I. — LA PREMIÈRE EXPÉDITION EN CHINE. NAPOLÉON était intervenu en Extrême-Orient pour soutenir l'Angleterre dans son conflit commercial à Canton, et pour se poser en protecteur des missions catholiques. Il commença les opérations à la fois contre les deux empires en conflit avec les missions. D'accord avec l'Espagne, il envoya une flotte de 14 navires attaquer Tourane, le port de l'Annam, pour demander réparation de l'exécution des chrétiens indigènes et l'ouverture de l'Annam au commerce européen. De cette guerre allait naître la colonie française de Cochinchine. Contre la Chine la lutte fut engagée par les ambassadeurs des deux pays alliés, lord Elgin pour l'Angleterre, le baron Gros pour la France. Réunis d'abord dans la ville anglaise de Hong-Kong (oct. 1857), ils employèrent quelques mois en opérations militaires dans le Sud (Canton fut pris le 27 décembre), et en négociations dilatoires avec les vice-rois. Ils se transportèrent à Shanghai, et décidèrent d'opérer au cœur même de l'empire pour forcer le gouvernement chinois à demander la paix (avril 1858). Ils résumèrent leurs demandes dans une note au négociateur chinois (30 avril) : Droit pour les gouvernements d'avoir des représentants en résidence à Pékin. Ouverture des ports au commerce européen. Droit pour les Européens de voyager dans l'empire chinois avec des passeports et d'acheter directement les marchandises. Révision des tarifs. Liberté de conscience. Indemnité et réparations. C'était forcer la Chine à renoncer à son régime de relations restreintes pour adopter l'usage diplomatique et commercial des Européens. Les Chinois st refusaient à cette révolution. Mais le gouvernement de Pékin était paralysé par la révolte nationale et mystique contre la dynastie mandchoue. Des insurgés venus du Sud, les Taï-ping, surnommés les rebelles aux longs cheveux, parce qu'ils repoussaient l'usage mandchou de la natte et se coiffaient suivant la vieille coutume chinoise, s'étaient avancés très vite vers le Nord, jusque près de Pékin. Repoussés par la cavalerie mandchoue, ils restaient maîtres de l'ancienne capitale chinoise, Nankin, devenue capitale de l'empereur des Taï-ping. Les deux partis avaient ravagé et ruiné le pays. Le gouvernement de Pékin, n'ayant pas d'armée à opposer aux Européens, essayait de les retarder par des négociations. Les deux ambassadeurs, après une conférence avec les deux amiraux (18 mai), décidèrent de forcer l'entrée de la rivière du Pei-ho pour remonter à Tien-tsin, port de commerce de Pékin. L'embouchure du Pei-ho, en terrain plat et vaseux, était gardée par cinq forts (2 sur la rive gauche) munis de grosses pièces, défendus par plus de 6.000 hommes. Les canonnières des alliés attaquèrent, et débarquèrent des détachements. Quand les Chinois virent s'avancer les Européens, ils s'enfuirent ; les forts furent pris sans combat (20 mai). Pour dissimuler cet échec à l'empereur chinois, on lui dit que les Barbares vaincus par ses troupes s'étaient réfugiés dans les forts et que la marée les avait détruits. Le gouvernement chinois, voyant la route de Pékin ouverte, envoya des commissaires pour négocier. L'agent anglais, Lay, inspecteur général des douanes, les intimida par des menaces, et leur fit accepter toutes les conditions exigées dans la note du 30 avril, sauf la résidence des agents européens à Pékin, ville sacrée, qu'on remplaça provisoirement par Tien-tsin. Le gouvernement chinois conclut quatre traités séparés
avec la Russie, les États-Unis, l'Angleterre, la France (13-27 juin). Il refusa aux Français
l'abolition des édits contre les chrétiens parce que les convenances
empêchaient d'abolir un édit impérial ; mais il reconnut à ses sujets le
droit d'embrasser le christianisme. Il accorda les indemnités dues à des
Français et la punition du mandarin qui avait fait exécuter un missionnaire.
L'ambassadeur français télégraphia : La Chine
s'ouvre enfin au christianisme, source réelle de toute civilisation, et au
commerce et à l'industrie des nations occidentales. Un décret de
l'empereur de Chine défendait aux commissaires d'accorder aux Européens la
résidence à Pékin. Les Français se contentèrent du droit de s'y rendre éventuellement, lorsque
des affaires importantes les y appelleront, avec le droit de résider à
poste fixe si une autre puissance l'obtenait. Les Anglais, par des menaces,
forcèrent les Chinois, malgré le décret, à reconnaitre à leur ambassadeur le
droit de résider avec sa famille et son
établissement de façon permanente dans la capitale, ou de la visiter au choix
du gouvernement britannique. II. — LA SECONDE EXPÉDITION EN CHINE (1859-60). LE gouvernement chinois ne voulut pas exécuter ces traités arrachés à ses agents et contraires aux coutumes nationales. Par un édit impérial (nov. 1858) il ordonna au comité secret de Canton de tout disposer pour forcer les barbares à abandonner leurs positions. Il expliquait qu'il avait signé les traités parce que l'ennemi était aux portes de la capitale, et qu'il avait fait provision de pieux pour préparer une barrière contre les navires des barbares. Il fit contre la résidence des Anglais à Pékin de telles objections que, sur le conseil de lord Elgin, la France et l'Angleterre renoncèrent à la mission permanente à Pékin (janv. 1859) ; la Russie, liée avec la Chine par des relations de commerce anciennes, put installer sa mission à Pékin sous pavillon russe et en costume européen. Mais les Alliés exigèrent l'entrée à Pékin de leurs plénipotentiaires pour échanger la ratification des traités ; ce fut l'occasion du conflit. Les plénipotentiaires, venus avec la flotte, trouvèrent le Pei-ho barré, et décidèrent d'attaquer les forts. Les Chinois s'étaient préparés contre une surprise, un prince mongol, venu avec des troupes de Mongolie, avait mis le Pei-ho en défense, Les Européens, débarqués dans la vase, franchirent trois fossés sous le feu de l'ennemi, arrivèrent au pied des forts, épuisés, leurs munitions mouillées, leurs échelles brisées, et durent se replier, ayant perdu 439 hommes. Ils n'avaient pas assez de troupes pour forcer le passage ; la France, absorbée par la guerre d'Italie, se détachait de l'Angleterre : les opérations s'arrêtèrent. Après la guerre d'Italie, l'Angleterre proposa à Napoléon (17 sept.) de reprendre l'action en commun pour infliger au gouvernement chinois un châtiment et obtenir les garanties nécessaires à la sûreté des intérêts communs. Le ministre français, dans un rapport à l'Empereur (17 oct.), indiqua comme but une indemnité pour frais de la guerre et pour empêcher le gouvernement chinois d'oublier, et la prise de possession d'un point du territoire chinois, où les navires français pourraient s'abriter comme les Anglais à Hong-Kong. L'Empereur décida une expédition, en donnant pour instructions au commandant en chef Cousin-Montauban de ne décider aucune action... sans prendre en grande considération les avis du commandant des forces de mer, et de vivre en bon accord avec le chef des forces anglaises. Le but était de prendre à portée de Pékin une position solide et menaçante. Les navires serviraient de bases d'opération, de magasins et d'hôpitaux. La difficulté viendrait du climat. Les troupes chinoises ne sauraient être comptées pour des adversaires redoutables. Le gouvernement anglais décida de présenter l'opération comme une continuation des mesures antérieures et de la limiter à la région du Nord ; il n'y eut donc pas de déclaration de guerre, et les relations de commerce continuèrent avec le reste de la Chine. La Russie se déclara témoin pacifique et promit une assistance diplomatique amicale, mais engagea les Alliés à éviter des rigueurs extrêmes, car l'occupation forcée de Pékin entraînerait la chute de la dynastie, et une anarchie défavorable au commerce. L'expédition française, formée de 6.000 hommes d'infanterie, 1.200 d'artillerie, 320 du génie, s'embarqua à Toulon (janvier 1860), fit le tour du cap de Bonne-Espérance et prit au passage les troupes envoyées contre l'Annam (le général passa par Suez). Le plénipotentiaire Gros avait pour instructions de demander des excuses, une indemnité de 60 millions, et l'échange des ratifications des traités à Pékin même ; il apprécierait s'il fallait exiger une entrevue avec l'empereur. L'expédition anglaise, forte de 12.600 hommes (dont 4.800 soldats indigènes de l'Inde), avait des instructions analogues. Les généraux et amiraux, réunis en conférence (14 avril), décidèrent d'occuper comme gages plusieurs points de la côte. L'opération s'organisa lentement ; les Alliés étaient en défiance réciproque. Gros signalait de Hong-Kong (22 juin) une froideur assez marquée entre les officiers des deux nations : il trouvait l'armée anglaise trop nombreuse. Elgin craignait un accord entre la France et la Russie. On se donna rendez-vous sur la côte du Pe-tchi-li pour la fin de juillet. Les Alliés débarquèrent, non plus devant le Pei-ho, mais sur la côte (1er août), et l'occupèrent sans combat ; puis, marchant par la chaussée de Takou, ils dispersèrent la cavalerie tartare (14 août), et arrivèrent devant le Pei-ho. Les Chinois croyaient l'avoir rendu imprenable en barrant la rivière par 4 lignes successives, à 400 mètres d'intervalle : 1° une ligne de chevaux de frise en fer ; 2° une ligne de pieux en fer ; 3° une ligne de madriers unis par un câble et deux chaînes fixées au rivage ; 4° une ligne de barques calfatées reliées par des chaînes de fer. Les forts de la rive Nord, bombardés par les navires, escaladés par les troupes, furent pris en une matinée (21 août) ; les autres se rendirent. La flotte alliée remonta la rivière et occupa Tien-tsin sans combat. L'armée chinoise, recrutée de misérables, mal payés, sans instruction militaire, commandée par des officiers méprisés, armée de fusils à mèches, de piques, d'arcs, de canons en bois ou de couleuvrines en fer portées sur les épaules, était hors d'état de résister. Les commissaires chinois acceptèrent l'ultimatum des Alliés, sauf le chiffre de l'indemnité. Mais, au moment de signer (7 sept.), les interprètes constatèrent que les Chinois commissaires n'avaient pas de pleins pouvoirs. Les Alliés, croyant à une ruse pour retarder leur marche, continuèrent à avancer. De nouveaux commissaires proposèrent une conférence à Toung-tcheou. Deux agents supérieurs et deux attachés, avec un correspondant du Times et une escorte (en tout 26 Anglais, 13 Français) envoyés pour la préparer au camp chinois, furent retenus captifs. Exaspérés, les Alliés décidèrent de livrer bataille. Une armée de cavaliers tartares, évaluée à 40.000, barrait le pont en pierre du canal sur la route de Pékin au 8e mille (Pa-li-kao). Les Français, au nombre de 800, l'attaquèrent et la mirent en déroute ; ils n'eurent que 3 tués et 17 blessés (21 septembre). Le chef du gouvernement, le prince Kong, frère de l'empereur, protesta contre la marche des troupes et promit de renvoyer les captifs et de signer le traité. Les Alliés ne voulaient pas attendre l'hiver, très froid dans cette région. Ils avaient reçu des marchands de Pékin la requête d'occuper la capitale pour empêcher le pillage. Ils se remirent donc en marche pour Pékin (5 octobre), et arrivèrent le soir du 6 devant le Palais d'été de l'empereur, réunion de constructions merveilleuses et de jardins où depuis des siècles les souverains chinois entassaient les objets d'art et les lingots. On nomma trois commissaires de chaque nation pour partager les lingots d'or et d'argent et les objets les plus précieux au point de vue de l'art et de l'antiquité. Puis le Palais fut pillé par les soldats (8 octobre). Alors arrivèrent quelques-uns des captifs relâchés (9 octobre) ; on sut qu'ils avaient été transportés à Pékin pieds et mains liés, et cruellement traités en prison. Puis les Chinois renvoyèrent des cercueils contenant des corps défigurés ; il manquait trois captifs, probablement décapités le soir de la bataille ; il avait péri 13 Anglais et 7 Français. Les plénipotentiaires délibérèrent sur le moyen de châtier le gouvernement chinois. L'armée Alliée était entrée (13 octobre) dans Pékin par la porte du Nord, que les habitants avaient ouverte. On ne voulut ni imposer une amende, de peur de ruiner le gouvernement, ni se faire livrer les coupables, car on aurait sacrifié des subalternes, ni détruire les édifices de Pékin qu'on avait promis d'épargner. Elgin fit décider d'incendier le Palais d'été, résidence favorite de l'empereur, pour l'atteindre dans son orgueil comme dans ses sentiments, et pour constater par un acte solennel de réparation l'horreur et l'indignation inspirées par un crime abominable. Il proposa même de remplacer la dynastie mandchoue par les Taï-ping ; mais il aurait fallu hiverner. Le commandant en chef français objecta le vent du nord, la neige tombée sur les montagnes: il déclara que le salut des troupes ne permettait pas le séjour à Pékin, et annonça le départ pour le 1er novembre. Le gouvernement