HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE PREMIER. — L'AVÈNEMENT DU PARTI RÉPUBLICAIN.

CHAPITRE IV. — L'APPLICATION DU PROGRAMME RÉPUBLICAIN ET LES RIVALITÉS ENTRE RÉPUBLICAINS.

 

 

I. — LE MINISTÈRE COMPOSITE (FÉVRIER-DÉCEMBRE 1879).

GRÉVY eut pour système de prendre les ministères dans les différents groupes républicains en conservant quelques membres du cabinet précédent ; c'est ce qu'on surnomma ministère de replâtrage. Il eut soin d'adjoindre aux ministres plusieurs sous-secrétaires d'État, de façon à rallier au gouvernement les députés influents des groupes républicains et à former pour l'avenir de nouveaux ministres. Il ne se désintéressait pas du gouvernement ; il présidait le Conseil des ministres et, par son ascendant personnel, il gardait la direction générale de la politique.

Son premier ministère, présidé par un membre du précédent cabinet, Waddington, ministre des Affaires étrangères, comprenait, sans compter les deux ministres militaires, 3 hommes du centre gauche, 4 de la gauche : Ferry, président du groupe, devenait ministre de l'Instruction publique. Les conservateurs remarquèrent qu'il s'y trouvait 5 protestants. Ce ne fut guère qu'un ministère de liquidation et de préparation.

Le gouvernement procéda aux changements de personnel arrêtés par la résistance de Mac-Mahon. Dans l'armée, on mit en disponibilité 12 commandants de corps — le duc d'Aumale était du nombre — ; mais tous, sauf l'impérialiste Bourbaki, furent nommés au poste nouveau d'inspecteur général de l'armée, et remplacés par des généraux acceptés par les républicains.

Le mouvement atteignit à la Justice 18 procureurs généraux (dont 14 révoqués), aux Finances 11 trésoriers-payeurs généraux (4 mis à la retraite, 4 en disponibilité, 3 révoqués), aux Affaires étrangères 11 ambassadeurs ou ministres plénipotentiaires (presque tous ceux d'Europe).

Dans l'administration, le ministre de l'Intérieur, de Marcère, avant essayé de couvrir son subordonné le préfet de police de Paris, il s'ensuivit un conflit avec le nouveau chef de l'extrême-gauche qui amena la démission du ministre et l'entrée dans le cabinet d'un nouveau membre de la gauche (4 mars) : le préfet de police fut remplacé par un député de la gauche, Andrieux.

Le Conseil d'État fut remanié, par la création de 10 postes nouveaux (dans la section de législation), qui porta le total des conseillers à 32. Des 22 anciens il n'en resta que 12, dont 5 inamovibles élus par l'Assemblée nationale et 3 nommés par les cabinets républicains ; le gouvernement en nomma 20 nouveaux, de façon à changer l'esprit politique du corps.

L'enquête commencée dès 1877 sur le ministère du 16 mai aboutit au rapport de la commission, présenté par Brisson, qui concluait à la mise en accusation des ministres ; il relevait contre eux :

La violation de la Constitution pour avoir poussé le Président à assumer le pouvoir personnel et retardé les élections — la violation des lois sur les élections des conseils et la vente des journaux — la prévarication sous l'orme de subventions — la soustraction de papiers publics — les atteintes à la liberté individuelle — l'intervention abusive dans les élections par violences, menaces, dons, décorations, remises de taxes, destitutions, proclamations, circulaires, fausses nouvelles — et même, entre le 28 octobre et le 14 décembre, un complot pour employer la force armée.

La mise en accusation, refusée par le ministère, fut rejetée par 317 voix contre 159 ; la Chambre, par 240 voix contre 154 (de la droite), vota un ordre du jour qui, flétrissant les ministres coupables d'avoir trahi le gouvernement, foulé aux pieds les lois et les libertés publiques, conduit la France au bord de la guerre civile, déclarait que le discrédit où ils étaient tombés permettait à la République de ne pas s'arrêter à poursuivre des ennemis impuissants.

Le Sénat n'accepta pas sans résistance, la réunion du Congrès nécessaire pour voter le transfert à Paris. Le ministère ne l'obtint (par 149 voix contre 130) qu'en promettant de ne laisser traiter au Congrès aucune autre question (14 juin).

Les députés républicains de Paris réclamaient l'amnistie générale des condamnés de la Commune. Le ministère n'accepta qu'une amnistie partielle, limitée aux individus déjà graciés, en exceptant les condamnés pour crime de droit commun et les repris de justice. La mesure, votée à une forte majorité, fut appliquée de façon à amnistier (avril-mai) près de 3 500 condamnés. Le gouvernement annonça (28 nov.) qu'il ne restait plus que 830 détenus, dont 521 repris de justice, et 193 condamnés pour crimes de droit commun. Mais la distinction était arbitraire : elle dépendait de l'appréciation des conseils de guerre sur les actes des combattants.

Les élections complémentaires d'avril amenèrent à la Chambre 19 républicains et 2 monarchistes ; dans 18 circonscriptions les conservateurs ne présentaient pas de candidat. L'opposition de droite, découragée, ne se manifesta plus que par une adresse légitimiste au comte de Chambord et des interpellations sur les révocations.

Le ministère fit voter le budget sans difficulté. Grâce à la plus-value des recettes, due au rendement, des impôts indirects et des douanes, tous les budgets depuis 5 ans s'étaient soldés en excédent, même ceux de 1875 et 1876 qu'on avait crus en déficit. Malgré les crédits supplémentaires non prévus au budget (187 millions en 1876, 57 en 1877, 84 en 1878), le bilan réel laissa chaque année un surplus. On ne se risqua pourtant pas à diminuer les impôts, et le budget fut fixé à 2 749 millions (dont 1.230 absorbés par le service de la Dette, 170 par la perception, 730 par les dépenses militaires).

A la rentrée des Chambres, les républicains revinrent mécontents du ministère qu'ils trouvaient peu disposé à l'épuration. Gambetta, dans son discours d'ouverture, déclara : Il faut aboutir. Les groupes de gauche se réunirent pour s'entendre sur un programme à imposer au cabinet et lui envoyèrent une délégation. Waddington reconnut la nécessité de remanier le personnel. Mais à la Chambre il protesta contre les programmes rédigés dans des réunions de groupe, comme une ingérence et une tyrannie qu'aucun ministère ne doit accepter. Il blâma le système d'annoncer avec fracas une interpellation, puis de la retirer ; il demanda une interpellation pour donner l'occasion de s'expliquer complètement et d'en finir avec la politique de couloirs. Que le parlement dise catégoriquement si le ministère a sa confiance, oui ou non.

Les groupes ne purent se mettre d'accord, la gauche refusa de renverser le cabinet. Ce fut Brisson qui, au nom de l'Union républicaine, déposa l'interpellation. Il reprocha au ministère de garder la fâcheuse habitude d'ajourner les questions, prise au temps où la Chambre avait contre elle le Sénat et le pouvoir exécutif.... La rentrée à Paris devait inaugurer l'ère des réformes. En présence d'une majorité de 320 voix à la Chambre le cabinet restait divisé et irrésolu, il ne donnait pas à l'opinion la satisfaction qu'elle était en droit d'attendre. Il laissait la gendarmerie continuer les conflits avec les maires et les préfets. Les préfets sont combattus par les agents des autres ministères. Waddington reconnut qu'il restait beaucoup à faire, mais se déclara opposé à l'amnistie et à la liberté complète de la presse et des associations. Il n'obtint un ordre du jour de confiance assez froid que par 221 voix contre 97 ; les opposants républicains s'abstinrent pour ne pas voter avec la droite.

Le cabinet avait la majorité du parti républicain, il n'avait plus la majorité dans la Chambre. A la suite d'une interpellation sur un discours légitimiste d'un colonel de la territoriale, le ministre de la Guerre, n'ayant obtenu qu'un ordre du jour pur et simple voté par les royalistes, donna sa démission. — Puis le ministre de la Justice, interpellé sur l'application de l'amnistie, n'obtint un ordre du jour de confiance que par 246 voix contre 100, par l'abstention de la droite, et démissionna (16 décembre). Le ministère, disloqué par ces deux démissions, se retira (21 décembre) sans avoir été renversé.

