HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE II. — LA SCISSION ET LES LUTTES ENTRE LES RÉPUBLICAINS.

CHAPITRE III. — LA DISLOCATION DE LA MAJORITÉ RÉPUBLICAINE.

 

 

I. — CHUTE DU MINISTÈRE FERRY ET PREMIER ESSAI DE CONCENTRATION RÉPUBLICAINE.

LES oppositions de droite et de gauche, en désaccord sur toutes les solutions positives, réunissaient souvent leurs votes contre le ministère, surtout contre les expéditions coloniales. Deux demandes de crédit pour le Tonkin (nov. 1884) rencontrèrent, l'une 166, l'autre 179 opposants ; l'ordre du jour affirmant la résolution de faire exécuter le traité de Tien-Tsin ne fut voté que par 302 voix contre 185 (Voir livre III, chapitre III).

Cette politique, qui devait aboutir à donner à la France le deuxième empire colonial du inonde, n'était pas populaire. Les dépenses des opérations militaires détruisaient l'équilibre du budget, déjà mis en déficit par la crise, sans aucun avantage économique appréciable, car les acquisitions lointaines n'ouvraient pas au commerce français les débouchés que Jules Ferry promettait pour justifier sa politique. On n'avait pas encore créé une armée coloniale recrutée de volontaires, et le gouvernement, employant à une guerre de conquête les forces organisées pour la défense du territoire français, ne s'était pas fait scrupule d'envoyer en Indo-Chine des régiments recrutés par le service obligatoire. Les jeunes soldats tués ou morts de maladie, ceux qui rentraient épuisés par le climat, augmentaient l'impopularité de l'expédition du Tonkin. Les radicaux, personnellement irrités par le ton agressif de J. Ferry, lui reprochaient d'avoir engagé le pays dans une guerre sans le consentement des Chambres, en ordonnant des opérations dont il avait dissimulé la gravité. A Paris on le surnomma le Tonkinois.

Au moment où la conquête du Tonkin s'achevait, un incident fournit à l'opposition l'occasion imprévue d'une victoire sur le ministère. Le général de Négrier télégraphia qu'une offensive ennemie l'avait forcé à battre en retraite ; interpellé par un radical, le ministère n'obtint (28 mars), pour repousser l'ordre du jour réclamant une politique plus claire et plus prévoyante, que 246 voix contre 217. Il se résigna à l'ordre du jour pur et simple, qui ne fut voté que par 259 voix contre 209 — la majorité ministérielle se trouvait diminuée par le départ de 28 députés élus sénateurs et non remplacés —. Le 29 mars, une dépêche désespérée du général en chef (envoyée le 28) annonçait que Négrier blessé avait évacué Lang-son et que, devant la grande supériorité numérique des Chinois, l'armée française reculait. Quoi qu'il arrive, j'espère pouvoir défendre tout le Delta. La dépêche se terminait par une demande de renforts.

On eut à Paris l'impression que le Tonkin était perdu. La désapprobation fut si brusque et si générale, que les deux groupes de la majorité abandonnèrent le ministère ; ils envoyèrent prier J. Ferry de donner sa démission avant la séance. Ferry offrit de la donner après avoir fait voter le crédit. A la Chambre, les adversaires du ministère, Clémenceau de l'extrême gauche, Ribot du centre gauche, lui reprochèrent d'avoir trompé le pays pour l'engager dans une conquête qui aboutissait à un désastre. Ferry se borna à demander la priorité pour le vote du crédit. Clémenceau déclara qu'un républicain ne pouvait négocier avec ces ministres : ils n'étaient plus que des accusés de haute trahison. La priorité fut rejetée par 306 voix, dont 220 républicains, contre 149 (30 mars). Les opposants demandèrent, la mise en accusation des ministres ; elle l'ut rejetée par 287 voix contre 152.

Le ministère Ferry avait duré deux ans et deux mois. Sa chute ouvrit une période d'instabilité ministérielle. Il ne restait plus de majorité. Grévy s'adressa au président de la Chambre Brisson, un radical, qui refusa, puis à de Freycinet, enfin à Constans : tous deux échouèrent (1-5 avril). On apprit alors que la Chine acceptait ln paix et renonçait au Tonkin. Brisson se décida à former un cabinet. En combinant 3 radicaux modérés avec des républicains gouvernementaux qui (sauf deux) venaient de voter contre Ferry, il fit un ministère d'attente sans programme de réformes, destiné seulement à franchir les élections de 1885 et le renouvellement de la Présidence (6 avril). Il voulait mettre fin à la lutte contre l'extrême gauche, et coaliser tous les partis républicains contre les conservateurs. La déclaration ministérielle résuma cette tactique nouvelle dans les formules ministère de conciliation et d'union (entre républicains), concentration libre et naturelle des forces républicaines. Ce fut le début de la politique de concentration républicaine.

L'absence de majorité à la Chambre apparut aussitôt. Floquet, de la gauche radicale, fut élu président de la Chambre au 3e tour par 179 voix, contre 175 à Fallières, de l'Union républicaine. La commission du budget élut président Rouvier, de l'ancienne majorité. Le ministre de l'Intérieur Allain-Targé changea quelques préfets pour satisfaire les radicaux. Il interdit le drapeau rouge hors du Père Lachaise à l'anniversaire du Mur des fédérés, il le permit aux funérailles d'un membre de la Commune à condition qu'il portât une inscription : il fut interpellé par un radical pour avoir violé la liberté de la rue, et attaqué par un modéré pour avoir laissé insulter le drapeau national.

Le ministère se borna à liquider les affaires en cours, les crédits pour le Tonkin et Madagascar, le traité avec la Chine, la loi sur les récidivistes, le budget pour 1886, qui fut voté en équilibre, niais avec un budget extraordinaire de 163 millions.

Le scrutin de liste par département pour l'élection des députés, accepté par tous les groupes de la majorité, fut voté sans résistance à la Chambre par 312 voix contre 199 (24 mars) : chaque département devait avoir un nombre de députés proportionnel à sa population (1 par 70.000 âmes). Ce n'était pas le retour au régime de 1848 et de 1871 ; on maintenait, à défaut de majorité absolue, le 2e tour de scrutin (improprement appelé ballottage). Le Sénat se borna à faire défalquer les étrangers du chiffre de la population du département, ce qui réduisit le nombre des députés à 584 (au lieu de 596).

