement de Rennes, reconnaître définitivement l'innocence de Dreyfus et réintégrer dans l'armée le colonel Picquart. L'amnistie, suspendue par les vacances, ne vint devant la Chambre qu'après la rentrée ; déjà Waldeck avait lancé les formules de combat clans son célèbre discours de Toulouse (28 octobre) : Il faut établir la liberté d'association attendue depuis un quart de siècle et arrêter le développement continu... d'un organisme qui... tend à introduire dans l'État... un corps politique dont le but est de parvenir... à l'usurpation de toute autorité. Le Concordat a exclusivement réservé au clergé séculier et hiérarchisé, soumis... au contrôle de l'État, la célébration du culte, la préparation aux fonctions ecclésiastiques et la prédication dans les églises, les congrégations ont pris l'enseignement dans les séminaires, usurpé la chaire par les missions, et leurs chapelles font concurrence aux églises. La valeur de leurs immeubles dépasse un milliard. Leur enseignement sème la discorde. Dans ce pays dont l'unité morale a fait... la force..., deux jeunesses, moins séparées encore par leur condition sociale que par leur éducation, grandissent sans se connaître.... Peu à peu se préparent ainsi deux sociétés différentes. Le milliard des congrégations et l'opposition entre les deux jeunesses devinrent les formules populaires de combat. A la Chambre, l'amnistie, combattue à la fois par la droite, les nationalistes et la gauche révisionniste, ne fut votée qu'après six semaines de tumulte et d'obstruction (19 décembre). En rapportant au Sénat le projet, amendé de façon à étendre l'amnistie aux antisémites, Waldeck expliqua qu'il fallait, à la veille d'une nouvelle bataille plus décisive... arracher à la réaction son arme favorite. VI. — LE VOTE DE LA LOI SUR LES ASSOCIATIONS. WALDECK-ROUSSEAU, d'après les déclarations qu'il fit plus tard, ne travaillait ni à préparer la séparation de l'Église et de l'État, ni même à supprimer les congrégations ; il se proposait uniquement de débarrasser la France des ordres religieux (Assomptionnistes et Jésuites) engagés dans la politique militante, et d'obliger les autres à se soumettre à la surveillance de l'État. L'autorisation, accordée par le gouvernement, aurait fait entrer tout, le clergé régulier dans la condition normale de congrégations autorisées ; ç'eût été le Concordat étendu aux congrégations. Mais les commissions, élues par la Chambre et le Sénat pour préparer la loi sur les associations, furent formées en majorité d'anticléricaux ; elles acceptèrent des amendements au projet qui en changèrent le caractère. Elles distinguèrent, nettement des associations libres, conformes au droit commun, les associations dont les membres vivent en commun sous une règle, et les appelèrent franchement de leur nom de congrégations. Elles proposèrent d'élargir la liberté des associations en adoptant la déclaration facultative, et de rendre par contre plus difficile l'existence des congrégations en exigeant pour l'autorisation, non plus un simple décret, mais une loi, afin que la création dépendit, non d'une décision du ministère prise en secret, mais d'une délibération publique des Chambres. On exigerait un décret pour tout établissement nouveau des congrégations autorisées. Le pape protesta d'abord dans une interview (décembre 1900), déclarant les congrégations partie intégrante de l'Église et nécessaires à la liberté catholique. Puis une lettre publique à l'archevêque de Paris (janvier 1901) énuméra les services rendus par les congrégations, en laissant craindre que les vides laissés par les missionnaires français fussent comblés par des missionnaires d'autres nations. Waldeck, interpellé par un socialiste, reconnut que la publication de cette lettre était irrégulière, mais refusa de sévir, parce que ce n'était pas le moment de faire des martyrs. La Chambre commença la discussion (15 janvier 1901). Les catholiques déclarèrent le projet un monstre juridique, et réduisirent l'évaluation du milliard des congrégations à 435 millions, appartenant surtout à des congrégations autorisées. Les progressistes reprochèrent an projet de rétablir la confiscation, de porter atteinte à la liberté d'enseignement, de méconnaître l'esprit du Concordat, attendu que les congrégations faisaient partie de l'Église. Le président du Conseil répondit qu'il appliquait les principes du droit commun : de tout temps les congrégations avaient été sous le contrôle du gouvernement, il s'agissait de