I. — LES RELATIONS AVEC L'EUROPE. LA crise d'Italie avait de 1859 à 1860 absorbé l'attention des grandes Puissances et changé leurs relations. L'Angleterre, alarmée des annexions, s'était écartée de la France. Victoria écrivait en mai 1860 : Elle n'a pas besoin de bouleverser toutes les parties du globe ni d'essayer de faire du mal et de semer partout la discorde. Cela se terminera un jour par une véritable croisade contre le perturbateur universel. Le tsar continuait à se rapprocher de Napoléon ; Gortschakoff lui faisait dire que la Russie empêchait les autres Puissances de former une coalition contre lui. Le gouvernement autrichien, embarrassé par ses essais de régime constitutionnel, n'avait plus de politique active. Guillaume, devenu roi de Prusse (janvier 1861), était attiré par le mariage de son fils vers l'entente anglaise. Le gouvernement anglais surveillait la politique française dans le Nord. Napoléon complétait son rêve d'une union ibérique (entre l'Espagne et le Portugal) par le rêve d'une union scandinave (entre la Suède et le Danemark). Il reçut à Paris (août 1861) le roi et le prince de Suède et leur confia ses désirs : en vertu du principe des nationalités, la Vénétie devait appartenir à l'Italie, la Pologne serait séparée de la Russie, la Finlande rendue à la Suède, le Slesvig réuni au Danemark ; le Holstein formerait un État allemand. Tous les pays scandinaves seraient unis en une seule monarchie. Les deux princes, flattés par l'accueil amical de l'Empereur, racontèrent ses conversations à Palmerston ; Victoria en conclut que Napoléon, après avoir établi dans le sud de l'Europe à son aile droite un grand royaume dépendant de lui et pourvu d'une flotte, essayait d'établir clans le nord à son aile gauche un État semblable ; elle le voyait déjà ayant tout le continent à ses pieds et la main sur la Méditerranée et la Baltique. Le gouvernement anglais s'inquiétait aussi du projet d'entente avec la Prusse. Palmerston croyait savoir que Napoléon, recevant Guillaume à Compiègne (6 octobre), lui avait demandé son alliance ou chi moins sa neutralité en cas de rupture avec l'Angleterre. Il envoya même (en 1862) un agent secret à Vienne, au nom de la légitimité ébranlée, offrir à l'Autriche une alliance. Le ministre Clarendon, venu en Prusse pour le couronnement du roi (octobre), mit la reine de Prusse en garde contre le caractère de l'Empereur et son idée fixe qu'il ne pouvait affermir sa dynastie que par l'agrandissement territorial de la France. Il l'exhorta à faire des préparatifs et à éveiller le sentiment patriotique pour résister à l'agression. Un nouvel ambassadeur de Prusse, Bismarck, arriva à Paris (juin 1862). On le savait hostile à l'Autriche. Gramont le disait courageux, ferme, plein d'ardeur, ayant du charme et de l'influence ; il ajoutait avec l'orgueil naïf d'un professionnel : Si Bismarck avait eu une éducation diplomatique complète, il serait un des premiers hommes d'État d'Allemagne... ; mais il n'a pas le sens pratique de la politique, c'est un homme de parti. Napoléon reçut Bismarck à Fontainebleau avec confiance, et lui dit qu'il comptait sur la Prusse pour transformer la Confédération allemande, et que la France accepterait la nouvelle Confédération si l'Autriche n'y entrait pas. Il lui confia les avances que venait de lui faire l'ambassadeur autrichien et lui parla d'une alliance. A l'objection de Bismarck qu'une alliance suppose un but précis, Napoléon répondit qu'il s'agissait d'une alliance diplomatique, une habitude de confiance réciproque, en prévision des événements. Bismarck, de son côté, découvrit franchement ses projets, disant dans les salons que la Prusse était mal construite et devait s'arrondir, tout en restant au nord du Main. Il se fit bien venir du personnel impérial en se moquant du régime parlementaire ; Persigny lui donna une leçon de coup d'État sur la façon de traiter le Landtag prussien. Bismarck quitta bientôt Paris pour Saint-Pétersbourg, sans illusion sur Napoléon et son entourage. J'ai rencontré deux femmes amusantes, et pas un homme. Les gouvernements européens, toujours inquiets de voir rouvrir la question d'Orient, surveillaient les petits peuples chrétiens, dont la condition précaire rendait la paix instable dans la péninsule des Balkans. La France prit part aux décisions collectives prises par le concert des grandes Puissances pour régler les conflits dans les trois pays chrétiens. En Roumanie, le prince élu par les deux assemblées de Moldavie et de Valachie, le colonel