I. — LES NEGOCIATIONS AVEC LE TIERS PARTI ET LA SÉPARATION DES DEUX CENTRES. LE ministère n'était pas d'accord sur la politique à tenir envers les républicains : Forcade était d'avis de poursuivre les journaux, Chasseloup et Magne s'y opposaient. Les ministres partisans de la conciliation désiraient renforcer le ministère en y faisant entrer des hommes du Tiers parti. Ils firent (4 octobre) écrire à Ollivier, en vacances dans sa maison de Saint-Tropez en Provence. Il refusa d'abord, disant que l'Empereur voulait le mettre dans un milieu qui le contiendrait, au lieu de le soutenir. Le 25 octobre l'offre fut renouvelée ; Ollivier refusa encore ; il écrivit à l'Empereur que son ministère extra-parlementaire avait été une déception pour l'opinion. Le 27 arriva à Saint-Tropez Duvernois envoyé par Napoléon pour le ramener. Ollivier partit pour Paris, et alla secrètement à Compiègne, le visage couvert d'un cache-nez et sans lunettes. Piétri, préfet de police, le conduisit au cabinet de l'Empereur (31 octobre). Dans une longue entrevue (de huit heures à minuit) ils examinèrent la situation et discutèrent le choix des ministres. Napoléon voulait garder Forcade, pour ne pas paraître se déjuger et déserter sa majorité. Ollivier alléguait que Forcade représentait la candidature officielle dont on ne voulait plus ; il proposait un ministère d'hommes nouveaux. La décision fut ajournée jusqu'à la fin de la vérification des pouvoirs. Dans les lettres qui s'échangèrent ensuite entre eux, Napoléon précisa en ces termes ses intentions : Je n'ai pas entendu désarmer le pouvoir, désavouer mon passé, renier tous les hommes qui m'avaient fidèlement servi, ni renoncer à ma propre responsabilité devant la nation. Renvoyer le ministre de l'Intérieur avant la vérification des pouvoirs eût été un blâme sur les opérations électorales. Il ne chargerait pas un personnage unique de former le ministère nouveau: il ne voulait pas de premier ministre. La liberté de la presse et de réunion amenaient des désordres qui paralysaient le commerce, il fallait une répression. Napoléon engagea la négociation définitive avec Ollivier par l'intermédiaire de Duvernois. La difficulté pratique vint des relations avec l'ancien personnel. Ollivier voulait garder quelques anciens ministres, mais en faisant constater qu'il ne se faufilait pas dans l'ancien cabinet, mais qu'il entrait dans un cabinet nouveau. Ollivier étant rentré à Saint-Tropez, Napoléon lui écrivit pour le remercier, et lui demander les hommes. Ollivier répondit : Appelez à vous la jeunesse, elle seule peut sauver votre fils.... Sinon, vous périrez d'inanition. Il retourna à Paris. Mais il n'avait pas d'hommes : il dut négocier avec les hommes du Tiers parti pour les décider à entrer dans le ministère, et avec l'Empereur pour le décider à les accepter. Napoléon, demeuré hostile aux anciens orléanistes, les trouvait impopulaires, et les soupçonnait de comploter avec les républicains et le duc d'Aumale. — Je ne veux pour ministres que des hommes qui aiment le peuple. J'ai eu le malheur de commencer par la vieille rue de Poitiers (en 1849), je ne voudrais pas finir par la jeune. Les cieux hommes les plus marquants du Tiers parti, Buffet et Daru, réclamèrent des actes prouvant que l'Empereur acceptait sans arrière-pensée le régime parlementaire : avant tout la retraite de Forcade, qui avait combattu aux élections les députés dont on aurait besoin pour former une majorité. La négociation se trouva arrêtée (18 nov.). Les élections complémentaires de Paris irritèrent Napoléon : Il est impossible, dit-il à Ollivier, de tolérer le dévergondage des journaux. Le 26 novembre, les 116 signataires de la demande d'interpellation tinrent une réunion ; on décida de convoquer par la voie des journaux tous les députés qui, n'ayant pas signé en juillet, voudraient signer maintenant. Les députés vinrent en si grand nombre (163) que la réunion dut se tenir dans la grande salle du Trône. Le président Daru définit ainsi la politique du groupe : Nous voulons tous le maintien de
l'Empire appuyé sur des institutions libérales et parlementaires. Ceux qui
veulent l'Empire sans institutions parlementaires, ou les institutions
parlementaires sans l'Empire, n'ont pas le droit d'être ici. Cette délimitation du groupe fit éclater une divergence qui aboutit à une scission. Les orléanistes du Tiers parti regardaient les 116 comme un groupe fermé, et traitaient les nouveaux venus en étrangers à qui on donne l'hospitalité, tandis qu'Ollivier, pour élargir sa majorité, voulait l'ouvrir à tous ceux qui se rallieraient. A la séance d'ouverture (29 novembre), où pour la première fois les députés furent admis sans uniforme, l'Empereur prononça un discours mélancolique. Il se plaça entre ceux qui prétendent tout conserver sans changements et ceux qui aspirent à tout renverser. Et, reprenant la vieille formule de 48, il dit : L'ordre, j'en réponds ; aidez-moi à sauver la liberté. La gauche républicaine déposa quatre demandes d'interpellation, sur les troubles de juin, la répression des grèves, la candidature officielle, la convocation tardive. Schneider fut élu président par 151 voix sur 272 ; il lui manqua les voix de la droite autoritaire et de la gauche républicaine. Pour les sièges des vice-présidents, les 116 proposèrent à la droite un partage, et la droite désigna Jérôme David. Il s'ensuivit une scission. Les orléanistes (dont le plus notable était Buffet) reprochèrent à Ollivier d'avoir accepté J. David, et formèrent un groupe du centre gauche, qui réunit 40 membres. Le gros de la réunion se forma en un centre droit, qui au début eut 108 membres et dépassa 132. Les Arcadiens, fidèles à l'Empire autoritaire, formaient la droite, réduite à 80 membres environ ; la gauche républicaine n'atteignait pas 40. Les deux centres réunis disposaient de la majorité. Le centre droit publia son programme avec 133 signatures. Il demandait l'application du régime parlementaire, forme nécessaire du gouvernement du pays par le pays sous une monarchie, un ministère homogène et responsable, la liberté de la presse et des élections, le jury pour les procès de presse, la décentralisation, puis, pour satisfaire les catholiques, la liberté de l'enseignement supérieur, et, pour plaire aux protectionnistes, une enquête parlementaire sur les conséquences des traités de commerce. — Le centre gauche fit rédiger par une commission un programme analogue, en y joignant le droit pour le Corps législatif de voter les modifications à la Constitution, et l'élection des maires par les conseils municipaux. Alors seulement Napoléon se décida à former un nouveau ministère. Il l'annonça par une lettre à Ollivier (27 déc.) publiée au Journal officiel, sous une forme calculée pour éviter l'apparence d'une mission donnée à un premier ministre. Je vous prie de me désigner les personnages qui peuvent former avec vous un cabinet homogène représentant fidèlement la majorité du Corps