chinois accepta d'indemniser les victimes du guet-apens, et signa la convention du 25 octobre, additionnelle au traité de 1838. Il exprimait ses regrets de la conduite des autorités militaires chinoises à l'embouchure du Pei-ho, promettait d'exécuter le traité de 1858, et de payer une indemnité de 60 millions à chacune des deux nations, et 3 375.000 fr. aux victimes. Il ouvrait Tien-tsin au commerce européen, et rendait les églises et les cimetières confisqués aux chrétiens. Les Français célébrèrent un service catholique dans les ruines de la cathédrale de Pékin. L'expédition ne décida pas l'empereur de Chine à donner audience aux ambassadeurs des barbares (ce fut le prince Kong qui les reçut en cérémonie), mais elle mit définitivement les gouvernements européens en relations régulières avec le gouvernement de Pékin. III. — L'EXPÉDITION EN SYRIE (1860). A l'autre extrémité de l'Asie, Napoléon intervint dans l'empire Ottoman pour secourir les protégés anciens de la Franco. Dans les montagnes du Liban vivaient mélangées deux populations ennemies : les Druses appartenant à une secte hérétique d'origine musulmane ; les Maronites, chrétiens d'un rite oriental, gouvernés par leurs évêques, entrés dans la communion catholique en conservant leur liturgie et leurs prêtres mariés. Depuis 1842, chacune des deux avait un chef (caïmacan) reconnu par le sultan. Mais, dans les villages mixtes, c'était entre les deux peuples une succession de rixes et de meurtres. La France protégeait les Maronites officiellement comme protectrice des catholiques de l'empire Ottoman ; les consuls anglais, par rivalité, soutenaient les Druses. L'édit du sultan de 1856, proclamant l'égalité officielle entre tous les sujets de l'empire, avait encouragé les Maronites chrétiens et irrité les musulmans et les Druses que soutenait le gouverneur de la province, Kourchid, pacha de Beyrouth. Les consuls, en rivalité permanente, envoyaient à leurs gouvernements des rapports opposés. Le Français disait que les négociants de Beyrouth conseillaient aux Maronites de se munir d'armes, en les prévenant que les Druses préparaient un massacre. L'Anglais accusait le comité chrétien de Beyrouth, en relations avec le collège des jésuites de la ville, de s'entendre avec les évêques et les agents étrangers pour pousser les Maronites à se soulever et se rendre indépendants dans le Liban. Au printemps de 1860 une bande de Maronites brûla des villages druses (mars) ; les Druses tuèrent trois Maronites (27 avril), puis attaquèrent les chrétiens (mai). Le pacha rejeta la faute sur le comité chrétien de Beyrouth, et vint camper au pied du Liban avec des soldats turcs laissés sans solde et ennemis des chrétiens. Alors commença, dans cette région, la série des quatre massacres du Liban : 1° Pendant trois jours, dans la montagne, on tua des chrétiens ; 32 villages furent brûlés ; les consuls européens virent la fumée des incendies, et les cavaliers sabrant les Maronites. Les consuls de France et d'Angleterre tinrent une conférence (31 mai), et firent une démarche collective auprès du pacha. Kourchid accusa les évêques d'avoir excité les Maronites, et déclara se charger de contenir les Druses. 2° Les Druses attaquèrent les couvents et les villages voisins de la côte, les pillèrent et les brûlèrent. Les familles chrétiennes cherchèrent refuge à Saïda ; les musulmans allèrent les attendre dans les vergers en avant de la ville, et les y massacrèrent. Les Druses du Hauran, accourus à la nouvelle pour piller, massacrèrent des catholiques qui n'étaient pas Maronites, et même un professeur d'un collège de jésuites. Le commandant turc de Hasbeya engagea les chrétiens à se refugier dans le sérail, les fit désarmer et massacrer par les Druses et par ses soldats. Les consuls se plaignirent à Kourchid ; il répondit que l'affaire dépendait du gouverneur de Damas, et envoya des soldats qui laissèrent les Druses rentrer dans leurs montagnes. 3° Le grand massacre se fit à Deir-el-Kamar. Les Druses attaquèrent dans la nuit. Les Maronites se réfugièrent dans le sérail, qui servait de caserne ; les soldats turcs les désarmèrent, puis firent entrer les Druses, qui tuèrent tout, même les enfants ; le sang coula en ruisseaux. La nouvelle arriva par Smyrne à Constantinople où le gouvernement feignit de l'ignorer. L'ambassadeur anglais Bulwer, résolu à combattre l'influence catholique et à soutenir la Porte, écrivit (27 juin) que la pression exercée sur les Maronites par leurs évêques pour les pousser contre les Druses avait beaucoup contribué à allumer la guerre civile. Thouvenel, pour opérer d'accord avec les grandes Puissances, leur proposa d'envoyer une flotte et des commissaires. 4° On apprit alors un dernier massacre, non plus seulement des Maronites par les Druses, mais des chrétiens de toutes confessions, à Damas, capitale de la Syrie, peuplée de 130.000 musulmans et de 20.000 chrétiens. Les musulmans avaient commencé par insulter les infidèles dans les rues ; puis ils s'armèrent et attaquèrent le quartier chrétien. Les irréguliers (bachi-bouzouk) et les agents de police se joignirent à eux. Ils massacrèrent et pillèrent, outre les chrétiens indigènes, les couvents catholiques, une mission protestante et quatre consulats, et tuèrent les chrétiens réfugiés dans les églises. Le gouverneur Achmet laissa faire malgré les sommations du consul anglais. L'ancien adversaire de la France en Algérie, Abd-el-Kader, ouvrit sa maison aux chrétiens réfugiés (9-11 juillet). Napoléon décida d'intervenir. Le gouvernement anglais, qui depuis l'annexion de la Savoie, voyait partout des projets de conquête, accepta le principe en réservant l'exécution. Une Conférence (3 août) des ambassadeurs des grandes Puissances à Paris décida d'envoyer un corps d'armée français pour aider le sultan à rétablir la paix, mais prit des précautions contre Napoléon : la France agirait en mandataire désintéressé de l'Europe, et l'opération serait limitée à six mois. L'Empereur reconnut le principe dans une proclamation à ses troupes : Vous allez, non faire la guerre à une puissance quelconque, mais aider le sultan à ramener dans l'obéissance des sujets aveuglés. Le gouvernement turc, n'osant pas refuser, essaya de paralyser l'expédition en se donnant l'apparence de punir lui-même les coupables. Un commissaire extraordinaire, Fuad Pacha, muni de pouvoirs illimités, vint à Damas, fit arrêter un grand nombre de musulmans, surtout de petite condition, et, après un