Couza, proclamé sous le nom d'Alexandre-Jean Ier (février 1839), décida le gouvernement turc à accepter l'union (1861) ; les puissances garantes reconnurent la nouvelle principauté de Roumanie. En Serbie, Karageorgevitch, protégé de l'Autriche, avait été renversé par son rival Obrénovitch, soutenu par la Russie (1858-59) ; la garnison turque, restée dans la capitale Belgrade, à la suite d'une collision avec les habitants, bombarda la ville. Les ambassadeurs des Puissances à Constantinople, réunis en conférence, décidèrent de réduire les garnisons des Turcs à la citadelle de Belgrade et à trois autres places (1862). En Grèce, le roi Othon, expulsé par une révolution militaire, fut remplacé par un prince allemand, second fils du futur roi de Danemark, sous le nom de Georges Ier (mars 1863), et l'Angleterre, renonçant au protectorat des îles Ioniennes, les laissa annexer au royaume de Grèce. II. — ÉCHEC DE L'INTERVENTION EN POLOGNE. LES Polonais de Russie avaient espéré qu'Alexandre, renonçant au. régime de compression, rétablirait le royaume autonome de Pologne. Après cinq années d'attente ils commencèrent à manifester leur sentiment national sous une forme légale et pacifique, par des cérémonies religieuses et des célébrations d'anniversaires. Alexandre désirait améliorer le sort des Polonais, mais sans leur accorder l'autonomie. Il nomma un seigneur polonais, Wielopolski, directeur des cultes et de l'instruction, puis ministre. Mais il refusa de recevoir les adresses des Polonais, ordonna de fermer les clubs et d'interdire les souscriptions ; il ne tolérait en Pologne aucune manifestation nationale. Les Polonais conservaient en France, par les émigrés établis à Paris. des relations amicales avec tous les partis, catholique, républicain, impérialiste, et avec la Cour par le prince Napoléon et Walewski. Napoléon, personnellement indifférent aux Polonais, se trouva pris entre crainte d'irriter l'opinion française, excitée contre les oppresseurs de la Pologne, et la crainte de blesser le tsar, dont il recherchait l'alliance. Il fit dire au prince Czartoryski qu'il le verrait avec un vif déplaisir s'occuper d'intrigues en Pologne, le tsar étant le souverain avec lequel il désirait le plus rester en étroite intimité. Les journaux français. même officieux, publièrent des articles pour la Pologne ; l'Empereur, pour se dégager, publia une note au Moniteur (23 avril 1861) : il reconnaissait les sentiments de sympathie traditionnelle que la Pologne a toujours éveillés dans l'occident de l'Europe, mais, loin d'encourager l'agitation, il souhaitait qu'elle ne détournât pas le tsar d'accorder des réformes possibles. Il écrivit au tsar une lettre confidentielle de regrets. Alexandre en remercia l'ambassadeur ; et l'avertit que l'Angleterre faisait courir le bruit d'une alliance franco-russe pour la conquête du Rhin. Mais, le gouvernement russe ayant demandé d'imposer silence à la presse française, Thouvenel, resté froid pour la Russie, répondit qu'il usait de son influence sur les journaux qui accueillaient ses avis, mais tous n'y sont pas accessibles : la presse française s'exprime selon ses propres convictions dans les limites de la loi qui la régit (30 mai 1861). En 1862, l'agitation fut réprimée par des mesures violentes, charges des troupes contre les manifestants, arrestations, perquisitions, déportations ; les Polonais répondirent par des attentats. Un comité anonyme dirigeait le mouvement. Pour se débarrasser des jeunes démocrates de Varsovie, le gouvernement appliqua la loi de recrutement de façon à les enrôler dans l'armée russe. Les jeunes gens, avertis du projet, s'enfuirent dans les forêts, et commencèrent la lutte (janvier 1863). Ce fut une insurrection d'une espèce insolite. Les Polonais ne purent constituer ni un gouvernement ni une armée. Des bandes de révolutionnaires et de paysans armés de faux apparaissaient brusquement sur les points dégarnis de troupes, puis se repliaient dans les bois à l'approche des Russes. Un comité national secret donnait des ordres auxquels les Polonais obéissaient. Les insurgés n'espéraient pas résister à l'armée russe, niais, en maintenant les troubles, ils forçaient l'attention de l'Europe, et donnaient aux Puissances un motif d'intervenir. La cause polonaise était soutenue en France par l'émigration de Paris, en Autriche par les seigneurs polonais de Galicie. Des émissaires polonais furent envoyés en Angleterre et en Prusse. Le gouvernement anglais refusa d'agir. Bismarck répondit en montrant une carte