I. — L'ACCALMIE DE 1871. LE vote de la constitution provisoire fut suivi d'une trêve. Le message de remerciements de Thiers reprenait la formule de Vitet en lui donnant une couleur républicaine : Les droits souverains de l'Assemblée ne souffriront pas la moindre atteinte par l'essai loyal... des institutions républicaines. L'essai loyal devint la formule que les partisans de Thiers opposèrent au pacte de Bordeaux. L'Assemblée partit en vacances, en laissant la surveillance du gouvernement à une commission de permanence. En octobre, les conseils généraux furent élus et tinrent leur première session sous le régime de la loi de 1871. La majorité des bureaux furent conservateurs, mais avec une tendance favorable à Thiers. Aux élections législatives complémentaires, il ne passa que des républicains ou des impérialistes. Le ministre de l'intérieur, un royaliste, étant mort, Thiers le remplaça par Casimir-Perier, qui venait de passer du centre droit au centre gauche. Le nouveau ministre envoya aux préfets une circulaire de tendance républicaine qui irrita la majorité. Thiers, averti, essaya dès la rentrée de l'Assemblée (4 décembre) d'apaiser les royalistes par un message où il évita le mot de République : Vous êtes le souverain.... Nous ne sommes, nous, que des administrateurs délégués pour opérer... la réorganisation du pays.... La constitution d'un gouvernement définitif, c'est vous surtout qu'elle regarde.... Cette déclaration, qui renouvelait le pacte de Bordeaux, alarma les républicains. La République française, que Gambetta venait de fonder, dit : L'émotion, la déception du pays seront immenses. Nous avons vu... le Président de la République abaisser son autorité... devant des hommes qui sont les ennemis de la République. A ce moment où les représentants rentrent de vacances et où Paris est redevenu habitable, achèvent de se fixer les conditions matérielles et les habitudes qui dureront jusqu'à la fin de l'Assemblée. C'est à Versailles que l'Assemblée tient ses séances, dans la salle du théâtre du château, garnie de fauteuils couverts en velours rouge, de pupitres étroits, et d'une tribune en acajou où l'on monte par un double escalier de six marches. La salle, mal aérée, souvent surchauffée, est un peu petite pour une si grande assemblée, et l'acoustique y est défectueuse. Les loges servent de tribunes des journalistes et du public. La scène a été transformée en une salle des pas-perdus, les couloirs mènent à la Galerie des bustes. Les représentants, la plupart hommes âgés, de la noblesse ou de la haute bourgeoisie, ayant toujours vécu en province, apportent des habitudes de travail régulier et des manières correctes, un peu solennelles. Une partie est occupée hors séance dans les bureaux ; les commissions. diverses d'examen des projets de loi, d'enquête, de contrôle exigent une grande somme de travail. C'est une assemblée laborieuse et de tenue parlementaire. Thiers a sa résidence obligatoire à Versailles où il travaille pendant la journée ; le soir, il reçoit les députés et, adossé à la cheminée, parle longuement sur un ton familier. Pendant les vacances, il va à Paris donner des soirées à l'Élysée. Les ministères sont restés à Paris. Les députés, assurés d'un avenir assez long, se sont installés presque tous avec leur famille ; plus de la moitié, surtout les royalistes, sont logés à Versailles ; les républicains préfèrent demeurer à Paris. Entre Paris et Versailles, c'est un va-et-vient de trains qui amènent et remmènent députés, journalistes, fonctionnaires et solliciteurs. On cause dans les trains parlementaires comme dans les couloirs de l'Assemblée ; ces voyages journaliers établissent l'intimité. Les jours de grandes séances il y a cohue dans les hôtels de Versailles. Les groupes politiques forment maintenant une série continue depuis l'extrême droite légitimiste jusqu'à l'extrême gauche radicale. Chacun n'est qu'une minorité ; une majorité ne peut se faire qu'en réunissant plusieurs groupes. Par quelle combinaison de groupes doit-on former la majorité, c'est la question vitale qui désormais dominera toujours la politique française. La France ne pratiquera pas la division en deux grands partis, imposée aux pays anglais par l'usage de l'élection à la majorité relative, qui oblige les électeurs à se grouper en masses compactes avant l'élection ; elle ne connaîtra pas l'alternance au pouvoir des partis opposés, produite par le changement de vote des électeurs. En France, une élection n'aboutira jamais qu'à modifier les forces des groupes, sans faire passer le pouvoir d'un extrême à l'autre, et il faudra toujours choisir entre deux méthodes, gouverner par l'union des centres, ou gouverner par l'union des groupes d'un même côté. II. — L'AGITATION DES GROUPES MONARCHIQUES. THIERS désirait maintenir contre l'extrême droite légitimiste et la gauche républicaine la conjonction des centres établie par le vote de la loi Rivet. Ancien ministre d'une monarchie, ancien membre du parti de l'ordre, adversaire décidé des républicains de 1848 à 1831, resté royaliste pendant l'Empire, Thiers acceptait la République parce qu'il ne voyait pas d'autre solution pratique, peut-être aussi parce qu'elle lui donnait personnellement un pouvoir qu'aucun roi ne lui eût laissé (et il aimait beaucoup le pouvoir) ; mais il voulait la rendre aussi semblable que possible à la monarchie. Il disait : La République sera conservatrice, ou elle ne sera pas. La République conservatrice signifiait la conservation de tout le régime social et administratif de la monarchie, et le maintien au pouvoir de tout le personnel monarchique, suivant la formule familière : la République sans les républicains. Cette politique impliquait de grands ménagements de forme envers les royalistes catholiques, qu'il fallait rallier sans blesser leur foi monarchique. C'était le sens du message du 7 décembre. Mais les hommes du centre droit, n'acceptant aucune forme de république, s'irritaient de voir Thiers réserver presque tous les postes de ministres aux royalistes ralliés du centre gauche, ses partisans personnels. Ils prirent l'offensive sur une question de personnes qui intéressait spécialement les orléanistes. Le duc d'Aumale et le prince de Joinville annoncèrent l'intention de venir prendre leurs sièges à l'Assemblée. Une interpellation sur la non-présence dans l'Assemblée de députés dont l'élection remontait à dix mois leur fournit l'occasion de rentrer en scène. Les princes, par des lettres publiques à leurs électeurs, déclarèrent annulé par la transformation constitutionnelle (la loi Rivet) l'engagement qu'ils avaient pris de ne pas siéger. Thiers redoutait l'entrée des princes dans la vie active, mais il n'osa pas résister ; il répondit qu'il ne lui appartenait pas, à lui, de décider, et fit dire par le ministre de l'Intérieur que l'engagement n'avait pas été pris envers lui seul, et avait été communiqué à une commission de l'Assemblée. Un ordre du jour ambigu fut opposé à celui des orléanistes, par les légitimistes et les gauches. Les orléanistes s'y résignèrent ; il fut voté par 646 voix contre 2 (18 décembre) : L'Assemblée n'a ni compétence ni responsabilité à prendre dans les engagements des princes d'Orléans, auxquels elle n'a pas participé et dont elle n'est pas juge. Les princes, l'interprétant comme un consentement, vinrent s'asseoir parmi leurs partisans au centre droit. Quelques jours après, Thiers, dans la discussion du budget, se vengea des royalistes par une phrase incidente qui souleva les murmures de la droite (26 décembre) : Vous qui voulez faire un essai loyal de la République, — et vous avez raison, il faut le faire loyal.... Je m'adresse principalement à ceux qui se font de la République un souci continuel, et je suis du nombre. Le pacte de Bordeaux faisant place à l'essai loyal, c'était un pas décisif du côté des républicains. Dès lors commença entre Thiers et