HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE II. — LA POLITIQUE EXTÉRIEURE.

CHAPITRE PREMIER. — L'INTERVENTION ET LES EMBARRAS DE NAPOLÉON EN ITALIE (1859-62).

 

 

I. — L'ALLIANCE AVEC LA SARDAIGNE.

LA guerre d'Orient, succès militaire pour l'armée française, n'avait pas servi la politique personnelle de l'Empereur. La paix laissait intacts les traités de 1815. Napoléon, s'étant assuré qu'aucune puissance ne l'aiderait à remanier l'Europe, se décida — après l'attentat  d'Orsini — à entreprendre l'opération en Italie. Il avait besoin du secret et se déliait de ses ministres. Il envoya son médecin Colineau donner rendez-vous à Cavour, chef du gouvernement de Sardaigne. Cavour vint il Plombières, où Napoléon prenait les eaux (21 juillet 1858) ; ils eurent une entrevue si secrète qu'elle resta ignorée des ministres français ; pendant qu'ils causaient, l'Empereur reçut une dépêche du ministre des Affaires étrangères l'informant que Cavour avait été vu en France.

Napoléon proposa à Cavour une alliance entre la France et la Sardaigne pour une guerre il l'Autriche. Tous deux se mirent d'accord sur la formule : l'Italie libre jusqu'à l'Adriatique ; on rejetterait les Autrichiens hors d'Italie derrière l'Isonzo ; la Sardaigne s'annexerait tout le royaume lombard-vénitien et une petite partie des États de l'Église ; la Toscane et les duchés formeraient un royaume d'Italie centrale ; le royaume de Naples, s'il s'y produisait une révolution, serait donné au prince Murat. Tous les États italiens se réuniraient en une Confédération présidée par le pape. La France aurait la Savoie et Nice.

L'Empereur craignait d'irriter les gouvernements européens en paraissant soutenir une révolution ; il voulait une guerre d'origine diplomatique. Tous deux cherchèrent ensemble un prétexte ; ils en écartèrent trois et décidèrent de pousser les ouvriers des carrières de marbre de Carrare, sujets du duc de Modène, à demander l'annexion au royaume de Sardaigne ; le roi enverrait à Modène une note menaçante, d'où naîtrait un conflit avec l'Autriche, protectrice du duc.

Napoléon, désirant consolider l'accord par une alliance entre les familles, demanda pour son cousin une fille de Victor-Emmanuel. Cavour écrivit au roi que ce mariage était très désirable le refus ferait un ennemi de Jérôme, plus Corse que son cousin. Victor-Emmanuel sacrifia la princesse Clotilde ; il devait trouver dans Jérôme un défenseur solide des intérêts de l'Italie. Arrivé à Biarritz, sa résidence de vacances, Napoléon fit venir son cousin, et lui confia le secret. Puis il l'envoya à Varsovie proposer au tsar une alliance : la Russie mettrait une armée sur la frontière autrichienne, laisserait faire une révolution en Hongrie, et reconnaîtrait les acquisitions de la France ; en échange, la clause de neutralisation de la mer Noire serait annulée. Alexandre répondit qu'il n'était pas prêt à la guerre, mais promit une neutralité favorable. Un officier attaché au prince Napoléon partit en secret pour Saint-Pétersbourg, où fut conclu un traité de neutralité et d'assistance diplomatique. Cavour, rassuré par le concours du tsar contre l'immixtion de l'Allemagne, chargea ses amis secrets de la Société nationale de préparer un mouvement pour soulever le pays de Carrare au printemps.

Les Alliés essayèrent d'isoler l'Autriche en gagnant la Prusse. Le prince Guillaume venait d'y prendre la régence au nom du roi devenu fou. Cavour envoya un seigneur italien, le comte Pepoli, lui demander sa neutralité. Mais Guillaume, hostile aux Bonaparte et à la révolution. se déclara lié à l'Autriche par des traités, et avertit la reine Victoria, belle-mère de son fils Frédéric.

Napoléon tenta de se concilier les hommes d'État anglais. Palmerston et Clarendon, par des conversations à Compiègne. L'objet de notre politique en Orient était double, dit-il, la Pologne et l'Italie. Nous avons abandonné la Pologne pour satisfaire le tsar, il reste l'Italie. Mais le gouvernement anglais tenait moins à l'alliance française qu'à la paix. Le ministre écrivit à l'ambassadeur Cowley une lettre destinée à l'Empereur : il l'engageait à reporter sa sollicitude pour le sort des Italiens sur le pays le plus mal administré qui soit ; au lieu de bouder l'Autriche, il devrait tenter avec son frère catholique d'améliorer le gouvernement papal. La reine le fit avertir que l'Angleterre se détacherait de lui s'il tentait de déchirer les traités.

Napoléon ne céda pas. Il confirma l'accord officieux de Plombières par un traité secret avec Victor-Emmanuel (10 déc.), en forme d'alliance défensive — si l'Autriche commet quelque acte agressif —. La France devait envoyer 200.000 hommes pour l'expulsion totale des Autrichiens. Le royaume Lombard-Vénitien, les Duchés et un morceau des États de l'Église seraient unis à la Sardaigne en un royaume de Haute-Italie ; Victor-Emmanuel céderait à la France la Savoie et le comté de Nice (il n'était pas question du consentement des habitants).

Napoléon ne prévint son ministre des Affaires étrangères (Walewski) qu'après avoir signé. Mais le secret transpira vite par le l'ait des contractants. A Turin, Cavour dit au ministre anglais Russell qu'on allait libérer l'Italie, si l'Autriche déclarait la guerre. — Elle ne commettra jamais une si énorme erreur. — Je l'y contraindrai, répondit Cavour. A la réception du 1er janvier, Victor-Emmanuel ne put se tenir de prédire une année bien remplie. A Paris, Napoléon, recevant le corps diplomatique, dit à l'ambassadeur autrichien (Hübner) : Je regrette que nos relations ne soient pas aussi bonnes que par le passé. Cette parole, lancée dans une solennité, parut annoncer la guerre ; la Bourse baissa, le monde des affaires prit peur. Napoléon, surpris et contrarié, essaya d'atténuer l'impression par une note au Moniteur (7 janvier). Mais, le 10 janvier, Victor-Emmanuel dit à l'ouverture des Chambres :

Notre pays, quoique petit, a acquis du crédit dans les conseils de l'Europe parce qu'il est grand par les idées qu'il représente. Cette situation n'est pas sans danger, car, si nous respectons les traités, nous ne sommes pas insensibles au cri de douleur qui de toutes les parties de l'Italie se lève vers nous.

 Napoléon avait lu ce discours en projet, et de sa propre main y avait introduit cette phrase, qui faisait prévoir l'intervention du Piémont dans les États italiens.

 

II. — LES PRÉPARATIFS DE LA GUERRE.

LA guerre, dès lors imminente, resta en suspens plus de trois mois. Le traité n'obligeait la France qu'à défendre la Sardaigne contre l'Autriche. Napoléon voulait temporiser, pour amener le gouvernement autrichien à attaquer ; lui-même était gêné par les influences favorables à la paix. Pour des motifs divers, la guerre déplaisait à l'impératrice, qui appelait la politique de libération un métier de sots, à Persigny, inquiet pour l'alliance anglaise, à Morny, ennemi des nationalités et des révolutions, à Fould, mécontent du trouble jeté dans les affaires, aux diplomates, attachés par tradition à la paix, même aux officiers, Vaillant, Niel, Fleury, qui ne jugeaient pas l'armée préparée. Napoléon, assez touché de la lâcheté générale, disait Mérimée, ne se sentait approuvé que par son cousin, ses serviteurs personnels, Conneau, Piétri, et par les républicains ennemis de l'Autriche.

En Angleterre, Persigny, pour rassurer le gouvernement, affirmait que l'opinion publique en France... s'était prononcée avec tant d'énergie contre la guerre qu'elle était impossible. Mais déjà le prince Albert se figurait Napoléon d'accord avec la Russie pour une revanche contre l'Europe ; il ne se fiait plus à cet homme né et élevé en conspirateur, qui cédait à la crainte d'être assassiné.

En Allemagne, les journaux, surtout ceux de l'Allemagne du Sud, inspirés par l'agence de Vienne, agitaient l'opinion contre la France. Guillaume de Prusse, hostile à Napoléon, rejetait le conseil donné par Bismarck de profiter de l'occasion pour enlever à l'Autriche la prépondérance en Allemagne, et l'offre apportée par un attaché militaire français de laisser la Prusse annexer le Holstein et le Hanovre. Napoléon chercha à justifier sa politique. Il lut à ses ministres (22 janvier) une lettre à Walewski, qui l'expliquait.

La France a... séparé les membres de la coalition, mais... n'a pas d'alliés véritables.... On attend que l'Empire ait subi l'épreuve de sa maladie originaire, la réaction des traités de 1815. La guerre d'Orient s'est réduite à un simple tournois.... Le terrain perdu en Crimée peut être regagné en Lombardie ; si la France, tout en chassant les Autrichiens de l'Italie, protège le pouvoir du pape et déclare que, sauf la Savoie et Nice, elle ne veut faire aucune conquête, elle aura pour elle l'Europe, elle se créera en Italie des alliés puissants.... La France... confiante dans l'alliance des deux grands peuples de race latine comme elle, l'Espagne et l'Italie, sera en état de lutter avec les puissances du Nord.

