HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE IV. — L'ÉTABLISSEMENT DE LA RÉPUBLIQUE PARLEMENTAIRE.

CHAPITRE V. — LA POLITIQUE EXTÉRIEURE PENDANT L'ASSEMBLÉE NATIONALE.

 

 

I. — LE TRAITÉ DE PAIX DE FRANCFORT.

LA guerre de 1870 avait fait du nouvel Empire allemand la puissance à prépondérante en Europe ; la France, occupée à réparer ses désastres, ne devait avoir pendant cinq ans d'autre politique étrangère que ses relations avec l'Allemagne.

La paix préliminaire de Versailles laissait à régler le détail des conditions par un traité de paix définitif, qui serait négocié à Bruxelles aussitôt après la ratification des préliminaires. Les deux gouvernements envoyèrent chacun à Bruxelles deux représentants ; les Français arrivèrent sans instructions précises, les Allemands avec l'ordre de Bismarck de ne signer de protocole que sur les questions où l'accord se serait fait. On discuta surtout le mode de paiement des 5 milliards ; les Français proposaient 4 milliards en rente d'État à 5 p. 100 ; les Allemands voulaient du numéraire ou des lingots ; ils acceptèrent des traites négociables. Malgré les précédents de toutes les cessions de territoire depuis 1850, ils refusèrent de laisser mettre aucune portion de la dette française à la charge de l'Allemagne. La conférence se traîna lentement du 28 mars au 24 avril.

Le gouvernement allemand exploitait les embarras de Thiers en guerre contre la Commune. Les préliminaires de Versailles réduisaient à 40.000 hommes les troupes de la France au nord de la Loire ; il fallut négocier pour obtenir le droit de maintenir une armée devant Paris et pour hâter le retour des soldats prisonniers en Allemagne qui formèrent cette armée. Bismarck menaçait de prendre des mesures pour contraindre la France à exécuter ses engagements pécuniaires. Il fit dire (17 avril) à Jules Favre que les demi-mesures du gouvernement envers l'insurrection ébranlaient sa confiance dans le succès final, et même dans la franchise des déclarations françaises.

Thiers, inquiet, demanda à Bismarck de conclure la paix par une négociation directe. La conférence de Bruxelles fut transférée à Francfort. Jules Favre, ministre des Affaires étrangères, assisté du ministre des Finances Pouyer-Quertier, négocia avec Bismarck. Tout fut réglé en quelques jours (6-10 mai), sans protocole. Bismarck commença par se plaindre des lenteurs des négociations et des opérations contre Paris, et menaça d'employer l'armée allemande contre la Commune. J. Favre offrit de transformer les préliminaires en traité définitif ; Bismarck imposa la condition que les départements à évacuer resteraient occupé jusqu'au Cornent où le gouvernement allemand jugerait le rétablissement de l'ordre tant en France qu'à Paris suffisant pour assurer l'exécution des engagements pris par la France. On discuta surtout sur le rayon promis à la France autour de la place de Belfort. Bismarck offrit un rayon de 7 kilomètres, insuffisant pour mettre la place hors de portée de la nouvelle artillerie ; il concéda 10 kilomètres, et se fit céder en échange un lambeau de Lorraine sur la frontière du Luxembourg, qui renfermait des gisements de minerai de fer. Pouyer-Quertier, joyeux convive, causeur familier, plein d'entrain, plut à Bismarck, et obtint de conserver une commune où il avait des parents. L'Allemagne demandait la propriété des chemins de fer du territoire cédé, qui appartenaient à la Compagnie de l'Est ; la Compagnie en demandait 400 millions ; Bismarck en offrait 100 : le prix de vente, fixé à 325 millions, fut défalqué des 5 milliards, mais porté à la dette de l'Etat français envers la Compagnie.

