HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE IV. — L'ÉTABLISSEMENT DE LA RÉPUBLIQUE PARLEMENTAIRE.

CHAPITRE PREMIER. — LA RÉORGANISATION DU PAYS (1871-72).

 

 

I. — LES LOIS D'URGENCE.

LE travail de réorganisation auquel Thiers, à Bordeaux, avait convié l'Assemblée fut précédé de mesures d'urgence prises par nécessité (avril-août 1871), en vue de constituer un régime provisoire.

Le gouvernement de la Défense nationale avait laissé en suspens l'administration municipale de la France. La loi du 22 juillet 1870 avait été abrogée par le décret du 16 septembre, qui faisait élire le maire par le conseil municipal. Mais les élections nécessaires pour remplacer les conseils municipaux de l'Empire restaient suspendues. L'Assemblée, pour ne pas paraître céder à l'agitation des Parisiens, fut obligée de régler le régime municipal de toute la France sans attendre la réforme générale projetée pour établir la décentralisation.

L'Assemblée voulait donner l'élection du maire au conseil municipal. Thiers, habitué à la centralisation, demanda la nomination par le gouvernement parmi les membres du conseil : c'était le régime du temps de Louis-Philippe, repris par la loi de 1870. Il obligea la commission à un compromis : nomination dans les chefs-lieux d'arrondissement et les communes au-dessus de 6.000 âmes, élection par le conseil dans les petites communes. Un amendement, qui rendait le maire à l'élection dans toutes les communes, passa malgré le gouvernement, par 279 voix contre 209. Thiers s'indigna qu'on voulût remettre au hasard de l'élection le gouvernement des grandes villes, et menaça de se retirer. La commission fit suspendre la séance, et adopter une transaction, qui laissa au gouvernement la nomination dans les chefs-lieux et les villes de 20.000 âmes.

L'application du droit commun à Paris étant déclarée impossible, la commission proposa de faire élire les conseillers municipaux par arrondissement, l'Assemblée vota la proposition de Léon Say : un conseiller élu par quartier (en tout 80) ; ce régime provisoire reste aujourd'hui encore en vigueur. La loi municipale (du 16 avril 1871), expressément déclarée provisoire, devait durer jusqu'au vote d'une loi organique, au maximum trois ans.

La loi de 1868 qui réglait le régime de la presse était annulée par le décret du 10 octobre 1870 qui abrogeait le cautionnement. La commission proposa le retour à la loi sur la presse de 1819. L'Assemblée vota d'abord une loi qui rendit au jury les procès de presse et rétablit le régime de 1849 (15 avril). Elle la compléta par la loi du 11 juillet, qui rétablit le cautionnement. Thiers en voulait le montant aussi fort que dans le décret de 1852 ; la commission le fit réduire aux chiffres de 24.000, 12.000 et 6.000 francs, suivant la population. C'était la liberté limitée par le cautionnement, la liberté de la presse pour la bourgeoisie et restreinte aux parties de la France où la presse n'avait qu'une faible action ; car l'état de siège maintenu à Paris et dans les grandes villes (jusqu'en 1876) mettait les journaux à la discrétion de l'autorité.

L'Assemblée décida d'examiner les faits de la guerre et de la révolution avec l'arrière-pensée de montrer à l'opinion publique la responsabilité de ses adversaires, républicains et impérialistes. Les députés révolutionnaires de Paris avaient pris l'initiative en proposant (6 mars) de demander compte aux membres du gouvernement de la Défense nationale de Paris des pouvoirs qu'ils avaient exercés. La majorité royaliste créa une commission chargée d'une Enquête sur le 4 septembre et les actes du gouvernement dé la Défense nationale. Elle en créa d'autres chargées de l'Enquête sur l'insurrection du 18 mars, et de l'examen des opérations militaires (juin 1871).

Le ministre des Finances avait demandé (3 mars) une commission pour l'examen de tous les marchés passés par une administration publique pour les dépenses de la guerre, afin de réprimer les irrégularités. L'Assemblée élut (7 avril) une commission de 60 députés, avec tous pouvoirs... pour faire comparaître... ou interroger... ou faire communiquer toutes les pièces... afin de faire connaître au pays le prix de la guerre et d'apprécier les conditions dans lesquelles les dépenses avaient été faites.

Après la défaite de la Commune, Thiers pria l'Assemblée de partager la responsabilité du gouvernement dans la répression, en se chargeant d'exercer le droit de grâce. Une commission de 15 membres fut créée (17 juin) pour donner son avis sur toutes les grâces individuelles ; il fallait son consentement pour les faits se rattachant à la dernière insurrection, ce qui rejetait sur la commission des grâces l'odieux des exécutions et des refus de commutation de peine.

Le ministre de la Guerre proposa (14 juillet) d'annuler le décret de la délégation de Tours (du 13 octobre 1870) qui, suspendant les lois sur l'avancement dans l'armée, permettait pendant la durée de la guerre de donner des grades et des avancements extraordinaires, et de créer une commission de 7 membres (dont 5 officiers), pour réviser toutes les promotions de grades. L'Assemblée ne voulut créer qu'une commission de 15 membres pris dans son sein. La Commission de révision des grades fit rétrograder la plupart des officiers qui avaient avancé rapidement dans les campagnes de la Loire, du Nord ou de l'Est, pendant que les officiers de l'armée impériale étaient prisonniers en Allemagne.  Les républicains lui reprochèrent de maltraiter systématiquement ceux qu'on appelait les officiers de Gambetta.

Commission des marchés, commission des grâces, commission de révision des grades, toutes trois étaient pour l'Assemblée un moyen d'affirmer sa souveraineté en toute matière, pour Thiers un moyen de lui faire partager les responsabilités impopulaires.

L'armée, désorganisée par la guerre et la captivité, fut réorganisée suivant la loi de 1868 ; les hommes de la réserve appelés pour la guerre furent gardés clans l'armée active jusqu'au terme de cinq ans, sans égard pour leur privilège antérieur. Le 29 juin, à Longchamp, en présence du gouvernement et de l'Assemblée, Thiers passa en revue une armée de 120.000 hommes. Ce fut une cérémonie patriotique. Thiers pleura et embrassa Mac-Mahon.

L'État n'avait plus d'argent. L'impôt dans les départements envahis était perçu par l'ennemi, la crise économique en diminuait le rendement. Les dépenses de la guerre dépassèrent fortement les prévisions. Thiers évaluait le déficit des budgets de 1870 et 1871 à 1.636 millions (987 pour 1871). On le régla plus tard, avec les dépenses extraordinaires à 2.570 millions. L'État s'était fait avancer par la Banque de France 1 330 millions et avait ordonné le cours forcé des billets de banque. Il restait un découvert de 300 millions (outre l'emprunt fait en Angleterre), et le numéraire manquait, même la monnaie d'argent ; on la remplaçait par une sorte de papier-monnaie de 1, 2, 5 francs, émis par des sociétés de crédit.