 

II. — LES ÉLECTIONS DE 1885.

LES dernières discussions à la Chambre permirent aux chefs de partis de prononcer des discours en vue des élections. Les conservateurs attaquèrent les finances républicaines, qu'ils résumaient ainsi : une dette perpétuelle de 20 milliards, une dette amortissable de 6 milliards, une dette flottante de 1.100 millions. Le ministre des Finances Carnot rejeta la responsabilité de ces charges sur l'Empire. J. Ferry défendit la politique d'expansion coloniale par la nécessité de suivre le mouvement des autres puissances.

Il faut à une nation connue la France d'autres horizons et un autre idéal qu'à la libre Belgique ou à la Suisse républicaine. La France ne veut pas être seulement un pays libre, mais un grand pays, qui répand, partout où il peut les porter, ses mœurs, sa langue, ses armes, son drapeau, son génie.

Clémenceau répliqua : La République, c'est la paix. Brisson donna une formule intermédiaire : Ni politique d'abandon, ni politique d'aventures.

Les républicains essayèrent d'abord de préparer les élections. Un comité de 50 délégués des groupes des deux Chambres fut formé pour rédiger un appel aux électeurs, mais il se dispersa sans avoir pu s'entendre. Il n'y eut aucune action commune ; dans chaque département se formèrent des comités qui dressèrent la liste des candidats et rédigèrent le programme. Dans les départements où l'on savait les conservateurs puissants, les républicains de toutes nuances s'unirent sur une liste unique où l'on fit place à quelques radicaux. Partout où les républicains avaient une majorité assurée, ils se divisèrent, et d'ordinaire présentèrent deux listes, une liste républicaine modérée, une radicale.

Les modérés ne publièrent aucun manifeste commun, mais leur programme parut contenu dans les discours de J. Ferry et son programme des Vosges. La politique coloniale ne s'y présentait plus sous forme d'une expansion indéfinie, elle devait se limiter à l'organisation et l'exploitation des colonies. En politique intérieure,

Il fallait faire un choix entre les nombreuses réformes, écarter celles qui compromettraient la stabilité républicaine et dépasseraient la moyenne des vœux et des opinions du pays, la révision, la séparation de l'Eglise, l'élection des juges, l'impôt progressif sur le revenu, la théorie dissolvante de l'autonomie communale. On pouvait simplifier les circonscriptions administratives, augmenter la compétence des juges de paix, étendre le jury à la correctionnelle, réduire les frais de justice, supprimer le budget extraordinaire. On pouvait, pour intéresser la démocratie, améliorer la condition des ouvriers par des lois sur la responsabilité des accidents et les logements insalubres, et par la création d'un enseignement manuel ; et aider l'agriculture par le crédit agricole, un code rural, des Chambres d'agriculture.

Un manifeste radical, rédigé sous la direction de Clémenceau au Grand Orient (surnommé programme de la rue Cadet), fut signé de 80 députés sortants, de la gauche radicale et de l'extrême gauche.

Il reproche à Ferry sa politique extérieure renouvelée de l'Empire. Le pays est las de ces guerres de conquête. Il attaque la vieille organisation monarchique de nos impôts et de notre bureaucratie... Il faut réformer le système suranné de nos impositions, légères aux riches, lourdes aux pauvres, et réviser les conventions de chemins de fer qui ont livré à l'oligarchie financière... les routes du commerce et les tarifs des transports. Il faut faire la guerre au cléricalisme, assurer par la séparation de l'Église et de l'État la liberté de conscience et le caractère laïque des sociétés modernes. Il reste tant à faire pour introduire les principes de la Révolution française dans l'état de choses que nous a légué la monarchie. L'œuvre des emités et des électeurs doit être de dresser les cahiers de 1885, en adoptant un minimum de points communs... un programme d'action destiné à être réalisé sans ajournement.... 1° Condamnation de la politique d'aventures et de conquêtes ; 2° Réforme de la Constitution, souveraineté absolue du suffrage universel ; 3° Impôt sur le revenu, révision des conventions ; 4° Séparation de l'Église et de l'État ; 5° Réduction du service militaire (à trois ans), suppression de l'exemption des ecclésiastiques ; 6° Lois de protection et d'émancipation du travail.

A Paris, deux comités présentèrent deux autres programmes différents en sens opposé. Le Comité central de l'alliance républicaine des comités radicaux et progressistes, conciliant envers les modérés, exhortait à faire taire les rancunes... pour travailler à la concentration des forces républicaines et à écarter les questions qui ne peuvent être abordées pendant la durée du mandat. Il s'agissait de constituer une majorité homogène et un gouvernement stable.

Le programme comprenait : Séparation de l'Église, mais après des mesures préparatoires, suppression de l'exemption des séminaristes, sécularisation de tous les services publics, retour à la nation des biens de mainmorte, — service de trois ans, armée coloniale, — organisation des colonies dans l'intérêt de l'industrie et du commerce, — répartition plus équitable de l'impôt, réforme du cadastre, élude de l'impôt sur le revenu, — réforme des frais de justice, extension de la compétence du jury et de la justice de paix. — Suit une liste de menues réformes économiques et d'enseignement et, sous la rubrique Questions sociales, la liberté d'association, l'admission des syndicats aux travaux publics, des lois sur les invalides du travail, les accidents, les secours mutuels, les logements insalubres, les Monts de piété.

Sur ce programme transactionnel se groupait une liste allant du centre gauche (Passy) à la gauche radicale (Floquet).

Le Comité central des groupes républicains radicaux socialistes présenta un programme discuté et voté, disait-il, dans les réunions de mars à juin, destiné à restituer au peuple l'exercice normal et direct de ses droits, et divisé, à l'exemple des programmes socialistes, en deux parties. La partie politique exigeait un bouleversement radical.

