I. — LA RUPTURE ENTRE MAC-MAHON ET LE MINISTÈRE RÉPUBLICAIN. MAC-MAHON conservait son entourage, que J. Simon appelait un Conseil des ministres occulte. Avant de signer les décrets apportés par les ministres, il demandait le temps de les lire en promettant de les renvoyer le soir, et les soumettait à ses conseillers. Il n'avait accepté un président du Conseil républicain qu'à titre d'essai provisoire, avec l'arrière-pensée de disloquer la majorité. L'expérience n'ayant pas réussi, il résolut d'y mettre fin. Son dessein tut rendu public par un article de la Défense, l'organe de l'évêque Dupanloup, conseiller du maréchal en matière de religion. Nous ne mettons pas en doute la clairvoyance du maréchal, y était-il dit. Nous savons qu'il attend le jour et l'heure convenue pour déclarer l'expérience terminée (3 mars). Les conseillers de Mac-Mahon calculaient qu'à la fin de l'automne (novembre et décembre) auraient lieu les élections des conseillers généraux et des conseils municipaux qui auraient à élire en 1880 le tiers sortant du Sénat ; ils ne voulaient pas qu'elles se fissent sous un ministère républicain. La crise fut, hâtée par un conflit avec le clergé. Le pape venait de protester coutre une loi votée en Italie ; il engagea les évêques à exciter leurs fidèles à agir près de leurs gouvernements selon les lois de leurs pays, pour obtenir que l'on donnât un regard à la situation du chef de l'Église catholique et qu'on pourvût efficacement à écarter les obstacles à sa pleine et réelle indépendance. C'était à mots couverts demander le rétablissement du pouvoir temporel. Les évêques français firent signer une pétition adressée aux Chambres, leur demandant d'employer tous les moyens en leur pouvoir pour faire respecter l'indépendance du Saint-Père, sauvegarder son administration et assurer aux catholiques de France l'indispensable jouissance d'une liberté plus chère que toutes les autres, celle de leur conscience et de leur foi. Les républicains reprochèrent aux catholiques de pousser la France à l'aire la guerre à l'Italie. Cette campagne inquiétait le gouvernement italien et risquait de le rapprocher de l'Allemagne. Le ministère, obligé de prendre parti, interdit de tenir à Paris publiquement un congrès des associations catholiques de France, et l'obligea à prendre la forme d'une réunion de catholiques dans une maison particulière (3 avril). Puis une circulaire aux préfets interdit de colporter la pétition, dont les termes sont offensants pour les pouvoirs publics d'un pays voisin et ami. L'évêque de Nevers publia une lettre au Président de la République qui l'engageait à rompre avec la Révolution, et par une circulaire aux maires de son diocèse les invita à prendre part à l'agitation. Le ministre lui écrivit une lettre de blâme pour avoir excédé les limites de son pouvoir, et la commission du budget proposa de supprimer son traitement. Dès la rentrée des vacances de Pâques, une interpellation, signée des présidents des trois groupes de gauche, demanda au ministère de faire savoir les mesures prises... pour réprimer les menées ultramontaines dont la recrudescence inquiète le pays. La discussion dura deux jours (3-4 mai). Jules Simon, attentif à ne pas blesser Mac-Mahon, essaya d'atténuer la portée de la campagne en la réduisant à des manifestations isolées et impuissantes et d'une infinie minorité. Mais sur la captivité du pape à nome il eut une phrase qui irrita les catholiques. Le pape est libre. Quand on dit que le pape est prisonnier au Vatican, on dit une chose qui n'est pas vraie. Il est peut-être prisonnier volontaire, ruais il est libre de sa personne, sa volonté, ses décisions. Le soir, Mac-Mahon fit appeler J. Simon, et le félicita de
son discours, en ajoutant : Je ne vous reproche
qu'une chose, c'est de trop écouter ces gens. Nous pouvons nous passer d'eux.
Nous gouvernerons ensemble. Gambetta chercha au contraire à mettre à découvert les conseillers de Mac-Mahon. Autrefois une foi religieuse ardente... était au fond de ces querelles, tandis qu'aujourd'hui il n'y a qu'un calcul politique... une coalition de convoitises dynastiques. Les hommes politiques qui s'étaient donné à eux-mêmes... le nom de gouvernement de combat sont les mêmes qui... à la tête de cette agitation, signent des pétitions.... Ils appartiennent à la haute Assemblée, ils s'y sont réfugiés comme dans une citadelle. Les catholiques veulent mettre l'Etat en tutelle, ébranler le Concordat. Vous sentez qu'il y a quelque chose qui, à l'égal de l'ancien régime, répugne à ce pays, aux paysans de France, c'est la domination du cléricalisme. Et il conclut : Je ne fais que traduire les sentiments intimes du peuple de France en disant... ce que disait mon ami Peyrat : Le cléricalisme, voilà l'ennemi ! La formule des radicaux de l'Empire, lancée par Gambetta, devenait le cri de guerre du parti républicain. Pour obliger Jules Simon à prendre parti, un radical vint lire à la tribune un article de la Défense, organe de Dupanloup, où le premier ministre était traité comme un serviteur infidèle. M. J. Simon a été mis en demeure par le gouvernement du maréchal de donner solennellement au clergé et aux catholiques toutes les garanties désirables de protection et de sécurité, de proclamer hautement sa détermination de mettre fin aux violences radicales et de réprimer énergiquement cette guerre de presse.... Si au dernier moment M. J. Simon recule, s'il altère en quoi que ce soit la pensée du gouvernement qu'il représente, nous savons bien les moyens de l'obliger à venir enfin à la politique de protection religieuse et sociale à laquelle il a fait défaut jusqu'ici. J. Simon, à la tribune, jouant la surprise indignée, froissa dans sa main le journal qu'il feignit d'avoir ignoré, et repoussa comme une insulte à son honneur le reproche d'avoir parlé pour obéir à un ordre donné. La Chambre vota (par 304 voix contre 413) un ordre du jour impératif proposé par les présidents des trois groupes. Considérant que les manifestations ultramontaines, dont la recrudescence pourrait compromettre la sécurité intérieure et extérieure du pays, constituent une violation flagrante des lois de l'Etat, invite le gouvernement, pour réprimer cette agitation antipatriotique, à user des moyens légaux dont il dispose. Cette déclaration de guerre du parti républicain au parti catholique rompait l'équilibre où Jules Simon travaillait à se maintenir, en le forçant à prendre position plus à gauche que le maréchal ne pouvait le supporter. Il demanda en vain une formule de confiance dans le ministère, Gambetta refusa. J. Simon, résigné, déclara que le gouvernement acceptait l'ordre du jour. Il ne l'accepte pas, il l'avale, dit l'impérialiste P. de Cassagnac. Mac-Mahon avait compté sur J. Simon pour détacher la gauche et former avec le centre droit une majorité des centres ; il fut irrité de voir se former contre sa politique une majorité de gauche, et décida de rompre avec le ministère. Mais de Broglie l'engagea à ne pas faire éclater le conflit sur la question religieuse, et à attendre que le désaccord inévitable entre le ministère et la majorité lui permit d'intervenir sans violer les usages parlementaires. Il ne s'agissait que d'un délai : les conservateurs voulaient avoir le gouvernement avant l'élection des conseils municipaux. Le ministère était en désaccord avec la Chambre à propos de deux projets de lois, destinés à remplacer les régimes provisoires établis en I 874-75 par les ministères conservateurs. Le projet de loi municipale rendait au conseil municipal l'élection du maire et lui donnait la faculté d'admettre le public à ses séances. La commission, d'accord avec le gouvernement, en avait ajourné la discussion. La Chambre vota en première lecture un amendement qui rendait obligatoire la publicité des séances (12 mai). La Chambre demandait l'abrogation de la loi sur la presse votée en 1875 à la demande de Buffet. J. Simon, n'osant pas dire ouvertement que le maréchal s'y opposait, fit allusion aux motifs qui empêchent le président du Conseil de dire publiquement à la tribune ce qu'il a dit à la commission... ce que tout le monde sait. Malgré J. Simon, le renvoi à la commission fut rejeté, et l'abrogation des peines pour délits de presse votée en deuxième lecture, par 377 voix contre 55 (15 mai). Mac-Mahon connut la séance de la Chambre le jour même par