Le traité de Francfort obligeait la France à payer dès 1871 une somme de 2 milliards ; on n'osa pas la demander à l'impôt ; une souscription patriotique, lancée par les habitants de Nancy et accueillie avec faveur, donna 6 millions et demi, somme énorme pour un don volontaire, mais hors de proportion avec les besoins. Thiers proposa un emprunt de 2 milliards, dont un demi-milliard pour les dépenses du pays. Il refusa d'émettre des obligations remboursables avec loterie, qui eussent moins grevé l'avenir ; il voulait satisfaire les financiers qui trouvaient avantage à placer des valeurs perpétuelles. L'Assemblée vota à l'unanimité un emprunt perpétuel de 2 milliards, sous forme de 5 p. 100 émis à 82,50, ce qui portait l'intérêt à plus de 6 p. 100 du produit brut, et assurait une prime aux souscripteurs. Les souscriptions affluèrent, le total souscrit dépassa 4 milliards et demi. Le tort fait par le taux élevé de l'intérêt parut compensé par l'impression de la force du crédit de la France.

 

II. — L'ÉCHEC DE LA FUSION ROYALISTE.

LA majorité royaliste de l'Assemblée, mécontente de voir durer la République, s'alarma lorsqu'un journal de province révéla les promesses faites par Thiers pendant la Commune aux délégations des villes républicaines ; un député demanda à interpeller. Thiers, irrité, refusa de répondre. Ses allures inquiétaient les royalistes ; un de ses ministres, de Larcy. le trouvait changé, prenant un ton voltairien, faisant des plaisanteries irréligieuses ; les républicains ne le contrariaient pas, sachant que de lui seul dépendait le sort de la République ; il semblait se rapprocher d'eux. Les royalistes avaient attendu la conclusion de la paix et la prise de Paris. Une fois le démembrement consommé et l'insurrection écrasée, ils essayèrent de rétablir la monarchie.

Les princes de la famille royale divisés en deux branches hostiles étaient tenus à l'écart de la France par des lois spéciales ; il fallait abroger les lois d'exil de 1832 et 1848 et réconcilier les deux branches, les princes d'Orléans prirent l'initiative. Le duc d'Aumale et le prince de Joinville, tous deux élus à l'Assemblée le 8 février, avaient débarqué en France le 15, et négociaient, pour obtenir l'abrogation de la loi d'exil, avec les légitimistes par le général Ducrot, avec les catholiques par l'évêque Dupanloup, avec Thiers par son ami d'Haussonville. Thiers, qui s'était fâché en août 1870 quand ils avaient parlé de rentrer, déclara à Decazes, leur partisan, qu'il allait les faire arrêter, et chargea leur homme de confiance Bocher de les empêcher de venir à Bordeaux ; il proposa de laisser valider leur élection, à condition qu'ils donneraient leur démission. Il expliqua à d'Haussonville qu'il tenait à ménager les républicains de plus en plus puissants dans les villes, et ne comptait pas sur la fusion. Chambord était un enfant ou un sot doucement mais intrépidement obstiné, d'Aumale un ambitieux. La partie n'était pas égale entre les trois dynasties, la branche aînée qui ne demande pas à rentrer, la dynastie impériale qui n'ose pas rentrer, et la branche cadette. Rappeler les d'Orléans, ce serait rompre l'équilibre à leur profit.

Un député ouvrit le débat en proposant d'abroger toutes les lois d'exil (2 juin). Un royaliste demanda de n'abroger que les lois (de 1832 et 1848) relatives à la maison de Bourbon. La commission, à une grande majorité, réclama l'urgence ; Thiers, après l'avoir combattue, céda à un courant d'opinion irrésistible : l'abrogation fut votée par 484 voix contre 163, l'élection des princes validée par 448 voix contre 113.

Les princes revinrent aussitôt (d'Angleterre) à Versailles et firent une visite à Thiers, qui la leur rendit. Le 12 juin, il présenta aux princes venus à sa réception deux de ses ministres républicains, et causa familièrement avec le duc d'Aumale. Le 1er juillet, il reçut à dîner le comte de Paris, chef de la famille d'Orléans, et son frère, le duc de Chartres ; les princes se tenaient debout au milieu du salon, Thiers leur présentait ses invités comme s'il n'eût pas été le maître de maison. On parla de la réconciliation de la famille royale. Quelqu'un dit : Il ne manque plus que le comte de Chambord. Thiers répondit qu'il aurait été le bienvenu.

Les princes d'Orléans et la majorité de l'Assemblée acceptaient la fusion ; il restait à y décider le chef de la branche aînée, le comte de Chambord. Il était rentré en France, mais incognito, et avait annoncé aux chefs du comité royaliste son intention de publier un manifeste sur la question du drapeau, qui avait été en 1850 le principal obstacle à la fusion. Le président du Comité légitimiste, péniblement surpris, supplia son roi de renoncer à une démarche qui lui fermerait à jamais, disait-il, les portes de la France ; et, pour ne pas devenir l'interprète officiel de cette politique, il donna sa démission.

Le 2 juillet, le comte, qui se tenait dans son domaine de Chambord, envoya de Blois au comte de Paris une note dont le ton impersonnel et froid laissait peu d'espoir de rapprochement.

M. le comte de Chambord a été heureux d'entendre l'expression du désir que M. le comte de Paris a manifesté d'être reçu par lui. M. le comte de Chambord est en France. Le moment qu'il avait indiqué lui-même est donc venu de s'expliquer sur certaines questions réservées. Il espère que rien dans son langage ne sera un obstacle à cette union de la Maison de Bourbon qui a toujours été son vœu le plus cher. La loyauté veut néanmoins que les princes ses cousins soient prévenus, et M. le comte de Chambord croit devoir demander à M. le comte de Paris de différer sa visite jusqu'au jour très prochain où il aura fait connaitre à la France sa pensée tout entière.

Les chefs du parti légitimiste, informés que le roi persistait à vouloir publier un manifeste, en furent consternés, et envoyèrent au château de Chambord 3 délégués de la haute noblesse, l'évêque Dupanloup et le directeur du journal légitimiste l'Union, expliquer au roi que le manifeste serait le signal de l'abdication ou l'évanouissement certain d'une restauration monarchique ; Dupanloup parla du péril de l'Église. Chambord refusa de céder. Animé (disait Falloux), d'une confiance qui ne discutait rien et paraissait prendre son point d'appui dans une vision surnaturelle, il écrivit : Je suis le pilote nécessaire, le seul capable de conduire le navire au port, parce que j'ai mission et autorité pour cela. Le 6 juillet, son manifeste parut dans les journaux :

Français ! Je suis au milieu de vous. Vous m'avez ouvert les portes de la France et je n'ai pu me refuser le bonheur de revoir ma patrie. Dieu aidant, nous fonderons ensemble, et quand vous le voudrez, sur les larges assises de la décentralisation administrative et des franchises locales, un gouvernement conforme aux besoins réels du pays. Nous donnerons pour garantie à ces libertés publiques... le suffrage universel honnêtement pratiqué et le contrôle des deux Chambres....