les groupes royalistes une lutte sourde, compliquée de conflits sur les mesures financières et militaires (voir chap. I) qui alla s'aggravant jusqu'à la rupture définitive. A la déclaration de Thiers, Rocher, l'homme de confiance des princes d'Orléans, répondit dans un rapport sur l'émission des billets de Banque, en rejetant le chiffre (2.800 millions) proposé par le gouvernement. Un des chefs du parti légitimiste, de Falloux, resté hors de l'Assemblée pour des motifs de santé, reprit le projet de la restauration. Dans une réunion (tenue chez le comte de Meaux, 3 janvier), on décida, en attendant l'accord entre les princes, de faire l'entente entre leurs partisans à l'Assemblée, la fusion parlementaire. Après le conflit avec Thiers du 20 janvier 1872 (voir chap. I) la droite rédigea le programme des conditions à soumettre respectueusement au comte de Chambord. Ses délégués allèrent demander au comte de Paris, héritier de la branche cadette, d'écrire au chef de la branche aînée son désir de lui l'aire visite. Ils trouvèrent que le comte de Paris insistait trop sur les formules : souveraineté nationale, monarchie contractuelle. Le comte de Chambord était à Anvers ; le général Ducrot alla lui exposer un projet qui tendait à faire élire le duc d'Aumale Président de la République pour préparer la restauration. Chambord en fut choqué. Je n'admets pas qu'un prince du sang soit en dehors de l'entourage de son roi. Ses hommes de confiance légitimistes le poussaient à couper court aux demandes de concession. Il publia (29 janvier) un nouveau manifeste : La persistance des efforts... qui s'attachent à dénaturer mes paroles, mes sentiments et nies actes, m'oblige à une protestation.... On attribue nia résolution à une secrète pensée d'abdication.... Toutes les espérances basées sur l'oubli de mes devoirs sont vaines. Je n'abdiquerai jamais. Je ne laisserai pas porter atteinte, après l'avoir conservé intact pendant quarante années, au principe monarchique.... Je n'arbore pas un nouveau drapeau, je maintiens celui de la France.... Si le drapeau blanc a éprouvé des revers, il y a des humiliations qu'il n'a pas connues.... Personne, sous aucun prétexte, n'obtiendra de moi que je consente à devenir le roi légitime de la Révolution. Ce refus de toute conciliation avec les d'Orléans faisait avorter le projet de restauration. La droite légitimiste essaya de maintenir l'union avec les orléanistes en envoyant au comte de Chambord une déclaration signée de 159 membres, où elle définissait le gouvernement naturel de notre pays... une monarchie héréditaire, représentative, constitutionnelle, ayant pour garanties la responsabilité ministérielle, la liberté politique et religieuse, l'égalité civile, et concluait : Nous n'attendons rien que du vœu de la nation librement exprimé par ses mandataires. Chambord écouta les délégués et ne répondit pas. L'espoir de conciliation s'évanouit. En même temps le ministère, incommodé par le séjour à Versailles, soutenait la proposition des gauches, de ramener à Paris le siège du gouvernement ; Thiers appuya le transfert, réclamé, disait-il, par le monde des affaires. La majorité repoussa sans hésiter l'urgence du projet, puis la prise en considération, par 377 voix contre 318 (2 février). Le ministre de l'Intérieur, Casimir-Perier, se retira ; Thiers donna l'Intérieur au ministre du Commerce, Victor Lefranc, du centre gauche, qu'il remplaça par un royaliste, de Coulant. Les partisans de l'Empire, encouragés par la division entre les royalistes, rentraient dans la vie politique. Le représentant de l'Empire autoritaire, Rouher, élu en Corse (11 février), constituait avec les impérialistes épars jusque-là un petit groupe impérialiste, l'Appel au peuple, ayant pour programme le plébiscite. L'hôtel de Rouher Paris servait de lieu de réunion. Le parti avait ses journaux, l'Ordre, dirigé par l'ancien journaliste de Napoléon III. Clément Duvernois, le Gaulois, qui venait de se rallier.. Un dignitaire ecclésiastique de l'Empire, le cardinal de Bonnechose, cherchait des adhérents parmi les catholiques, Napoléon se déclarait religieux d'éducation et de principes. Thiers annonça qu'il allait sévir contre les agitateurs, et fit déposer (21 février) un projet de loi sur la sécurité de l'Assemblée et du gouvernement, qui ne vint pas en délibération. L'Assemblée discuta une réforme de l'organisation judiciaire qui n'aboutit pas. Elle vota une loi d'exception contre l'Internationale (14 mars). Toute association internationale ayant pour but de provoquer à la suspension du travail, à l'abolition du droit de propriété, de la famille, de la religion ou du libre exercice des cultes constitue, par le seul fait de son existence... un attentat contre la paix publique. La loi punit de trois mois à deux ans de prison la simple affiliation. III. — LE CONFLIT ENTRE THIERS ET LA MAJORITÉ (1872). LES républicains s'étaient jusque-là effacés, sauf quelques manifestations individuelles à l'Assemblée. Ils soutenaient Thiers par leurs votes, ne lui demandant rien que de maintenir la République. Pendant les vacances de Pâques (30 mars-25 avril), un grand nombre de conseils généraux réunis hors séance envoyèrent à Thiers des adresses pour le féliciter du soin qu'il avait mis à conserver la forme du gouvernement établi, et le chef de l'extrême gauche, Gambetta, resté silencieux à l'Assemblée, alla porter dans le corps électoral l'agitation contre la majorité royaliste. Les discours qu'il prononça dans des banquets fournirent aux républicains des formules qui se répandirent par toute la France. A Angers (7 avril) il dit : Le suffrage universel consulté, sous quelque forme que ce soit... a répondu d'une façon uniforme... : — Rendez-moi ma souveraineté... Il n'y a qu'un moyen de ramener la paix sociale, c'est de faire une autre Chambre.... On dit que notre parti menace la propriété, la famille, la liberté de conscience—. C'est la Révolution française qui a constitué le dogme de la propriété individuelle par le travail.... Y a-t-il un dogme plus inviolablement établi que le dogme de la famille par la Révolution française ? Au Havre (18 avril), il montre la nécessité pour la démocratie d'une éducation distribuée à pleines mains. Cette éducation, il faut la faire absolument civile.... Dans un pays qui a le suffrage universel... il n'est plus temps de faire des expériences monarchiques. — La dissolution ! voilà la première réforme qu'il faut poursuivre. Je n'attends rien de l'Assemblée de Versailles. Cette campagne pour la dissolution, dénoncée dès la rentrée par un député impérialiste, mettait Thiers dans une position délicate. Il ne voulait pas rompre avec les républicains, mais il repoussait la dissolution et reconnaissait à l'Assemblée le pouvoir constituant. Le ministre de l'Intérieur se borna à blâmer les maires qui avaient assisté aux banquets de Gambetta. La tendance républicaine du gouvernement fut rendue plus apparente par la déclaration du général Chanzy, élu président du centre gauche : Nous acceptons franchement dans le fond et dans la forme la République, puisqu'elle existe de fait, parce que nous sentons tous que, dans les conditions où se trouve la France, c'est la seule forme de gouvernement possible, et que le provisoire serait la faiblesse et l'impuissance, alors qu'il nous faut vouloir et produire. La discussion de la loi militaire en mai et juin (voir ch. II) donna au duc d'Aumale, la première fois qu'il parla dans l'Assemblée, l'occasion d'exprimer ses sentiments pour le drapeau tricolore : Ce drapeau chéri auquel les Français de toute opinion et de toute origine se sont ralliés pendant la guerre... qui a été si longtemps le symbole de la victoire et qui est resté dans notre malheur l'emblème de la concorde et de l'union. Cette manifestation accrut la division entre royalistes. Les légitimistes soupçonnaient le duc d'Aumale de vouloir se faire