procès sommaire, en fit fusiller 3, pendre 57, en condamna 325 au bagne, 145 au bannissement (ce furent du moins les chiffres officiels). Les Européens restèrent convaincus que les grands coupables étaient épargnés ; personne ne vit exécuter le gouverneur Achmet, fusillé, disait-on, avant le jour. Fuad alla ensuite à Beyrouth et fit arrêter Kourchid, les chefs Druses et quelques officiers turcs. L'expédition française, de 6.000 hommes, débarqua en Syrie à la fin d'août 1860. Le commandant obligea Fuad à se concerter avec lui. Les Français et les Turcs montèrent dans le Liban, mais les Turcs manœuvrèrent de façon à laisser échapper les Druses. Les commissaires des cinq Puissances, réunis à Beyrouth pour constater les dommages, évaluèrent les victimes en Liban à 6.000, à Damas à 5.500, le nombre des villages brûlés à 150. Puis, contrôlant les opérations des tribunaux turcs, ils constatèrent qu'on n'avait atteint ni Kourchid ni les Druses, et exigèrent des mesures. Fuad fit arrêter 7 à 800 Druses et condamner à la prison perpétuelle Kourchid et ses officiers, niais la répression ne fut pas plus certaine qu'à Damas. La commission demanda des secours pour les Maronites ; Fuad les promit, mais allégua le manque d'argent. La commission se transporta à Damas, réclama des perquisitions pour découvrir les objets pillés, proposa une contribution de guerre pour payer les indemnités, et revint sans avoir rien obtenu. Il restait à régler le départ des troupes et le régime du Liban. Le gouvernement anglais, toujours inquiet, voulait le retrait des Français au terme des six mois. Thouvenel, armé des rapports du commissaire, répondit que l'intérêt de l'humanité et l'honneur de la France ne permettaient pas d'évacuer avant d'avoir établi un pouvoir fort et responsable. Cowley demanda de faire replier les troupes vers la côte parce qu'elles irritaient les Druses. Russell, ministre des Affaires étrangères, déclara que le sultan était un souverain indépendant, et que l'Angleterre ne voulait pas donner à la France un prétexte d'occuper indéfiniment la Syrie comme l'État pontifical. La Conférence de Paris prolongea le délai d'occupation jusqu'au 5 juin 1861 et régla le régime du Liban. La Porte, aidée par les Anglais, voulait abolir les chefs des deux nations druse et maronite pour les soumettre à un gouverneur turc. La France proposa un gouverneur chrétien, la Russie trois gouverneurs, un de chaque religion. On accepta le projet de la Prusse, un gouverneur chrétien sujet du sultan nommé par lui pour trois ans. Le premier fut un Arménien, Daoud, qu'on renouvela pour huit ans. Le Liban fut divisé en 6 districts, chacun pourvu d'un conseil élu par les communautés, avec une police et des tribunaux mixtes. Cc régime s'est maintenu, et les troubles ont cessé. IV. — ESSAIS D'INTERVENTION AUX ÉTATS-UNIS. LA France n'avait avec les États américains que des relations de commerce sans caractère politique: les deux guerres civiles de l'Amérique du Nord, aux États-Unis et au Mexique, donnèrent à Napoléon l'occasion d'une intervention politique. Aux États-Unis, 11 États du Sud, s'étant séparés de l'Union, formèrent une Confédération qui entra en guerre contre le gouvernement fédéral (1860) et demanda aux gouvernements européens de lui reconnaître la qualité d'État belligérant. L'opinion publique en France était favorable à l'Union fédérale du Nord, parce que le Sud soutenait violemment l'esclavage. L'entourage impérial était sympathique aux planteurs du Sud, gens de bonne société, élégants, beaux cavaliers de manières distinguées ; il avait de l'antipathie contre le Nord, pays de commerçants puritains et démocrates ; Mérimée, exempt de préférences religieuses, parlait avec mépris des Yankees marchands de porcs. Napoléon, personnellement, inclinait à reconnaître la Confédération, pour un motif économique. L'industrie cotonnière de France recevait le coton des États du Sud ; la marine fédérale, en bloquant les ports Confédérés, l'empêchait de sortir ; la culture du coton était gênée par les levées d'hommes pour la guerre. Les fabriques françaises, privées de matière première, cessaient le travail. La victoire du Sud aurait rétabli les arrivages et mis fin à la crise de chômage. Napoléon, pour un motif politique, n'aimait pas voir une république de langue anglaise devenir puissance prépondérante en Amérique ; il aurait préféré deux États qui se feraient équilibre. Le ministre des Affaires étrangères le poussait à reconnaître la Confédération, qui avait (disait-il en mai 1861) toutes les apparences d'un gouvernement de fait. Le gouvernement Confédéré envoya en Europe deux agents sur un navire anglais ; un croiseur fédéral les captura en mer ; le gouvernement anglais, appuyé par la France, obligea les fédéraux à les relâcher (déc. 1861). L'un d'eux, Slidell, s'établit à Paris, se mit en relations avec la Cour et obtint de Napoléon trois entrevues. 1° A Vichy (17 juillet 1862), Slidell, outrepassant probablement ses instructions, proposa d'envoyer des navires français pour forcer le blocus, et offrit en échange 100.000 balles de coton ; Napoléon n'osa pas se décider. 2° A Saint-Cloud (22 oct.), Napoléon annonça qu'il essayait d'obtenir la médiation de la France, de l'Angleterre et de la Russie ; personnellement il préférait un armistice de six mois qui mettrait fin à l'effusion de sang ; si le Nord le refusait, ce serait une bonne raison pour la reconnaissance. Il fit proposer à la Russie et à l'Angleterre d'employer leur influence à obtenir l'armistice. Le gouvernement russe, favorable au gouvernement fédéral, refusa, et engagea à éviter toute apparence d'une pression de nature à blesser l'opinion publique aux États-Unis. L'Angleterre ne voulut pas s'exposer à un refus certain. 