les y ramener. Le rapporteur et le chef du parti radical Brisson accusèrent les congrégations d'être animées de l'esprit de contre-révolution, de faire de l'agitation électorale et de la casuistique immorale, de tourner la loi en possédant sous le nom de personnes interposées, d'exploiter les pauvres, de glorifier les traîtres de Quiberon. L'urgence fut votée par 361 voix contre 179. Les titres I et II de la loi qui réglaient le régime des associations passèrent sans opposition. Les socialistes obtinrent du gouvernement deux concessions : il abandonna le pouvoir de dissoudre une association pour provocation à l'abolition de la propriété ; il renonça à exiger l'autorisation pour les associations formées en partie d'étrangers, mesure devenue inutile pour atteindre les congrégations, et restée menaçante pour les socialistes. La lutte porta sur le titre III Des Congrégations. Les progressistes, reprenant le projet du gouvernement, demandèrent l'autorisation par décret ; la Chambre vota le régime proposé par la commission. Un article, ajouté par la commission, interdit l'enseignement à tout membre d'une congrégation non autorisée. Les progressistes attaquèrent cet acte de guerre à la religion qui supprimait une concurrence utile à l'enseignement ; Bourgeois répliqua en appelant les écoles congréganistes des écoles de guerre civile et de haine des lois ; le ministre de l'Instruction déclara que la loi de 1850 avait été une victoire insolente de l'Église sur l'État ; Waldeck- fit observer qu'il s'agissait de congrégations rebelles à la loi, dont l'enseignement avait pour doctrine la contre-révolution. L'article fut voté par 312 voix contre 216. La dernière lutte se livra sur la liquidation des biens des congrégations qui seraient dissoutes. Le projet confiait la liquidation à l'administration, afin de pouvoir en employer le produit à créer des retraites pour les ouvriers. Un amendement, voté malgré la gauche, la renvoya aux tribunaux pour éviter toute apparence de confiscation. Ce régime eut pour résultat le gaspillage par les liquidateurs ou le rachat des immeubles par des personnes interposées. L'ensemble de la loi passa par 303 voix contre 224. Le pape, averti par le gouvernement qu'une parole blessant certains sentiments de notre parlement... ferait aggraver la loi par le Sénat, protesta par une allocution aux cardinaux (15 avril) contre une loi qui, en accordant à chacun la liberté de vivre à sa guise, l'enlevait à ceux dont c'est la loi de vivre sans en violer aucune ; il déplorait la catastrophe dont ni les droits communs à tous... ni leurs mérites insignes n'avaient préservé les ordres religieux. Un Jésuite, prêchant au pèlerinage de Lourdes, fit appel au glaive électoral et poussa un cri de guerre : A la bataille, sous le labarum du Sacré-Cœur ! La commission du Sénat, élue (en
mai) sous cette impression de conflit, prit pour président un radical,
Combes, ministre des Cultes dans le cabinet Bourgeois, pour rapporteur un radical,
Vallé. Elle accepta le projet, en réduisant à trois mois le délai laissé aux
congrégations pour demander l'autorisation. Au Sénat, Waldeck expliqua que,
si le Concordat n'avait pas mentionné les congrégations, c'est qu'on ne les
croyait pas alors nécessaires à l'Église, et que l'autorisation avait
toujours été exigée ; il exposa l'accroissement
menaçant de leur nombre et de leur richesse ; il leur reprocha
d'accaparer le culte, la chaire, la confession, les séminaires. Combes
déclara que toutes les congrégations éprouvaient le même sentiment d'horreur
pour toutes les conquêtes libérales, toute notre
organisation politique, toute notre vie sociale, et conclut que
c'était un devoir de soustraire la jeunesse à leur
enseignement. L'ensemble, très faiblement amendé, fut voté par 169
voix contre 95. La loi du 2 juillet 1901 établit en France la liberté complète d'association. Elle reconnaît à tous les particuliers le droit de former, sans limite de nombre et même avec des étrangers, toute sorte d'association dont le but n'est pas illicite, de lui donner les statuts et les règlements qu'ils veulent, et de la diriger librement, sans autre condition que de laisser à ses membres la liberté de s'en retirer. Les associations ont le droit de se fédérer entre elles. Suivant la nature de ses relations avec l'État, l'association rentre dans l'un de ces trois types : 1° la société de fait, constituée sans déclaration, qui n'a ni qualité pour agir en justice ni droit de propriété ; 