publiée par des Polonais, où la Pologne s'étendait de la mer Noire à la Baltique, en partie sur le royaume de Prusse. Profitant de l'occasion pour se rapprocher du tsar, il lui offrit d'opérer en commun contre les insurgés ; malgré Gortschakoff, qui trouvait la forme insolite, la Prusse et la Russie conclurent une convention militaire (8 février 1863), donnant aux chefs de troupes le droit de se porter aide réciproque et de franchir la frontière. Par un article secret, les gouvernements promettaient de se dénoncer mutuellement les menées révolutionnaires. Napoléon exprima à l'ambassadeur prussien son déplaisir de ce zèle répressif, et le ministre des Affaires étrangères français fit à Bismarck des observations sur cette convention, qui évoquait la question polonaise et éveillait l'idée d'une solidarité entre les populations de la Pologne (17 février). Bismarck répliqua qu'il ne s'étonnait pas de voir l'Empereur tenir compte des sympathies françaises, mais que la résurrection de la Pologne signifiait le démembrement de la Prusse. Napoléon proposa au gouvernement anglais un projet de note identique. Palmerston y vit un piège pour donner à la France un prétexte à attaquer la Prusse et lui prendre la province du Rhin. L'Empereur, obligé par l'opinion française à s'intéresser aux Polonais, passa toute l'année 1863 en démarches diplomatiques. Il pria d'abord le tsar (par une lettre confidentielle) d'accorder une amnistie et des réformes ; le tsar répondit, au nom de son droit souverain, que, tant que durait l'insurrection, il était prématuré de parler de clémence ; quand elle serait réprimée, il donnerait une amnistie dont les chefs seraient exclus. Le gouvernement anglais, invoquant les traités, réclama le droit d'exprimer ses sentiments, l'Angleterre ayant été partie contractante au traité de 1815 qui a réglé l'état international du royaume de Pologne, et engagea à mettre un terme à cette lutte sanglante en annonçant l'intention de rétablir sans retard le royaume de Pologne (2 mars). Gortschakoff ne donna qu'une réponse verbale ; il renvoya à la circulaire russe de 1831, déclarant que la Pologne, ayant perdu son droit par sa révolte (en 1830), était soumise au droit de la conquête. Les malheurs des Polonais et les excès de la répression russe excitaient la pitié et l'indignation ; on en parla dans les Assemblées, en France, en Prusse, en Angleterre. Le Sénat français reçut 4.000 pétitions, et le rapporteur proposa un ordre du jour exprimant la confiance que l'Empereur ferait son possible (17 mars). Napoléon, mécontent du refus du tsar. dit à l'ambassadeur russe qu'il regretterait d'élue obligé de se trouver dans un camp opposé. Il envoya un agent à Vienne et parla à l'ambassadeur autrichien d'échanger la Galicie autrichienne coutre la Silésie et la Roumanie. Mais ce ne fut qu'une velléité. Les trois gouvernements sympathiques à la Pologne, désormais réduits à des manifestations diplomatiques, présentèrent au gouvernement russe une série de trois notes. 1° Dans trois notes différentes (10-12 avril), chaque Puissance expose son point de vue : l'Autriche montre les complications produites par ces troubles dans ses propres États ; la France, le danger pour la bonne entente entre elle et la Russie ; l'Angleterre réclame le retour aux traités de 1815. Gortschakoff répond que le soulèvement est l'œuvre d'un parti révolutionnaire cosmopolite, et les prie d'aider la Russie à supprimer cette source de désordres. La France propose aux deux autres États de s'engager à soutenir leur programme, et de réunir un Congrès pour régler l'état de la Pologne. Les autres refusent. 2° Dans une réponse commune (27 juin), les trois gouvernements précisent leurs demandes en 6 points : amnistie, Assemblée polonaise, fonctionnaires polonais, liberté de religion, le polonais langue officielle, changement de la loi de recrutement. La France et l'Angleterre invitent en outre le tsar à donner une amnistie, et à convoquer à une conférence les signataires des traités de 1815. — Gortschakoff répond (13 juillet) : Le calme est troublé, non par le tsar, mais par les Puissances étrangères ; les bandes d'insurgés ne se recrutent qu'à l'étranger ; partout où elles se montrent elles sont dispersées et repassent la frontière. Ce jeu, organisé par les comités pour agir sur l'opinion, repose sur l'espoir d'engager la Russie dans une guerre. Sur les 6 points le gouvernement russe ne peut répondre avant le rétablissement de l'ordre ; une conférence serait contraire à sa dignité ; il est prêt à négocier, mais seulement avec les deux Etats possesseurs de territoires polonais. L'Autriche refuse une négociation séparée et proteste contre le parallèle entre la Galicie et la Pologne russe. — Le tsar irrité propose au roi de Prusse une guerre contre la France et l'Autriche. 