HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE II. — LA POLITIQUE EXTÉRIEURE.

CHAPITRE VI. — LA POLITIQUE COLONIALE.

 

 

I. — LA TRANSFORMATION DU RÉGIME COLONIAL.

A partir de 1858, Napoléon paraît s'intéresser plus activement aux colonies et cherche à les organiser suivant un plan d'ensemble. Un décret (24 juin 1858) les détache du ministère de la Marine et crée un ministère de l'Algérie et des colonies ; pour en marquer l'importance, l'Empereur le donne à son cousin, le prince Napoléon.

La question capitale pour les anciennes colonies à plantations est celle de la main-d'œuvre. On a remplacé les esclaves par des engagés pris dans l'Inde ou en Afrique ; mais, le gouvernement anglais s'étant plaint que l'engagement des nègres fût un moyen détourné de rétablir la traite, la France interdit l'immigration des engagés d'Afrique (1859). Les planteurs augmentent le nombre des engagés Hindous, au point que les établissements français de l'Inde ne suffisent plus à les fournir ; la France conclut avec l'Angleterre une convention (1861) pour organiser des engagements dans l'Inde anglaise. L'immigration est si forte à la Réunion que la population double entre 1846 et 1870.

Napoléon se dégoûte bientôt de l'expérience d'un ministère spécial ; il le supprime, et rend les colonies au ministère de la Marine (1860). Mais l'abolition du régime protectionniste en France a rendu impossible le pacte colonial. Les traités de commerce obligent la France à ouvrir ses colonies aux étrangers ; pour rétablir l'égalité, la loi du 3 juillet 1861 accorde aux colons le droit d'importer les produits étrangers dans les vieilles colonies aux mêmes conditions qu'en France, et d'employer les navires étrangers.

Les colonies se plaignent d'être appauvries par la concurrence de l'étranger et dépourvues de recettes pour leurs dépenses locales ; on se décide à transformer le régime financier. Depuis 1855, l'État laissait la colonie payer ses dépenses de travaux publics, d'administration, d'enseignement, et gardait à sa charge les dépenses de souveraineté et de protection. Un sénatus-consulte applicable aux Antilles et à la Réunion ne laisse plus à la charge de l'État que les services militaires, la justice, les cultes, les traitements du gouvernement et du trésorier-payeur. Par contre, une loi (4 juillet 1866) donne au conseil général de la colonie le pouvoir d'établir dans les ports un droit de douane sur les importations étrangères, et un octroi de mer sur toutes les entrées. Les trois îles en profitent pour supprimer la douane et établir un octroi de mer égal sur les entrées de toute provenance (1867-68), ce qui mécontente les commerçants français.

Le nouveau régime commercial n'a diminué ni la production ni le commerce. La concurrence étrangère arrête l'industrie du sucre, mais la culture de la vanille s'accroît à la Réunion, et le chiffre total du commerce s'élève.

Le projet de transportation pénale en Océanie est enfin exécuté. Le gouvernement français réprime les attaques des indigènes Canaques, et fait exécuter, malgré les protestations des journaux australiens, trois colons anglais (1858) qui les ont excités. Il organise la Nouvelle-Calédonie en colonie autonome (déc. 1860), y envoie un gouverneur (1862) et y crée un pénitencier pour les condamnés aux travaux forcés (1864).

A Tahiti, la reine se laisse persuader (1865) de soumettre ses sujets à la juridiction des tribunaux français et de leur appliquer le droit français. Ainsi se prépare l'assimilation des indigènes.