Les échéances des versements de la France furent mis en corrélation avec l'évacuation par les Allemands des départements occupés : un demi-milliard dans le mois qui suivrait la prise de Paris. 1 milliard en 1871, un demi-milliard en mai 1872 ; les 3 derniers milliards payables en mars 1871. Avec les intérêts à 5 p. 100, le total monta à 5.300 millions (sans compter 266 millions levés sous forme de contribution de guerre). Cette somme (le traité préliminaire employait ce terme) n'était pas une indemnité de guerre conforme aux usages. L'indemnité réelle pour dépenses de guerre, pensions aux invalides, indemnités aux Allemands expulsés de France et aux propriétaires des navires capturés, ne monta qu'à 1.180 millions. L'Allemagne employa 1.100 millions en forteresses, matériel de guerre, marine, bâtiments, chemins de fer. Il resta près de 3 milliards (2.973 millions) à partager entre les États qui avaient fait la guerre. Ce fut une rançon, analogue aux tributs levés jadis par les Normands sur les pays où ils opéraient.

Le traité régla les relations de commerce suivant un mode anormal. La guerre ayant annulé le traité de commerce (de 1862) entre la France et l'Union douanière allemande, Bismarck proposa de le renouveler. Pouyer-Quertier, filateur protectionniste, hostile à tout traité de commerce, chercha à éviter le renouvellement. Bismarck se fâcha, dit qu'il aimait mieux recommencer la guerre à coups de canons qu'à coups de tarifs, et menaça de rompre. On se mit d'accord sur un expédient qui garantissait Bismarck contre une guerre de tarifs et Pouyer-Quertier contre un tarif fixé par traité. Les deux États prirent pour base de leurs relations commerciales le régime du traitement réciproque sur le pied de la nation la plus favorisée, en l'appliquant aux droits et aux formalités de douanes, au transit, au traitement des sujets, ils se réservèrent le droit d'accorder des faveurs par traité, mais en exceptant les six États avec lesquels se faisait leur principal commerce (Angleterre, Belgique, Pays-Bas, Suisse, Autriche, Russie). Les conventions de ce genre se font normalement par des traités de commerce, toujours d'une durée limitée. La clause de la nation la plus favorisée, introduite dans un traité de paix perpétuel, se trouva perpétuelle, sans qu'on y eût pris garde. Personne alors ne signala cette anomalie, d'une portée si grande. Le rapporteur du traité à l'Assemblée nationale expliqua que les négociateurs français avaient préféré ce régime pour sauvegarder le droit d'établir librement chez nous des tarifs. On ne craignait alors que de se lier par un tarif, personne à l'Assemblée ne réclama. C'est plus tard seulement, quand les produits allemands parurent faire une concurrence redoutable à l'industrie française, qu'on accusa l'article 11 du traité de Francfort d'avoir infligé à la France un Sedan industriel.

 

II. — L'OPTION DES ANNEXÉS ET LA LIBÉRATION DU TERRIT0IRE.

L'EXÉCUTION du traité se fit en vertu de conventions additionnelles, par des commissions spéciales dont les opérations se prolongèrent jusqu'en 1878 : règlement des paiements et de l'évacuation, délimitation de la frontière (achevée en 1877), règlement des diocèses des pays années, liquidation des comptes.

Les Français des pays annexés avaient le droit de conserver la nationalité française et leurs immeubles en pays annexé, mais à condition de déclarer avant le 1er octobre 1872 leur intention de transporter leur domicile en France. La formule qui les désignait : sujets français originaires des territoires cédés, domiciliés actuellement, prêtait à discussion. Le gouvernement allemand l'interpréta, par circulaire administrative (mars 1872), de façon à l'étendre à tous les individus nés ou domiciliés en pays annexé. Un très grand nombre des annexés. surtout dans l'Alsace industrielle, tenaient à rester Français. Le total des options pour la nationalité française fut de 150.740 (dont 92.000 dans le Haut-Rhin) déclarées à l'autorité allemande et accompagnées d'un transfert de domicile en France, réel ou fictif, — sans compter 150.000 options irrégulières faites en France seulement à titre de manifestation de sentiments. Mais l'autorité allemande rejeta 110.240 options pour défaut de transfert réel de domicile, et ne voulut examiner que celles des annexés qui avaient réellement émigré en France. Un représentant alsacien réclama à l'Assemblée : le gouvernement français lui donna raison, mais se déclara désarmé.