législatif. Il se réservait le choix des ministres de la Guerre et de la Marine. Ollivier ne pouvait prendre dans son groupe, le centre droit, qu'une partie des ministres. Dans quel groupe irait-il chercher le reste ? pour adoucir les relations avec la droite, il offrit à Magne de rester : Magne conseillait un ministère Schneider, et travaillait à faire avorter la combinaison pour devenir l'homme nécessaire, il refusa. Les hommes du centre droit refusaient d'entrer clans le ministère sans Buffet. Ollivier, par l'entremise du catholique Cochin, entra en pourparlers avec lui et son groupe : le centre gauche posa pour condition que le nouveau cabinet ne reprît aucun des anciens ministres et n'eût aucun chef, ni premier ni dernier, — les vieux parlementaires ne voulant pas servir sous un homme nouveau — ; il acceptait le programme commun aux deux groupes ; le mode de choix des maires, sur lequel ils étaient en désaccord, restait une question ouverte. Le 2 janvier, les nouveaux ministres se réunirent pour se partager les attributions. On laissa en place les ministres de la Guerre et de la Marine, et le maréchal Vaillant ministre de la Maison de l'Empereur (sans entrée au Conseil) : ils restèrent tous trois étrangers aux Chambres. Il entra 8 ministres parlementaires, dont 6 du Centre droit, 9, du Centre gauche (Buffet et Daru). Ollivier prit la Justice, qui lui donnait le titre de garde des Sceaux et la préséance. II. — LE MINISTÈRE DU 2 JANVIER 1870. NAPOLÉON avait rétabli pièce à pièce le régime parlementaire, toujours sous couleur de perfectionner le régime de 182. Il prétendait avoir maintenu les bases fondamentales de la Constitution en y ajoutant la liberté comme couronnement de l'édifice. Cette fiction laissait intacte son autorité. Le Cabinet, formé de députés de la majorité, n'était après tout qu'une expérience : il dépendait de l'Empereur de la cesser ; ce qu'il avait accordé par un sénatus-consulte, il pouvait le retirer par le même procédé. L'Empereur restait seul responsable devant le peuple et seul président du Conseil des ministres. Le gouvernement adopta des formes parlementaires. Le Conseil se tenait régulièrement deux jours (puis trois) par semaine, de neuf heures à midi, dans une petite salle des Tuileries. L'Empereur présidait. Il présentait parfois des objections, mais jamais sous une forme impérative : il laissait les ministres fixer l'ordre du jour de la séance, et, en cas de désaccord, mettait la décision aux voix. L'impératrice n'assistait plus au Conseil: le jour de la présentation elle avait dit : Les ministres qui ont la confiance de l'Empereur sont sûrs de ma bienveillance, et elle se tenait à l'écart du gouvernement. Les ministres se réunissaient aussi en Conseil en dehors de l'Empereur, d'ordinaire à la Chancellerie (Justice). L'Empereur faisait communiquer les rapports de police et les dépêches des agents diplomatiques à Ollivier, qui se sentait ainsi traité en premier ministre. Le ministère débuta par des manifestations libérales. Daru déclara le gouvernement prêt à s'expliquer complètement sur toutes les interpellations, sans exception aucune. Nous avons dit publiquement ce que nous voulons.... Nos actes répondent à nos paroles. Nous sommes d'honnêtes gens.... Nous tiendrons toutes les promesses que nous avons faites. Au Corps législatif (10 janv.), Ollivier fit appel à tous les partis : Personne ne peut refuser son concours à la constitution d'un gouvernement qui donne le progrès sans la violence et la liberté sans la révolution. Le ministre de l'Intérieur, par une circulaire aux préfets, se dit résolu à réprimer tout acte arbitraire, tout excès de pouvoir quel qu'en soit l'auteur.... Vous vous garderez de subordonner l'administration à la politique, et vous traiterez avec une égale impartialité les honnêtes gens de tous les partis. Le ministère fut bien accueilli par les organes de l'opposition libérale royaliste on impérialiste, par les catholiques en raison des membres du centre droit, par les protectionnistes à cause de Buffet. On vit reparaître aux réceptions des ministres les vieux parlementaires de la monarchie. Guizot, O. Barrot. Le ministère reçut des adresses de sympathie des jeunes gens de la bourgeoisie conservatrice, étudiants en droit, avocats stagiaires, cercle catholique. Ollivier fut élu membre de l'Académie. La droite autoritaire et la gauche républicaine restèrent hostiles. Les Arcadiens regrettaient le régime autoritaire ; ils disaient que les adversaires de l'Empire avaient trop l'air d'être chez eux, qu'il ne manquait plus au ministère que d'Aumale et Joinville ; ils attendaient la fin de l'expérience ; Duvernois, dépité de n'avoir pas été appelé, faisait la guerre à Ollivier dans le Peuple français, journal de l'Empereur. Les républicains ne voulaient aucune entente avec le transfuge Ollivier. Dès la première séance (18 janvier), Gambetta répondit à ses avances : Si pour fonder la liberté avec l'Empire vous comptez sur notre concours, il faut vous attendre à ne le rencontrer jamais.... A nos yeux le suffrage universel n'est pas compatible avec la forme de gouvernement que vous préconisez.... Entre la République de 1848 et la République de l'avenir, vous n'êtes qu'un pont, et ce pont, nous le passerons. Le conflit fut subitement envenimé par un accident. Le prince Pierre Bonaparte, cousin de l'Empereur, mais d'une branche restée en dehors de la famille impériale, après une vie aventureuse, vivait retiré à Auteuil. Ayant engagé dans un journal de Corse une polémique violente contre Paschal Grousset, collaborateur de Rochefort à la Marseillaise, qui écrivait en Corse sous un pseudonyme, il vit arriver deux témoins qui lui présentèrent une lettre de Grousset. Le prince s'attendait à recevoir les témoins de Rochefort (qui en effet étaient en chemin) ; irrité de cette signature inconnue, il répondit qu'il se battrait avec Rochefort, non pas avec un de ses manœuvres, et il leva le bras. Un des témoins, Victor Noir, jeune homme vigoureux, se crut menacé et lui donna un soufflet. Le prince, très violent, et toujours armé d'un revolver, fit feu et tua Victor Noir (10 janvier). Le gouvernement le fit arrêter et juger par une Haute cour qui l'acquitta (en mars). La nouvelle surexcita les révolutionnaires de Paris. Rochefort écrivit dans la Marseillaise : J'ai eu la faiblesse de croire qu'un Bonaparte pouvait être autre chose qu'un assassin. Le gouvernement, craignant un mouvement révolutionnaire, refusa de laisser enterrer Victor Noir au Père-Lachaise ; on l'enterra le 12 janvier à Neuilly où demeurait sa famille. Il vint à ses obsèques une foule que la police évalua à 100.000 personnes. Le gouvernement la laissa libre dans Neuilly, en faisant barrer par des troupes l'entrée de Paris vers les Champs-Élysées. Les révolutionnaires, malgré Delescluze et Rochefort qui conseillaient la prudence, essayèrent de détourner la foule sur Paris ; ils dételèrent le char funéraire et s'y attelèrent ; le frère de Victor Noir obtint qu'on reprît la route du cimetière. Le gouvernement fut un moment inquiet ; les troupes commandées pour une heure n'arrivèrent qu'à trois ; le soir, Ollivier trouva Napoléon en pantalon rouge, prêt à partir. Le ministère demanda l'autorisation de poursuivre Rochefort, et se déclara résolu à ne plus tolérer les habitudes des révolutionnaires. L'autorisation fut votée par 222 voix contre 31 ; Rochefort, condamné à la prison, fut arrêté à l'improviste, le soir, à l'entrée d'une réunion publique (7 février). Le plus exalté des révolutionnaires, Flourens, fils du physiologiste, présent à la réunion, se déclara en insurrection contre l'Empire, arrêta le commissaire de police, et alla à Belleville pour entraîner les soldats ; trouvant la caserne fermée, il essaya de faire des barricades. Les rédacteurs de la Marseillaise furent arrêtés. Les députés réclamaient des mesures contre les fonctionnaires qui les avaient combattus aux élections ; le ministère essaya de les satisfaire. Un large changement de personnel dit paru le désaveu des candidatures officielles : on ne disgracia que 8 préfets et 3 sous-préfets. les autres fonctionnaires compromis ne furent que changés de poste (31 janvier). Le préfet de la Seine Haussmann s'était retiré, ne voulant pas servir sous le régime énervé de l'Empire parlementaire ; le centre gauche proposa de le remplacer par un parisien, le catholique Cochin ; la majorité du cabinet lui préféra le candidat de l'Empereur, un préfet de carrière. Le préfet de police Piétri, que Napoléon croyait nécessaire à sa sécurité personnelle, resta en fonctions, et continua à travailler avec l'Empereur en dehors des ministres. Aucun fonctionnaire des autres ministères ne fut révoqué. Le mouvement administratif ne donna donc pas l'impression d'un changement de politique. La gauche continua de harceler le ministère en usant des armes que la réforme de 1869 donnait à tous les députés, les interpellations elles propositions de loi. L'interpellation sur la politique intérieure du ministère (21 février) fournit à M. Favre l'occasion de montrer le progrès des voix d'opposition, le désaccord dans l'intérieur du cabinet et surtout l'équivoque de l'Empire parlementaire. Vous n'êtes pas des ministres parlementaires, vous n'êtes que les sentinelles qui montent la garde devant le gouvernement personnel. L'interpellation sur les candidatures officielles gêna particulièrement Ollivier, jadis champion de la gauche pour la liberté des élections ; elle fit ressortir le désaccord entre lui et la majorité. Le ministre de l'Intérieur réclama pour le gouvernement le droit d'avouer ses amis. Ollivier expliqua que le pouvoir personnel avait obligé l'Empereur à être partout candidat, mais, maintenant que des ministres responsables couvraient le souverain, le parti ministériel, tout en avouant ses préférences, laisserait ses amis se défendre eux-mêmes. Le lendemain, la droite exploita cette contradiction entre Ollivier et son collègue de l'Intérieur ; Pillard, l'ancien ministre, proposa un ordre du jour qui répondait au sentiment de la majorité : L'intervention sage et mesurée du gouvernement est dans certains cas une nécessité politique. Ollivier dut poser la question de confiance pour obtenir le vote de l'ordre du jour pur et simple par 185 voix contre 55 (de la droite). Napoléon, informé par Piétri que les députés de la majorité avaient l'amer regret d'avoir voté comme les irréconciliables de la gauche, se plaignit à Ollivier de n'avoir pas été consulté. Ollivier répondit que l'abandon de la candidature officielle était l'une des conditions de son entrée au pouvoir, et réunit les ministres pour examiner s'il devait donner sa démission. Napoléon, prévenu par Daru, déclara vouloir garder le ministère, mais demanda qu'on ne lui mit pas trop souvent le marché à la main. L'inquiétude causée par l'agitation révolutionnaire parut se calmer ; en mars, la Bourse reprit confiance. Trois commissions extra-parlementaires préparaient des réformes d'ensemble concernant : 1° l'organisation administrative ; 2° la décentralisation ; 3° la liberté de l'enseignement supérieur. Ollivier rêvait d'établir en France une espèce nouvelle de monarchie libérale et décentralisée qui réconcilierait les classes dirigeantes avec le suffrage universel et la dynastie napoléonienne. Aucun de ses projets n'eut le temps d'aboutir. III. — LA CONSTITUTION DE 1870. LE Sénat détenait encore le pouvoir constituant inscrit dans la Constitution de 1852. Tous les partis désiraient faire disparaître ce débris du régime ancien ; mais ils ne: s'entendaient pas sur le procédé : la gauche proposait de partager le pouvoir constituant entre les deux assemblées ; le centre gauche acceptait de le laisser au Sénat, mais en le réduisant aux dispositions relatives au mécanisme général du gouvernement ; l'organisation du pouvoir municipal deviendrait une affaire législative. L'Empereur craignait de diminuer le pouvoir du Sénat, et tenait à garder la nomination des maires. Le ministère, cédant au centre gauche, demanda un sénatus-consulte abrogeant l'article relatif aux maires. Napoléon accepta, mais, quand le ministère proposa que le maire fût choisi sur une liste dressée par le conseil municipal, il jugea ce système incompatible avec sa responsabilité vis-à-vis du pays. Pour éviter la démission des ministres du centre gauche, on s'en tint à un expédient : on renvoya la question à la commission de décentralisation. Rouher, devenu président du Sénat, chercha à embarrasser le ministère en lui demandant d'indiquer les dispositions de la Constitution qui devaient être supprimées (3 mars). Le cabinet répondit par une note à l'Empereur, où il exposa les défauts du régime. Le Corps législatif, en hostilité permanente avec le Sénat, était privé du droit de discuter la Constitution, et pourtant obligé de laisser présenter une interpellation pour en demander la modification ; lui-même avait les moyens de la faire modifier, mais d'une manière indirecte, irrégulière, dangereuse Il serait sage de convertir ce pouvoir de fait en un droit constitutionnel, de transformer le Sénat en une seconde Chambre législative, et de restituer le pouvoir constituant au peuple sous forme de plébiscite. Napoléon, après avoir reçu les observations des ministres, consentit la réforme. Le lendemain (21 mars), étant malade, il reçut près de son lit Ollivier et Rouher, et leur indiqua ses conditions : il conserverait le droit d'appel au peuple. le sénatus-consulte de réforme rie serait ni discuté au Corps législatif ni ratifié par un plébiscite, de façon que la réforme se présentât comme un acte personnel de l'Empereur. Cette résolution fut annoncée au public en coup de théâtre par une lettre de l'Empereur au garde des Sceaux (Ollivier), datée du 31 mars. Il se disait prêt à adopter toutes les réformes que réclame le gouvernement constitutionnel, et chargeait le ministre de préparer un projet de