 

II. — EXPÉRIENCES D'AUTONOMIE EN ALGÉRIE.

LA fin des guerres de conquête a rendu inutile le gouvernement des  autorités militaires. Les colons se plaignent du régime d'exception et de l'arbitraire des officiers. Les bureaux arabes sont compromis par le procès du capitaine Doineau, condamné pour avoir fait assassiner un  chef arabe dans une diligence (1857). En créant un ministère spécial, l'Empereur annonce des réformes profondes, pour doter l'Algérie d'un régime civil autonome. Par une série de décrets (1838), les services algériens détachés des ministères français sont rattachés au ministère de l'Algérie, le gouverneur général est aboli, chacun des trois départements est pourvu d'un conseil général, chargé du budget local, le territoire civil est mis sous l'autorité des préfets. On crée des bureaux arabes civils, un Conseil général de l'Algérie et des colonies à Paris, une Cour d'appel à Alger. Le budget est établi en recettes à 23 millions ½, en dépenses à 17 millions ½ — sans compter les frais de l'armée (63.000 Français et 11.700 indigènes).

Mais l'Empereur reçoit des plaintes sur le désordre du nouveau régime. Le prince Napoléon, après un essai d'ouvrir le pays au commerce étranger. s'est désintéressé de l'Algérie. L'expérience est brusquement abandonnée, le ministère spécial supprimé (1860), les bureaux civils abolis, et l'Algérie replacée sous un gouverneur général militaire, le maréchal Pélissier. L'Empereur va faire un voyage à Alger, assiste aux querelles entre préfets et généraux, trouve les fonctionnaires trop nombreux, et se dégoûte du régime civil.

Une brochure parue à la fin de 1862 attire l'attention sur la condition des indigènes. Napoléon, pris de sympathie pour les Arabes qu'il a déjà admirés dans les cérémonies en 1860, se décide à leur rendre l'autonomie. Suivant son habitude, il annonce brusquement sa conversion par une lettre publique au gouverneur Pélissier (6 fév. 1863), où on remarque ces formules

L'Algérie n'est pas une colonie proprement dite, mais un royaume arabe ; les indigènes ont comme les colons un droit égal à ma protection.... Je suis aussi bien l'Empereur des Arabes que l'Empereur des Français.

L'Empereur des Arabes veut protéger les Arabes contre les empiétements des colons : il renonce au cantonnement destiné à agrandir le terrain de colonisation aux dépens des indigènes, et, comme il a appris que les Arabes ne pratiquent pas la propriété individuelle, il essaie de leur donner un régime de propriété adapté à leurs coutumes. Un sénatus-consulte, suivi d'un règlement (22 avril-23 mai 1863), reconnaît la propriété collective des tribus de l'Algérie sur les territoires dont elles ont la jouissance permanente et traditionnelle.

Pour transformer cette jouissance en propriété légale, on institue une opération générale de délimitation, qui doit aboutir à répartir avec précision le territoire arabe entre les douars ; c'est le douar (groupe de familles formant un même campement) qui deviendra le propriétaire collectif. L'opération se fait lentement, les instructions définitives ne sont données qu'en mars 1865. L'administration dispute aux tribus arabes les forêts et les terres vagues, elle leur réclame des preuves de possession qu'elles ne peuvent fournir. Les colons protestent contre le territoire indigène intangible qui arrête la colonisation ; ils s'inquiètent des encouragements donnés à la résistance arabe par les paroles de l'Empereur ; ils envoient des délégations au Sénat.

L'insurrection inattendue de la grande tribu des Ouled-Sidi-Cheik (1864) dévaste le Sud-Oranais ; une colonne française, abandonnée par ses guides indigènes, est massacrée ; les tribus du Sahara viennent ravager jusqu'aux environs des villes. En Kabylie même éclate un soulèvement. H faut envoyer des troupes de France, et la guerre dure plus d'un an. Une contribution de guerre de un million et demi est levée sur les insurgés, et distribuée aux victimes des dévastations.