élire Président de la République, en attendant la mort du comte de Chambord qui laisserait la voie libre aux d'Orléans ; on interprétait ainsi une préface d'un journaliste notable du parti orléaniste, Hervé, autorisé, disait-on, par les princes. Le duc d'Audiffret essaya de maintenir l'union entre les deux centres, mais à condition qu'on gouvernerait dans un sens plus conservateur ; le président du centre gauche, Chanzy, répondit : Si le centre droit est résolu sans arrière-pensée à soutenir la République et à travailler à son affermissement dans le pays, le centre gauche donnera son concours à une campagne conservatrice contre les radicaux ; mais, si les espérances monarchiques ne sont pas définitivement abandonnées, il ne faut pas compter sur notre appui. Le centre droit refusa de renoncer à la monarchie, et se retourna définitivement vers la droite. Ainsi finit la première expérience du gouvernement par les centres. Le duc de Broglie, ambassadeur en Angleterre, donna sa démission (en mai) pour venir prendre la direction de l'opposition contre Thiers, et forma entre les groupes royalistes une coalition prête à réclamer et à prendre le rôle de majorité. Le succès des républicains aux élections complémentaires du 9 juin 1872, dans 3 départements, détermina les chefs royalistes à une démarche décisive. Les délégués de tous les groupes royalistes, au nombre de 9, vinrent se plaindre à Thiers du résultat des dernières élections et des progrès de la propagande radicale. Ils communiquèrent aux journaux le procès-verbal de cet entretien, très intime et très approfondi, qui dura plus de deux heures (20 juin). Ils avaient déclaré se placer sur le terrain de la conciliation, Thiers avait affirmé son dévouement aux principes conservateurs. Mais un grave désaccord s'était... maintenu jusqu'à la fin sur la conduite à suivre pour défendre efficacement ces principes. — Les délégués s'étaient retirés, regrettant de ne pouvoir s'entendre avec le Président de la République sur les véritables conditions de la politique conservatrice.... en maintenant leurs opinions et se réservant toute liberté pour les défendre. Cette entrevue, que le Journal des Débats surnomma par dérision, en souvenir de 1848, la manifestation des bonnets à poil, marqua la rupture définitive entre Thiers et la majorité. Le représentant de la droite dans le ministère, de Larcy, donna sa démission. Dès les premiers jours de juillet, le bruit courut que le centre droit complotait avec les groupes royalistes pour mettre Thiers en minorité sur l'impôt des matières premières, lui faire donner sa démission et élire Président de la République le maréchal de Mac-Mahon, avec le duc de Broglie pour chef du ministère. La délégation des gauches, invita Thiers à ne pas poser sur cette affaire la question de confiance. Dans la discussion de cet impôt, Thiers, interrompu souvent par les royalistes, se vengea par un mot sur les princes dont il y a plus qu'il n'en peut trouver place sur le trône (10 juillet). Il essaya pourtant de se concilier les conservateurs en annonçant (12 juillet) qu'il combattrait le désordre moral, le désordre dans les idées, et qu'on pouvait compter sur lui pour la sécurité de l'ordre moral. Ainsi reparut la formule de la réaction de 1848. L'Assemblée, pendant les vacances, laissa auprès du gouvernement une commission de permanence composée en majorité des élus de la coalition. Le jour du départ (4 août), la gauche, groupe de Grévy, publia un manifeste demandant la dissolution de l'Assemblée, qui, en irritant le centre gauche, jeta la division parmi les républicains. IV. — LA CAMPAGNE DE GAMBETTA CONTRE L'ASSEMBLÉE. PENDANT les vacances (4 août-11 novembre), Gambetta reprit la campagne pour la dissolution. Le régime d'exception créé contre la Commune pesait encore sur les républicains. L'état de siège, maintenu dans toutes les grandes villes, laissait aux autorités le pouvoir de supprimer les journaux et d'interdire les réunions publiques. Les opposants, privés de leurs armes habituelles, se trouvaient ramenés au procédé du temps de Louis-Philippe, les discours dans les banquets. Gambetta fit une tournée dans les pays républicains de l'Est. Ses discours, publiés dans son journal, la République française, en l'absence de tout événement politique, faisaient impression par des formules frappantes. A Firminy, pays de mines (19 septembre), il dit : Il n'y a pas deux Républiques.... Le pays distingue d'autant moins entre la prétendue République conservatrice et la prétendue République radicale qu'il sait que ces mots sont passagers.... — A Chambéry (22 septembre) : La France est mûre pour la République.... Ce que nous voulons dire quand nous nous disons radicaux... c'est que nous ne reconnaissons pas d'autre forme gouvernementale appropriée au suffrage universel que la République.... Soyons prudents et patients.... Nous n'aurons pas un long temps à attendre..., cette Chambre est arrivée au dernier degré de l'impopularité, de l'impuissance, de la stérilité et de l'incapacité. — A Chambéry (24 septembre) : Il faut fonder la République en chargeant une Assemblée nouvelle de la constituer... La politique républicaine, elle commence ; quant à l'administration républicaine, elle est tout entière à faire. Le plus retentissant fut le discours de Grenoble (26 septembre), où il fit l'éloge de la génération neuve entrée dans la vie politique depuis la chute de l'Empire. N'a-t-on pas vu apparaitre sur toute la surface du pays... une nouvelle politique électorale, un nouveau personnel de suffrage universel ? N'a-t-on pas vu les travailleurs des villes et des campagnes, ce monde du travail à qui appartient l'avenir, faire son entrée dans les affaires politiques ? N'est-ce pas l'avertissement que le pays, après avoir essayé bien des formes de gouvernement, veut enfin s'adresser à une autre couche sociale pour expérimenter la forme républicaine ? Oui, je pressens, je sens, j'annonce la venue et la présence dans la politique d'une couche sociale nouvelle, qui est aux affaires depuis tantôt dix-huit mois, et qui est loin à coup sûr d'être inférieure à ses devancières.... Les partis coalisés de la monarchie ont crié que le radicalisme était aux portes avec le cortège de spectres, de malheurs et de catastrophes. Car la peur est la maladie chronique de la France.... Il faut que le parti radical... se donne la mission de guérir la France de cette maladie de la peur. Le remède ? toujours le même... c'est la sagesse.... La dissolution est faite, car, si l'on n'avait pas cette intime conviction que la dissolution est là comme le fossoyeur prêt à jeter la dernière pelletée de terre sur le cadavre de l'Assemblée de Versailles... on ne parlerait pas de se marier in extremis avec la République. Ces discours contenaient un programme élémentaire de politique pratique à l'usage des radicaux. Ce qui avait empêché la France d'accepter la République, c'était la peur du désordre et des violences. Il fallait avant tout rassurer la masse craintive en lui montrant des républicains décidés à respecter l'ordre. Les radicaux devaient renoncer aux procédés agressifs employés contre l'Empire. pour adopter une tactique d'attente, marcher d'accord avec le gros du parti républicain modéré, et se contenter de demander la République. Ils devaient se présenter en défenseurs de l'ordre établi, de la propriété, de la famille, et éviter surtout de demander une révolution sociale. Gambetta au Havre avait lancé cette formule qui devait lui être reprochée plus tard : Il n'y a pas de remède social parce qu'il n'y a pas une question sociale. Il y a une série de problèmes à résoudre. Gambetta ne réclamait comme indispensables qu'une réforme acceptable pour tous les républicains, l'instruction primaire universelle et laïque, et une mesure pratique, la dissolution désirée évidemment par la masse des électeurs. Mais il avait blessé la majorité