le télégraphe, et jugea le moment venu de se débarrasser du ministère. Dans
la soirée il envoya chercher le duc de Broglie, qui arriva vers minuit et eut
avec lui un entretien de plusieurs heures. L'histoire de cette décision,
obscurcie par des récits contradictoires, ne fut connue que plus tard. Le
lendemain matin fut déposée chez Jules Simon une lettre de la main du
maréchal (visiblement copiée, sans rature,
portant en surcharge trois mots omis). Mac-Mahon y parlait comme s'il
venait de lire le compte rendu dans l'Officiel, et cette fiction
dissimulait l'entretien de la nuit. Il se déclarait surpris que J. Simon
n'eût pas fait valoir à la tribune toutes les graves
raisons contre l'abrogation que dans le Conseil du matin même il
s'était chargé de combattre. Déjà on avait pu
s'étonner qu'il eût laissé discuter toute une loi municipale sans prendre
part à la discussion. Cette attitude du chef du
cabinet l'ait se demander s'il a conservé sur la Chambre l'influence
nécessaire pour faire prévaloir ses vues. Une explication à cet égard est
indispensable, car, si je ne suis pas responsable, comme vous, envers le
Parlement, j'ai une responsabilité envers la France, dont aujourd'hui plus
que jamais je dois rue préoccuper. C'était la théorie invoquée en 1849 par Louis-Napoléon quand il avait remplacé le ministère parlementaire par le gouvernement personnel, et exprimée par la même formule, la responsabilité envers la France. Le Président de la République, expulsant les ministres effectivement responsables devant, les Chambres, se déclarait responsable devant le pays, et reprenait le gouvernement. J. Simon trouva le matin cette lettre sur sa table et, croyant à un malentendu, alla chez le maréchal. Mac-Mahon lui dit qu'il acceptait sa démission, et déclara qu'il aimait mieux être renversé que de rester sous les ordres de Gambetta. J. Simon, jugeant toute discussion inutile en présence d'un acte politique délibéré d'avance, remit à Mac-Mahon sa lettre de démission. Le ministère démissionna dans la journée. Les républicains protestèrent aussitôt contre cet acte de pouvoir personnel du Président de la République. Une réunion plénière des gauches, tenue à Paris le soir, adopta un ordre du jour présenté par Gambetta. Vous savez, dit-il, par quel acte singulier, et en dehors de toutes les traditions du régime parlementaire, le Président de la République a frappé d'interdit tout un ministère qui n'avait été mis en minorité dans aucune des deux Chambres.... Il y a dans la lettre présidentielle l'affirmation d'une responsabilité propre, l'affectation d'un pouvoir personnel. Vous y répondrez par l'affirmation de l'autorité du pays dont vous êtes les représentants. L'ordre du jour devait exprimer trois idées : 1° rétablir les principes du gouvernement parlementaire sur la base de la responsabilité ministérielle ; 2° rappeler que la politique républicaine est la garantie de l'ordre et de la prospérité intérieure ; 3° résistance à la politique de hasard qui... pourrait lancer la France... dans des aventures dynastiques et guerrières. La Chambre décida (17 mai) de discuter aussitôt l'interpellation de la gauche. Gambetta protesta contre la prétention, suggérée par des conseillers bien connus, que le Président eût une responsabilité au-dessus de celle du Parlement ; la Chambre, par 347 voix contre 149, vota un ordre du jour qui précisait les termes du conflit : Considérant qu'il importe dans la crise actuelle, et pour remplir le mandat qu'elle a reçu du pays, de rappeler que la prépondérance du pouvoir parlementaire, s'exerçant par la responsabilité ministérielle, est la première condition du gouvernement du pays par le pays que les lois constitutionnelles ont eu pour but d'établir, déclare que la confiance de la majorité ne saurait être acquise qu'a un cabinet libre de son action et résolu à gouverner suivant les principes républicains qui peuvent seuls garantir l'ordre et la prospérité au dedans et la paix au dehors. Le parti républicain défendait à la fois la République, le régime parlementaire et la paix. II. — LE MINISTÈRE CONSERVATEUR DU 16 MAI. LE duc de Broglie forma dès le 17 un ministère de droite. Il y entra, outre les deux ministres conservateurs (Guerre et Affaires étrangères) du précédent cabinet, 1 légitimiste, 2 impérialistes, 3 orléanistes et un amiral (nommé plus tard). C'était à peu près le même personnel qu'au 21 mai 1873. Pour rassurer l'opinion sur le danger d'un conflit avec l'Italie, le gouvernement, par une note de l'Agence Havas, exprima sa volonté de maintenir la politique de paix avec toutes les Puissances et de réprimer avec la plus grande fermeté les démonstrations ultramontaines qui pourraient se produire. Le ministère, dès le 18 mai, prit position par un message du Président de la République. J'ai dû me séparer du ministère... et en former un nouveau. Voici les motifs qui m'ont amené à prendre cette décision. Après les élections j'ai voulu choisir pour ministres des hommes que je supposais être en accord de sentiments avec la majorité de la Chambre. Il y a eu successivement deux ministères. Ni l'un ni l'autre n'a pu réunir une majorité solidement acquise à ses propres idées. Après ces deux tentatives également dénuées de succès, je ne pouvais faire un pas de plus... sans demander appui à une autre fraction du parti républicain, celle qui croit que la République ne peut s'affermir sans avoir pour complément... la modification radicale de toutes ses grandes institutions administratives, judiciaires, financières et militaires. Ce programme est bien connu.... Ni ma conscience ni mon patriotisme ne me permettent de m'associer même de loin et pour l'avenir au triomphe de ces idées : je ne les crois opportunes ni pour aujourd'hui ni pour demain.... Tant que je serai dépositaire du pouvoir, j'en ferai usage dans toute l'étendue de ses limites légales pour m'opposer à ce que je regarde comme la perte de mon pays. Mais... ce n'est pas le triomphe de ces théories qu'il a voulu aux élections. Ce n'est pas œ que lui ont annoncé ceux — et c'étaient presque tous les candidats — qui se prévalaient de mon nom.... S'il était interrogé de nouveau et de manière à prévenir tout malentendu, il repousserait cette confusion. J'ai donc dû choisir — et c'était mon droit constitutionnel — les conseillers qui pensent comme moi sur ce point. Ce message du Président aux Chambres devenait ainsi un manifeste adressé au pays, où le ministère exposait sa politique. Le