La France... m'appellera et je viendrai à elle tout entière, avec mon dévouement, mon principe et mon drapeau. A l'occasion de ce drapeau, on a parlé de conditions que je ne dois pas subir. Je suis prêt à tout pour aider mon pays à se relever de ses ruines... ; le seul sacrifice que je ne puisse lui faire, c'est celui de mon honneur.... Non, je ne laisserai pas, parce que l'ignorance et la crédulité auront parlé de privilège, d'absolutisme ou d'intolérance... de droits féodaux... je ne laisserai pas arracher de mes mains l'étendard d'Henri IV, de François Ier et de Jeanne d'Arc. C'est avec lui que s'est faite l'unité nationale.... Je l'ai reçu comme un dépôt sacré du vieux roi mon aïeul mourant en exil.... Il a flotté sur mon berceau, je veux qu'il ombrage ma tombe.... Français ! Henri V ne peut abandonner le drapeau blanc de Henri IV.

Ce manifeste consterna les royalistes et remplit de joie les républicains. Thiers dit que le comte de Chambord méritait d'être appelé le Washington français, car il avait fondé la République. Une réunion de députés royalistes vota presque à l'unanimité, pour apaiser les orléanistes, une déclaration qui était un désaveu à peine déguisé :

Les inspirations de M. le comte de Chambord lui appartiennent.... Après comme avant ce grave document, les hommes attachés au principe de la monarchie héréditaire et représentative parce qu'ils y voient une garantie de salut pour le pays restent dévoués aux intérêts de la France et à ses libertés. Pleins de déférence pour ses volontés, ils ne se séparent pas du drapeau qu'elle s'est donné... et qui est devenu, par opposition à l'étendard sanglant de l'anarchie, le drapeau de l'ordre social.

 

III. — FORMATION DES GROUPES PARLEMENTAIRES.

PENDANT que la fusion avortait par la volonté du chef de la famille royale, la majorité royaliste, en désaccord avec Thiers (sur la nomination des maires, les pouvoirs des conseils généraux, la garde nationale, les impôts), prenait l'offensive contre le ministre de l'Intérieur Picard, républicain modéré ; elle lui reprocha d'avoir conservé les préfets de Gambetta, les seuls républicains disponibles pour ces fonctions. Picard donna sa démission ; Thiers le remplaça par un de ses partisans personnels, Victor Lefranc. Mais il refusa de nommer préfet de la Seine le candidat des catholiques, A. Cochin, et ne lui donna que la préfecture de Seine-et-Oise, sous prétexte de le garder près de lui à Versailles. Le préfet de la Seine fut Léon Say, de famille protestante, rallié à la République, ce qui mécontenta les royalistes.

Les évêques prirent l'offensive contre la politique extérieure de Thiers. Le pape, après avoir protesté contre la loi des garanties italienne par une Encyclique (25 mai) où il réclamait le pouvoir temporel, demanda aux évêques d'agir sur les gouvernements de leurs pays pour le délivrer de captivité. Les évêques français adressèrent une pétition à l'Assemblée, la priant d'inviter le gouvernement à se concerter arec les puissances étrangères afin de rétablir le souverain pontife dans les conditions nécessaires au libre gouvernement de l'Église. Chambord, dans une lettre publique, se disait prêt, s'il remontait sur le trône, à rétablir le pouvoir temporel.

Les élections multiples et les démissions laissaient vacants 118 sièges à l'Assemblée dans 403 départements ; l'élection fut fixée au 2 juillet. Les royalistes s'attendaient à un succès. Nous n'avions pas appris à nous défier du suffrage universel émancipé, disait plus tard de Meaux. Le chef des orléanistes partisans de la fusion, le duc d'Audiffret-Pasquier, espérait que la France effrayée. par la Commune ferait de ces élections une grande protestation contre la doctrine socialiste.

A Paris, les révolutionnaires étant massacrés, prisonniers ou en fuite, les réunions publiques interdites, les journaux d'extrême gauche supprimés, la population sous la terreur de l'état de siège, les directeurs de journaux se réunirent, comme sous l'Empire en 1863, pour dresser mie liste de candidats. Guéroult proposa des républicains modérés, le rédacteur d'un grand journal conservateur dit : Je leur préférerais des communeux. Les journaux se scindèrent en deux groupes. Le plus nombreux, formé de 20 journaux conservateurs, créa un Comité de l'Union parisienne de la presse, qui dressa une liste. Le groupe des journaux républicains créa un Comité républicain de la Seine, qui présenta une liste de républicains modérés. Le Temps servit d'organe à un Comité électoral de la rive gauche, républicain conservateur, avec la formule : la monarchie non héréditaire. Le parti radical, qu'on croyait écrasé, forma un Comité républicain radical, qui s'entendit avec la nouvelle Ligue des droits de Paris, fondée le 5 avril pour tenter de réconcilier la Commune avec Versailles. Le Comité républicain refusa l'entente avec les radicaux par hostilité contre Gambetta ; la Ligue présenta sa liste séparée.

Dans presque tous les départements, la lutte s'engagea entre deux listes, les royalistes conservateurs, défenseurs de la société et de la religion, les républicains, partisans du gouvernement de Thiers. Les rôles étaient intervertis depuis les élections de février : les royalistes devenaient suspects de désirer une révolution pour renverser la République et une guerre contre l'Italie pour rétablir le pouvoir temporel ; c'étaient les républicains qui défendaient l'ordre établi et la paix.

La masse des électeurs, désirant le maintien de Thiers et la paix, vota pour les républicains par le même sentiment qui en février l'avait fait voter pour les royalistes. Paris, vidé en partie de ses électeurs républicains, élut 16 candidats de l'Union de la Presse, la plupart ralliés à Thiers, et 5 radicaux dont Gambetta. Sur 46 départements, la majorité fut républicaine dans 39 (dont 22 de ceux qui avaient élu Thiers), et royaliste dans 7 seulement. Il passa une centaine de républicains et une douzaine de royalistes. L'élection parut un désaveu de l'Assemblée par le pays, une manifestation pour le maintien de la République et surtout du gouvernement de Thiers.

Le succès des républicains et l'échec de la fusion amenèrent le classement définitif des partis dans l'Assemblée. Il restait des catholiques libéraux mal disposés à la fusion (de Broglie, de Meaux, Vitet) on doutait encore s'ils se rallieraient à Thiers ou à la monarchie. Les républicains n'avaient que deux groupes organisés, l'ancienne gauche du Corps législatif (Grévy, Jules Simon, Jules Ferry), et la nouvelle union républicaine, appelée aussi extrême gauche, groupe de Gambetta, formé des radicaux ; les deux réunis dépassaient 250. Les royalistes, parfois rassemblés tous dans la réunion plénière de l'Hôtel des Réservoirs à Versailles, ne se divisaient encore qu'en deux masses. La droite légitimiste, parti du droit divin du roi et du pouvoir temporel du pape, avait pour orateurs Audren de Kerdrel et Baragnon. Le centre droit, groupe fermé d'environ 200 membres, parti de la fusion et de la monarchie parlementaire, avait pour chef d'Audiffret-Pasquier, orléaniste rallié à la fusion. Il entrait dans ces quatre groupes un peu moins de 600 représentants, 150 environ restaient en dehors des organisations.