Pour renforcer le pouvoir militaire on a (par décret du 7 juillet 1864) supprimé le directeur civil et donné aux généraux l'autorité sur les préfets. L'Empereur décide d'aller faire lui-même une tournée en Algérie (mai 1865). Il adresse une proclamation aux colons pour les engager à traiter les Arabes en compatriotes, une proclamation aux Arabes pour leur annoncer que le jour viendra où la race arabe, régénérée et confondue avec la race française, retrouvera une puissante individualité.... Je veux vous faire participer de plus en plus à l'administration de votre pays comme aux bienfaits de la civilisation. Napoléon arrive à Alger acclamé par les Européens, va dans le pays d'Oran où il est acclamé par les Arabes, puis en grande Kabylie, et jusqu'à Biskra. Dans une lettre publique (20 juin) il résume son programme :

Gagner la sympathie des Arabes par des bienfaits positifs, attirer de nouveaux colons par des exemples de prospérité réelle parmi les anciens, utiliser les ressources de l'Afrique en produits et en hommes, arriver à diminuer notre armée et nos dépenses.

Il promet aux indigènes de leur accorder la qualité de Français et l'admission aux emplois, de réformer la justice et l'impôt, de créer des djemaas (conseils) pour contrôler les chefs, d'organiser l'instruction publique musulmane. Aux colons il annonce 100 millions pour des travaux publics, la liberté du commerce, une vaste zone de colonisation. Aux militaires il promet de concentrer les postes sur la frontière sud, et de créer des tribus auxiliaires du gouvernement.

Les bureaux arabes, placés sous un bureau central, sont consolidés. et leurs attributions précisées par une circulaire (1867) ; ils doivent préparer la correspondance, et réunir les documents sur la politique et les renseignements sur les familles indigènes influentes, constater les matières imposables, appliquer le sénatus-consulte sur la propriété des tribus, diriger la police, surveiller les corporations religieuses.

Napoléon, sympathique aux nationalités et séduit par l'apparence guerrière des Arabes, rêvait de refaire une nation arabe retrempée dans la civilisation européenne. Négligeant les Kabyles, peuple de paysans, il voulait employer les brillants cavaliers nomades, les indigènes les moins aptes à aider la France dans une œuvre de civilisation.

Le rêve du royaume arabe s'évanouit bientôt. L'Algérie fut frappée par une série de désastres, en 1866 les sauterelles et le choléra, en 1867 une sécheresse qui détruisit les récoltes et amena une famine telle que les indigènes du territoire militaire vinrent mendier dans les villes, en 1868 le choléra. La population indigène, en augmentation lente depuis 1851, diminua entre 1861 et 1871 ; la population européenne, malgré l'arrêt de la colonisation, augmentait par l'excédent des naissances de 205.000 (1861) à 290.000 (1872). Les chemins de fer (qu'on avait décidé de créer en 1860) atteignaient en 1870 la longueur de 1.000 kilomètres et reliaient les trois chefs-lieux entre eux et avec les ports.

L'impression d'une expérience manquée devint si forte que le Corps législatif décida une enquête (1869). Le rapport de la commission conclut à revenir au régime civil ; un décret du 31 mai 1870 rendit aux préfets leurs pouvoirs.

 

III. — L'ORGANISATION DU SÉNÉGAL.

LA colonie du Sénégal, créée par les opérations militaires de 1854 à 1858, fut complétée par la réunion de Gorée et de ses dépendances en 1859, subdivisée en cercles (Saint-Louis, Gorée, Bakel), et organisée par Faidherbe, qui en resta gouverneur jusqu'en 1865. Le bataillon de tirailleurs sénégalais fut augmenté de deux compagnies (1860-61).

L'école des otages (créée en 1855) fut réorganisée en 1861. On y instruisait les fils de chefs donnés en otages par leurs pères et d'autres jeunes gens indigènes destinés à devenir interprètes. Faidherbe y fit un discours de distribution de prix (1860), où il expliqua comment l'enseignement des indigènes devait consolider la domination de la France : Nous sommes ici pour toujours. L'heure de l'Afrique est sonnée. L'assimilation s'opérait plus facilement qu'en Algérie, sur des peuples moins défiants, qui n'étaient prévenus contre la civilisation française ni par la religion ni par les souvenirs nationaux.