Président de la République, parlant le langage d'un chef de gouvernement personnel, comme en 1840, s'attribuait le droit de choisir les ministres, ses conseillers, suivant ses préférences personnelles, dans le parti dont il partageait les opinions, et de régler à son gré la composition de la majorité dont il excluait à jamais une fraction des représentants. Il se déclarait prêt à gouverner, non pas, suivant l'esprit du régime parlementaire, en chef d'État irresponsable, mais en employant tous les pouvoirs qu'il pourrait tirer de la lettre des lois de 1875 à empêcher les innovations et à écraser tous les radicaux, même les opportunistes. Il annonçait une dissolution et de nouvelles élections où il ferait personnellement appel aux électeurs contre les républicains. Aussitôt après la lecture du message, fut lu un décret qui ajournait les Chambres au 16 juin, de façon à empêcher les républicains de parler. A cette déclaration de guerre les groupes de gauche de la Chambre répondirent par une déclaration d'union entre tous los républicains. La réunion plénière. tenue à Versailles le 18, adopta un manifeste rédigé par Spuller, l'ami de Gambetta. Les groupes de gauche du Sénat publièrent une résolution qui exprimait la conviction que le Sénat ne s'associerait à aucune entreprise contre les institutions républicaines. Le 19, un Comité de permanence fut formé avec les bureaux des groupes et des députés influents. Le manifeste aux électeurs fut publié le 20 mai, signé par 363 députés (on avait accepté tous ceux qui donnaient leur nom). Il posait les républicains en défenseurs du régime parlementaire et de la République. Un cabinet qui n'avait jamais perdu la majorité dans aucun vote a été congédié sans discussion.... Notre première pensée est de nous tourner vers vous et de vous dire, comme les républicains de l'Assemblée nationale au lendemain du 24 mai, que les entreprises des hommes qui reprennent aujourd'hui le pouvoir seront encore une fois impuissantes. La France veut la République, elle l'a dit au 20 février 1876, elle le dira encore.... Nous, vos mandataires.... nous vous appelons à prononcer entre la politique de réaction et d'aventure, qui remet brusquement en question tout ce qui a péniblement gagné depuis six ans, et la politique sage et ferme, pacifique et progressive quo vous avez déjà consacrée. Le ministère surnommé le gouvernement du 16 mai commença son action pratique par un changement du personnel. De Fourtou, ministre de l'Intérieur, fit un bouleversement complet, qui atteignit le 20 mai 63 préfets (41 révoqués, 22 déplacés), le 21, 14 préfets, le 31, 107 sous-préfets ou secrétaires généraux. Il les remplaça par les anciens préfets du 24 mai, la plupart d'origine impérialiste. — De Broglie, ministre de la Justice, dont le personnel était resté conservateur, se borna à révoquer 5 procureurs généraux et 4 procureurs de la République. Les journaux impérialistes compromirent le ministère par leur approbation. Hier nous étions traqués comme des chiens, dit le Pays (19 mai). Aujourd'hui nous sommes au pouvoir.... Un bataillon bien commandé supplée admirablement aux lacunes de la Constitution. Et plus tard : Faites le grand nettoyage. Que le balai devienne un symbole et la hampe du drapeau français à l'intérieur. Les légitimistes se contentèrent d'un ministère, la Marine, donné à l'un des leurs, et de la promesse qu'à l'expiration de ses pouvoirs Mac-Mahon, en 1880, ne ferait pas attendre le rai. Une circulaire de Dreux-Brézé, chef du bureau royal (14 juin), annonça l'accord fait entre les monarchistes à deux conditions : une représentation équitable des électeurs royalistes, l'assurance que la loi du septennat ne pourrait être modifiée. Les orléanistes parlementaires se plaignirent qu'on eût donné trop de pouvoir aux impérialistes. Le comte de Paris dit, à un ami : Je connais tous ces gens-là, ils sont absolument incapables de mener à bien la campagne. Quand on lui fit prévoir un coup de force, il protesta contre ce procédé bonapartiste. En Europe, tous les journaux lamèrent le 16 mai, sauf les organes catholiques. Le gouvernement essaya de faire paraître dans le Times un article que l'Agence Havas annonça d'avance comme contenant une plus saine appréciation des choses (10 juin) ; mais le Times ne le publia pas. La crise du 16 mai prenait la forme d'un conflit entre deux doctrines politiques et d'une rivalité entre deux personnels. Elle ouvrait une période de manifestes et de discours. III. — LA DISSOLUTION DE LA CHAMBRE ET LES THÉORIES EN CONFLIT. L'AJOURNEMENT des Chambres à un mois avait donné au ministère le temps de préparer ses agents de combat. Le jour de la rentrée (16 juin), il entra en conflit avec la Chambre par une déclaration du ministre de l'Intérieur. Le Président demeure convaincu après deux essais.... qu'aucun ministère ne peut réunir une majorité durable dans cette Assemblée sans demander un point d'appui au parti qui professe les doctrines radicales, et par là même sans en favoriser les progrès. Plein de respect pour les institutions qui nous régissent et résolu à les maintenir intactes, il croit avoir le droit d'user de toutes les prérogatives qu'elles lui donnent pour s'opposer à ce qu'un pas de plus soit fait dans une voie qui lui parait conduire à la ruine... du pays.... Quand un désaccord éclate entre deux pouvoirs publics, la Constitution a prévu le moyen d'y mettre un terme, le recours au jugement du pays par la dissolution. Le ministère affirmait son respect pour la Constitution, mais en l'interprétant dans le sens du pouvoir personnel du Président. et en évitant le nom de république. — La Chambre répondit par une interpellation sur la composition du cabinet, avec ce considérant : Le ministère.... est composé des hommes dont la France a déjà condamné la politique ; leur présence au pouvoir compromet la paix intérieure et extérieure. Alors s'engagea un tournoi politique entre les orateurs des deux partis qui condensèrent en formules très précises cieux théories opposées sur la nature du gouvernement. Du côté des républicains ce furent, dans la Chambre, un vieux parlementaire du centre gauche. Bethmont, puis Gambetta (16 juin), J. Ferry de la gauche, Louis Blanc de l'extrême gauche, Léon Renault, l'ancien préfet de police, le plus conservateur des républicains (19 juin), — au Sénat, Victor Hugo (dont le discours fut littéraire), Bérenger, Bertauld, Laboulaye, tous du centre gauche, puis Jules Simon (21-22 juin). Du côté des conservateurs, les ministres seuls parièrent : à la Chambre, de Fourtou le 16 juin, Pâris, ministre des Travaux publics, le 18 juin, — au Sénat, de Broglie et le ministre de l'Instruction (22 juin), — sans compter les interruptions des impérialistes. Le premier jour (16 juin) se passa une scène qui devint aussitôt fameuse parmi les républicains. De Fourtou ayant dit que l'Assemblée avait libéré le territoire, un député républicain se leva, et, montrant Thiers assis à son banc, s'écria : Le libérateur du territoire, le voilà. Toute la majorité se leva, et fit à Thiers une ovation de plusieurs minutes. Les ministres développèrent la théorie du message du 18 mai et de la déclaration du 16 juin. La situation est nette, dit de Fourtou : Nous n'avons pas votre confiance, vous n'avez pas la nôtre.... Il s'est établi une lutte profonde entre les tendances conservatrices et les tendances radicales.... La fraction