Cette confidence ne rallia pas les ministres au rêve latin de l'Empereur. Vaillant écrivit sur son carnet : C'est faible ; il la veut, voilà la véritable raison.

Pour le public, l'Empereur fit écrire par de la Guéronnière une brochure anonyme : l'état présent de la Lombardie, disait-on, ne pourrait durer, mais la nationalité italienne ne pouvait se faire qu'au moyen d'un secours étranger ; il fallait établir en Italie, non l'union absolue, mais l'union fédérative, dont le pape aurait la présidence.

La politique de Napoléon se dévoilait. Victoria inquiète lui écrivit personnellement (4 février). Elle lui montrait le bonheur de l'Europe suspendu à sa décision, l'observation fidèle des traités ou la guerre en Europe, et le prévenait qu'en cas de guerre l'Angleterre ne pourrait s'associer à lui. La réponse fut une lettre longue et ambiguë.

La France avait dit au Piémont qu'opposée par tradition à l'influence excessive de l'Autriche, elle ne le suivrait pas dans une agression, mais le soutiendrait s'il était attaqué par l'Autriche ou se trouvait engagé avec elle dans une guerre juste et légitime... Mais le respect pour les traités ne va pas à l'encontre de mon devoir, qui est de suivre toujours la politique la plus en harmonie avec l'honneur et l'intérêt de mon pays. — Je respecterai toujours les traités. Je sais qu'ils ne peuvent être changés que par consentement général.

Le gouvernement autrichien n'était pas encore prêt. Il n'avait guère en Italie plus de 50.000 hommes ; le chemin de fer du Semmering', qui devait relier l'Autriche à la Vénétie, n'était pas terminé, les canons destinés aux places du quadrilatère attendaient à la dernière station. Pour gagner du temps, elle demanda à l'Angleterre sa médiation. L'ambassadeur anglais à Paris alla porter à Vienne une lettre de la reine, expliquant que le danger de guerre venait de l'antagonisme entre l'Autriche et la France. A son retour, il demanda l'exposé de leurs griefs à la France et à la Sardaigne. Napoléon indiqua les traités entre l'Autriche et les duchés d'Italie centrale, le régime des Légations (l'une des provinces du pape), l'impôt dans les États de l'Église. Cavour, après avoir tardé, répondit que la diplomatie était hors d'État de guérir les maux de l'Italie. Le gouvernement anglais proposa à la Russie une action commune ; Gortschakoff répondit ironiquement que la Russie avait eu autrefois l'habitude d'offrir des conseils amicaux aux cabinets d'Europe et n'y avait pas trouvé son compte.

L'Angleterre, aidée de la Prusse, suggéra à l'Autriche d'accorder quelques réformes en Italie. Napoléon, persistant dans la fiction d'une alliance défensive, déclara par une note du Moniteur du 15 mars : L'Empereur a promis au roi de Sardaigne de le défendre de tout acte agressif de l'Autriche, il n'a promis rien de plus.

L'Autriche s'engagea à accepter points : évacuation des États de l'Église, réformes dans les États italiens, garantie de paix à la Sardaigne, traités nouveaux entre l'Autriche et les duchés. Mais Napoléon préférait un Congrès, espérant y faire imposer des concessions à l'Autriche. Le gouvernement russe, cédant à son désir, proposa le Congrès (17 mars). L'Angleterre n'osa pas le refuser, mais resta en défiance : un Congrès pour remanier les traités de 1815, écrivait Victoria.

Napoléon, n'osant pas se déjuger, chargea Walewski de déclarer officiellement il l'ambassadeur sarde qu'il ne ferait pas la guerre pour aider l'ambition de la Sardaigne ; mais en secret il fit rassurer Cavour, et le pria de venir à Paris (25 mars), où il lui expliqua qu'il avait consenti au Congrès pour calmer l'Angleterre et la Prusse ; c'était un passage pénible à traverser, mais il serait court. Cavour le menaça de faire la guerre sans lui, peut-être même de rendre publique leur entrevue secrète. Le prince Albert écrivait : L'Empereur est vendu au diable, et Cavour peut faire ce qu'il veut de son honneur. Cavour, de retour eu Italie, écrivit à Napoléon pour lui reprocher d'avoir modifié leur plan primitif. Napoléon répondit que la situation était changée : le bruit s'était répandu qu'il cherchait un prétexte de guerre pour s'agrandir, et lui avait aliéné l'Europe au point qu'en cas de guerre il serait forcé de conduire ses troupes sur le Rhin.

L'ambassadeur anglais Cowley lui demanda nettement s'il voulait la paix ou la guerre (7 avril) : il répondit qu'il voulait la paix, mais croyait la guerre inévitable, et offrit des garanties à l'Angleterre pour avoir son aide. Cowley l'avertit qu'il aurait contre lui en Angleterre le gouvernement et tous les partis, et l'engagea à n'aider les Italiens que par des moyens pacifiques.

L'Autriche déclara accepter le programme des quatre points, mais à condition que la Sardaigne cesserait ses préparatifs militaires (12 avril). L'Angleterre proposa le désarmement simultané des trois États, et l'admission au Congrès des représentants de tous les États d'Italie, mais titre consultatif : c'était contraindre Napoléon à démasquer son projet. Napoléon, désireux de ménager l'Angleterre, télégraphia à Cavour d'accepter le Congrès, mais à condition que la Sardaigne y bit admise sur le même pied que les 5 grandes Puissances : Cavour répondit dans ce sens. L'Angleterre accepta d'admettre tous les États italiens 'avec égalité de droits. Cavour, réveillé (dans la nuit du 18 au 19 avril) par une dépêche de Walewski annonçant cette décision, eut un accès de désespoir, brida des papiers et envoya une réponse résignée. Les dépêches de l'Empereur et du prince Napoléon le rassurèrent, en lui expliquant le piège tendu à l'Autriche.

Le gouvernement autrichien, fatigué de tenir son année sur le pied de guerre, mit lin à la crise par une résolution brusque : il refusa la proposition anglaise et envoya au gouvernement sarde la sommation de désarmer dans un délai de trois jours. Napoléon lui rappela que le Piémont consentait au désarmement. L'Autriche répondit qu'elle n'accepterait le Congrès que si le Piémont en était exclu : elle prenait ainsi la responsabilité de la guerre. Napoléon pouvait enfin invoquer son alliance défensive pour se poser en défenseur du Piémont. Il reçut la demande officielle de secours du gouvernement sarde, et notifia au gouvernement autrichien qu'il regarderait comme un casas belli l'entrée des Autrichiens en Piémont. L'Autriche prit l'offensive (29 avril), en ordonnant à son armée de passer le Tessin.

 

III. — LA GUERRE D'ITALIE.

LE gouvernement français fit voter aux Chambres un contingent de 140.000 hommes et un emprunt de 500 millions, et annonça que la guerre serait localisée et limitée. La déclaration de guerre, retardée trois jours par une offre de médiation anglaise, fut accompagnée d'une proclamation de l'Empereur (3 mai). Il y présentait la guerre comme défensive, et protestait contre tout projet de révolution ; mais, malgré Walewski, il y avait glissé sa formule de conquête, tout en dissimulant l'agrandissement promis à la France.

L'Autriche a amené tes choses à cette extrémité qu'il faut qu'elle domine jusqu'aux Alpes ou que l'Italie soit libre jusqu'à l'Adriatique. Je ne veux pas de conquête.... Le but de cette guerre est de rendre l'Italie à elle-même. Nous n'allons pas en Italie fomenter le désordre ni ébranler le pouvoir du Saint-Père, mais le soustraire à toute pression étrangère....

En Angleterre, l'offensive de l'Autriche produisit dans l'opinion un revirement en faveur des Italiens qui déconcerta le gouvernement.

Bien qu'a l'origine, écrivait la reine, ce soit la criminelle folie de la Russie et de la France... c'est la stupidité et l'aveuglement de l'Autriche qui ont mené la guerre ; elle s'est mise dans son tort.

Le Times annonça un traité d'alliance entre la France et la Russie ; le gouvernement anglais interrogea Gortschakoff, qui répondit que l'accord avec la France ne contenait pas d'arrangement hostile à l'Angleterre, et Napoléon autorisa Cowley à donner l'assurance qu'il n'avait aucune convention secrète avec la Russie, rien que la promesse de rassembler des troupes sur la frontière autrichienne.

En Allemagne, où l'opinion se montrait très irritée contre la France, les petits États avaient proposé, à la Diète (23 avril) de tenir prête l'armée fédérale ; quelques journaux du Sud parlaient de conquérir l'Alsace. Mais le régent de Prusse se réservait le rôle d'arbitre ; il avait refusé l'alliance que l'archiduc Albert venait lui proposer (14 avril), et il préparait son armée, non pour l'Autriche, mais contre la France.