3° La nouvelle d'une victoire des Confédérés (fin de 1862) et l'aggravation de la crise cotonnière décidèrent Napoléon à offrir sa médiation au gouvernement fédéral (janvier 1863). Le président fit refuser poliment ; mais le Congrès vota une résolution (3 mars) : Toute proposition d'une Puissance étrangère pour une médiation ou toute autre forme d'intervention sera regardée comme un acte hostile. Napoléon n'osa pas intervenir seul ; il se borna à laisser Slidell préparer en France la construction de navires de guerre ; après la défaite définitive des Confédérés, il en interdit le départ. Ces essais avortés d'intervention ne furent pas sans conséquence. Ils donnèrent à l'envoyé fédéral l'impression d'une duplicité de la politique de l'Empereur. Le personnel fédéral en garda une irritation qu'il marqua bientôt en s'opposant à la politique impériale au Mexique. V. — L'INTERVENTION AU MEXIQUE (1861-62). DEPUIS 1858, la république du Mexique était livrée à une guerre civile entre deux partis. Les démocrates fédéralistes avaient établi en 1857 une Constitution fédérale imitée des États-Unis. Le Président ayant violé la Constitution, le président de la cour suprême Juarez se fit, conformément à la Constitution, reconnaître Président. Juarez, indien de l'État d'Oaxaca (dans les montagnes du Sud), élevé dans un institut laïque fondé par des libéraux, entra en lutte contre le clergé ennemi de la Constitution ; il fit abolir les tribunaux d'église et nationaliser les domaines du clergé (1839). Le parti conservateur centraliste, dirigé par le clergé et les grands propriétaires, insurgé pour faire abolir la Constitution et les mesures contre le clergé, se rendit maître d'une partie de l'intérieur ; le gouvernement de Juarez, seuil reconnu par les États-Unis, reconquit Mexico et presque tout le pays ; mais, n'ayant plus d'argent, il suspendit le paiement des intérêts dus aux créanciers étrangers, et créa une commission de 5 membres, dont 2 créanciers, chargée d'obtenir un arrangement. Les agents diplomatiques européens protestèrent et conseillèrent à leurs gouvernements d'envoyer une expédition ; on employait ce procédé dans les États de l'Amérique latine pour obtenir un paiement, sans arrière-pensée politique. Mais le représentant de la France au Mexique, de Saligny, lié avec les conservateurs mexicains, proposa de les aider à renverser la Constitution de 1857. Un envoyé du Président insurrectionnel, Almonte, vint à Paris, et dit à l'impératrice et à l'Empereur que le peuple mexicain avait subi la république imposée par les États-Unis, mais reviendrait volontiers à la monarchie pendant que la guerre paralysait les Américains. Napoléon fut séduit par l'idée d'opposer à la république fédérale anglo-saxonne et protestante des États-Unis un empire centralisé, latin et catholique, du Mexique, dont l'empereur serait l'archiduc Maximilien, frère de l'empereur d'Autriche, qui se sentait mal à l'aise à la cour de Vienne : ce serait un moyen de se rendre agréable à François-Joseph, qu'on espérait décider à céder la Vénétie. Morny soutint le projet du banquier suisse Jecker, qui avait prêté de l'argent aux insurgés mexicains, et qui l'avait intéressé à obtenir le remboursement de son emprunt. Le gouvernement français offrit à l'Espagne et à l'Angleterre de faire en commun une expédition au Mexique. Le gouvernement espagnol, lié avec les conservateurs mexicains, accepta, en précisant qu'il opérerait pour faire rendre justice aux créanciers et pour réorganiser le gouvernement. L'Angleterre déclara ne réclamer que le remboursement. Dans la convention signée à Londres, les États s'engageaient à n'exercer dans les affaires intérieures du Mexique aucune influence de nature à porter atteinte au droit de la nation mexicaine à choisir et constituer librement la forme de son gouvernement. Les trois expéditions débarquèrent à la Vera-Cruz séparément. Les instructions anglaises recommandaient de ne pas intervenir dans les affaires intérieures et de ne pas suivre les alliés s'ils allaient à Mexico ; les Espagnols et les Français avaient des instructions identiques : Si la partie saine de la population, fatiguée d'anarchie, avide d'ordre, était déterminée par la présence des forces alliées à tenter un effort pour sortir de l'état de dissolution sociale, on devrait lui accorder un appui moral. Le Mexique n'étant pas encore relié directement à l'Europe par télégraphe, les dépêches n'arrivaient que par des navires à la Nouvelle-Orléans ; il avait fallu laisser aux agents diplomatiques une large initiative. Les plénipotentiaires préparèrent un ultimatum : les Anglais réclamèrent 85 millions, les Espagnols 40, les Français 60 ; pour plaire à Morny, ils y joignirent les 75 millions de la créance Jecker, qui n'avait pas figuré dans le traité. L'Anglais protesta contre cette addition et contre le chiffre exorbitant de 60 millions pour les dommages causés à 23 Français. Saligny répondit que son gouvernement était seul juge de ce qu'il avait à réclamer. Il accepta, au lieu de l'ultimatum, une note collective, proposant au gouvernement mexicain de négocier, et lui demandant un lieu de campement sain pour les troupes, la région basse et chaude étant trop malsaine pour un séjour (14 janvier 1862). Juarez fit voter une loi punissant de mort tout Mexicain complice des envahisseurs (25 janvier) ; mais, n'ayant pas d'armée, il envoya négocier. Le chef de l'expédition espagnole, le général Prim, mari d'une Mexicaine, qui semblait avoir des projets personnels, partit en avant, rencontra l'envoyé mexicain, et signa la convention de la Soledad (19 février), qui fixait au 15 avril à Orizaba l'ouverture des négociations pour le traité. Les deux autres gouvernements lui reprochèrent de les avoir devancés. Napoléon ordonna un renfort de 4 500 hommes, et envoya Almonte, l'agent du Président insurgé, avec le pouvoir de conférer des titres et des grades. Almonte, dès son arrivée, se plaignit qu'on dit négocié avec Juarez. Prim, irrité, prévint Napoléon (17 mars) que les monarchistes n'avaient pas donné signe de vie au Mexique et qu'un monarque ne trouverait personne pour le soutenir. D'accord avec l'agent anglais, il protesta contre la protection accordée par les Français à des conspirateurs et des émigrés. Le commandant français exigea du gouvernement mexicain : 1° une amnistie ; 2° l'invitation aux armées alliées de se rendre à Mexico pour y protéger la paix ; 3° une commission des Alliés pour se concerter sur le moyen de consulter le vœu sincère du pays. Napoléon, prenant parti ouvertement pour les conservateurs, déclara ne pas reconnaître Juarez. Saligny, se sachant soutenu, rejeta la convention -de la Soledad et se querella avec Prim et l'agent anglais. Les Espagnols et les Anglais se retirèrent (fin avril). L'intervention des trois États pour réclamer une créance aboutissait à une intervention de la France seule pour forcer le Mexique à changer son régime intérieur. Une note au gouvernement mexicain annonça ce but nouveau : on essaye, disait-elle, d'étouffer par des mesures violentes l'expression des vœux du pays, les Français ne se feront pas complices de cette compression morale sous laquelle gémit la