Révision de la Constitution par une assemblée élue exprès ; abolition du Sénat, de la Présidence et des ministres, assemblée unique nommant les fonctionnaires exécutifs. Vote de la nation sur les questions constitutionnelles et la guerre. Autonomie communale. Responsabilité pécuniaire des fonctionnaires. Juges élus ; abolition de l'instruction secrète, réparation pécuniaire aux victimes des erreurs judiciaires, application aux étrangers du droit commun. Révision des codes pour établir l'égalité. Service militaire égal, l'armée réservée à la défense du pays. Égalité d'instruction. Interdiction du cumul, rétribution des fonctions électives. Droit du suffrage universel a révoquer les élus. La Constitution sous la sauvegarde de la nation armée.

La partie économique consistait en fragments du programme socialiste.

Impôt progressif sur le revenu, le capital, les successions. Abolition de l'héritage collatéral. Suppression de la dette publique. Révision de tous les contrats sur la propriété publique (mines, chemins de fer). Extension à toutes les entreprises du régime des délégués des mineurs. Maximum légal de la journée de travail. Interdiction du livret, des retenues et des amendes. Crédit aux travailleurs. Caisse nationale pour les victimes du travail. Réforme du travail pénitentiaire. Obligation d'assurer l'existence des citoyens incapables de travail.

A l'aile droite du parti républicain, une fraction du centre gauche se détacha, forma un Comité républicain libéral, et fit une liste à part dans 4 départements avec un manifeste rédigé par Léon Say. Il reprochait aux deux grands partis de mener à l'anarchie, l'opportunisme par ses faiblesses et ses compromissions, le radicalisme par ses illusions dangereuses. Il attaquait la politique financière de la majorité. La république des opportunistes est le gaspillage et le déficit en permanence.

Les conservateurs, unis sur une politique négative, adoptèrent un programme signé des 76 députés des droites sortants. C'était une protestation contre la politique du parti républicain, ainsi résumée : Déficit, violences, guerre, persécution religieuse, liberté des pères de famille compromise, parlement volontairement trompé. Rien sur la forme du gouvernement. Le Comité central monarchiste lui-même ne parlait que d'unir tous les conservateurs pour remettre la France dans des mains habiles et honnêtes. Sauf dans deux départements, les partis monarchistes présentèrent une liste unique d'opposition conservatrice.

L'archevêque d'Alger Lavigerie essaya de susciter des candidats catholiques qui déclareraient accepter la République pour combattre la persécution. Mais la plupart des évêques restèrent fidèles aux royalistes et, malgré la circulaire du ministre qui recommandait au clergé de rester neutre, les curés firent voter pour la liste conservatrice.

La campagne électorale de 1885 consista surtout en critiques. Les républicains accusèrent les conservateurs de ne pas oser montrer leur drapeau. Les conservateurs imputèrent aux républicains le déficit, le Tonkin, la persécution religieuse. Les radicaux reprochèrent aux opportunistes la politique coloniale et l'abandon du programme républicain.

Les électeurs conservateurs, découragés en 1881 par la désorganisation du parti, se ranimèrent : le nombre des abstentions diminua de 650.000. Le total des voix conservatrices, tombé à 1.789.000, se releva presque au même chiffre qu'en 1877 (3.541.000 au lieu de 3.577.000). Le scrutin de liste se montra naturellement favorable aux conservateurs (comme en 1848, en 1849, en 1871). Au premier tour (4 octobre), il passa 176 conservateurs et seulement 127 républicains. Les conservateurs gagnaient la majorité dans 13 départements : ils l'avaient dans 26, les républicains dans 56 ; mais la division des voix républicaines entre la liste modérée et la liste radicale avait empêché une majorité absolue pour près de la moitié des autres sièges.

Ce vote fut une surprise : depuis 1881 on ne croyait plus le parti conservateur si nombreux. Il montrait seulement que dans les deux camps le nombre des électeurs variait peu. L'élection de 1881 n'avait été qu'une dépression passagère, car, au bout de huit ans, les totaux de 1885 reproduisaient à peu près ceux de 1871, avec une légère diminution (40.000 voix à gauche, 38.000 à droite) provenant de ce qu'on avait un peu moins voté qu'au scrutin uninominal. La permanence des forces des deux partis apparaissait mieux encore dans la distribution géographique des voix, accentuée par le scrutin de liste. Les conservateurs continuaient à dominer dans le Nord, l'Ouest et la région montagneuse au sud du Massif central ; ils n'avaient échoué que dans la Somme, Ille-et-Vilaine (avec un léger écart de voix), et dans la Gironde à cause de Bordeaux. L'Est, le Centre et le Sud restaient républicains. Les radicaux avaient la majorité à Paris, dans le Sud-est et quelques régions industrielles.

L'émotion fut si vive parmi les républicains que leurs journaux et leurs comités déclarèrent nécessaire l'union de tous les républicains contre les adversaires de la République ; reprenant la tradition du parti, ils engagèrent les électeurs à suivre la discipline républicaine, en votant tous au second tour pour une même liste. Quelques comités modérés proposèrent de dresser une liste mixte en prenant sur la liste de chaque fraction républicaine un nombre de noms proportionnel à son chiffre de voix du premier tour. Mais Clémenceau fit maintenir à Paris la règle traditionnelle établie pour le scrutin uninominal (le seul qui eût jamais fonctionné avec un second tour). La liste du second tour fut donc formée des candidats qui avaient eu la majorité relative au premier tour : on les appelait les candidats du suffrage universel. Cette règle, facile à appliquer, fut adoptée dans toute la France.

La discipline républicaine du second tour, consolidée par le retour offensif des royalistes, allait, pendant plus de vingt ans (jusqu'à la dissolution du parti conservateur), devenir une des pratiques caractéristiques de la vie politique française. Elle permet aux électeurs de se débarrasser facilement d'un député devenu impopulaire ; il suffit de lui opposer au premier tour un candidat républicain de nuance plus avancée qui rallie tous les mécontents. Dès que le nouveau-venu obtient une majorité relative, le député sortant est obligé de se retirer ; et ses électeurs au second tour aident son concurrent à réunir la majorité absolue contre le conservateur. Cette pratique active le renouvellement du personnel électif et facilite la formation de nouveaux groupes avancés. Jointe à l'usage d'élire sénateurs les députés anciens, elle a produit un changement rapide de la Chambre et une évolution continue de la majorité vers la gauche. Dans tous les pays anglais, au contraire, où l'élection se fait à la majorité relative, le danger de laisser passer l'adversaire de droite empêche les électeurs de gauche de présenter un nouveau candidat et les oblige à supporter l'ancien député du centre : ce régime perpétue le vieux personnel électif.