En Italie, la guerre commença par la confusion et les retards dans les deux camps. Le Piémont, avec son armée de 35.000 hommes dispersés en trois corps. était ouvert à l'invasion. L'armée française n'avait pas fait de préparatifs, de crainte d'effrayer l'Europe ; les régiments n'avaient pas leurs effectifs, ni leurs équipements. On les fit partir incomplets et mal pourvus de munitions, de tentes, de souliers, de couvertures, de marmites, de fourrages, de mulets. La France avait l'avantage d'une artillerie nouvelle, les canons rayés à tir plus précis ; mais on en n'avait encore de prêts que 68, on manquait de pièces de siège et de train d'artillerie et d'équipages, et les anciens canons lisses n'avaient plus de projectiles. On avait aussi un nouveau fusil rayé à balle ogivale, mais on ne l'avait pas pourvu de hausse, et le tireur devait pointer avec le pouce. Le mécontentement fut si vif que l'Empereur sacrifia le ministre de la Guerre, Vaillant (5 mai) :

Quoique la politique vous eût empêché de vous mieux préparer, l'armée vous en veut de tout ce que vous n'avez pu faire.... Nous sommes dans une situation critique, et nous pouvons dans quelques mois avoir toute l'Allemagne sur les bras.

L'inertie dé l'armée autrichienne tira les Alliés d'embarras. Le général en chef Giulay, qui disposait de plus de 100.000 hommes, ne franchit le Tessin que le 29 avril, et s'avança très lentement, faisant sept lieues en cinq jours, jusqu'à deux étapes de Turin. Puis il s'arrêta, et se maintint dans une position défensive (9 mai).

Cependant les Italiens commençaient la révolution nationale en Toscane. Le grand-duc avait refusé de s'allier au roi de Sardaigne. Les soldats et la foule crièrent : Vive l'indépendance ! Vive Victor-Emmanuel ! et prirent le drapeau tricolore italien. Le grand-duc se retira avec le corps diplomatique. On forma un gouvernement provisoire où entra un agent sarde, commissaire extraordinaire du roi.

L'armée française, arrivée en deux masses, l'une par Suse, l'autre par Gênes, trouva le Piémont dégagé, et eut le temps de recevoir ses équipements et ses munitions. Réunie près d'Alexandrie, sous le commandement en chef de l'Empereur, elle comptait 120.000 hommes (en 4 corps d'armée) et 432 canons, avec les alliés Sardes plus de 150.000 hommes. Une expédition sous le prince Napoléon fut détachée en Toscane.

L'armée autrichienne restait immobile : Giulay, troublé par le souvenir des campagnes de Napoléon Ier, s'attendait à être attaqué sur la rive sud du Pô, et s'y était fortifié. Un corps de 22.000 hommes qu'il envoya en reconnaissance rencontra à Montebello les Français qui attaquèrent au pas de course. Ce premier combat montra l'esprit d'offensive des troupes françaises (20 mai). Un conseil de guerre tenu par Napoléon décida de porter l'armée au nord par un mouvement tournant. En l'exécutant elle se heurta à une division autrichienne couverte par un canal, à Palestro. Le village, pris par les Piémontais, attaqué le lendemain par les Autrichiens, fut dégagé par les zouaves chargeant à la baïonnette (30-31 mai).

L'armée autrichienne se replia derrière le Tessin ; l'armée française le traversa et prit l'offensive en Lombardie. Les deux armées marchaient parallèlement, toutes deux très mal éclairées, chacune ignorant le voisinage de l'ennemi. Une attaque des Autrichiens à Turbigo fut repoussée par les tirailleurs algériens (turcos), employés pour la première fois en Europe (3 juin).

Le lendemain les deux armées se heurtèrent. Ce fut une succession incohérente de batailles, sans plan d'aucun côté. Les Autrichiens avaient leur quartier général à Magenta, derrière un canal ; la garde impériale attaqua les ponts, niais, réduite à la défensive par les masses croissantes des Autrichiens, elle demanda du secours ; Giulay se crut vainqueur et annonça son succès par télégraphe. Dans l'après-midi les renforts français commencèrent à arriver, la bataille resta indécise. Elle ne fut décidée qu'après six heures, par l'arrivée du corps d'armée de Mac-Mahon. Napoléon ne sut la victoire que le soir. L'armée autrichienne se retira sans être poursuivie (4 juin).

La bataille de Magenta ouvrit aux alliés toute la Lombardie. L'armée française entra dans Milan, acclamée et fêtée. Napoléon, par une proclamation Aux Italiens, leur annonça qu'il ne restait plus aucun obstacle à la libre manifestation de leurs vœux légitimes, et les exhorta à voler sous les drapeaux de Victor-Emmanuel. C'était un appel à la révolution nationale. Les duchés de Modène et de Parme et la Romagne, débarrassés des troupes autrichiennes, firent leur révolution sans lutte. Pour ne pas effrayer l'Europe, les patriotes se conformèrent au mot d'ordre venu de Turin : pas de journaux, pas de clubs ; dans chaque pays ils formèrent un gouvernement provisoire dirigé par un commissaire du roi de Sardaigne.

L'impression en Europe fut vive, mais complexe. On ne connaissait pas la direction faible et l'exécution médiocre de cette campagne ; l'armée française, dans le prestige de la victoire, paraissait la plus forte armée du temps ; les révolutions inquiétaient les gouvernements, mais elles leur prouvaient l'impuissance des petits États. En Angleterre la reine s'indigna contre Napoléon : Il a fait la guerre à l'Autriche pour lui enlever ses deux royaumes italiens garantis par les traités de 1815 auxquels l'Angleterre a adhéré. Mais les deux ministres libéraux, Palmerston et Russell, l'engageaient à favoriser le mouvement national italien. En Allemagne, les petits États s'agitaient pour faire décider la guerre. Mais Guillaume se bornait à proposer une médiation armée pour garantir à l'Autriche ses possessions seulement, non son influence sur les duchés italiens ; profitant de cette occasion d'accroître le pouvoir de la Prusse, il posait pour condition qu'il aurait le commandement de l'armée fédérale allemande et mobilisait 4 corps d'armée prussiens.

Napoléon, espérant paralyser l'Autriche par une insurrection hongroise, eut des entrevues (à Paris, puis en Italie) avec le proscrit Kossuth, chef de l'insurrection de 1849. Mais le tsar lui donna avis qu'il n'accepterait pas de révolution en Hongrie.

L'armée autrichienne, retirée dans le quadrilatère formé par quatre places fortes, couvrait la Vénétie ; elle se renforça jusqu'à 220.000 hommes ; l'empereur d'Autriche prit le commandement en chef, et essaya de prendre l'offensive. L'armée française, un peu moins nombreuse, avait perdu le contact avec l'ennemi et s'avançait lentement en ordre serré, retardée par ses convois. Les deux armées se rencontrèrent à l'improviste de grand matin, clans la plaine au pied des collines dominées par la tour de Solferino, chacune tournant le dos à sa ligne de retraite.

La bataille de Solferino (24 juin) se composa de trois combats simultanés presque sans lien, par un jour de chaleur orageuse. Les Autrichiens repoussèrent au nord les Sardes, au sud le corps d'armée de Niel, qui se plaignit d'avoir été secouru trop lentement par Canrobert (les deux généraux faillirent se battre en duel). L'attaque victorieuse des Français au centre, où se trouvaient les deux empereurs, vers cinq heures, coupa en deux l'armée autrichienne ; elle se retira en déroute sous un orage violent. Les Français, ayant déposé leurs sacs pour l'attaque, se battaient sans manger depuis le matin ; ils n'étaient pas en état de poursuivre. Les Autrichiens se retirèrent derrière l'Adige ; les Français se préparèrent à assiéger les places du quadrilatère.

 

IV. — LA PAIX AVEC L'AUTRICHE.

NAPOLÉON venait de recevoir avis qu'une armée prussienne se réunissait sur le Rhin ; l'ambassadeur russe à Paris le fit prévenir que la Prusse penchait vers la guerre, et lui fit demander s'il ne jugeait pas le moment venu de négocier. Déçu par l'indifférence des populations italiennes, ému par le spectacle des horreurs du champ de bataille, il répugnait à continuer la guerre. II savait son armée mal préparée pour le siège du quadrilatère : les pièces de siège ne pourraient arriver avant un mois. Il savait la frontière Nord-Est de la France trop dégarnie pour résister à l'armée prussienne. Son état-major, fatigué par la chaleur et les mauvais gîtes, désirait la fin de la campagne.

Suivant son usage, il prit une décision personnelle soudaine et secrète. Il envoya (10 juillet) une lettre à François-Joseph pour lui demander une entrevue et un armistice. Les deux empereurs se mirent d'accord par une conversation d'une demi-heure, sans carte ni papiers, au quartier général autrichien, à Villafranca (11 juillet). François-Joseph promit de céder la Lombardie, sauf les deux places fortes que ses soldats occupaient ; il demanda le maintien des princes de Toscane et de Modène ; il ne refusa pas la formation d'une Confédération des États Italiens.