3° Les trois Puissances envoient des notes différentes à conclusion identique (12 août), énumèrent les griefs des Polonais, s'étonnent du refus de tenir un Congrès, et déclarent la Russie responsable de son refus de leurs projets modérés et conciliants. Gortschakoff fait une réponse polie (7 sept.). L'Angleterre s'entend avec la France pour déclarer à la Russie que la rupture des obligations contractées par elle en 1815 lui fait perdre ses droits sur la Pologne. Mais l'Autriche, informée que le tsar regardera son adhésion à cette note comme un casus belli, demande à l'Angleterre de lui garantir ses possessions. Sur une réponse négative, elle se rapproche de la Russie et met la Galicie en état de siège. La dépêche anglaise, partie pour la Russie, est arrêtée à Berlin, le gouvernement prussien ayant déclaré qu'il s'unira au tsar, et l'Angleterre n'envoie qu'une note affaiblie (20 octobre). La campagne diplomatique est finie. Les bandes sont écrasées, le Comité national a été découvert et détruit, l'obéissance est rétablie par une répression plus terrible encore qu'en 1832. Il ne reste rien à faire pour les Polonais. Le tsar, se maintenant sur le terrain légal, a opposé à toute intervention son droit de souverain sur ses sujets ; tant qu'a duré l'insurrection, il a invoqué son devoir de soumettre d'abord les rebelles ; en l'écrasant, il a ôté tout motif d'intervenir. Les autres gouvernements se fondaient sur l'insurrection pour prouver la résistance de la nation polonaise opprimée. Mais ils n'osaient pas invoquer le droit national : l'Autriche le combattait dans ses États, et les deux autres Puissances ne le reconnaissaient pas formellement. Sur le terrain diplomatique leur position était intenable. Napoléon, découragé, revint au procédé employé en 1856 pour régler la question d'Orient et qu'il avait espéré en 1859 appliquer aux affaires d'Italie. Il proposa aux souverains (par une lettre du 4 novembre) un Congrès à Paris pour régler les questions en suspens: il revenait à son idée favorite d'annuler les traités de 1815 : Sur presque tous les points, les traités de Vienne sont détruits, modifiés ou menacés ; de là des devoirs sans règle, des droits sans titre et des prétentions sans frein. Les traités de 1815 ont cessé d'exister... rompus en Grèce, en Belgique, en France, en Italie, sur le Danube.... L'Allemagne s'agite pour les changer, l'Angleterre les a modifiés généreusement par la cession des îles Ioniennes, la Russie les foule aux pieds à Varsovie.... Quoi de plus juste qu'un Congrès... pour servir d'arbitre ? L'Angleterre lui demanda de préciser les questions à discuter. Le ministre français énuméra les questions : polonaise, danoise, italienne, roumaine, question d'Orient, question du désarmement, seul moyen d'arriver à un état de paix durable. Le gouvernement anglais répondit (25 novembre) qu'il ne partageait pas cet espoir ; un Congrès européen suppose des guerres comme celles de Napoléon Ier, qui ont laissé une fatigue générale. Les autres États acceptèrent, les Allemands en réservant les droits de la Confédération. Drouyn de Lhuys lança une circulaire exprimant l'espoir de réunir le Congrès, même sans l'Angleterre, en le préparant par des accords diplomatiques. III. — ÉCHEC DE L'INTERVENTION DANS LES DUCHÉS. LA question des duchés (Holstein et Slesvig), que les Puissances avaient cru résoudre en 1852, venait de se rouvrir par la mort du roi de Danemark (15 nov. 1863). Le traité de Londres de 1852 attribuait toute sa succession à son héritier de la ligne féminine, de Glücksbourg, proclamé roi sous le nom de Christian VII. L'héritier de la ligne masculine, le duc d'Augustenbourg, avait vendu ses droits, mais son fils Frédéric déclara n'avoir renoncé qu'aux domaines privés, et réclama les Duchés. La Diète allemande, où les petits États formaient la majorité, ayant refusé d'adhérer au traité de 1852, reconnut Frédéric duc de Holstein et de Slesvig. Le Holstein seul faisait partie de la Confédération ; les Danois avaient, pour trancher le conflit, séparé et incorporé le Slesvig au royaume de Danemark par une constitution promulguée deux jours avant la mort du roi. Mais d'avance la Prusse avait déclaré la séparation contraire au traité de Londres