 

II. — LE CONFLIT AVEC LES CATHOLIQUES SUR LA RÉFORME DE L'ENSEIGNEMENT.

UN des membres du cabinet démissionnaire, de Freycinet., chargé par Grévy de former un ministère, prit les Affaires étrangères et constitua un cabinet avec 4 anciens ministres et 5 nouveaux ; on l'appela le replâtrage du replâtrage du 4 février. Le centre gauche était éliminé. Le ministère se partageait entre les deux groupes qui dominaient la majorité, b de la gauche et le ministre de la Marine, 3 de l'Union républicaine et le ministre de la Guerre.

Le ministre de l'Instruction publique, chef' de la gauche républicaine, Jules Ferry, se trouva bientôt porté au premier plan. Il avait déposé (en mars) deux projets de loi qui mettaient en émoi le parti conservateur.

L'un réformait le Conseil supérieur de l'Instruction. Il en excluait les membres étrangers à l'enseignement, évêques, officiers, magistrats, représentants des influences sociales, qui en formaient les deux tiers, et le composait uniquement de membres de l'enseignement, les uns nommés par le ministre, les autres élus par leurs collègues. Cet hommage au principe démocratique de l'élection n'avait pas grande portée pratique, car l'ordre du jour sur lequel le Conseil délibérait dans ses deux sessions annuelles était préparé par la Section permanente nommée par le ministère. Le projet, vivement combattu, fut adopté à une faible majorité (9 février 1880).

Le projet de loi sur l'enseignement supérieur, qui souleva une opposition plus vive, abolissait la collation des grades universitaires par jury mixte établie en 1875, et rendait à l'État le droit de conférer seul les grades. Les élèves des établissements privés d'enseignement supérieur seraient obligés de prendre les inscriptions et de passer les examens dans les Facultés de l'État. Ce projet sur l'enseignement supérieur se terminait par un article (7) qui visait l'enseignement secondaire dans les établissements ecclésiastiques :

Nul n'est admis à participer à l'enseignement public ou libre ni à diriger un établissement d'enseignement de quelque ordre que ce soit s'il appartient à une congrégation religieuse non autorisée.

L'exposé des motifs donnait le chiffre des membres des congrégations d'enseignement non autorisées : 1.937 dans 88 maisons, dont 848 membres dans 27 maisons pour la Compagnie de Jésus.

La lutte se concentra sur cet article 7, qui visait les collèges où étaient élevés les fils de presque toute la noblesse et de la haute bourgeoisie : car les principaux ordres enseignants, jésuites, dominicains, maristes, n'étaient pas autorisés. Les évêques protestèrent par des mandements et organisèrent un Comité général de pétitions pour la liberté de l'enseignement. A la Chambre, Ferry expliqua l'importance de l'article 7, destiné à appliquer un des principes les lus anciens et les plus constants de notre droit public.

Les congrégations religieuses non autorisées... sont dans un état de perpétuelle et imprescriptible contravention.... Le silence de la loi de 1850, la complicité du gouvernement impérial, les défaillances des régimes, précaires, hésitants ou contestés qui vinrent après, ont abouti à la résurrection officielle et universelle des ordres prohibés.... L'article 7 renoue une tradition trop longtemps interrompue. Il ne crée pas une législation nouvelle, il dégage et précise une doctrine manifestement obscurcie par les lois de 1850 et de 18'75. La liberté d'enseignement n'existe pas pour les étrangers ; pourquoi serait-elle reconnue aux affiliés d'un ordre essentiellement étranger par le caractère de ses doctrines, la nature et le but de ses statuts, la résidence et l'autorité de ses chefs ?

ici Ferry ne réclamait que la restitution d'un pouvoir enlevé à l'État par la réaction catholique. Dans un discours prononcé un peu auparavant (27 avril) dans les Vosges, il invoquait un droit plus moderne, d'origine morale, et lançait une formule nouvelle de combat :

Le père reste le maitre de choisir pour élever ses enfants un précepteur, quel qu'il soit... même dans les congrégations... prohibées. Mais, si la liberté du père de famille est entière dans la ramille, ce n'est point une liberté transmissible et, dès que le père la délègue, l'Etat a le droit ou le devoir d'intervenir.... Ce que nous visons, ce sont uniquement les congrégations non autorisées, et parmi elles une congrégation qui non seulement n'est pas autorisée, mais qui est prohibée par toute notre histoire, la compagnie de Jésus. Oui, c'est à elle que nous voulons arracher l'âme de la jeunesse française.

La Chambre rejeta, par 330 voix contre 1.76, le contre-projet du centre gauche qui supprimait l'article 7, et, vota (9 juillet) le projet de Ferry (par 330 voix contre 164 sur l'article 7). Au Sénat, la loi se heurta à la résistance du centre gauche, qui disposait de la majorité. La lutte fut conduite par Jules Simon, passé h l'opposition, soit qu'il fût aigri contre les chefs de la gauche qui l'écartaient du pouvoir, soit que son libéralisme fût choqué d'une politique de combat. Chargé du rapport sur la loi Ferry, il le fit,  attendre jusqu'après les vacances. Puis il combattit la loi sur le Conseil de l'Instruction comme ne faisant pas une place suffisante à l'enseignement libre (janvier 1880). Enfin il déclara l'article 7 inutile, dangereux et impolitique, parce que la République ne pouvait pas sans danger se donner l'apparence de restreindre la liberté, et regretta que le gouvernement n'eût pas traité la question d'ensemble par une loi sur les associations.

L'article 7 avait pris dans l'opinion le sens d'une mesure politique dirigée contre les jésuites. Le chef du cabinet, de Freycinet, dédain au Sénat (9 mars) que, par suite des polémiques passionnées, il était devenu un champ clos... entre les amis et les ennemis de la République. Le vote serait une défaite ou une victoire du parti républicain : aucun cabinet qui aurait rejeté l'article 7 n'eût pu tenir vingt-quatre heures devant la Chambre. Si le Sénat le rejette, le pouvoir exécutif... sera mis en demeure d'appliquer des lois beaucoup plus dures.

Après un discours de Dufaure adjurant le Sénat de ne pas céder, l'article 7 fut rejeté, par 148 voix contre 129. La majorité était formée par la droite, 9.8 membres du centre gauche et J. Simon. La Chambre accepta la partie de la loi volée par le Sénat (18 mars) : elle restituait à l'État. le droit exclusif de conférer les grades, et interdisait à tout établissement libre de prendre le titre d'Université.

 

III. — LA LUTTE CONTRE LES CONGRÉGATIONS.

LE même jour la Chambre, sur une interpellation présentée par les présidents des 4 groupes de gauche, votait, par 324 voix contre 425, un ordre du jour de combat : Confiante dans le gouvernement, et comptant sur sa fermeté pour appliquer les lois relatives aux associations non autorisées.... La majorité républicaine, n'ayant pu supprimer les collèges de jésuites par la voie indirecte d'une loi sur l'enseignement supérieur, décidait de faire détruire directement les congrégations elles-mêmes par le pouvoir exécutif.

Deux décrets (29 mars) enjoignirent à toutes les congrégations non autorisées de demander l'autorisation de l'État dans un délai de trois mois, et ordonnèrent la dissolution et la dispersion de la Compagnie de Jésus dans les trois mois et la dissolution dans un délai de six mois de tous les établissements d'instruction congréganistes. Par cette différence le gouvernement marquait son intention de n'atteindre que les jésuites.

Une circulaire du ministre de l'Intérieur expliqua aux préfets que le gouvernement, se tenant strictement sur le terrain du Concordat, cherchait seulement à faire rentrer dans le droit commun les congrégations qui n'avaient pas reçu l'autorisation. Les journaux catholiques répondirent que tous les ordres religieux étaient unis par une solidarité indissoluble, plusieurs évêques écrivirent au Président de la République, 10 conseils généraux, malgré les préfets, émirent un vœu pour le maintien des religieux. Une note du nonce exprima les regrets inspirés au pape par des mesures manifestement persécutrices. Léon XIII dit à l'ambassadeur français : À nos yeux les congrégations ont toutes une valeur égale.