aux points les plus sensibles. En annonçant l'avènement politique d'une nouvelle couche sociale, il montrait déjà réalisée cette révolution que la noblesse et la bourgeoisie conservatrice travaillaient depuis 1849 à empêcher comme subversive de l'ordre moral, l'entrée dans le personnel politique dirigeant des classes inférieures, la petite bourgeoisie et les paysans, rivaux menaçants, prêts à expulser du pouvoir les anciennes classes dirigeantes. En réclamant l'instruction primaire laïque, il menaçait le clergé de lui enlever la direction de l'école. Et la dissolution, c'était la mort politique du parti royaliste. Gambetta attaquait même la politique de Thiers en rejetant sa formule, la République conservatrice. En même temps, les catholiques commençaient une campagne de manifestations religieuses. Le Conseil général des pèlerinages, créé en février 1872 par le supérieur de la congrégation des Pères de l'Assomption, organisait des trains pour amener dans les Pyrénées, au sanctuaire de la Vierge à Lourdes, les pèlerins de toutes les parties de la France. Le pape avait accordé l'insigne des zouaves pontificaux, la croix en flanelle rouge, comme une croisade contre les ennemis de l'Église. Le pèlerinage national du 6 octobre, auquel prirent part 19 membres de l'Assemblée, fut une manifestation en faveur du pouvoir temporel. On y cria : Vive la France ! Vive le pape ! Une bande de pèlerins bretons, passant à Nantes, fut huée et insultée par les républicains. La commission de permanence, irritée à la fois du discours de Grenoble et de la manifestation contre les pèlerins, invita Thiers à assister à sa séance (10 octobre), et lui demanda pourquoi il n avait pas réprimé ces excès. Il répondit qu'il n'y avait eu que des huées et des sifflets sans voies de fait. Ces pèlerinages ne sont pas entrés dans les mœurs, ils surprennent les populations. Quant au discours de Gambetta, Thiers le trouvait mauvais, très mauvais. La formule : la nouvelle couche sociale exaspérait le représentant de la bourgeoisie, l'homme du parti de l'ordre que Thiers resta toujours. Je n'admets pas la distinction des classes.... Celui qui distingue entre les classes pour ne s'attacher qu'à une seule devient factieux. Ce discours faisait rétrograder la République plus que n'auraient pu faire ses ennemis. Mais il avait été prononcé chez un particulier, le gouvernement n'avait pu l'interdire. Le comte de Chambord faisait savoir, par une lettre publique à un de ses partisans, qu'il persévérait dans sa politique mystique d'union avec la papauté. Au moment où la France s'éveille et s'annonce par un grand acte de foi, on voudrait lui imposer un gouvernement qui est le plus menaçant pour ses libertés religieuses.... Au fond, la France est catholique et monarchique. Ayez confiance dans la mission de la France. L'Europe a besoin d'elle, la papauté a besoin d'elle, et par suite la vieille nation chrétienne ne peut périr. V. — CONFLIT SUR LE MESSAGE DU PRÉSIDENT. LA majorité royaliste revint de vacances irritée contre Thiers qui refusait de réprimer la propagande radicale, inquiète de la campagne faite par un journal du centre gauche pour organiser un gouvernement définitif, eu créant une Présidence de la République avec durée de quatre ans et renouvellement partiel de l'Assemblée. C'est dans ces dispositions qu'elle entendit le message présidentiel (13 novembre). Thiers, pour la première fois, se déclarait ouvertement. La République existe, elle est le gouvernement légal du pays ; vouloir autre chose serait une nouvelle révolution et la plus redoutable de toutes. Ne perdons pas notre temps à la proclamer, mais employons-le à lui imprimer ses caractères désirables et nécessaires. Une commission nommée par vous... lui donnait le titre de République conservatrice. Emparons-nous de ce titre, et surtout qu'il soit mérité. Tout gouvernement doit être conservateur.... La République sera conservatrice ou elle ne sera pas.... Nous touchons... à un moment décisif. La forme de cette République n'a été qu'une forme de circonstance donnée par les événements ; mais tous les esprits... se demandent quel jour..., quelle forme vous choisirez pour donner à la République cette force conservatrice dont elle ne peut se passer.... Ainsi, sous le couvert d'un zèle conservateur et au nom de l'opinion publique, Thiers repoussait sans discussion la monarchie, et invitait l'Assemblée à user de son pouvoir constituant pour établir la République. Il a plus tard expliqué sa pensée : Je désirais que l'Assemblée, pendant cette session qui serait probablement la dernière, votât les mesures conservatrices que nous n'obtiendrions peut-être pas d'une nouvelle Assemblée. Il sacrifiait la monarchie à la conservation. La majorité fut surprise et indignée. Un légitimiste jeta cette interruption : Et le pacte de Bordeaux ? Un orateur légitimiste, Audren de Kerdrel, proposa de nommer une commission pour l'examen du message du Président. L'Assemblée, sur l'observation chi président Grévy, décida de créer une commission, non pour l'examen, contraire aux usages parlementaires, mais pour rédiger la réponse au message. Sur 15 membres, 9 furent de la coalition royaliste. Le conflit commençait entre la majorité et le Président. La protestation contre la politique républicaine fut portée devant l'Assemblée par une interpellation du général Changarnier sur le discours de Gambetta à Grenoble (18 novembre). Il demanda au gouvernement de se séparer franchement, hautement énergiquement, d'un factieux, d'un collègue disposé à tout bouleverser pour ressaisir une dictature désastreuse. Le ministre de l'Intérieur répondit, comme avait fait Thiers à la commission de permanence, qu'il n'approuvait pas le discours, mais n'avait pas eu le droit d'empêcher une réunion privée. Le duc de Broglie. chef de la coalition, proposa un ordre du jour réprouvant les doctrines professées au banquet de Grenoble. Un notable royaliste proposa une addition : s'associant au blâme que leur inflige le Président de la République. Thiers la repoussa, ne voulant pas déclarer la guerre à une fraction du parti républicain. Une formule de compromis : confiante dans l'énergie du gouvernement et repoussant les doctrines professées au banquet, ne fut votée que par 263 voix des centres, contre 116 des deux extrêmes et 277 abstentions (de la droite et du centre droit). Ce n'était pas une majorité. La commission prit aussitôt l'offensive. Au lieu de préparer une réponse au message elle étudia les vices du régime. Elle fit venir Thiers (22 novembre) et l'interrogea : 1° En quel sens avait-it qualifié de regrettable incident le discours de Grenoble ? 2° Surprise qu'une demande de modification des institutions actuelles eût été introduite dans le message, elle désire savoir comment de pareilles modifications pouvaient se concilier avec le pacte de Bordeaux. 