et menacé de l'empêcher par voie d'exécution fédérale (juillet 1863). Le gouvernement danois avait préparé avec la Suède un traité pour l'envoi d'un corps d'armée suédois. Il déclara plus tard avoir compté que la Suède, reconnaissant la solidarité des intérêts des royaumes scandinaves, ne resterait pas spectatrice oisive d'une agression du territoire danois. Les deux États espéraient l'aide de l'Angleterre, protectrice du Danemark, et de Napoléon, partisan de l'Union scandinave. Le ministère danois, sous la pression du sentiment national à Copenhague, accepta la constitution de novembre 1863, contraire au traité de 1852, comptant sur l'aide des Suédois, en cas de guerre contre les Allemands. Mais le roi de Suède fut refroidi par l'avènement de Christian, qu'on savait docile envers la cour de Russie, et il n'espérait plus l'aide de Napoléon, tout occupé de son Congrès. Les Puissances signataires du traité de 1852 essayèrent d'empêcher la guerre en agissant sur les gouvernements allemands et sur le roi de Danemark. 1:Angleterre avait offert sa médiation, mais la Prusse refusa de reconnaître la constitution de 1863. La reine Victoria, restée de cœur une princesse allemande, gênait ses ministres favorables au Danemark. Le cabinet anglais proposa d'abord à Napoléon une intervention à deux, limitée aux Duchés. Puis l'Angleterre, la France et la Russie envoyèrent chacune au roi de Danemark, à l'occasion de son avènement, des missions qui l'engagèrent à retirer la constitution de 1863 pour s'abriter derrière le traité de 1852. Christian, indifférent au sentiment national danois, suivit ce conseil : il changea de ministres et déclara close la session de l'Assemblée. Le chef du nouveau ministère, un évêque luthérien, sans oser retirer la constitution, était prêt, pour éviter l'invasion, à ne pas l'appliquer. L'envoyé français à Copenhague, le général Fleury, après sa mission, alla à Berlin s'entendre avec la Prusse. Bismarck se déclara prêt au Congrès, en le réduisant à la question danoise. Il parla de la Pologne, et dit que, s'il fallait opter entre la Posnanie et la rive gauchie du Rhin, il préférerait sacrifier le Rhin. Fleury télégraphia à Paris : Le mot frontière du Rhin a été prononcé. On lui répondit : Nous avons fait pour le Danemark tout notre possible. Ne parlez pas du Rhin. Le projet d'un Congrès ayant avorté, Bismarck proposa une Conférence à Paris, limitée à la question des duchés ; il y voyait un pont pour amener son roi à s'engager dans l'affaire. Tous les États l'acceptèrent (21-31 décembre) comme la seule chance d'éviter la guerre en maintenant l'arrangement de 18b2. La décision dépendait de Napoléon : il répondit en soulevant des objections qui firent abandonner le projet, soit qu'il espérât faire accepter un véritable Congrès, soit qu'il n'eût parlé du Congrès que pour couvrir son échec en Pologne. Il semble que sa réponse décida la tactique de Bismarck. Résolu dès lors à conquérir les duchés, il refusa d'opérer comme les autres gouvernements d'Allemagne au nom du droit national allemand. Il disait à son roi qu'il ne connaissait pas d'intérêts allemands, mais des intérêts prussiens, et ne voulait pas créer un nouveau petit État allemand hostile à la Prusse. Quoique Augustenbourg fût soutenu par le prince royal et la cour de Prusse, Bismarck ne le reconnut pas pour prince légitime des Duchés, et se maintint sur le terrain du traité de 1852 signé par l'Autriche et la Prusse comme grandes Puissances. Il restait ainsi en accord avec les grands États d'Europe, et entraînait l'Autriche à se séparer des États allemands, lui faisant perdre l'influence qu'elle venait d'acquérir en 1863 par ses négociations avec les princes pour la réforme de la Confédération. Désormais la Prusse prit l'initiative des décisions et imposa sa politique à l'Europe ; la France fut réduite au rôle de spectatrice. La Prusse et l'Autriche, opérant de concert contre les autres États allemands, signèrent une convention (10 janv. 1864) pour occuper le Slesvig. La guerre commença. L'Angleterre et la France parlèrent d'intervenir dans les duchés comme en 1863 elles parlaient d'intervenir en Pologne. Ce fut la même comédie, avec les rôles intervertis. Le gouvernement anglais proposait d'agir, Napoléon se dérobait. I° Russell proposa une note collective pour avertir la
Diète que les deux États regarderaient l'invasion comme un casus belli ;
Napoléon refusa de s'adresser à la Diète. Russell demanda si la France était