sénatus-consulte pour partager le pouvoir législatif entre les deux Chambres et restituer à la nation la part du pouvoir constituant qu'elle avait déléguée. On discuta en Conseil sur la situation des ministres, à la fois dépendants de l'Empereur et responsables ; Buffet estimait ces termes contradictoires ; Napoléon répondit que la dépendance envers l'Empereur était une des cinq bases votées par le peuple en 1851, et qu'on ne pouvait y toucher que par un plébiscite. Or le plébiscite, s'il était conservé en théorie, pour l'avenir, ne devait pas s'appliquer à la réforme actuelle. Mais les familiers de Napoléon le poussaient à un plébiscite immédiat : Rouher lui montrait l'accroissement de force qu'en tirerait la dynastie. Le centre gauche (1er-2 avril) s'y rallia, à condition qu'à l'avenir un plébiscite ne se fit qu'avec le consentement des deux Chambres, de façon qu'on ne pût l'employer à rétablir le pouvoir personnel de l'Empereur. Les sénateurs, niai disposés envers un ministère qui ne comptait pas un seul sénateur, refusèrent d'établir à eux seuls une innovation si grave, et réclamèrent la ratification par le peuple. Napoléon, sans attendre d'y être invité par le Sénat, dévoila au Conseil (4 avril) son intention de faire un plébiscite immédiat. La gauche attaqua le projet par une interpellation. Grévy, l'examinant en juriste, au nom du droit public, objecta qu'on ne rendait pas le pouvoir constituant au peuple, puisqu'il ne pouvait l'exercer que sur l'initiative de l'Empereur. Le plébiscite est contraire an régime représentatif ; ce n'est pas une manifestation sincère de la volonté du peuple, c'est un ordre ; il laisse au chef de l'État le pouvoir de ramener. la France au despotisme. Gambetta, parlant du point de vue politique, déclara : La souveraineté nationale n'est vraiment pratiquée qu'en République. Il faut choisir entre le suffrage universel et la monarchie ; elle implique des institutions contraires au suffrage universel, l'hérédité, les deux Chambres, l'irresponsabilité du souverain. La droite vota un ordre du jour de confiance qui réunissait les deux formules : Confiant dans son dévouement impérial et parlementaire ; il passa par 225 voix contre 43: mais une partie du centre gauche se sépara de la majorité. Buffet, ébranlé par l'argumentation de Grévy, chargea Ollivier de remettre par écrit à Napoléon un amendement portant qu'aucun changement à la Constitution ne pourrait être opéré sans le consentement préalable des Chambres. Napoléon refusa par écrit. La proposition... supprime mon droit d'appel au peuple et rend de nouveau perfectible une Constitution que nous avons voulu rendre immuable. Buffet donna sa démission (8 avril) ; il éprouvait du remords à consentir à la destruction du système parlementaire. Son collègue du centre gauche, Daru, menacé de voir son salon déserté par la société royaliste, se retira aussi (10 avril). Talhouet promit de rester jusqu'après le plébiscite. Napoléon accepta leurs démissions sans regret et essaya de faire reprendre Magne. Ollivier refusa cet homme usé, et prit par intérim les Affaires étrangères. Le ministre de l'Instruction passa aux Finances, et fut remplacé par celui des Beaux-Arts. La gauche interpella sur les causes de la retraite des ministres, Jules Favre les déclara sacrifiés pour avoir défendu les prérogatives de la Chambre, et reprocha au ministère de n'être plus un ministère parlementaire. Le sénatus-consulte du 20 avril établit la Constitution de 1870, en 46 articles. C'est une combinaison de la monarchie parlementaire avec des fragments (lu régime de 1852. Le Sénat perd tout pouvoir constituant. et devient une Chambre législative nommée par l'Empereur, analogue à la Chambre des pairs. Le Conseil d'État prépare les projets de loi du gouvernement, mais les deux Chambres ont le droit de voter des propositions de loi. Le pouvoir législatif s'exerce collectivement par l'Empereur, le Sénat, le Corps législatif. Le droit d'amendement et d'interpellation appartient à chaque membre des Chambres. Le budget est voté par chapitres (en 1869 au nombre de 319), la loi de finances est votée d'abord par le Corps législatif. Le changement est marqué par une différence de formule. La Constitution de 1852 disait : L'Empereur gouverne au moyen de ministres, du Conseil d'État, du Sénat et du Corps législatif ; celle de 1870 dit : avec le concours. Du régime antérieur, l'Empereur garde le droit de déclarer la guerre, d'accorder une amnistie, de faire un virement par décret, de régler les circonscriptions, le serment de fidélité imposé aux candidats et la candidature officielle, autant de prérogatives du pouvoir personnel soustraites au pouvoir législatif des Chambres. Les ministres délibèrent en Conseil sous la présidence de l'Empereur (ce qui semble impliquer qu'ils sont solidaires). Ils sont responsables. Ils peuvent être membres des Chambres, ils ont entrée dans l'une et l'autre Assemblée comme membres du gouvernement. Mais, comme auparavant, ils ne dépendent que de l'Empereur (ce qui veut dire qu'ils n'ont pas à se retirer devant un vote hostile de la majorité). L'Empereur reste responsable devant le peuple français, auquel il a toujours le droit de faire appel. Le pouvoir constituant établi en 1852 continue à être distinct du pouvoir législatif ; il est ôté au Sénat, mais il reste à l'Empereur, qui l'exerce par l'appel au peuple, et au peuple, qui répond par le plébiscite. La Constitution combine les pratiques du régime parlementaire, prises dans la tradition de la monarchie, avec les deux institutions fondamentales de l'Empire autoritaire, la responsabilité des ministres envers l'Empereur, le pouvoir constituant du peuple exercé par le plébiscite. IV. — LE PLÉBISCITE DE 1870. LE sénatus-consulte décidait que les changements et additions faits au plébiscite du 20 décembre 1851 par la présente Constitution seraient soumis à l'approbation du peuple. Par le décret du 9.3 avril, le peuple français fut convoqué dans ses comices pour adopter ou rejeter le plébiscite suivant : Le peuple approuve les réformes libérales opérées dans la Constitution depuis 1860 par l'Empereur avec le concours des grands corps de l'État, et ratifie le sénatus-consulte. Le centre gauche avait demandé le vote dans deux urnes, l'une pour approuver les réformes, l'autre pour ratifier le sénatus-consulte. Ollivier répondit : La formule ne gêne que ceux qui ne veulent pas unir la liberté à l'Empire. Une proclamation de l'Empereur expliqua le sens du vote : Vous conjurerez les menaces de la Révolution, vous assoirez sur une base solide l'ordre et la liberté, et vous rendrez plus facile la transmission de la couronne à mon fils. Cette interprétation confondait dans une interrogation unique deux questions différentes : approuvait-on les réformes libérales ? désirait-on maintenir le régime impérial ? — et obligeait à une réponse unique. Le vote devait se faire en un 'seul jour (8 mai) au scrutin secret (au