Les négociations avec l'Allemagne portèrent surtout sur l'évacuation des départements occupés par les Allemands, qu'on appelait la libération du territoire. L'armée d'occupation était entretenue aux frais de la France ; une convention de mars 1871 fixait la ration de vivres à 1 fr. 70, la ration de fourrage à 2 fr. 50. La dépense fut d'abord d'un quart de million par jour ; elle s'éleva pour 1871 à 248 millions (au total à 340). Le gouvernement français travailla à abréger la durée de l'occupation et à restreindre l'étendue du territoire occupé. Le gouvernement allemand accepta. mais à deux conditions : avancer la date des paiements, maintenir l'effectif de son armée en concentrant toute la charge sur les départements restant occupés. Un diplomate, le marquis de Saint-Vallier, fut envoyé en mission spéciale auprès du commandant de l'année d'occupation en résidence à Nancy, pour empêcher les conflits et négocier des allégements de charges.

Après le versement du premier demi-milliard (juillet 1871), 5 départements furent évacués, 16 restaient occupés. Le versement de 1 milliard (août-septembre) en libéra 4. Le gouvernement obtint l'évacuation de 6 autres et la réduction des dépenses de l'armée d'occupation (de 150.000 à 50.000 rations) en faisant à l'Allemagne une concession douanière. Les industriels allemands, surtout en Saxe, craignaient la brusque concurrence des produits de l'industrie textile d'Alsace. L'Allemagne, pour faciliter l'écoulement de ces produits en France, avait obtenu, par une convention provisoire, l'entrée en franchise des produits alsaciens ; elle en demanda la prolongation. Pouyer-Quertier alla à Berlin signer les deux conventions du 12 octobre 1871, qui permirent l'entrée en France, moyennant un droit de ¼ puis de ½, jusqu'à la fin de 1872, des produits manufacturés des pays annexés munis d'un certificat d'origine donné par des syndicats, à condition de ne pas dépasser la quantité vendue en 1869.

Durant l'occupation allemande la France ne fit aucun acte de politique extérieure. Le gouvernement allemand, fortifié par ses victoires, employa sa force, non à faire de nouvelles conquêtes, comme on l'avait redouté, mais à donner au nouvel Empire la prépondérance en Europe. Il profitait des relations personnelles entre les trois empereurs, qui se manifestaient par des visites et des échanges de politesses. Les entrevues d'Ischl et de Salzbourg, entre Guillaume et François-Joseph (avril, septembre 1871), préparèrent le rapprochement entre l'Allemagne et l'Autriche. Il s'acheva par un changement dans le personnel directeur de la politique autrichienne. Le chef du gouvernement de Hongrie, Andrassy, d'accord avec Bismarck, décida François-Joseph à renoncer à la tentative de transformer son empire en une monarchie fédérale. Ainsi fut consolidé le partage de la domination entre les Allemands et les Magyars. Le ministre commun des Affaires étrangères de la monarchie austro-hongroise. le comte de Beust, qui avait eu des velléités de reprendre la politique de rivalité contre la Prusse en Allemagne, fut écarté, et remplacé par Andrassy, l'allié de Bismarck.

L'entrevue des empereurs d'Allemagne, de Russie, d'Autriche et de leurs trois ministres à Berlin (septembre 1872) produisit une impression si vive qu'on y vit la manifestation de l'alliance des trois Empereurs : l'entente fut définie officieusement une alliance sans engagements écrits pour maintenir la paix et l'état de choses créé par le traité de Francfort. Cette formule, destinée à garantir à l'Allemagne la possession de ses conquêtes, visait directement, comme autrefois celle du maintien des traités de 1815, la France redevenue suspecte de menacer la paix de l'Europe.