En 1885, la discipline républicaine, observée presque partout, donna au parti républicain une majorité plus forte encore qu'en 1877 : avec les colonies, 383 républicains (dont 223 sortants) contre 201 conservateurs. Mais elle changea les proportions des groupes républicains, fit disparaître le centre gauche, força une partie des membres de l'ancienne majorité à se retirer au second tour, et renforça le parti radical.

 

III. — LES MINISTÈRES DE TRANSACTION ET LES DÉBUTS DU GÉNÉRAL BOULANGER.

LA majorité du ministère Ferry était détruite. Ce fut la fin de l'essai (déjà avorté en 1873) du gouvernement par la conjonction des centres, faisant front à la fois contre la droite et la gauche.

Les radicaux de Paris essayèrent de prendre la direction de la majorité. A l'ouverture de la Chambre (10 novembre), ils convoquèrent au Grand Orient des réunions plénières de gauche pour rédiger le programme du parti républicain. Mais on se divisa sur le choix du bureau provisoire de la Chambre : Floquet, le radical, fut élu président sans concurrent ; Spuller, l'ami de Gambetta, candidat des modérés à la vice-présidence, fut battu par les voix des radicaux et de la droite. Les modérés mécontents cessèrent d'aller aux séances 'le la réunion plénière.

Les radicaux demandèrent à la Chambre la mise en accusation de Ferry. Brisson la repoussa, et demanda un crédit de 80 millions pour le Tonkin. Dans la commission, 7 membres seulement sur 33 acceptèrent ce chiffre ; la majorité désirait l'évacuation graduelle du Tonkin. Après avoir entendu le général en chef, elle proposa un crédit de provision pour l'entretien des troupes. La décision dépendait d'une question de priorité. Les modérés partisans des crédits profitèrent du sentiment républicain pour faire discuter d'abord les élections contestées ; la Chambre, se fondant sur la pression du clergé, invalida 22 élus conservateurs (dans 4 départements) ; 6 sièges de Paris étaient vacants par l'option pour la province des élus, tous radicaux. La minorité hostile fut ainsi diminuée de 28 voix. Le crédit fut voté à 4 voix de majorité (274 contre 270), dont 176 conservateurs (24 décembre).

Les pouvoirs de Grévy, élu en 4879, allaient expirer ; il fallut réunir un Congrès pour l'élection. Le Congrès, après un tumulte provoqué par la droite, réélut Grévy Président de la République par 437 voix sur 589 votants (28 décembre). Le ministère Brisson, ayant achevé son œuvre, se retira.

La Chambre, divisée en trois minorités, ne fournissait aucune majorité pour soutenir un cabinet ou appliquer un programme. Un ministère ne pouvait subsister qu'en équilibre instable avec une politique d'attente, par la tolérance d'une des trois minorités. Freycinet, appelé au pouvoir par la préférence personnelle de Grévy, forma (7 janvier 1886), en conservant 5 membres du précédent cabinet, un ministère de replâtrage. Il y entra 4 membres de l'ancienne majorité, 2 radicaux très modérés, 2 membres de l'extrême gauche (pour la première fois représentée dans le gouvernement), et, pour ministre de la Guerre, le général Boulanger, directeur de l'infanterie, recommandé par Clémenceau. Une longue déclaration lue aux Chambres fit appel à toutes les fractions de la majorité républicaine, et promit une marche mesurée, prudente, mais continue vers les réformes. Ces deux phrases étaient destinées à satisfaire les radicaux. Pas d'autre programme que la réduction des dépenses et la loi sur l'enseignement, acceptées par tous les républicains. La déclaration blâmait l'intervention abusive des évêques et des piètres dans les luttes électorales, avec une allusion au difficile problème de la séparation de l'Église et de l'État. Elle blâmait les expéditions lointaines, source de sacrifices dont la compensation n'apparaît pas toujours nettement.

A la Chambre les groupes se reconstituèrent. Clémenceau commença par former une extrême gauche de 60 membres environ. Après le refus de l'amnistie pour les anarchistes, il s'en détacha une dizaine de députés qui eurent pour organe l'Intransigeant de Rochefort. La gauche radicale réunit environ 40 membres. — Les deux groupes de l'ancienne majorité se fondirent en une Union des gauches qui s'éleva à 200 membres environ. Il resta environ 80 députés républicains en dehors des organisations. Les deux groupes conservateurs, la droite (royaliste) et l'Appel au peuple (impérialiste), en gardant leur autonomie, fondèrent une Union des droites qui donna à l'opposition conservatrice une direction unique. La tentative faite par le comte de Mun pour créer un parti catholique avec un programme exclusivement religieux échoua et fut désapprouvée par le pape.

Le ministère fit rejeter l'amnistie demandée par l'extrême gauche pour tous les condamnés politiques depuis 1870 (que Grévy venait de gracier). Mais il donna aux radicaux quelques satisfactions de forme. Le général Boulanger renvoya des environs de Paris les régiments de cavalerie dont les officiers manifestaient des opinions royalistes. A la plainte d'un député conservateur il répondit qu'il avait voulu assurer le respect des institutions républicaines, et écarter de l'armée les coteries qui croient de bon ton de l'aire de l'opposition à la République. Il lut la circulaire qu'il venait d'adresser aux commandants de corps :

L'armée a le devoir strict de rester en dehors de la politique, mais on a réservé jusqu'à ce jour le reproche de faire de la politique aux officiers qui ne craignaient pas d'affirmer leurs sympathies pour l'ordre de choses établi ; on ne Fa jamais adressé à ceux qui faisaient parade de sentiments hostiles. Les chefs ont le devoir de faire cesser cette équivoque, et d'exiger en toute occasion une attitude digne et respectueuse.