2° l'association déclarée, qui a fait connaître à l'administration ses statuts et le nom de ses directeurs, et jouit en échange du droit d'ester en justice et de posséder les immeubles nécessaires à son but ; 3° la société reconnue d'utilité publique par un décret du Conseil d'État qui lui confère, avec la personnalité civile, le droit de recevoir des legs et d'être propriétaire sous la surveillance de l'administration. A chacun des trois degrés le droit de propriété est en raison inverse de la liberté. La loi traite sévèrement, comme une dérogation dangereuse au droit commun, la congrégation On la liberté de chacun des membres est restreinte par l'autorité du supérieur. Elle exige l'autorisation par une loi pour fonder une congrégation, par un décret pour chaque établissement nouveau. La congrégation est soumise à une surveillance, des déclarations, et des règles de comptabilité ; le gouvernement est armé du pouvoir de la dissoudre par un décret. Le conflit avec le clergé amenait ainsi le parti républicain à compléter, après vingt ans d'attente, l'ensemble des libertés politiques inscrites à son programme depuis l'Empire, en même temps qu'il lui donnait une arme pour soumettre ou pour détruire les congrégations. L'effet de la loi de 1901 dépendait de l'usage qu'on en ferait. La procédure d'exécution, dont la portée pratique serait décisive, devait être réglée par le Conseil d'État. Le pape, tout en protestant contre une loi de répression et d'exception contraire aux droits de l'Église et aux principes du droit naturel, permit aux congrégations de demander l'autorisation, à condition de ne promettre qu'une soumission conforme au caractère de chaque institution. C'était soustraire à l'autorité de l'évêque les congrégations approuvées par le Saint-Siège qui obéissaient directement à Rome (juillet). Cette restriction inquiéta le gouvernement ; il déclara (3 septembre) que l'État n'a pas à s'enquérir du régime intérieur des congrégations, et ne connaît dans un diocèse d'autre chef du culte que l'évêque. Le Conseil d'État régla la procédure des demandes d'autorisation de la façon la plus avantageuse aux congrégations. La demande, adressée au gouvernement, devait être transmise d'abord au conseil municipal pour donner son avis, puis successivement aux deux Chambres pour être acceptée ou rejetée. Même après le rejet par une des Chambres, la congrégation pouvait attendre le vote de l'autre avant de se dissoudre. Le gouvernement espérait éviter la résistance en bloc du clergé en opposant aux congrégations irréconciliables les congrégations dociles. Il pensait gagner les évêques, dont il raffermissait l'autorité menacée par les ordres religieux, et les curés, qu'il délivrait de la concurrence des chapelles où les religieux attiraient la clientèle la plus riche. On comptait alors 753 congrégations non autorisées, 147 d'hommes, 606 de femmes— ; 63 congrégations d'hommes demandèrent l'autorisation ; 84 ne la demandèrent pas, la compagnie de Jésus publia un manifeste contre la loi. Les deux tiers des congrégations de femmes demandèrent l'autorisation. Le délai étant expiré le 3 octobre, les congrégations en conflit firent semblant de se dissoudre. Le ministère ordonna aux évêques de n'employer aucun membre d'une congrégation dissoute que s'il était rentré dans son diocèse d'origine pour y vivre sous la juridiction unique de l'évêque, et jamais dans le lieu où avait existé sa congrégation. Les établissements non autorisés d'une congrégation autorisée (presque tous des écoles primaires) avaient pour la plupart demandé l'autorisation. Waldeck avait dit dans la discussion qu'il suffirait pour ouvrir une école nouvelle de faire la déclaration prescrite par la loi de 1886 sur l'enseignement. Un comité créé par l'opposition déclara que cette interprétation de Waldeck dispensait de demander l'autorisation et que les écoles ouvertes avant la loi étaient en règle. Beaucoup retirèrent alors leur demande ; d'autres, logées dans un bâtiment appartenant à un particulier, prétendirent ne pas être soumises à la loi de 1901 ; Waldeck leur enjoignit de demander l'autorisation (5 décembre) ; elles n'obéirent pas. Le gouvernement obtint du Conseil d'État un avis, qui leur donna tort ; mais il décida (31 janvier) que l'obligation ne s'appliquait qu'aux écoles ouvertes après la loi. La gauche s'inquiéta, et Brisson proposa une motion pour abroger la loi de 1850. L'application de la loi allait dépendre du résultat des élections. |