En France le bruit courut que Bismarck se plaignait de l'augmentation de l'armée française. Pour rassurer l'opinion française, le chancelier russe Gortschakoff dit à l'ambassadeur de France à Berlin : Nous ne sommes pas indifférents à votre organisation militaire. L'Allemagne n'a pas le droit de vous adresser d'observation. Et il répéta sa formule : Il nous faut une France forte ; soyez forts. Le tsar Alexandre fit dire à Thiers que la France n'avait rien à redouter d'ici (de Berlin).

 

III. — LA PÉRIODE DE RECUEILLEMENT.

L'ACCORD entre l'Allemagne et la Russie fut ébranlé par la rivalité entre les deux ministres Gortschakoff et Bismarck. Ils s'étaient liés au temps où ils vivaient ensemble à Francfort ; mais Bismarck, devenu un homme d'État célèbre, supportait mal les airs de protection de Gortschakoff, son aîné. Ayant accompagné l'empereur Guillaume dans son entrevue avec Alexandre à Saint-Pétersbourg (avril 1873), il se plaignit d'être traité, non comme une puissance amie, mais comme un domestique qui ne monte pas assez vite quand on a sonné, et il le pria par lettre de le considérer, non plus comme l'élève diplomate, mais comme un collègue responsable de la politique d'un grand Empire.

Après que le 24 mai eut amené au pouvoir en France un nouveau personnel monarchique et catholique, les relations se tendirent entre la France et les grands États voisins. Le pape était alors en conflit aigu avec l'Italie depuis la prise de Rome, avec l'Allemagne depuis la lutte d'autorité (surnommée Kulturkampf) entre le clergé et le gouvernement prussien. Le parti royaliste français préparait à la fois la restauration de la monarchie en France, que Bismarck jugeait dangereuse pour l'empire allemand, et le rétablissement du pouvoir temporel, qui alarmait le gouvernement italien. Les manifestations des pèlerinages français éveillaient chez les catholiques allemands le sentiment de la solidarité entre catholiques, et les encourageaient à résister à leur gouvernement.

Victor-Emmanuel, inquiet de cette agitation, se rapprocha des autres souverains. Il vint à Vienne, où l'empereur d'Autriche le reçut froidement, puis à Berlin, où Guillaume lui fit un accueil cordial (septembre 1873). Une note officieuse expliqua qu'on voulait confirmer l'intégrité du royaume d'Italie contre les gouvernements et les partis à l'étranger. Bismarck accompagna ensuite Guillaume à Vienne (17-23 octobre), et s'entendit avec le ministre d'Autriche-Hongrie Andrassy et les ambassadeurs de Russie et d'Italie. L'empereur d'Autriche eut un entretien avec le comte de Chambord, qui déclara officieusement ne pas penser à rétablir le pouvoir temporel.

L'évêque de Nancy ordonnait dans son diocèse des prières pour la patrie mutilée, d'autres évêques firent des manifestations analogues. Bismarck reprocha au gouvernement de ne pas réprimer ces manifestations. Pour lui donner satisfaction, une phrase sur le respect scrupuleux des traités fut insérée dans le message du Président (5 novembre).

L'échec de la restauration monarchique diminua la tension: dans le ministère remanié, le ministre des Affaires étrangères fut un orléaniste sceptique, adversaire du pouvoir temporel, le duc Decazes (il devait garder la direction de la politique extérieure de la France pendant quatre ans). Il annonça sa ligne de conduite par une circulaire aux agents diplomatiques français : La France se recueille et attend, avec la conscience de sa force et de sa grandeur, que l'ordre et le travail lui aient permis de panser ses plaies. Cette politique de paix et d'inaction fut appelée la politique de recueillement.