avancée... tend à abaisser devant la Chambre les deux autres grands pouvoirs de l'État, à absorber le pouvoir exécutif et à fonder sur son impuissance la domination absolue et irresponsable d'une sorte de Convention nouvelle. L'opportunisme s'est quelquefois efforcé de tempérer l'intensité de ces conflits. Mais l'opportunisme... ce n'est pas le radicalisme corrigé, adouci, transigeant ; c'est le radicalisme patient, caché, qui se ménage le moyen... de surprendre le pays après lavoir endormi.... L'acte réparateur du 16 mai... est intervenu pour arrêter le mouvement au terme duquel se serait rencontré l'abaissement irrémédiable de la nation française.... Le maréchal est venu rétablir l'équilibre nécessaire entre les pouvoirs publics en sauvegardant contre vos empiétements l'indépendance du Sénat et sa propre indépendance.... Au lieu de troubler le fonctionnement régulier et paisible de la Constitution, il l'a sauvée de vos mains, en même temps qu'il barrait le passage au radicalisme montant... par des cheminements couverts à l'assaut de la société.... Nous sommes, nous, les amis de la France de 1789... nous sommes la France de 1789 se dressant contre la France de 1793. Le message du Président, lu au Sénat le 16 juin, pour demander la dissolution de la Chambre, disait : La France veut comme moi maintenir intactes les institutions qui nous régissent. Elle ne veut pas plus que moi que ces institutions soient dénaturées par l'action du radicalisme. Elle ne veut pas qu'en 1880, le jour où les lois constitutionnelles pourront être révisées, tout se trouve préparé d'avance pour la désorganisation de toutes les forces morales et matérielles du pays. De Broglie déclara au sénat qu'il allait s'expliquer sur deux points, la résolution du Président, le ministère chargé de l'exécuter. Le Président forme à lui seul un pouvoir public indépendant ; il n'est comparable ni au Président des États-Unis ni au Président de la République de l'Assemblée de 1871, simple délégué exécutif. Il a des attributions indépendantes... le choix des ministres, la nomination à tous les emplois, le droit de proroger et de dissoudre.... La Chambre est avec le Sénat en conflit constant ; c'est un dissentiment latent, silencieux.... Les deux Chambres sont animées d'un esprit différent, l'esprit conservateur qui veut maintenir les anciennes institutions du pays, l'esprit radical qui veut faire de la République l'instrument et le symbole d'une grande transformation. Le radicalisme... a appris l'art... de prendre un masque.... Il veut prendre la société sans qu'elle s'en doute, sans qu'elle s'en effraie.... A ses ministres le Président n'a demandé qu'une chose, ne faire aucune concession au parti radical. Jules Simon n'était pas le véritable chef de la majorité ; c'est donc Gambetta qu'il aurait fallut appeler. Quand on s'appelle le maréchal de Mac-Mahon, on n'est pas allié et solidaire de M. Gambetta. Le ministre de l'Instruction publique Brunet répondit, en termes agressifs aux questions des opposants. Les causes du conflit ? Le progrès du radicalisme. — Le programme du ministère ? La défense des institutions contre les empiétements du radicalisme, de la République modérée et révisable. Nous ne rêvons pas un retour immédiat, un retour violent à la monarchie et à l'Empire. Ce que nous voulons, c'est faire la guerre au radicalisme. Le gouvernement a le droit de déclarer les candidats qu'il préfère et d'établir l'état de siège, le jour où le danger deviendrait apparent. Les républicains attaquèrent le 10 mai comme un coup de force de la coalition monarchique. Ce ministère n'est pas nouveau pour nous, dit Bethmont. Nous l'avons déjà vu au 24 mai 1873.... L'Assemblée nationale... l'avait déjà condamné et trouvé trop monarchique et trop clérical.... C'est un coup de force revêtu d'une apparence légale, mais combiné, voulu, préparé, un coup d'autorité qui a profondément ému la France, inquiété et troublé tous les intérêts. La raison de ce coup ? 1° La République allait chaque jour grandissant dans l'estime de l'Europe et la confiance du pays, les partis monarchiques se voyaient perdus. 2° L'approche des élections aux conseils généraux et municipaux.... 3° Un autre motif plus profond.... parti clérical se sentait perdu... il a fait que l'acte du 16 mai a été décidé. Gambetta, personnellement désigné comme l'adversaire de Mac-Mahon, dénonça la manœuvre ridicule d'opposer un député au chef de l'État. Il décrivit la composition hétérogène de la coalition : trois partis unis par la haine de la démocratie et de la République, et dont deux sont les dupes du troisième (le parti impérialiste). C'était du Vatican qu'était parti le coup. Un cri a traversé la France.... C'est le gouvernement des prêtres, le ministère des curés.... Vous vous appelez la Contre-révolution.... Nous avons en face de nous des nobles qui ne veulent pas s'accommoder de la démocratie, et une congrégation qui veut asservir la France. Enfin, rappelant le succès des adversaires de Charles X, il prophétisa : Nous partons 363, nous reviendrons 400. Jules Ferry déclara la politique du cabinet à la fois antiparlementaire et antirépublicaine. La lutte qui s'établit ici et se dénouera devant le pays... est bien vieille, c'est la lutte du gouvernement personnel contre le gouvernement parlementaire. La Constitution du 25 février repose tout entière sur l'article 6.... — Les ministres sont solidaires et responsables.... — Quand, d'après la Constitution... on est déclaré irresponsable... on n'a pas le droit de revendiquer un atome de gouvernement personnel.... Nous qui avons entendu faire de Mac-Mahon le président constitutionnel d'une république parlementaire, nous apprenons par la bouche de l'un de ses ministres.., que nous n'avons mis dans cette Constitution... que le garde et le factionnaire des partis hostiles à la République. Le ministère Buffet a laissé garnison dans la place, un corps de fonctionnaires, et on assiste à ce spectacle singulier : les fonctionnaires hostiles à la République, énergiquement maintenus par des influences extra-ministérielles entourant le Président et formant un gouvernement occulte.... Ne pouvant user J. Simon, ils l'ont brisé. Le rideau est tombé, et le gouvernement occulte devient le gouvernement officiel. Léon Renault voulut faire entendre la voix d'un député qui l'a jamais varié ni dans ses opinions conservatrices ni dans ses sentiments libéraux. Les ministres ne sont pas les hommes de 1789, ils sont les hommes de 1852. Ils entendent les principes de 89 comme l'auteur de la Constitution de 52.... Le cabinet a fait descendre Mac-Mahon dans nos luttes... lui a assigné le rôle de restaurateur de la candidature officielle au profit de tous les ennemis du gouvernement dont il a la garde. Au Sénat, Jules Simon se justifia du reproche de soumission à Mac-Mahon, et, il déclara qu'il avait été renvoyé pour avoir accepté l'ordre du jour anticlérical. Nous sommes tombés avec le régime parlementaire.... Comment allez-vous faire les élections ? Vous allez chercher dans l'administration de l'Empire les préfets les plus compromis par leurs violations des lois électorales.... Allez-vous avoir les candidats de Mac-Mahon qui dans deux ans seront les juges.... de sa candidature à une nouvelle présidence ?... C'est le 24 mai qui dit à la Chambre : Vous n'ôtes pas comme moi cléricaux et antirépublicains ; allez-vous-en. Bérenger demanda au cabinet