Il obtint un ordre du jour d'approbation et de confiance en son énergie et son dévouement à la République, par 357 voix contre 174.

Une grande grève de mineurs à Decazeville, commencée dramatiquement par le massacre d'un ingénieur (26 janvier 1886), prit une importance politique quand deux députés socialistes et deux journalistes délégués par le parti ouvrier, inaugurant une méthode nouvelle, vinrent en personne encourager les grévistes. Le ministère envoya des troupes et fit arrêter les journalistes. Ce fut l'occasion de la première interpellation socialiste : elle rallia 92 voix de gauche contre l'ordre du jour de confiance au ministère voté par 419 voix (10 avril).

Le conflit avec le clergé s'aggravait. L'archevêque de Paris publiait sous forme de lettre au Président de la République une protestation (approuvée par 68 évêques) contre les suspensions de traitement des curés frappés pour pression électorale et contre les enterrements civils.

Si la République continue... elle peut faire beaucoup de mal à la religion ; elle ne parviendra pas à la tuer. L'Église... assistera aux funérailles de ceux qui se flattent de l'anéantir.

Le comte de Paris ayant donné, dans son hôtel de Paris, à l'occasion du mariage de sa fille avec le prince héritier de Portugal, une réception solennelle (14 mai), les journaux conservateurs en parlèrent de façon à donner l'impression que le chef de la maison de France venait de faire acte de prétendant.

Le ministère avait le 4 mars fait rejeter l'expulsion des princes demandée par quelques députés, en se déclarant suffisamment armé. Il jugea nécessaire cette fois, pour éviter l'expulsion dont Grévy ne voulait pas prendre la responsabilité, de proposer à la Chambre une mesure d'apparence sévère (27 mai) : ce fut un projet de loi qui autorisait le gouvernement à interdire le séjour en France aux membres des anciennes familles régnantes. Mais la commission, divisée en deux partis presque égaux, l'un hostile à toute expulsion, l'autre favorable à l'expulsion générale, se rallia à un contreprojet qui interdisait la France aux chefs des deux familles royale et impériale, et laissait au gouvernement le pouvoir d'expulser les autres membres. Le ministère, pour éviter l'expulsion de tous les princes, soutint le contre-projet ; il passa à la Chambre par 315 voix contre 232, au Sénat par 137 contre 122.

Cette loi (du 22 juin) interdisait aux princes toute fonction et tout mandat électif ; le duc d'Aumale et le comte de Chartres furent donc rayés de l'armée. Boulanger interpellé répondit que le gradé a la propriété de son grade, mais à condition de l'avoir obtenu conformément à la loi ; or le duc d'Aumale avait été fait sous-lieutenant à quinze ans et lieutenant général à vingt et un. La Chambre vota l'affichage de son discours et un ordre du jour de confiance.

A la revue du 14 juillet au bois de Boulogne, Boulanger, monté sur son cheval noir, fut acclamé par la foule parisienne. La chanson de café-concert : En revenant de la revue, dont un couplet mentionnait incidemment le brave général Boulanger, devint le chant du nouveau parti boulangiste. Les conservateurs se vengèrent en publiant des lettres de Boulanger, alors colonel, au duc d'Aumale, où il l'appelait Altesse royale, et lui faisait des protestations de dévouement personnel ; on remarqua la phrase : Béni serait le jour qui me ramènerait sous vos ordres. Boulanger nia l'authenticité de ces lettres, mais fut ensuite obligé de la reconnaître.

Les élections des conseillers généraux (1er août) montrèrent pour la première fois un arrêt dans l'accroissement du nombre des élus républicains. Les conservateurs gagnaient 17 sièges et la majorité dans 2 conseils.

Un député impérialiste, Raoul Duval, essaya de détacher du parti conservateur une droite républicaineindépendante de tous les partis extrêmes, de gauche parce que nous sommes Droite, et des monarchistes irréconciliables parce que nous nous posons sur le terrain de la République. L'ami de Gambetta Spuller salua de ses vœux cette tentative ; l'un des principaux collaborateurs de Gambetta, Waldeck-Rousseau, parlant dans son département (Ille-et-Vilaine), expliqua le succès des conservateurs en 1885 par le fait que tous ceux qui ne vivent. pas de la politique... ont trouvé que la dernière législature avait fait une part trop exclusive aux agitations de la politique spéculative et mesuré la place... aux préoccupations économiques, aux réformes pratiques. C'était l'impression d'hommes qui, jugeant l'opinion française d'après les régions où le sentiment politique est faible, ne tenaient pas compte des passions politiques, très vives dans la plus grande partie de la France. Le nouveau groupe de la droite républicaine resta très faible, et disparut dans la crise de 1889.

Le ministre des finances Carnot, en l'ace d'une insuffisance de 206 millions résultant des moins-values (37 millions) et des dépenses extraordinaires (163), avait renoncé aux réformes et travaillait à présenter un budget sincère : il voulait supprimer le budget extraordinaire, qui dissimulait les dépenses. Il proposa de rembourser toute la dette flottante — 466 millions d'obligations sexennaires, 152 d'obligations à court terme, 105 d'armements, 750 pris à la Caisse des dépôts et consignations —, en émettant 1.466 millions en 3 p. 100 perpétuel. La Chambre ne permit qu'une émission de 500 millions (à 79 fr. 80) ; elle fut couverte 21 fois, ce qui prouvait à la fois le crédit de l'État et la surabondance des capitaux sans emploi. La commission du budget, en majorité hostile aux projets, refusa le remboursement des obligations sexennaires, l'élévation de la taxe sur l'alcool, la suppression du budget extraordinaire. Elle voulait couvrir le déficit (ramené à 153 millions) par un impôt sur le revenu. de nouvelles économies, et l'extension de l'impôt sur l'alcool aux bouilleurs de cru — c'est-à-dire aux propriétaires qui l'ont distiller eux-mêmes les fruits de leur récolte.