Decazes fut embarrassé par l'Encyclique du pape (21 novembre) sur les malheurs de l'Église en Italie, en Allemagne et en Suisse, plus embarrassé encore par les mandements des évêques français félicitant les évêques allemands de leur résistance. N'osant pas frapper les évêques de peur de perdre les voix de l'extrême droite, il essaya de les désavouer par une circulaire. Bismarck la jugea insuffisante et réclama des poursuites ; il dit à l'ambassadeur français : Nous serons obligés de vous déclarer la guerre avant que le parti clérical la déclare à l'Allemagne au nom de l'Église ; et, dans une circulaire confidentielle, il assura que, si son gouvernement venait à juger le choc inévitable, il n'attendrait pas que la France choisît son moment (janvier 1874). Le gouvernement français fut si alarmé qu'il se décida à une démarche publique contre le pouvoir temporel : l'ordre donné aux officiers du navire de guerre l'Orénoque stationné devant la côte de Home d'aller au jour de l'an rendre visite au roi d'Italie.

Bismarck, devenu très irritable, faisait répandre des bruits menaçants : il disait à l'ambassadeur russe Orlof qu'il ne désirait pas la guerre et reconnaissait à la France le droit de reconstituer son armée, mais qu'il ne supporterait pas une France cléricale, cherchant à grouper les éléments du cléricalisme qui existent dans tous les pays d'Europe. L'attentat d'un jeune catholique qui tira sur lui (13 juillet) accrut son irritation. Decazes jugea prudent de l'apaiser par des concessions. Il fit publier à l'Officiel un communiqué exprimant ses regrets de la publication de la lettre de l'archevêque de Paris contre le roi d'Italie, et fit rappeler l'Orénoque. Puis, comme l'ambassadeur d'Espagne se plaignait de l'aide que les insurgés carlistes recevaient des légitimistes français, Decazes fit envoyer en Espagne un ambassadeur chargé de reconnaître officiellement le nouveau gouvernement.

 

IV. — L'ALERTE DE 1875 ET LA RENTRÉE DE LA FRANCE DANS LE CONCERT EUROPÉEN.

LA tension entre la France et l'Allemagne se termina par une crise, surnommée l'alerte de 1875, dont les détails sont connus, mais dont le caractère général est resté obscur et controversé.

Les gouvernements de Russie et d'Angleterre semblaient éprouver pour la France de l'estime et quelque sympathie à la voir se relever si rapidement de ses désastres et se montrer si attachée à la paix. Ils semblaient au contraire ressentir de l'antipathie pour l'allure autoritaire et le ton irrité de Bismarck. En Angleterre, où le parti conservateur venait de prendre le pouvoir, le premier ministre. Disraeli, au banquet du lord-maire, louait la France, son élasticité, la prudence de ses gouvernants (9 novembre) ; l'ambassadeur français disait que ces paroles étaient, depuis la guerre, les meilleures prononcées en Angleterre sur la France. Le tsar Alexandre II était personnellement attaché à l'empereur Guillaume, mais son fils Alexandre et une grande partie de sa famille manifestaient des sentiments hostiles à l'influence allemande ; la tsarine, l'héritier et le grand-duc vinrent à Paris (nov.-déc. 1874), dînèrent à l'Élysée, et firent envoyer à Mac-Mahon le grand cordon de Saint-André. Gortschakoff voulut profiter de l'irritation contre Bismarck pour faire jouer à la Russie envers la France le rôle de la riche héritière qui se laisse courtiser sans donner sa main.

Au printemps de 1875, le personnel diplomatique vit brusquement se produire trois faits qui lui donnèrent l'impression d'une guerre imminente.

1° Au début de mars, l'ambassadeur d'Allemagne en Angleterre, Münster, dit à l'ambassadeur français, comte de Jarnac, que les nerfs de Bismarck étaient encore très excités ; qu'il se plaignait des évêques belges, et disait qu'un Belge avait offert à l'archevêque de Paris de le tuer.

2° L'Assemblée nationale vota (13 mars) la loi des cadres, qui créait dans chaque régiment un 4e bataillon, ce qui permettait d'encadrer 150.000 hommes de plus ; le gouvernement français fit acheter des chevaux en Allemagne pour la cavalerie.

