I. — LE VOTE DU PRINCIPE DE LA RÉPUBLIQUE. LA dislocation de la majorité conservatrice réduisait l'Assemblée à une impuissance qui risquait de rendre nécessaire la dissolution: à défaut de lois nouvelles, on aurait dû convoquer une Assemblée unique élue au scrutin de liste, qui laissait aux membres des deux centres peu de chances de rester députés. Les indécis, qui jusqu'en 1873 avaient soutenu Thiers, ne voyant plus d'autre issue que la République, se détachèrent peu à peu de la coalition monarchique et se résignèrent à voter avec le centre gauche: irrésolus et peu nombreux, ils ne donnèrent d'abord qu'une majorité infime et précaire. Après un intervalle occupé par la loi d'organisation des cadres de l'armée, la discussion de la Constitution commença enfin par le rapport de la commission sur la transmission des pouvoirs. Le rapporteur Ventavon proposait de donner au Président le droit de nommer une partie du Sénat et de dissoudre la Chambre ; la Constitution définitive ne serait réglée par le Congrès qu'à l'expiration des pouvoirs de Mac-Mahon en 1880 ; jusque-là elle resterait en suspens, et Mac-Mahon seul aurait le droit de proposer une révision. Les républicains surnommèrent ce régime le Ventavonat. Le centre gauche opposa la proposition Casimir-Perier (présentée en juin 1874). L'Assemblée décida de discuter en trois délibérations, alternativement la loi sur la transmission des pouvoirs et la loi sur le Sénat. On ne contesta pas les deux premiers articles, qui maintenaient à Mac-Mahon son titre et déclaraient les ministres responsables devant les Chambres. La lutte s'engagea sur l'article 3 : Le pouvoir législatif s'exerce par deux assemblées. Le centre gauche, ne pouvant obtenir la proclamation formelle de la République, essaya de glisser dans le texte de la commission une formule qui la reconnaîtrait indirectement comme le régime définitif de la France. Laboulaye proposa un amendement : Le gouvernement de la République se compose de deux Chambres et d'un Président. Il ne fut rejeté que par 359 voix contre 336 ; une douzaine de modérés se détachèrent de la majorité (29 janvier). Un de ces ralliés, Wallon, professeur de Faculté, catholique parlementaire, proposa un article additionnel sur le mode d'élection du Président : Le Président de la République est élu... par le Sénat et la Chambre.... Il est nommé pour sept ans. Il est rééligible.... Cet amendement, insignifiant dans le fond, avait une portée décisive par sa forme. L'expression personnelle du texte de la commission, le maréchal Mac-Mahon, indiquait un régime provisoire ; l'expression impersonnelle le Président de la République réglait le fonctionnement d'une institution définitive. Wallon expliqua ainsi son amendement : Il ne proclame rien, mais il prend ce qui existe, il appelle les choses par leur nom, ce nom que vous-même avez accepté, et tend à faire que ce gouvernement qui est, dure tant que vous ne trouverez rien de mieux à lui substituer. Je ne vous demande pas de le déclarer définitif... mais ne le déclarez pas non plus provisoire. Faites un gouvernement qui ait en lui les moyens de se transformer si les besoins du pays l'exigent, non pas à une date fixe, mais lorsque les besoins du pays le demanderont. L'amendement Wallon, repoussé par la commission, fut voté par l'Assemblée à une voix de majorité (353 voix contre 352). Le résultat fut accueilli par un silence. Ni la gauche ne triomphe, ni la droite ne raille cette voix unique. On sent que ce résultat est acquis. Cette voix en appelle d'autres. Telle fut l'impression d'un royaliste (Lacombe). C'était l'écroulement du septennat, la victoire définitive de la République (30 janvier 1875). II. — LE VOTE DES LOIS CONSTITUTIONNELLES. LA commission lutta encore quelques jours. Elle proposa de donner le droit de dissoudre la Chambre à Mac-Mahon personnellement ; c'était rétablir le septennat. Wallon proposa un amendement pour restreindre le droit du Président en exigeant l'avis conforme du Sénat, ce qui faisait dépendre la dissolution de la majorité du Sénat. La commission, après de vives discussions, proposa à une très faible majorité de rejeter l'amendement et de réserver le droit de dissolution personnellement à Mac-Mahon. Mais, clans l'Assemblée, la priorité pour le projet de la commission, soutenue par de Broglie, fut rejetée à égalité de voix (354 voix), une douzaine de légitimistes s'étant abstenus. Ce fut la défaite définitive. Le centre droit renonça à lutter. L'amendement Wallon passa par 449 voix contre 249 (2 février). La nouvelle majorité comprenait les trois groupes de gauche, le petit groupe désigné par le nom de son président Lavergne, et une partie du centre droit. La commission vaincue remania la rédaction du projet de façon à donner au régime un caractère impersonnel et définitif, en remplaçant les mots maréchal de Mac-Mahon par Président de la République. La révision des lois constitutionnelles, sujet de tant de luttes entre les partis, fut réglée sans conflit, par un accord entre la commission et les auteurs d'amendements. Le droit de réviser fut donné aux deux Chambres réunies en Congrès, sans limitation d'époque. La révision n'était plus renvoyée à la fin du septennat ; ce fut l'abandon de la Constitution temporaire demandée par les royalistes. Un amendement, soutenu par de Broglie pour diviser la coalition des gauches, fixa à Versailles le siège du gouvernement ; il passa par 332 voix contre 327. L'ensemble fut voté en seconde lecture par 508 voix contre 174 (3 février). Avant de passer à la délibération définitive, l'Assemblée discuta la loi sur le Sénat. Le centre gauche décida (5 février) de n'accepter qu'un projet acceptable pour toutes les gauches, et les trois groupes s'entendirent pour proposer l'élection du Sénat à deux degrés par le suffrage universel. Le petit groupe qui faisait l'appoint de la majorité n'accepta que l'élection par les conseils généraux. Les impérialistes et l'extrême droite ne voulaient pas laisser le recrutement du Sénat à Mac-Mahon, qui l'aurait remis aux orléanistes. Le projet de Broglie, adopté par la commission, créant trois espèces de sénateurs (de droit, nommés, élus), n'avait donc aucune chance de passer. Un amendement de la gauche, qui faisait élire le Sénat par les mêmes électeurs que la Chambre des députés, fut voté à la surprise générale par 322 voix républicaines et impérialistes contre 310, grâce à l'abstention d'une partie de l'extrême droite (11 février). Ce vote imprévu mettait en question toute la loi. La commission déclara ne plus pouvoir prendre part à la discussion. Le ministère, au nom de Mac-Mahon, réclama contre un