Les congrégations reçurent de l'autorité ecclésiastique l'ordre de ne pas demander l'autorisation de l'État, et se préparèrent à faire aux décrets une résistance passive. Un Comité de la résistance catholique se fonda pour organiser des souscriptions et fournir aux religieux les moyens de rouvrir leurs écoles et de poursuivre en justice les fonctionnaires qui procéderaient contre eux. Un républicain catholique, Lamy, interpella à la Chambre (3 mai), et déclara les décrets illégaux, car ils n'étaient faits que pour appliquer des lois tombées en désuétude. Le ministre de la Justice démontra que ces lois n'avaient pas été abrogées, même si le gouvernement, par négligence ou par connivence, avait cessé d'en faire usage ; il obtint un ordre du jour pur et simple par 347 voix contre 133. Un avocat de Paris, Rousse, rédigea une consultation contre la légalité des décrets. Le Sénat reçut des pétitions contre les décrets revêtues de 135.000 signatures et soutenues par les chefs du parti orléaniste ; il les écarta par l'ordre du jour (25 juin), à 143 voix contre 127.

Le gouvernement exécuta les décrets, d'abord contre les jésuites (juin), dans 31 départements. Au lieu de les poursuivre devant les tribunaux pour contravention à la loi, ce qui leur aurait permis de retarder indéfiniment leur dissolution, il chargea l'agent exécutif du département, le préfet ou son délégué, de disperser les membres de la congrégation et d'apposer les scellés sur la maison par voie administrative. Une circulaire enjoignit aux procureurs généraux de surveiller l'exécution des arrêtés de dissolution, de constater les délits commis à cette occasion, résistance individuelle ou collective, outrage ou rébellion aux agents, et d'empêcher les procédures dilatoires. Les religieux, barricadés dans leurs maisons, et entourés de laïques catholiques de la haute société, attendirent que le fonctionnaire chargé de l'opération eût fait forcer la porte par un serrurier ; ils sortirent alors sans résister, en protestant contre la violation du domicile privé. Puis ils déposèrent auprès des tribunaux civils des plaintes en violation de domicile contre les préfets.

Le personnel judiciaire était en grande majorité hostile à la loi. 200 magistrats des parquets donnèrent leur démission pour ne pas avoir à l'appliquer. Le gouvernement les remplaça, sans mentionner leur démission. 17 tribunaux se déclarèrent compétents. Or l'article 75 de la Constitution de l'an VIII qui empêchait de poursuivre aucun fonctionnaire sans l'autorisation du Conseil d'État était abrogé par le décret du 19 septembre 1870. Le gouvernement, pour enlever aux tribunaux le pouvoir de juger les préfets, déclara que le décret de 1870 laissait subsister le principe de la séparation des pouvoirs, administratif et judiciaire, qui interdit aux tribunaux de juger les actes administratifs, et donne le droit à l'administration de revendiquer, par la voie du conflit, la connaissance exclusive et le contrôle de ses actes. Les préfets, sur l'ordre du ministre, élevèrent le conflit de compétence, les tribunaux furent dessaisis. L'affaire fut renvoyée au tribunal des conflits, formé pour moitié de membres du Conseil d'État, qui déclara les plaintes non recevables, car les préfets ne pouvaient être poursuivis pour excès de pouvoir que devant le Conseil d'État.

Avant fait acte d'autorité par l'expulsion des jésuites, Freycinet essaya de ménager les autres congrégations. Il négocia secrètement avec le pape par l'intermédiaire de l'ambassadeur français, et peut-être par l'entremise des deux archevêques-cardinaux de Paris et de Rouen. Lui-même, dans mi discours à Montauban (18 août), fit allusion à l'intention du gouvernement de régler sa conduite sur l'attitude des congrégations : il dépendrait d'elles de se priver du bénéfice de la loi nouvelle sur les associations. Un journal catholique du Midi publia une lettre circulaire des deux archevêques négociateurs à leurs collègues, annonçant (19 août) que le conflit entrait dans une voie d'apaisement. Une haute autorité... à laquelle nous devons la plus entière déférence, autorise les congrégations à signer une déclaration. Un prélat légitimiste, pour faire échouer le projet de conciliation, fit publier clans un journal légitimiste de Bordeaux la demande d'autorisation que les chefs des congrégations allaient signer : Les congrégations ne font pas difficulté de protester de leur respect et de leur soumission à l'égard des institutions actuelles du pays (28 août). Les journaux républicains protestèrent. La République française blâma cette négociation occulte et personnelle. Les ministres membres de l'Union républicaine, mécontents d'avoir été tenus dans l'ignorance, publièrent à l'Officiel une note affirmant que le gouvernement n'avait pris aucun engagement. Le nonce communiqua aux journaux catholiques les propositions de l'ambassadeur français au Saint-Siège pour obtenir une déclaration qui permit au gouvernement de laisser tomber les décrets. Sur le conseil de Gambetta, un député de la gauche demanda la réunion de son groupe pour obliger le ministère à exécuter les décrets.

Dans les Conseils tenus le 16 et le 17 septembre, le ministère décida d'ajourner l'exécution contre les congrégations jusqu'au jugement du tribunal des conflits. Le matin du 18, les 3 ministres membres de l'Union républicaine donnèrent leur démission, probablement sur le conseil de Gambetta rentré à Paris le 17. Grévy les décida à la reprendre. Mais le 19 au matin l'Officiel publia une circulaire adressée aux directeurs des congrégations par l'un des trois démissionnaires, le ministre de l'Intérieur Constans (sous-secrétaire d'État devenu ministre en mai après la retraite du titulaire).

Le gouvernement, tout en prenant volontiers acte de la résolution des congrégations de repousser toute solidarité avec les partis politiques, ne pouvait répondre à leur attente et les laisser en activité, car le décret avait eu précisément pour but de mettre un terme à l'état de tolérance dont elles demandaient le maintien.

Freycinet donna sa démission en écrivant à Grévy que les différences d'opinion avec plusieurs de ses collègues ne permettaient pas de rétablir l'accord, et que le cabinet reconstitué n'aurait aucune chance de durée.

Jules Ferry, mis en vue par sa campagne pour l'article 7, fut chargé de constituer un cabinet. Ce fut encore un replâtrage. Ferry garda l'Instruction publique, devenue pendant le conflit le plus important des ministères ; il ne prit que 3 ministres nouveaux, à la Marine un amiral, aux Travaux publics Sadi-Carnot, de la gauche, fils du ministre de 1848, aux Affaires étrangères l'ami de Thiers, Barthélemy Saint-Hilaire, du centre gauche (23 septembre).

Le ministère exécuta les décrets avant la rentrée des Chambres par une série de mesures partielles préparées en secret (octobre 1880). Les congrégations dissoutes firent la même résistance passive que les jésuites ; il fallut forcer les portes et même, dans quelques maisons, emporter de force les religieux. La population ne bougea pas. Le gouvernement ne toucha à aucune congrégation de femmes. Il dispersa les établissements de toutes les congrégations d'hommes non autorisées (environ 300 avec 5.000 membres), excepté les maisons des chartreux et des trappistes. Une loi (28 juillet 1881) abolit le caractère confessionnel des cimetières.

 

IV. — L'AMNISTIE DE LA COMMUNE ET LA RECONSTITUTION DES PARTIS RÉVOLUTIONNAIRES.

LES groupements ouvriers issus du mouvement syndical achevèrent en 1879 de se constituer en un parti politique. Le Congrès de 1879 tenu à Marseille (20 octobre) fut composé de délégués aussi bien des cercles d'études que des syndicats, à raison de 1 par 25 membres et par fraction de 25 (50 dans les grandes villes). Il prit le nom de Congrès ouvrier socialiste de France, reçut avec enthousiasme une adresse des réfugiés de la Commune faisant, appel à l'union pour la lutte légale, et répondit : Les délégués affirment une fois de plus les principes pour lesquels vous avez combattu. Les orateurs principaux furent un graveur venu de Bordeaux, Ernest Hoche (devenu plus tard journaliste), deux ouvriers bijoutiers, Fournière, délégué de Paris (qui devait devenir un des théoriciens du socialisme modéré), Jean Lombard, secrétaire de la commission d'organisation, qui commençait à écrire des romans historiques.