Napoléon, revenu de Villafranca, rédigea un projet de paix, et envoya son cousin le porter à François-Joseph, qui fit quelques objections. Il refusa la formule : selon le vœu des populations, droit révolutionnaire dont on ne pouvait lui imposer la reconnaissance. Il protesta contre la demande de constitutions ; il ne voyait, dit-il, pas beaucoup plus de constitution en France qu'en Autriche. Quant aux souverains dépossédés, il refusait d'abandonner des alliés restés fidèles ; mais, comme la France ne voulait ni prêter ses troupes à une restauration ni admettre une intervention étrangère, on se mit d'accord sur l'expression équivoque : ne pas s'opposer à la rentrée, qui déguisait mal l'abandon des alliés de l'Autriche. Un Congrès devait régler la paix définitive et l'état de l'Italie ; l'empereur demanda une ville neutre sans diplomates : on choisit Zurich.

La paix préliminaire de Villafranca fut une déception pour les Italiens, qui comptaient sur l'Italie libre jusqu'à l'Adriatique. Victor-Emmanuel déclara le traité ignominieux. Cavour donna sa démission, et engagea le roi à continuer seul la guerre ; la population piémontaise reçut très froidement l'Empereur à son retour. Le sentiment fut le même chez les républicains français.

En Angleterre on fut satisfait de la paix, mais Victoria estima que, par sa modération apparente, Napoléon se créait une position formidable en Europe ; Russell regrettait qu'on eût grandi Napoléon en le laissant être seul champion du peuple italien.

 

V. — LA QUESTION DES ÉTATS DE L'ITALIE-CENTRALE.

LES souverains dépossédés en Italie centrale n'avaient aucun moyen de se faire restaurer dans leurs États, mais le sort des populations restait en suspens. Les gouvernements provisoires des pays soulevés envoyèrent des délégués à Napoléon pour savoir ses intentions. Il rassura le délégué de la Toscane, l'engagea à faire un plébiscite et à en envoyer le résultat au Congrès ; en Romagne il fit dire qu'on n'avait pas à craindre d'intervention. Victor-Emmanuel, obligé de ne pas paraître soutenir les révoltés, ordonna à ses commissaires des pays soulevés de se retirer : Farini, rappelé de Modène, déposa ses pouvoirs de commissaire royal et se fit proclamer dictateur de Modène, puis de Parme. En Toscane, un noble du pays, le baron de Ricasoli, fut fait chef du pouvoir exécutif ; en Romagne, on nomma un lieutenant général. Les gouvernements provisoires, devenus théoriquement indépendants du roi, firent dans chacun des 4 pays élire une assemblée qui demanda l'annexion au royaume de Sardaigne (16 août-14 septembre).

L'Empereur proposa d'abord de former sous la présidence du pape une Confédération entre tous les États italiens, y compris les pays révoltés. Mais Victor-Emmanuel interdit à ses représentants de laisser insérer dans le traité avec l'Autriche le mot Confédération, et Pie IX, irrité de la proposition d'accorder une administration laïque à ses sujets révoltés de Romagne, répondit qu'il ne voulait ni de cette Confédération ni de ce gouvernement laïque.

Napoléon, pour obtenir son Congrès, proposa à l'Angleterre de régler à deux les affaires d'Italie. Walewski expliqua que l'Empereur n'aimerait pas proposer un Congrès par délicatesse envers François-Joseph qui n'en voulait pas, mais restait libre d'accepter un Congrès proposé par un autre, et même d'y aller sans l'Autriche. Cowley se moqua de lui : régler une Confédération italienne et une réforme des États du pape sans l'Autriche qui doit être membre de l'une et reconnaître l'autre, ce serait jouer la pièce d'Hamlet sans Hamlet. L'Angleterre ajourna sa décision jusqu'après le traité.

L'Autriche mit pour condition au Congrès qu'il n'eût à se prononcer sur aucune des stipulations du traité ; il devenait parfaitement inutile. Napoléon, ne pouvant plus renvoyer la question à un Congrès, se trouva obligé de prendre parti. La Romagne surtout l'embarrassait.

Les catholiques, l'impératrice, le ministre des Affaires étrangères le poussaient à intervenir pour rendre au pape sa province ; le prince Napoléon, Conneau, Piétri lui faisaient craindre la haine des Italiens. Avec l'Angleterre, le désaccord continuait, mais les rôles étaient intervertis. Les ministres anglais, malgré la reine hostile à la révolution, encourageaient maintenant l'annexion de l'Italie centrale à la Sardaigne. Napoléon avait travaillé pour l'affranchissement de l'Italie du Nord et pour la Confédération, mais ne voulait pas l'union en un seul État. Il envoya en Toscane deux agents diplomatiques encourager les partisans du grand-duc et prier les populations de recevoir leurs anciens princes, sans autre résultat que d'irriter les patriotes italiens. Ricasoli lui objecta son propre principe de non-intervention.

Victor-Emmanuel n'osait accepter l'annexion sans le consentement de Napoléon ; il lui envoya son ami le comte Arese, qui lui soumit deux projets de réponse. Napoléon rejeta l'acceptation, mais toléra une réponse encourageante. Victor-Emmanuel répondit donc (3 septembre) à la délégation de Toscane venue à Turin pour lui offrir l'annexion, que l'affaire ne pouvait se régler que par négociation, mais qu'il sou tiendrait leur cause auprès des Puissances de l'Europe et surtout du magnanime Empereur des Français qui a tant fait pour la nation italienne ; il espérait que l'Europe ne refuserait pas à la Toscane ce qu'elle avait accordé à la Grèce, la Belgique, la Roumanie.

Napoléon ne pouvait condamner un mouvement fait au nom du droit des nationalités ; mais l'ambassadeur autrichien Metternich lui représentait le danger des concessions. Pour se dégager, il fit publier une note au Moniteur (9 sept.), mais, comme elle se prononçait contre la restauration, elle rassura les Italiens. Victor-Emmanuel reçut les délégués de Modène, Parme et de la Romagne, envoyés pour obtenir l'annexion (15-24 sept.) Les délégués vinrent ensuite à Paris demander le consentement de Napoléon ; il se déclara lié par ses engagements, mais leur donna espoir dans le Congrès ; et il annonça, dans une lettre à Victor-Emmanuel (20 oct.) publiée par les journaux, qu'il soutiendrait au Congrès les vœux de l'Italie centrale. Les Italiens en conclurent qu'il consentait.

Il ne désirait pas pour tous les États la même solution. Il admettait volontiers l'annexion de Parme et de Modène. Il voulait affranchir la Romagne du gouvernement ecclésiastique en y maintenant la souveraineté nominale du pape. Mais il tenait à faire de la Toscane un État souverain : il y avait envoyé pendant la guerre son cousin Jérôme à la tète d'un corps d'armée, et les Italiens croyaient qu'il voulait la lui donner ; le prince et son entourage semblaient y compter ; l'envoyé de la Toscane à Paris avait flatté cet espoir.

Les gouvernements provisoires des États s'unirent pour se défendre contre les tentatives de restauration ; ils formèrent une ligue avec une armée commune sous un général piémontais ; une Assemblée commune créa une régence provisoire, et élut régent le prince de Carignan, de la famille royale (7 nov.). Napoléon, mécontent, télégraphia à Victor-Emmanuel de refuser, faute de quoi il n'y aurait pas de Congrès. Le roi tint un conseil extraordinaire qui décida un expédient : le prince de Carignan refusa la régence, mais nomma un remplaçant qui alla s'installer avec le titre de gouverneur général. Napoléon le toléra. Tous les pays maintenus en régime provisoire se trouvèrent réunis en un seul État sous un délégué de la maison de Savoie.

En même temps la paix préliminaire de Villafranca était confirmée par les trois traités de Zurich (11 nov.) entre la France et l'Autriche, entre la Sardaigne et l'Autriche, entre les trois États. La France et l'Autriche se prononçaient pour une Confédération des États italiens et pour les réformes reconnues indispensables. Elles reconnaissaient les droits des princes dépossédés. Les circonscriptions territoriales des États indépendants d'Italie ne peuvent être changées qu'avec le concours des Puissances qui ont procédé à leur formation et reconnu leur existence. C'était condamner tout ce qui se faisait depuis six mois en Italie centrale : le principe traditionnel des traités garantis par les grandes Puissances se trouvait opposé au droit révolutionnaire de la volonté des populations. Les contractants invitaient à un Congrès (à Paris en janvier) toutes les grandes Puissances garantes des traités de 1815 et les souverains italiens non dépossédés, le pape, les rois de Naples et de Sardaigne. Mais on n'avait pu s'entendre ni sur le programme du Congrès ni sur la représentation des États révolutionnés.

 

VI. — LES ANNEXIONS PAR PLÉBISCITE À LA SARDAIGNE ET À LA FRANCE.

LES grandes Puissances, invitées au Congrès, ne s'y prêtèrent pas. L'Angleterre se défiait de Napoléon. La reine l'accusait de chercher l'alliance anglaise pour autoriser son attaque sur le Rhin et déclarait que la France n'avait absolument rien à faire en Italie. Ses ministres, devenus sympathiques au sentiment national, repoussaient la restauration des princes. L'Autriche et la Russie, au contraire, ne pouvaient reconnaître que les princes légitimes.