vote qui dénaturait l'institution. Le gouvernement, ne pouvant déserter la défense des intérêts conservateurs, prévenait l'Assemblée qu'il ne l'accepterait pas. La menace d'un conflit avec le Président de la République ramena assez de voix pour retourner la majorité. On continua à voter les articles un à un au milieu des plaisanteries ; un sténographe disait qu'en trente ans il n'avait jamais vu une séance plus comique. Puis l'Assemblée, par 368 voix contre 345. refusa de passer à une troisième délibération. Une réunion de délégués des groupes des centres (9 du centre gauche, 5 du centre droit, 4 du groupe de Lavergne), tenue chez d'Audiffret, régla la question par un compromis malgré l'extrême droite. Le chiffre maximum de 300 sénateurs, fixé par le projet de la commission. fut maintenu. Mais le centre gauche exigea qu'aucun d'eux ne fût nommé par le Président, concession indispensable pour obtenir le vote des gauches. Le Sénat tout entier serait élu. Les trois quarts (225) seraient élus par des collèges spéciaux où entrerait un délégué de chaque conseil municipal ; le centre droit voulait obliger à prendre le délégué parmi les plus fort imposés de la commune, le centre gauche refusa. Le dernier quart (75) serait élu par l'Assemblée ; le centre droit exigea que ce fût à vie ; le centre gauche, en échange, fit renoncer à donner à tous les départements le même nombre de sénateurs ; il en obtint 5 pour la Seine et le Nord, 4 pour six départements très peuplés, 3 pour 27 autres. Decazes et d'Audiffret-Pasquier décidèrent Mac-Mahon à renoncer au droit de nommer des sénateurs. Le ministre de l'Intérieur communiqua ce compromis officieusement à la commission constitutionnelle. Un légitimiste lui demanda ironiquement : M. Gambetta approuve-t-il ? La commission maintint son texte, et la droite se plaignit du centre droit à Mac-Mahon. Il répondit que la droite l'avait appelé au pouvoir, que, si elle l'abandonnait, il s'en irait, et qu'il ne prendrait pas un ministère à gauche. La loi sur le Sénat fut votée définitivement en trois jours (22-24 février) avec la procédure d'urgence. Le principe du compromis passa par 422 voix contre 264 (des droites et du centre droit) ; tous les amendements sur les collèges d'électeurs sénatoriaux furent rejetés. L'ensemble fut voté par 448 voix contre 241 ; le centre droit formait la majorité avec les gauches, la droite avec les impérialistes la minorité. La loi sur l'organisation des pouvoirs publics revint en dernière délibération ; les légitimistes et les impérialistes essayèrent de retarder le vote : toutes leurs propositions furent rejetées ; on se borna à ajouter une énumération des attributions du Président de la République. La délibération fut achevée en deux jours (24-25 février), l'ensemble fut voté par 425 voix contre 252 ; de Broglie lui-même vota avec les gauches. La Constitution, que la commission avait pendant un an et demi empêché de discuter, s'était faite en moins d'un mois, et dans un sens contraire au projet de la commission. La majorité, paralysée par le désaccord entre ses groupes, n'avait pu organiser aucun régime positif. La raison en fut donnée par un légitimiste : Par haine contre l'Empire, vous avez fait la République. III. — LE GOUVERNEMENT DES DEUX CENTRES. MAC-MAHON, porté au pouvoir par les conservateurs, ne voulait gouverner qu'avec eux. Il continuait à prendre conseil de son entourage royaliste, du secrétaire de la Présidence d'Harcourt, et surtout du duc de Broglie ; il se croyait obligé envers l'ancienne majorité à garder son poste de défenseur de la société contre les radicaux. Une note de l'Officiel (23 février) avertit les préfets que la nouvelle Constitution ne changeait rien à la politique du gouvernement. Le ministère Cissey, depuis longtemps démissionnaire, se retira. Mac-Mahon annonça qu'il appelait pour former un cabinet le président de l'Assemblée, Buffet, orléaniste. Après comme avant le vote des lois constitutionnelles, le Président est fermement résolu à maintenir les principes conservateurs qui ont fait la base de sa politique.... Le nouveau cabinet devra s'inspirer de ces principes, auxquels M. Buffet n'est pas moins dévoué que le maréchal. Il sera soutenu par tes hommes modérés de tous les partis. Les conseillers de Mac-Mahon, en 1873, avaient protesté contre le gouvernement personnel de Thiers et réclamé au nom du régime parlementaire le droit de la majorité monarchique. En 1875, ayant perdu la majorité, ils se servaient du Président pour opposer sa politique au fonctionnement régulier du régime parlementaire. Pendant quatre ans, le ministère allait se recruter par un compromis entre la volonté de la majorité et les sentiments personnels du Président ; il n'y entrerait que les hommes qu'on pourrait faire accepter à Mac-Mahon. Buffet eut quelque peine à former un ministère. Une soixantaine de députés de la droite, qui avaient voté contre les lois constitutionnelles, étaient venus dire à Mac-Mahon qu'ils lui restaient fidèles comme au soutien de l'ordre ; le maréchal, touché de cette démarche, exigeait un ministre de la minorité. Le centre gauche refusa d'abord, puis se résigna, mais, au lieu du chef légitimiste proposé par Mac-Mahon, on prit un catholique parlementaire, de Meaux. Il fut difficile de pourvoir le ministère de l'Intérieur, qui disposait des préfets et des maires. D'Audiffret-Pasquier l'accepta ; mais tout d'un coup, sous une influence restée obscure (peut-être les impérialistes), Mac-Mahon lui offrit l'Instruction publique, qu'il refusa. Buffet renonça à sa mission ; le bruit courut qu'il se préparait un ministère extraparlementaire ou même un Coup d'État ; Mac-Mahon menaça de se retirer, disant qu'il savait qui ferait le coup. Enfin Buffet prit pour lui l'Intérieur, et forma un cabinet où entrèrent les deux chefs du centre gauche, Dufaure à la Justice, Léon Say aux Finances, 2 conservateurs, et Wallon, que son amendement faisait surnommer le père de la République. Mac-Mahon réserva, comme étant en dehors de la politique, trois ministères (Guerre, Marine, Affaires étrangères), où il maintint les anciens ministres (11 mars). C'était le retour à la conjonction des centres, comme au temps de Thiers, mais cette fois avec la prépondérance du centre droit. Buffet, homme sincère, raide, peu conciliant, tint à marquer sa politique par son attitude. La déclaration (12 mars) annonça une politique très nettement conservatrice... dénuée de tout caractère de provocation comme de faiblesse. Pour détruire l'équivoque créée par le vote des lois constitutionnelles, il fallait faire pénétrer dans chaque commune de France cette