Le ministère ne durait que par la tolérance des radicaux ; il fut ébranlé par une interpellation sur l'emploi des troupes dans la grève de Vierzon (18 octobre), où il ne put obtenir Ill] ordre du jour de confiance, l'ordre du jour pur et simple ayant été voté sans scrutin par les deux partis extrêmes ; quatre ministres voulurent démissionner ; Grévy les retint.

La réforme de l'instruction primaire, commencée en 1880, arrêtée par la résistance du Sénat, fut enfin achevée par la loi du 30 octobre 1886. La nouvelle majorité du Sénat avait accepté (par 166 voix contre 99) le principe que dans les écoles publiques le personnel enseignant doit être laïque ; J. Simon l'avait combattu en appelant la neutralité un mythe ; il reprochait à l'État de dépouiller les communes et de mettre la main sur les consciences. Un amendement qui eût laissé au conseil municipal le pouvoir de nommer des congréganistes n'avait été rejeté qu'à 3 voix. La loi, en interdisant les nominations de congréganistes à l'avenir, n'opérait la laïcisation des écoles publiques que graduellement, dans un délai de cinq ans pour les écoles de garçons, à mesure des extinctions dans les écoles de filles (il subsistait encore des écoles publiques de sœurs en 1914).

Le conflit sur le budget éclata à propos des économies sur le personnel, quand la Chambre rejeta le crédit pour les sous-préfets, à 262 voix contre 249, par une coalition de la droite et de la gauche (3 décembre). Le ministère se retira malgré les instances de Grévy.

Après le refus de Floquet, on se décida à replâtrer le ministère. Un des ministres, Goblet, resté en dehors des groupes, mais accepté par les radicaux comme un homme à principes, austère, indépendant et mal vu des opportunistes, forma un cabinet (14 décembre) où entraient 8 des anciens ministres, parmi lesquels Boulanger ; on le surnomma un ministère Freycinet sans Freycinet.

La déclaration ne promit qu'une politique d'attente. La situation faite par les élections de 1885 ne nous permet pas de grandes ambitions : il ne s'agissait que d'établir un budget sincère et de simplifier notre organisation administrative.

Le Sénat rétablit le crédit pour les sous-préfets. Le ministère proposa à la Chambre de mettre le budget en équilibre par un emprunt et par la réduction de l'amortissement ; Goblet offrit de supprimer 60 sous-préfets. La Chambre refusa l'emprunt et invita le gouvernement à présenter un projet d'impôt sur le revenu ; mais on finit par s'accorder sur des expédients (obligations sexennaires, surévaluation du rendement du droit sur les sucres), qui laissaient un léger déficit.

Une campagne protectionniste, commencée sous le ministère Ferry par le ministre de l'Agriculture Méline, était menée aux frais de la coalition des industriels du Nord, de Normandie et des Vosges, contre le sentiment de la majorité républicaine restée fidèle au libre-échange. Elle avait réussi. en invoquant les intérêts des paysans, à ébranler les députés républicains des régions agricoles et à l'aire voter un droit d'entrée de 3 francs par 100 kilos sur les blés. Elle eut un nouveau succès en obtenant (par 302 voix contre 233) l'élévation du droit sur les blés à 5 francs, du droit sur le bétail à 38 francs par bœuf. Les partisans de la liberté du commerce, opposant aux protectionnistes le reproche traditionnel de rendre le pain cher. Ils firent voter un amendement qui donnait au ministère le droit de suspendre la taxe quand le prix du pain dépasserait un certain chiffre.

Une agitation nationale belliqueuse était menée par Déroulède, auteur de poèmes patriotiques, devenu en 1885 président de la Ligue des patriotes (fondée en 1889 par des républicains). La Ligue inscrivait, au-dessous de sa devise France quand même, les dates 1870-18... Le chiffre laissé en blanc annonçait une guerre de revanche prochaine. Déroulède, en 1886, allait en Russie tâcher de décider l'opinion russe à une alliance contre l'Allemagne. Tandis que Goblet, recevant la députation des agents de change, déclarait le gouvernement décidé à la paix, Boulanger, devenu le plus populaire des ministres, exigeait un crédit supplémentaire pour le matériel de guerre et faisait établir des baraquements près de la frontière pour loger de nouvelles troupes. Ses partisans le félicitaient d'avoir créé un service de contrôle, amélioré la nourriture et l'hygiène des troupes, permis aux soldats de porter la barbe, changé le système de proposition pour l'avancement des officiers ; les plus ardents l'appelaient le général de la Revanche. Le gouvernement allemand tira parti de cette excitation pour dissoudre le Reichstag qui lui refusait des crédits militaires et faire entrevoir à l'Allemagne le risque d'une guerre. La Bourse de Paris, effrayée par un article d'un journal officieux de Berlin, fut prise d'une panique qui en un jour (1er février 1887) fit baisser la rente de 2 fr. 50.

L'alarme fut vive à la nouvelle qu'un commissaire de police français avait été arrêté par des agents allemands en territoire français (21 avril) (Voir livre III, chap. I). Le personnel politique, comme la masse des électeurs, désirait la paix ; Boulanger lui semblait exposer la France à une guerre. La majorité des républicains s'inquiétait de ses allures et le soupçonnait d'aspirer au pouvoir personnel. La droite lui gardait rancune pour sa conduite envers le duc d'Aumale. On profita, pour se débarrasser de lui, du conflit entre le gouvernement et la commission du budget qui déclarait les économies insuffisantes. Les conservateurs et la moitié des modérés (110) volèrent l'invitation à proposer de nouvelles économies, par 275 voix contre 257 ; le ministère tomba.

 

IV. — L'ESSAI DE LA POLITIQUE D'APAISEMENT.

GRÉVY, revenant toujours à Freycinet, le chargea de former un cabinet de conciliation. Mais l'Union des gauches refusa de laisser Boulanger au gouvernement, et les radicaux ne voulurent d'aucun ministère sans Boulanger. Le peuple de Paris saura imposer sa volonté, disait un journal radical. Grévy s'adressa à un modéré, Duclerc, puis à un radical, Floquet, après quoi il revint à Freycinet avec Boulanger ; les présidents des trois groupes républicains du Sénat vinrent lui déclarer que la majorité sénatoriale ne soutiendrait aucun ministère où Boulanger entrerait.