Le classement des partis s'acheva à propos des deux questions de symbole, le drapeau, le ralliement à la République. La question du drapeau coupa en deux la droite ; la déclaration en réponse au manifeste de Chambord irrita une fraction légitimiste qui se détacha et forma le groupe de l'extrême droite. Il réunissait 80 membres environ, résolus à approuver tous les actes du roi, la plupart gentilshommes inconnus du public, étrangers à la vie politique, obéissant à des impulsions de sentiment. On les surnomma les Chevau-légers (du nom de l'impasse où se tenait leur réunion).

Les orléanistes ralliés à la République formèrent un groupe d'une quarantaine de membres, appelé d'abord Réunion des républicains conservateurs ; il se grossit des amis de Thiers et de quelques républicains modérés et prit le nom de centre gauche ; ce fut le groupe des partisans du gouvernement. — Les catholiques libéraux restés royalistes renforcèrent le centre droit, qui resta le groupe le plus nombreux, celui du parti orléaniste et des chefs de la majorité, les ducs de Broglie, Decazes, d'Audiffret-Pasquier.

Les députés restés en dehors des groupes finirent par se réunir en un petit groupe conservateur, présidé par le général Changarnier.

Ces groupes formaient, comme dans les Chambres de la monarchie parlementaire, une chaîne continue d'un extrême à l'autre de l'opinion : extrême droite, droite, centre droit, groupe Changarnier, centre gauche, gauche, union républicaine. Cette organisation, fondée sur la gradation des nuances de l'opinion, est restée caractéristique de la vie politique française. Elle déconcerte les théoriciens du droit public qui, prenant modèle sur les pays anglais, font dans la division en deux partis nettement tranchés la condition indispensable du régime parlementaire.

 

IV. — CONSTITUTION PROVISOIRE DU 31 AOÛT 1871.

L'ARRANGEMENT provisoire de février mettait Thiers dans une position anormale et sans précédent. Il était, non pas un chef d'État investi d'un pouvoir permanent, mais le délégué d'une Assemblée souveraine, responsable envers elle, et gouvernant sous son contrôle ; elle lui avait imposé pendant la Commune sous la forme d'une commission un véritable Comité de surveillance. Il avait seul qualité pour présider le Conseil des ministres, dépourvu de président, et, n'ayant reçu qu'une délégation précaire, il n'avait pas donné sa démission de représentant. Il réunissait donc les trois qualités inconciliables de chef d'État, président du conseil, et membre de l'Assemblée.

En fait, Thiers était l'orateur le plus écouté, le personnage le plus populaire, l'élu de deux millions d'électeurs, et par-dessus tout l'homme indispensable ; comme représentant, il parlait quand il voulait, et, en menaçant de se retirer, il obtenait ce qu'il demandait. Il ne s'astreignait même pas à la règle qui oblige le chef d'État irresponsable en régime parlementaire, à prendre les ministres dans la majorité ; responsable du gouvernement, il prétendait choisir ses collaborateurs et, au lieu de former un cabinet homogène, il avait mélangé des hommes de partis différents pris pour la plupart dans la minorité. Comme président du Conseil, il intervenait dans les affaires de tous les ministères, même dans les nominations, réduisant ses ministres à un rôle de sous-secrétaires d'État. Il surveillait personnellement les affaires étrangères, l'armée et les finances : recevant lui-même les généraux, les directeurs, les financiers, lisant les dépêches, s'occupant même des détails d'intendance et d'armement. L'apparence légale d'une délégation subordonnée et précaire couvrait le gouvernement personnel de Thiers.

La majorité royaliste, mécontente d'être écartée du pouvoir, lutta contre Thiers sur les questions d'organisation, nomination des maires, pouvoirs des conseils généraux, dissolution des gardes nationales (voir § 5 et 6). Thiers résista, et imposa des compromis. La pétition des évêques souleva un conflit de politique extérieure. La commission, rappelant les discours de Thiers en 1864, concluait à renvoyer les pétitions au ministre des Affaires étrangères, ce qui eût obligé le gouvernement à soutenir le pouvoir temporel du pape. Thiers expliqua que la France était impuissante à agir, et accepta un ordre du jour exprimant la confiance dans le patriotisme et la prudence du chef du pouvoir exécutif. Mais, Gambetta, qui faisait sa rentrée dans la vie publique, ayant proclamé sa confiance dans la prudence de Thiers, un orateur catholique déclara repousser l'ordre du jour, et Thiers dut accepter un compromis. L'Assemblée, par 431 voix contre 82, vota le renvoi au ministre, avec la formule : confiante dans les déclarations patriotiques et la prudence du chef du pouvoir exécutif.

Tous les partis désiraient sortir du régime provisoire adopté en hâte à Bordeaux. Un député du centre gauche, Rivet, ami de Thiers, reprenant une proposition qui en avril avait paru prématurée à son groupe, proposa, pour donner des garanties nouvelles de durée et de stabilité au gouvernement établi, de prolonger de trois ans les fonctions de Thiers, sous le titre de Président de la République, sauf le cas où l'Assemblée jugerait à propos de se dissoudre avant ce terme. Le centre gauche soutint le projet. Le centre droit, ne voulant pas créer un président irrévocable, opposa une contre-proposition : L'Assemblée, confiante dans la sagesse et le patriotisme de M. Thiers, lui continue son concours et... lui confirme les pouvoirs qu'elle lui a confiés à Bordeaux ; c'était la prolongation du provisoire. L'Assemblée vota l'urgence sur les deux propositions à la fois.

La commission élue dans les bureaux se prononça contre la proposition Rivet (par 9 voix contre 6), et décida de la remanier. Après des négociations entre les groupes, elle supprima la durée fixe des pouvoirs de Thiers et, pour compenser le déplaisir causé à la droite par le titre de Président de la République, inséra une reconnaissance formelle du pouvoir constituant de l'Assemblée.

Un membre du centre droit, Vitet, présenta (28 août) le rapport, un peu modifié par égard pour Thiers, qui l'avait déclaré inacceptable :

La proposition a pour but de rassurer à la fois ceux qui trouvent le pouvoir trop instable, parce qu'il peut être renversé à tout moment... par un hasard de discussion, et ceux qui soupçonnent l'Assemblée de méditer quelque infidélité au pacte de Bordeaux. Mais elle ne fait pas de la République un régime définitif ; on ne peut ni déchirer le pacte de Bordeaux en établissant la République contrairement aux paroles données, ni proroger pour un terme fixe les pouvoirs de Thiers, ce qui serait déposséder l'Assemblée de sa souveraineté inaliénable. Il faut donc : 1° pour combler la lacune du projet Rivet, proclamer le chef de l'Etat responsable devant l'Assemblée, 2° supprimer la fixation d'une durée de ses pouvoirs, dont la fin serait un rendez-vous donné publiquement à la fureur des partis. Le règlement des rapports entre l'Assemblée, le Président et les ministres doit être réduit au strict nécessaire. On ne peut faire que du provisoire, prolonger le régime exceptionnel sans précédents dans l'histoire, qui permet au Président de la République de rester député. Comment proposer à la France de déclarer que son incomparable orateur n'ouvrira plus la bouche ?

