HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE PREMIER. — L'ÉVOLUTION DE L'EMPIRE VERS LE RÉGIME PARLEMENTAIRE.

CHAPITRE III. — LA DÉCOMPOSITION DU RÉGIME AUTORITAIRE.

 

 

I. — LA CRISE DE 1866 ET LES PROMESSES DU 19 JANVIER 1867.

L'ANNÉE 1866 fut dure pour Napoléon. Sa maladie, mal diagnostiquée (qu'on sut plus tard être une maladie de vessie), amena des crises de souffrances aiguës qui le laissaient brisé et découragé. Sa politique extérieure aboutissait à des désastres : en Amérique son empire du Mexique s'effondrait ; en Europe sa combinaison d'une Allemagne affaiblie par la guerre était anéantie par la victoire de la Prusse. Les rapports des fonctionnaires l'avertissaient que l'opinion publique était mécontente de lui et inquiète. Il apprenait que le régime autoritaire, maintenu en droit, fonctionnait mal en fait : les ministres, armés d'un pouvoir discrétionnaire, empêchaient les journaux de critiquer leurs actes, mais laissaient attaquer l'Empereur: comme ils opéraient chacun pour son compte, il était arrivé que le Conseil des ministres fît  frapper d'un avertissement un article envoyé par un ministre, ou qu'un journal refusât un article de l'Empereur. En province, disait Mérimée, les préfets, ne recevant pas de direction, faisaient les morts pour demeurer bien avec tout le monde. Le personnel du gouvernement, ne faisant plus de recrues, ne suffisait plus à remplir les postes vidés par la mort. Vos ministres, disait le prince Napoléon, sont des maîtres Jacques habillés tantôt en cochers, tantôt en cuisiniers.

Walewski, devenu président du Corps législatif, s'était, comme Morny, converti à l'idée d'établir un régime constitutionnel, pour obliger Napoléon à la sagesse. Pendant le séjour à Compiègne il l'engagea à accorder quelques réformes. La confiance de Napoléon en lui-même était ébranlée, il sentait le besoin, pour compenser les mécomptes de la politique extérieure, de satisfaire l'opinion par des concessions à l'intérieur. Il désirait, en gardant son ancien personnel de la période autoritaire, le renforcer par des hommes nouveaux. Il chargea Walewski d'offrir à Ollivier un ministère. Ollivier hésita à entrer dans un cabinet dominé pas Rouher ; après quelques négociations (1er-7 janvier 18G7), il refusa ; mais il accepta de causer avec l'Empereur. Pour agir sur lui, il faut le voir souvent, disait Walewski.

Napoléon, pour se cacher de Rouher, fit entrer Ollivier par une porte de derrière (10 janvier) ; il eut avec lui une longue conversation sur un ton de confiance. Ollivier lui dit qu'on le croyait malade et affaibli, et l'engagea à montrer sa volonté par un acte résolu, en prenant des mesures libérales, loi sur la presse. loi sur les réunions, envoi des ministres dans le Corps législatif. Napoléon objecta qu'il aurait l'air de vouloir se faire pardonner ses échecs, et d'obéir à une sommation ; il préférait attendre jusqu'après le vote de l'Adresse, et se borner à annoncer son intention. Il envoya Ollivier discuter le lendemain avec l'impératrice ; elle ne voulait pas d'une réforme qui semblerait une liquidation. Napoléon se fit remettre par Ollivier un résumé de ses propositions, et lui expliqua que, s'il hésitait, c'est qu'il tenait à conserver les moyens de rétablir... l'ordre moral, base essentielle de la liberté ; il aurait voulu d'un coup établir... le couronnement de l'édifice, pour n'avoir pas l'air d'être entraîné à des concessions successives.

Il se décida vite, et chargea Magne de rédiger les décrets. Il refusa à l'impératrice d'avertir le Conseil des ministres ; mais il consentit à prévenir Rouher, et lui ordonna de s'entendre avec Ollivier. Rouher, mécontent de cette surprise, fit des objections. Napoléon vit de nouveau Ollivier, et discuta le régime de la presse ; Ollivier lui expliqua que les lois en vigueur suffisaient pour réprimer les délits ; la liberté aurait pour effet de laisser les journaux dire contre les ministres ce qu'ils se permettaient déjà contre l'Empereur ; Napoléon avoua qu'il y gagnerait d'être mieux informé sur les actes de ses ministres. Ces Messieurs me consultent parfois, mais en général je ne sais pas ce qu'ils font ; les journaux nie l'apprendront de temps à autre.

L'Empereur communiqua ensuite (17 janvier) son projet au Conseil des ministres, qui le reçut très mal ; puis il consulta ses conseillers intimes, Rouher et Fould. Le lendemain (19 janvier), il réunit tous les ministres, leur demanda leur démission, et envoya au Moniteur une lettre (publiée le 20) qui annonçait en coup de théâtre son intention.

La forme est calculée pour éviter l'impression d'une conversion. C'est une Lettre de l'Empereur au ministre d'État au sujet des réformes constitutionnelles. Le préambule signifie que Napoléon entend seulement perfectionner sa politique, en gardant son ancien personnel, et en se réservant à lui seul l'initiative des réformes.

Depuis quelques années on se demande si nos institutions ont atteint leur limite de perfectionnement ou si de nouvelles améliorations doivent être réalisées ; de là une regrettable incertitude.... Jusqu'ici vous avez dû lutter avec courage en mon nom pour repousser des demandes inopportunes et pour me laisser l'initiative des réformes utiles. Aujourd'hui je crois qu'il est possible de donner aux institutions de l'Empire tout le développement dont elfes sont susceptibles, et aux libertés publiques une extension nouvelle, sans compromettre le pouvoir que la nation m'a confié.

La lettre annonce deux sortes de mesures : changements dans la procédure des Chambres à introduire immédiatement par décrets, réformes à faire par des lois, dont on prépare le projet.

L'Adresse établie en 1861 est supprimée. Il reste interdit aux ministres d'être membres du Corps législatif, et la lettre marque ce qui les distingue des ministres, solidaires et responsables, des régimes parlementaires.

La discussion n'a pas amené les résultats qu'on devait en attendre ; elle a passionné inutilement l'opinion, et fait perdre un temps précieux (en moyenne deux mois). Elle est remplacée par le droit d'interpellation sagement réglementé. Les ministres pourront tous être envoyés dans les Chambres, mais seulement par délégation spéciale pour y participer à certaines discussion, et sans sortir des termes de la Constitution, qui n'admet aucune solidarité entre les ministres et les fait dépendre uniquement du Chef de l'Etat.

Les projets de loi doivent : 1° supprimer le pouvoir discrétionnaire du gouvernement sur les journaux, en renvoyant l'appréciation des délits de presse aux tribunaux correctionnels ; 2° régler le droit de réunion, en le contenant dans les limites qu'exige la sûreté publique.

L'Empereur conclut par sa formule favorite : il va achever le couronnement de l'édifice élevé par la volonté nationale.

Ce coup de théâtre inquiéta d'abord l'ancien personnel. Vaillant écrivit dans son carnet : Il y aura un cabinet, et ce cabinet sera plus puissant que l'Empereur. C'est un amoindrissement considérable du souverain. Rouher annonça qu'il allait céder la place à Ollivier. Mais l'impératrice le pria de ne pas abandonner la défense du régime.

Le ministère démissionnaire l'ut remanié : le ministre de la Guerre Randon, rendu responsable de l'impuissance militaire de la France en 1866, fut remplacé par Niel, chargé de réorganiser l'armée ; la Marine et les Travaux publics furent donnés à des hommes sans couleur politique ; Rouher resta ministre d'État, et reçut en outre le ministère des Finances, abandonné par Fould. Vaillant écrivait le 23 janvier :

On a l'air un peu étonné... l'Empereur a l'air plus étonné que tout le monde ; et, le 25 : On traite des attributions à donner au Sénat ; on se débat contre des impossibilités. Donner et retenir.

 Le prince Napoléon écrivit à son cousin :

La publication de votre programme libéral a d'abord produit un effet de satisfaction.... La nomination de votre nouveau ministère... modifié ces dispositions, et on n'entend plus qu'un seul mot : — Ce n'est pas sérieux.... Thiers a dit : — C'est une attrape.... Vous changez les ministres spéciaux et vous conservez les ministres politiques sur lesquels pèse l'impopularité d'une résistance trop longtemps continuée.... On trouvait que M. Rouher était trop omnipotent comme ministre d'Etat, vous le créez en outre ministre des Finances ; vous le laissez flanqué de deux de ses créatures et vous en introduisez une nouvelle. Un ministre doit arriver avec ses idées et tomber avec elles.