Alors se manifesta dans les sentiments du personnel parlementaire un changement qui le préparait à essayer une politique nouvelle. Les conservateurs n'espéraient plus restaurer prochainement la monarchie ; ils craignaient pour l'ordre social et l'Église catholique le gouvernement des radicaux, ils préféraient laisser au pouvoir les républicains modérés. Le bureau de l'Union des Droites, après la chute du ministère, formula (20 mai) les principes... de la minorité conservatrice.

1° Ne faire aucune opposition systématique ; 2° seconder toutes les mesures conservatrices et libérales ; 3° combattre toutes les mesures antireligieuses et antisociales ; 40 maintenir leur programme financier : pas d'emprunts, pas d'impôts, des économies.

Les républicains modérés, ayant réalisé leur programme, devenaient des républicains conservateurs, prêts à accepter l'aide des anciens conservateurs contre les projets dangereux et les attaques de l'extrême gauche. Leurs chefs avaient approuvé la formation d'une droite républicaine ; dès 1886 Ferry disait dans les Vosges : Il faut à une république bien constituée un parti conservateur. Tempérer une démocratie, la modérer, la contenir, c'est un noble rôle ; il désirait ouvrir la république aux conservateurs qui y entreraient sans chercher à la détruire. Goblet venait de dire (30 mars) : Il peut se former une majorité de gauche à laquelle je verrais avec satisfaction se mêler un certain nombre de membres de la droite.

Le président de l'Union des droites, de Mackau, ancien député officiel de l'Empire, fit à Grévy (24 mai) une visite préparée par un orléaniste libéral. Antonin Lefèvre-Pontalis, lui exposa le programme des droites et offrit de ne pas combattre un ministère modéré. Il déclara dans une seconde entrevue exiger, non pas des engagements, mais d'autres procédés. — Ces négociations furent racontées en 1893 par l'organe royaliste le Gaulois. — Le président de la commission  du budget, Bouvier, ancien ministre de Gambetta, un financier qui passait pour avoir de bonnes relations avec la haute banque, fut chargé de former un cabinet. Les radicaux notables refusèrent d'y entrer : ce fut un ministère de l'Union des gauches, coloré par cieux radicaux. Du précédent cabinet il ne resta que le ministre des Affaires étrangères ; un général remplaça Boulanger.

Le ministère s'appuyait sur le plus nombreux des groupes républicains ; il lui suffisait, pour avoir la majorité, de la neutralité de la droite. Les conservateurs ne lui demandaient pas une part du pouvoir, ils ne posaient que des conditions négatives : apaisement de la lutte contre le clergé — ce qui voulait dire : ne pas laïciser les écoles congréganistes, ne pas inquiéter les congrégations non autorisées —, un budget d'économie sans charges nouvelles, ce qui obligeait à renoncer aux grands travaux publics. Ainsi commença la politique d'apaisement, origine d'un classement nouveau des partis qui a duré un quart de siècle. Un partisan de Ferry (A. Lebon) écrivait : C'est la crise la plus considérable depuis le 16 mai.

Désormais les républicains vont se partager entre deux politiques opposées exprimées par deux formules : apaisement, c'est la conciliation avec les conservateurs catholiques ; la concentration républicaine, c'est l'entente avec l'extrême gauche radicale (plus tard socialiste). C'est moins une opposition entre deux programmes qu'une rivalité entre deux personnels, entrés dans la vie politique à des époques différentes et restés en désaccord sur la façon de traiter les partis extrêmes : l'apaisement mène à la condescendance envers l'extrême droite, le clergé et les fonctionnaires supérieurs adversaires de la démocratie ; la concentration républicaine aboutit à l'indulgence pour l'extrême gauche, les socialistes, les ouvriers en grève, les fonctionnaires en conflit avec leurs chefs subalternes.

Le ministère Bouvier, sitôt formé (31 mai), fut attaqué vivement par les radicaux, pour avoir conclu un pacte avec la réaction qui le rendait prisonnier de la droite, et l'obligeait à abandonner le programme républicain ; on l'appelait un ministère de division des républicains, le protégé de la droite. L'ordre du jour de défiance fut repoussé par 285 voix (dont 125 de la droite) contre 139 de gauche, 140 abstentions. Le ministère se contenta de l'ordre du jour pur et simple (voté par 384 voix contre 156). Bouvier déclara qu'il ne resterait pas au pouvoir, même avec la majorité, s'il n'avait pas une majorité de républicains. Co fut le premier exemple d'une pratique propre aux ministères français, qui consiste à ne faire entrer en compte pour une majorité de confiance que les voix républicaines.

La Chambre s'occupa (juin-juillet) à discuter le projet de loi sur le service de trois ans présenté dès 1885 et redemandé en 1886 par Boulanger. Elle vota l'urgence malgré la droite, le ministère restant neutre. Elle vota le principe par 319 voix contre 228 ; elle rejeta également la dispense des séminaristes, soutenue par la droite, et l'article de la commission soutenu par la gauche qui aurait permis de renvoyer les soldats au bout de deux ans.

Puis le ministère fut interpellé sur les menées cléricales et monarchistes (11 juillet). On lut à la tribune des articles de journaux royalistes qui présentaient la droite comme l'arbitre de la situation. L'interpellation demandait au ministère de s'orienter vers la gauche par des réformes que la droite ne pût accepter.

Clémenceau lui reprocha l'équivoque et les complaisances pour les conservateurs, et l'invita à se mettre à la tête des républicains pour combattre les monarchistes. Rouvier répondit que le ministère était un gouvernement républicain, non un gouvernement de combat, ni contre la gauche ni contre la droite, qu'il refusait d'être un gouvernement de persécution, et ne voulait pas traiter en ennemis une partie des représentants de la nation française.

Les radicaux présentèrent un ordre du jour affirmant la résolution de ne soutenir qu'une politique clairement républicaine, ne s'appuyant à aucun degré sur le concours de la droite monarchiste. Comme on ne trouvait pas une formule de confiance acceptable à la fois aux républicains et à la droite, le ministère accepta l'ordre du jour pur et simple, qui fut voté par 357 voix contre 111.