conviction, que la population honnête, paisible, laborieuse, attachée à l'ordre par ses sentiments et ses intérêts, a le gouvernement de son côté et peut compter sur nous pour la protéger contre les attaques et les passions subversives. Nous serons d'ailleurs secondés dans cette tache par une administration intelligente et dévouée, qui a su maintenir l'ordre dans les circonstances difficiles que nous avons traversées, et qui peut compter sur notre constant appui. La question de l'organisation des pouvoirs publics a divisé des hommes parfaitement d'accord sur la direction à donner au gouvernement. Cette question résolue, la division qu'elle avait créée doit disparaître. Il présenterait une loi sur la presse, pour assurer d'une manière normale une répression efficace d'excès qui finiraient par discréditer... l'usage de la libre discussion ; en attendant, il garderait les pouvoirs exceptionnels de l'état de siège et la nomination des maires. Ce programme étonnamment conservateur fut mal accueilli de l'extrême droite parce qu'il déclarait définitive l'organisation du régime et affirmait l'intention de lui assurer l'obéissance et le respect de tous. Il inquiéta les gauches parce qu'il annonçait le maintien du personnel de combat et du régime de compression ; Buffet y parlait sans atténuation le langage du parti conservateur, et c'étaient ceux qui avaient voté contre la République, qu'il invitait à s'unir pour défendre les principes d'ordre et de conservation sociale. Le sentiment du centre gauche s'exprima par le discours de son président (19 mars) ; il vanta l'union des centres, mais sans lui sacrifier l'union entre toutes les gauches, et promit de soutenir le ministère, mais sans accepter son programme. Qu'on en finisse au plus tôt avec les lois d'exception, et que l'administration se montre sincèrement républicaine. Nous sommes fiers de nos nouveaux alliés ; mais nous n'oublions pas... nos compagnons de lutte. Le centre droit seul fut satisfait : J'avoue, dit de Broglie, que je n'aurais pas osé en faire autant. Dès le début le ministère fut divisé. Buffet voulait refaire la coalition de tous les conservateurs et expulser les gauches de la majorité ; il insistait sur le maintien de l'ordre et évitait de parler de la République. Il ne fit aucun changement de préfets, ne voulant pas, disait-il, punir un fonctionnaire pour avoir obéi aux ordres de ses prédécesseurs. Il refusa toute autorisation de fonder de nouveaux journaux. Ses collègues du centre gauche, au contraire, cherchaient à maintenir l'union entre les gauches par des déclarations républicaines inacceptables pour les légitimistes. Dufaure publia sa circulaire aux fonctionnaires de la Justice (30 mars) : L'Assemblée a établi en France le gouvernement républicain ; c'est un régime défini et légal.... La violation des lois est coupable, de quelque côté qu'elle vienne. Wallon, au Congrès des Sociétés savantes, dit que la République venait de recevoir un caractère plus défini. De Meaux lui-même, dans un banquet à Saint-Étienne, reconnut le régime républicain, et déclara que la loi s'imposait au respect de tous. Les gauches manifestèrent leur sympathie en votant pour d'Audiffret-Pasquier ; il fut élu président de l'Assemblée par 418 voix, avec 130 bulletins blancs, légitimistes et impérialistes ; Duclerc, du centre gauche, fut élu vice-président contre les candidats de la droite. Le conflit intérieur encouragea la résistance du personnel, resté conservateur : 16 préfets refusèrent de mettre en tète des actes la formule République française, puis l'inscrivirent en petites lettres. Quelques-uns signalèrent comme infractions à la loi les allocutions républicaines des députés. Pendant les vacances de Pâques, la commission de permanence se plaignit d'un préfet qui avait traité les initiales R. F. de marque de galérien ; Buffet répondit qu'il couvrait de sa responsabilité les fonctionnaires de son ministère. Il restait à préparer les deux lois constitutionnelles destinées à régler les rapports entre le Président de la République et les Chambres, et la procédure des élections au Sénat. Buffet proposa de les renvoyer à l'ancienne commission constitutionnelle de 1873, où dominaient les conservateurs. L'Assemblée refusa, et décida, par 320 voix contre 301, avec l'appoint de quelques légitimistes, de créer une nouvelle commission de 30 membres élue au scrutin d'ensemble (20 mai). Les impérialistes et l'extrême droite s'abstinrent, pour faire échouer le centre droit. Les gauches, qui avaient d'abord offert 11 sièges au centre droit, firent élire 25 républicains et 5 royalistes (27 mai). Le centre droit se disloqua ; les membres ralliés à la République entrèrent dans le centre constitutionnel présidé par de Lavergne (qui en janvier avait fait passer la majorité à gauche) ; l'aile droite forma le petit groupe du Clercq. La loi sur l'enseignement supérieur, votée en 1874 en première lecture, revint en discussion. Les catholiques la demandaient, l'évêque Dupanloup la soutenait, l'aide du centre gauche lui assurait la majorité. La gauche réclama en vain le droit d'enseigner pour les individus ; les cours isolés restèrent soumis à la loi de 1848 sur les réunions publiques ; la majorité catholique n'accorda la liberté qu'aux établissements formés au moins d'une Faculté, ce qui restreignait en fait le bénéfice de la loi aux Facultés catholiques. Les conservateurs, admirateurs du régime belge, demandèrent pour les Facultés libres le pouvoir de conférer les grades, qui aurait permis de former des avocats et des médecins dépendant exclusivement des autorités catholiques ; les gauches voulaient réserver ce droit aux établissements de l'État. Ce fut le principal conflit ; il aboutit à un compromis : la collation des grades fut donnée à un jury mixte, formé de professeurs des Facultés de l'État et des Facultés libres. Les lois constitutionnelles à voter ne portaient plus guère que sur des détails de procédure — réunion et règlement des Chambres, formes des communications entre le Président et les Chambres, élection du Président, réunion des assemblées électorales, incompatibilités —. Elles furent votées sans conflit. Le désaccord entre la commission des Trente et Buffet sur les pouvoirs du Président s'était réglé par un compromis. Le Président gardait le droit d'ajourner les Chambres pendant un mois, et de prononcer la clôture après cinq mois de session ; la commission abandonnait l'institution traditionnelle, la commission de permanence laissée auprès du gouvernement pendant les vacances ; le Président de la République restait sans surveillance. Par contre, la commission obtint