3° De quelle manière le gouvernement entendait se servir des institutions actuelles ? Thiers répondit par une question : Pourquoi n'avouait-on pas que l'esprit du message avait déplu et qu'on lui reprochait d'être trop républicain. J'ai trouvé la République faite. Personne à Bordeaux ne m'a proposé de faire la monarchie.... Na conviction est que la monarchie est impossible parce qu'il y a trois dynasties pour un seul trône. On m'accuse d'avoir déchiré le pacte de Bordeaux, mais tous les partis l'ont rompu.... Tout le inonde depuis deux mois parle de la nécessité de sortir du provisoire : ceux-ci demandent la dissolution, ceux-là une constitution.... Je me suis borné à dire à l'Assemblée : Si vous croyez le moment venu de faire des réformes constitutionnelles, agissez Jans un esprit conservateur et libéral. Ceux-là mêmes qui vont à Anvers ou à Chislehurst offrir la couronne à leurs princes préférés demandent aussi à sortir du provisoire, et, si nous acceptions leurs solutions... ils ne nous accuseraient plus de manquer à notre parole. Les deux théories apparaissaient inconciliables. Thiers, jugeant le pacte de Bordeaux détruit par les royalistes, voyait dans la République le gouvernement établi : il ne restait plus qu'à le compléter par une constitution. La commission. déclarant le pacte de Bordeaux encore en vigueur. et la République encore provisoire, refusait les institutions qui l'auraient rendue définitive. Derrière ce conflit constitutionnel se cachait un désaccord plus inconciliable encore, la concurrence entre deux personnels rivaux pour la possession du pouvoir. La coalition ne pardonnait pas à Thiers de gouverner avec des ministres du centre gauche et des préfets à peu près républicains, sur lesquels on ne pouvait compter pour réprimer la propagande des radicaux. C'est ce que le rapporteur Batbie, un professeur de droit, fut chargé d'exposer. Son rapport (6 novembre) reste le document capital de ce conflit, celui qui éclaire le mieux les sentiments de la majorité. Laissant de côté la question constitutionnelle, Batbie fait porter toute son attaque sur la question du personnel. Les conservateurs étaient alarmés de voir que le gouvernement, sortant de son impartialité, portait toutes ses forces d'un côté, et qu'un pouvoir institué par la grande majorité de l'Assemblée mettait la puissance de l'autorité au service d'un parti... en minorité parmi nous. La formule : — La République sera conservatrice, implique que ce régime a besoin du concours des conservateurs, car une République d'où les conservateurs seraient exclus... réveillerait le sentiment de terreur que les précédents historiques ont attaché à cette forme de gouvernement. Or parmi les conservateurs il en est, et le nombre en est grand, qui ont gardé leur foi monarchique. Ils ne refusent pas au gouvernement les attributions nécessaires pour faire respecter l'ordre..., mais d'invincibles scrupules les arrêteraient si leur concours ne pouvait être donné qu'à condition de renier leurs doctrines. Il existe dans notre malheureux pays une armée du désordre plus nombreuse et plus puissante qu'ailleurs.... En 1848, les soldats de cette armée s'appelaient socialistes, en 1874 Communeux, et aujourd'hui on les nomme plus ordinairement radicaux, nom... qui, dans ces derniers temps, a été adopté pour désigner la ligue de la destruction. Leur but est de détruire ce qui est, sans indiquer ce qu'ils édifieront à la place. Ils attaquent ce que nous défendons, détruisent ce que nous voulons conserver, insultent ce que nous respectons. Leurs espérances sont pour nous des causes de craintes. Les penseurs du radicalisme ne croient pas en Dieu et dans leurs écrits on trouve sur l'homme des définitions qui ravalent notre espèce. (Il s'agit de la théorie de Darwin.) Les hommes politiques du parti soutiennent que la religion doit être bannie des écoles, sans autre but que de créer des entraves à l'enseignement religieux. Sous prétexte de séparer l'Église de l'État... ils demandent que la nation française... refuse de payer aux ministres du culte ce qu'elle leur doit en vertu des lois de 1792. On dirait que leur désir est d'étouffer la grande voix de la religion, la seule.., qui lutte avec quelque force contre les déclamations bruyantes où les démagogues cherchent à exalter le sentiment du droit individuel. Le rapporteur raconte ensuite les conversations cordiales de Thiers avec la commission. La majorité... lui a dit que le parti conservateur était justement inquiet des progrès du radicalisme et que nous marchions à son triomphe légal, mal sans remède et bien pire que le triomphe passager d'une insurrection. Nous avons ajouté que, pour arrêter cette invasion, il nous paraissait indispensable de lui opposer un gouvernement de combat, qui réunit toutes les forces conservatrices à l'effet d-éclairer les populations sur les desseins de l'ennemi. Dans notre pays plus que dans aucun autre, le gouvernement est le grand ressort du parti de l'ordre, et son abstention dans cette lutte serait de nature à égarer l'esprit public. Si le radicalisme méritait le nom de parti qu'on lui donne abusivement, nous ne demanderions pas au gouvernement de rompre la neutralité qu'il a promise à toutes les opinions politiques.... Mais, loin d'être un parti, le radicalisme est l'adversaire de tous les partis respectables. Comment rentrerait-elle dans les limites de l'impartialité politique, cette faction dont l'audacieuse formule met hors la loi quiconque est un obstacle à sa marche ? Ce sont les sentiments et le langage du parti de l'ordre en 1849. Le radicalisme, comme autrefois la démocratie sociale, c'est l'avènement au pouvoir de la petite bourgeoisie, des élus des ouvriers et des paysans, c'est-à-dire le bouleversement de l'ordre social. Sa politique laïque, l'école neutre, la séparation de l'Église et de l'État, est une impiété. Ce n'est pas un parti politique avec lequel on puisse discuter, c'est l'ennemi de la société ; le gouvernement doit l'écraser avec toute sa force. De réforme pratique, le rapport n'en propose qu'une seule, et dirigée contre Thiers : La majorité est d'avis que le malaise tient à l'intervention personnelle du chef du pouvoir exécutif dans nos débats. Le Président de la République, bien que son titre légal ne dépasse pas les droits d'une délégation, occupe de fait une situation éminente qui lui est propre, et la confiance dont il jouit dans ce pays lui donne une autorité que nul ne peut méconnaitre. En sa présence nous n'avons pas moralement une liberté entière, le chef du pouvoir exécutif pouvant à tout instant couvrir les ministres interpellés, et transformer une question de ministère en question gouvernementale. Il faut donc créer une commission chargée de présenter dans le plus bref délai un projet de loi sur la responsabilité ministérielle. La coalition voulait à la fois obliger Thiers, au nom de la responsabilité ministérielle, à mettre au pouvoir un personnel conservateur, et lui imposer une procédure qui, en lui interdisant d'intervenir en personne dans les délibérations, annulerait son action sur l'Assemblée. VI. — LE CONFLIT SUR LA RESPONSABILITÉ MINISTÉRIELLE. LA lutte s'engagea aussitôt sur le rapport. Le vice-président du Conseil des ministres, Dufaure, protesta contre la prétention d'organiser une responsabilité déjà établie par la loi Rivet et, rappelant le précédent de Cavaignac, il réclama pour le chef du pouvoir exécutif, lui aussi responsable envers l'Assemblée, le droit de s'associer aux débats. Il proposa un compromis, une commission double (de 30 membres) pour régler dans un même projet les conditions de la responsabilité ministérielle demandée par les royalistes, et les attributions des pouvoirs publics suivant le désir de Thiers (28 novembre). Le lendemain, Thiers, essayant de gagner les conservateurs, montra que toute sa vie s'était passée à lutter contre le radicalisme : il avait été pendant toute la deuxième République le champion du parti de l'ordre. Mais, pour expliquer sa conduite présente, il fit une révélation qui rendit irréparable la rupture entre lui et la coalition. Il raconta ses entrevues secrètes avec les républicains de province pendant la Commune — sur lesquelles, en mai 1871, un royaliste lui avait demandé une explication qu'il avait refusée avec colère — : Tous les personnages qui dans les grandes villes détenaient l'autorité sont venus à Versailles. ils ont engagé avec moi des négociations.... Tous me disaient : — Nous détestons la Commune... mais dites-nous si vous travaillez pour la monarchie ou pour la République ? J'ai répondu : — Vous calomniez l'Assemblée. En tout cas... je tiendrai ma parole.... Je maintiendrai la République. Cette parole n'engage... que moi seul, mais elle m'engage. Vous n'êtes pas engagés, moi je le suis. Ainsi Thiers se déclarait obligé par des promesses faites en 1871 à conserver la République comme le régime légal de la France. En même temps