Le Congrès, abandonnant la théorie des précédents Congrès sur l'émancipation par les coopératives, vota trois résolutions qui manifestèrent l'influence décisive des doctrines marxistes.

1° Le travailleur ne peut pas par son salaire équilibrer son budget. Par conséquent, toute économie étant d'une impossibilité absolue, il ne peut atteindre par le rachat... la possession des instruments de travail.... Les sociétés coopératives de production ou de consommation ne peuvent améliorer que le sort d'un petit nombre de privilégiés. Elles ne sont pas des moyens assez puissants pour arriver à l'émancipation dit prolétariat, mais seulement un moyen de propagande pour la diffusion des idées collectivistes et révolutionnaires, pour arriver à la solution du problème social par l'agitation révolutionnaire. — 2° Est scientifiquement et expérimentalement démontrée l'inutilité de la coopération, de l'alliance du capital et du travail, et de l'impôt progressif. Considérant que, si le salariat est un progrès sur le servage et l'esclavage, c'est surtout un progrès pour les classes riches... que le salaire de l'ouvrier n'est pas le prix de ses produits... que le salariat est le résultat de la division de la société en deux classes, l'une possédant tout et ne travaillant pas, l'autre travaillant et ne possédant rien... que la possession des capitaux par les travailleurs ne saurait être constante et universelle qu'autant que, cessant d'être individuels, ils deviennent collectifs... — décide que le but des travailleurs doit être la nationalisation des capitaux, mines, chemins de fer, etc. mis ensuite entre les mains... des travailleurs eux-mêmes. — 3° La propriété individuelle est contraire aux droits égalitaires qui doivent être l'expression de la société future ; cet état de choses ne cessera point par la bonne volonté de ceux qui ont tout intérêt à le faire exister. Il faut adopter comme but la collectivité du sol, sous-sol, instruments de travail, matières premières, donnée à tous et rendue inaliénable par la société.

Ainsi en trois ans une fédération de syndicats partisans de la coopération s'était transformée en une église socialiste soumise à l'orthodoxie du collectivisme marxiste.

Le Congrès organisa le parti en forme de fédération ; il divisa la France en 6 régions (Paris, Lille, Lyon, Marseille, Bordeaux. Alger). chacune s'administrant et tenant son Congrès régional. La Fédération du parti des travailleurs socialistes de France était représentée par un Congrès annuel de délégués qui, à la fin de la session, élisait un Comité exécutif de 19 membres.

Les révolutionnaires avaient eu en avril 1879 leur premier succès électoral à Bordeaux en faisant élire député le vieux Blanqui, détenu depuis la tentative du 31 juillet 1870. La Chambre le déclara inéligible ; le gouvernement, après quelque hésitation, le mit en liberté. II se représenta et ne fut pas réélu. Il mit alors en circulation des formules qui se conservèrent longtemps dans le vocabulaire révolutionnaire.

La sinistre trinité, César, Shylock, Loyola, avec leurs armes, le sabre, le coffre-fort, le goupillon. — Les 3 cavernes, la Bourse, la sacristie, la caserne.

Il parut un journal révolutionnaire, très violent, la Révolution française, dont le préfet de police Andrieux a prétendu avoir fourni les fonds. Le Prolétaire végétait ; Guesde publiait des brochures et un essai de Catéchisme socialiste. Un ancien révolutionnaire, le docteur Longuet, écrivait sous un pseudonyme des articles où il opposait au centralisme de Guesde un idéal de socialisme fédératif.

Les condamnés de la Commune, graciés en 1879 et rentrés en France, donnèrent des chefs aux nouveaux révolutionnaires. La Commune, dont il avait été défendu de parler pendant cinq années d'état de siège, et que les conservateurs présentaient à la France comme une émeute de malfaiteurs de droit commun sans pensée politique, — la Commune aux yeux des ouvriers de Paris se transfigurait en une grande révolution démocratique, la révolte socialiste du prolétariat contre la bourgeoisie capitaliste. Ce sentiment se manifesta par des hommages aux hommes de la Commune. Humbert, un des rédacteurs du Père Duchêne de 1871, revenu des travaux forcés, condamné à six mois de prison pour un discours sur la Commune, fut élu en 1879 conseiller municipal (par le quartier de Javel) ; Trinquet, en 1880. Un autre condamné fut élu à Lyon.

Les électeurs des quartiers populaires de Paris réclamèrent l'amnistie pour tous les proscrits de la Commune. Le personnel politique, par raison de principe, tenait à maintenir officiellement la réprobation contre l'insurrection de 1871. Louis Blanc, de l'extrême gauche, avait proposé en janvier une amnistie plénière. Le ministère la combattit, Freycinet la déclara inopportune, impopulaire clans le pays, impossible à accorder tant qu'on la réclamerait comme une réhabilitation. Elle fut rejetée par 316 voix contre 115.

Les révolutionnaires de Paris répondirent en faisant de l'anniversaire de la défaite de la Commune, la Semaine sanglante, une cérémonie révolutionnaire. Les manifestants se rendirent au cimetière du Père-Lachaise, lieu du dernier combat. Des discours de commémoration furent prononcés devant le mur où avaient été fusillés les fédérés. La police intervint et fit des arrestations.

Gambetta, député de Belleville, jusque-là adversaire de l'amnistie, crut nécessaire d'intervenir pour éviter une rupture avec la gauche extrême, et la perte de Paris. Il fit tenir par Freycinet au ministère des Affaires étrangères (16 juin) une réunion des présidents des deux Chambres et des chefs de groupes, et y proposa une amnistie générale. I1 s'agissait, dit-il, non d'une question de sentiment, mais d'une question politique. La grâce avait tous les inconvénients de l'amnistie sans en avoir les avantages ; elle laissait aux révolutionnaires un moyen d'agitation. La question de l'amnistie pesait sur les élections de Paris et y jetait l'équivoque, il fallait en déblayer le terrain électoral avant les élections générales de 1881. Le moment était favorable, les journaux républicains de province la soutenaient, le gouvernement aurait le mérite de l'initiative. La fête nationale du 11 juillet serait une excellente occasion pour un acte de clémence.

Le ministère proposa une amnistie pour tous les crimes et délits connexes aux insurrections de 1870 et 1871 et tous les délits politiques et de presse jusqu'au 19 juin 1880. L'exposé des motifs invoquait le grand mouvement dans les esprits en faveur de l'amnistie, et déclarait sans danger pour la société une mesure qui serait un acte, non de justice, mais de clémence. La commission de la Chambre, à l'unanimité, conclut à l'accepter. Gambetta, quittant le fauteuil 11e président pour prononcer un discours, montra la nécessité de se débarrasser de la question avant les élections générales.

La France n'est pas passionnée pour l'amnistie, mais... elle est fatiguée d'entendre constamment se reproduire ces débats. Elle demande : — Quand me débarrasserez-vous de ce haillon de guerre civile ?... La question n'est pas mûre, elle est pourrie. L'amnistie n'effraie plus l'Europe. A la veille du 14 juillet, il faut faire l'union entre tous les Français.

La Chambre rejeta un amendement qui excluait les condamnés pour assassinat et incendie, distinction que le ministère déclara trop difficile à faire, et vota le projet par 312 voix contre 136 (21 juin). Le Sénat, où le centre gauche décidait la majorité, le rejeta par 145 voix contre 133. Mais, pour éviter un conflit aigu, il adopta, par 143 voix contre 138 (avec les voix des ministres), un amendement analogue à celui qu'avait repoussé la Chambre (3 juillet). Les deux Assemblées finirent par voter un compromis qui maintenait en théorie les exceptions exigées par le Sénat et créait une procédure pour les annuler. L'amnistie était accordée à tous les individus graciés par le gouvernement, excepté les incendiaires et assassins, à moins que leur peine n'eût été commuée avant le 11 juillet. C'était pratiquement l'amnistie totale.