La réponse de l'Empereur montre que pour lui un ministre n'était qu'un commis ou un avocat, et que sa répugnance à changer de personnel lui semblait une marque de fermeté et de prudence :

Je suis responsable, il n'y a donc pas d'inconvénient à ce que mes ministres changent de politique comme moi. J'ai laissé Rouher ministre d'État, parce que, n'ayant ni un ministre de l'Intérieur ni un ministre des Affaires étrangères en état de parler, j'ai voulu qu'il pût répondre à tout.

Si j'avais pris des hommes étrangers à ce qui s'est passé jusque-là, j'aurais paru désavouer une majorité qui m'a toujours été dévouée. Je ne mets pas Ollivier à l'Intérieur quoiqu'il m'inspire une confiance absolue : c'eut été me livrer tout à fait, c'est trop tôt.

Napoléon comptait faire appliquer sa politique nouvelle par son personnel ancien et ne demander aux hommes nouveaux que des conseils. Il chargea Rouher de rédiger les décrets annoncés le 19 janvier, en lui disant d'en parler avec Ollivier. Entre gens du métier, vous vous entendrez. Il ne tenait pas compte de leur rivalité personnelle. Rouher subit de mauvaise grâce cette collaboration avec un ancien adversaire. Il réglementa d'une façon stricte le droit d'interpellation accordé aux Chambres. La demande d'interpellation signée de cinq membres sera remise par le président au ministre d'Etat, elle ne sera discutée que sur la délibération d'une partie des bureaux (4 sur 9 au Corps législatif, 2 sur 5 au Sénat), et ne se terminera pas par le vote d'un ordre du jour motivé ; on ne pourra voter que l'ordre du jour pur et simple, ou le renvoi au gouvernement.

Pour contrebalancer cette concession, un sénatus-consulte du 14 mars élargit les pouvoirs du Sénat, en lui conférant le droit, non plus seulement de rejeter comme contraire à la Constitution une loi votée par le Corps législatif, mais de la renvoyer au Corps législatif pour une nouvelle délibération à une autre session. Cette réforme donnait à la Chambre nommée par le gouvernement un veto suspensif d'un an sur la Chambre élue. Elle enlevait au Sénat son caractère de corps exclusivement constituant, en le chargeant d'un rôle législatif qui le rapprochait de la Chambre haute des monarchies parlementaires.

Par compensation, Napoléon ordonna au président du Corps législatif de faire rétablir dans la salle la tribune supprimée après le Coup d'État. Elle aussi était un retour aux pratiques parlementaires.

 

II. — L'AJOURNEMENT DES RÉFORMES LIBÉRALES.

LE discours du trône, à l'ouverture de la session (14 février), expliquait l'inaction de la France en Europe, et annonçait que l'heure était venue d'adopter des mesures libérales. Vaillant note que le discours fut peu applaudi ; l'Empereur était un peu embarrassé, son papier tremblait. Le lendemain il se plaignit au Conseil de cet accueil froid ; il n'avait pas apaisé les libéraux mécontents du maintien de Rouher et de l'abolition de l'Adresse, peu satisfaits d'un droit d'interpellation difficile à exercer et dépourvu de sanction ; il avait inquiété la majorité impérialiste en annonçant des réformes.

L'opposition interpella sur les modifications apportées au décret de 1861. Elle contesta à l'Empereur le droit de modifier les pouvoirs du Corps législatif par simple décret. J. Favre accusa le gouvernement d'avoir changé le régime parce qu'il n'osait pas braver la discussion.

L'opposition interpella sur la politique étrangère. Thiers, dans un discours de quatre heures, montra le danger de la Prusse agrandie subitement grâce au principe des nationalités, fatal, chimérique, puéril. Il invita le gouvernement à reprendre la politique de bon sens, le maintien de l'équilibre européen, et conclut par la phrase fameuse : Il n'y a plus une faute à commettre. Rouher répondit : Il n'a été commis aucune faute. Le Tiers parti vota contre le gouvernement.

Les trois projets de loi annoncés par le discours du trône, sur l'armée, la presse, les réunions publiques, furent déposés au Corps législatif. Le président Walewski fit savoir que l'Empereur verrait avec plaisir Ollivier élu membre de la commission de la loi sur la presse. Ce fut l'occasion d'une rupture entre les représentants des deux politiques : le concurrent d'Ollivier fut élu par 13 voix contre 12. Walewski s'en plaignit. Napoléon, qui lui gardait rancune de n'avoir pas arrêté les attaques des orateurs républicains, ne le soutint pas ; Walewski donna sa démission. Napoléon refusa de le remplacer par le candidat de Rouher, Jérôme David, chef des Arcadiens — on appelait ainsi les députés partisans du régime autoritaire, qui venaient de fonder le cercle de la rue de l'Arcade —. Il nomma président du Corps législatif Schneider, le grand industriel du Creusot, homme calme, indifférent à la politique, indépendant de Rouher et de l'impératrice.

La loi municipale, discutée en mai, portait à sept ans la durée des pouvoirs du conseil municipal (ce qui rendait les élections moins fréquentes) ; elle donnait au préfet le pouvoir de remplacer le conseil élu par une commission municipale pour un temps illimité. L'amendement de l'opposition, qui limitait à six mois le temps entre la dissolution du conseil élu et la convocation des électeurs, réunit 78 voix contre 158, la plus forte minorité obtenue jusque-là.

La discussion du budget (en juillet), outre les attaques ordinaires contre les erreurs de la politique extérieure et les abus de pouvoir à l'intérieur, donna le spectacle d'un duel entre les représentants des deux politiques contradictoires de l'Empereur. Ollivier, rentré dans l'opposition, attaqua directement le ministre d'État Rouher.

Il lui reprocha d'appeler marche sage et progressive son piétinement sur place, et déclara sa fonction même devenue inutile depuis que tous les ministres pouvaient venir parler devant les Chambres. Comment l'appeler désormais ? un premier ministre ? un grand vizir ? un maire du palais ? Il conclut : C'est un vice-Empereur sans responsabilité.

Napoléon envoya à Rouher une plaque de Grand-Croix de la Légion d'honneur en diamant, et, par une lettre publiée au Moniteur, fit savoir qu'il voulait lui donner publiquement une nouvelle preuve de sa confiance et lui faire oublier les attaques injustes dont il était l'objet. Rouher restait donc l'homme de confiance ; Napoléon gardait sou vieux personnel, et ne changeait pas de politique.

 

III. — L'ESSAI DE RÉORGANISATION DE L'ARMÉE.

LA victoire éclatante de l'armée prussienne et l'impuissance manifeste de la France à intervenir dans la guerre avaient fait prendre à Napoléon la résolution de réorganiser l'armée française. Il avait réuni  à Saint-Cloud et à Compiègne (octobre 1866) une haute commission pour assurer la défense du territoire et le maintien de notre influence politique. Elle s'accorda à déclarer l'effectif trop faible ; elle se divisa sur le moyen de l'augmenter : le ministre de la Guerre (Randon) voulait maintenir la conscription en allongeant la durée du service ; le prince Napoléon et le général Trochu proposèrent le régime prussien, le service universel à court terme.

Les conclusions de la commission, publiées dans une note du Moniteur (12 décembre), fixaient à 400.000 hommes le chiffre de l'armée (sans compter les gendarmes) ; le service militaire serait dû en principe par tous les jeunes gens de la classe, mais on continuerait à n'en incorporer qu'une partie dans l'armée active ; le reste formerait une réserve soumise seulement à des périodes d'exercices, et divisée en deux catégories : l'une, appendice obligé de l'armée active, à la disposition du ministre qui pourrait à tout n'ornent l'appeler dans les régiments ; l'autre, appelée garde mobile, destinée seulement au service de garnison en temps de guerre, formée des jeunes gens exonérés et des soldats libérés. Le service serait de six ans dans l'armée active ou la réserve, trois ans dans la garde mobile. Ce projet fut mal reçu du public. Il y vit surtout qu'il n'y aurait plus d'exempts, ni les bourgeois pris par la garde mobile, ni les gens du peuple versés dans la réserve. Il n'y aura plus de bons numéros, disait-on.

Le ministre Niel remania le projet en réduisant le service actif à cinq ans ; chaque année le contingent était divisé par le tirage au sort en deux portions : la première faisait cinq ans dans l'active, quatre dans la réserve ; la deuxième ne faisait que quatre ans dans la réserve et cinq dans la garde mobile. Napoléon vint présider le Conseil d'État, et justifia le projet par l'expérience des guerres de Crimée et d'Italie et la nécessité de suivre l'exemple des États étrangers. Le Conseil d'État changea le caractère de la réserve : elle ne serait appelée qu'en cas de guerre et par un décret. La garde mobile réunirait les hommes qui auraient fait quatre ans de réserve, et les exonérés et remplacés qui n'auraient pas servi ; son service se réduirait à des périodes d'exercice ; pour l'appeler à un service actif il faudrait une loi.