ce qu'il ferait en cas d'échec. Vous n'avez pas la prétention de vous présenter au nom des républicains ? Pas un seul ne sera avec vous. Les candidats que patronne le ministère parlent... une autre langue : — Nous irons tous à l'assaut de la République avec le coq, l'aigle, le lys.... Le gouvernement ?... Faute de pouvoir soutenir une doctrine, il se rattache à un homme... Les conservateurs croient que le nom du maréchal a été un talisman dans la dernière élection. Mais à une condition, c'est d'are allié avec le mot de République. Laboulaye, un des théoriciens les plus estimés du parlementarisme libéral, déplora la perversion du régime constitutionnel : Nous allons tout droit au régime personnel. Nous avons fait une république parlementaire.... Le chef de l'État ne peut pas faire un seul acte sans un ministère responsable, il est l'arbitre des partis, il n'a jamais le droit de prendre le rôle de combattant.... Ce régime, le ministère le conserve-t-il ? Est-ce lui qui couvre le maréchal, ou le maréchal qui couvre le ministère ? Ces discours éclairent le conflit qui allait décider de l'avenir de la République parlementaire en France. Ils marquèrent, avec une précision et une ampleur sans précédent, l'opposition irréductible qui avait amené les conflits classiques de Charles X avec la Chambre française en 1830, de Bismarck avec le Landtag de Prusse en 1862 : le choc entre deux conceptions opposées, sur le pouvoir qui doit exercer l'autorité dans l'État. L'autorité supérieure réside-t-elle dans le chef de l'État, c'est le gouvernement personnel. Appartient-elle à la représentation de la nation, c'est le gouvernement parlementaire. Les ministres du 16 mai fondaient leur politique sur quelques propositions fondamentales, auxquelles s'opposaient point par point les réponses des républicains. Le ministère disait : 1° Le Président, chef du pouvoir exécutif, a la prérogative de choisir les ministres, qui acceptent d'appliquer sa politique. La Chambre n'est qu'un pouvoir coordonne, sans prédominance sur les autres ; les deux autres pouvoirs ont le droit de l'empêcher d'imposer sa volonté, de façon à maintenir l'équilibre. — Les républicains répondaient que le Président, étant irresponsable, n'a pas le droit d'avoir une politique personnelle, car alors son pouvoir serait sans frein. Puisque les ministres sont, responsables envers la Chambre, il n'a pas le droit d'imposer des ministres repoussés par la majorité ; la formation d'un ministère pris dans la minorité est. un coup de force légal. Un ministère ne peut se maintenir qu'avec le consentement de la Chambre ; c'est elle qui en cas de conflit doit forcément avoir le dernier mot, puisqu'elle seule représente la nation. 2° Le Président de la République, dit, le ministère, ne peut consentir à prendre un ministère allié des radicaux, ennemis de l'ordre social qu'il a le devoir de défendre. — Les républicains ne répondent pas en invoquant le principe dui interdit au chef de l'État de se l'aire juge de la majorité et d'exclure un parti pour des motifs de sentiment ; ils repoussent la distinction entre les groupes républicains ; tous ont pour but commun de défendre la République contre un ministère composé uniquement d'adversaires de la République, soutenu par les partisans de la restauration de la monarchie et de la domination du clergé. 3° Le ministère soutient qu'il ne touche pas à la République ; il ne veut que maintenir intacte la Constitution, en attendant la révision de 1880 ; il écarte du pouvoir les radicaux qui préjugeraient la question en empêchant de discuter la forme du gouvernement. — Les républicains répondent que le but véritable des ministres est de préparer la destruction de la République en donnant le pouvoir administratif au personnel de l'Empire. 4° Le ministère, en faisant appel par la dissolution de la Chambre au pays conservateur, laisse entendre que le Président désignera ses candidats et restera au pouvoir, quel que soit le résultat des élections, de façon à soutenir les fonctionnaires même contre une nouvelle Chambre. — Les républicains répondent que, le peuple étant souverain, son vote tranchera la question et obligera le Président à exécuter la volonté du peuple. 5° Les ministres déclarent se rattacher à la tradition libérale de 1789 contre les radicaux continuateurs de la Convention et du régime autoritaire de 1793. — Les républicains répliquent que les ministres sont les hommes du 24 mai, et ne représentent que le régime arbitraire de 185'2. Le résultat était connu d'avance. La Chambre, par 363 voix contre 158, vota un ordre du jour de défiance. Considérant que le ministère a été appelé aux affaires contrairement à la loi des majorités qui est le principe du régime parlementaire : Qu'il s'est dérobé le jour même de sa formation à toute explication devant les représentants du pays, qu'il a bouleversé toute l'administration intérieure afin de peser sur les décisions du suffrage universel par tous les moyens ; Qu'à raison de son origine et de sa composition, il ne représente que la coalition des partis hostiles à la République... conduite par les inspirateurs des manifestations cléricales déjà condamnées par la Chambre ; Qu'il a laissé impunies les attaques contre la représentation nationale et la provocation directe à la violation de la loi ; Qu'il est un danger pour l'ordre et la paix, une cause de trouble pour les affaires et les intérêts : Déclare que le ministère n'a pas la confiance des représentants de la nation. Le Sénat, par 449 voix contre 130, autorisa la dissolution (22 juin). Le 25, le ministère la prononça. IV. — LA PRESSION MINISTÉRIELLE. LA solution du conflit dépendait des élections. Le personnel administratif reprit les procédés de pression officielle de l'Empire. Les circulaires des ministres en tirent la théorie. — Le ministre de l'Intérieur disait le 3 juillet : Les gouvernements ont un devoir de direction générale et d'initiative énergique qui leur commande d'éclairer l'opinion et de la protéger contre les erreurs sans nombre propagées par les partis hostiles. Le gouvernement n'a pas seulement le droit, il a le devoir de faire connaître au corps électoral les candidats qui combattent sa politique... de dire aux populations : Voila le candidat... qui représente mes tendances et mon programme. Vous êtes libres de choisir, mais vous choisirez en pleine connaissance de cause.... Les élections du 20 février (1876) contiennent des enseignements.... Tous ont invoqué comme titre principal à la confiance publique leur dévouement au maréchal... et c'est sous ce grand patronage usurpé qu'on a vu les électeurs abusés choisir la plupart de ceux qui ont été depuis ses adversaires déclarés.... Les fonctionnaires de tout ordre sont unis au pouvoir qui les nomme et dont ils exercent la délégation par des liens qu'ils n'ont pas le droit d'oublier. Nous ne pourrions admettre l'hostilité d'aucun deux. C'était la théorie impériale que le gouvernement a le droit de désigner ses candidats, et que les fonctionnaires ont le devoir de les soutenir ; Mac-Mahon y ajoutait l'illusion que les républicains en 1876 avaient été élus grâce à son patronage. Une circulaire aux préfets (9
juillet) leur recommanda de se montrer
bienveillants envers les agents voyers qui rempliraient leur devoir avec
conscience et dévouement et... énergiques à
l'égard de ceux qui feraient preuve de négligence on de mauvais vouloir.