Les proscrits revenus à Paris se divisèrent. La plupart entrèrent dans le nouveau parti ouvrier (Joffrin, Allemane, Malon, le chansonnier J.-B. Clément). Mais les Blanquistes n'admettaient pas les partis politiques fondés sur la lutte de classes ; ils reconstituèrent un Comité révolutionnaire central (Vaillant, Chauvière, Eudes). Les plus modérés s'entendirent avec une partie de l'extrême gauche pour fonder l'Alliance socialiste, qui se proposait d'obtenir des réformes sociales immédiates.

La nouvelle Fédération des travailleurs se partageait entre deux tendances opposées. Les Congrès des régions de province (Lille et Bordeaux) s'effrayaient du nouveau programme collectiviste si méprisant pour les réformes partielles. L'Union fédérative du centre (Paris) au contraire tint (en juillet) un congrès régional de 43 groupes, qui, au nom du socialisme scientifique, adopta un long manifeste rédigé à Londres par Marx lui-même, et un programme électoral politique et économique rédigé par ses disciples et revu par lui.

En matière politique, la liberté de réunion et d'association, la suppression du budget des cultes, l'armement du peuple, l'autonomie des communes. En matière. économique, la journée de huit heures et le repos hebdomadaire, le salaire minimum légal, l'égalité de salaire entre les sexes, l'instruction intégrale de tous les enfants, les retraites des vieillards et des invalides, la responsabilité des patrons en cas d'accidents, l'interdiction des retenues de salaires, l'exploitation des grandes entreprises par l'État avec l'administration par les ouvriers, l'abolition des impôts indirects, l'impôt progressif sur les revenus, l'abolition de l'héritage au-dessus de 20.000 francs.

La Commission d'organisation du Congrès national du Havre essaya d'écarter les collectivistes en exigeant des groupes un minimum de 25 membres et l'envoi d'un délégué membre du groupe. Les collectivistes exclus (14 novembre) se constituèrent dans un autre local en un Congrès national socialiste ouvrier, qui adopta le programme électoral rédigé par les marxistes et une résolution pour l'appropriation collective... par tous les moyens, du sol, sous-sol, instruments de travail. — Les délégués anarchistes firent même ajouter que ce serait une phase transitoire vers le communisme libertaire, et que, si l'expérience des élections de 1881 ne réussissait pas, on reviendrait à l'action révolutionnaire par tous les moyens possibles. Ainsi, à la gauche des groupes parlementaires, se formait une nouvelle série de groupements révolutionnaires, dont l'aile droite s'alliait à l'extrême gauche de la Chambre, et dont l'aile gauche se pénétrait d'agitation anarchiste.

 

V. — L'EXÉCUTION DU PROGRAMME DE LIBERTÉS POLITIQUES.

LE parti républicain, divisé à la surface par les rivalités personnelles, était encore assez solidement uni par le sentiment républicain de la masse des électeurs pour réaliser son programme libéral et démocratique. Il y travailla de 1879 à 1881.

Les libertés politiques, réclamées en commun sous l'Empire par les républicains et les orléanistes, étaient restées en suspens sous le gouvernement des conservateurs. Le régime nouveau fut discuté lentement pendant deux années dans les deux Assemblées, sous la forme de projets de loi du gouvernement ou de propositions des députés, en plusieurs lectures successives interrompues :par les incidents politiques.

La majorité républicaine commença par les libertés spéciales. Elle abrogea la loi de 1814 interdisant de travailler le dimanche et les jours de fête catholique ; puis le décret de 1852 qui donnait à l'administration le pouvoir discrétionnaire d'autoriser ou de fermer les débits de boisson. Ce pouvoir, employé par les gouvernements autoritaires comme un procédé de pression contre l'opposition politique, était devenu odieux aux républicains. Une loi, adoptée par le Sénat sans discussion, établit la liberté d'ouvrir et de transférer tout débit de boisson moyennant une simple déclaration à la mairie ; elle donnait au maire le droit de fixer la distance minimum entre les débits et les écoles, hospices, édifices religieux. L'opinion, irritée par le régime arbitraire de l'autorisation, favorisait le commerce des boissons malsaines, et restait indifférente au danger pour la santé de la nation ; elle n'essayait pas d'obliger les Chambres à arrêter l'accroissement du nombre des débits.

Le colportage fut délivré du régime arbitraire par une loi de 1880 qui reconnut la liberté entière de vendre les livres, brochures, journaux et gravures, à condition d'être Français et muni d'un catalogue des articles en vente (restrictions ajoutées par le Sénat).

La liberté du commerce extérieur établie depuis 1860 sous forme de traités de commerce avec les États étrangers était menacée par une campagne pour le rétablissement du système protecteur. Le rapporteur de la commission des tarifs de douane, l'avoué vosgien Méline, d'accord avec les industriels protectionnistes des Vosges, du Nord et de la Normandie, demandait des droits élevés sur les produits des industries étrangères. La majorité de la Chambre, restée fidèle au libre-échange, doctrine traditionnelle des républicains, préféra les tarifs proposés par le ministre libre-échangiste du Commerce (février-avril 1880) ; le droit sur les fers, que la commission proposait de porter à 7 fr. 50, fut maintenu à 6 francs.

Le projet sur le droit de réunion, discuté dès janvier 1880, eut pour rapporteur à la Chambre Naquet, de l'extrême gauche. La commission proposait la liberté de réunion politique pour toute réunion électorale ou tenue par un élu dans sa circonscription, et, pour les autres réunions, moyennant une déclaration au maire, faite 24 heures auparavant (2 heures seulement dans les communes jusqu'à 3.000 âmes). La liberté absolue de réunion et d'association, proposée par Louis Blanc, soutenue par le catholique Lamy, combattue par plusieurs radicaux comme favorable à l'envahissement clérical, fut rejetée par 304 voix contre 130. Le ministère essaya de restreindre le projet ; il voulait obliger le promoteur de la réunion à en déclarer l'ordre du jour et à attendre le récépissé du maire ; il voulait laisser au préfet le droit d'interdire une réunion. Il obtint l'interdiction des réunions politiques périodiques (par 257 voix contre 180). Mais il ne put, faire voter le droit pour le commissaire de police de dissoudre la réunion en cas de trouble, excepté sur la demande du bureau de la réunion. Le Sénat supprima quelques restrictions de détail. — La loi du 30 juin 4881 reconnaît le droit de tenir les réunions publiques sans autorisation ; elle impose une déclaration préalable signée de deux témoins, et l'obligation de constituer un bureau de 3 membres. Un délégué de l'administration peut assister à la réunion ; il n'a le droit de la dissoudre qu'en cas de collision. La loi maintient l'interdiction des clubs et des réunions en plein air, sauf autorisation.

Le projet de loi sur la presse fut voté à la Chambre (janvier-février 1881) par 428 voix contre 6, après le rejet de presque tous les amendements ; légèrement modifié au Sénat dans un sens plus libéral, il devint la loi du 29 juillet 1881. La loi supprime toutes les restrictions à la liberté de l'imprimerie et de la librairie et toutes les entraves préventives à la liberté de la presse périodique, l'autorisation, le timbre, le cautionnement. Tout individu est libre de fonder un journal, sans autre condition que de déclarer au parquet le titre, le nom du gérant et de l'imprimeur, et de déposer deux exemplaires de chaque numéro. De l'ancienne législation il ne subsiste qu'une disposition de la loi de 1850, le droit de réponse, conservé pour la défense des particuliers. Les délits de presse sont réduits à un petit nombre de cas précis communs à la presse et aux réunions : provocation à un crime, cris et chants séditieux, provocation des militaires à la désobéissance, fausses nouvelles dangereuses pour la paix publique, offenses envers le Président de la République, les chefs d'État étrangers et leurs représentants. Ils ne peuvent être jugés que par le jury, n'exposent pas à une arrestation préventive, et sont prescrits par un délai de trois mois. La justice correctionnelle ne conserve que les contraventions de police et la diffamation contre les particuliers ; la diffamation des fonctionnaires ou des mandataires publics est renvoyée au jury, devant lequel il est permis de faire la preuve des faits. Aucun État n'a un régime plus large : il rend en pratique presque impossible toute poursuite contre les journaux. La France a réalisé sous la République une liberté de la presse plus grande que l'Angleterre, son modèle.