L'empereur renonça au Congrès et, changeant de politique, se décida à laisser Victor-Emmanuel annexer tous les États, mais en lui réclamant le prix convenu à Plombières en échange du royaume lombard-vénitien. Afin de préparer l'opinion à l'annexion de la Romagne, il fit publier la brochure Le pape et le Congrès. Pour restaurer le pape il faudrait employer la force, l'Autriche ne le doit pas, la France ne le veut pas. Lui-même écrivit au pape, lui conseilla de confier ses provinces révoltées à Victor-Emmanuel, avec le titre de vicaire du Saint-Siège. Pie IX répondit qu'abandonner une partie de ses États serait violer son serment ; en conversation il déclara la brochure œuvre d'une hypocrisie monstrueuse, et il publia une Encyclique où il se déclara prêt à souffrir pour assurer le pouvoir civil de l'Église romaine.

Pour se concilier l'Angleterre, Napoléon engagea la négociation du traité de commerce de 1860. Ce rapprochement ne suffit pas à dissiper en Angleterre la crainte d'une invasion française, et irrita le tsar ; Gortschakoff en avertit Napoléon : On s'effraie de l'imprévu de votre politique qui tient tout le monde en suspens.

Pour faire sa nouvelle politique, Napoléon renvoya Walewski et mit aux Affaires étrangères l'ambassadeur à Constantinople Thouvenel, qui l'avait bien servi dans l'affaire de Roumanie. Thouvenel commença par préciser son programme dans une lettre à l'Empereur (29 janvier) :

La restauration des dynasties dans les Duchés et le retour des Légations au Saint-Siège sont choses... impossibles.... Pour obtenir une organisation stable de l'Italie et un boulevard contre l'Autriche on peut concevoir deux moyens. La création d'un royaume d'Italie centrale serait le plus séduisant ; mais comment faire choix d'une dynastie ? Et comment obtenir la sanction des grandes Puissances à cette altération de leurs principes dynastiques ? Il ne reste donc que l'annexion au Piémont, avec l'avantage de réunir la Savoie et Nice, comme garantie de nos frontières.

Napoléon essaya de désarmer la résistance anglaise. Le cabinet, malgré la reine, proposait un règlement en 4 points :

1° renoncer à l'intervention ; 2° retirer de Rome la garnison française ; 3° laisser l'organisation de la Vénétie en dehors du règlement ; 4° inviter le roi de Sardaigne à ne pas envoyer de troupes dans les Etats d'Italie centrale avant l'élection et le vote de nouvelles assemblées chargées de déclarer le vœu des populations.

Napoléon accepta, avec le vote par le suffrage universel au lieu du vote des assemblées (fin janvier). Pour préparer l'Angleterre à l'annexion de la Savoie, il la fit annoncer à Cowley, en avouant qu'on en avait déjà parlé dans les pourparlers avant la guerre. Il la justifiait comme un moyen de rétablir l'équilibre des forces au pied des Alpes.

Les annexions proposées par l'Angleterre feraient de la Sardaigne un royaume de plus de 10 millions d'âmes ; la France, non sous l'impulsion d'un désir d'agrandissement, mais pour la protection de son propre territoire, devait prendre une garantie pour sa frontière des Alpes. Napoléon offrait, pour ne pas ébranler les sûretés que l'Europe a jugé nécessaire de se donner à elle-même du côté des Alpes, de détacher les pays voisins du lac de Genève qui seraient réunis d'une façon définitive à la Suisse. — Cette déclaration anticipée des intentions du gouvernement... démontre clairement qu'une seule considération le guide, la sécurité de ses frontières.

Aucune allusion à la volonté des populations : Napoléon s'efforçait d'enlever à l'annexion toute apparence de révolution, et de la réduire à une rectification de frontières. Même ainsi atténuée, elle alarma le gouvernement anglais : la théorie des frontières naturelles pouvait être invoquée aussi sur le Rhin ; il ordonna à son ambassadeur (28 janvier) de rappeler à l'Empereur ses déclarations de désintéressement, et fit des remontrances au gouvernement sarde. La Prusse et l'Autriche firent savoir à la France qu'elles approuvaient l'Angleterre.

En Sardaigne, Cavour avait repris (en décembre) le ministère des Affaires étrangères pour faire les annexions italiennes ; le ministre français à Turin remit au roi (2 février) une lettre autographe de Napoléon, demandant, si l'Italie centrale était annexée à la Sardaigne, de régulariser et fortifier les frontières françaises par l'annexion de la Savoie et de Nice. Cavour envoya à Paris un jeune chargé d'affaires, Nigra, qui allait désormais représenter l'Italie en France, puis Arese, le confident de Napoléon. L'Empereur accepta l'annexion des duchés et de la Romagne, mais il voulait la Toscane indépendante sous un prince de la famille royale. Il somma le gouvernement provisoire de Toscane de renoncer au plébiscite d'annexion, et envoya à son ambassadeur à Turin une dépêche (21 février) ordonnant de communiquer ses propositions et, en cas de refus, de faire rentrer les régiments français restés en Piémont ; il l'invitait à activer la négociation pour la Savoie et Nice. Cavour, informé à la sortie d'un bal, ne s'émut pas ; il savait par Arese que c'était un ultimatum à l'eau de rose, destiné à obtenir la cession. Il fit répondre par Arese et Nigra (28-99 févr.) que l'annexion de la Toscane était indispensable.

A. l'ouverture des Chambres (1er mars), l'Empereur annonça d'avance la cession :

En présence de cette transformation de l'Italie du Nord qui donne à un État puissant tous les passages des Alpes, il était de mon devoir, pour la sûreté de nos frontières, de réclamer les versants français des montagnes.

Une circulaire officielle invoqua aussi la nécessité géographique.

Cette nouvelle, après les déclarations de désintéressement de 1859, donna aux Anglais l'impression d'avoir été dupés. Leur irritation se manifesta dans les journaux et les discours des Chambres. Napoléon, blessé au vif, fit une scène publique de colère à l'ambassadeur anglais Cowley devant l'ambassadeur russe à un concert aux Tuileries (6 mars) ; il s'indigna d'être attaqué par la presse et le Parlement anglais, lui qui avait tout fait pour maintenir l'entente. Cowley protesta contre la forme de ces remontrances, et Napoléon exprima son regret. Mais il revenait toujours à la question : Qu'est-ce que l'Angleterre a à voir avec la Savoie ? — Cowley répondit : Que pouvait penser le peuple anglais quand il a appris que, malgré les déclarations de Votre Majesté qu'Elle ne recherchait aucun avantage, des ouvertures avaient été faites pour une cession plusieurs mois auparavant ?

Cavour fit savoir qu'il acceptait la cession, à condition de consulter la population ; il essaya seulement de garder Nice, pays de dialecte italien, moins séparé de l'Italie que la Savoie ; puis il proposa de la neutraliser. Pour mettre fin à ces tentatives, l'ambassadeur français reçut l'ordre de mettre le roi en demeure (l'exécuter le traité secret de 4858. Cavour objecta l'inconvénient de publier un traité nié souvent à la face de l'Angleterre ; le gouvernement français proposa et obtint de signer un nouveau traité secret, et les exemplaires de l'acte de 1858 furent brûlés. Le traité fut notifié aux États étrangers, et l'on insista sur le fait que la France avait réclamé, non point au nom des idées de nationalité ni de frontières naturelles, ni avec des idées de conquête, mais uniquement à titre de garantie (13 mars). Le gouvernement russe déclara ne faire aucune opposition à une cession qui ne troublait pas l'équilibre européen, mais à condition qu'il ne fût question ni de frontières naturelles ni de vœu populaire. La même réserve fut observée dans la proclamation aux habitants des pays annexés.

Les circonstances dans lesquelles se produit cette rectification de frontière sont si exceptionnelles qu'elles ne blessent aucun principe et n'établissent aucun précédent dangereux. Elle n'est faite ni par la conquête ni par l'insurrection.... mais par le libre consentement du souverain légitime appuyé de l'adhésion populaire (21 mars).

Ainsi la peur de déplaire aux gouvernements monarchiques empêchait Napoléon de justifier le plus grand succès de son règne ; il n'osait invoquer aucun de ses principes, ni la nationalité française des annexés, ni le droit de la population à disposer de son sort. Ce droit, relégué dans une formule incidente, était réduit à la formalité accessoire d'une adhésion ; Napoléon, parlant aux autres souverains, reniait le principe du régime impérial, la souveraineté du peuple. Le gouvernement anglais répondit qu'il ne pouvait admettre la force de ces raisons ni la justice de ces principes. Thouvenel se borna à constater que la dépêche anglaise n'avait pas le caractère d'une protestation ; toute prolongation de la discussion serait sans objet pratique.

La souveraineté du peuple reçut une sanction effective sous la forme napoléonienne du plébiscite, dans l'Italie centrale d'abord. La population italienne, indifférente à la vie politique, alla au scrutin sous la direction des gouvernements ; il n'y eut d'opposants qu'en Toscane.

En Savoie. il fallut attendre la conclusion du traité public de cession. Cavour la retardait, objectant la nécessité de décider du mode de suffrage. On eut à Paris l'impression qu'il cherchait à se dérober, ou qu'il désirait, devant l'opinion italienne, avoir l'air de ne céder qu'à la force. Un envoyé français spécial, Benedetti, arriva à Turin (22 mars), et lui déclara qu'il avait pour instructions, en cas de refus, de faire retirer les troupes françaises, non en France, mais à Florence et à Bologne. Le traité public, signé le M mars, puis ratifié par les Chambres de Turin, évita le mot de cession, et reconnut le droit des populations.