— Le ministre de l'Instruction demanda aux préfets der juillet, de signaler
les fonctionnaires de l'enseignement qui prendraient
dans le département une attitude politique de nature à leur créer des
difficultés. — Le ministre des Travaux publics rappela aux Compagnies
de chemin de fer que l'administration avait le droit de requérir la
révocation de leurs employés, et annonça l'intention d'user
de ses pouvoirs à l'égard des agents qui mettraient au service d'une propagande
hostile au gouvernement l'influence qu'ils tirent de leurs fonctions. —
Le ministre des Finances rappela aux préfets qu'ils pouvaient suspendre les
titulaires des bureaux de tabac pour torts
politiques. — Le ministre de l'Agriculture et du Commerce disait aux
préfets, tout en déclarant étrangères à la politique
les attributions de ses agents : Il importe à la
sincérité même des élections que les hommes qui représentent à un degré
quelconque le gouvernement ne viennent pas contrarier l'action que vous devez
exercer en son nom. Le ministère se servit même du Moniteur officiel des communes, affiché dans toutes les mairies, pour attaquer la Chambre (5 juillet) : elle n'avait, en 15 mois, pas accompli une seule réforme, pas réalisé un seul progrès... toute son action s'était bornée à casser des élections par esprit de parti, à paralyser systématiquement la marche des affaires. à refuser du travail aux ouvriers et à réclamer la liberté absolue des cabarets. — Le 9 juillet, après la revue passée par Mac-Mahon : Les partisans de la Commune, les complices des incendiaires et des scélérats de 1871 que le maréchal a vaincus et écrasés dans les rues de Paris n'étaient pas à cette grande fête militaire. On n'y voyait pas non plus aucun des 363 anciens députés radicaux qui ont pour programme de désorganiser et de supprimer l'armée, comme ils voudraient désorganiser et détruire tout ce qui fait encore notre prospérité et notre gloire.... Ils avaient refusé de s'associer à cette démonstration nationale. Sur les colporteurs le ministère employa les moyens de contrainte que lui laissait le pouvoir discrétionnaire légué par l'Empire. Il usa de la loi de 1849 qui imposait aux colporteurs une autorisation du préfet toujours révocable pour réserver (suivant l'exemple de Buffet en 1875) la vente sur la voie publique aux agents reconnus dignes de cette faveur par leurs antécédents, leur moralité et les garanties qu'ils assurent à l'ordre social. Pour se débarrasser des républicains, le ministre ordonna la révision générale de toutes les autorisations, et écrivit aux préfets : Vous saurez faire comprendre h tous les vendeurs ou distributeurs de journaux et d'imprimés que leur nouvelle autorisation leur serait immédiatement retirée, s'ils se faisaient les complices des mensonges, calomnies et attaques dont la société, le gouvernement et les lois sont journellement l'objet. Le pouvoir discrétionnaire de fermer les débits de boisson servit à fermer les locaux où se réunissaient les républicains. Une circulaire du 4 octobre ordonna aux préfets de surveiller les cafés, cabarets et débits qui tendraient à se transformer en centres d'action et de propagande politique. Le débitant devait, sous peine du retrait d'autorisation, empêcher la lecture à haute voix des journaux, professions de foi, brochures, les discussions politiques, l'apposition sur les murs à l'intérieur de placards électoraux, la distribution d'écrits et de bulletins de vote. — Le pouvoir discrétionnaire sur les sociétés servit à fermer les cercles républicains et les loges maçonniques. — Le pouvoir de contrôle sur les municipalités permit de suspendre les conseils municipaux ; on les remplaça par des commissions municipales formées de conservateurs. Contre les journaux on usa de la loi de 1875, qui renvoyait à la correctionnelle presque tous les délits de presse. Le ministre ordonna de poursuivre pour délit de fausses nouvelles ceux qui parleraient de prétendus troubles apportés aux transactions commerciales par l'acte patriotique du 16 mai. Gambetta, dans une réunion à Lille, avait dit : Après que la nation aura parlé, il faudra se soumettre ou se démettre. Il fut poursuivi pour offense au Président, et condamné à trois mois de prison, mais il avait fait défaut, et la sentence resta sans effet. Une statistique des mesures de répression, publiée à la tin de l'année par les journaux, donne pour sept mois (du 16 mai au 14 décembre) 613 conseils municipaux dissous, 1.743 maires et 1.334 adjoints révoqués, 344 cercles, sociétés, loges ou comices agricoles dissous, 2 067 débits de boisson fermés, 4 779 fonctionnaires déplacés, t 385 révoqués ; un total de 3.271 poursuites et 2.709 condamnations, dont 1.109 pour contravention ou colportage, 165 pour fausses nouvelles, 114 pour cris séditieux, 424 pour offense au Président de la République, 415 pour outrages aux agents de l'autorité. Quelques-uns de ces procès firent rire les opposants dans toute la France. Un journal, décrivant une brochure de propagande conservatrice où Mac-Mahon était représenté à cheval, ajoutait : La monture a l'air intelligent, ma foi ! Il fut poursuivi pour offense au Président de la République. V. — LA CAMPAGNE ÉLECTORALE. POUR lutter contre le ministère, les républicains décidèrent d'opérer de concert sous la direction d'un Comité, formé des trois groupes républicains du Sénat, devenus, par la dissolution de la Chambre, les seuls représentants officiels du parti républicain. Le comité publia deux manifestes, l'un au début de la campagne (27 juin), l'autre à la fin (11 octobre). Le premier déclarait : La réélection des 363 députés qui ont voté l'ordre du jour du 19 juin contre le ministère de Broglie est un devoir civique et s'impose an pays comme s'est imposée en 1830 la réélection des 221. Cette réélection sera l'affirmation la plus solennelle que la France puisse donner de sa volonté de maintenir et consolider les institutions républicaines. Les 363 sortants se présentèrent tous avec le même programme, et il fut convenu qu'aucun candidat républicain ne se présenterait contre aucun des 363. Un Comité républicain de jurisconsultes publia des consultations sur les abus de pouvoir des ministres : fermeture en masse des débits de boisson, affiches blanches des candidats officiels, entraves au colportage, révocation de maires pour refus d'afficher le Moniteur des communes. Le ministère fit intervenir personnellement Mac-Mahon par une tournée dans les départements où il prononça des discours. A Bourges (28 juillet) il parla de marcher à la tête des hommes d'ordre de tous les partis. A Évreux (16 août) il se défendit du soupçon de menacer la Constitution. Elle ne peut l'être que par ceux dont les doctrines inquiètent tous les intérêts et mettent en péril les principes dont le maintien est nécessaire à toute forme de gouvernement. A Bordeaux (10 septembre) il dit : L'ordre ne sera pas troublé et, lorsque le pays aura répondu à mon appel, la Constitution fonctionnera sans entraves. A Châtellerault (11 septembre) : Des élections favorables à ma politique rendront bientôt au pays le calme et la prospérité. La tactique républicaine, pour rassurer les modérés, était d'opposer à Mac-Mahon son prédécesseur Thiers, prêt, en cas de démission, à devenir son successeur. La mort subite de Thiers (3 septembre) alarma les républicains ; ses funérailles, suivies par un énorme cortège, furent dans Paris un jour de deuil où l'on ferma les magasins. Les gauches choisirent Grévy pour lui succéder comme candidat clans sa circonscription de Paris, le désignant ainsi comme le futur successeur de Mac-Mahon, et montrant à la France que Gambetta n'était pas le chef du parti républicain. La loi, en cas de dissolution, fixait à trois mois le délai de convocation des électeurs, avec le sens évident de réunion pour le vote. Le ministère, par une interprétation littérale, attendit la fin des trois mois, le 22 septembre, avant de publier le décret qui convoquait les électeurs à voter le 14 octobre. Alors s'ouvrit la période électorale. Le 19 septembre, Mac-Mahon était entré personnellement dans la lutte par un manifeste aux Français. Je ne prétends exercer aucune pression sur votre droit, mais je tiens à dissiper les équivoques.... La Chambre des députés, échappant chaque jour davantage à la direction des