Même ainsi atténuée, la réforme était impopulaire ; elle aggravait les charges militaires qu'on désirait au contraire voir alléger, et dont le besoin ne paraissait pas évident, puisque le gouvernement se déclarait résolu à suivre une politique de paix. Les libéraux lui reprochaient de militariser la jeunesse. L'opposition faisait un succès à un livre anonyme, L'armée française en 1867, œuvre du général Trochu, l'un des membres de la commission de réforme, qui montrait les vices du système de centralisation, de mobilisation et d'intendance.

Le nouveau ministre de la guerre, Niel, officier d'artillerie, réputé pour son instruction militaire, plein d'assurance, parleur brillant à la façon gasconne, essaya de faire comprendre à l'opinion publique la nécessité de renforcer l'armée. Dans le discours de l'Empereur il fit insérer cette maxime : L'influence d'une nation dépend du nombre d'hommes qu'elle peut mettre sous les armes. Il trouva au Corps législatif la résistance, non seulement de la minorité opposante, mais de la majorité gouvernementale ; elle ne voulait ni la suppression des bons numéros, impopulaire dans la masse des électeurs, ni l'organisation militaire de la garde mobile, pénible pour la bourgeoisie ; elle ne renonçait pas au droit de voter le contingent annuel.

La commission du Corps législatif, formée des notables de la majorité et du Tiers parti, discuta pendant l'année 1867 avec le Conseil d'État et le ministre pour faire accepter ses amendements. Elle refusa l'effectif fixe de 800.000 hommes et maintint le droit du Corps législatif de voter chaque année le chiffre du contingent. L'exonération établie en 1855 fut abolie, mais on permit le remplacement. Le régime de la garde mobile fut vivement discuté. Le ministre voulait la soumettre aux règlements militaires et l'astreindre à des périodes annuel tes d'exercice de vingt-cinq jours au maximum, ce qui impliquait le séjour à la caserne et la discipline militaire. La commission réduisit l'application des règlements militaires au cas où la garde mobile serait appelée à un service, elle limita la durée des exercices à quinze jours par an, et exigea que chaque appel ne durât pas plus de douze heures et que les appelés pussent chaque soir rentrer chez eux ; ce qui impliquait des exercices sur place comme ceux de la garde nationale.

Le Corps législatif discuta la loi au début de la session (ouverte le 18 novembre 1867). Ce fut l'occasion de discours, très souvent cités après 1870 dans les polémiques des partis, mais qui n'eurent en leur temps aucune portée pratique. L'opposition craignait d'accroître encore le pouvoir déjà si fort de l'autorité militaire au service d'un gouvernement hostile à la liberté. Jules Simon, qui désirait éviter la guerre, soutint un contre-projet présenté par les républicains : il proposait un service obligatoire universel sur le modèle de la Suisse, avec de courtes périodes d'instruction et des exercices de tir le dimanche. Ce projet, essentiellement défensif, est l'organisation de la paix. Une minorité si faible n'avait aucune action sur le sort de la loi. Deux orateurs isolés parlèrent de la force de l'armée prussienne. Ni le rapporteur ni le ministre n'osèrent indiquer clairement la nécessité de se préparer à la guerre. Le gouvernement céda aux répugnances de la majorité, et accepta le texte de la commission.

La nouvelle loi (de 1868) maintint donc les institutions fondamentales du régime antérieur, le tirage au sort et le remplacement. Le service universel, adopté en principe, ne s'appliquait qu'à la garde mobile, qui allait rester sur le papier. La réforme pratique se réduisit à modifier un peu la durée légale du service actif.

 

IV. — LE MALAISE DE 1867 ET LES MANIFESTATIONS SOCIALISTES.

L'EXPOSITION universelle de Paris, ouverte le 1er avril 1867, charma les visiteurs, Français et étrangers, et établit définitivement la réputation de Paris comme ville d'agrément. Mais les fêtes et les visites de souverains (le tsar, le roi de Prusse, le roi des Belges) ne dissipèrent pas le malaise causé par l'incertitude de l'avenir politique.

Napoléon souffrait cruellement ; il urinait du sang et ses crises d'épuisement l'empêchaient parfois de tenir son rôle dans les fêtes de l'Exposition. Le public redoutait un accident : si l'Empereur mourait, tout semblait mis en question, sous le règne d'un enfant ; aussi la moindre nouvelle, bonne ou mauvaise, de sa santé faisait-elle hausser ou baisser la Bourse. Même si l'Empereur vivait, on craignait une de ses décisions brusques par lesquelles il lancerait la France dans une grande guerre, ou dans une tentative de réformes au bout de laquelle le monde des affaires, toujours conservateur, entrevoyait une révolution sociale. On évitait donc d'engager des capitaux dans les entreprises à long ternie ; l'argent, ne trouvant plus d'emploi, s'accumulait à la Banque de France, dont l'encaisse atteignit en 1867 1 milliard, chiffre alors sans exemple : c'est ce qu'on surnomma la grève du milliard.

Au retour d'une visite à l'empereur d'Autriche, Napoléon, préoccupé des affaires d'Allemagne, laissa échapper en public une phrase qui accrut l'inquiétude. Dans le discours de Lille il dit : Des points noirs assombrissent notre horizon... Nous avons eu des revers.

Le malaise du public inquiéta le personnel au pouvoir. Les rapports du préfet de police Piétri à l'Empereur, de septembre 1867 (trouvés aux Tuileries en 1870), insistent sur les manifestations de mécontentement, les placards séditieux, les paroles menaçantes, les récriminations.

On se demande si l'Empereur veut la paix ou la guerre, une nouvelle évolution libérale ou le renforcement de l'action gouvernementale. La partie agissante de la société, celle qui s'occupe le plus de politique... accentue... son opposition radicale et systématique.... Elle va répétant que l'Empire est altéré dans son prestige extérieur, dans la prospérité matérielle du pays, et ne donne plus les mêmes garanties aux intérêts conservateurs.... Les masses... restent attachées à l'Empereur ; mais il a contre lui les classes dirigeantes.

Un rapport du directeur de la presse (15 sept.) relève le succès croissant dos journaux d'opposition.

En 1858 les journaux du gouvernement réunis tiraient à 67.000 exemplaires, les journaux opposants à 75.000 ; en 1867 la presse gouvernementale atteint à peine 42.000, la presse d'opposition 128.000. La direction de la presse A été donnée à des fonctionnaires (les bureaux sans relations personnelles avec les écrivains ; ils ont créé l'antipathie... dans les classes lettrées et découragé les hommes jeunes de se rallier à l'Empire. Les journaux du gouvernement, faiblement rédigés, sont dépourvus d'autorité.

Dans un rapport à l'Empereur. Rouher examine la situation de la France au dehors et au dedans et repousse les solutions nettes.

Dans les affaires d'Allemagne il conseille de louvoyer ; à l'intérieur, de résister à la pression des impérialistes qui, effrayés du ton des journaux, demandent à l'Empereur de dissoudre le Corps législatif et de retirer les réformes ; il propose de consulter le suffrage universel sur la convenance de l'ajournement des réformes, mais de remettre les élections à plus tard ; leur succès plus chèrement acheté donnera au gouvernement une force incontestée.

Le inonde officiel s'alarmait des manifestations anticléricales, pacifiques et socialistes, nombreuses en cette année 1867 où reparaissaient des idées et des expressions de 1849. Jean Macé, secrétaire de la Solidarité en 1848, réunissait 5.000 adhérents à la Ligue française de l'Enseignement, qui se proposait de fonder des bibliothèques et des écoles pour répandre l'instruction populaire dans un esprit laïque. Les journaux ouvraient une souscription pour élever une statue à Voltaire. A Paris se créait la Ligue des solidaires, dont les membres s'engageaient à se faire enterrer civilement. Le Sénat ayant discuté une pétition catholique à l'effet d'interdire aux bibliothèques populaires les œuvres de Voltaire, Rousseau, Michelet, Renan, G. Sand, Sainte-Beuve répondait par un éloge de ces écrivains. Les élèves de l'École Normale lui envoyaient une adresse de félicitations, qui fut publiée dans les journaux ; deux élèves furent exclus, leurs camarades protestèrent ; l'École Normale fut licenciée par décret (juillet) ; l'impératrice voulait la supprimer, Duruy en obtint le maintien.