Le roi de Sardaigne consent à la réunion de la Savoie et de l'arrondissement de Nice à la France.

Il est entendu entre Leurs Majestés que cette réunion sera effectuée sans nulle contrainte de la volonté des populations.

Le plébiscite se fit dans la même forme qu'en Italie. Le gouvernement avait envoyé des agents pour séduire les habitants en leur vantant les bienfaits du régime français. Quelques-uns, dit-on, démontrèrent ces avantages en vendant des marchandises au-dessous du prix de revient. Bien que la volonté des populations annexées n'ait jamais été douteuse, puisque aucune opposition ne s'est manifestée à aucun moment, ces manœuvres permirent aux adversaires de la souveraineté du peuple de traiter de comédie toute consultation nationale.

Quant au Faucigny et au Chablais, que la Suisse réclamait, la France promit de s'entendre tant avec les Puissances qu'avec la Confédération helvétique. Mais les Anglais gardèrent l'impression qu'ils avaient été trompés systématiquement. L'irritation se traduisit par la création de milices de volontaires chargées de défendre le pays contre une invasion française. Ce fut la fin de l'alliance entre la France et l'Angleterre.

Les petites nations voisines de la France craignirent que l'annexion de la Savoie ne fût le début d'une politique d'agrandissement, et prirent des mesures de défense. En Suisse, il fut question d'occuper militairement la zone neutre de la Savoie ; on tenta même à Genève une expédition en armes. En Belgique il se fonda une Ligue des patriotes pour défendre l'indépendance. Le roi des Pays-Bas, reprenant les relations rompues depuis 1830, fit visite au roi des Belges, en signe de rapprochement contre un péril commun.

 En Italie, les républicains ne pardonnèrent pas à Napoléon ni à la France ; Garibaldi, enfant de Nice, furieux qu'on eût cédé sa patrie, se retira dans son île de Capri.

Les Allemands se sentirent visés par une politique des frontières naturelles. La rive gauche du Rhin, écrivit Guillaume, correspond exactement aux versants des Alpes. Il voulait protester, le tsar l'apaisa. Napoléon, pour le rassurer, lui demanda une entrevue. Guillaume ne l'accepta qu'en présence d'autres princes allemands ; elle eut lieu à Baden (16 juin 1860). Napoléon affirma qu'il n'avait pas d'intention d'agrandissement ; Guillaume manifesta son regret de n'avoir pas connu plus tôt le traité avec le Piémont. Les princes allemands restèrent défiants. Le roi de Bavière décida Guillaume à une entrevue avec l'empereur d'Autriche (26 juillet), symbole de l'accord entre les deux souverains pour la défense de l'Allemagne : Guillaume promit de soutenir l'Autriche en Vénétie. Il se rapprocha de l'Angleterre par une entrevue avec Victoria à Coblence (12 octobre).

 

VII. - L'OUVERTURE DE LA QUESTION ROMAINE.

L'ANNEXION de la Romagne à la Sardaigne malgré le pape, souverain légitime, créa un conflit permanent surnommé la question romaine. Pie IX menaçait d'excommunier le roi de Sardaigne et tous ses serviteurs. L'ambassadeur français à Rome, de Gramont, exaspéré de n'obtenir aucune concession, écrivait (6 mars) : Voilà où conduisent sur le trône la faiblesse et l'incapacité ! Les saintes vertus ne suffisent pas toujours.

La garnison française était maintenue à Rome depuis 1849 faire contrepoids à l'occupation autrichienne des duchés. L'occupation de Rome, sans excuse depuis le départ des Autrichiens, violait le principe de non-intervention professé par Napoléon, et irritait les libéraux italiens, sans gagner à l'Empereur la reconnaissance du pape, qui n'y voyait que l'accomplissement d'un devoir de catholique. Le ministre et l'ambassadeur étaient d'accord. Il nous faut quitter Rome le plus tôt possible, écrivait Thouvenel (18 mars). Gramont (24 mars) déclarait urgent le retrait des troupes : la France resterait sans influence sur le Saint-Siège tant que le pape et les cardinaux se sentiraient gardés par nos soldats...

La présence de le garnison française crée autour du Vatican une surabondance de sécurité qui paralyse toute vie politique ou diplomatique.

L'opération parut facilitée par la nouvelle politique de Pie IX : il décida de se créer une armée, avec l'aide des catholiques de toute l'Europe. Sa cour se divisa en deux partis. Son conseiller politique, le cardinal Antonelli, secrétaire d'État, qui depuis 1849 gouvernait sous son nom, recommandait la prudence et l'entente avec le gouvernement français. Le cardinal de Mérode, un Belge naïf et bouillant, que Pie IX venait de faire ministre de la Guerre, poussait à prendre l'offensive contre les Piémontais, afin d'obliger les Français à intervenir.

Pour commander l'armée pontificale, Pie IX appela un adversaire personnel de Napoléon, le général Lamoricière, proscrit de 1851, devenu catholique ardent. C'était un acte d'hostilité incontestable. Gramont écrivit que la retraite de nos troupes était autant désirée Rome qu'à Paris (24 avril). Lamoricière se prépara à attaquer la Romagne, et lança une proclamation où il prêchait la croisade contre la Révolution qu'il comparait à l'islam : partout où elle se montre, il faut l'assommer comme un chien enragé. Le général Goyon, chef du corps d'occupation français, contrecarrait l'action de l'ambassadeur français à Rome ; favorable à Lamoricière et au parti de la guerre, et soutenu à Paris par des dames influentes, il envoyait des rapports contraires à ceux de l'ambassadeur.

La question romaine parut au public un imbroglio inextricable. On vendait sous ce nom à Paris un jouet formé d'un enchevêtrement de petites tringles dont il s'agissait de faire sortir un anneau.

 

VIII. — LA RÉVOLUTION DU ROYAUME DE NAPLES ET L'INVASION DES ÉTATS DU PAPE.

LE roi de Naples Ferdinand, fameux par le bombardement de Messine et la répression cruelle de 1849, venait de mourir (1859). Son fils François II, jeune et inexpérimenté, hésitait entre deux politiques : maintenir le régime absolutiste de son père, ou se concilier l'opinion italienne par des mesures libérales.

Les républicains italiens prirent l'offensive par un soulèvement en Sicile. Garibaldi partit au secours des insurgés avec des volontaires de tous pays qu'on surnomma les Mille ; le gouvernement sarde l'aida secrètement en lui laissant armer sa troupe avec les fusils des arsenaux. L'expédition, partie sur deux navires, débarqua près de Marsala et trouva la Sicile mal défendue. Un combat suffit à rendre Garibaldi maître de l'île (mai 1860).

Le roi François demanda secours aux grandes Puissances, prit un ministère libéral, et rétablit la constitution de 48 (25 juin). Les ministres anglais, favorables à l'unité italienne, refusèrent toute aide ; Russell invoqua le principe de non-intervention, le droit des peuples à renverser un régime tyrannique, et l'exemple de la Révolution anglaise de 1688. Le tsar, lié au roi de Naples par une alliance de famille, fit savoir à l'ambassadeur français qu'il était prêt à envoyer des navires. Napoléon ne promit qu'un secours moral : il pria Cavour de ne pas empêcher les sujets de François de se réconcilier avec lui. Il consentait à secourir le roi, mais seulement d'accord avec l'Angleterre ; le gouvernement anglais, mécontent de la décision de la France d'intervenir en Syrie, et de l'empressement de la Russie à offrir son concours, ne se prêtait à aucune action commune en Italie. Napoléon exposa sa politique par une lettre à Persigny (27 juillet) :

Je désire que l'Italie se pacifie n'importe comment, mais sans intervention étrangère, et que nos troupes puissent quitter Rome sans compromettre da sécurité du pape.

C'était annoncer qu'il n'interviendrait pas.

Le gouvernement sarde désapprouva Garibaldi par un acte officiel, et secrètement lui envoya le secrétaire de la Société Nationale, pour organiser en Sicile un plébiscite d'annexion. Garibaldi refusa, puis, laissant le gouvernement de la Sicile à un républicain, Crispi, il franchit le détroit et envahit le royaume de Naples (août 1860).

Cavour, voulant prendre l'avance sur Garibaldi, envoya l'escadre sarde devant Naples pour préparer la défection. Les officiers de marine napolitains mirent leurs navires hors d'état de tenir la mer. L'escadre sarde reçut l'ordre d'aider Garibaldi ; républicains et royalistes agirent de concert. Les Garibaldiens arrivèrent jusqu'à Naples sans résistance ; le roi se retira dans la place forte de Gaète. Garibaldi annonça qu'il allait marcher sur Rome ; le gouvernement sarde y vit l'occasion d'occuper les provinces orientales des États de l'Église, les Marches et l'Ombrie, sous prétexte d'arrêter les révolutionnaires.