 

VI. — LA RÉFORME DE L'ENSEIGNEMENT.

L'INSTRUCTION primaire, restée sous le régime de la loi de 1850, dépendait en partie du clergé. Presque toutes les écoles privées ou publiques de filles étaient tenues par des sœurs, la plupart sans autre titre que la lettre d'obédience de l'évêque ; les écoles de frères recevaient plus d'un tiers des garçons.

Le ministère centre gauche avait commencé la réforme de l'instruction primaire. La loi du ter juin 1878 créait une Caisse des Écoles, qui devait recevoir en cinq ans 120 millions pour les distribuer, moitié en dons, moitié en prêts remboursables en trente et un ans, aux communes disposées à construire des écoles primaires.

Le parti républicain demandait depuis l'Empire l'instruction primaire obligatoire, à l'exemple de l'Allemagne et des États-Unis. La campagne était menée par la Ligue de l'Enseignement, qu'avait fondée en 1867 un homme de 48, Jean Macé, ancien secrétaire de la Solidarité de 1849, devenu directeur d'un pensionnat de demoiselles en Alsace, puis auteur de livres pédagogiques. La Ligue était composée de bourgeois, beaucoup protestants ou francs-maçons.

L'extrême gauche avait déposé en 1877 une proposition (discutée en 1879) à l'effet d'établir l'instruction obligatoire, gratuite et laïque ; c'était la formule depuis 1849. Jules Ferry, en relation dès l'Empire avec la Ligne de l'Enseignement, adopta son programme, mais en le morcelant, pour diminuer les résistances.

Il commença par les écoles normales, destinées à fournir des institutrices aux écoles laïques de filles : 67 départements en manquaient. Une loi de 1879 obligea les départements à créer chacun dans un délai de quatre ans une école normale d'institutrices.

Interrompue par le conflit sur l'article 7, la réforme d'ensemble ne fut reprise qu'en avril 1880. Cependant une proposition d'initiative parlementaire, déposée, dès 1878, par un député israélite, Camille Sée, amenait la création d'un enseignement secondaire des jeunes filles. Sauf les cours créés par Duruy, il n'existait en France pour les filles aucun établissement public d'instruction secondaire ; les parents qui ne pouvaient pas entretenir une institutrice à domicile envoyaient leurs filles dans les pensionnats privés, surtout dans les couvents des congrégations enseignantes. La proposition de créer des lycées et des collèges de filles, bien accueillie par la majorité, fut soutenue par J. Ferry. Mais il rejeta l'article qui ouvrait ces établissements à des internes, par crainte des frais et de la responsabilité imposée par la construction et la direction d'un internat. La Chambre, par 433 voix contre 12, décida que les lycées et collèges seraient tous des externats, auxquels le ministre, après entente avec les conseils généraux et municipaux, pourrait adjoindre un internat. Au Sénat le projet fut combattu par les catholiques, qui réclamaient l'enseignement obligatoire de la morale religieuse, et par Jules Simon, qui déclarait impossible d'enseigner la morale. Le Sénat, par 140 voix contre 129, rendit l'enseignement obligatoire pour la morale et facultatif pour la religion. La loi du 14 décembre 1880 institua en France un enseignement secondaire public et laïque donné par des femmes. La réforme fut complétée par la création d'une École normale supérieure de filles (à Sèvres), destinée à former un personnel de directrices et de professeurs.

Pour l'enseignement primaire, le projet de la commission posait le principe de l'instruction gratuite, obligatoire et laïque. Ferry, renonçant à achever en une fois toute la réforme, écarta la laïcité et présenta deux projets de loi établissant l'un l'obligation, l'autre la gratuité. Il expliqua à la commission qu'on ne disposait pas d'un personnel laïque assez nombreux pour remplacer les congréganistes. La commission, se résignant à laisser mutiler son œuvre pour aboutir plus vite, présenta deux rapports distincts (avril 1880).

La gratuité fut réalisée par la loi du 16 juin 1881, qui abolit la rétribution scolaire et mit les frais à la charge des communes. La dépense supplémentaire, malgré le refus du ministre et le rejet de l'amendement qui la faisait supporter par un impôt spécial, fut mise au compte de l'État.

La commission de la Chambre voulut réaliser, sinon la laïcité du personnel, du moins la neutralité du programme, en excluant la religion des matières enseignées à l'école, mais la Chambre rejeta cet article. Le Sénat décida que la religion serait enseignée, dans l'école même, par les ministres du culte, et vota un amendement de Jules Simon obligeant à enseigner aux élèves leurs devoirs envers Dieu et la patrie. A la Chambre, Jules Ferry fit rétablir le titre primitif : l'enseignement moral et civique. Les deux Assemblées ne s'étant pas mises d'accord, la décision fut ajournée pour l'instruction obligatoire, comme pour l'enseignement laïque, jusqu'en 1882.

La Chambre vota un projet de loi (mai 1880) qui retirait aux congréganistes pourvus de la lettre d'obédience le privilège d'enseigner sans certificat. Mais le Sénat (mars 1881), en limita l'application à l'avenir ; 30.000 sœurs continuèrent à enseigner sans brevet.

Par la liberté de la presse et la liberté de réunion, par la création de l'enseignement secondaire laïque des filles et de l'instruction primaire gratuite, le parti républicain préparait l'éducation républicaine de la nation française, afin d'assurer la durée de la République.

 

VII. — LA RIVALITÉ ENTRE GRÉVY ET GAMBETTA (1879-81).

GRÉVY était séparé de Gambetta par une antipathie irréductible. Républicain du temps de Louis-Philippe (né en 1807), bourgeois de tenue correcte, de manières un peu raides et de langage mesuré, homme d'intérieur, Franc-Comtois prudent et réservé, Grévy supportait mal le génie méridional de Gambetta, ses excès de langage, son genre de vie désordonné, ses manières familières, sa tenue lâchée et son entourage de bohème. Élevé dans le goût classique, il appréciait peu l'éloquence magnifique et incorrecte de Gambetta : Ce n'est pas du français, c'est du cheval.

Leurs politiques divergeaient. A l'intérieur, Grévy désirait une action lente et continue pour enraciner la République parlementaire sans effrayer la bourgeoisie. Resté provincial et bourgeois, mais profondément anticlérical, il s'intéressait peu aux masses ouvrières des grandes villes et travaillait sans bruit à éliminer des fonctions le personnel conservateur. Gambetta, méridional devenu parisien, recherchait les manifestations éclatantes, qui le rendaient populaire dans la masse de la petite bourgeoisie et du peuple des grandes villes ; devenu opportuniste, il ne répugnait pas à employer les conservateurs à servir sa politique personnelle, dont il espérait faire une politique nationale supérieure aux partis ; il supportait mal la discipline du régime parlementaire. En politique étrangère, Grévy tenait avant tout à maintenir la paix. Gambetta avait une ardeur d'agir et des espoirs qu'il évitait de préciser, mais qui pouvaient conduire à la guerre — il a même dit en 1881 qu'il voulait la guerre. pour ne pas laisser à la France le temps de se résigner —. Il a écrit qu'après une terrible campagne de huit ans il allait passer à l'action extérieure en se tenant au-dessus et en dehors des partis.

La rivalité entre le Président de la République et le chef le plus populaire de la majorité gênait le fonctionnement régulier du régime. La majorité, n'étant qu'une coalition de groupes, n'avait pas de chef officiel qui s'imposât au choix du chef de l'État comme en Angleterre. Gambetta n'était que le chef de l'Union républicaine, qui n'était même pas le groupe le plus nombreux. Grévy en profita pour l'écarter du gouvernement ; il choisit des chefs de ministère qu'il fit accepter en dosant la quantité de membres de chaque groupe de façon à ne pas trop mécontenter la majorité.