Les expéditions militaires faites pour réprimer les incursions des chefs indigènes (1859, 1861-1863) aboutirent à des traités de paix et de protectorat qui agrandirent la colonie de tout le pays du Cayor (annexé en 1864) et des territoires sur la Casamance, au sud de la colonie anglaise de Gambie.

La France dominait tout le cours du Sénégal ; Faidherbe prépara l'extension vers le Niger. Il envoya (1863) le lieutenant de vaisseau Mage nouer des relations avec le souverain musulman El-Hadj Omar, l'ancien adversaire de la France, établi à Segou, dont l'empire s'étendait vers le Soudan. Il lui donna pour mission d'explorer la ligne qui joint nos établissements du Haut-Sénégal avec le Haut-Niger, spécialement avec Bamako... en aval duquel le Niger ne présente peut-être plus d'obstacle à la navigation. Il voulait fonder un établissement à Bamako et le relier à Médine par une ligne de postes fortifiés ; c'est le programme qui fut réalisé vingt ans plus tard. Mage parvint à joindre Ahmadou, fils et successeur d'Omar, et conclut avec lui un traité de commerce.

 

IV. — LA CONQUÊTE DE LA COCHINCHINE.

UNE flotte française de 14 navires, envoyée pour forcer le roi d'Annam à accorder la liberté de religion aux chrétiens, opéra d'abord contre Tourane, le port qui mène à la capitale, Hué. Les mandarins commandants des forts ayant refusé de les ouvrir, les Français les bombardèrent et débarquèrent presque sans combat (1er sept. 1858) ; mais ils furent arrêtés par le climat et l'ignorance des lieux. Logés dans des tentes puis des baraques, mal nourris, insuffisamment vêtus, ils ne résistèrent pas à la saison des pluies et furent éprouvés par la dysenterie, les fièvres et le choléra. Les chrétiens indigènes qu'on comptait employer pour guides s'étaient dispersés.

L'amiral, désespérant d'atteindre Hué, essaya de frapper ailleurs le gouvernement annamite. Il envoya reconnaître les deux Deltas du royaume, le Fleuve rouge au Nord, le Mékong au Sud, et se décida pour celui du Sud, la Cochinchine, qui lui parut plus facile à prendre. La marée permettait à la flotte d'atteindre directement Saïgon, l'entrepôt des riz de l'Annam ; au contraire, la mousson, soufflant du Nord, empêchait de naviguer vers le Tonkin.

La flotte, arrivée sans difficulté à l'entrée du Mékong, bombarda les batteries et remonta le fleuve jusqu'à Saïgon (9 févr. 1859), grande ville ruinée, entourée d'une grande enceinte, devenue presque déserte depuis la répression d'une révolte en 1835. Les Français débarquèrent et prirent d'assaut la citadelle (17 févr.). Ils y trouvèrent 200 canons, l'argent de l'impôt de la Cochinchine et une grosse provision de riz en paille. Ils détruisirent la citadelle, brûlèrent le riz et, laissant une garnison dans les forts, retournèrent à Tourane.

Le gouvernement français, ne voulant pas garder ce pays, avait chargé le commandant de ne demander au roi d'Annam ni cession de territoire ni contribution de guerre, rien que la liberté des catholiques et le droit d'avoir un consul dans chacun des 3 ports et un agent diplomatique à Hué. Mais les envoyés annamites firent traîner les négociations. L'escadre française de l'Annam se joignit à la flotte envoyée contre la Chine, ne laissant qu'une garnison de 700 hommes, retranchée derrière une ligne de redoutes entre Saïgon et Cholon, et bloquée par une armée annamite.