l'obligation de l'assentiment préalable des deux Chambres pour déclarer la guerre, et le droit des Chambres de voter les traités. IV. — LE CONFLIT ENTRE LE PRÉSIDENT DU CONSEIL ET LES GAUCHES. BUFFET profita de la discussion des lois constitutionnelles pour faire des déclarations hostiles à la gauche. Il annonça que le programme du 1`3 mars ne serait pas changé, et que l'administration serait énergiquement défendue, soutenue, appuyée par le gouvernement (22 juin). La tactique des gauches fut de voter avec le centre gauche et d'éviter systématiquement tout conflit avec le ministère. Déjà, dans une réunion à Belleville (23 avril), Gambetta vantait d'avance le Sénat, le grand conseil des communes françaises, pouvoir essentiellement démocratique, qui servirait à faire l'éducation politique du pays. Les trois groupes de gauche annoncèrent par une note publique qu'ils voteraient le projet sans discuter (29 juin), le devoir de tous étant de tout sacrifier à l'intérêt d'une dissolution prochaine. Mais Buffet trouva une occasion de forcer la gauche à se séparer de la majorité ; ce fut la discussion du rapport de l'enquête sur l'élection de la Nièvre (13 juillet), qui décrivait l'organisation secrète du parti impérialiste. Buffet, laissant de côté les impérialistes, attaqua le parti de la révolution sociale et cosmopolite, qui lui aussi avait sa direction, ses cadres et sa propagande. Gambetta protesta contre ce ministre de l'Intérieur qui, sans trouver un mot d'indignation contre les conspirateurs, avait tenté une diversion au profit des bonapartistes, ce parti dont il a laissé en fonction tous les agents. Buffet profita de cette sortie pour obtenir un ordre du jour de confiance accepté par les impérialistes, et voté par 483 voix en dehors des gauches. La droite, enhardie par cette victoire, espéra reconstituer la majorité du 24 mai et proposa d'ajourner l'Assemblée dès que le budget serait voté. Les groupes de gauche avaient déclaré la dissolution nécessaire (2 juillet), mais sans entrain ; ils repoussèrent l'ajournement. Dufaure demanda les élections en 1875 pour que la Constitution fût appliquée dès janvier 1876. Les députés qui tenaient à garder leur mandat le plus longtemps possible assuraient une majorité pour l'ajournement. La prorogation de trois mois (4 août-4 novembre), proposée par la commission, fut votée à une énorme majorité. La loi sur les élections au Sénat (votée le 23 juillet) servit à Buffet pour affirmer sa rupture avec la gauche. Je n'étais pas votre allié avant d'être au pouvoir, je ne le deviendrai pas quand je l'aurai quitté. Pendant les vacances, les ministres prononcèrent des discours qui firent éclater publiquement le désaccord dans l'intérieur du ministère. Buffet prit l'offensive dans les Vosges (19 septembre) : Le vote des lois constitutionnelles n'implique en aucune mesure l'abandon d'une politique nettement conservatrice, ni même l'adoption d'une politique qui, sans être encore la politique révolutionnaire, lui frayerait la voie. Servir de transition entre ce que l'on considère comme le bien et ce que l'on tient pour le mal, c'est le plus déplorable des rôles.... La grande tâche du gouvernement actuel... consiste à reformer le faisceau de toutes les forces conservatrices de la France, si malheureusement rompu par nos révolutions successives. Ces révolutions ont jeté dans des camps divers des hommes qui en réalité poursuivent le même but.... C'est à la seule condition que cette union de tous les hommes d'ordre se rétablisse pour élever contre de dangereuses tendances une infranchissable barrière, que la défense de la société sera assurée. L'appel à l'union des hommes d'ordre pour la guerre contre le mal, et la défense de la société, c'était le langage du parti de l'ordre en 1849. Léon Say répondit par un discours (publié le 29 septembre) : Le 25 février, l'ancienne majorité de l'Assemblée s'est heureusement dissoute, et une nouvelle majorité s'est formée pour nous sortir enfin d'un provisoire dont le pays était fatigué... Il n'y a en France de gouvernement durable que celui qui rallie.., le parti libéral, c'est-à-dire les hommes modérés qui ont toujours condamné les excès, mais n'ont pas été dégoûtés de la liberté par les crimes que l'on a commis en son nom. L'appel aux modérés pour la défense de la liberté, la réplique était évidente. Buffet manifesta son humeur en empêchant d'insérer le discours à l'Officiel. Puis il céda, et le discours parut avec une lettre de Léon Say, qui se félicitait du nouveau classement des partis : C'est sur ce grand parti constitutionnel conservateur libéral que nous pouvons compter pour achever l'œuvre commencée et faire fonctionner la nouvelle Constitution. La politique des ministres du centre gauche s'affirma par une note des Débats (23 octobre), qui soulignait le désaccord et l'impuissance de Buffet à imposer sa politique. Il y a bien eu une majorité pour fonder un gouvernement, il n'y aura jamais dans la Chambre actuelle de majorité pour fonder une politique ministérielle.... Le cabinet est constitutionnel, mais pas homogène... et, si on livre une bataille parlementaire, ce défaut d'homogénéité deviendra visible.... MM. Dufaure et L. Say ne pourront rester ministres s'il s'établit une majorité dont leurs amis ne feront pas partie. D'autres discours manifestèrent les espérances des républicains et des impérialistes. Un isolé de l'extrême gauche, Naquet, accusant son parti de s'être laisser duper, formula le programme qui allait devenir celui du nouveau parti radical opposé à Gambetta. Révision des lois constitutionnelles et ratification de la Constitution par un plébiscite, abolition du Sénat, Assemblée unique, Rachat de la Banque et, des grandes Compagnies, Impôt progressif sur le revenu, Séparation de l'Église et de l'Etat, Divorce. Gambetta, au contraire, écrivant aux électeurs de Lyon (2 octobre), louait l'alliance salutaire conclue à la Chambre sous les auspices d'hommes tels que Thiers, Casimir-Perier, Lavergne, et demandait seulement : l'impôt sur le revenu, le service militaire réellement universel, un système d'éducation nationale, le respect des lois civiles, l'amnistie. Rouher, à Ajaccio, déclarait qu'avec le droit de révision, le parti impérialiste pouvait mettre le pied... en dedans de la Constitution et y abriter ses espérances. Thiers raillait la méthode des exclusions pratiquée par Buffet. Il pourrait bien arriver qu'on n'admit au service de la République que ceux qui n'ont jamais voulu d'elle et n'en veulent même pas aujourd'hui. V. — LA LOI ÉLECTORALE DE LA CHAMBRE ET L'ÉLECTION DES SÉNATEURS A VIE. A la rentrée il restait à régler le