3° L'aide de camp de l'empereur d'Allemagne, Radowitz, se rendit en Russie, avec une mission dont le but resta secret. Les diplomates s'imaginèrent qu'il venait proposer au tsar un partage de l'Europe, lui demander la liberté d'action pour l'Allemagne contre la France en échange de la liberté d'action pour la Russie contre la Turquie. L'ambassadeur de France en Russie, le général Le Flô, s'inquiéta, et fit part de ces bruits à son gouvernement. Il a dit plus tard (1887) que ce qu'il avait répété était de notoriété publique à Pétersbourg, et affirmé par deux personnages initiés aux secrets de la chancellerie russe.

L'inquiétude du monde diplomatique fut propagée dans le public par deux articles de journaux allemands. La Gazette de Cologne, dans une correspondance de Vienne (du 5 avril), dit que la France préparait une guerre de revanche et que l'Allemagne pouvait compter sur l'appui de l'Autriche. La Post, journal officieux de Berlin, dans un article intitulé : La guerre en vue ? (9 avril), affirma que Mac-Mahon désirait une guerre de revanche, et qu'un parti belliqueux tenait à ouvrir les hostilités avant la fin de l'Assemblée. Ces articles ne visaient qu'une agression de la part de la France mais le public français en conclut que le gouvernement allemand préparait la guerre ; la Bourse baissa.

Les ambassadeurs de France en Allemagne et en Russie crurent la paix menacée. L'ambassadeur en Russie, le général Le Flô, venu à Paris, avant de retourner à Pétersbourg, était allé transmettre à Mac-Mahon les paroles rassurantes de Gortschakoff qu'on venait de lui rapporter ; Mac-Mahon lui communiqua des lettres où l'on prédisait une attaque contre la France. Aucun de ces deux militaires n'était en état de faire la critique des sources de leurs renseignements. Ils en conclurent que l'Allemagne préparait une attaque qui serait différée jusqu'en automne.

L'ambassadeur de France à Berlin, le duc de Gontaut-Biron, écrivit que dans un diner chez l'ambassadeur anglais il avait causé avec Radowitz, chargé d'une mission à Pétersbourg, où on l'envoyait, disait-il, pour mettre les relations diplomatiques sur un pied d'égalité. Il lui avait demandé pourquoi les journaux officieux prenaient un ton irrité, et Radowitz avait répondu que l'Allemagne ne pouvait être assurée que la France, une fois réorganisée et soutenue par des alliances: ne serait pas poussée par ses ressentiments à déclarer la guerre, et qu'il valait mieux ne pas attendre qu'elle eût trouvé des forces et des alliances, Gontaut-Biron croyait que le gouvernement allemand cherchait seulement à intimider la France pour lui faire abandonner la loi sur les cadres ; mais il conseillait au gouvernement français de procéder avec prudence à la réorganisation de l'armée, et d'avertir les grandes Puissances des intentions menaçantes de l'Allemagne. Un Russe très bien en cour l'avait averti d'être sur ses gardes, que la guerre ne se ferait pas au printemps, mais à la fin de l'année. Le bruit, recueilli par Mac-Mahon venait probablement de la même source.

La crise aiguë fut très courte. En Allemagne, les journaux officieux publièrent des articles rassurants (12-25 avril). L'empereur Guillaume, rencontrant dans un bal l'attaché militaire français, lui dit : On a voulu nous brouiller. Tout est fini maintenant (15 avril). En Russie, le général Le Flô raconta sa conversation avec Mac-Mahon à Gortschakoff qui déclara ses craintes exagérées. Le tsar le reçut en audience et le chargea de rassurer son gouvernement. L'empereur Guillaume, dit-il, ne voulait pas la guerre ; l'Allemagne ne pouvait la faire sans motif ; s'il y avait du danger, le tsar en avertirait aussitôt la France.