Le projet remanié (surnommé loi Rivet-Vitet) fut précédé de considérants où la majorité monarchique exprima sa doctrine (je souligne les formules qui la résument) :

L'Assemblée... a le droit d'user du pouvoir constituant, attribut essentiel de la souveraineté dont elle est investie... — Jusqu'à l'établissement des institutions définitives du pays, il importe aux besoins du travail, aux intérêts du commerce, au développement de l'industrie que nos institutions provisoires prennent aux yeux de tous, sinon cette stabilité qui est l'œuvre du temps, du moins celle que peuvent assurer raccord des volontés et l'apaisement des partis.... Une appellation plus précise... peut avoir cet effet de mettre mieux en évidence l'intention de l'Assemblée de continuer franchement l'essai loyal commencé à Bordeaux. La prorogation des fonctions conférées au chef du pouvoir exécutif... les dégage de ce qu'elles semblent avoir d'instable et de précaire, sans que les droits souverains de l'Assemblée en souffrent la moindre atteinte.

On sortait du précaire, mais non du provisoire. Le chef du pouvoir exécutif prend le titre de Président de la République française, mais il continue d'exercer sous l'autorité de l'Assemblée, tant qu'elle n'aura pas terminé ses travaux, les fonctions qui lui ont été déléguées. Le Président n'est donc pas investi d'un pouvoir indépendant, il reste le délégué de l'Assemblée souveraine, chargé seulement d'exercer les fonctions exécutives. Ses attributions, énumérées brièvement, sont celles d'un roi en régime parlementaire ; mais il reste responsable devant l'Assemblée, avec le droit d'être entendu par elle toutes les fois qu'il le croit nécessaire. Thiers continue à être à la fois Président de la République, président du Conseil des ministres, membre de l'Assemblée. Il n'y a de changé que deux détails de procédure : chacun de ses actes doit être contresigné par un ministre ; il ne doit parler qu'après avoir informé de son intention le président de l'Assemblée ; ce qui dans la pratique se réduisit à écrire une note qu'un huissier portait au président.

Dans ce réseau de subtilités qui juridiquement annulait la réforme proposée par Rivet, le public ne discerna guère que deux choses : le pouvoir constituant attribué à l'Assemblée, le titre de Président de la République. La gauche combattit le pouvoir constituant en opposant un contre-projet où elle réclamait la dissolution, parce que l'Assemblée n'avait été convoquée que pour se prononcer sur la question de la guerre et les conditions de la paix ; il fut rejeté par 434 voix contre 225. L'extrême droite protesta contre le titre de Président. L'ensemble fut voté (31 août) par 491 voix (des deux centres) contre 94 (surtout de la droite). Le public eut l'impression d'un succès républicain.

Cette constitution provisoire, votée seulement à titre de manifestation, allait rester la première loi constitutionnelle de la République parlementaire. Elle fixait un des traits essentiels du régime par un article (qui est encore en vigueur) : Le Président de la République nomme et révoque les ministres.

Thiers remercia par un message (1er septembre), où il souligna l'honneur que l'Assemblée lui faisait en lui décernant la première magistrature de la République. Pour marquer le changement de régime, les ministres donnèrent leur démission. Thiers la refusa, et décida même le représentant de la droite dans le cabinet, de Larcy, à ne pas se retirer, en lui promettant de rester le gardien vigilant des idées conservatrices et libérales.

La réorganisation du pays, promise par le pacte de Bordeaux comme l'œuvre la plus pressante et celle qui divisait le moins, avait commencé en avril par des mesures d'urgence, et s'acheva en 18794 elle porta sur trois objets, l'administration locale, l'armée, les finances.

 

V. — LA RÉFORME DES CONSEILS LOCAUX.

L'OPPOSITION sous l'Empire avait eu pour idéal commun la décentralisation administrative ; royalistes et républicains s'accordaient à protester contre l'autorité discrétionnaire des agents du pouvoir central et la tutelle des communes par le préfet ; ils vantaient le self-government anglais et le régime de la Belgique, et réclamaient pour les représentants des populations le droit de décider les affaires locales. L'énorme majorité de l'Assemblée désirait donc une réforme décentralisatrice pour diminuer les pouvoirs des préfets et augmenter ceux des conseils élus. Ce désir se manifesta dès le mois de mars par des propositions de loi d'initiative parlementaire.

La réforme municipale définitive fut ajournée ; la loi provisoire imposée par Thiers (voir page 316) rétablit à peu près le régime adopté en 1848, en rendant l'élection du maire au conseil municipal dans les petites communes, mais sans accroître les pouvoirs de la municipalité.

La proposition de réforme départementale, prenant modèle sur le régime belge, étendait les attributions du conseil général et créait une commission départementale élue par le conseil pour surveiller l'exécution de ses décisions, comme en Belgique la députation permanente du conseil provincial. Thiers, attaché à la centralisation, ne voulait pas laisser diminuer le pouvoir de ses agents. En conversation il déclarait la loi absurde : la commission départementale est une seringue dans le derrière des préfets. Il n'y aura pas moyen de gouverner.

La commission, après de vives discussions, aboutit à un compromis entre le régime antérieur et la décentralisation. Thiers, n'osant pas s'y opposer directement dans l'Assemblée, fit attaquer le projet par le nouveau ministre de l'Intérieur, Lambrecht, un royaliste, qui combattit la commission départementale comme une cause de conflits fréquents. Ce fut le principal sujet de discussion. Les partisans de la décentralisation proposèrent de lui transférer la tutelle des communes, et de donner à ses membres une indemnité comme en Belgique ; quelques-uns voulaient même créer un administrateur élu par le conseil général, et réduire le préfet à un rôle de surveillance.

La loi du 29 août 1871, votée par 519 voix contre 129, établit le régime qui fonctionne encore aujourd'hui. Le conseil générai resta recruté suivant le système de la loi de 1866, élu au suffrage universel, à raison d'un membre par canton, et renouvelé par moitié tous les six ans (la commission voulait le renouveler par tiers en neuf ans). Ses pouvoirs, très peu accrus, comprennent comme auparavant la répartition des contributions directes entre les arrondissements (devenue une simple formalité), le vote des centimes additionnels et extraordinaires destinés aux dépenses du département, le droit de faire un emprunt remboursable dans un délai de quinze ans (la loi de 1866 exigeait douze ans), l'administration des propriétés et des édifices départementaux, les enfants assistés, les asiles départementaux d'aliénés, les foires et marchés, les routes départementales. Sur d'autres matières, désignées par la loi, il est seulement appelé à donner un avis.

Le conseil général reste donc très inférieur en pouvoir réel au préfet, reconnu représentant du pouvoir exécutif dans le département, chargé de l'instruction préalable des affaires qui intéressent le département... et de l'exécution des décisions du conseil général. Mais il est élevé en dignité. Il acquiert le droit d'élire son président et son bureau, et de faire son règlement ; ses séances deviennent publiques, le compte rendu officiel en est mis à la disposition des journaux du département.