L'armée française occupait encore Parme ; Cavour, ne pouvant opérer contre la volonté de Napoléon, le fit avertir. L'Empereur voyageait en Savoie ; Arese alla le voir à Thonon, et lui expliqua que Victor-Emmanuel ne pouvait se laisser devancer par Garibaldi. Puis deux envoyés du roi, le général Cialdini et Farini, vinrent à Chambéry l'informer que le pays s'insurgeait contre le pape, et que Garibaldi allait l'envahir si les troupes sardes n'arrivaient avant lui pour rétablir l'ordre. Napoléon les écouta sans rien dire, semble-t-il ; les envoyés rapportèrent qu'il consentait. Il fit écrire au roi :

Si, comme l'a dit Farini, vos troupes n'entrent dans les États du pape qu'après une insurrection et pour y rétablir l'ordre, je n'ai rien à dire ; mais si, pendant que mes soldats sont dans Rome, vous attaquez le territoire de l'Église, je suis forcé de retirer mon ministre de Turin et de me placer en antagoniste.

Cavour, rassuré, télégraphia au gouvernement du pape :

Si le Saint-Siège ne licencie pas les soldats étrangers, l'armée sarde entrera dans les Marches et l'Ombrie.... Le gouvernement piémontais, ne pouvant arrêter la marche de Garibaldi ni à Naples ni dans la Romagne, doit lui opposer une barrière près des Abruzzes, et empêcher que l'armée de Lamoricière ne massacre les populations insurgées (8 septembre).

Napoléon protesta par une dépêche au roi :

S'il est vrai que sans raison légitime les troupes de Votre Majesté entrent dans les Etats du pape, je serai forcé de m'y opposer. Farini m'avait expliqué bien différemment la politique de Votre Majesté.

Il rappela le ministre de France à Turin, Talleyrand, afin de témoigner de sa ferme volonté de décliner toute solidarité avec des actes que ses conseils... n'avaient pu prévenir.

L'armée sarde occupa les provinces pontificales, attaqua à Castelfidardo l'armée pontificale en retraite, la mit en déroute et la força à capituler. L'armée française de Rome resta immobile (11-29 sept.). Napoléon, devant Thouvenel, s'indigna de la conduite du gouvernement sarde et des moyens employés pour faire supposer qu'il avait autorisé Cavour. Mais il jugea impossible une intervention militaire dans la question romaine. Une fois l'armée française entrée dans les États du pape, comment la retirer ? Il lui répugnait d'employer ses troupes à maintenir le régime pontifical, qu'il méprisait, au risque de s'attirer la haine, des Italiens. Thouvenel résumait ainsi l'opinion publique :

Sans doute le sens moral est blessé de la conduite de la Sardaigne ; mais... personne n'est d'avis de nous y opposer matériellement.... Le pontife est respecté, le souverain n'est pas populaire.

Mais en Italie on ne vit que le résultat : Napoléon avait la force matérielle d'arrêter les Piémontais, et il les laissait sans combat occuper les provinces du pape. Les deux partis en conclurent qu'il s'était entendu avec eux et ne protestait que pour sauver les apparences. L'ambassadeur Gramont avait annoncé une opération ; désappointé et compromis par l'inaction de l'Empereur, il écrivit (18 septembre) :

Personne qui ne soit entièrement convaincu de notre complicité avec les Piémontais. Le rappel de Talleyrand n'a fait aucun effet ; c'était prévu, et cela devait faire partie de la mise en scène.

Les Piémontais, intéressés à ce qu'on les crût d'accord, exagéraient leur intimité avec Napoléon. A un prisonnier pontifical (le prince de Ligue), Cialdini avait dit : Voilà longtemps que vous devriez voir que tout se décide entre Cavour et l'Empereur. Il est plus italien que français. Il dit à un officier pontifical :

Croyez-vous que nous aurions été assez fous pour nous engager sans être sûrs d'être approuvés ? L'Empereur ne s'opposera pas ; il m'a dit à Chambéry : — Bonne chance, et faites vite.

Ce récit de l'entrevue de Chambéry paraissait révéler les véritables intentions de Napoléon. Vous devez vous figurer, écrivait Gramont, l'effet de la phrase :Faites vite. Elle passa bientôt pour sa réponse authentique, sous la forme italienne : Fatte, ma fatte presto (Faites, mais faites vite).

Les autres Puissances n'agirent pas plus que la France. Napoléon fit dire secrètement à Vienne (par le ministre de Saxe) qu'il n'empêcherait pas une intervention autrichienne, sauf en Lombardie ; le premier ministre Rechberg demanda, semble-t-il, liberté entière d'action ; Thouvenel refusa : l'Autriche devait s'estimer heureuse qu'on lui permit d'exécuter manu militari les traités de Zurich. Elle se borna à exprimer sa sympathie douloureuse, et déclara impossible de porter efficacement remède. L'Angleterre, hostile au pouvoir temporel, vit sans regret une invasion qui pouvait déterminer le pape à quitter Rome. Le gouvernement français craignit le départ de Pie IX : Gramont le disait décidé à partir ; le parti de Mérode avait fait préparer la corvette pontificale, et Gramont se vantait d'en avoir fait en secret démonter la machine (29 septembre).

Pour rassurer le pape, on renforça le corps français d'occupation à Rome. Le gouvernement sarde ayant prié le gouvernement français d'indiquer les limites de la partie des États romains que l'armée française était chargée de défendre, Thouvenel répliqua que c'était aux Piémontais à donner des instructions pour éviter des conflits, mais il ne put éviter des arrangements entre les chefs des deux armées, c'est ce qu'il appela déterminer les limites de l'occupation au point de vue militaire et non diplomatique. L'invasion piémontaise aboutissait à serrer le nœud de la question romaine.

Le règlement des affaires d'Italie s'acheva sans intervention européenne. L'armée sarde termina la conquête du royaume de Naples, sauf Gaète où le roi resta bloqué. Les plébiscites organisés dans tous les pays occupés donnèrent des majorités énormes pour l'annexion. La Sicile, l'Italie du Sud, les Marches et l'Ombrie furent annexées au royaume de Victor-Emmanuel, qui prit le titre de roi d'Italie.

La première entreprise personnelle de Napoléon aboutissait à une révolution profonde. Il avait exécuté une partie de son plan, détruit en Italie l'œuvre des traités de 1815, agrandi le territoire de la France jusqu'aux Alpes, délivré la Lombardie des Autrichiens, acquis des droits à la reconnaissance des Lombards (Milan est resté depuis lors le centre du parti des amis de la France). — Tous les autres résultats de son intervention allaient contre ses désirs. L'unité italienne se faisait, non par une confédération de petits États sans force, mais par la création d'un royaume militaire centralisé. Napoléon s'y était opposé assez longtemps pour perdre sa popularité auprès des Italiens, et, en finissant par céder, il avait irrité le pape et les catholiques. Son projet de Congrès avait avorté et, par ses annexions, il avait détruit l'alliance anglaise. Il restait isolé en Europe, combattu en France, embarrassé par la question romaine.

 

IX. — RECONNAISSANCE DU ROYAUME D'ITALIE.

SEUL le gouvernement anglais approuva malgré la reine cette révolution, toutes les autres grandes Puissances refusèrent de la reconnaître. La Russie rompit les relations diplomatiques, et le tsar eut avec l'empereur d'Autriche et le régent de Prusse une entrevue à Varsovie (22-26 octobre). Gortschakoff, suivant sa méthode, en exagéra la portée auprès de l'ambassadeur français. L'Autriche, dit-il, avait opposé une liste de griefs contre Napoléon, entre autres ses relations avec Kossuth, les Russes s'étaient opposés à toute coalition contre lui.

L'impératrice Eugénie fit à Victoria une courte visite, et ne parla de l'Empereur que pour présenter ses compliments, sans faire la moindre allusion aux affaires politiques (4 décembre).

Napoléon essaya de réconcilier le pape avec le nouvel état de choses. En réponse à une lettre de plaintes il lui expliqua sa conduite.

Dirigé par deux sentiments profondément enracinés dans son cœur, l'indépendance de l'Italie et le maintien de l'autorité temporelle, il avait voulu mettre le pape à la tête de la Confédération. Quand la révolution s'était développée contre ses désirs, il avait proposé aux États catholiques de lui garantir le reste de ses Etats, et il maintenait ses troupes à Rome, bien que devenue le centre de tous les ennemis de son gouvernement. Si blâmable que fût le Piémont, après avoir combattu ensemble pour la délivrance de l'Italie, il était absolument impossible de lui faire la guerre (8 janvier 1861).

Pie IX se déclara touché de ce langage franc et respectueux.

Victor-Emmanuel proposa au pape une solution radicale : abandon du pouvoir temporel en échange d'avantages pécuniaires, du maintien des immunités dues à un souverain, et pouvoir sans contrôle sur le clergé italien. C'est ce que Cavour appelait l'Église libre dans l'État libre. Il y eut des négociations secrètes avec le cardinal Antonelli, par l'intermédiaire d'un jésuite et du médecin Pantaleone, agent sarde. Mais elles furent divulguées trop tôt : Antonelli dut les désavouer et expulser Pantaleone. Pie IX répondit à Napoléon par un refus absolu, et accusa le Piémont d'avoir voulu faire croire à des négociations secrètes (24 janvier). Puis Antonelli fit une déclaration formelle. Ni le pape ni même un Concile ne pourrait renoncer au droit du Saint-Siège sur aucune de ses provinces (26 février) ; Pie IX, par une allocution (18 mars), confirma ce refus définitif.