chef-lieu de la commune) ; avaient droit de voter tous les électeurs et tous le' soldats et marins eu service : le Conseil, malgré les deux ministres militaires, avait donné le vote à l'armée, de crainte de l'offenser par un signe de méfiance. Le gouvernement craignait surtout l'abstention par apathie, et il savait que l'Empereur tenait à avoir un très gros chiffre de voix. Une circulaire collective de tous les ministres aux fonctionnaires (24 avril) expliqua le vote de façon à rallier les conservateurs libéraux : L'Empire adresse un solennel appel à la nation. En 1852 il lui a demandé ta force pour assurer l'ordre ; l'ordre assuré, il lui demande en 1870 la force pour fonder la liberté.... Il ne remet pas l'Empire en discussion. Il ne soumet au vote que sa transformation libérale. Voter oui, c'est voler pour la liberté. Une circulaire du ministre de l'Intérieur aux préfets leur ordonna de permettre les réunions et la distribution des bulletins, mais d'interdire les affiches. Une autre leur recommanda une activité dévorante. Le ministre de la Justice, Ollivier, ordonna aux procureurs impériaux d'exciter les membres des conseils élus et les propriétaires dans chaque pays à former des comités plébiscitaires. Les juges de paix reçurent l'ordre de pousser les populations au scrutin. Il arriva même dans le Sud-Ouest (Lot, Tarn-et-Garonne, Haute-Garonne) que le préfet prétendit enlever la direction des juges de paix à leur chef hiérarchique. Rendez-moi mes juges de paix, disait le préfet de Toulouse. Un Comité central du plébiscite, formé (à Paris) de sénateurs, députés, directeurs de journaux, publia un appel aux conseillers généraux ; il se créa à Paris 80 sous-comités, et 350 dans les départements, en beaucoup de villes avec peine. L'opposition hésita sur la tactique. Elle acceptait les réformes, mais ne voulait pas du régime ; répondre oui signifiait surtout qu'on approuvait le régime : tous les partisans de l'Empire autoritaire allaient voter oui. Fallait-il répondre non ou ne pas répondre, s'abstenir ou mettre un bulletin blanc ? Tous les partis d'opposition se divisèrent. Les journaux du centre gauche se résignèrent à conseiller de voter oui. Mais le comité dirigé par Thiers engagea les amis de l'ordre et de la liberté à voter non ou à s'abstenir, car on ne pouvait approuver un acte du gouvernement personnel, négation absolue du principe représentatif, ni ratifier une Constitution qui donnait au pouvoir exécutif le droit de le détruire sans discussion préalable des mandataires du pays. Les deux journaux catholiques et légitimistes (Union et Gazette de France) publièrent un manifeste commun, qui invitait à répudier le plébiscite en votant non ou en s'abstenant. Mais presque tout le clergé fit voter oui. Les députés et journalistes républicains de Paris (réunis chez Crémieux) déridèrent d'organiser dans chaque circonscription un comité anti-plébiscitaire, et chargèrent quelques journalistes de Paris, Lyon. Bordeaux. Toulouse, de rédiger un manifeste commun ; ce manifeste, signé de 17 députés et 841 délégués de la presse démocratique, condamna énergiquement le plébiscite. La nouvelle Constitution n'établit pas le gouvernement du pars par le pays, elle n'en est que le simulacre Le gouvernement personnel n'est pas détruit... c'est votre abdication qu'on vous demande.... Si vous n'avez pas oublié les 18 années d'oppression... le Mexique, Sadowa, la Dette accrue de milliards, les budgets dépassant 2 milliards, la conscription, les tourds impôts... vous ne pouvez pas voter oui. Protestez par le vote négatif, le vote à bulletin blanc, ou même l'abstention. Quant à nous, nous voterons résolument : non. La masse du parti républicain, à l'exemple des députés de l'extrême-gauche, vota non. Mais l'Électeur libre, organe du groupe républicain modéré de Picard, déclara garder le silence sur la question. Les journaux les plus révolutionnaires. la Marseillaise et le Rappel, conseillèrent de s'abstenir. Les républicains seuls tinrent des réunions publiques, à Paris et dans les grandes villes de l'Est et du Sud, Lyon, Dijon, Marseille, Toulouse, Bordeaux ; on y entendit des discours violents contre l'Empire. Dans la région de Béziers, l'agitation fut si vive que les conservateurs épouvantés, se croyant revenus à 1851, achetaient des armes et des munitions ; le maire de Béziers demanda des troupes. Les résultats des grandes villes, connus les premiers, inquiétèrent l'entourage de l'Empereur. Les non étaient en majorité dans la Seine (184.000 contre 138.000 oui), à Lyon, Marseille, Bordeaux, Toulouse. L'ensemble de la France donna une majorité écrasante de oui : sur 11 millions d'inscrits, 7.358.000 oui, 1.579.000 non ; 114.000 blancs ou nuls. Les campagnes avaient voté en masse pour l'Empire. L'armée, qui votait à part, donnait 254 749 oui, 41.748 non, 2.997 nuls ; la marine, 23.895 oui, contre 6.009 non : ce chiffre élevé d'opposants fut attribué à la propagande républicaine dans les casernes. Napoléon fut très satisfait : Qu'aurais-je fait si nous n'avions en que 5 millions de voix ? Il dit à une personne de son entourage : J'ai mon chiffre. Les républicains se sentirent vaincus. Gambetta avoua à un journaliste : L'Empire est plus fort que jamais. Jules Favre dit à un jeune avocat républicain qu'il n'y avait plus rien à faire eu politique. La droite autoritaire s'attribua la victoire : le vote était la condamnation de l'Empire libéral. Le Pays réclama des ministres nouveaux, ou plus d'énergie contre le désordre et les outrages. Napoléon demanda à Ollivier une loi sur les réunions: il trouvait intolérable qu'on pût prêcher le mépris des lois. Talhouet, après le plébiscite, suivit ses amis du centre gauche. Buffet et Daru. Trois places restaient vacantes ; le ministère se compléta dans un sens moins libéral, avec deux membres du centre droit, et le due de Gramont, diplomate de carrière, aux Affaires étrangères. Le recensement des votes, fait par le Corps législatif, l'ut présenté en cérémonie par le président Schneider (malgré Rouher). L'Empereur le reçut assis sur un trône, à côté de l'impératrice. Il répondit en se félicitant de voir l'Empire affermi sur sa base, et promit que son gouvernement ne dévierait pas de la ligne libérale. Mais le ministère se sentit isolé dans le monde politique : il ne venait plus aux réceptions des ministres ni impérialistes ni royalistes. Les femmes des ministres étaient reçues froidement à la cour. L'impératrice, quand on lui demandait sa recommandation, répondait : Adressez-vous aux ministres, je n'ai plus d'influence. Elle conseilla même à un ecclésiastique, qui lui recommandait un sous-préfet, de ne pas laisser deviner au ministère de l'Intérieur qu'elle s'intéressait à cette demande. L'Empereur, sans avertir Ollivier, rendit sa subvention au journal de Duvernois. Les autoritaires, se sentant plus forts, devenaient plus bruyants au Corps législatif, et réclamaient une part du pouvoir. Le président de la rue