Pendant l'Exposition universelle, quelques économistes inquiets des bruits de guerre fondèrent à Paris une Ligue de la paix ; des Unions de la paix se créèrent dans d'autres villes. On voulut, comme en 1848, réunir un Congrès international en faveur de la paix, par un appel aux intérêts économiques et aux sentiments d'humanité. Un journal républicain de Nantes, le Phare de la Loire, dirigé par un Israélite, proposa de lui donner pour programme une alliance entre les peuples destinée à faire cesser la guerre en constituant les États-Unis de l'Europe. Un manifeste, rédigé par une réunion secrète et répandu dans toute l'Europe, reçut l'adhésion de presque tous les hommes politiques républicains. Le gouvernement radical de Genève permit à l'Institut genevois de convoquer à Genève un Congrès international de la paix qui devait étudier les moyens de préparer... l'établissement d'une confédération de libres démocraties constituant les États-Unis d'Europe, et de fonder une association durable des amis de la démocratie et de la liberté. Ce caractère d'opposition républicaine fut aggravé encore par la présidence d'honneur de Garibaldi.

Le Congrès de l'Association internationale des travailleurs, réuni en même temps à Lausanne, devenait une manifestation socialiste. La section française de l'Internationale avait d'abord semblé inoffensive : dans le procès intenté aux blanquistes, l'avocat du gouvernement opposait sa modération à la violence des blanquistes. Mais, une maison de bronzes d'art ayant voulu forcer ses ouvriers à sortir de la Société de crédit mutuel des ouvriers du bronze, les bronziers firent grève, et l'Internationale intervint par un appel qui fit de cette grève parisienne un conflit commun à la classe ouvrière de tous pays.

Il ne s'agit plus d'une question de salaire. Les patrons, en exigeant des ouvriers l'abandon de la société qu'ils ont formée pour le maintien de leurs droits, ont soulevé une question de principe et porté atteinte à la liberté du travail et à la dignité des travailleurs.

Deux membres de l'Internationale et trois délégués des grévistes allèrent à Londres, et obtinrent des unions anglaises d'ouvriers un secours en argent qui décida les patrons à céder. L'Internationale apparut tout d'un coup comme une puissance en cas de grève.

Le Congrès de l'Internationale tenu à Lausanne (27 septembre) avait à son programme surtout des questions économiques (crédit, coopération, chômage). Mais les délégués suisses, pour éprouver le républicanisme de la section parisienne sur laquelle pesait encore le souvenir du Palais-Royal, firent introduire une question relative à la privation des libertés politiques ; le Congrès répondit par ce vote :

L'émancipation sociale des travailleurs est inséparable de leur émancipation politique. L'établissement des libertés politiques est une mesure première d'une absolue nécessité.

Le Congrès de l'Internationale, entré clans l'opposition politique, décida d'adhérer au Congrès de la paix, mais à condition de déclarer que la paix doit être consolidée par un nouvel ordre de choses qui ne connaîtra plus dans la société deux classes dont l'une est exploitée par l'autre. — La guerre a pour cause... le manque d'équilibre économique ; pour la supprimer il ne suffit pas de licencier les armées, il vaut mieux modifier l'organisation sociale dans le sens de la répartition toujours plus équitable de la production.

Les socialistes allèrent à Genève porter cette adhésion ; leurs discours irritèrent les adhérents économistes du Congrès et les républicains modérés. Les adhérents suisses, dirigés par le chef du gouvernement genevois et soutenus par la foule, s'opposèrent à toute résolution dangereuse pour la neutralité de la Suisse. Mais la majorité, après un tumulte violent, décida de fonder une Ligue de la paix et de la liberté, vraie fédération cosmopolite, pour éclairer l'opinion sur la véritable nature du gouvernement, exécuteur de la volonté générale, et les moyens d'éteindre l'ignorance et les préjugés qui entretiennent les causes de guerre. A la formule des républicains : substitution des milices nationales aux armées permanentes, on ajouta, pour satisfaire l'Internationale : faire mettre à l'ordre du jour dans tous les pays la situation des classes laborieuses et déshéritées.

Ces manifestations n'étaient soutenues par aucune force effective : la section française de l'Internationale n'avait que 600 adhérents. Mais le public, informé par les journaux intéressés à grossir les faits, et déshabitué des formes du langage radical, crut voir renaître le mouvement révolutionnaire international contre l'ordre social, qui avait tant fait peur en 1848. Cette crainte gagna les républicains parlementaires ; Clamageran écrivait de Genève contre les déclamations des fous et des imbéciles. Une réunion d'ouvriers rédigea une adresse aux députés de Paris, les invitant à donner leurs démissions pour protester contre l'emploi des troupes françaises à Mentana ; la délégation qui la porta à Jules Favre lui demanda si le prolétariat pouvait espérer être guidé par la bourgeoisie libérale quand il se lèverait en armes pour la République. — C'est vous, Messieurs les ouvriers, répondit Favre, qui seuls avez fait l'Empire ; à vous de le renverser seuls. Ce mot traduisait une vieille animosité, et laissa une longue rancune.

 

V. — LE VOTE DES LOIS SUR LA PRESSE ET LES RÉUNIONS.

AVANT la session du Corps législatif de 1868 (ouverte le 26 novembre 1867), le ministre de l'Intérieur La Valette donna sa démission et fut remplacé par Pinard, conseiller d'État, ancien magistrat, que l'impératrice soutenait comme bon catholique. Rouher se déchargea des Finances qu'il fit donner à Magne. Il fit maintenir au ministère de l'Intérieur le directeur politique de Saint-Paul, hostile aux réformes, qui continua à exciter les préfets contre les opposants libéraux : l'administration en province ne changea ni son personnel, ni ses allures, ni son langage (Rémusat).

La loi sur l'armée fut votée le 14 janvier par 229 voix contre 65. Puis vint la loi sur la presse. La direction de la presse avait prévenu le gouvernement que le régime de 1832 avait perdu son efficacité.

Avant 1860 on l'appliquait dans un esprit politique... en considérant l'esprit, la portée, l'influence de l'article du journal ; on frappait les attaques dissimulées, les allusions, sans chercher à donner un motif. Mais, depuis 1860, effrayés par la publicité des débats parlementaires, les agents du pouvoir opéraient, soit dans un esprit judiciaire, n'osant plus frapper que des délits relevant des tribunaux et laissant passer des énormités présentées avec art, soit dans un esprit administratif, occupés seulement d'empêcher de critiquer les actes de l'administration. Ils n'osaient frapper que les journaux sans lecteurs ; depuis 1860 on n'avait supprimé qu'un seul journal, sans racines, sans capital (le Courrier français, en 1866). Les avertissements donnaient aux journaux le prestige de la persécution. On n'avait pas su user de l'autorisation pour empêcher de créer en province les journaux d'opposition dont les élections de 1863 montraient la puissance. A Paris, au contraire, où on avait intérêt à multiplier les journaux d'opposition pour semer entre eux la division, le gouvernement avait fait des deux ou trois organes démocratiques les grands électeurs de l'opposition, en leur réservant le privilège de représenter seuls l'opinion indépendante. On avait fait dépérir les journaux du gouvernement.... en leur imposant sur les questions les plus insignifiantes une dépendance absolue, et traitant leurs rédacteurs comme des fonctionnaires.

La direction de la presse avant 1860 avait avec les journalistes des relations amicales. Tout se faisait alors en causant.... Si on interdisait un sujet, c'était à titre de conseil et dans l'intérêt même du journal. Les journalistes de l'opposition étaient des confrères égarés dans un autre camp.... avec qui il était permis d'entretenir des relations courtoises. Aujourd'hui on les traite comme des ennemis ou des prévenus ; on s'est mis à donner des ordres, à signifier des défenses brutalement, sans commentaires.... L'officiel a remplacé l'officieux. Le Moniteur de l'armée ayant fait un compte rendu humoristique d'un bal du ministre de la Guerre où les accessoires de cotillon étaient des casques et des fusils, le ministre de l'Intérieur, prié par son collègue d'en empêcher la reproduction, envoya un employé à tous les journaux pour leur signifier la défense ; l'article, qu'aucun journaliste n'avait lu, fut ainsi connu de tout Paris.

Le projet de loi, au lieu d'abroger le décret de 1852, se bornait à le modifier en abolissant l'autorisation préalable et les avertissements. Il laissait les délits de presse soumis à la correctionnelle, et même aggravait les peines contre le gérant, qui pouvait être privé de ses droits politiques. Il maintenait le timbre sur chaque exemplaire, qui, pour un abonnement de 42 francs, coûtait au journal 21 fr. 60.