il repoussait la monarchie pour des raisons pratiques. Si je voyais la possibilité de faire la monarchie... si je croyais que la faire en ce moment fût un devoir..., si j'étais sûr qu'une des trois monarchies possibles rencontrât la soumission des deux autres et de cette portion considérable du pays qui s'est donnée à la République... je dirais : J'ai pris un engagement, cela ne regarde que moi. Je trouverais un moyen de me retirer, et je laisserais faire ceux qui pourraient restaurer la monarchie.... Je suis un vieux disciple de la monarchie, un monarchiste qui pratique la République pour deux raisons : parce qu'il s'est engagé et parce que pratiquement aujourd'hui il ne peut pas faire autre chose. Voilà quel républicain je suis. Et, répondant aux applaudissements des républicains : Non, ni sur l'impôt, ni sur l'armée, ni sur l'organisation sociale, ni sur l'organisation politique... je ne pense comme eux. Mais on m'applaudit parce que je suis très arrêté sur ce point, qu'il n'y a aujourd'hui pour la France d'autre gouvernement possible que la République conservatrice. En vain Thiers énumérait tout ce qui opposait sa politique à celle des républicains ; la question de la forme du gouvernement primait toutes les autres. L'accord sur ce point suffisait pour faire de lui l'allié de toutes les gauches et l'adversaire de toutes les droites. Il manquait encore à la coalition royaliste, pour former la majorité, un petit nombre d'hésitants. Pour les gagner, Dufaure, personnellement conservateur catholique, blâma vivement le discours de Gambetta. Le compromis qu'il proposait fut voté par 372 voix contre 335. Ce vote parut consolider le régime. La foule qui attendait à la gare Saint-Lazare en accueillit la nouvelle par le cri de : Vive la République ! Mais la commission de 30 membres, chargée de préparer le projet sur la responsabilité ministérielle et les institutions constitutionnelles, fut composée aux deux tiers de membres de la coalition, et élut président de Larcy, le ministre démissionnaire. Le groupe impérialiste, resté jusque-là à l'écart, venait d'entrer dans la coalition. Quelqu'un ayant fait remarquer la suppression à l'Officiel d'un mot blessant pour les Bonaparte, César de rencontre, prononcé par un orateur de la droite, un impérialiste s'écria : Vous n'empêcherez pas l'union des conservateurs de se faire. Ce fut un impérialiste qui interpella le ministre de l'Intérieur, Victor Lefranc, sur les adresses de félicitations des conseils généraux au Président de la République ; il lui reprocha d'avoir violé la loi qui interdisait tout vœu politique. Un blâme fut voté par 305 voix contre 298 ; V. Lefranc donna sa démission. Nous avons enfin, dit Rouher, arraché la première feuille de l'artichaut. Thiers essaya d'apaiser les conservateurs en donnant l'Intérieur au royaliste de Goulard (7 décembre). L'ambassadeur français à Berlin l'avertissait que le gouvernement allemand ne signerait pas la convention d'évacuation définitive tant que l'accord ne serait pas rétabli. Thiers dit à un ami : J'ai fait une concession... pour que les graves suites d'une rupture ne soient pas à mon compte. Les républicains, voyant la majorité hésitante, crurent le moment venu d'agir par une pression de l'opinion publique. Un membre de la gauche, directeur du Siècle, d'accord avec Thiers, organisa une campagne de pétitions pour inviter l'Assemblée à se dissoudre. La gauche déclara qu'elle approuvait le pétitionnement et que, sans exclure absolument l'idée d'un renouvellement partiel, elle voterait le projet de renouvellement intégral de l'Assemblée. L'union républicaine, groupe de Gambetta, demanda la dissolution de l'Assemblée pal' les voies légales, afin d'assurer le triomphe pacifique de la volonté nationale et la stabilité des institutions républicaines. La pétition, couverte d'un million de signatures, vint en discussion le 14 décembre. Gambetta attaqua directement l'Assemblée, lui dénia le pouvoir constituant, la déclara en désaccord avec le pays, l'appela indument tyrannique. D'Audiffret-Pasquier lui répliqua : L'Assemblée est née de deux sentiments. Le pays était las de la guerre, las de votre dictature incapable et brouillonne. Dans une séance de nuit, Dufaure s'en prit à Gambetta, reconnut à l'Assemblée seule le droit de fixer sa durée, et déclara le gouvernement décidé à rechercher l'accord avec la majorité. L'Assemblée vota d'abord l'affichage de son discours, puis un ordre du jour où elle affirmait son droit de fixer le terme de ses travaux. Le centre gauche vota avec la droite. Les gauches furent battues par 483 voix contre 196. Évidemment elles avaient l'ait une erreur do psychologie ; la menace de la dissolution, au lieu d'intimider les hésitants, les avait exaspérés ; la crainte de perdre leur mandat les rejetait vers les royalistes, qu'on savait décidés à faire durer l'Assemblée. Thiers, en encourageant cette campagne, avait compté sur la difficulté de lui trouver un successeur ; à Jules Simon qui le prévenait des projets dirigés contre lui, il répondait : Ils n'ont personne. La coalition, encouragée par ces succès, prit l'offensive. 1° Une loi rendit aux princes d'Orléans les domaines repris en 1852. 2° Au retour des vacances du jour de l'an (11 décembre-7 janvier), une délégation de la droite alla avec l'évêque Dupanloup demander compte à Thiers de sa politique à Rome. On reprochait aux officiers du navire français en station devant Civita-Vecchia, l'Orénoque, d'être allés à Rome saluer le roi d'Italie. Thiers répondit que lui aussi était partisan du pouvoir temporel du pape et regrettait la création du royaume d'Italie ; mais, forcé d'accepter le fait accompli, il était résolu à ne rien faire ni dire qui prit amener un conflit et jeter l'Italie dans l'alliance de la Prusse. Il laissait l'Orénoque pour servir d'asile au pape, mais, comme Civita-Vecchia appartenait au royaume d'Italie, les officiers ne pouvaient se dispenser de faire visite au roi le ter janvier. Napoléon III, retiré en Angleterre, jugea le moment venu. Il décida de rentrer en France (en mars), par la Belgique, l'Allemagne, la Suisse, la Savoie et Lyon, où le chef de corps Bourbaki lui amènerait l'armée afin de marcher sur Paris. Pour se mettre en état de monter à cheval, il se fit opérer de la pierre, et mourut (7 janvier 1873). Sa mort, en écartant la restauration de l'Empire, assura à la coalition monarchique raide du groupe impérialiste de l'Assemblée. La commission des Trente, opérant en secret, s'était divisée en deux sous-commissions chargées chacune d'une des deux parties de sa tâche : 1° la responsabilité ministérielle ; 2° l'organisation des pouvoirs publics. La droite tenait à régler d'abord la procédure de la responsabilité ministérielle, destinée à empêcher Thiers de parler. Thiers, exaspéré, demandait si on voulait faire de lui un mannequin politique, un porc à l'engrais dans la préfecture de Versailles. Le conflit fut suspendu par la crainte de complications avec l'étranger. L'ambassadeur d'Allemagne à Paris, le comte d'Arnim, partisan de la restauration, annonçait la chute prochaine de Thiers. Le gouvernement allemand, en prévision des troubles, tenait en suspens la convention d'évacuation du territoire français. L'ambassadeur à Berlin, duc de Gontaut-Biron, écrivit à ses amis royalistes : La politique étrangère de M. Thiers, ses efforts pour ramener l'ordre à l'intérieur, reconstituer les finances et même l'armée, ont inspiré une sympathie réelle.... La prolongation et l'accentuation du désaccord produisent ici un effet factieux, dont vous ne pouvez manquez de subir le contre-coup dans les négociations relatives à la libération du territoire. Thiers s'entendit personnellement avec le duc de Broglie, chef de la coalition. Il accepta la procédure, qu'il traitait de chinoiseries parlementaires, à condition qu'on y joindrait la promesse de statuer à bref délai