de l'Arcade, Jérôme David, demandait la présidence du Corps législatif ou le gouvernement de l'Algérie. La gauche républicaine, ayant perdu l'espoir d'une révolution prochaine, se divisa sur la politique à suivre. Gambetta dit. dans une réunion privée, que la démocratie était incompatible avec le pouvoir monarchique: la seule légitimité est la souveraineté nationale. qui ne peut pas abdiquer. Il fallait continuer la lutte sous la direction de la gauche, érigée d'avance en gouvernement provisoire, ce qui exigeait que l'opposition parlementaire fût un groupe fermé à tous ceux qui ne seraient pas républicains. Picard, au contraire, voulait laisser la gauche ouverte, pour grossir l'opposition et y attirer les mécontents monarchistes. Cette question de tactique impliquait une question de principe : s'ouvrir aux monarchistes, c'était accepter implicitement l'Empire et se réduire à une opposition dynastique. La divergence fut rendue publique par la déclaration de 17 députés de la gauche publiée (2 juin) dans l'Électeur libre. Ils attendent avec confiance le retour prochain de l'opinion publique en faveur de la liberté, mais n'acceptent pas d'autre tâche que celle de la hâter par leurs efforts dans l'Assemblée. Ils désirent voir l'opposition grandir... mais ne croient pouvoir atteindre ce résultat que si ses rangs restent ouverts. Ils protestent donc contre tout système d'exclusion ; ils ne font et ne veulent faire aucune révolution. Le groupe de gauche cessa de convoquer les 17 à ses réunions, Picard réclama en leur nom auprès de Grévy, président du groupe, qui répondit : La réunion de la gauche a vu avec regret un certain nombre de ses membres, après s'être séparés de la majorité dans une circonstance grave, se réunir à part et laisser publier... qu'ils formaient une réunion nouvelle et adoptaient une politique ouverte aux compromissions monarchiques répudiées par notre manifeste du 14 novembre 1869. On ne les convoquerait que s'ils désavouaient u la formation d'une seconde réunion et la ligue politique qu'ils se sont laissé attribuer publiquement. Picard répliqua : Vous voulez une gauche fermée, nous la voulons ouverte à quiconque revendiquera les libertés publiques sur le terrain où la gauche s'est placée de 1857 à 1860. L'opposition républicaine, découragée, se coupait en deux, gauche fermée, gauche ouverte. La majorité ministérielle était affaiblie par la dissidence du centre gauche mécontent. La droite seule, fortifiée par le plébiscite, était confiante et agressive. L'Empereur malade soutenait mollement le ministère contre son entourage ; peut-être no le croyait-il plus indispensable, depuis que le plébiscite lui avait rendu la foi en sa popularité. Au Corps législatif, le ministère ne pouvait plus compter sur une majorité stable ; ses propositions n'étaient votées que par des majorités de rencontre. Sa loi sur la presse fut combattue par la droite et le centre gauche, et soutenue par la gauche. Son projet sur les conseils généraux donna occasion à Duvernois de faire voter par une coalition des oppositions un amendement qui parut un échec pour le ministère. Quelques ministres parlèrent de se retirer ; le cabinet décida de rester et de poser la question de confiance à propos d'une interpellation de la gauche. La droite n'osa pas voter avec la gauche, elle s'abstint (4 juin). Nous attendrons notre heure, dit Duvernois. La confiance fut votée par 189 voix. Napoléon écrivit une lettre de blâme aux Arcadiens et retira à Duvernois la direction de son journal. Mais on a raconté qu'en confidence il se plaignait de l'incapacité des ministres, et qu'il n'attendait que la fin de la session pour les remplacer. Il se montrait vivement blessé d'être insulté dans les journaux et les réunions. Le cabinet, pour prouver qu'il avait la force de défendre l'Empereur, se mit à réprimer l'agitation républicaine. Il poursuivit plus de 30 journaux, envoya 72 accusés devant la Haute cour à Blois pour complot contre la sûreté de l'État et la vie de l'Empereur, et fit condamner comme société secrète l'Internationale qui, depuis ses déclarations socialistes et son intervention dans la grève du Creusot, était regardée comme une organisation révolutionnaire. V. — LA RÉPARTITION DES PARTIS POLITIQUES EN 1870. LES élections de 1869 et les rapports adressés au gouvernement sur la campagne du plébiscite permettent de distinguer l'opinion politique des différentes parties de la France à la fin de l'Empire. Tout le Nord, sauf quelques villes industrielles, vote pour le gouvernement (le Pas-de-Calais a donné 171.000 oui et 9 600 non). Il n'y a une majorité de non qu'à Lille, où les ouvriers, dirigés par un survivant de 48, lisent un journal républicain imprimé en Belgique, et au Cateau-Cambrésis, où les ouvriers textiles sont groupés en grandes usines. On ne trouve que des groupes républicains isolés à Saint-Pierre-lès-Calais, faubourg de l'industrie du tulle, Boulogne, qui a voté en 1869 pour le candidat radical, Saint-Quentin, ville d'opinion très avancée, et les petites villes picardes de l'industrie à la main, Mouy, Breteuil, Liancourt, Guise, Corbie. La population de l'Aisne, ombrageuse au point de tenir pour suspect tout comité où l'élément fonctionnaire est nombreux, fait vivre plusieurs journaux républicains ; la circonscription du sud a élu un député de l'opposition libérale. En Champagne, l'opposition républicaine est réduite aux ouvriers des villes industrielles, Reims, Romilly, et quelques groupes urbains dans la vallée de la Seine. La population ouvrière démocratique des Ardennes n'est plus organisée pour la lutte ; même les ouvriers de Sedan ont voté oui. Dans toute la Lorraine, sauf Nancy où le candidat républicain a eu les voix des ouvriers et celles des bourgeois républicains ou partisans de Buffet, et Bar-le-Duc où Picard, candidat républicain, a eu 6.000 voix, l'opposition républicaine paraît se réduire à la petite bourgeoisie des villes, Metz, Lunéville, Verdun, Épinal (très frondeuse), Saint-Dié, Remiremont, et. à quelques petits centres métallurgiques voisins de Commercy. L'Alsace seule a un parti républicain vraiment fort, composé de la bourgeoisie protestante des villes, Strasbourg et Colmar, et de la région industrielle de Mulhouse, qui a élu en 1869 deux opposants, un républicain et un catholique. Dans la région voisine de Paris, les républicains, votant avec les royalistes libéraux et les frondeurs contre le gouvernement, ont fait passer à Montereau et Montargis, vieux centres démocratiques, deux députés d'opposition libérale presque républicains (Choiseul et Cochery) ; en Seine-et-Oise, 2 orléanistes libéraux ; en Eure-et-Loir un parti républicain est formé du canton d'Anet et des partisans personnels de Labiche. La Normandie est en très grande majorité ralliée à l'Empire: quelques personnages influents y maintiennent des centres orléanistes, le duc de Broglie dans l'Eure, Daru à Valogne, d'autres à Honfleur. L'opposition est