prête à donner son aide matérielle ; on lui répondit évasivement que les aspirations des nationalités étaient respectables,
mais qu'une guerre contre l'Allemagne serait une
calamité. — L'armée austro-prussienne envahit le Slesvig (1er février). Le gouvernement danois
n'espérait que prolonger la lutte pour laisser à l'Europe le temps d'intervenir
: il avait donné à son général en chef l'ordre de ne pas risquer l'armée, la seule
de hi monarchie ; les Danois évacuèrent le Slesvig. 2° Russell proposa à la France d'envoyer une flotte devant Copenhague ; Drouyn de Lhuys répondit que les risques ne seraient pas égaux, et demanda comment l'Angleterre assisterait la France si elle était attaquée par terre sur le Rhin. Il ne reçut pas de réponse. Les Allemands envahirent le Jutland et attaquèrent la ligne fortifiée de Dippel. 3° Russell proposa une Conférence. Le gouvernement danois, averti par le représentant français que la France ne pourrait le secourir en armes, se résigna à accepter. La Conférence se tint à Londres entre les représentants des cinq Puissances, du Danemark et de la Confédération. L'Angleterre tenta de s'entendre d'avance avec la France, Clarendon vint à Paris voir l'Empereur (13 avril). Napoléon lui répondit qu'il avait reçu un gros soufflet de la Russie, et ne s'exposerait pas à en recevoir un autre de l'Allemagne ; il tenait à la politique des nationalités et ne pouvait remettre le Holstein sous le joug du Danemark. L'armée prussienne enleva les redoutes de Dippel, et occupa tout le Jutland. 4° La guerre fut suspendue par un armistice d'un mois, et la Conférence de Londres se mit à discuter les solutions : 1° le maintien du traité de 1852 ; la Prusse et l'Autriche le déclarèrent détruit par la guerre, 2° l'union personnelle du Danemark et des duchés sous Christian, demandée par la Russie ; les Danois la rejetèrent comme un démembrement, 3° la constitution des duchés en un État membre de la Confédération, demandée par les Allemands ; l'Angleterre la fit rejeter. Russell proposa de partager le Slesvig entre le Danemark et la Confédération ; l'envoyé français l'appuya en demandant pour le Danemark une frontière de défense. Les Allemands acceptèrent ; le Danois, après en avoir référé à son ministère, consentit, avec la promesse d'être soutenu par l'Angleterre. La Conférence se mit à discuter les lignes de partage. On en proposa trois, en cherchant à tenir compte de la nationalité des habitants ; on ne put se mettre d'accord sur la région à population entremêlée de Danois et d'Allemands. On ne parlait pas de la volonté des populations. Ce fut Bismarck qui, pour plaire à Napoléon, proposa de consulter les habitants. Les délégués firent des objections. L'Autrichien demanda que le consentement fût exprimé par le souverain et les représentants légaux. L'Anglais déclara le principe nouveau et dangereux. Le Russe protesta : pourquoi interroger les habitants ? Ce seraient donc les paysans du Slesvig qui traceraient la frontière ? Le Français suggéra de ne consulter que les districts à population mixte, en jus fi fiant ce compromis, par cette déclaration : En vertu du droit de leur nationalité, les districts septentrionaux doivent être attribués au Danemark comme ceux du Sud à l'Allemagne. On n'a pas jugé utile de faire appel au vœu des populations là où ce vœu semble manifeste, mais on pourrait les consulter là où il est douteux. Le droit de la nationalité servait ici à enlever aux habitants le droit d'exprimer leur volonté. C'est sous cette forme timide et embrouillée que le représentant de Napoléon défendit le principe du droit des peuples à disposer de leur sort. L'Angleterre proposa pour tracer la ligne un arbitrage obligatoire, Bismarck, qui voulait garder les duchés, n'accepta qu'une médiation ; on se disputa sur le sens du texte ; Clarendon accusa Bismarck de mauvaise foi. Les Danois déclarèrent n'accepter que la ligne proposée par les Anglais ; les Allemands la refusèrent. La Conférence se sépara sans résultat (23 juin). Les Allemands envahirent les îles ; le Danemark, n'espérant plus de secours, signa la paix préliminaire de Vienne (1er août) ; il céda les duchés à la Prusse et à l'Autriche. Napoléon, depuis qu'il essayait de faire remanier l'Europe par un Congrès, n'éprouvait que des échecs : il n'obtenait ni la Confédération italienne ni l'évacuation de Rome, il laissait écraser les Polonais, et livrer le Slesvig à la Prusse. Quatre fois en cinq ans sa proposition de Congrès avait avorté, manifestant le déclin de son influence. Il avait perdu en Italie l'alliance de