Le conseil a deux sessions ordinaires de plein droit, la principale après le 15 août, l'autre à Pâques, d'une durée maximum, l'une d'un mois, l'autre de quinze jours (sans compter les réunions extraordinaires convoquées par le gouvernement). Il ne peut être dissous par le pouvoir exécutif que par un décret motivé et par mesure spéciale au département. Il a le droit d'émettre des vœux sur toutes les questions économiques et l'administration générale ; tous les vœux politiques sont interdits. Il peut s'associer avec d'autres conseils généraux pour les affaires d'un intérêt commun à plusieurs départements. La loi lui conférait même le droit, qui fut bientôt retiré, de vérifier les pouvoirs de ses membres, afin, disait le rapport, de donner au conseil des pouvoirs... absolument semblables à ceux qu'exerce l'Assemblée nationale.

La principale innovation est la commission départementale, formée de 4 à 7 membres élus par le conseil, Elle siège une fois par mois au moins, à la préfecture, sous la présidence de son doyen d'âge, en présence du préfet (c'est un compromis entre les deux systèmes opposés, le président élu et la présidence par le préfet) ; elle tient un procès-verbal. Elle reçoit chaque mois un état détaillé du budget départemental, et a le droit de demander des renseignements à tous les chefs de service. Elle est chargée de décider toutes les questions que lui a déléguées le conseil. On a cherché à lui donner une autorité indépendante du préfet ; mais, comme on lui a refusé une indemnité et un pouvoir direct, elle n'est pas devenue, comme en Belgique, une occupation professionnelle, et n'a pas acquis la force d'action pratique de la députation provinciale belge.

La réforme n'a donc pas détruit la centralisation, et n'a pas donné aux grands propriétaires l'influence administrative que les royalistes libéraux avaient espérée. Mais elle a rehaussé les conseils généraux dans l'opinion publique, et créé un instrument de contrôle sur les préfets. Quelques membres de la majorité proposèrent de réserver aux conseils généraux un rôle politique en cas de révolution. Le procédé avait été employé en 1815 par Louis XVIII contre Napoléon Ier dans le Midi ; l'Assemblée législative avait essayé de le reprendre en 1851 contre le Président. Les propositions faites en 1871 aboutirent à la loi du 23 février 1872 (surnommée loi Tréveneuc), présentée sous couleur de mesure décentralisatrice, et que la majorité vota pour manifester à Thiers sa défiance. Dans le cas où l'Assemblée serait illégalement dissoute ou empêchée de se réunir, les conseils généraux, assemblés de plein droit, éliraient chacun deux délégués qui se réuniraient auprès des membres du gouvernement légal. L'Assemblée des délégués prendrait pour toute la France les mesures d'ordre, et pourvoirait à l'administration générale du pays. Cette loi, très intéressante pour les juristes, n'a jamais subi l'épreuve de l'expérience.

 

VI. — LA RÉORGANISATION DE LA FORCE ARMÉE.

LA force armée se composait légalement de l'armée active et de la garde nationale. La réorganisation commença par une mesure politique. La garde nationale n'avait été dissoute qu'à Paris ; dans les autres villes de France elle restait organisée et armée. Thiers ne se souciait pas de la désarmer, de crainte d'irriter la population des villes. La majorité, qui voulait la destruction immédiate de l'institution, l'imposa par l'initiative parlementaire.

Une proposition signée de 164 membres, à l'effet de dissoudre toutes les gardes nationales, fut renvoyée à la commission de l'armée, qui décida de la détacher du projet général de réorganisation ; elle fut discutée en août 1871 (avant la loi Rivet). Le rapporteur, le général Chanzy, conclut à l'abolition.

La garde nationale a toujours été une classe de citoyens plus ou moins restreinte, mais présumée intéressée au maintien de l'ordre. Après le suffrage universel tout doit changer. Il faut en arriver ou à armer tout le monde ou bien à n'armer personne. A quoi sert d'armer tout le monde ? Contre qui ? Contre tout le monde, puisque les perturbateurs sont indistincts de la masse de la nation.... Ou il n'y aura pas de perturbateurs, ou il y en aura, et alors la loi les arme elle-même.

Thiers s'y opposa vivement ; il ne jugeait pas la garde nationale une mauvaise institution, et trouvait le désarmement immédiat dangereux et impraticable ; il déclara qu'il n'en prendrait pas la responsabilité, et offrit sa démission. La majorité, trop passionnée pour se laisser ébranler, vota l'abolition complète de la garde nationale, et ne concéda à Thiers qu'un amendement pour en retarder l'exécution. Le gouvernement, sous sa responsabilité et dans le plus bref délai possible, devait dissoudre les gardes nationales dans toutes les communes à mesure que les progrès de l'armée sur les bases de la loi de 1868 le permettront. Ainsi disparut, après quatre-vingts ans d'existence, l'institution de la garde nationale, née de la Révolution française, et entrée si profondément dans les mœurs, qu'elle semblait une des conditions nécessaires de la vie politique de la France au XIXe siècle.

L'armée active fut d'abord réorganisée suivant la loi de 1868, en formant 150 régiments d'infanterie, de façon à pouvoir incorporer 600.000 hommes. La réforme définitive, préparée par la commission permanente de l'armée dès le mois d'août 1871, ne fut discutée qu'en mai 1872. Thiers ne se pressait pas de faire voter la loi, car il était en conflit avec la commission et l'Assemblée sur le principe mime de la réforme. L'Assemblée, sans distinction de partis, admettait que la guerre de 1870 avait démontré la supériorité du service universel.

On peut regretter pour la civilisation, disait le rapporteur, que l'Europe en soit venue à cette nécessité de maintenir des millions d'hommes prêts à prendre les armes.... Lorsque à côté de nous une puissance s'est formée qui, laborieuse, instruite, disciplinée, peut jeter de nombreuses armées sur nos frontières dégarnies, nous n'avons pas à hésiter.

Thiers, n'ayant confiance que clans les armées formées de soldats de métier, voulait garder le service de sept ans et le remplacement. Il discuta vivement à la commission, puis à la tribune. L'Assemblée, résolue à introduire en France le régime qui avait si bien réussi en Prusse, vota le principe.

Tout Français doit le service militaire personnel. Il n'y a dans les troupes françaises ni prime en argent ni prix d'engagement.... Le remplacement est supprimé.... Le rapport expliquait : Alors que tant de détestables doctrines veulent séparer ce qu'elles appellent les riches et les pauvres... c'est une belle réponse à leur faire. L'armée est la grande école du pays... les générations à venir y puiseront les sentiments de patriotisme, de discipline et d'honneur.

Ainsi le principe du service obligatoire, posé pour la première fois par la France en 1793, adopté par le gouvernement prussien avant 1815, repoussé par la bourgeoisie française, reprenait vigueur en France à l'imitation de la Prusse.

L'application du principe se ressentit des concessions faites à Thiers. L'État avait le droit d'appeler tout Français, depuis vingt ans jusqu'à quarante ; le service était réparti comme en Prusse en 4 périodes successives : armée active, réserve, armée territoriale (correspondant à la Landwehr prussienne), réserve de l'armée territoriale. Mais la durée du service effectif dans l'armée active résultait d'un compromis. Thiers demandait le maintien du service de sept ans, l'Assemblée voulait trois ans comme en Prusse, elle accepta cinq ans. Cette concession empêcha d'appliquer le service universel.