Il ne faisait pas la guerre ouverte à Gambetta, se bornant à dire que son heure n'était pas venue ou qu'il le tenait en réserve pour l'avenir. Gambetta facilitait ce manège par ses allures, qui indisposaient un grand nombre de députés. Il avait un entourage d'amis dévoués avec lesquels il était gai, serviable, bon enfant. Mais les autres lui en voulaient de les sacrifier à ses amis. Il avait ses candidats aux fonctions, qu'il recommandait parfois d'une façon impérieuse et faisait passer avant les autres. Il recevait les hauts fonctionnaires et les officiers supérieurs qui venaient lui demander de l'avancement, et causait familièrement avec eux, car il s'intéressait surtout aux affaires étrangères et à l'armée ; il assistait aux revues avec passion, et faisait appel au sentiment national de telle façon qu'il semblait n'avoir pas renoncé à la politique de revanche. On l'accusait d'exercer dans les nominations et les décisions une influence très forte sans responsabilité, et de constituer un gouvernement occulte qui s'imposait au gouvernement officiel.

On lui reprochait son installation luxueuse au Palais-Bourbon, son mobilier, sa baignoire d'argent, son cuisinier, et le grand nombre d'amis et de visiteurs qui lui formaient une cour. Son ami Allain-Targé regrettait de le voir se laisser trop facilement circonvenir par cette bande de flatteurs, jeunes députés de province, candidats aux sous-secrétariats, qui le traitaient de patron, et essayaient de le brouiller avec ses vieux amis qu'ils appelaient les maréchaux. Il y perdait sa réputation de démocrate généreux et pauvre. De même qu'il aimait le luxe, il se plaisait à la société élégante des hommes d'ancien régime et cherchait à les rallier à sa personne. On a su plus tard qu'il confiait ses pensées intimes et demandait conseil à une femme toute-puissante sur sa conduite, fille d'un officier de l'Empire, qui le poussait dans le sens conservateur.

La rivalité sourde entre Grévy et Gambetta apparut au grand jour dans la cérémonie des fêtes de Cherbourg, à l'occasion de la revue de la flotte (9 août 1880). On y vit le Président de la République Grévy, correct et froid, passant inaperçu volontairement, le président du Sénat Léon Say tenant un rôle effacé, le président de la Chambre Gambetta attirant tous les regards par son attitude et ses démonstrations oratoires. Le maire de Cherbourg porta naïvement un toast aux trois présidents. Gambetta répondit qu'il n'était pas conforme à la correction constitutionnelle de mettre les trois présidents sur le même plan, mais il donna l'impression que lui-même occupait le premier plan. Son discours au Cercle du commerce et de l'industrie parut même le mettre en opposition avec la politique étrangère de Grévy, partisan déclaré de la paix. Rappelant les désastres de 1870, il ajouta :

Les grandes réparations peuvent sortir du droit. Ce culte passionné qu'ont certains hommes pour l'armée... qui contient le plus pur du sang de la France... ce n'est pas l'esprit belliqueux qui anime... ce culte, c'est la nécessité, quand on a vu la France tombée si bas, de la relever et de la maintenir forte et puissante.... Si nos cœurs battent... ce n'est pas pour un idéal de sanglantes aventures, c'est pour que ce qui reste de la France reste entier, et que nous puissions compter sur l'avenir pour savoir s'il y a une justice immanente dans les choses qui vient à son jour et à son heure.

La formule fut relevée par un journal allemand officieux, qui appela Gambetta le chef du parti de la revanche.

Lorsque Grévy constitua son troisième ministère, Gambetta, écarté une fois de plus, entra plus ouvertement en rivalité avec les chefs de la Gauche républicaine, Grévy et Ferry. Il désirait remplacer le scrutin uninominal pour l'élection des députés par le scrutin de liste, qui lui permettrait de se présenter dans plusieurs départements ; il comptait, avec les députés élus sur les mêmes listes que lui, former une majorité dont il serait le chef indiscutable. Il savait Grévy et Ferry et la majorité du Sénat hostiles à son projet. Il essaya d'intimider le Sénat par la menace d'une révision de la Constitution.

Gambetta trouvait à l'extrême gauche un rival personnel, Clémenceau, qui se posait en continuateur de son ancienne politique radicale. Dans un discours à Marseille (1er octobre 1880), il reprocha à Gambetta d'exercer un pouvoir occulte.

La République actuelle est le premier gouvernement qui ait été institué légalement en France depuis la Révolution. Mais cet avantage est compensé par un inconvénient, c'est que les républicains sont arrivés au pouvoir en se plaçant sur le terrain du fait accompli plutôt qu'en faisant appel au sentiment réformateur. Les républicains sont divisés en deux classes, les théoriciens de l'absolu, utopistes, idéologues, et les hommes politiques. Mais les hommes sages... s'accommodent si bien au milieu qu'ils finissent par s'y trouver le mieux du monde et n'en veulent plus changer.... Ce nouveau dogme reçut le nom d'opportunisme, parce que les révélateurs s'érigeaient en juges de l'opportunité des réformes, non plus pour les classer et les exécuter, mais pour les ajourner.

A l'ouverture de la session de 1881, Gambetta, président de la Chambre, lut, contrairement à l'usage, un discours, auquel l'extrême gauche trouva le ton d'une leçon donnée de haut ; on le surnomma le discours du trône.

 

VIII. — LES ÉLECTIONS DE 1881.

LES conservateurs continuaient à perdre du terrain à toutes les élections. Au renouvellement par moitié des conseils généraux (août 1880), ils furent réduits à 407 sièges. Les républicains en obtinrent 1.026, avec un gain de 298, et eurent la majorité dans 66 conseils (sur 87).

Le renouvellement des conseils municipaux (janvier 1881) fit gagner aux républicains plus de n.000 conseils. D'après les statistiques du ministère, la majorité était républicaine dans près de 20.000 conseils, conservatrice dans 9.400, douteuse dans 750. A Paris, l'extrême gauche avait 40 sièges (sur 80), les opportunistes 30 seulement.

La Chambre terminait son mandat en octobre 1881. Il restait à décider suivant quel système se ferait l'élection. Gambetta décida un ancien ministre centre gauche, Bardoux, à présenter à la Chambre une proposition pour établir le scrutin de liste ; la commission, bien que défavorable, consentit à l'examiner (nov. 1880). Le Président de la République désirait conserver le scrutin uninominal. Le ministère se déclara neutre (3 de ses membres soutenaient le scrutin de liste). La commission, par 8 voix contre 3, conclut au rejet (mars 1881). Mais, après les vacances de Pâques, Gambetta obtint une petite majorité pour le passage aux articles, et pour le vote une majorité de 267 contre 202. Tous les groupes s'étaient coupés en deux : la droite 21 pour, 34 contre, — l'Appel au peuple 44 pour, 32 contre, — le centre gauche 16 pour, 15 contre, — la Gauche 69 pour, 61 contre, — l'extrême gauche 21 pour, 16 contre, — l'Union républicaine 96 pour, 44 contre ; c'était elle qui faisait la majorité.

En même temps l'extrême gauche avait présenté une demande de révision de la Constitution, dirigée contre la majorité du Sénat. Avant la discussion de la loi électorale au Sénat et de la révision à la Chambre, Gambetta fit à sa ville natale de Cahors une visite retentissante. Il vint avec une escorte d'une vingtaine de personnes, et fut reçu par les autorités officielles comme un souverain son hôtel se remplit de délégations venues pour le saluer ; on vit arriver des généraux et des préfets des départements voisins. Il prononça trois discours où il chercha à se concilier le Sénat, en repoussant la révision et se montrant disposé à une politique de paix. Ce voyage triomphal donna des armes à ses adversaires. Ils obtinrent de la Chambre, par 254 voix contre 136, le rejet de la proposition de révision (30 mai) ; le Sénat, par 148 voix contre 114, repoussa le scrutin de liste (9 juin). Ce fut un échec personnel pour Gambetta.