L'opposition le combattit comme insuffisant ; Thiers l'appela une liberté de tolérance. La majorité préférait le maintien du régime de 1852. Granier de Cassagnac, devenu par la faveur de Napoléon député du Gers, rédacteur en chef du Pays, le plus violent des journaux impérialistes, demanda pour qui on faisait cette loi. La majorité ne la demandait pas, l'opposition la combattait, le pays ne s'en souciait pas. Les hommes qui réclamaient la liberté avaient fait contre la presse les lois d'exception de 1836 et 1848. Le régime de 1852 a protégé la France pendant seize ans... il la protégera encore.

L'ovation faite à ce discours obligea à suspendre la séance. Elle marquait si bien la répugnance de la majorité, que, le soir même (31 janvier), l'Empereur réunit le Conseil des ministres, le Conseil privé et les présidents des deux Chambres, pour examiner si l'on devait retirer le projet ; on ne prit pas de décision. Mais le lendemain, Baroche, ministre de la Justice, ne soutint la loi que pour la forme ; il convint que le pays ne la demandait pas, et promit seulement de l'examiner consciencieusement. Les rédacteurs des journaux gouvernementaux de province, craignant de ne pouvoir soutenir la concurrence des journaux d'opposition, avaient envoyé des délégués à l'Empereur. Le bruit courut qu'il les avait engagés à voir leurs députés, et avait dit : Je n'en voudrais pas à un député qui voterait contre la loi.

À une nouvelle réunion des Conseils qui dura une partie de la nuit, Napoléon (lit que la loi paraissait déplaire aux deux partis.

Rouher proposa de la retirer et de dissoudre la Chambre, l'impératrice le soutint. Les ministres et Schneider objectèrent que le retrait ferait accuser l'Empereur de versatilité. Napoléon se décida à maintenir la loi ; Rouher protesta, et offrit sa démission.

Le 4 février, le président Schneider vint avertir que les députés étaient disposés à repousser l'article I er si Routier n'intervenait pas personnellement. Napoléon chargea l'impératrice de faire venir Rouher, qui se préparait au départ ; il lui demanda de retirer sa démission et de soutenir la loi. Rouher refusa d'abord, disant que l'Empereur écoutait ses ennemis ; il finit par reprendre son poste. Le Corps législatif n'était pas dans le secret, il entendit avec surprise Rouher déclarer que le gouvernement avait dû se demander s'il fallait maintenir la loi, et que de ses délibérations était sortie la volonté nette de soutenir le projet, car un engagement avait été contracté à la l'ace du pays.

La majorité vota à contre-cœur, à l'unanimité moins 7 voix, l'article 1er, qui abolissait l'autorisation. Tous les amendements de l'opposition furent rejetés, sauf la diminution d'un centime par timbre. Un amendement (surnommé par dérision du nom de son auteur Guilloutet) punissait d'amende toute publication relative à un fait de la vie privée. L'ensemble fut voté par 222 voix contre 1 (9 mars). C'était, à défaut de liberté complète de la presse, la fin du régime discrétionnaire (sauf pour les journaux étrangers). Il suffisait pour fonder un journal de faire une déclaration et de fournir un cautionnement. Les journaux ne dépendaient plus de, l'administration, ils ne pouvaient plus être frappés que par les tribunaux correctionnels ; ils restaient soumis au régime exceptionnel des délits spéciaux à la presse définis en termes vagues (nouvelles fausses ou erronées, excitation à la haine et au mépris du gouvernement) ; il restait interdit de rien publier sur les débats des Chambres, sauf les comptes-rendus officiels. On poursuit pour compte rendu illégal quatre journaux qui avaient, l'un publié l'énoncé des discours, l'autre les noms des orateurs dans l'ordre où ils avaient parlé, les autres dit : Le débat a été très animé entre le ministre de la Guerre et M. Segris. — La clôture a fait tomber le rideau.

Le projet de loi sur les réunions ne permettait sans autorisation que les réunions non politiques, et laissait à l'administration un pouvoir discrétionnaire pour les interdire et les dissoudre. Même ainsi réduit, le droit de réunion rappelait à la majorité le souvenir des clubs. Le Corps législatif élut une commission hostile ; le rapporteur déclara : La liberté des réunions... est jugée, la France n'en veut plus. Napoléon chargea Rouher et Pinard de faire obéir les députés. La loi ut votée par 212 voix contre 22.

La loi ne donne pas la liberté complète de réunion ; elle maintient l'autorisation préalable pour toutes les réunions publiques ayant pour objet de traiter des matières politiques ou religieuses. Les réunions non politiques sont permises en tout temps, les réunions politiques le sont en période électorale, mais à condition d'être précédées d'une déclaration écrite signée par sept habitants de la commune, d'être tenues dans un local clos et couvert, présidées par un bureau responsable. Un délégué de l'administration a le droit d'y assister. — Les réunions électorales sont interdites à partir du cinquième jour avant le scrutin. Le gouvernement peut ajourner, interdire ou dissoudre, le préfet peut ajourner toute réunion de nature à troubler l'ordre ou la sécurité publique ; le fonctionnaire délégué qui assiste à la réunion a le droit de la dissoudre si elle traite d'objets étrangers à la discussion ou si elle devient tumultueuse. — Les orateurs et les organisateurs peuvent être poursuivis et condamnés à la perte de leurs droits civiques.

Les deux lois que l'Empereur venait d'imposer à ses ministres et à sa majorité ne donnaient pas à l'opinion libérale une satisfaction assez complète pour la concilier ; mais elles ouvraient dans le régime de compression une brèche assez large pour laisser passer le flot du mécontentement.

 

VI. — DISCORDE DANS LE PERSONNEL IMPÉRIAL.

LE Sénat, plus attaché an régime que le Corps législatif, lit un mauvais accueil aux deux lois. Maupas, l'ancien ministre de la Police, usant de l'arme que venait de créer le sénatus-consulte de 1867, proposa de les renvoyer à une seconde délibération. Rouher dut intervenir pour saliver la loi sur la presse: encore le renvoi ne fut-il rejeté-que par 94 voix contre 43. La commission élue pour la loi sur les réunions fut hostile et chargea Maupas du rapport ; les orateurs du gouvernement empêchèrent tic voter le renvoi. Mais ces discussions manifestèrent le désaccord entre le Sénat et l'Empereur.

Le ministre de l'Instruction publique, mal vu de l'impératrice et du clergé, avait obtenu de créer dans les lycées et collèges un enseignement primaire supérieur de 3 ou 4 années, sans latin, qu'il appela enseignement spécial, pour les jeunes gens destinés aux professions pratiques: cette innovation déplut au personnel officiel, élevé dans le mépris des études positives. Duruy, voulant combler une autre lacune de l'enseignement public français, avait annoncé par une circulaire (30 oct. 1867) la création de cours d'instruction secondaire pour les jeunes filles, faits par les professeurs des établissements de garçons. Dupanloup, évêque d'Orléans, dénonça comme un fait inouï le projet de confier à des hommes l'enseignement des filles jusqu'alors élevées sur les genoux de l'Église ; il obtint l'adhésion de presque tous les évêques.

Le conflit entre le chef de l'Université et les prélats fut porté au Sénat sous une forme voilée, par une pétition catholique pour la liberté de l'enseignement supérieur, signalant les tendances matérialistes de l'enseignement des Facultés de médecine. Les catholiques étaient irrités contre le sénateur libre penseur, Sainte-Beuve, qui avait fait avec le prince Napoléon un dîner gras le vendredi saint. On reprocha à la Faculté d'avoir admis une thèse de doctorat qui niait la liberté humaine. Sainte-Beuve réclama l'entière liberté philosophique pour les idées. Il opposa aux diocèses de l'Église un autre diocèse sans limites fixes et qui compte par millions des déistes, des spiritualistes, des panthéistes, des positivistes, des réalistes.... celui de la libre pensée. L'archevêque de Rouen lut avec indignation un article d'un dictionnaire de médecine où l'homme était défini animal mammifère de l'ordre des primates. Duruy, n'osant pas demander la liberté de la science, chercha à atténuer les faits : l'autorité universitaire avait, dit-il, annulé la thèse subversive et réprimandé les examinateurs ; il reconnut le devoir de l'État de surveiller les écrits des professeurs et d'interdire un enseignement matérialiste.