l'Angleterre, en Pologne l'amitié de la Russie, il restait isolé et impuissant. La Prusse, qui n'avait pas voulu de son alliance, venait de gagner la faveur du tsar ; elle devenait la puissance dirigeante de l'Europe. IV. — SOLUTION PROVISOIRE DE LA QUESTION ROMAINE (1864). NAPOLÉON, excédé de la question romaine, se décida à reprendre le projet de Thouvenel : obtenir du gouvernement italien la promesse de respecter Rome en laissant le pape se créer une armée. L'accord fut facilité par l'arrivée au pouvoir en Italie d'un personnel nouveau ; les ministres principaux, Italiens étrangers au Piémont, désiraient quitter Turin ; le gouvernement, paralysé par des embarras financiers, avait besoin de tranquillité ; on croyait Pie IX près de mourir, et on voulait éviter une élection pendant l'occupation française. Napoléon négocia personnellement en secret avec l'ambassadeur .Migra et le comte Pepoli qui, en revenant de Pétersbourg, lui remit un mémoire (mai 1864). Il apprit que les ministres italiens cherchaient à transférer la capitale hors de Turin. Le gouvernement italien, en s'établissant ailleurs qu'à Rome, prouvait ses intentions pacifiques. Ce transfert parut à Napoléon une garantie suffisante. Il décida de reprendre les négociations officielles pour le retrait des troupes françaises, en évitant de mentionner le transfert pour ne pas froisser les Italiens. Drouyn de Lhuys, appelé en 1862 aux Affaires étrangères pour écarter la solution proposée par Thouvenel, fut chargé en 1864 de la faire aboutir. Le ministère italien négocia sans avertir Victor-Emmanuel, qu'il savait personnellement attaché à Turin ; il discuta surtout le délai d'évacuation qu'il voulait réduire à six mois, Napoléon refusa. Le projet de convention, conclu le 7 août, ne fut connu de Victor-Emmanuel que le 13: il s'indigna qu'on fit du transfert, non un acte spontané, mais la condition de l'évacuation de Rome. Pepoli vint raconter au roi ses conversations secrètes avec Napoléon. Victor-Emmanuel se résigna à accepter le transfert à Florence, parce qu'il serait plus facile d'en sortir. Pepoli alla à St-Cloud signer la Convention du 15 septembre. L'Italie s'engageait à ne pas attaquer le territoire du pape et à repousser par la force toute agression du dehors. La France promettait de retirer ses troupes peu à peu, en deux ans, à mesure de la réorganisation de l'armée pontificale, l'Italie renonçait à toute réclamation contre la formation d'une armée de volontaires catholiques. Un protocole secret liait l'évacuation au transfert de la capitale. La convention n'aura de valeur exécutoire que lorsque le roi aura décrété la translation. Quand on demanda aux Chambres les crédits pour le transfert, la population de Turin fit une émeute (21 sept.) ; le roi renvoya le ministère qui avait fait la convention. Garibaldi, exaspéré qu'on renonçât à Rome, publia une lettre violente contre les Bonaparte. Le ministère nouveau, pour calmer l'opinion, voulut montrer le caractère provisoire de la solution. Il publia le rapport de Nigra sur les négociations et l'exposé des motifs de la convention. La question de Rome doit être résolue par des moyens de l'ordre moral, d'accord avec la France. La commission de la Chambre dit dans son rapport : Nous ne renonçons pas à Rome, nous renonçons simplement à y aller par la force. Le gouvernement français s'inquiéta de cette interprétation et des termes ambigus : droits de la nation, espérances nationales. Il obligea Nigra à formuler en 7 articles le sens de la convention : 1° L'Italie s'interdit l'emploi d'agents révolutionnaires. 2° Par moyens moraux elle entend les forces de la civilisation et du progrès. 3° Elle se réconcilie avec le pape. 4° Le transfert de la capitale, gage donné à la France, n'est pas provisoire. 5° La solution diffère du projet de Cavour. 6° Le cas d'une révolution spontanée à Borne n'est pas prévu. 