La Chambre élue par tous les pays italiens prit aussitôt position sur la question de Rome. Cavour tâcha d'atténuer le conflit par une forme conciliante. Il expliqua dans un discours fameux (2 mars) que, s'il était obligé de demander la réunion de Rome, c'est que, sans Rome capitale de l'Italie, l'Italie ne peut pas se constituer.

Le choix d'une capitale n'est une question ni de climat, ni de topographie, ni de stratégie ; c'est le sentiment des peuples qui décide, et la nécessité de Rome capitale est proclamée par la nation entière.

Il proposa un accord avec le pape pour remplacer le pouvoir temporel par l'indépendance de l'Église. La Chambre vota (27 mars) un ordre du jour exprimant la confiance :

1° que la dignité, l'honneur et l'indépendance du pape et la pleine liberté de l'Église seront assurés ; 2° que le principe de non-intervention sera appliqué d'accord avec la France ; 30 que Rome capitale, acclamée par l'opinion nationale, sera unie à l'Italie.

Pie IX répondit par une protestation ; il refusa de reconnaître le royaume d'Italie, continua à l'appeler royaume du Piémont, et maintint l'excommunication contre le roi et son gouvernement. Ces déclarations irrévocables posaient définitivement le pape et l'Italie en adversaires irréconciliables. La question romaine se serrait en un nœud qu'on ne pouvait plus espérer dénouer.

Le gouvernement français désirait mettre fin à un statu quo chaque jour plus difficile à défendre théoriquement et à conserver pratiquement. Thouvenel, convaincu qu'aucune solution ne serait acceptée par le pape, proposa une solution à imposer. Gramont disait : Un pape content n'est pas nécessaire à la France, c'est un pape libre qu'il lui faut. La France traiterait avec l'Italie, qui s'engagerait, sous peine de casus belli, à ne pas attaquer les possessions du pape et à ne pas réclamer contre la composition de son armée ; en échange, les Français évacueraient Rome. Ce serait donner au Saint-Siège à la fois la garantie de la France contre l'Italie et le moyen de défendre ses États contre les révolutionnaires. Napoléon hésita.

La question se compliqua des relations avec le royaume d'Italie. L'Angleterre seule le reconnut aussitôt, en déclarant agir sur le principe de respecter l'indépendance des nations d'Europe, ce qui la rendit populaire dans l'opinion italienne. Les autres grandes Puissances avaient retiré leurs ministres après l'invasion de septembre, et n'étaient représentées que par des chargés d'affaires. Napoléon désirait la fin de ce régime anormal qui le rendait impopulaire en Italie, mais il craignait de paraître prendre parti contre le pape, qui regardait la reconnaissance du royaume comme la sanction de la prise du territoire pontifical par les Piémontais. Cavour était mort (6 juin) ; son successeur, le baron Ricasoli, grand seigneur toscan, hautain et obstiné, rendait plus difficiles les négociations avec l'Italie pour l'évacuation de Rome.

Napoléon fit rédiger en secret par Thouvenel un rapport sur la reconnaissance du royaume d'Italie, et lui dit de le tenir prit dans son portefeuille. Il laissa passer quelques réunions du Conseil, puis brusquement dit à Thouvenel de lire le rapport. Ce fut une surprise ; l'impératrice, irritée, se leva et sortit. La reconnaissance contenait deux réserves, destinées à apaiser le pape :

1° Elle n'impliquait ni la garantie de l'État constitué en Italie, ni une approbation rétrospective, et n'affaiblissait pas la valeur des protestations de la Cour de Rome. 2° La France resterait à Rome tant que des garanties suffisantes ne couvriraient pas les intérêts qui l'y avaient amenée.

Victor-Emmanuel envoya Arese porter une lettre de remerciements. La réponse de Napoléon ouvrit la voie indiquée par Thouvenel (12 juillet) :

Je laisserai mes troupes à Rome tant que Votre Majesté ne sera pas réconciliée avec le pape et que le Saint-Père sera menacé de voir les États qui lui restent envahis par une force régulière ou irrégulière.

Pour marquer le rétablissement des relations cordiales, les deux gouvernements s'envoyèrent réciproquement des ambassadeurs agréables : à Paris le chevalier Nigra, homme de tact, élégant, calme, qui plaisait à l'impératrice, à Turin Benedetti, un Corse, indifférent au pouvoir temporel, bienveillant pour l'Italie.

 

X. — L'AJOURNEMENT DE LA SOLUTION DE LA QUESTION ROMAINE.

LE gouvernement italien tenait à compléter l'unité par l'union de la Vénétie et de Rome ; mais il se divisait sur l'ordre des deux opérations. Ricasoli voulait, avec l'aide de l'Angleterre, commencer par Rome. Victor-Emmanuel, craignant surtout un conflit avec Napoléon, espérait prendre la Vénétie par une révolution, et il s'entendait avec Garibaldi pour paralyser l'Autriche, en soulevant les Hongrois.

L'obstacle à l'annexion de Rome était Napoléon. Ricasoli lui fit demander d'évacuer ; Napoléon envoya Arese lui porter un refus catégorique (3 juillet).

L'évacuation était entravée par les agitations en sens inverse des deux partis extrêmes en France. Les catholiques reprochaient à l'Empereur d'avoir laissé prendre an pape presque tous ses États, et n'admettaient pas l'abandon du reste. Les partisans de l'unité italienne, le prince Napoléon au Sénat, les républicains au Corps législatif, réclamaient le retrait des troupes françaises, qui irritaient les Italiens et maintenaient à Rome le gouvernement des ecclésiastiques. Le personnel gouvernant était partagé. La plupart des ministres, Thouvenel surtout, penchaient vers l'évacuation ; l'impératrice, le ministre de la Guerre Randon, Magne et Walewski voulaient défendre le pape.

Napoléon, tiraillé entre les deux partis, hésitait : il fit dire par Billault au Corps législatif qu'il soutiendrait à la fois l'indépendance de l'Italie et celle du Saint-Siège, qu'il ne tolérerait ni réaction en Italie, ni révolution à Rome. Il fit proposer au pape un arrangement financier pour sa dette et sa liste civile, en lui demandant des réformes, le menaçant, si on opposait la théorie de l'immobilité, de sortir lui-même de la situation (31 mai). L'ambassadeur, dans quatre entrevues, se heurta à des refus. Une assemblée d'évêques était réunie à Rome ; l'évêque français Dupanloup ne parvint pas à faire insérer dans leur adresse au pape un mot sur le rôle protecteur de la France. En même temps, Thouvenel obtenait des gouvernements de Russie et de Prusse la reconnaissance du royaume d'Italie (juillet 1862).

Le conflit tourna en crise aiguë par l'initiative des républicains italiens : Garibaldi essaya contre Rome l'opération qui lui avait réussi en 1860. Il comptait sur l'appui secret du nouveau chef du ministère italien, Ratazzi, du centre gauche, favorable à la révolution ; il espérait une insurrection des habitants de Rome. Il réunit une expédition en Sicile avec la devise Rome ou la mort, et, malgré la proclamation du gouvernement, qu'il prit pour une comédie destinée à tromper l'Europe, il débarqua en Calabre (25 août). Napoléon télégraphia :

J'ai toujours désiré évacuer Rome avec te consentement du pape ; Garibaldi, par ses machinations, a détruit cette pensée.

Le gouvernement italien, obligé d'agir, fit opérer contre Garibaldi, qui fut cerné et pris à Aspromonte en Calabre (30 août). Mais il tâcha de tirer parti de l'incident. Une circulaire du ministre des Affaires étrangères en expliqua ainsi la portée (10 septembre) :

La nation tout entière réclame sa capitale ; elle n'a résisté à l'élan inconsidéré de Garibaldi que parce qu'elle est convaincue que le gouvernement du roi saura remplir le mandat qu'il a reçu du Parlement à l'égard de Rome.

Il osa même envoyer l'ambassadeur anglais demander à Napoléon de livrer à l'Italie sa capitale légitime dans le double intérêt de la paix du monde et du catholicisme. Thouvenel refusa de recevoir la copie de la dépêche. Mais il conseilla à l'Empereur de fixer un terme à l'occupation de Rome.

Cette crise irrita Napoléon contre les Italiens, et le rendit plus sensible à l'influence catholique. Après son retour de Biarritz, cédant à l'impératrice, il renonça à l'évacuation et changea de personnel. Il demanda à tous les ministres leur démission. L'impératrice le poussait à former un ministère nouveau, avec Walewski aux Affaires étrangères. Il se tint à un moyen terme : il reprit tous les ministres, excepté Thouvenel. et le remplaça (15 septembre) par Drouyn de Lhuys, ami de l'Autriche, et attaché à la tradition catholique, qui donna (26 octobre) la formule de sa politique dans sa réponse à la circulaire italienne :

Le gouvernement italien... s'est placé sur un terrain où les intérêts permanents et les traditions de la France... nous interdisent de le suivre.

Victor-Emmanuel renvoya Ratazzi (20 novembre).

La solution de la question romaine était ajournée indéfiniment ; en reprenant pour ministre l'homme de la tradition, Napoléon, découragé, avouait l'ajournement de sa politique personnelle.