régime du scrutin pour la Chambre. La commission des Trente était entrée en conflit avec le gouvernement. Elle proposait le scrutin de liste, Buffet exigeait le système présenté par Thiers en 1873, et appelé improprement scrutin d'arrondissement : un scrutin uninominal avec 1 député pour chaque arrondissement au-dessous de 100.000 âmes, et, dans les arrondissements plus peuplés, autant de circonscriptions que la population comptait de fois 100.000 âmes ou une fraction de ce chiffre. On fit courir le bruit (dans le Times du 6 novembre) que Mac-Mahon, si on votait le scrutin de liste, prendrait un ministère de combat pour ajourner les élections. Les républicains s'étaient fait un dogme du scrutin de liste inauguré en 1848 (dont ils ignoraient l'origine), bien qu'il eût toujours donné l'avantage à leurs adversaires, parce qu'il avait été aboli et condamné par la Constitution de 1832, et aussi parce qu'il rend la campagne électorale moins coûteuse et moins pénible. Les conservateurs tenaient au scrutin uninominal, qui avait été celui de toutes les monarchies, parce qu'il donne plus de force à l'action des personnes ; ils s'imaginaient avoir plus d'influence personnelle sur les électeurs. En fait, chacun de ces deux scrutins a toujours desservi le parti qui le soutenait et avantagé celui qui le combattait. Le rapport de la commission conclut à adopter le scrutin de liste ; le scrutin uninominal fut présenté par amendement, et soutenu par le ministère, qui posa la question de confiance. Des deux côtés on dissimula les motifs de sa préférence, et on présenta le système de façon à rallier les adversaires. En faveur du scrutin de liste on fit valoir qu'il permettait aux conservateurs de partis différents de s'unir pour faire campagne ensemble, tandis que dans 150 circonscriptions urbaines la minorité conservatrice serait écrasée par les radicaux ; il maintenait, disait Gambetta, le droit de l'électeur et la dignité de l'élu. — Dufaure soutint le scrutin uninominal comme plus démocratique, plus favorable aux électeurs peu éclairés, asservis à un travail incessant, qui ne pouvaient connaître les candidats de tout un département. Le scrutin uninominal passa par 357 voix contre 324, avec l'aide d'une partie du centre gauche ; les impérialistes votèrent contre. Un compromis qui réduisait la liste à 3 noms fut rejeté à une plus forte majorité. A la proposition de Gambetta de chercher une politique d'apaisement et de conciliation en regardant la trouée des Vosges, Buffet répondit qu'il était impossible de réunir sur une même liste les groupes qui avaient formé la majorité du 25 février, car, en cas de révision, ils avaient un idéal politique trop différent. Le centre gauche demanda de réviser la loi municipale provisoire de 1874, de façon à obliger le gouvernement à prendre les maires dans le conseil municipal. Le ministère refusa, et il resta en place 3.000 maires pris en dehors des conseils. L'opération décisive pour l'avenir politique des partis devait être l'élection par l'Assemblée du quart des membres du Sénat. Ces 75 sénateurs à vie pouvaient donner à un parti royaliste une prépondérance durable dans le gouvernement ; une majorité conservatrice au Sénat, opérant d'accord avec le Président de la République, dominerait la Chambre par la menace de la dissolution ; le duc de Broglie avait essayé d'exécuter ce plan avec un Sénat nommé par Mac-Mahon. A défaut du Sénat complet, les orléanistes comptaient encore garnir avec le centre droit la plupart des sièges à vie, et assurer au futur Sénat une majorité conservatrice stable dont ils formeraient le groupe dirigeant. Le Sénat, disait Grévy, est la machine de guerre orléaniste. L'élection souleva des compétitions ardentes dans la majorité conservatrice. Il s'agissait, pour des hommes, la plupart menacés de n'être pas réélus, d'un siège perpétuel qui leur assurait une carrière politique jusqu'à leur mort. Les délégués des groupes se réunirent pour dresser une liste de candidats, un petit groupe dissous se reforma, un autre se coupa en deux pour réclamer le droit de présenter ses hommes. Le centre gauche proposa au groupe Lavergne une liste proportionnelle d'où seraient exclus les adversaires déclarés de la Constitution ; le groupe Lavergne préféra s'allier au centre droit, qui excluait l'extrême gauche et admettait l'extrême droite. Le centre gauche offrit de se contenter de 33 sièges pour les gauches. Le centre droit, se croyant assuré de la majorité, refusa ; il voulait n'en accorder que 13 et en garder 62, dont 13 pour l'extrême droite. Les six délégués des gauches dressèrent une liste qu'ils communiquèrent seulement au moment du vote: elle semblait n'avoir aucune chance. Les conservateurs n'avaient pas pu s'entendre sur une liste unique ; le premier jour de scrutin, il n'y eut de majorité absolue que sur deux noms, communs à la droite et à la gauche, le président d'Audiffret-Pasquier (551 voix), le vice-président Martel (344) sur 688 votants. Les gauches, ayant voté d'ensemble, avaient une majorité relative. Ce résultat imprévu consterna les conservateurs (9 décembre). Dans la nuit du 9 au 10 décembre se produisit une péripétie, oubliée aujourd'hui, qui allait décider du sort de la République. Un député de gauche, en relations personnelles avec l'impérialiste Raoul Duval, avait su par lui que le groupe de l'Appel au peuple, pour détruire la machine de guerre orléaniste, s'offrait à voter pour les candidats des gauches, et qu'on trouverait de quoi compléter la majorité avec les voix de quelques chevau-légers (6 décembre). Gambetta, prévenu, accepta l'accord. Dans une entrevue chez Jules Simon avec le président de l'extrême droite, de la Rochette, on convint de porter sur la liste des gauchies tous les légitimistes qui apporteraient leur voix à la coalition ; les impérialistes ne réclamèrent aucun siège. La Rochette semble avoir fait cette manœuvre pour se venger des orléanistes. Il l'expliqua dans une lettre à l'Union. Ce qui m'étonne, c'est de voir des collègues qui ont fait une alliance politique avec toutes les gauches dans le but de fonder la République s'indigner aujourd'hui parce que quelques amis et moi nous sommes entendus avec elles pour faire entrer quelques légitimistes au Sénat. Les chefs du centre droit ont fait la République contre le roi et contre les royalistes. Maintenant que la République est faite, ils veulent la gouverner contre le roi et contre les républicains.... Le centre droit veut refaire 1830... J'aime mieux ceux qui nous combattent ouvertement que ceux qui nous ont abandonnés... et qui aujourd'hui sollicitent l'abdication du roi. Pour d'autres