Decazes, voulant profiter de l'occasion pour resserrer les relations entre la France et la Russie, écrivit à Le Flô (14 avril) que l'empereur de Russie, devenu le véritable arbitre de la paix européenne, pouvait, par un langage ferme tenu à temps et préventivement, empêcher Bismarck de mettre le gouvernement russe en face d'un fait accompli. Il lui répéta (29 avril) :

Le tsar, arbitre de la paix du monde, peut l'assurer par le langage qu'il tiendra à Berlin à son passage.... Ma sécurité sera absolue le jour où Sa Majesté aura déclaré qu'elle considérerait une surprise comme une injure et ne laisserait pas cette iniquité s'accomplir.

L'inquiétude fut pourtant prolongée par les démarches de l'ambassadeur allemand à Paris, le prince de Hohenlohe. Il avait dit à des amis qu'il ne voulait pas être à Paris au moment de la rupture, et que le jour où il annoncerait son départ, on saurait ce que cela signifiait. Il alla voir Decazes et lui dit qu'il partait le soir même en congé (4 mai). Il lui écrivit le même jour pour lui demander un entretien ; reçu le soir par Decazes. il lui fit part des nouvelles qu'on lui envoyait de Berlin. On y jugeait exagérée la confiance de Gontaut-Biron : le gouvernement allemand n'était pas convaincu que la loi des cadres fût inoffensive, l'état-major continuait à lut attribuer pour but final la guerre contre l'Allemagne. Il venait, disait-il, non pour faire une communication, mais pour donner une information personnelle ; il ajouta que le temps semblait venu d'une politique d'entente avec la France.

Il n'est pas sûr que Decazes ait été vraiment alarmé : il dit (le 8 mai) à son secrétaire particulier, Albert Sorel, que Bismarck voulait lui faire croire qu'il voulait la guerre plus qu'il ne la voulait ; mais il manifesta de l'alarme. Il demanda secours à l'ambassadeur de Russie, et déclara qu'en cas d'attaque l'armée française ne résisterait pas à l'invasion et se retirerait derrière la Loire. Gontaut-Biron, à Berlin, alla voir Bülow, qui cita des paroles du chef d'état-major de Moltke, puis fit une allusion obscure à la démarche de Hohenlohe et à une proposition d'entente sur des questions secondaires.

Decazes, pour alarmer les autres gouvernements, obtint du correspondant du Times à Paris un article qui mit l'Europe en émoi. Il attribuait au parti militaire d'Allemagne l'intention d'en finir avec la France, de marcher sur Paris, pour se faire céder Belfort et 10 milliards ; l'obstacle unique était la Russie. L'article inquiéta le gouvernement anglais : il demanda aux gouvernements d'Autriche et d'Italie de se joindre à lui pour agir à Berlin ; il déclara à la Chambre des Lords qu'il avait conseillé à la reine de faire des représentations à Berlin (24 mai), et que l'inquiétude provenait des propos tenus par des personnages haut placés en Allemagne (31 mai).

Alexandre mit fin à l'alarme par une démarche personnelle. En allant à Ems, il s'arrêta à Berlin, et dîna en famille avec Guillaume (10 mai). Les deux empereurs échangèrent des toasts d'amitiés ; Guillaume donna à l'ambassadeur de France une audience privée, et l'assura que personne n'avait voulu la guerre. Alexandre lui dit : Comptez sur moi et soyez tranquilles. Nous avons des intérêts communs et devons rester amis. Gortschakoff eut une entrevue avec Bismarck, et, pour la rendre plus significative, le gouvernement anglais envoya son ambassadeur à Berlin. Russell, y assister. D'après le récit qu'il a fait à un historien russe, Russell eut l'impression que Bismarck était mal à l'aise et restait à court de réplique. Gortschakoff a raconté au même historien que Guillaume avait déclaré que de son vivant l'Allemagne ne ferait plus la guerre ; quant à Bismarck, il se plaignit d'être soupçonné de menacer la paix : il n'avait voulu que donner à la France un avertissement amical.