Le Conseil des ministres était divisé. Rouher et Pinard se disputent, écrivait leur collègue Vaillant. Pinard, aidé du général Fleury, cherchait à se débarrasser du directeur politique de l'Intérieur Saint-Paul, que Rouher lui avait imposé ; on décida l'Empereur à le remplacer ; mais Rouher menaça de se retirer, et Saint-Paul resta. Les députés, pour toutes les affaires, s'adressaient à lui ; ils n'allaient même pas voir le ministre. Un député de l'opposition disait en riant : Saint-Paul consent à garder Pinard. Rouher voulait faire dissoudre le Corps législatif après la session Pinard voulait le garder. Aux élections complémentaires, Napoléon désirait ne pas combattre les partisans des réformes libérales, et Pinard voulait rester neutre suivant le désir de l'Empereur. Rouher faisait choisir des partisans du régime autoritaire, et Saint-Paul ordonnait à l'administration de les soutenir.

Napoléon n'aimait pas changer de serviteurs: il gardait ceux qu'il avait amenés en prenant le pouvoir: mais ce groupe, diminué par la mort, ne suffisait plus à fournir le personnel du gouvernement. Les survivants, jaloux de la puissance croissante de Rouher, lui faisaient une guerre sourde. Persigny, écarté du ministère, écrivait à l'Empereur des lettres de remontrances. Fleury, installé au Louvre, employait son influence sur l'Empereur pour activer ou arrêter l'avancement des officiers supérieurs ; Rouher écrivait à Napoléon : Il y a deux ministres de la Guerre... l'un qui agit et travaille, l'autre qui blâme et désorganise (c'était Fleury). Maupas, l'homme du Deux-Décembre, faisait au Sénat de l'opposition libérale pour contrarier Rouher.

Autour de l'Empereur on sentait la pénurie du personnel politique, on discutait les moyens de le renouveler. Il n'y a plus d'hommes de rechange, disait le prince Napoléon. La matière manquait même pour faire des députés. Le chef du cabinet Conti écrivait (août 1868) :

Tant que le gouvernement a trouvé dans les hommes qui se sont ralliés à lui dès son début un recrutement suffisant, il ne s'est pas trop inquiété de l'avenir. Mais dès aujourd'hui il s'aperçoit que la matière ministérielle se raréfie. Le recrutement (des députés), très facile en 1852, devient de plus en plus difficile. Nous administrons le pays depuis seize ans, et nous n'avons pas su créer une génération d'hommes politiques.... La moyenne du mérite du Corps législatif est inférieure à celle des assemblées antérieures.

Un jeune écrivain attaché à l'Empire (Giraudeau) proposait d'attirer les jeunes gens actifs de l'opposition libérale. La jeunesse regrette le régime parlementaire, parce que... l'Empire n'offre pas aux jeunes talents de plume ou de parole d'assez larges issues. Il conseillait de faire élire à Paris les journalistes de l'opposition libérale et catholique, pour former à la Chambre un centre qui comblerait l'abime entre les amis du premier degré et les ennemis.

Napoléon, malade au point de faire allumer du feu en juillet dans la salle du Conseil, n'avait plus confiance en lui-même ni en son entourage. Il cherchait à raffermir son gouvernement en se conciliant l'opinion publique. Il entretenait un journaliste républicain passé à son service, Clément Duvernois, pour rédiger les articles dont il indiquait le sujet. Les papiers de la main de l'Empereur saisis en 1870 contiennent des projets d'articles où se révèle son besoin d'être populaire.

Quel est le vrai représentant du peuple ? Celui qui résume en sa personne les votes de 8 millions de Français. — Il est un fait réel, c'est que l'Empereur est resté aussi populaire qu'il y a quinze ans, tandis que son gouvernement ne l'est pas.... C'est que les agents du pouvoir, au lieu d'imiter la bienveillance extrême du chef de l'Etat, sa modestie et sa simplicité, ont été infatués des pouvoirs qui leur étaient désignés, qu'ils ne se sont pas assez occupés de suivre les inspirations des populations.... Les administrations sont restées.... hautaines et routinières. Les préfets ont voulu faire les pachas.... Le gouvernement de l'Empereur est le plus honnête qui ait jamais existé, mais les hommes d'affaires en relations avec lui le compromettent par leurs spéculations.

En cette même année 1868, Napoléon écrivait un plan de roman politique destiné à faire ressortir les bienfaits de son règne.

Benoit, épicier, parti en 1847 pour l'Amérique, revient en 1868. Quelques réfugiés lui avaient dit que la France gémissait sous le despotisme, il s'attend à la trouver avilie et appauvrie. Il voit avec surprise les passeports supprimés, le suffrage universel, les chemins de fer, le télégraphe électrique, Paris embelli, l'octroi reporté aux fortifications, les objets meilleur marché grâce au traité de commerce, point d'émeutes, point de détenus politiques, ni d'exilés. Suit une liste de menues réformes jetées pêle-mêle : Accélération des procès, mort civile supprimée, caisse pour la vieillesse, asiles de Vincennes, coalitions, police du roulage détruite, service militaire allégé, solde augmentée, médaille instituée, retraite augmentée. Réserve augmente la force de l'armée. Fonds pour les prêtres infirmes. Contrainte par corps. Courtiers. Les conseils généraux.

Ces bienfaits n'excitaient pas la reconnaissance. L'Empire ne rallia jamais qu'un nombre infime de républicains. Le souvenir des proscriptions de 1831, que Napoléon n'avait personnellement ni ordonnées ni désirées, entretenait une haine personnelle contre le persécuteur qui maintenait les républicains dans une hostilité irréductible, et empêchait l'Empire de se consolider en recrutant des partisans nouveaux.

 

VII. — L'AGITATION RÉPUBLICAINE DE 1868.

LA loi sur la presse donnait aux adversaires du gouvernement la liberté de fonder un journal sans son autorisation. Ils créèrent à Paris des journaux politiques répondant à différentes nuances de l'opposition républicaine. L'Électeur libre, dirigé par E. Picard, organe de la partie la plus modérée de la gauche parlementaire, recommandait l'alliance avec tous les opposants, même royalistes. La Tribune, d'Eug. Pelletan, représentait l'aile gauche démocratique du parti parlementaire. — Delescluze, ami de Ledru-Rollin, admirateur de 93, proscrit de 1851, revenu de Cayenne, fondait le Réveil, qu'il datait d'après le calendrier révolutionnaire. Il admettait la nécessité de réformes sociales, et voulait réveiller le sentiment démocratique révolutionnaire. Un des rédacteurs, Ranc, se disait prêt à aider jusqu'au bout le prolétariat dans ses légitimes revendications, mais il s'intéressait surtout à la révolution politique, pour rétablir la République.

En province, où ne subsistaient d'autres grands journaux politiques que la Gironde de Bordeaux et le Phare de la Loire de Nantes, furent créés à Marseille le Peuple, à Toulouse l'Émancipation, à Nîmes l'Indépendant du Midi, tous républicains avancés, aucun socialiste.

Un chroniqueur indifférent à la politique, Rochefort, sorti du Figaro, journal mondain des boulevards, fondait (sur le modèle des Guêpes d'Alphonse Karr) la Lanterne, hebdomadaire, brochure de petit format, à couverture rouge vif. La Lanterne ne contenait ni informations ni discussions, rien qu'une série de plaisanteries politiques mêlées de calembours en style de chronique boulevardière. Ce qui en fit la portée, c'est que Rochefort se moquait directement de l'Empereur et de l'impératrice. La blague, comme on l'appelait, était le moyen le plus sûr d'intéresser à l'opposition une société où la mode exigeait d'avoir l'air de ne rien prendre au sérieux. Le succès fut inouï : le premier numéro (30 mai), avec un tirage de 15.000 exemplaires, se vendit à 121.000. Le gouvernement fit saisir la Lanterne dès le 8 août et lui fit un procès. Rochefort se réfugia en Belgique, ayant en deux mois acquis dans le peuple parisien une popularité qui dura plus de vingt ans. Les contemporains eurent l'impression qu'en détruisant le respect pour l'Empereur, il avait ébranlé l'Empire ; s'il n'a pas créé le mépris du régime, il l'a aidé à se manifester.

Le gouvernement, fortement armé par la loi, engagea contre les journaux une guerre de procès. Jules Favre (en avril 1869) comptait à Paris  en treize mois 118 procès de presse, et un total de dix ans de prison et de 13.000 francs d'amende. Mais la répression ne suffisait pas pour écraser les journaux poursuivis, et elle augmentait leur publicité. Sous la menace des condamnations, la presse vivait beaucoup plus largement que sous la compression administrative, et elle activait la propagande d'opposition.

La loi sur les réunions ne servit guère aux campagnes électorales ; elle exigeait trop de formalités, et exposait trop les organisateurs de la réunion. Il n'était pas toujours facile de trouver sept habitants prêts à signer, ni de décider un propriétaire à louer sa salle pour une réunion d'opposition. Les républicains continuèrent à tenir leurs réunions électorales privées dans des maisons particulières. Mais à Paris, où le peuple, privé depuis 1852 de toute éloquence laïque, était avide d'entendre des discours, on fit usage du droit de tenir des réunions non politiques. Les sujets politiques étant interdits, les réunions firent ce qu'avaient l'ait les journaux non politiques des étudiants on se jeta sur les questions sociales, économiques et morales.