chevau-légers ce fut un marché personnel. Un député du centre gauche entendit l'un d'eux répondre aux reproches d'un collègue : Vous êtes bien naïf, dans un an vous ne serez plus rien, et je serai sénateur. Le lendemain, quand on afficha à la buvette de l'Assemblée la liste des gauches où 15 noms républicains avaient été remplacés par des légitimistes, ce fut une explosion d'indignation et de reproches ; 4 des candidats, intimidés, protestèrent contre l'inscription de leur nom. Il en resta 11 qui supportèrent les affronts en gens décidés à conquérir leur siège. C'était assez pour faire la majorité. Mais, comme chacun rayait sur la liste les noms des républicains qui lui déplaisaient, il n'y eut à chaque scrutin de majorité absolue que sur un petit nombre de noms : le 10 décembre 49 (tous de gauche), le 11, 10 (dont 2 légitimistes), le 13, 10, le 14, 1 seulement. La gauche organisa alors une surveillance sur les votes. Chaque votant reçut au pied de la tribune dans une enveloppe le bulletin à mettre dans l'urne : le 15 décembre il y eut 18 élus, le 16 encore 10. Il ne restait que 5 sièges ; le centre gauche proposa de les laisser aux droites ; sur le refus des gauches, la coalition se disloqua. L'élection, achevée le 21 décembre, donnait au total 57 républicains (centre gauche 27, gauche 15, extrême gauche 8, groupe Lavergne 7), 10 légitimistes, 7 de la droite ou du centre droit. Ni Buffet, ni de Broglie n'étaient élus. C'était l'échec définitif du parti orléaniste ; sa forteresse recevait une garnison républicaine. Une élection normale eût mis au Sénat une forte majorité conservatrice qui eût donné au Président conservateur la force de continuer la politique de l'Assemblée ; l'avance prise par les républicains le réduisit à l'impuissance au moment décisif du conflit entre le Président et la Chambre. VI. — LA SÉPARATION DE L'ASSEMBLÉE. AYANT terminé les opérations d'organisation, l'Assemblée liquida les questions pratiques. L'état de siège, établi eu 1871 pour combattre la Commune, était maintenu en pleine paix dans 39 départements comme un moyen de suspendre les libertés politiques. Le gouvernement, armé d'un pouvoir discrétionnaire dans toutes les grandes villes, tenait les journaux sous le coup d'une suppression, empêchait les réunions publiques, même les banquets, interdisait les manifestations. La vie politique était paralysée dans toute la partie républicaine du pays. Buffet, avant de lever l'état de siège, exigea une nouvelle loi sur la presse, donnant au gouvernement des pouvoirs plus forts que la loi de 1871. En attendant. il tenait à maintenir les pouvoirs exceptionnels conférés par l'état de siège aux commandants militaires. L'exposé des motifs disait : L'existence seule de ces pouvoirs a pour effet de modérer le ton général de la presse et de rendre moins sensible l'insuffisance de la répression judiciaire à l'égard de ces délits. Si ce régime était brusquement supprimé sans aucune précaution, il serait à craindre que... la presse ne tombât dans des excès qui auraient infailliblement pour résultat de discréditer dans l'esprit des hommes tes plus libéraux l'usage légitime de ta libre discussion. C'est pendant la période électorale que de pareils écarts seraient le plus à redouter. La commission protesta contre cette façon de présenter la loi sur la presse à titre de rachat de la levée de l'état de siège, en faisant de cette levée un simple article de la loi sur la presse ; elle demanda la disjonction ; Buffet s'obstina, et la fit rejeter. La loi punissait toute attaque, soit contre les lois constitutionnelles, soit contre les droits et pouvoirs du gouvernement ; la commission (où la gauche dominait) avait fait ajouter de la République elle aurait voulu punir l'attaque contre la l'orme du gouvernement. Mais Buffet. pour ménager les légitimistes et les impérialistes, répondait que les lois constitutionnelles n'avaient fait qu'organiser des pouvoirs sans déclarer de principes ; la Constitution pourrait donc être discutée, même avec vivacité ; il n'était interdit que de contester les droits et l'autorité des Assemblées et du Chef de l'État. La loi déférait les procès de presse au jury, mais avec tant d'exceptions que la commission disait : Il eût mieux valu demander nettement la suppression du jury que d'en proclamer le principe pour le reprendre aussitôt par voie d'exception. On envoyait à la correctionnelle, comme n'ayant pas de caractère politique, presque tous les délits de presse, outrage ou injure contre une personne ou un corps, offenses, fausses nouvelles, provocations, apologie d'un crime, cris séditieux. Moyennant ce régime, semblable à la loi impériale de 1868, le gouvernement accordait la levée de siège, sauf pour les trois grandes villes. Paris, Lyon, Marseille. La gauche attaqua ces exceptions : Quel gouvernement êtes-vous, puisque vous n'avez pas la force de traverser la période électorale sons le régime du droit commun ? Mais Gambetta engagea les républicains à sacrifier ces trois départements pour obtenir la liberté du reste de la France. Dans la discussion. Buffet, reproduisant les formules de 1849, parla de légitimes précautions pour défendre l'ordre public contre ceux qui le menacent, et dit : Il faut que tous les honnêtes gens s'unissent. — Ce n'est pas ainsi, répliqua Laboulaye, qu'on fera l'union dans le pays. La loi, à titre de mesure d'urgence provisoire, fut rédigée de façon à laisser entendre que l'état de siège dans les grandes villes, prolongé jusqu'au 1er mai 1876, pourrait être maintenu par une loi nouvelle. L'Assemblée, après avoir tout liquidé en deux séances, se sépara le 31 décembre 1875, et prolongea le mandat de ses membres jusqu'au 8 mars en s'ajournant jusqu'après les élections du Sénat et de la Chambre. Elle atteignait ainsi une durée légale de cinq ans et un mois, la plus longue qu'une Assemblée souveraine ait jamais eue en France. VII. — CARACTÈRES DU RÉGIME. L'ASSEMBLÉE nationale, investie d'un mandat illimité, s'était trouvée, comme la Convention, pourvue d'un pouvoir sans concurrence, sans restriction, sans contrôle. Elle exerça une autorité absolue ; le gouvernement ne fut que son délégué. Elle garda sur les particuliers un pouvoir discrétionnaire, car le maintien de l'état de siège suspendait les garanties de liberté dans toutes les parties du pays capables d'opposition. L'Assemblée, en majorité conservatrice et parlementaire, fit d'abord une œuvre de réorganisation conservatrice. Elle remit sur pied les finances et l'armée, en les modifiant le moins possible, augmentant les impôts sans réformer le régime fiscal, réformant l'armée en maintenant le