Le contingent annuel, déduction faite des réformés et des dispensés, dépassait 150.000 hommes ; 5 classes complètes faisaient au moins 750.000 hommes qui, avec l'effectif permanent de 100.000, auraient exigé une dépense trop forte ; on se rabattit sur un expédient. Le contingent fut divisé en 2 portions, à durée inégale de service ; les conscrits étaient répartis entre les deux portions par le tirage au sort, ce qui maintenait l'inégalité entre les bons et les mauvais numéros. On proposa de la diminuer en fixant pour la présence sous les drapeaux un maximum de quatre ans et un minimum d'un an ; mais Thiers déclara qu'il ne pourrait accepter la responsabilité d'appliquer la loi. La durée fut fixée à cinq ans pour la première portion, un an pour la deuxième. La pratique augmenta encore l'inégalité : le ministre de la Guerre avait le pouvoir de renvoyer après six mois de service les hommes de la deuxième portion ; l'usage s'établit de les garder six mois seulement. Thiers se désintéressa de cette partie de l'armée, il ne comptait comme soldats que les hommes à longue durée de service.

Les dispenses de service furent accordées à de larges catégories : fonctionnaires de l'instruction publique, élèves des Écoles supérieures, ecclésiastiques élèves des grands séminaires, membres des associations religieuses vouées à l'enseignement dans les écoles publiques (Frères des écoles chrétiennes) ; fils aînés de veuves, frères de soldats actuellement, sous les drapeaux, soutiens indispensables de famille, désignés par le conseil municipal dans la proportion de 4 p. 100 du contingent. On évaluait le total des dispensés et des exemptés à 60.000 par an.

L'institution des engagés conditionnels, créée sur le modèle prussien des volontaires d'un an, permettait aux jeunes gens de la bourgeoisie de ne faire qu'un an de service, à condition de s'engager avant l'appel de leur classe, et de prouver par un examen leur instruction militaire. Il suffisait, pour contracter l'engagement, d'être bachelier, ou d'avoir passé un examen spécial (qui acquit vite la réputation d'être très facile). L'engagé faisait les frais de son équipement ; mais, au lieu de le fournir lui-même, comme en Prusse, il devait verser à l'État une somme de 1.500 francs, ce qui donna à l'institution l'apparence d'un privilège de richesse.

La durée du service non actif fut fixée à quatre ans pour la réserve, cinq pour la territoriale, six pour la réserve de la territoriale. Les hommes étaient rappelés au service tous les deux ans, dans la réserve pour quatre semaines, dans la territoriale pour deux. Tous pouvaient être appelés en temps de guerre.

Le régime militaire de 1872 eut le caractère d'un compromis entre les habitudes antérieures et le principe nouveau de l'obligation. Le service fut universel en principe, inégal et incomplet dans la pratique.

 

VII. — LA RÉORGANISATION DES FINANCES.

LA guerre avait laissé un déficit énorme, dû à différentes causes : dépenses des armées françaises, frais d'emprunt, perte des impôts dans les départements envahis, diminution des recettes, rançon payée à l'Allemagne. Les particuliers avaient subi des pertes par les réquisitions et les ravages des armées allemandes. On ne voulut iras reconnaître aux victimes un droit juridique à une indemnité ; Thiers demanda un dédommagement large et immédiat. L'Assemblée déclara que les sentiments de nationalité qui sont dans le cœur de tous les Français imposent à l'État l'obligation de dédommager ceux qu'ont frappés dans la lutte commune des pertes exceptionnelles, et vota des crédits pour rembourser aux communes les sommes versées aux Allemands et donner un dédommagement aux particuliers atteints par des réquisitions, contributions de guerre, amendes, dommages matériels.

L'Assemblée, sur la proposition de Thiers, créa un compte général de liquidation, où l'on inscrivit les dépenses pour la réparation des places fortes et du matériel de guerre, l'entretien de l'armée allemande d'occupation, les dédommagements pour dégâts.

La commission du budget évalua les charges de la guerre à un total de près de 15 milliards, et à 556 millions par an la surcharge d'avenir, l'augmentation de dépenses pour payer les intérêts de la dette ; somme très inférieure au chiffre réel, qui approcha de 750 millions. Le rapporteur mit en lumière l'accroissement des charges en comparant les budgets des années de fin de régime : en 1830, 981 millions ; en 1848, 1.446 ; en 1870, 1.852 ; en 1872, 2.500 millions.

Pour servir les intérêts des emprunts énormes faits par la France. il fallut créer des impôts nouveaux. Ce fut l'occasion entre Thiers et l'Assemblée d'un désaccord, puis d'un conflit. La politique fiscale suivie par tous les gouvernements en France au XIXe siècle consistait à maintenir l'impôt direct à un taux fixe et peu élevé, sous la forme des quatre contributions directes créées par la Révolution ; quand les besoins toujours croissants exigeaient des recettes nouvelles, on les demandait à de nouveaux impôts indirects de consommation. L'expédient des centimes additionnels aux contributions directes, employé à trois moments de crise (1815, 1831, 1848), avait trop mal réussi aux hommes de 48 pour qu'on y revint.

L'Assemblée désirait augmenter les recettes en atteignant par l'impôt direct le revenu des valeurs mobilières, fortement accru par l'accroissement des grandes entreprises ; ce qui impliquait une réforme profonde du régime. Thiers voulait maintenir l'ancien système fiscal, ingénieux, savant, bien combiné, qui donne le moyen de frapper tous les revenus et qu'on peut améliorer encore, et demander des ressources nouvelles à la masse des consommateurs, par des impôts indirects, de façon à ne pas frapper la richesse acquise.

L'Assemblée s'entendit avec Thiers pour voter une première série de créations ou d'augmentations d'impôts indirects qui semblaient porter sur des consommations de luxe : le tabac, les allumettes, le papier, le café, le sucre, l'alcool, les chevaux et les voitures, les cercles et les billards ; elle créa une taxe de 10 p. 100 sur les voyageurs et les transports de marchandises en chemin de fer, un timbre de 0 fr. 10 sur les quittances, elle porta le timbre-poste de 0 fr. 20 à 0 fr. 25. On comptait sur une recette annuelle de 360 millions ; il en manquait encore près de 200.

Deux économistes et un financier proposèrent un impôt sur le revenu, établi par catégories de revenus sur le modèle des cédules de l'income-tax anglais, mais avec la déclaration obligatoire pour les revenus du commerce et des professions libérales. Thiers les combattit vivement, comme un procédé d'inquisition socialiste. D'accord avec son nouveau ministre des Finances, Pouyer-Quertier, grand filateur normand, adversaire des traités de commerce, il essaya de détruire le régime de liberté commerciale institué depuis 1860. Il proposa de rétablir la protection des industries textiles sous la forme détournée de droits de douane sur les fils et les matières premières, afin d'assurer à nos industries... qui depuis trois quarts de siècle font la fortune de la France, la protection de tarifs suffisants pour qu'elles n'expirent pas sous la concurrence illimitée de l'étranger. La majorité de l'Assemblée, favorable par principe à la liberté du commerce, ou convertie par l'expérience au libre-échange modéré, se révolta contre un tel impôt. Elle consentit à discuter le relèvement des tarifs, mais décida, par 377 voix contre 329, de réserver le principe d'un impôt sur les matières premières, et de créer une commission pour examiner les tarifs proposés et les questions soulevées par cet impôt, auquel elle n'aurait recours qu'en cas d'impossibilité d'aligner autrement le budget.