par des lois sur : 1° le mode d'élection de l'Assemblée future ; 2° les attributions d'une deuxième Chambre ; l'organisation du pouvoir exécutif dans l'intervalle entre la fin de l'Assemblée et la réunion des Chambres nouvelles. Ce traité, rédigé par les ministres, effraya la commission. Elle repoussa la formule à bref délai, qui sonnait comme un glas funèbre, et le règlement pour un interrègne qui ne devait pas se produire ; elle accepta un texte modifié, qui promettait de régler dans l'ordre suivant : 1° l'organisation et le mode de transmission des pouvoirs ; 2° la seconde Chambre ; 3° la loi électorale. Les légitimistes unis aux républicains firent passer un amendement qui transféra de la commission au gouvernement le pouvoir de préparer le travail. La formule à bref délai fut remplacée par : L'Assemblée ne se séparera pas avant d'avoir statué. Le rapporteur, de Broglie, indiqua à mots couverts le motif de ce compromis (21 février) : L'union des pouvoirs publics... cimentée par des sacrifices et des efforts communs, qui va bientôt effacer les derniers vestiges de l'invasion étrangère.... La commission ne s'était pas considérée comme un Comité de constitution chargé de proposer une forme de gouvernement définitive. Elle n'apportait qu'un arrangement provisoire pour remédier au vice d'un régime qui mettait l'Assemblée dans l'alternative, ou d'accepter la démission de Thiers, ou de sacrifier ses convictions aux vues personnelles du Chef de l'Etat. Le remède est fourni par l'exemple des pays libres, où ce n'est pas le Chef de l'Etat lui-même, mais ses ministres seuls qui soutiennent le poids et subissent les conséquences des discussions politiques : car ces ministres pris dans la majorité entrent rarement en conflit avec elle et, en cas d'échec, leur retraite ne bouleverse pas l'Etat. C'est la responsabilité ministérielle, réclamée si souvent par Thiers lui-même sous l'Empire et qui fonctionne facilement dans la monarchie où le Chef d'Etat est inviolable. Il est plus difficile ir établir dans un régime républicain où le Président élu est responsable, plus encore avec un Président qui a gardé le droit de parler dans l'Assemblée ; car, dès qu'il est présent aux débats, il y est le premier et presque le seul représentant de sa politique. Les ministres disparaissent derrière lui, et leur responsabilité, couverte par la sienne, ne parait plus que nominale. Il faut donc restreindre son droit de parler à des cas exceptionnels, et le soumettre à des formes qui mettraient le Président en dehors des luttes parlementaires. Quant aux institutions réclamées par Thiers, la commission, par déférence pour lui, a consenti, contrairement aux usages des assemblées françaises, à poser le principe d'une seconde Chambre que l'Assemblée s'engagera à créer avant de se séparer ; et y a joint une loi électorale pour assurer la sincérité du suffrage universel. Ces promesses laissent l'Assemblée pleinement souveraine. Vous restez libres à tout instant... de faire usage du pouvoir constituant... ou de faire durer la trêve des partis. Le préambule marque le caractère provisoire de ce régime : L'Assemblée, réservant dans son intégrité le pouvoir constituant qui lui appartient, mais voulant apporter des améliorations aux attributions des pouvoirs publics. Les institutions positives demandées par Thiers restent à l'état de promesses sans ternie fixe. La réforme se réduit à la procédure créée pour empêcher Thiers de prendre part aux discussions. Le Président de la République ne communique plus avec l'Assemblée que par des messages lus par un ministre. Néanmoins, il peut être entendu par l'Assemblée dans la discussion des lois et des interpellations sur les affaires extérieures ou sur la politique générale ; mais il doit demander la parole la veille par un message et, après qu'il a parlé, la séance est levée, et l'Assemblée délibère hors de sa présence. Thiers était ainsi exclu des séances et réduit à une participation nominale aux débats. En échange, il recevait le droit de renvoyer à une nouvelle délibération une loi votée par l'Assemblée, droit sans valeur pratique. L'Assemblée, en enlevant à Thiers les moyens d'action exceptionnels qu'il tenait de sa qualité de représentant et de son talent d'orateur, le refoulait dans la condition normale d'un Chef d'État en régime parlementaire. Le projet de la commission des Trente, après quinze jours de vives discussions, fut voté par 407 voix contre 225 (de l'extrême droite et de gauches). Ce fut la dernière majorité obtenue par la conjonction de centres (13 mars 1873). VII. — CRISE DU 24 MAI ET DÉMISSION DE THIERS. LA lutte, suspendue par le compromis, reprit aussitôt après la convention d'évacuation (du 15 mars). L'annonce de la libération du territoire déchaîna un conflit dans l'Assemblée. Les gauches proposèrent une déclaration de reconnaissance envers Thiers, les royalistes la réclamèrent pour l'Assemblée. Un ordre du jour de compromis (17 mars) réunit les deux formules : L'Assemblée... heureuse d'avoir accompli une partie essentielle de sa tâche grâce au concours généreux du pays, adresse ses remerciements et ceux du pays à M. Thiers... et au gouvernement, et déclare que M. Thiers a bien mérité de la Patrie. La majorité contre Thiers était déjà formée. Le président républicain de l'Assemblée, Grévy, ayant rappelé à l'ordre un membre de la droite, ne se sentit pas soutenu, et donna sa démission (2 avril) ; réélu (par 349 voix contre 281), il refusa. Buffet, du centre droit, orléaniste, ministre en 1870, fut élu à sa place, par 304 voix contre 285 au candidat du centre gauche. La présidence d'un membre de la coalition était une arme décisive dans une assemblée très nombreuse, où la majorité dépendait d'un petit nombre de voix. Les vacances de Pâques (6 avril-19 mai) suspendirent la lutte dans l'Assemblée. Mais une lutte électorale entre les partis républicains facilita à la coalition l'attaque contre Thiers. Le ministère, en conflit avec le conseil municipal de Lyon, venait de faire voter une loi (4 avril) qui plaçait Lyon sous un régime d'exception ; la ville était divisée en arrondissements ayant chacun un maire nommé par le gouvernement. Les radicaux de Paris protestèrent en présentant le maire de Lyon, Barodet, à l'élection complémentaire de la Seine contre de Rémusat, candidat de Thiers et du gouvernement. Les républicains se divisèrent : Gambetta pour Barodet, Grévy pour Rémusat. Barodet fut élu par 180.000 voix, contre 135.000 à Rémusat et 27.000 au candidat impérialiste (28 avril). Cette victoire du parti radical sur le gouvernement de Thiers fit l'impression d'une défaite de la République conservatrice, et parut aux conservateurs la preuve de l'impuissance de Thiers à arrêter le progrès du radicalisme. L'effet fut renforcé par les deux élections des départements, celle du 28 avril où passèrent 7 républicains et 1 légitimiste, et celle du 21 mai, où passèrent 4 républicains (dont 3 radicaux) et 1 impérialiste. La Commission permanente, tenant la place de l'Assemblée en vacances, demanda à Thiers de modifier son ministère dans un sens conservateur ; Thiers refusa. Un de ses confidents, Casimir-Perier, déclara dans un journal que les républicains conservateurs étaient décidés à s'unir à la gauche pour proclamer définitivement la République. Le ministère se disloqua de lui-même par un conflit entre deux ministres. Le ministre républicain de l'Instruction publique, J. Simon, dans un discours au Congrès des sociétés savantes (19 avril), attribua la délivrance de la France à un seul homme, et ajouta : Vous avez le droit d'être fiers que la libération du territoire et, je l'espère, la fondation de la République lui soient dues. C'était une double offense à l'Assemblée. Le ministre royaliste de l'Intérieur, de Goulard, interdit de publier ce discours à l'Officiel, et exigea qu'il fût désavoué, Il en résulta une polémique