tirage au sort. Son grand projet de décentralisation se réduisit à la création de la commission permanente ; sa seule loi de liberté (sur l'enseignement supérieur) ne profita qu'au clergé. Les charges du peuple furent aggravées, ses libertés ne furent pas accrues. L'Assemblée conserva tout le mécanisme de l'administration autoritaire, la hiérarchie des services, le recrutement purement administratif du personnel, le pouvoir des fonctionnaires sur les administrés, et l'amas énorme des règlements inconnus du public. Elle laissa en place tout le personnel des régimes monarchiques, pénétré de l'esprit de corps et de l'esprit hiérarchique. Elle augmenta même le pouvoir du personnel fiscal en créant de nouveaux impôts, et le pouvoir des officiers en soumettant à la discipline militaire tous les jeunes Français. Elle fit œuvre conservatrice en établissant un budget d'économie, et en maintenant, après une si grande catastrophe, l'équilibre du budget et même le principe de l'amortissement (que ses successeurs républicains abandonnèrent). La majorité monarchique, formée par la coalition des groupes conservateurs, travailla d'abord à empêcher l'établissement de la République. Parvenue au pouvoir en 1873, elle essaya de réaliser son idéal, la monarchie parlementaire, et échoua par la résistance du chef de la maison royale. Pour réserver la chance d'une restauration, elle essaya de maintenir indéfiniment un régime provisoire, et ne se résigna qu'en protestant et avec une extrême lenteur à donner à la France un régime définitif. Encore fallut-il la défection d'un groupe qui, en s'unissant aux gauches, forma une majorité nouvelle. Alors seulement l'Assemblée, trois ans et demi après avoir affirmé son pouvoir constituant, se décida à faire une Constitution. L'Assemblée passa ses années à rêver de la monarchie tout en réalisant la République (J.-J. Weiss). Ces conditions précaires et anormales expliquent l'anomalie d'une Constitution républicaine établie par une Assemblée en majorité monarchique sous le gouvernement de ministres royalistes. Aucun parti n'a été assez fort pour imposer le régime de son choix ; tous ont dû se prêter à des transactions. Aucun projet n'a été adopté tel que ses auteurs l'avaient conçu ; les dispositions essentielles y ont été introduites sous forme d'amendement. Il en est résulté un compromis pratique, où aucun parti ne pouvait reconnaître son œuvre, parce qu'il ne réalisait la conception politique d'aucun parti ; assemblage d'éléments irréconciliables fait par un concert accidentel avec une précipitation irréfléchie, ainsi l'a défini le chef royaliste de Broglie, qui n'a pas pu l'empêcher de se faire. On peut en dire ce qu'on a dit de la Constitution des États-Unis, qu'elle a été arrachée par une nécessité inéluctable à une majorité récalcitrante. La forme elle-même garde un caractère illogique et incomplet. Les républicains ont obtenu l'essentiel, le nom de République, mais sans proclamation officielle, sans même une reconnaissance explicite: la République est entrée dans la Constitution par une poterne, par un amendement voté à une voix de majorité. Contrairement à la tradition constante de la France depuis 1789, aucun texte ne formule les principes généraux de la Constitution, aucun même ne garantit les droits politiques des Français ; il n'y a ni préambule ni énumération des droits. L'Assemblée n'a pas essayé d'exposer des idées sur lesquelles aucune majorité ne se serait mise d'accord, elle a jugé suffisant de voter des règles pratiques de procédure. La Constitution n'est qu'un règlement de droit public rédigé en langue juridique, sans forme solennelle, sans appel au sentiment. On n'a pas essayé de la mettre sous la garantie d'un serment. Un catholique belge, Mérode, faisant allusion à la condamnation des constitutions libérales par l'Encyclique en 1864, disait en plaisantant : La Constitution est la seule qui échappe à l'Encyclique, parce qu'elle ne repose sur aucun principe . C'est par un abus de langage qu'on parle de la Constitution de 1875 comme de celles de 1791 ou de 1848 ; il n'y a pas de Constitution, il n'y a qu'un amas de lois constitutionnelles sur divers objets ; elles n'ont en commun que ce caractère, conventionnel et précaire, de ne pouvoir être changées que suivant la procédure de révision. Le mécanisme du gouvernement a été établi par deux procédés différents. Quelques institutions, fondées sur un principe commun à presque tous les partis, ont été adoptées sans discussion. La plupart ont été le produit d'un compromis voté par une majorité de coalition, et ne reposant sur aucun principe. Tous les partis acceptaient le régime représentatif ; tous même, sauf quelques isolés de l'extrême gauche, le régime des deux Chambres : comme la tradition républicaine n'en fournissait aucun modèle et que la Chambre des pairs sentait trop l'ancien régime, on a repris sans discussion le nom de Sénat et le nom royaliste de Chambre des députés — le titre républicain de représentants a disparu. Tous les partis, sauf les impérialistes et les ailes extrêmes à droite et à gauche, tenaient au régime parlementaire, idéal commun des vieux orléanistes et des nouveaux républicains. Il a été adopté sous une forme plus complète même que dans les régimes parlementaires classiques, anglais et belge, parce que le texte a été rédigé plus tard, quand la théorie parlementaire avait achevé de s'élaborer. Le ministère, appelé aussi le gouvernement, a un président du Conseil officiel, et les ministres sont déclarés solidairement responsables devant les Chambres de la politique générale du gouvernement. Cet article n'a même pas été discuté, tant il semblait aller de soi. Le rapporteur Ventavon a seulement expliqué que la responsabilité des ministres s'exerce dans les États parlementaires par un vote de blême qui les oblige à se démettre de leurs fonctions. C'est donc bien la responsabilité politique que l'Assemblée a voulu inscrire dans la Constitution, celle qui porte sur l'ensemble de la conduite et a pour sanction l'obligation morale (les ministres de donner leur démission en cas de blâme. Elle y a inscrit aussi la responsabilité judiciaire individuelle en cas de violation formelle des lois ou de la Constitution, qui dans un État parlementaire n'est plus guère qu'une survivance juridique. Les ministres peuvent être mis en accusation par la Chambre pour crimes, et sont jugés par le Sénat, investi de la justice criminelle suprême en matière politique. Le texte, employant la même expression pour les deux espèces de responsabilité, implique une responsabilité égale envers les deux Chambres ; il n'explique pas