majorité des Mexicains. Une proclamation française (16 avril) expliqua que l'expédition avait pour but d'inspirer à la portion honnête du pays, c'est-à-dire aux neuf dixièmes de la population, le courage de faire connaître ses vœux. L'armée française n'avait reçu le droit de camper dans une région saine que pendant les négociations ; mais, sous prétexte du danger couru par les soldats malades dans les hôpitaux, elle s'avança vers l'intérieur, commandée par le général Lorencez, arrivé avec les renforts. L'armée mexicaine, formée d'Indiens mal armés, mal instruits, mal nourris, ne défendit pas les défilés. Les Français, marchant sur Mexico, arrivèrent devant la Puebla, ville ouverte, mais fortement barricadée et armée de canons ; ils attaquèrent, et furent repoussés en perdant près de 500 hommes (mai 1862). Lorencez écrivit au ministre : Nous n'avons ici personne pour nous. Le parti modéré n'existe pas, le parti réactionnaire, réduit à rien, est odieux ; il ajoutait n'avoir pas rencontré un seul partisan de la monarchie. VI. — LA CRÉATION DE L'EMPIRE DU MEXIQUE. L'ÉCHEC de l'expédition décida le gouvernement français à faire la conquête du Mexique pour y établir par la force un empereur. Napoléon fit rassembler une armée, et ordonna au général en chef Forey de profiter de l'expérience de Saligny, le seul qui connaisse bien le pays et soit au fait des griefs à redresser. Mais l'officier envoyé pour préparer le débarquement avertit son ministre que les officiers accusaient Saligny d'avoir trompé l'Empereur sur l'état vrai des choses. L'expédition débarquée à la Vera-Cruz (septembre 1862), grossie des troupes de la première expédition, forma une armée de 28.000 hommes et 56 canons, outre les corps d'auxiliaires mexicains. La guerre se réduisit au siège de Puebla. qui dura 62 jours (mars-mai 1863). La ville, fortifiée par des barricades et des sacs de terre, et défendue par une forte garnison, résista jusqu'à la défaite de l'armée de secours ; les assiégeants eurent 185 morts et 1.118 blessés. L'armée arriva sans résistance à Mexico, et y entra (10 juin), bien accueillie par le clergé. On essaya de créer un gouvernement légal. Napoléon, hésitant entre le suffrage universel et un Congrès, finit par laisser ses agents libres de consulter la nation de la manière qu'ils jugeraient la plus convenable. Forey et Saligny rédigèrent ensemble une proclamation indiquant les réformes désirables : l'Empereur verrait avec plaisir qu'il fût possible de proclamer la liberté des cultes. Saligny forma une junte administrative de 35 notables, qui nomma un gouvernement provisoire de 3 membres, Almonte, l'archevêque de Mexico et un général. L'armée régulière mexicaine étant dispersée, les républicains continuèrent la guerre par des guérillas ; un décret du général français mit hors la loi les bandes armées et créa des cours martiales chargées de juger et d'exécuter dans les 24 heures (20 juin). La saison des pluies approchait ; Forey, réduit à 13.000 hommes valides, n'osa pas poursuivre Juarez réfugié vers la frontière des États-Unis. Forey déclara le suffrage universel impraticable de longtemps. A défaut du gouvernement électif, on convoqua une assemblée de 215 notables, qui vota l'empire et, en attendant l'arrivée de Maximilien, créa une régence formée de conservateurs ; la régence entra aussitôt en conflit avec ses protecteurs français sur la question du clergé, elle enleva aux détenteurs de biens nationaux la qualité de propriétaires et rendit au clergé la tenue de l'état civil. Forey écrivit : Il n'y a que deux partis, démagogue et réactionnaire... l'un ne voit dans le pouvoir qu'un moyen d'opprimer l'autre.... Je suis obligé de surveiller le gouvernement comme je ferais du parti ennemi. Napoléon, désillusionné, rappela Saligny et remplaça Forey (nommé maréchal) par Bazaine, qui parlait espagnol et avait la réputation d'un homme habile et affable, en lui ordonnant de résister à la régence : Les Français ne devaient pas rester témoins impassibles de mesures arbitraires opposées à la civilisation moderne ; il fallait faire ratifier l'élection de Maximilien par le plus grand nombre possible de Mexicains, car la nomination hâtive qu'on a faite a eu le tort de ne pas paraître en Europe l'expression légitime des vœux du pays. Bazaine annula les mesures de la régence, et invita l'archevêque à rassurer les propriétaires de biens nationaux. L'archevêque répondit qu'il revenait d'Europe pour reconstituer le domaine enlevé au clergé. — Bazaine répliqua qu'il n'admettrait la révision des ventes de biens nationaux que par l'État. — L'archevêque déclara attendre la réponse du pape ; Bazaine publia dans le journal officiel la confirmation des ventes de biens nationaux (24 oct.). La cour de justice refusa d'obliger les locataires de ces biens à payer, les évêques menacèrent d'excommunier quiconque aiderait à la spoliation de l'Église (26 déc.). A défaut d'élections, on demanda des adhésions. L'armée française, divisée en deux colonnes, pénétra dans le pays ; par persuasion ou par menace, on fit signer les notables et ou compta pour adhérents la population du lieu. Bazaine transmit les procès-verbaux d'adhésions, formant un total de 6 millions et demi, en avertissant que ce chiffre n'était pas le résultat du suffrage universel (24 mars 1864). Napoléon exigea un vrai plébiscite (29 mars), la régence ordonna d'ouvrir deux registres (suivant le système de Napoléon Ier). Mais Bazaine représenta le danger de remettre en question un fait accompli selon l'usage du pays ; on renonça à tout vote. Maximilien, se regardant comme élu, renonça à ses droits sur l'empire autrichien, alla à Paris, où Napoléon le traita en souverain, puis à Londres où il conclut un emprunt de 210 millions. En arrivant au Mexique, il le trouva soumis, sauf les deux extrémités ; au nord, Juarez, aidé par les États-Unis, se maintenait à Monterey près de la frontière ; au sud, Porfirio Diaz, avocat indien devenu général, se défendait dans les montagnes d'Oaxaca. Maximilien entra à Mexico (12 juin 1864), acclamé par la population. Il amenait deux conseillers, un Autrichien et un Belge, et, voulant gouverner en dehors des partis, il prit quelques ministres libéraux et accorda une amnistie. L'empire, à peine installé, fut ébranlé par les conflits avec les deux pouvoirs qui venaient de le créer. Le clergé combattait les ministres pris hors de son parti. Le nonce arriva de Rome avec une lettre du pape exigeant l'abolition