Les premières réunions furent organisées (juillet 1868) par des bourgeois républicains, Beslay, le représentant de 48 ami des ouvriers, et l'économiste Horn, dans une salle de spectacle, le Vaux-Hall : ce furent des conférences sur des sujets économiques (le capital, l'échange, la richesse, le travail des femmes). D'autres furent tenues dans la salle des fêtes de la Franc-Maçonnerie. Quelques économistes adversaires du socialisme organisèrent des réunions contradictoires pour donner aux ouvriers un enseignement économique conforme à leur doctrine. Ils s'aperçurent vite que l'auditoire n'était pas disposé à se laisser instruire. Sur dix ouvriers s'occupant d'autre chose que du boire et du manger, neuf sont socialistes ou en train de le devenir, dit Molinari.

Pendant l'hiver 1868-69, des réunions publiques eurent lieu dans les quartiers ouvriers, faubourg Saint-Antoine. Belleville, Montmartre, Ménilmontant, Mouffetard et Saint-Martin. Les orateurs allaient d'un quartier à l'autre. La réunion se tenait le soir, sous la surveillance d'un commissaire, dans une salle publique, payée au moyen d'une quête. Il n'y venait presque plus de bourgeois ; le public était formé de gens du quartier, surtout d'ouvriers et de femmes, sans compter les farceurs qui s'amusaient à pousser le cri du coq et à jeter des pelures d'oranges ou de marrons. Le public parisien gardait rancune aux deux autorités qui le comprimaient, l'Empire et le clergé. Les orateurs lui plaisaient en se déclarant républicains et athées. Les commissaires dénoncèrent les déclarations suivantes, qui furent poursuivies.

Ceux qui veulent faire triompher la révolution doivent empêcher la propagande de toutes les religions par tous les moyens, car ce système est lié au système politique dont nous subissons le joug. — Nous voulons détruire le vieux virus qui date depuis qu'on a inventé le bon Dieu. — Jurons une haine mortelle aux tyrans, aux empereurs, aux rois ; nous ne voulons qu'un maitre, le peuple. — Je suis socialiste radical, je veux le remplacement de cet Empire fondé par l'assassinat et le parjure. — Les rois et les princes sont incorrigibles, il n'y a qu'un moyen de s'en débarrasser, c'est la mort.

Souvent ou invoquait les souvenirs de la Révolution ; on datait selon le calendrier révolutionnaire, on exaltait Robespierre et Hébert ; quelqu'un ayant mal parlé des massacres de septembre, le président déclara qu'il ne laisserait pas insulter une de nos grandes dates révolutionnaires. Il y eut des attaques contre la famille et le mariage, on vota pour l'union libre, le divorce fut appelé un expédient orléaniste. On entendit même malmener les hommes de 48, adversaires des ouvriers, Cavaignac, Marie, Jules Favre, Garnier-Pagès (traité de vieille marmotte).

Le gouvernement laissa faire peut-être pour effrayer la bourgeoisie républicaine et discréditer la liberté par ses abus. Les journaux républicains protestèrent contre les paroles subversives des orateurs, Garnier-Pagès les traita d'agents provocateurs. Un journaliste impérialiste réunit les propos les plus scandaleux dans un livre (Les réunions publiques) qui fut répandu dans toute la France ; le gouvernement fut soupçonné d'y avoir contribué pour dégoûter le pays de la liberté de réunion.

Après six mois de scandales on se mit à poursuivre les orateurs ; plusieurs furent condamnés à la prison. Les réunions cessèrent. Elles avaient donné à des orateurs, presque tous bourgeois déclassés, l'occasion de se faire connaître dans les quartiers ouvriers, et accru la division du parti républicain en opposant aux chefs parlementaires un nouveau groupe de jeunes révolutionnaires. Ils se trouvaient prêts à devenir les chefs des quartiers insurgés ; plusieurs allaient jouer un rôle dans la Commune (Raoul Rigault, Ferré, Duval, Ranvier, Gaillard).

La liberté de la presse et de la parole laissait à la polémique le choix du terrain. L'attaque contre l'Empire se porta sur le point le plus faible du régime, son origine dans le Coup d'État. La nouvelle génération ne connaissait guère le 2 décembre et la proscription que par la tradition orale. Un rédacteur du Siècle, Ténot, en publia (août 1868) une histoire (Paris pendant le Coup d'État) qui eut un grand succès. Le peuple de Paris réapprit le nom presque oublié de Baudin, le représentant socialiste tué sur les barricades en 1851. Le Réveil, journal de Delescluze, déclara (29 octobre) : Le peuple s'honore lui-même en honorant la mort de ceux qui lui ont légué de grands exemples... qui, comme Baudin, sont tombés martyrs en défendant la loi. Un ouvrier orateur de réunions publiques, Gaillard, venu le jour des Morts au cimetière Montmartre, chercha la tombe de Baudin ; il eut de la peine à la trouver : elle était abandonnée. Les républicains, venus à la tombe de Godefroy Cavaignac, se rassemblèrent ; on se donna rendez-vous au 3 décembre, anniversaire de la mort de Baudin. Delescluze adopta le projet (suggéré par Hébrard, du Temps) d'ouvrir dans les journaux une souscription pour élever un monument à Baudin. Cette manifestation contre l'Empire fut accueillie par les journaux républicains, même modérés, le Temps, le Siècle. Les souscripteurs furent non seulement des républicains (V. Hugo. L. Blanc, Quinet), mais l'orléaniste O. Barrot et le légitimiste Berryer, qui écrivit : Baudin a énergiquement obéi aux ordres de l'Assemblée. Le gouvernement hésita ; puis, malgré Rouher et Baroche. Pillard fit décider de poursuivre Delescluze et les manifestants pour manœuvres et intelligences à l'intérieur ayant pour but de troubler la paix publique, délit prévu par la fameuse loi de sûreté de 1858, presque tombée en désuétude. Les accusés prirent pour défenseurs les avocats politiques en renom (Crémieux, Arago) et deux jeunes avocats de l'entourage des Cinq, Laurier et Gambetta, connus seulement dans le monde du Palais.

La plaidoirie de Gambetta fut une manifestation retentissante. ; de ce procès en correctionnelle il fit un procès contre l'Empire. Au lieu de défendre les prévenus, il attaqua le Coup d'État ; il fut aidé par la connivence du président, un orléaniste, qui le laissa parler. Le magistrat chargé du ministère public a dit qu'il ne reconnut pas dans le texte publié par les journaux ce qu'il avait entendu à l'audience ; Gambetta se vanta de l'avoir submergé et réduit au silence. Le discours tel qu'il fut publié, répandu dans toute la France, rendit Gambetta célèbre d'un seul coup. On admira la condamnation du Coup d'État, la définition des hommes du 2 décembre, et surtout la péroraison :

Écoutez, voilà dix-sept ans que vous êtes les maîtres absolus, discrétionnaires de la France ; ce qui vous juge le mieux, parce que c'est l'attestation de vos propres remords, c'est que vous n'avez jamais osé dire : — Nous célébrerons, nous mettrons au rang des solennités de la France le 2 décembre comme un anniversaire national.

Peut-il exister un moment où la raison d'État autorise, sous prétexte de salut public, à violer la loi, à renverser la Constitution, à traiter en criminels ceux qui défendent le droit au péril de leur vie ?... Louis-Napoléon a reçu la. République en dépôt sous un serment unique et solennel.

....des hommes que la France ne connaissait pas jusque-là, qui n'avaient ni talent ni honneur, ni rang ni situation ; de ces gens qui à toutes les époques sont les complices des coups de la force, de ces gens dont on peut répéter ce que Salluste a dit de la tourbe qui entourait Catilina.

Le 3 décembre, le gouvernement consigna les troupes de Paris et des environs, et fit garder par la police les alentours du cimetière Montmartre.