comment elle pourrait fonctionner en cas de conflit. La pratique a décidé que la responsabilité politique (l'obligation de se retirer devant un vote de défiance) ne fonctionne qu'envers la Chambre élue au suffrage universel. Le régime parlementaire crée entre les ministres et les Chambres un lien étroit, qui leur impose une collaboration permanente et établit une pénétration réciproque entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif. Ce n'est que par habitude que les juristes français continuent à proclamer la séparation des pouvoirs ; elle n'existe pas dans la République française — sinon pour désigner le partage des fonctions entre les services, administratif et judiciaire. Presque tous les partis s'accordaient à accepter le suffrage universel. Les royalistes, qui ne le trouvaient pas dans leur tradition, l'auraient volontiers restreint par un procédé indirect comme en 1850 ; mais la tentative fut combattue par tous les républicains, les impérialistes et une partie du centre droit. La commission de 1875 posa le suffrage universel comme le dogme fondamental de la République. La souveraineté nationale indiscutable et incontestée, à l'égal du dogme antique de la royauté, s'exerce par une délégation à laquelle tout citoyen doit participer. Le droit de vote est donc un droit véritable, non une fonction. C'était la théorie de la commission conservatrice de 1874. On s'accorda aussi sans discussion pour appliquer à
l'élection de la Chambre, non pas l'ancien ballottage,
dont les Français avaient perdu le souvenir, mais le régime, créé en 1852, du
deuxième tour (pour l'élection du Sénat on en ajouta un troisième). Cette
institution, propre à la France, garantit contre les surprises du vote unique
et dispense les électeurs de nuances voisines de s'entendre d'avance, comme
ils y sont obligés en pays anglais, sans les enchainer aux résultats du
premier tour comme dans le régime du ballottage. Sur tous les autres points, aucune majorité n'était faite d'avance, et on ne vota que des transactions. La souveraineté du peuple, proclamée dans un rapport de commission, ne fut pas reconnue par l'Assemblée. Les électeurs n'ont d'autre droit que d'être représentés à la Chambre investie d'une partie du pouvoir législatif. Le peuple n'a aucun pouvoir constituant, pas même sous la forme nominale du plébiscite ; on ne lui présente à ratifier ni les lois constitutionnelles ni les amendements. Le pouvoir constituant est réservé aux deux Chambres siégeant en Congrès national. C'est par un abus de langage qu'on parle de la souveraineté du peuple ; la République de 1873 est un régime strictement représentatif ; en France, les Assemblées seules sont souveraines. Elles ont reçu, comme dans les régimes républicains, le pouvoir de se réunir de plein droit chaque année sans convocation. Les républicains ont obtenu un chef de l'État électif, au lieu du roi légitime héréditaire demandé par les partis monarchiques. Mais ils ont été battus sur tous les autres points. Le Président de la République est élu pour une durée supérieure à celle de tous les régimes républicains ; et il est pourvu de tous les pouvoirs d'un roi parlementaire, y compris le droit de grâce et le droit de conclure des traités. Il a sur la Chambre des députés le droit royal de dissolution, mais conjointement avec le Sénat. II a sur les deux Chambres le droit de prorogation et de clôture après cinq mois de session ordinaire ; il peut les laisser en vacances et rester souverain unique pendant sept mois, car on a renoncé à la commission de permanence jugée nécessaire en 1848. S'il trouvait des ministres, il pourrait, sans violer la Constitution, maintenir jusqu'à la fin de l'année un gouvernement personnel extraparlementaire. Il a conservé un pouvoir d'origine républicaine attribué à Thiers en 1872, le droit (dont aucun Président n'a essayé d'user) de renvoyer à une nouvelle délibération une loi votée par les deux Chambres. Le Sénat n'a été construit, ni sur le plan républicain de l'élection au suffrage universel présenté par Dufaure en 1873, ni sur le plan royaliste de la nomination par le chef de l'État proposé par de Broglie en 1874. Il s'est créé selon un système de transaction compliqué, sans précédent, que personne n'avait conçu d'ensemble, par un partage inégal entre deux procédés de recrutement opposés, la cooptation et l'élection. La partie élective est recrutée en combinant le procédé républicain du scrutin de liste par département avec le procédé conservateur du renouvellement par tiers. Le Collège électoral est une réunion d'élus de plusieurs espèces émanant tous du suffrage universel, quelques-uns directement (députés, conseillers généraux et d'arrondissement), la plupart indirectement par l'intermédiaire des conseils municipaux. Et la répartition des délégués, 1 par commune, sans tenir compte de la différence énorme de population, a été calculée volontairement de façon à rendre dérisoire le droit des habitants des villes, en assurant aux petites communes rurales, moins peuplées, moins riches et moins instruites, une majorité factice qui ne représente qu'une minorité de la population, de la richesse et de l'instruction du pays. Les conservateurs ont fait inscrire dans la Constitution, malgré les républicains, la résidence du gouvernement à Versailles, précaution contre la population de Paris, et les prières publiques à l'ouverture de la session, manifestation catholique pour affirmer le caractère religieux du régime. La révision de la Constitution, objet de luttes ardentes entre républicains et royalistes, a été réglée par la solution la plus simple : elle reste ouverte sans restriction, de façon à permettre légalement de remplacer la République par la monarchie. Elle se fait, comme a été faite la Constitution, par le vote de la majorité de l'Assemblée souveraine, le Congrès. On a rejeté la tradition républicaine de la France et des États-Unis qui imposait, pour modifier la Constitution, une proportion de voix supérieure à la majorité. On a compté rendre la Constitution assez stable en exigeant pour la réunion du Congrès le consentement préalable des deux Chambres, car la résistance du Sénat suffit pour empêcher la révision. En fait, depuis les retouches légères de 1879 et 1884, on n'a plus eu recours à la révision ; la pratique a suffi pour transformer le régime politique de la France. Cette Constitution sans principes, hétérogène et illogique, s'est à l'usage révélée solide, souple et ingénieuse, assez résistante pour rassurer la bourgeoisie, et, pour s'adapter à la croissance de la démocratie. C'est la première Constitution française qui ait duré. |