Au retour de Chine, la flotte française, forte de 70 navires avec 3.500 hommes, attaqua les assiégeants (24 févr. 1861), les mit en déroute et débloqua Saïgon assiégée depuis un an. Mais le commandant en chef, n'ayant pas d'ordres, n'osa pas profiter du désarroi des Annamites pour occuper la Cochinchine ; il se borna à envoyer des navires légers en reconnaissance dans les canaux. Les Annamites, repliés à l'ouest du Mékong, continuèrent les attaques ; un édit du roi mit à prix la tête des Français. Des colonnes françaises, envoyées pour arrêter les incursions, occupèrent les 3 provinces du pays plat.

L'amiral Bonnard, chef de l'expédition, n'établit d'abord dans les pays occupés qu'un régime militaire provisoire, le pouvoir discrétionnaire des officiers de marine commandants des postes. Puis il essaya de créer une administration indigène, sur le modèle de la colonie hollandaise de Java. Les Français ne connaissaient rien du peuple annamite, pas même sa langue ; les officiers employaient pour interprètes les Annamites catholiques, élèves des missionnaires, et communiquaient avec eux en latin. Ils ignoraient que l'Annam était un État centralisé, et que les fonctionnaires, instruits dans les mêmes idées et choisis après les mêmes examens, restaient dévoués au gouvernement de Hué, qui les avait nommés et animés d'un sentiment national qui les empêchait de servir sous des étrangers.

L'amiral, croyant le pays pacifié, retira les troupes françaises et établit le nouveau régime par un arrêté (31 mars 1862). L'autorité sur les populations devait s'exercer par des administrateurs indigènes, sous les mêmes noms (doc, phu, huyen), dans les mêmes divisions territoriales, avec les mêmes pouvoirs de justice, de police, d'impôts, que sous le roi d'Annam. La France ne gardait qu'un droit de surveillance exercé par des officiers de marine, inspecteurs des affaires indigènes, chargés de l'aire un rapport chaque mois.

Mais les anciens mandarins annamites refusèrent ces fonctions et poussèrent leurs soldats et les habitants à combattre pour le souverain légitime contre les envahisseurs ; on ne parvint pas à recruter des administrateurs indigènes. Les Annamites hostiles rentrèrent en armes dans le pays dégarni de troupes ; les indigènes ralliés à la France s'étaient retirés avec les Français pour éviter des vengeances. A Saïgon même, on mit le feu au faubourg de Cholon et on essaya d'empoisonner un commissaire de marine. Il fallut envoyer une expédition et reconquérir la province de Vinh-long.

L'amiral, renonçant à son système, prit un arrêté (12 août 1862) qui, sans supprimer les fonctionnaires indigènes, conféra tous les pouvoirs militaires et civils, même la justice, aux officiers commandants des navires, même aux simples enseignes. On créa à Saïgon un bureau central annamite, chargé de réunir des renseignements, et un comité consultatif des affaires indigènes, mais seulement pour donner des avis. Les Européens, à Saïgon, furent mis sous l'autorité du directeur des affaires civiles, chargé à la fois de la police, de la rentrée des recettes et des statistiques du commerce.

Le roi d'Annam, menacé par une révolte générale du Tonkin. se résigna à demander la paix. Après une courte négociation, son envoyé conclut un traité sur le vaisseau-amiral devant Saïgon (à juin 1862). L'amiral, n'ayant pas d'instructions, se borna à demander une indemnité de 20 millions en dix ans et les 3 provinces de la basse Cochinchine, quand le traité ratifié revint de France, l'amiral, en menaçant d'aider les révoltés du Tonkin, obligea le gouvernement annamite à faire l'échange des ratifications dans la capitale même avec une escorte. Il se fit mener en palanquin à Hué, fut reçu en audience par le roi Tu-duc, et le salua de son épée à l'européenne. C'était la première fois que le roi recevait un étranger et laissait entrer des troupes européennes.