hommes modérés et de plus en plus dominée par les chefs avoués du radicalisme, en était venue à méconnaître la part d'autorité qui m'appartient.... Elle allait... substituer à l'équilibre nécessaire des pouvoirs établi par la Constitution le despotisme d'une nouvelle Convention.... On vous a dit que je voulais renverser la République. Vous ne le croirez pas.... Ce que j'attends de vous, c'est l'élection d'une Chambre qui, s'élevant au-dessus des compétitions des partis, se préoccupe avant tout des affaires du pays. Aux dernières élections on a abusé de mon nom.... Mon gouvernement vous désignera pariai les candidats ceux qui seuls pourront s'autoriser de mon nom. Cet aveu public de la candidature officielle, combiné avec la chimère d'une Chambre d'affaires sans couleur politique, rappelait le langage du gouvernement impérial. La conclusion était encore plus autoritaire. Des élections favorables à ma politique faciliteront la marche régulière du gouvernement existant. Elles affirmeront le principe d'autorité sapé par la démagogie.... Des élections hostiles aggraveraient le conflit entre les pouvoirs publies, entraveraient le mouvement des affaires.... Quant à moi, mon devoir grandirait avec le péril. Je ne salirais obéir aux sommations de la démagogie. Je ne saurais ni devenir l'instrument du radicalisme ni abandonner le poste où la Constitution m'a placé. Je resterai, pour défendre, avec l'appui du Sénat, les intérêts conservateurs, et pour protéger énergiquement les fonctionnaires fidèles qui, dans un moment difficile, ne se sont pas laissé intimider par de vaines menaces. Le gouvernement, pour rassurer ses fonctionnaires, faisait donc dire par le Président qu'il opposerait sa volonté personnelle à la volonté de la nation et ne tiendrait pas compte d'un vote opposé à ses désirs. Sa tactique était d'épouvanter les modérés en les obligeant gouvernement à choisir entre le gouvernement du maréchal et le radicalisme. C'était le sens de l'affiche électorale Mac-Mahon ou Gambetta, placardée dans beaucoup de circonscriptions. Le parti républicain était servi par la crainte qu'une Chambre conservatrice ne se laissât entraîner dans une guerre contre l'Italie. Le gouvernement essaya d'abord de rassurer le public par les déclarations pacifiques du ministre des Affaires étrangères Decazes (18 juin, 17 septembre). Puis il ordonna aux préfets de poursuivre ceux qui représentent faussement le gouvernement comme obéissant à des influences cléricales (5 octobre), et aux procureurs généraux de poursuivre ceux qui pourraient être tentés d'alarmer l'esprit public sur l'état de nos relations diplomatiques et le maintien de la paix (12 octobre). Le ministre des Cultes chargea les préfets (3 octobre) de prier les évêques de renoncer aux prières publiques à propos des élections et de leur recommander le silence le plus absolu. Au dernier moment, chacun des deux partis publia son manifeste. Celui du Comité républicain (11 octobre), après avoir justifié la Chambre dissoute, fit appel en faveur de la République au sentiment et au souvenir de l'opposition libérale de 1830. Les électeurs vont régler l'avenir de la France, décider si son gouvernement sera désormais un pouvoir personnel dirigé par les influences cléricales et absolutistes, ou si la nation entend continuer à se régir elle-même.... On vous parle de radicalisme et de démagogie. Les seuls révolutionnaires sont les hommes qui rêvent le retour à des passés impossibles.... Les vrais conservateurs sont ceux qui, ralliés à un régime amené par la force des circonstances, en veulent l'affermissement. La cause que vous avez à défendre est celle que nos pères défendirent victorieusement en 1830. Le manifeste de Mac-Mahon (13 octobre) renouvela la menace d'un conflit insoluble. Les violences de l'opposition ont dissipé toutes les illusions. Non, la Constitution républicaine n'est pas en danger. Le gouvernement... n'obéit pas à de prétendues influences cléricales.... La lutte est entre l'ordre et le désordre. Vous ne voudrez pas, par des élections hostiles, jeter le pays dans un avenir inconnu de crises et de conflits. Vous voulez la tranquillité assurée. Vous voterez pour les candidats que je recommande à vos libres suffrages. Rendez-vous à mon appel, et moi, placé par la Constitution à un poste que le devoir m'interdit d'abandonner, je réponds de l'ordre et de la paix. Les républicains présentaient, outre les 363, des candidats contre les conservateurs sortants. Le ministère n'avait pas trouvé de candidats à opposer à chaque républicain. Sur 531 circonscriptions (sans compter les colonies), la liste des candidats du maréchal contenait 490 noms, dont 240 impérialistes. 98 légitimistes : le personnel orléaniste était déjà pourvu au Sénat ou à la Chambre, l'ancien personnel impérialiste, écarté en 1871, reparaissait. Les orléanistes se plaignaient de l'arrogance des bonapartistes. L'élection fut achevée dès le premier tour (sauf 15 circonscriptions). Les républicains perdirent 53 sièges et en gagnèrent 17 ; ils revenaient 321 (dont 293 sortants). Leurs pertes se produisaient dans les pays d'opinions partagées où le clergé avait une forte influence, Alpes, Pyrénées, Massif central, région du Nord (Nord 4, Pas-de-Calais 2, Somme 1), Côtes-du-Nord (4) ; et dans la vallée de la Garonne et le département de Vaucluse (4), où, suivant l'usage du pays, les bulletins de vote étaient remaniés par le parti qui tenait les urnes électorales. Un sous-préfet disait naïvement : Faites sauter les paquets... cela se fait partout. Les conservateurs revenaient 208, dont 59 nouveaux ; on distinguait 104 impérialistes, 44 légitimistes, 11 orléanistes, 48 monarchistes de nuance incertaine. L'addition des voix donnait en chiffres ronds 4.200.000 républicains, 3.600.000 conservateurs, 200.000 voix perdues, au total 8 millions, sur près de 10 millions d'inscrits. La proportion des votants atteignait les 4/5 des inscrits, au lien des ¾ en 1876. L'impression du succès des républicains était diminuée par les vantardises de Gambetta, qui, en prédisant un chiffre de 400, avait déprécié la victoire. Mais les gauches, après les élections des colonies, disposèrent de 327 députés formant une majorité républicaine compacte. Quelques journaux conservateurs déclarèrent d'abord le résultat indécis. Une note de l'Agence Havas dit : Les ministres n'ont pas songé un instant à quitter leur poste, pas plus que M. le Président de la République à se séparer d'eux. La lutte électorale qui... vaut aux conservateurs la possession de 50 nouveaux sièges se continuera. Les journaux légitimistes accusèrent le ministère d'avoir rougi de leurs candidats. Le Pays impérialiste lui reprocha d'avoir refusé l'état de siège qui seul pouvait sauver la société, et d'être allé en guerre... avec un sabre de bois. Après les dépêches reçues dans la nuit du 14 octobre, de Fourtou, très abattu, annonça qu'il allait donner sa démission et se reposer. De Broglie lui remontra qu'il leur était interdit d'esquiver les responsabilités. Les ministres allèrent à l'Élysée, et de Broglie déclara à Mac-Mahon : Le pays, sans nous donner encore satisfaction, a commencé de répondre à notre appel en rejetant une partie de nos adversaires ; nous devons continuer la lutte, et surtout ne pas nous montrer d'avance disposés à céder. VI. — LA RÉSISTANCE DU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE. MAC-MAHON, déjà engagé par ses manifestes, se jugeait tenu de rester à son poste. Les journaux conservateurs lui en faisaient un devoir. La Défense de Dupanloup lui rappelait les promesses faites aux fonctionnaires qui ont agi en sa faveur, par ses ordres et sous la garantie de sa parole. Le Français disait : Ce serait mal connaître le maréchal que le supposer oublieux des engagements pris devant le pays.... Les conservateurs peuvent compter que le maréchal tiendra toutes ses promesses. Dans les salons royalistes on déclarait qu'une retraite serait un déshonneur, on rappelait le prétendu mot historique de Mac-Mahon à la Tour Malakoff : J'y suis, j'y reste (lancé en 1873 par un légitimiste de l'Assemblée). L'entourage conservateur du Président prit soin de l'engager publiquement par des notes officieuses : Le maréchal a déclaré aux nombreux préfets qu'il a reçus qu'il n'abandonnera jamais les conservateurs (20 octobre). Il est inexact que le maréchal ait fait offrir à des hommes politiques d'entrer dans une nouvelle combinaison, Il n'est nullement question de changer de cabinet (24 octobre). Mac-Mahon avait juré de n'abandonner ni ses ministres, ni ses fonctionnaires, et de défendre jusqu'au bout le pays contre le radicalisme. Il avait dit à de Meaux : Ce sont mes derniers ministres. Mais, sur les moyens de se maintenir, il recevait des conseils opposés. De Broglie l'engageait à s'appuyer sur le Sénat pour dissoudre de nouveau la Chambre. Les impérialistes l'invitaient à résister, mais en employant tous les moyens pour sauver le pays, disait le cardinal de Bonnechose, — avec les vrais moyens, disait le Pays, l'emploi de l'armée et le plébiscite. La fraction orléaniste parlementaire, qui avait désapprouvé le 16 mai et blâmé les procédés autoritaires des ministres, lui conseillait de céder : De quelque façon qu'on juge la volonté du pays, on doit s'y résigner, disait le Soleil. Il faut rentrer complètement dans les traditions du régime parlementaire qui est au fond de la Constitution, qui est dans l'esprit et dans la lettre de cette loi fondamentale du pays. Persévérer dans la pratique du gouvernement personnel... c'est marcher de gaité de cœur à un choc inévitable et terrible. Que la majorité du pays ait tort ou raison, il est certain qu'elle veut la République. On doit la lui donner. Le Moniteur (qui, depuis 1869, n'avait plus le caractère officiel) disait : Que le ministère du 16 mai fasse place à un autre... qui soit l'expression exacte du verdict électoral du 14 octobre, et tout sera dit. Le suffrage universel ayant arbitré... le conflit... entre les grands pouvoirs publics, il n'y a plus qu'à se soumettre à sa sentence. Le renouvellement de la moitié des conseillers généraux (1.346) donna aux républicains un gain de 113 sièges (4 novembre). On calcula que la majorité du conseil général serait déplacée à gauche dans 14 départements ; elle serait républicaine dans 45, conservatrice dans 41. C'était un succès pour les républicains. La minorité de la Chambre envoya 4 délégués engager Mac-Mahon à résister aux entreprises de la révolution. Il leur assura que sa seule concession serait de remplacer son ministère par un autre de même nuance. Il négocia avec Pouyer-Quertier pour former un cabinet conservateur ; l'essai avorta (7 nov.). De Broglie. s'étant mis d'accord avec des sénateurs royalistes, espérait trouver au Sénat une majorité suffisante pour soutenir son ministère contre la Chambre : une délégation alla assurer au maréchal qu'il pouvait compter sur la majorité du Sénat pour la défense du pays et de la société. La Chambre, ouverte le 7 novembre, prit l'offensive. La majorité forma un comité de délégués des 4 groupes républicains pour concerter sa conduite. Puis elle vota la création d'une commission d'enquête sur les actes du ministère. Le Sénat, ayant à élire 4 sénateurs à vie, élut les 4 candidats de la coalition conservatrice par 151 voix contre 137 (15 nov.). Il semblait donc prêt au conflit. Le ministère lui fit demander un vote de confiance à Mac-Mahon pour l'aider à résister à la Chambre. Mais la fraction parlementaire des orléanistes refusa : le président du Sénat d'Audiffret-Pasquier déclara que ce serait méconnaître l'irresponsabilité du Président de la République. En Conseil des ministres (16 nov.) de Broglie annonça qu'il demanderait au groupe constitutionnel du Sénat à quelles conditions et dans quelle mesure il donnerait son appui. Il pria le Sénat de refuser l'enquête ordonnée par la Chambre ; d'Audiffret répondit qu'il ne pouvait mettre aux voix qu'une demande de dissolution. Le ministère de Broglie démissionna (19 nov.). Mac-Mahon persistait à vouloir un ministère conservateur. Il s'imagina pouvoir faire accepter par la Chambre des hommes pris en dehors du personnel politique, et forma ce qu'il appelait un ministère de transition chargé d'expédier les affaires, présidé par un général, Rochebouet, et composé de fonctionnaires, tous conservateurs (23 nov.). Ce ministère d'affaires lut à la Chambre une déclaration où il promettait de respecter la Constitution républicaine et de travailler à l'œuvre de l'apaisement ; son programme consisterait à donner à la France le repos, et à préparer l'Exposition de 1878. La Chambre engagea aussitôt le conflit. Elle refusa d'ajourner la discussion de l'interpellation sur la formation du cabinet, et vota par 325 voix contre 208 un ordre du jour de rupture : Considérant que, par sa composition et ses origines, le ministère est la négation des droits de la nation à un régime parlementaire, qu'il ne peut qu'aggraver la crise qui depuis le 16 mai pèse si cruellement sur les affaires, déclare qu'elle ne peut entrer en relations avec le ministère. La Chambre dissoute avait pris la précaution de ne pas voter le budget des recettes de 1878 ; la nouvelle Chambre refusa de le discuter : Gambetta, élu président de la commission du budget, déclara (4 déc.) que la Chambre attendrait pour discuter qu'on se fût incliné devant la volonté exprimée par la nation. Le ministère, ne se sentant pas en état de gouverner s'il n'était pas soutenu, pria Mac-Mahon de se décider pour une politique nette. Mac-Mahon fut prévenu que le président du Sénat, inquiet des mouvements de troupes, se concertait avec Grévy, élu président de la Chambre, pour prendre des mesures de défense. Il fit appeler les deux présidents et leur assura qu'il ne voulait pas d'un coup de force et songeait seulement à une seconde dissolution. D'Audiffret l'avertit que le Sénat ne la voterait pas. Mac-Mahon, tiraillé entre les orléanistes parlementaires qui l'engageaient à céder et les conservateurs qui le sommaient de résister, négocia d'abord avec Dufaure (3 déc.), pour former un cabinet centre gauche ; mais Dufaure refusa de lui laisser le choix des trois ministres de la Guerre, de la Marine et des Affaires étrangères. Alors il négocia avec Batbie, l'ancien ministre du 24 mai, pour former un ministère de combat (7 déc.). Le lendemain soir, le ministre de l'Intérieur prévenait les préfets que le maréchal resterait à son poste. Le 9 décembre, le comité des chefs de la droite du Sénat discuta la formation d'un cabinet Batbie. Le confident des princes d'Orléans, Bocher, refusa de s'associer à cette politique. Batbie chercha en vain un ministre des Finances : le budget n'étant pas voté, la levée des impôts par décret serait une mesure illégale, dont le ministre des Finances serait personnellement responsable ; Pouyer-Quertier refusa le poste. Le ministère Rochebouet réclama une solution, il voulait ou donner sa démission, ou préparer la résistance (10 déc.). Il ordonna aux commandants de corps d'armée de réunir des vivres dans les casernes pour être prêts à mobiliser les troupes. Banne, décidé à tenter l'aventure, exposa au maréchal son plan : dissoudre la Chambre, convoquer les électeurs dans les trois mois, lever l'impôt par décret, déclarer l'état de siège. Mac-Mahon accepta la dissolution, mais refusa les mesures illégales : il ne se sentait pas, dit-il, l'étoffe d'un dictateur, et voulait être certain de dénouer la crise sans effusion de sang (10 déc.). Le conseil supérieur de guerre, consulté sur les chances de victoire du gouvernement en cas de résistance armée, ne donna pas d'assurance. Les républicains, vaguement avertis des préparatifs militaires, s'alarmèrent ; et Gambetta, au comité des groupes, exposa un plan de combat. Il disait pouvoir compter sur une partie de l'armée. Grévy répliqua qu'il ne croyait pas à un coup d'État et que jamais il ne donnerait le signal de la guerre civile ; il n'acceptait que les moyens réguliers de résistance. Le 12 au matin, Batbie tint à l'Élysée une réunion des membres de son cabinet éventuel : Pouyer-Quertier y assistait ; il se prononça contre les mesures illégales, auxquelles l'opinion des grandes villes était, fortement hostile, et conseilla de négocier avec Dufaure. On fit appeler d'Audiffret-Pasquier. qui donna le même avis. Le Conseil des ministres tint dans l'après-midi une séance et exigea une réponse ; le ministre des Affaires étrangères fit craindre des complications en Orient et, à Rome où Pie IX allait mourir ; le maréchal se résigna alors à appeler Dufaure. Ainsi finit la crise du 16 mai. |