de la loi inique de 1858, la surveillance des écoles par l'autorité ecclésiastique, la religion catholique à l'exclusion de tout autre culte. Maximilien proposa un concordat sur le modèle de la France, avec la liberté des cultes et la réduction des ordres religieux. Le nonce répondit qu'il n'avait pas d'instruction pour discuter un concordat, le Saint-Siège n'ayant pu supposer que Maximilien achèverait l'œuvre commencée par Juarez (25 déc.). Maximilien, voulait résoudre la question, chargea un ministre de préparer une loi pour ratifier les ventes des biens du clergé. Le nonce protesta. Le ministre répondit par un décret qui soumit les bulles du pape à l'acceptation du gouvernement, comme en France. Le nonce objecta que le droit du pape serait ruiné si un acte d'un de ses sujets, empereur, suffisait à annuler ses actes. Le ministre répliqua que l'empereur ne reconnaissait pas de pouvoir supérieur au sien. C'était la querelle du Sacerdoce et de l'Empire ; elle aboutit, comme au moyen âge, à une rupture. L'empereur déclara le catholicisme religion d'État, mais avec la tolérance des autres cultes, et chargea le Conseil d'État de valider les ventes de biens d'Église (février 1865). La cour de Rome refusa les négociations proposées par Maximilien. Puis les autorités mexicaines entrèrent en conflit avec les commandants de troupes françaises, qui prétendaient appliquer le règlement français sur les relations entre officiers supérieurs et préfets. Vint ensuite le conflit financier. L'empire mexicain, avec 200 millions de dépenses et 80 millions au plus de recettes, ne vivait que d'emprunts et d'avances. Il demanda un délai pour payer ses dettes. Le gouvernement français y mit pour conditions de payer 50 millions aux créanciers, de rembourser à la France ses dépenses de transport et de lui remettre les douanes mexicaines. Un emprunt mexicain fut contracté en France (avril 1865) au total nominal de 250 millions, par obligations de 500 francs émises à 380 francs avec 30 francs d'intérêt, outre la commission de 17 millions ; il fournit 153 millions à 12 p. 100. Le gouvernement déclara que la France n'engageait nullement sa garantie directe ou indirecte. Mais sa responsabilité morale était évidente ; l'emprunt était souscrit chez les receveurs généraux et recommandé par les fonctionnaires. Maximilien déclara que les frais faits par l'armée française formaient les trois quarts de ses dépenses et n'offrit que 25 millions pour rembourser les créances. Les officiers français, opérant contre les républicains, refoulèrent Juarez jusqu'à la frontière des États-Unis et, au sud, prirent P. Diaz dans Oaxaca. Pour achever de détruire les guérillas par des mesures de rigueur, ils obtinrent un décret de Maximilien (3 oct.) renvoyant tout individu pris les armes à la main devant une cour martiale pour être condamné à mort et exécuté dans les 24 heures, sans recours en grâce : 2 généraux et 2 colonels républicains furent fusillés. VII. — L'ABANDON DU MEXIQUE (1866-67). L'EMPIRE mexicain, pour vivre de ses propres ressources, avait besoin de la paix, et ne pouvait avoir la paix tant que les troupes étrangères parcourraient le pays. Mais, si on les retirait, ses forces militaires ne suffisaient plus pour le défendre. Maximilien écrivit que l'annonce du retrait détruirait en un jour l'œuvre de trois ans d'efforts ; il rappelait que Napoléon avait promis de ne faire évacuer le Mexique que lorsque le commandant en chef aurait pacifié le pays et détruit toute résistance. La question mexicaine devenait insoluble. Napoléon était excédé du Mexique, qui fournissait à l'opposition des sujets de discours auxquels ses ministres ne trouvaient rien à répondre. Il avait annoncé à l'ouverture de la session des succès qui préparaient le retour de nos troupes, mais n'osait pas abandonner Maximilien. Le gouvernement des États-Unis amena la crise. Dès la fin de la guerre civile, il prit ouvertement position. Il refusa de recevoir la lettre du soi-disant empereur du Mexique (juillet 1865), et protesta auprès du gouvernement français contre le décret sur les cours martiales. La France l'ayant renvoyé au gouvernement mexicain, il répondit (6 nov.) en regrettant la présence et les opérations d'une armée française au Mexique, l'autorité qu'elle continue à exercer par la force et non par le consentement du peuple mexicain, et déclara la tentative d'établir un gouvernement étranger au Mexique condamnable et impraticable. La France proposa de retirer ses troupes si les États-Unis promettaient de ne pas empêcher la consolidation du nouvel état de choses (30 nov.). Elle reçut un refus accompagné d'une explication : La cause réelle de notre mécontentement national est que la présence actuelle d'une armée française au Mexique est une atteinte à l'existence d'un gouvernement indigène républicain fondé par le peuple... et que cette armée y est allée dans le but avoué de détruire ce gouvernement républicain et d'établir sur ses ruines un gouvernement monarchique étranger... menaçant pour les institutions républicaines. La France demanda au gouvernement fédéral la neutralité. Mais Napoléon renonça à résister ; avant même d'avoir reçu la réponse, il prévint le ministère français que, le Mexique ne pouvant pas payer nos troupes, il devenait impossible de les maintenir, et il écrivit à Bazaine (15 janvier 1866) de préparer son retour et d'organiser une armée mexicaine et une légion étrangère. Les républicains, prenant l'offensive, ressaisirent le sud et l'ouest. Napoléon tenta de suggérer à Maximilien de quitter le Mexique. Maximilien, indigné, répondit (18 févr.) que, puisque l'Empereur n'observait pas les traités solennels signés moins de deux ans auparavant, lui, proposait de retirer immédiatement les Français ; il ajoutait, affectant d'être devenu Mexicain : Je chercherai à m'arranger avec mes compatriotes. Napoléon envoya à Bazaine l'ordre d'évacuer. Il feignit de croire qu'il existait une armée mexicaine évaluée à 43.000 hommes, mais elle se réduisait à quelques milliers d'Indiens misérables, prêts à déserter, commandés par des officiers improvisés, ne recevant plus de France ni argent ni armes. On ne pouvait compter que sur les 6.500 Autrichiens et les 1.100 Belges. Maximilien envoya sa femme en Europe chercher une aide ; elle la demanda en vain à Paris et à Rome, et fut prise d'accès de folie. Maximilien essaya d'abord d'organiser son armée et ses finances avec deux officiers français qu'il nomma