 

V. — LE PROTECTORAT SUR LE CAMBODGE.

LE royaume de Cambodge, puissant et riche au temps où ses rois faisaient bâtir les palais magnifiques d'Ang-Kor, avait été écrasé et en partie conquis par ses voisins, le Siam et l'Annam. Il n'en restait qu'un morceau à l'extrémité sud, tributaire de l'Annam, menacé d'être soumis par le roi de Siam, qui lui avait imposé un résident siamois. C'était un très petit État désorganisé, avec un territoire en partie désert, un peuple indolent et craintif, soumis servilement à un roi propriétaire de toutes les terres et maître de tous les habitants.

Un officier de marine, Doudart de Lagrée, fut envoyé sur un aviso avec la fonction de commandant de la station du Cambodge, et des instructions vagues : voir et s'affirmer, surveiller le résident siamois à la cour du roi de Cambodge, et prendre les ordres du gouverneur de la province cochinchinoise voisine.

L'amiral français vint lui-même faire visite au roi de Cambodge Norodom et conclut avec lui un traité secret (11 août 1863). L'Empereur des Français venait d'acquérir comme dépendance de la Cochinchine la suzeraineté du roi d'Annam sur le roi de Cambodge avec le droit à un tribut, il la transformait en un protectorat.

Le roi reconnaissait à l'Empereur le droit d'établir un résident, la liberté à tous les Français de circuler, commercer, acquérir ; il promettait de protéger les catholiques et les missions scientifiques ; il accordait un terrain pour un dépôt de charbon. La France promettait de défendre le royaume et les navires du Cambodge.

Le roi de Siam, informé de cet accord, imposa à Norodom un traité secret (1er décembre 1863). Norodom, croyant les Français près d'abandonner l'Indochine, et désirant apaiser la cour siamoise, se réduisait au titre de vice-roi, promettait de payer le tribut, reconnaissait au Siam le droit d'envoyer des troupes, de nommer le roi de Cambodge et de le couronner ; le roi de Siam tenait en sa possession la couronne royale du Cambodge, indispensable à la cérémonie.

Le résident siamois, profitant d'un scandale commis par des marins français, prétendit faire expulser l'officier français en station au Cambodge. Doudart alla menacer le résident siamois de son revolver ; puis, Norodom étant parti pour aller se faire couronner dans la capitale siamoise, Doudart, en faisant tirer le canon, l'effraya et le força à revenir. Le roi de Siam renvoya la couronne au Cambodge, et ce fut le représentant de la France qui la remit au roi Norodom.

Les relations entre le Cambodge et le Siam furent réglées par un traité (1867) qui abolit le tribut, mais laissa au Siam les provinces à population cambodgienne où se trouvent les ruines d'Ang-Kor.

 

VI. — L'ORGANISATION DE LA COCHINCHINE.

L'EXPÉRIENCE de l'administration indigène étant abandonnée, l'administration par les officiers de marine français fut régularisée (1863). Ils gardaient leur grade et leurs droits à l'avancement dans la marine française ; mais, après un examen sur le droit et les institutions annamites, suivi d'un stage pratique, ils entraient dans le corps des administrateurs, divisé en 3 classes, avec des traitements très élevés pour leur grade : 15.000 francs, 12.000 (les capitaines), 10.000 (les lieutenants). Ils réunissaient tous les pouvoirs ; légalement le gouverneur avait seul le pouvoir de juger, l'administrateur se bornait à envoyer un rapport ; mais la sentence était toujours conforme au rapport, et il arriva à des officiers de la faire exécuter avant de l'avoir reçue.

Pour les opérations militaires, on créa, sur le modèle de l'Algérie, des bataillons annamites, à 6 compagnies de 125 hommes, avec des cadres français (3 officiers, 14 sous-officiers). Il y en eut 1 par province, recruté par un service obligatoire de quatre ans, avec un congé de trois mois par an ; les indigènes ne pouvaient arriver qu'aux grades de sergent et de caporal. Les villages annamites fidèles à la France étaient autorisés à créer une milice locale pour leur police. Sur la rivière, la police était faite au moyen de torchas, barques indigènes, montées par 30 Annamites ; on les remplaça par des marins français.