forte surtout en Seine-Inférieure, où ont été élus deux républicains et un libéral ; elle est formée par les ouvriers de Rouen, qui a donné une légère majorité de non, du Havre, et des villes industrielles, Darnetal, Elbeuf, Caudebec, Bolbec, Lillebonne, et grossie des bourgeois, affolés par la colère contre le traité de commerce. Il n'y a ailleurs que de petits groupes républicains épars dans les régions d'industrie textile, la vallée de l'Andelle, Caen, Lisieux, Vire, Falaise, Condé-sur-Noireau, où les industriels protestants sont en rapports avec la Ligue de l'enseignement et ont engagé leurs ouvriers à voter non. Les ouvriers du port de Cherbourg, malgré les autorités maritimes, ont voté pour de Gasté, ancien ingénieur de la Marine, vieux républicain humanitaire ; au plébiscite, le préfet maritime a cru les intimider en tenant le scrutin dans le port militaire : ils ont voté non. Le Perche est impérialiste, sauf la région industrielle de Flers et de la Ferté-Macé, qui a élu un opposant libéral, le grand industriel Gevelot. A Alençon, la noblesse, en lutte coutre la bourgeoisie commerçante, est légitimiste, le député, gouvernemental libéral, est soupçonné d'avoir combattu le plébiscite. Le Maine a conservé une région d'opposition, Saint-Calais, la ville du Mans, qui a donné en 1869 presque autant de voix à 2 candidats radicaux qu'aux ministériels, la Suze, Sillé. Tout le reste est conservateur, sauf les ouvriers des carrières de sable, et quelques îlots républicains dans la petite bourgeoisie des villes, Laval et Évron (qui ont donné une majorité au républicain Garnier-Pagès), la Ferté-Bernard (forte majorité de non), Mamers, Mayenne, Ernée, Château-Gontier, la Flèche. La campagne obéit aux grands propriétaires légitimistes et au clergé, ralliés à l'Empire. Dans la vallée de
la Loire, le sentiment démocratique reste assez fort dans les campagnes pour
faire élire (en Indre-et-Loire et Loir-et-Cher)
3 députés d'opposition libérale, dont 2 républicains modérés, sur 5 ; Blois
et Tours ont des groupes d'ouvriers républicains. Saumur ; toujours
républicain, a donné une majorité au candidat radical Allain Targé et une
petite majorité de non. L'Anjou est encore légitimiste, quoiqu'il ait élu des
catholiques ralliés à l'Empire, et que le clergé fasse voter oui. Il ne se
trouve de républicains qu'à Angers, où le parti organisé par le bâtonnier
Cubain a donné les deux tiers des voix à l'opposition et une majorité de non,
et à Cholet, centre du commerce des toiles, qui a donné deux tiers de non (avec l'aide des légitimistes). Les ouvriers
ardoisiers de Trélazé obéissent au maire impérialiste. La Bretagne, presque toute ralliée à l'Empire par le clergé, a donné 630.000 oui, 48.000 non. Il n'y a de républicains que le pays bretonnant proche de Saint-Brieuc, qui en 1863 et 1869 a élu un républicain (Glais-Bizoin), les artisans et petits bourgeois de Nantes, Rennes, Quimper, Saint-Brieuc, qui ont donné une majorité de non, les minorités des ports de commerce, Saint-Malo, Saint-Servan, Morlaix, les sardiniers de Belle-Isle ; les ouvriers des ports de guerre, hostiles comme toujours, ont fait passer à Brest un demi-républicain (de Kératry), et donné à Brest et Lorient une majorité de non. Les légitimistes dominent la Bretagne française et le pays bretonnant de Vannes. Le Poitou reste légitimiste dans le nord (Vendée et Bressuire), impérialiste dans le sud, excepté les protestants des Deux-Sèvres, qui sont républicains, et quelques groupes épars, l'île de Ré, les ouvriers de Châtellerault, et Niort. Cette région a peu de vie politique ; dans le sud elle est si indifférente en religion, que le procureur général se félicite de n'avoir pas le concours du clergé : il est si peu populaire qu'il ferait voter non en recommandant oui. Les deux Charentes sont fortement impérialistes, mais avec cieux centres d'opposition, la Rochelle, où la coalition des républicains, des orléanistes et des protestants a fait passer un demi-républicain (Bethmont), Confolens, où persiste l'influence républicaine de Babaud, l'ancien Constituant. Le Sud-Ouest jusqu'aux Pyrénées est devenu impérialiste, sauf Bordeaux, qui en 1869 a élu 2 républicains, les protestants qui forment le noyau de l'opposition républicaine-orléaniste de Sainte-Foy, de Libourne, de Bergerac, qui a donné deux tiers des voix au candidat opposant et une moitié de non, et trois petits groupes républicains Bayonne, Dax, Bagnères. La force des républicains est, comme en 1849, dans la vallée de la Garonne : Toulouse, où un journaliste révolutionnaire, Duportal, a fondé l'Émancipation, donne une majorité de non ; Agen, Villeneuve, Marmande, Tonneins, restés des centres d'agitation républicaine, ont réuni 29.000 voix pour les opposants contre 58.000 aux candidats officiels et donnent une majorité ou une grosse minorité de non. — Dans le Gers, les centres républicains de 1849, Auch, Condom, Lectoure, en lutte contre l'influence impérialiste de Granier de Cassagnac, dominante dans le reste du département, ont réuni en 1869 près de 30.000 voix opposantes, contre 48.000 aux candidats officiels ; mais l'heureuse influence du clergé obtient une majorité écrasante de oui. — En Tarn-et-Garonne, il ne reste un parti républicain qu'à Montauban et à Moissac (où il est désorganisé par la mort de son chef). Dans les montagnes du Midi, la vie politique est faible. Au sud, dans l'Ariège, les centres républicains isolés, Foix, Varilles, Mirepoix, le Mas d'Azil, Tarascon et Pamiers, ont réuni 12.000 voix opposantes. Au nord, le Lot, habitué à la pression administrative, est inerte ; l'opposition, concentrée dans Cahors, Figeac, Souillac (la seule ville qui donne une majorité de non), a en 1869 réuni 18.000 voix, contre 55.000 aux candidats officiels, après une pression qui a fait scandale à la vérification des pouvoirs. — Le Tarn, où le gouvernement a partout la majorité, a une opposition assez nombreuse, formée des ouvriers chapeliers d'Agen, de Cordes, et des centres industriels, Carmaux, Castres, Mazamet, où les patrons sont protestants et hostiles à l'Empire. Dans le Centre, les campagnes votent en masse pour le gouvernement, les propriétaires conservateurs sont presque tous ralliés, sauf autour de Moulins. L'opposition républicaine est forte à Bourges, où son chef est l'avoué Brisson, dans la région métallurgique de Vierzon, qui a élu un opposant, et le pays industriel de Montluçon, et dans les vieux centres républicains, Saint-Amand, Issoudun, Clamecy, Comte. En Auvergne, l'orléaniste de Barante a passé en Puy-de-Dôme, un opposant libéral dans le Cantal, grâce à deux cantons mécontents. Mais les groupes républicains sont réduits aux vieux centres démocratiques, Issoire, Thiers, ville des couteliers, Clermont, où les républicains ont un journal en commun avec les royalistes libéraux. La Haute-Loire, où Brioude reste démocratique, a élu un opposant, et donné beaucoup de non. — Le Limousin obéit aux maires et aux