ses ministres. Puis, s'adressant aux seuls Mexicains décidés à continuer la lutte, il prit pour premier ministre un conservateur dévoué au clergé (sept. 1866). Napoléon, inquiet de la désorganisation de l'armée française attribuée à la guerre du Mexique, ordonna de rapatrier toutes les troupes au printemps. Il voulait décider Maximilien à abdiquer et à organiser un gouvernement avant leur départ. Il envoya, sans prévenir ses ministres, un de ses aides de camp (le général Castelnau), avec des pouvoirs secrets très étendus : le droit de connaître de toutes les mesures à prendre, de prendre part aux conseils, de surveiller l'évacuation, d'agir comme nous agirions nous-même (disait Napoléon). Castelnau écrivit que la défense était impossible, et conseilla de négocier avec Juarez. Les intérêts de l'emprunt mexicain échus en octobre n'ayant pas été payés, l'obligation tomba à 160 francs, ce qui accrut en France l'irritation contre l'intervention. Maximilien hésita, puis, informé par une lettre de sa mère que son frère refuserait de l'accueillir en Autriche avec le 'titre d'empereur, il refusa d'abdiquer. Napoléon voulut le forcer à céder en lui enlevant les moyens de résister ; il ordonna (13 décembre) d'emmener non seulement les troupes françaises et la légion étrangère, mais les Autrichiens et les Belges. L'armée française quitta le Mexique en février 1867 ; son départ hâta la catastrophe. Il ne resta à Maximilien que quatre places isolées, Vera-Cruz, Puebla, Mexico, Queretaro. Cherchant un succès pour pouvoir se retirer avec honneur, il alla avec 1 500 hommes à Queretaro, centre du parti conservateur. Il y fut cerné par deux armées, réduit à la famine et pris la nuit par surprise. Il fut jugé, condamné à mort et, malgré les prières des gouvernements étrangers, fusillé en représailles des exécutions de républicains (19 juin 1867). L'opinion française eut l'impression d'un échec personnel de l'Empereur. L'intervention au Mexique n'avait rapporté à la France que des dépenses, des pertes d'hommes et de matériel, le scandale de la créance Jecker, le discrédit en Europe et le mauvais vouloir des États-Unis. Au Mexique, elle fortifia le parti fédéraliste, devenu le parti national, et prépara le règne républicain de Porfirio Diaz. VIII. — L'ENTRÉE EN RELATIONS RÉGULIÈRES AVEC LA CHINE ET LE JAPON. L'EXPÉDITION de 1860 transforma l'empire chinois. L'empereur, réfugié à Scheoul pendant l'invasion, y mourut (1861). Le prince Kong, qui avait négocié la paix, prit la régence au nom de son fils encore enfant. Reconnaissant la nécessité de rapports permanents avec les gouvernements étrangers, il créa un nouveau ministère, le Tsong-li-Yamen, chargé (comme la Porte dans l'empire Ottoman) des relations avec les étrangers, abandonnées jusque-là aux vice-rois des provinces. Les légations européennes s'installèrent dans Pékin. Les ambassadeurs n'avaient pu être reçus en audience par l'Empereur parce qu'ils ne pouvaient se soumettre au prosternement exigé par le cérémonial chinois ; mais ils entrèrent en relations personnelles avec le régent. Le gouvernement chinois, pour réorganiser ses forces militaires, s'adressa aux Européens. Les Anglais et les Français, gênés dans leur commerce par les ravages des Taï-ping, aidèrent les troupes chinoises à les écraser ; il y eut un régiment franco-chinois commandé par des Français. Après la prise de Nankin (1864), qui termina la guerre civile, un corps d'armée chinois fut dressé par des instructeurs européens dans un camp près de Shanghai. Pour préparer une flotte, un vice-roi fit créer (1867) par un officier de marine français, Giquel, l'arsenal de Fou-tcheou sur la rivière Min. On y réunit un chantier de construction, une usine métallurgique, une école de contremaîtres et de mécaniciens. La population chinoise restait vivement hostile aux missions chrétiennes et aux catholiques chinois leurs élèves et leurs protégés. Les missionnaires recueillaient les enfants abandonnés par des familles pauvres, et le peuple s'imaginait qu'ils les prenaient pour les tuer. L'irritation dans le Nord amena l'expulsion des étrangers, et aboutit au massacre de Tien-tsin (21 juin 1870) : le personnel du consulat français et du couvent de sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, en tout 20 personnes, fut massacré, et la cathédrale incendiée. Dans le royaume de Corée, soumis nominalement à la Chine, l'exécution imprévue d'un vicaire apostolique et de 8 prêtres par ordre du gouvernement coréen (mars 1866) amena aussi l'intervention de la France. Une expédition de 7 navires débarqua en Corée un petit corps d'armée français, qui prit un fort et un magasin. Mais le roi de Corée ne fit aucune offre de paix et, l'hiver approchant, les Français revinrent après avoir détruit les établissements royaux. Le Japon venait de s'ouvrir aux Européens par l'initiative des États-Unis qui y avaient conclu le premier traité (1855) : le Japon promettait d'admettre dans quelques ports les navires étrangers. La France en profita pour conclure une convention (1859) qui lui ouvrait trois ports. On créa près de Yeddo le port de Yokohama, où les commerçants étrangers eurent le droit de résider. Une légation française fut établie à Yeddo auprès du shiogoun, qui passait alors pour le souverain du Japon. Le souverain légitime, le mikado, vivait isolé et sans pouvoir réel dans la ville sacrée de Kioto. Ses partisans furent d'abord hostiles aux étrangers ; mi édit réclama l'expulsion des barbares, et les Européens furent attaqués en plusieurs endroits par des guerriers patriotes. Ge furent les flottes anglaises qui réprimèrent le mouvement. Les patriotes japonais comprirent vite que, dans cette lutte trop inégale, le Japon serait brisé en morceaux comme une tuile ; ils se résignèrent à accepter les relations avec les Européens pour prendre à leur civilisation ce qu'ils pouvaient utiliser. La révolution de 1868, qui rendit le pouvoir au mikado, fut aussi le commencement de l'ère nouvelle du progrès. Le mikado annonça l'entrée en relations avec l'Europe par une réception solennelle des ambassadeurs étrangers (janvier 1869). La politique française en Extrême-Orient, dirigée au début par le désir de plaire aux catholiques et par l'imitation de l'initiative commerciale anglaise et américaine, aboutissait à des résultats importants. Elle ouvrait au commerce de la France deux empires civilisés, la Chine et le Japon, et préparait la création de la colonie d'Indo-Chine. |