Cette intrigue très compliquée a reçu deux interprétations différentes, en partie conciliables. Bismarck a accusé Gortschakoff d'avoir monté un coup d'accord avec Gontaut-Biron, son ennemi personnel, pour faire croire au monde que l'Allemagne avait préparé la guerre contre la France et en avait été empêchée par la Russie ; Gortschakoff y trouvait le double avantage de poser le tsar en sauveur de la France et de montrer la Russie faisant échec à l'Allemagne. Ils avaient profité des excès de zèle des militaires prussiens, a dit à un historien russe :

Nous avons un état-major en guerre perpétuelle avec nos trois voisins, sans excepter l'Autriche. En 1875, nos tacticiens allèrent trop loin... ils trouvaient que la France se relevait trop tôt.... le n'ai pas voulu laisser l'empereur en tête à tête avec son état-major. C'est pourquoi j'ai provoqué une explication avec le gouvernement français. Je savais où je m'arrêterais, les militaires ne le savent jamais.

Il a accusé Gortschakoff d'avoir sauté par derrière sur les épaules d'un ami pour donner une représentation de cirque à ses dépens. Cette interprétation se concilie bien avec les paroles de Gortschakoff où se marque l'intention évidente d'effrayer Le Flô : Vous êtes trop riches pour ne pas exciter l'envie. Je l'ai dit à Bismarck, car nous sommes indignés de sa façon d'agir. Elle n'explique pas les déclarations inquiétantes de Hohenlohe à Paris et de Bülow à Berlin, qui ne pouvaient pas être du complot. Il faut donc admettre (ce que Bismarck a laissé entendre) que le gouvernement allemand — à l'insu de Guillaume — voulait faire peur au gouvernement français, soit pour l'empêcher de réorganiser l'armée, soit pour l'entraîner à conclure une entente au sujet des affaires d'Orient. Ce procédé d'intimidation pourrait se concilier avec une crainte sincère de l'état-major prussien, aveuglé par des préoccupations techniques au point de pourvoir supposer la France prête à l'agression.

Le monde diplomatique, indisposé contre Bismarck, et le public français, dominé par le souvenir de l'invasion allemande, ont préféré l'interprétation que suggéraient la conduite de Gortschakoff, les craintes des ambassadeurs français et les manifestations menaçantes des militaires allemands. Ils ont admis que la France en 1875 a couru le danger d'une guerre et en a été préservée par l'intervention personnelle du tsar. Gortschakoff a confirmé cette opinion par une circulaire aux agents russes (14 mai) : Maintenant la paix est assurée. L'historien, habitué à la critique psychologique, ne devra pas oublier les habitudes de langage des officiers prussiens, le ton impérieux et la mauvaise humeur de Bismarck, le caractère rusé de Gortschakoff, les habiletés de Decazes, l'absence de critique de Le Flô et de Mac-Mahon, la crédulité du personnel anglais, la facilité à propager les bruits dans ce grand village que forment entre eux les diplomates ; et peut-être ne verra-t-il dans l'alerte de 1875 qu'une création de l'imagination.

Cet incident devait avoir des conséquences positives. La reconnaissance de la France pour le tsar sauveur prépara l'opinion française à l'alliance russe. L'impression que l'Allemagne avait été tenue en échec par la Russie diminua le prestige de Bismarck, et donna aux gouvernements d'Europe le sentiment que l'équilibre européen pourrait se rétablir par une coalition contre l'ambition allemande. Decazes, en chargeant Le Flô de remercier le tsar qui s'était acquis des droits éclatants à la reconnaissance de la France, ajouta : Pour la première fois depuis six ans l'Europe s'est réveillée à la voix de la Russie.

L'alerte fut suivie d'une détente. La crainte de la guerre s'apaisa ; la France se sentit moins isolée. Bismarck garda contre Gortschakoff un ressentiment (qu'il exprima au moment du Congrès de Berlin), et se disposa à contrecarrer la politique russe en Orient.

 

FIN DU SEPTIÈME VOLUME