Le ministère Ferry avait engagé une expédition en Tunisie, et l'extrême gauche commençait à attaquer sa politique extérieure. On n'attendait pas l'élection de la Chambre avant, l'automne. Le 26 juillet, à l'improviste, le ministère annonça qu'il allait convoquer les électeurs pour le 21 août, afin de limiter, disait-il, au temps le plus court la durée de l'agitation électorale. L'extrême gauche interpella ; Clémenceau reprocha au ministère de vouloir étouffer la discussion. Un ordre du jour, déclarant que la fixation inattendue des élections générales à une date si rapprochée... aurait le caractère d'une surprise et constituerait une manœuvre électorale, ne fut rejeté que par 214 voix contre 201 (dont 120 de la droite.)

La campagne électorale fut très calme, sans aucune opération d'ensemble. Chaque candidat se présenta isolément avec son programme personnel, les manifestations de parti se réduisirent à quelques discours des chefs. Les conservateurs, découragés et désorganisés, renoncèrent à lutter dans la plupart des circonscriptions. Leurs électeurs, désespérant du succès, se désintéressaient de l'élection ; un de leurs journaux, le Figaro, déclara qu'il ne valait pas la peine de publier les professions de foi de leurs candidats.

La lutte s'engagea entre les chefs des groupes républicains sur les deux questions laissées en suspens, la révision de la Constitution, le scrutin de liste. J. Ferry commença par repousser la révision. Gambetta, à Tours (4 août), demanda une révision partielle, pour donner aux communes une représentation plus égale dans les collèges sénatoriaux et délimiter les attributions financières du Sénat. Il résuma ainsi son programme :

Je crois à la nécessité d'une majorité ministérielle. Il faut restituer à l'Etat et à ses agents leurs véritables prérogatives — délivrer le pouvoir central de l'oppression que font peser les pouvoirs locaux.

J. Ferry alors se prononça à Nancy (10 août) pour une révision tempérée, partielle et mitigée. Il engagea la gauche et l'Union républicaine à voter ensemble pour amoindrir la minorité monarchique. La République française approuva : Il n'y a plus ni gauche ni Union républicaine, il y a l'union des hommes décidés à doter notre pays de toutes les institutions démocratiques. Le National déclara : Le seul homme qui pouvait s'opposer à l'envahissement de Gambetta a fait sa soumission.

La lutte fut vive surtout entre Gambetta et l'extrême gauche. Il se présentait à la fois dans les 2 circonscriptions du 20e arrondissement, où il était élu depuis 1869. A Belleville il passa sans difficulté. Mais, à Charonne, une foule d'électeurs hostiles, massée dans la salle de la réunion électorale (17 août), fit un tapage tel qu'au bout d'un quart d'heure il renonça à parler. C'était son premier échec devant un auditoire démocratique. En se retirant il apostropha les manifestants : Esclaves ivres que j'irai chercher jusque dans leurs repaires ! Le comité radical du 18e arrondissement (Montmartre) reprit le mandat impératif sous la forme d'un contrat entre le peuple et ses mandataires, adopté en 1860 par Gambetta lui-même à Belleville. Les cahiers des électeurs présentés au candidat (Clémenceau), qui déclara les accepter, devaient servir de programme au nouveau parti radical-socialiste. Ils contenaient un énoncé des réformes réclamées par le parti et, une déclaration sur son esprit. Il s'agissait surtout de réformes politiques :

1° Révision de la Constitution — pour supprimer le Sénat et la Présidence de la République et soumettre ta Constitution à la ratification du peuple —. 2° Liberté individuelle, de la presse, de réunion, d'association garanties par la Constitution. 3° Séparation des Églises et de l'État, retour à la nation des biens de mainmorte, soumission de tous les citoyens au droit commun. 4° Droit de l'enfant à l'instruction intégrale. Instruction laïque, gratuite, obligatoire. 5° Réduction du service militaire rendu obligatoire pour tous ; suppression du volontariat, liberté de conscience dans Formée ; substitution progressive des milices nationales aux armées permanentes. 6° Justice gratuite et égale pour tous ; magistrature élective et temporaire ; révision des lois dans un sens démocratique ; abolition de la peine de mort. 7° Souveraineté du suffrage universel, scrutin de liste, limitation de la durée du mandat. Rétribution des fonctions électorales. Responsabilité personnelle et pécuniaire des fonctionnaires. Assimilation du mandat politique au mandat civil. Interdiction du cumul. 8° Décentralisation administrative.... 9° Autonomie communale ; la commune maîtresse de son administration, ses finances, sa police. dans les limites compatibles avec l'unité nationale. 10° Révision des contrats ayant aliéné des propriétés publiques, mines, canaux, chemins de fer. 11° Réforme de l'assiette de l'impôt. Suppression des octrois et de taxes de consommation. Impôt progressif sur le capital ou le revenu. 12° Impôt progressif sur les successions. 13° Rétablissement du divorce.

Ce programme politique — sauf les formules de principes, sur les pouvoirs publics, l'instruction intégrale, les milices nationales, la souveraineté du peuple, la décentralisation — allait être en un quart de siècle entièrement réalisé en ce qui regarde les libertés politiques, les cultes, l'instruction, le service militaire, le divorce ; il devait rester en suspens en matière de justice, d'impôt et d'autonomie communale. — Le programme social se réduisait à 4 articles, qui ont en très grande partie passé dans la pratique.

14° Réduction de la durée légale du travail. Interdiction dit travail des enfants au-dessous de quatorze ans dans les ateliers, mines, usines, manufactures. Caisse de retraites pour les vieillards et les invalides du travail. 15° Révision de la loi sur les prudhommes, extension de leur juridiction.... Abolition du livret. Responsabilité des patrons en cas d'accident garantie par voie d'assurance. Intervention des ouvriers dans l'établissement et l'application des règlements d'atelier. 16° Personnalité civile des syndicats ouvriers. Participation des syndicats aux adjudications publiques. Crédit au travail. 17° Réforme du système pénitentiaire et suppression de l'exploitation du travail des prisons.

La déclaration du candidat Clémenceau affirmait formellement l'opposition contre l'ancien parti radical.

Je leur demande de dire s'ils entendent continuer de revendiquer les réformes radicales dans l'ordre politique ou social, ou s'ils se résignent à passer sous le joug de cette politique personnelle qui énerve le parti républicain.... Notre programme... c'est l'énoncé sommaire des réformes par lesquelles le parti républicain s'est toujours proposé de détruire le principe monarchique si vivace dans nos institutions, afin de préparer la grande transformation sociale qui sera le couronnement de la Révolution française. C'est celui de la démocratie républicaine tout entière. C'est le drapeau de 1869 qui fut, en face de l'Empire triomphant, planté par nous sur les hauteurs de Belleville et de Montmartre. Vive la République démocratique et sociale !

On retrouve ici, avec le cri de ralliement de la Montagne en 1848, tout le programme de la Montagne, mais éclairci, précisé, et prenant conscience de son caractère négatif : l'œuvre de la République consiste à détruire méthodiquement toutes les institutions de la monarchie.

L'élection du 21 août se fit dans le calme et l'indifférence. Beaucoup d'électeurs ne se dérangèrent pas pour voter ; la comparaison avec les élections antérieures et ultérieures prouve que ce furent les conservateurs qui s'abstinrent. La proportion des abstentions fut de 29,45 p. 100 (au lieu de 18,70 en 1877). Le total des votants, sur 10 179.000 inscrits, ne fut que de 7 181.000 : 5.128.000 pour les candidats républicains, 1.789.000 pour les candidats conservateurs (le reste consiste en voix perdues). Mais ces chiffres ne donnent pas l'idée exacte de la force des partis, car, dans beaucoup de circonscriptions, à défaut de candidat conservateur, les électeurs conservateurs reportèrent leur voix sur un républicain.

Le résultat fut l'effondrement des groupes monarchistes réduits à 96 membres environ (45 impérialistes, 45 royalistes), élus presque tous dans la région nord-ouest, les deux Charentes et le Gers. Les républicains gagnaient 53 sièges, ils arrivaient à un total de 467 (sur 557 députés), ainsi répartis entre les groupes : centre gauche 39 gauche républicaine 168 — Union républicaine 201 — extrême gauche 46.

C'était, comme dans toutes les élections au scrutin uninominal, un déplacement général vers la gauche. Le- centre gauche était réduit à un petit groupe sans influence ; l'Union républicaine, plus que doublée, devenait le groupe principal de la majorité.