juges de paix agents du gouvernement ; l'influence du clergé est à peu près nulle ; l'opposition républicaine est réduite à Ussel et Limoges : toutes deux ont un comité anti-plébiscitaire. Les départements montagneux, sur le versant du Massif central, obéissent au clergé et à l'administration, sauf les protestants. L'Aveyron, malgré ses agglomérations d'ouvriers et un centre d'opposition à Villefranche, n'a donné qu'un dixième de non. La Lozère, qui a élu un opposant catholique, est conservatrice, sauf les protestants du pays de Florac. Dans l'Ardèche, un découpage des trois circonscriptions fait passer partout les candidats officiels, mais les républicains, maîtres de la plaine et des pays protestants, ont la majorité de l'arrondissement de Privas ; la montagne catholique est conservatrice. Le Languedoc reste divisé en blancs et rouges. Les blancs, légitimistes ralliés, appuyés sur l'administration, ont la majorité. Mais les républicains, très nombreux, même dans les campagnes, ont réuni dans les Pyrénées-Orientales 15.000 non (contre 25.750 oui), dans l'Aude 13.000 non (contre 64.000 oui), dans l'Hérault 38.000 non (contre 66.000 oui). Le gouvernement, dit le procureur, est soutenu par les pays les plus pauvres ; les vignerons enrichis ont des sentiments révolutionnaires. Les deux foyers d'agitation sont Montpellier, où a été élu le républicain E. Picard, où se publient deux journaux républicains (un révolutionnaire) et où se sont formés deux comités anti-plébiscitaires, Béziers, qui a donné la majorité au radical Floquet venu de Paris. Les petites villes républicaines s'agitent ; à Bédarieux on a écrit sur les trottoirs : Mort à l'Empereur ; et le bruit court que les irréconciliables veulent prendre la mairie et y proclamer la république. Dans le Gard, la population catholique, guidée par ses directeurs ecclésiastiques, donne la majorité au gouvernement ; mais les protestants, carrément hostiles, forment de fortes minorités. Les légitimistes et les rouges se disputent la Provence, excepté les montagnes des Basses-Alpes et les Alpes-Maritimes, dociles au gouvernement. Les légitimistes, maîtres de la partie nord-ouest de Vaucluse, y font passer les deux candidats officiels ; à Marseille et Aix, ils entretiennent un grand journal influent sur le clergé. Les républicains, presque tous avancés, dominent la partie sud de Vaucluse, Apt, Pertuis, Cadenet ; ils ont la majorité à Marseille, qui a élu 2 irréconciliables, à Aix, où les ouvriers chapeliers forment un noyau révolutionnaire, à Arles, où la population ouvrière discute la question sociale et tient de grandes réunions, à Toulon grâce aux ouvriers du port. dans les petites villes du Var (Brignoles, Bayols, le Luc), dans la plaine des Basses-Alpes, où Manosque reste un centre républicain. C'est la région de l'Est (au sens large) qui fait la force solide de l'opposition. Au nord, sur le plateau de la Saône, dans les campagnes, le parti républicain n'a pas été réorganisé ; mais il reste dans les villes. Gray, Vesoul. Luxeuil, Langres, des républicains qui, unis aux orléanistes encore influents, ont fait élire en Haute-Saône 9 opposants libéraux, à Langres un républicain de la gauche ouverte. La montagne de Franche-Comté, très catholique, disputée entre Montalembert et le gouvernement, a élu en 1869 un opposant catholique. Le parti républicain, fortement constitué par les industriels protestants de Montbéliard, les ouvriers horlogers de Besançon, les vignerons et les paysans propriétaires du Jura (Ornans, Dôle, Arbois), a fait passer 1 député (sur 9) dans le Doubs, 2 (sur 3) dans le Jura, et donné une majorité de non à Besançon. C'est le vieux parti de 48, anticlérical et démocrate à la façon suisse, représenté par Grévy. Les ouvriers du bois, à Saint-Claude et Morez, forment des groupes républicains isolés. En Bourgogne, la montagne, Morvan et Auxois, est dominée par les grands propriétaires et l'administration qui dispute le pays de Châtillon aux orléanistes. La région des plaines et du vignoble est républicaine anticléricale ; elle a élu dans l'Yonne (Auxerre, Sens, Joigny) deux opposants de la gauche ouverte, dans la Côte-d'Or un républicain (Magnin), et le découpage des circonscriptions lui a enlevé un siège. L'administration a obtenu, dans les campagnes, beaucoup plus de oui que de voix pour ses candidats. Mais toutes les villes sont des centres ardents d'opposition républicaine : Dijon et Beaune ont voté non. En Saône-et-Loire, aucun opposant n'a été élu, mais il y a eu de fortes minorités, même dans le Charolais ; et Chalon, resté fidèle à l'ancien Montagnard exilé, le docteur Boysset, Mâcon, même Autun ont donné la majorité au candidat radical. Les ouvriers du Creusot, qui en 1869 votaient pour leur patron Schneider, exaspérés par la répression de la grève, ont donné deux tiers de non. La Bresse obéit au gouvernement, sauf les républicains de Louhans, Bourg, Belley ; l'opposition est forte dans les montagnes, à Oyonnax, centre ouvrier, à Nantua, où l'influence de Baudin a passé à ses frères. Dans le Rhône et la Loire, les campagnes restent soumises au clergé, et même légitimistes dans le pays de Montbrison. Mais toute la population ouvrière est violemment hostile à l'Empire ; elle a élu à Lyon 2 irréconciliables, à Saint-Étienne un républicain d'extrême gauche. Le Dauphiné reste en grande partie républicain, bien que le gouvernement ait l'ait passer tous ses candidats dans les Hautes-Alpes par des faveurs accordées à une population pauvre, dans la Drôme par le découpage des circonscriptions. L'Isère a réuni 70.000 voix sur les candidats opposants, et fait passer 2 députés républicains (sur 5). L'opinion républicaine domine à Grenoble, Vienne, Saint-Marcellin ; les maires n'ont pas osé faire voter oui. La Drôme a donné 35.000 voix aux opposants et plus de trois huitièmes de non ; les villes, surtout Valence et Romans, sont en majorité radicales. La Corse, restée hors de la vie politique française, vote pour Napoléon ; sauf un petit groupe à Bastia, elle n'a donné que 1 p. 100 de non. Comparée à la répartition des partis en 1850, la distribution régionale des votes en 1870 fait apparaître à la fois la persistance de l'opinion républicaine et la puissance du gouvernement impérial. Le parti républicain se retrouve clans les mêmes régions, le Sud et l'Est, mais diminué en nombre et chassé presque partout des campagnes que sa propagande avait commencé à gagner. Il a perdu la Haute-Saône, la Bresse, les Hautes-Alpes, une partie du Var et des Pyrénées-Orientales. Dans le Nord, l'Ouest et le Centre, il ne conserve guère que les grandes villes, les protestants, une partie des ouvriers, des vignerons, des paysans propriétaires. Dans le Sud-Ouest, il est réduit à la vallée de la Garonne. Il est moins nombreux qu'en 1849, mais plus concentré, fortifié par la coalition avec les libéraux d'origine royaliste, excité par le souvenir de la compression, et devenu plus agressif. |