7° Rome ne peut être unie à l'Italie que du consentement de la France. Nigra fut prié de demander à son gouvernement de dégager les délibérations des Chambres de ce qu'on appelle les aspirations italiennes. L'Empereur écrivit à Pepoli (19 oct.) : Toute complaisance pour des aspirations impatientes compromettrait l'œuvre. Une dépêche de Drouyn de Lhuys publiée au Moniteur amena des réclamations du ministère italien. Les aspirations d'un pays sont un fait qui appartient à la conscience nationale et ne peut devenir le sujet d'un débat entre deux gouvernements. Ce fut pour les Italiens un nouveau grief contre la France. Pie IX s'irrita d'une convention conclue en dehors de lui ; Thouvenel, dit-il, n'aurait pas signé en cachette. La garantie lui semblait sans valeur. Il est impossible, disait Antonelli, d'avoir la moindre confiance dans la parole ou la signature du Piémont. Son mécontentement fut si manifeste que le Syllabus publié en décembre 1864 parut une réponse à la Convention de septembre, bien qu'il fût l'œuvre d'une commission, préparée depuis longtemps. Le gouvernement français demanda des explications. Antonelli répondit que la situation faite au gouvernement pontifical par la Convention du 15 septembre n'avait influé en rien sur la rédaction, l'esprit, l'heure de cette publication. Napoléon avait ajourné la solution de la question romaine sans contenter ni le pape ni l'Italie. V. — L'ENTRÉE EN RELATIONS AVEC LA PRUSSE. OBLIGÉ de refuser Rome aux Italiens, Napoléon espérait par des négociations avec l'Autriche leur faire acquérir la Vénétie. Dès la fin de 1863 il parlait (à Pasolini) de leur donner en échange la Roumanie. Le bon moment sera quand la Prusse et l'Autriche se feront la guerre. Aussi s'intéressait-il à la politique prussienne en Allemagne. Les duchés conquis sur le Danemark et possédés en commun avaient plus de valeur pour la Prusse leur voisine que pour l'Autriche lointaine. Bismarck désirait les annexer ou les mettre sous la dépendance de la Prusse. Le roi et lui allèrent à Schœnbrunn discuter le règlement avec l'empereur et son ministre (22 août). Les Autrichiens proposèrent d'échanger leur droit contre un territoire prussien, le comté de Glatz, enlevé jadis à l'Autriche. Bismarck répondit que leur alliance devait être comparée, non à une société commerciale où le bénéfice se partage à tant pour cent par associé, mais à une compagnie de chasseurs où chacun emporte son gibier. L'empereur lui demanda s'il désirait l'annexion ; Bismarck se tourna vers son roi, attendant sa réponse ; Guillaume n'osa pas la demander. L'entrevue n'aboutit qu'à rédiger un traité d'alliance défensive. Bismarck, pour vaincre la résistance de l'Autriche, chercha des alliés. Il raconta en confidence (25 août) à l'ambassadeur français à Vienne, Gramont, avoir dit à un ambassadeur anglais que l'Angleterre ne pouvait offrir à Napoléon que la permission d'une guerre ruineuse pour prendre à la Prusse la province du Rhin, tandis que la Prusse pouvait donner à la France un gage réel pour son concours. Le ministre de la Guerre prussien Roon vint en mission aux manœuvres du camp de Châlons, chargé par le roi d'exprimer à l'Empereur le désir de voir les relations devenir de plus en plus intimes ; le ton était tout autre qu'en 1861. Accueilli en ami, il reçut du prince impérial le grand cordon de la Légion d'honneur, et trouva l'opinion en France favorable aux Prussiens. Bismarck lui-même fit une visite à l'Empereur à Biarritz ; il résuma son impression dans une boutade : L'Empereur est une grande incapacité méconnue. Napoléon disait : Bismarck m'a offert tout ce qui ne lui appartenait pas. L'ambassadeur prussien, von Goltz, très avisé sous des manières lourdes et un aspect naïf, étalait son admiration pour le génie de l'Empereur et la beauté de l'impératrice. Il devenait un familier de la Cour, et causait directement avec l'Empereur sans passer par les ministres. Le premier ministre autrichien Rechberg, partisan de l'alliance prussienne, discrédité par l'échec du règlement, fut remplacé par un grand seigneur, Esterhazy, qui abandonna les affaires étrangères à un fonctionnaire élevé dans la tradition hostile à la Prusse. La correspondance prit un ton agressif. Bismarck fit attendre les réponses quand l'ambassadeur autrichien le pressa d'établir le régime définitif des Duchés : Pourquoi ? répondit-il : la possession commune n'est pas définitive. Napoléon guettait le moment de s'allier à la Prusse ; il fit personnellement des ouvertures à l'ambassadeur prussien. En février 1865, von Goltz prévint Bismarck qu'il pourrait avoir l'alliance française contre l'Autriche, et l'engagea à se hâter, car elle coûterait plus cher après la rupture. Bismarck, ne croyant pas que Napoléon opérât en cachette de ses ministres, le soupçonnait de pousser la Prusse à un acte compromettant. Il répondit qu'il préférait continuer le mariage avec l'Autriche, malgré de petites querelles de ménage ; un traité risquerait d'être révélé, et de discréditer la Prusse. L'Empereur sait que la France ne peut être pour la Prusse ni la Prusse pour la France une alliée à toute épreuve. L'Empereur n'en savait pas tant. |