Thiers, furieux de cet échec, déclara qu'il se retirait ; les ministres avaient déjà démissionné. Cette crise gouvernementale en plein travail de réorganisation inquiéta tous les partis. Les groupes envoyèrent des délégués à Thiers ; puis l'Assemblée par un ordre du jour, faisant appel au patriotisme du Président de la République, déclara ne pas accepter sa démission. Son bureau porta cette décision à Thiers, qui répondit : Je ne puis résister au vœu de l'Assemblée.

Le conflit se termina par un compromis. L'Assemblée renonça l'impôt sur le revenu ; elle discuta séparément trois projets partiels, débris du projet abandonné : 1° L'impôt sur les valeurs mobilières fut réduit à une taxe annuelle de 3 p. 100 sur les intérêts, dividendes et revenus des obligations, actions, emprunts, commandites ; on en exempta la rente française, pour faciliter les emprunts de l'avenir, et les fonds d'État étrangers, à cause des difficultés d'exécution ; 2° L'impôt sur les créances hypothécaires, proposé dès 1848 au taux réel de 1 p. 100 sur le capital, se réduisit à. un droit de 2 p. 100 sur le revenu, mis à la charge du créancier et payé à son compte par le débiteur ; Thiers l'appelait un impôt sur l'indigence : il ne passa que par 324 voix contre 302 ; 3° L'impôt sur le chiffre d'affaires (dont on attendait 76 millions) n'arriva pas jusqu'à la discussion.

L'Assemblée accorda à Thiers les tarifs sur les matières brutes, textiles et autres (juillet 1872). Mais, au lieu des droits de 10 à 20 p. 100 qu'il demandait et qui devaient rapporter 180 millions, elle ne vota que des droits de 3 p. 100 sur 538 articles, dont elle évalua le produit à 90 millions. Pour compenser le tort fait aux industries qui employaient des matières taxées, on créa un drawback à l'exportation : à la sortie des objets fabriqués on rendait une somme équivalente au droit perçu à l'entrée en France sur la matière première employée à cet objet. Dans les industries telles que les tissus de soie, la quantité de matière employée ne pouvant être évaluée exactement, le drawback dépassa la somme payée à l'État et devint une prime. L'impôt ainsi réduit ne donna pas la recette prévue officiellement ; le budget de 1873, établi en excédent apparent, resta en déficit.

Pour acquitter le reste de la rançon à l'Allemagne, on fit un second emprunt de 3 milliards, émis au taux de 82, en créant 207 millions de rente 5 p. 100, ce qui, avec les frais d'émission, portait le taux à 6,17 p. 100. Thiers tint à faire de cette émission une grande opération de spéculation, à laquelle les banques prendraient part en souscrivant, moyennant un petit versement partiel, pour des quantités énormes de titres qu'elles revendraient ensuite avec prime aux acheteurs permanents. L'emprunt fut couvert 13 fois, le total des souscriptions s'éleva à 42 milliards. Ce chiffre fit, sur le monde entier, une impression de richesse qui releva le crédit de la France.

Le succès des emprunts permit d'abréger la durée de l'occupation allemande ; la convention du 29 juin 1872 échelonna de 1872 à 1875 le paiement complet des 3 milliards restants et l'évacuation des départements encore occupés. En 1873, la France offrit d'anticiper le paiement ; par la convention du 15 mars, elle s'engagea à payer un demi-milliard avant le 10 mai, et le dernier milliard en quatre versements, du 5 juin au 4 septembre 1873. L'Allemagne évacuerait en juillet tout ce qu'elle occupait, sauf Verdun, qu'elle garderait en gage jusqu'à l'acquittement complet. La France économisait ainsi les frais d'occupation, et avançait de deux ans la libération du territoire.

 

VIII. — LES LIMITES DE LA RÉORGANISATION.

L'ŒUVRE de réorganisation ne consista guère qu'en mesures militaires et financières. Les tentatives pour réaliser les réformes réclamées par l'opposition libérale sous l'Empire se bornèrent à des projets sur l'instruction primaire et le droit d'association.

C'était alors la mode en France d'attribuer les victoires de la Prusse à son régime d'instruction primaire obligatoire. On répétait depuis 1866: C'est le maître d'école prussien qui a vaincu à Sadowa. Jules Simon, ministre de l'Instruction publique, déposa un projet de loi qui rendait obligatoire l'instruction primaire en obligeant les communes à entretenir des écoles ; il ne proposait pas la gratuité, par cette unique raison qu'elle exigerait un sacrifice au-dessus de nos forces.

La majorité tenait à maintenir le régime de 1850, qui avait affermi l'influence du clergé sur l'école. Dans la commission, 13 membres sur 15 furent hostiles au projet. Le rapport, rédigé par un orateur catholique, Ernoul, écarta nettement l'obligation :

Deux voies s'ouvraient devant elle, la contrainte et la liberté ; elle a opté pour la liberté. Voter l'obligation, ce serait déclarer obligatoire la lutte entre l'école publique et l'Église, et violer les droits des pères de famille.

On proposa de restreindre la gratuité aux familles indigentes, et de remettre les écoles communales à des associations qui se gouvernent librement (c'est-à-dire des congrégations). Le projet ainsi remanié n'intéressait plus J. Simon ; il n'en demanda pas la discussion. L'enseignement primaire ne fut pas réformé.

Un projet de loi fut déposé sur la liberté d'association, et la commission fit son rapport. Mais l'Assemblée, préoccupée d'écraser la révolution sociale, venait de voter une loi d'exception contre l'Association internationale des travailleurs, et hésitait à reconnaître le principe de la liberté d'association ; elle n'arrivait pas à définir en termes juridiques l'association licite. Le projet n'aboutit pas.

La réorganisation de la France, limitée aux mesures pratiques nécessitées par les désastres de la guerre, se borna à augmenter les charges pécuniaires en conservant l'ancien système fiscal, et les charges militaires en maintenant dans le service universel tout ce qu'on put sauver du régime antérieur, le tirage au sort, les dispenses, l'inégalité de service. Sauf la petite réforme des conseils généraux, rien ne fut changé au mécanisme bureaucratique établi sous Napoléon Ier. La nation française resta à la discrétion d'un personnel de fonctionnaires recrutés dans la bourgeoisie, organisés en hiérarchie suivant des règles qui font de chaque service un corps autonome. Sauf quelques préfets et sous-préfets, le personnel de fonctionnaires nommé sous la monarchie resta en place, conservant, avec son esprit de corps, son dédain pour les administrés, sa défiance envers les représentants élus.

Ce fut une réorganisation conservatrice, conforme à la politique de l'Assemblée et au caractère de Thiers : elle maintint le mécanisme et le personnel des régimes monarchiques.