Le projet de budget comportait des économies évaluées à 129 millions et ne proposait que 43 millions d'impôts nouveaux. La gauche radicale déclara que ces économies consistaient en des jeux d'écritures et se réduisaient en fait à 19 millions ; l'équilibre n'était obtenu que par l'ajournement des travaux publics.

La politique se concentrait dans la lutte contre les partisans du général Boulanger. Un journaliste impérialiste avait (mai 1887) profité d'une élection complémentaire dans la Seine pour organiser une manifestation sur son nom. Sans être ni candidat ni éligible, Boulanger avait eu plus de 38.000 voix. Des journaux d'extrême gauche le déclaraient le ministre indispensable, le soldat patriote et républicain, adversaire des princes. Le public, surtout à Paris, chantait les chansons qu'on surnomma boulangistesC'est Boulanger qu'il nous faut —. On vendait son portrait et sa biographie. La Ligue des patriotes, dans une grande réunion (24 juin), l'acclama. Les organes modérés le dénonçaient comme un ambitieux qui poussait à la guerre et, aspirait, à la dictature. Le ministère, pour l'éloigner de Paris, le nomma commandant de corps d'armée A Clermont : Rochefort écrivit qu'on le déportait, pour le garder prisonnier dans les montagnes. Le soir où Boulanger prit le train pour Clermont, une foule énorme, convoquée par la Ligue des patriotes, envahit la gare de Lyon pour s'opposer à son départ ; les manifestants entourèrent le train, dételèrent le wagon, se couchèrent sur les voies : après un tumulte de deux heures, Boulanger ne parvint à partir qu'en montant sur la locomotive (8 juillet).

Le 11, Bouvier déclara à la Chambre que le véritable grief des adversaires du cabinet était, non une présence mais une absence, celle de Boulanger. Il justifia l'envoi du général à Clermont par l'abus qu'on avait fait de son nom pour une manifestation illégale. Si le pouvoir civil avait reculé d'une semelle, c'en était fait de lui.

Les chefs radicaux commençaient à s'inquiéter. Clémenceau déclara blâmer absolument les manifestations, contraires à l'esprit républicain.

Cette popularité est venue trop vite à quelqu'un qui aimait trop le bruit... Elle a été servie par les événements... en Alsace-Lorraine et les attaques des journaux allemands. Les esprits superficiels ont pu voir en lui l'incarnation de la patrie.

La question Boulanger coupa en deux le parti radical, et accrut l'irritation contre le gouvernement. A la revue du 14 juillet à Paris, la foule accueillit le ministre de la Guerre par des sifflets et les cris : Vive Boulanger ! A bas Ferry ! A Épinal, Ferry, parlant de ses adversaires, dit : Tous ceux qui ne se ruent pas avec eux derrière le char d'un Saint-Arnaud de café-concert sont rangés dans le parti de l'étranger (24 juillet).

Au début des vacances, Bouvier, au banquet du commerce parisien, précisa la politique de l'apaisement.

On a parlé de l'intrusion des monarchistes.... Nous n'avons d'engagement avec personne.... Notre majorité est ouverte aux deux ailes, aux vieux républicains auxquels nous ne demandons aucune abdication... et d'autre part a ceux qui, acceptant la République, veulent y entrer sans arrière-pensée... Le gouvernement républicain arrivé à la maturité doit être un gouverne-muid bienveillant, et non un gouvernement de combat.... Nous avons le, devoir de reconquérir les électeurs qui en 1885 se sont détachés... de la majorité républicaine... par une politique sage et libérale.

Mais les conservateurs ne se contentaient plus tous de l'apaisement. Le Gaulois craignait de voir les députés de la droite enveloppés dans leurs propres manœuvres. Un des chefs impérialistes déclarait avoir fait un marché de dupes ; car l'administration continuait à tenir à l'écart ses amis.

S'il s'agit de bureaux de tabac, de recettes de buraliste, de nomination de juges de paix, de percepteurs, d'agents-voyers, de facteurs ou de cantonniers, du renouvellement des commissions des hospices, des bureaux de bienfaisance, de révision des listes électorales, de désigner les répartiteurs, les membres des commissions d'hygiène, les délégués cantonaux, c'est toujours le même esprit d'exclusion.

L'agitation contre la République parlementaire ranimait l'espoir de ramener les Français à la royauté.

Il ne faut pas cacher la monarchie, disait le Soleil (14 septembre), il faut la montrer.... dire ce qu'elle sera dans l'avenir... pour que le pays vienne à la monarchie vraie, non à la fausse, la dictature.

Alors parurent (15 sept.) les instructions du comte de Paris aux représentants du parti monarchique. La monarchie tirait sa mission d'un pacte national ; il fallait remettre en vigueur ce pacte ancien par un accord librement consenti entre la nation et la famille dépositaire de la tradition historique, soit par une assemblée nationale, soit par le vote populaire. Et c'est au plébiscite que l'héritier de la royauté traditionnelle donnait nettement la préférence. Le représentant de la royauté adhérait aux formules de l'impérialisme.

Le pays, dégoûté du parlementarisme républicain... voudra un gouvernement fort, parce qu'il comprend que même le véritable régime parlementaire n'est pas compatible avec une assemblée élue par le suffrage universel... Le budget, au lieu d'être voté annuellement, sera désormais une loi ordinaire et ne pourra être amendé que par l'accord des trois pouvoirs... Les ministres... seront responsables.... devant les trois pouvoirs. Ainsi les députés, ne pouvant plus élever ou renverser les ministres, n'exerceront plus cette influence abusive.

Le comte de Paris, abandonnant la tradition parlementaire des Orléans, réclamait le plébiscite pour établir le régime autoritaire de l'Empire. Un journal impérialiste lui reprocha d'avoir volé aux Napoléons leur programme. Les vieux orléanistes du Sénat restèrent fidèles au régime parlementaire. Mais la nouvelle génération royaliste, à l'exemple du roi, se rallia aux formules impérialistes, désormais communes à tous les partis monarchiques.