On créa un collège des interprètes, dirigé par un missionnaire, qui eut pour élèves des soldats français volontaires, et un corps de lettrés-interprètes indigènes, recruté par un concours où l'on s'efforça de conserver la tradition chinoise des épreuves littéraires.

Le gouvernement français hésita à conserver cette colonie créée par hasard sans son ordre ; il craignait la dépense, et aurait préféré une indemnité payée par l'Annam. Le gouvernement annamite offrait 40 millions ou un tribut annuel si on lui rendait la Cochinchine. Napoléon, impressionné par un mémoire d'un lieutenant de vaisseau, Aubaret, sur la difficulté de trouver des fonctionnaires, décida de réduire l'occupation à trois points, et chargea Aubaret d'aller régler l'évacuation par un traité avec le roi d'Annam.

Les officiers restés en Cochinchine s'alarmèrent ; ils démontrèrent (dans une brochure et des articles) que l'occupation restreinte coûterait presque aussi cher que la possession sans rien rapporter, tandis que les recettes de la Cochinchine couvraient largement ses dépenses. La campagne fut appuyée par la presse catholique et la presse maritime, et le gouvernement décida de maintenir le traité de cession (1865).

La Cochinchine reçut alors une organisation définitive. Le directeur de l'Intérieur, chef de l'administration civile, eut sous ses ordres trois bureaux, secrétariat général, administration et contentieux, agriculture et commerce ; il dirigeait les inspecteurs des affaires indigènes, les ponts et chaussées et les milices. Pour assister le gouverneur, on créa un Conseil privé consultatif de cinq membres. Les fonctionnaires, recrutés parmi les officiers admis après un examen et un stage, furent presque tous des hommes jeunes, actifs, passionnés pour leur service, pleins d'initiative.

La justice fut partagée entre deux systèmes. — Les indigènes restèrent en principe soumis à leur ancien droit. La loi annamite, dit le décret de 1864, conserve son empire sous le contrôle des inspecteurs et l'autorité du gouverneur. Le juge indigène rendait la sentence, mais, sauf les petites affaires, l'inspecteur l'annulait à son gré et était le véritable maitre de la justice. Le code pénal annamite subsista, sauf les peines cruelles qu'on n'appliqua plus et les coups de rotin, réduits d'abord à dix, puis abolis. — Pour les Européens, on créa à Saïgon tout un appareil de justice française appliquant les codes français, tribunal de première instance, tribunal de commerce, tribunal supérieur d'appel (1864), et en 1867 un corps de défenseurs (avocats) nommés par le gouverneur.

Les recettes étaient fournies par la ferme des boissons, de l'opium, des jeux, et par les taxes antérieures à la conquête, la capitation et un impôt foncier sur les rizières, levés en argent depuis 1864. Dès 1865 le budget se solda en excédent ; en 1867 un excédent d'un million et demi fut versé à l'État, sur un budget prévu de 5.300.000 francs qui monta à 5.740.000. La Cochinchine fut la seule colonie française qui rapportât de l'argent à la métropole.

En 1866, une révolte, excitée par les fonctionnaires annamites des 3 provinces de l'ouest non encore conquises, amena une surprise et la retraite d'une troupe française. Le gouverneur obtint l'autorisation d'occuper les 3 provinces et chargea le directeur de l'Intérieur d'aller à Hué en demander la cession en réclamant l'indemnité promise par le traité de 1862. Napoléon envoya un aide de camp en Cochinchine et sur son rapport se résolut à la conquête. Elle s'opéra en huit jours (17-24 juin 1867) ; le vice-roi annamite se suicida. La France fut maîtresse de toute la Cochinchine ; la colonie, désormais à l'abri des attaques du gouvernement de l'Annam, devint très facile à défendre.

L'initiative de quelques officiers obscurs avait fait à peu de frais du Sénégal et de la Cochinchine les amorces d'un empire colonial français en Afrique et en Asie.