entre les deux ministres ; tous deux donnèrent leur démission. Thiers reconstitua le ministère (18 mai) ; il donna l'Intérieur à Casimir-Perier, sépara les Cultes de l'Instruction publique, et prit trois ministres nouveaux, tous du centre gauche. Son gouvernement inclinait ainsi davantage vers les partis républicains. En même temps il faisait présenter un projet de loi pour organiser définitivement la République, en créant une Chambre des représentants élue pour cinq ans au scrutin uninominal, un Sénat élu par le suffrage universel au scrutin de liste dans des catégories très larges de fonctionnaires ou de mandataires élus, un Président de la République élu pour cinq ans par un Congrès des deux Chambres et de délégués des conseils généraux. La coalition, renonçant à obtenir de Thiers une politique de combat, avait pris ses mesures pour le remplacer. Le 18 mai, chez le duc de Broglie, une réunion de délégués discuta le choix du successeur. Les ducs d'Audiffret et Decazes proposèrent le duc d'Aumale ; les deux délégués de l'extrême droite protestèrent, le comte de Chambord ne permettant pas à un prince de France d'accepter la Présidence de la République. Broglie fit observer qu'il serait inutile de renverser Thiers si l'on ne se mettait pas d'accord sur son successeur. On proposa le maréchal de Mac-Mahon, qui fut accepté à l'unanimité. La majorité était acquise par l'entente avec le groupe impérialiste et un petit groupe placé entre les deux centres, désigné par le nom de son président, Target. Dès la rentrée des vacances, la coalition annonça son attaque par une interpellation signée de 320 membres (19 mai) : Les soussignés, convaincus que la gravité de la situation exige à la tête des affaires un cabinet dont la fermeté rassure le pays, demandent à interpeller le ministère sur les dernières modifications qui viennent de s'opérer dans son sein, et sur la nécessité de faire prévaloir dans le gouvernement une politique résolument conservatrice.... Le ministère déposa le projet de loi sur la seconde Chambre. La majorité refusa de l'entendre. Le 20, les partis se comptèrent sur l'élection du président. Buffet fut réélu par 359 voix contre 289 ; dans les bureaux, sur 15 présidents, 13 furent de la coalition. Le 23 mai, le chef de la coalition, de Broglie, présenta l'interpellation. Les élections récentes montrent le danger de l'arrivée au pouvoir du parti radical et de la revanche légale de la Commune. Le remaniement du ministère a été un pas de plus dans la voie des concessions... vis-à-vis du parti radical. Ce désaccord, en dehors de toutes les questions de forme du gouvernement, vient de la crainte que le nouveau cabinet ne soit un pas fait en dehors de la politique de résistance. Il faut un gouvernement décidé à lutter contre le radicalisme et à rétablir l'ordre moral. C'était la formule de la réaction de 1848. Dufaure répondit que le ministère s'était complété avec des républicains parce qu'il croyait le moment venu de reconnaître la République pour pouvoir opposer au péril radical... un gouvernement définitif. Thiers, présent à la séance, fit remettre par un ministre un message pour informer l'Assemblée de son intention d'intervenir clans la discussion, usant, disait-il, du droit que me confère la loi et que la raison seule suffirait à m'assurer. Ses amis proposèrent de l'entendre aussitôt. mais, quand il demanda la parole, les conservateurs crièrent : La loi ! Vous ne pouvez pas parler. La nouvelle procédure fut appliquée pour la première et la dernière fois. L'Assemblée décida de renvoyer la séance au lendemain matin. Le 24 mai, à neuf heures, Thiers déclara que, si les ministres, ses collègues, avaient leur part de responsabilité dans la politique dénigrée par les interpellateurs, il était, lui, le principal coupable ; le verdict de l'Assemblée atteindrait donc non seulement les ministres, mais lui. Il justifia sa conduite par le morcellement des partis, monarchistes et républicains, qui exigeait, non un gouvernement de parti, mais un gouvernement impartial. Ses projets d'organisation donneraient à l'Assemblée la durée nécessaire pour faire les lois de la République conservatrice. Enfin, renvoyant au duc de Broglie l'accusation de se faire le protégé des radicaux, il termina ainsi : Il sera un protégé aussi... d'un protecteur que l'ancien duc de Broglie aurait repoussé avec horreur : il sera le protégé de l'Empire. Le président Buffet avait interdit toute interruption comme une illégalité, le Président de la République ayant seul le droit de prendre la parole. Il fixa la séance à deux heures, hors de la présence du Président de la République, suivant la nouvelle loi. Thiers, inquiet de cette procédure qui devait soustraire les hésitants à son influence personnelle, alla demander à Buffet : Que ferez-vous si je viens dans l'Assemblée ? Buffet déclara qu'il n'ouvrirait pas la séance tant que Thiers resterait dans la salle. La séance de l'après-midi se tint donc sans que Thiers fût présent. Le ministre de l'Intérieur déclara : C'est pour combattre le radicalisme que nous voulons la République. La majorité était décidée ; un orateur de la droite, Ernoul, lut l'ordre du jour qui résumait sa politique : Considérant que la forme du gouvernement n'est pas en discussion, que l'Assemblée est saisie de lois constitutionnelles... mais que dès aujourd'hui il importe de rassurer le pays en faisant prévaloir dans le gouvernement une politique résolument conservatrice, regrette que les récentes modifications ministérielles n'aient pas donné aux intérêts conservateurs la satisfaction qu'ils avaient droit d'attendre. Puis Target, au nom de son groupe, lut une déclaration signée de 13 membres, tous inconnus du public ; tout en votant pour l'ordre du jour, ils se déclaraient résolus à accepter la solution républicaine contenue dans les lois constitutionnelles présentées par le ministère, et à mettre fin à un provisoire qui compromet les intérêts matériels du pays ; mais le gouvernement devait faire prévaloir désormais par ses actes une politique nettement et énergiquement conservatrice. La victoire que nous recherchons, c'est l'affirmation de la République conservatrice avec M. Thiers. La coalition monarchique écartait la question de constitution pour rom, maintenir le provisoire ; le groupe Target demandait de sortir du provisoire en faisant une constitution. Mais tous s'accordaient sur la solution pratique : changer la politique en changeant le personnel au pouvoir ; les 13 voix du groupe, républicaines en principe, faisaient l'appoint de la majorité conservatrice. L'ordre du jour pur et simple accepté par le ministère fut rejeté (à 14 voix de majorité) par 362 contre 348. L'ordre du jour de blâme fut voté par 368 voix contre 344. L'Assemblée décida de tenir une troisième séance à huit heures du soir, pour recevoir la démission de Thiers. Un républicain d'origine eût hésité à mettre la République au pouvoir de ses ennemis : le Président avait le droit de rester en place jusqu'à la fin de l'Assemblée ; il pouvait, en prenant les ministres dans le groupe qui venait de se déclarer pour une constitution républicaine, jeter dans la majorité une confusion qui eût permis de recourir à l'appel aux électeurs. Mais Thiers était un conservateur résigné récemment à la République ; peut-être préférait-il l'Assemblée conservatrice à une Assemblée trop républicaine, et, puisque les conservateurs refusaient de faire avec lui la République, il était trop habitué aux usages parlementaires pour l'ester en place après un vote hostile. Peut-être, comme il le dit le 22 mai à un royaliste de la commission des Trente, pensait-il que l'Assemblée serait bientôt obligée de le rappeler au pouvoir. Il se conduisit en président de ministère plutôt qu'en Président de la République, et donna sa démission ; il se vanta plus tard que son successeur n'eut pas dix minutes à l'attendre. |