 

VIII. — LES ÉLECTIONS DE 1869.

LE Corps législatif, que l'Empereur ne s'était pas décidé à dissoudre, arrivait en 1869 au terme de son mandat. Le gouvernement se prépara aux élections. La conduite à suivre envers les candidats mit en conflit les deux ministres rivaux. Pinard voulait ne pas combattre les indépendants décidés à soutenir franchement l'Empire, et à l'union libérale royaliste opposer l'Union dynastique impérialiste : cette formule, lancée par Duvernois, journaliste au service de l'Empereur, avait plu à Napoléon. — Rouher s'en tenait à la pratique suivie jusque-là : décourager toutes les candidatures qui pourraient se produire à côté de la candidature officielle, traiter en ennemi de l'Empire quiconque n'avait pas reçu le patronage administratif (la définition était de Giraudeau). Il insista sur le danger de faire une brèche dans le système de la candidature officielle. Napoléon, effrayé, abandonna Pinard ; il lui demanda sa démission, et nomma à l'Intérieur le ministre de l'Agriculture et du Commerce, Forcade la Roquette, partisan du système. Un protégé de Rouher, La Valette rentra aux Affaires étrangères. Rouher, débarrassé de l'opposition dans le Conseil des ministres, se rendit maître de toute la publicité. Il ne renouvela pas le traité qui faisait du Moniteur le journal officiel de l'État auquel chaque ministre envoyait ses communications ; il fit créer le Journal Officiel, que le ministre d'État dirigeait seul.

La session de 1869 (ouverte en janvier) fut pour les partis une préparation à la campagne électorale. Le discours de l'Empereur affecta de mépriser l'agitation factice à laquelle la nation reste insensible, vanta les dix-sept années de quiétude et de prospérité toujours croissante, et affirma la nécessité de maintenir hors de toute discussion les bases fondamentales de la Constitution. La majorité, en rejetant dans les bureaux toutes les demandes d'interpellation, enlevait à l'opposition sa meilleure arme. Les républicains attaquèrent le gouvernement sur les finances. Le préfet de la Seine, Haussmann, pour achever les travaux de Paris. avait engagé des dépenses supérieures aux crédits et comblé le déficit par des procédés irréguliers. Il s'était fait des ennemis dans le personnel même du gouvernement par ses manières brutales et ses exigences, il avait prétendu ne relever que de l'Empereur et se faire nommer ministre de Paris. Ses adversaires saisirent l'occasion. Rouher ne chercha pas à excuser les irrégularités commises par l'agent d'exécution. L'opposition triompha de cet aveu. La brochure de Jules Ferry, Les comptes fantastiques d'Haussmann, rendit son nom populaire dans Paris. L'emprunt proposé pour combler le déficit ne passa que par 142 voix contre 97.

L'opposition critiqua comme d'ordinaire le budget, dont l'équilibre était fictif, et protesta coutre la nouvelle loi militaire. Mais elle attaqua surtout la candidature officielle. E. Picard cita des faits de pression : le ministre de l'intérieur répondit que le rôle de l'administration se bornait à consulter le cœur des populations et deviner le nom que la foule murmure elle-même. — Thiers énuméra les empiétements du gouvernement sur les droits politiques du pays et les entraves à l'action de la Chambre : Rouher lui reprocha de violer la Constitution en discutant les bases fondamentales... écrites dans un plébiscite. — Jules Favre résuma le système : Il y a une volonté unique qui nomme les ministres, le Sénat, le Conseil d'État, tous les fonctionnaires, et qui veut en outre nommer les députés.

Le gouvernement, choisit pour candidats officiels les hommes acceptés par Rouher et employa les mêmes procédés qu'en 1863. Même les fonctionnaires des finances reçurent l'ordre de prêter au gouvernement un concours actif. Plusieurs circonscriptions furent découpées à nouveau pour enlever des voix à un candidat républicain (Lyon, St-Étienne, Bordeaux, Marseille, Mulhouse), ou catholique (Doubs).

L'opposition ne put pas comme en 1863 opérer de concert. Les catholiques ne voulaient pas voter pour les républicains anticléricaux ; les républicains ne s'allièrent pas à l'Union libérale royaliste. Même entre républicains, on ne s'accordait plus sur les mêmes candidats. Un comité formé par le journal socialiste la Démocratie proposa l'abstention en masse, comme protestation inflexible contre le régime. Mais les ouvriers voulaient voter, suivant l'expression d'un socialiste, pour donner un charivari à l'Empire, et ne se souciaient pas de poser la question sociale. Le journal révolutionnaire le Réveil proposa d'opposer des candidats révolutionnaires à tous les députés sortants de Paris républicains parlementaires, pour les punir d'avoir discuté avec un gouvernement qu'on ne devait traiter que par la Révolution. Delescluze aurait voulu ne présenter qu'un seul candidat, le frère de Baudin.

La masse du parti républicain se coupa en deux. Les modérés soutinrent les députés sortants. Les avancés firent un triage : ils repoussèrent les deux anciens Cinq, Ollivier et Darimon, et le journaliste Guéroult, compromis par leurs relations avec l'Empereur, et les hommes de 48 dont les ouvriers ne voulaient plus, Garnier-Pagès, Jules Favre, Carnot. lis leur opposèrent un proscrit de 1851, l'orateur Bancel, et les hommes nouveaux devenus populaires à Paris, Rochefort, Gambetta, J. Ferry. On dut renoncer à former un Comité général et à rédiger un manifeste commun. Chaque candidat eut son comité.

Gambetta, se présentant contre Carnot dans le quartier de Belleville, se déclara irréconciliable ; les hommes de l'extrême gauche adoptèrent ce nom pour se distinguer des républicains parlementaires. Pour se donner un caractère révolutionnaire, Gambetta combina la théorie nouvelle du mandat impératif, fondée sur la souveraineté du peuple, avec la vieille tradition des cahiers électoraux de 1789. Il écrivit aux journaux : Je ne ferai ni programme ni profession de foi ; les comités doivent m'adresser leur programme, et j'y répondrai. Le mandataire et les mandants contracteront ainsi publiquement sous l'œil de tous. Le programme, intitulé Cahier de mes électeurs, fut publié avec la Réponse au cahier : Je jure obéissance au présent contrat et fidélité au peuple souverain. Ce programme de Belleville contenait les formules futures du parti radical.

L'application la plus radicale du suffrage universel à toutes les élections. La répartition des circonscriptions d'après le nombre réel des électeurs de droit. La liberté individuelle placée sous l'égide des lois.  La suppression de l'article 75 et la responsabilité directe de tous les fonctionnaires. Liberté de la presse et abolition du timbre, du cautionnement, du brevet d'imprimeur. Liberté de réunion complète, liberté d'association pleine et entière. Séparation de l'Eglise et de l'Etat. Instruction primaire, laïque, gratuite et obligatoire... avec concours entre les intelligences d'élite pour l'admission aux cours supérieurs. Suppression des octrois, des gros traitements et des cumuls. Election de tous les fonctionnaires publics. Suppression des armées permanentes, cause de ruine pour les finances... source de haine entre les peuples.

C'était un programme purement politique ; la partie sociale se réduisait à une formule vague :

Les réformes économiques qui touchent au problème social, dont la solution, quoique subordonnée à la transformation politique, doit être constamment... recherchée, au nom du principe de justice et d'égalité sociale, qui peut seul faire disparaître l'antagonisme social.

A Paris, le gouvernement n'osa pas désigner de candidats officiels ; il se borna à soutenir les conservateurs. En province, là où les républicains ne trouvèrent pas à présenter un notable du pays, ils acceptèrent un candidat venu de Paris, député, avocat, journaliste (Picard à Montpellier, J. Simon à Bordeaux, Floquet à Béziers, Bancel à Lyon, T. Delord en Vaucluse). La campagne se fit sur le terrain politique, contre le régime impérial, pour la liberté et la République. A Lyon seulement, les ouvriers firent accepter à Bancel trois revendications nécessaires à la liberté sociale : 1° impôt progressif ; 2° suppression des monopoles d'État ; 3° tribunaux d'arbitrage pour fixer le salaire du travail et assurer du travail à tout le monde, même aux dépens du capital si cela était nécessaire.

Les élections (24 mai) furent un succès incontestable pour l'opposition : elle réunit 3.355.000 voix, contre 4.438.000 aux candidats du gouvernement. La différence qui, en 1863, était de 3.300.000, se réduisait à 1.083.000. L'opposition avait une majorité, énorme à Paris (234.000 contre 77.000) et à Lyon (46.000 contre 13.000), très forte dans les grandes villes, à Marseille, Bordeaux, Toulouse, Nantes, Rouen, Reims, Strasbourg, Mulhouse, Limoges.

Le succès profitait surtout aux républicains. Comme en 1863, les orléanistes échouaient. En province, les républicains sortants étaient tous réélus sauf 2, et il en passait plusieurs nouveaux. A Paris, les irréconciliables battaient au premier tour 2 députés sortants : Gambetta passait contre Carnot, Bancel contre Ollivier.

 La division de l'opposition avait produit un grand nombre de ballotages (58). Au 2e tour les électeurs suivirent la règle de voter pour l'opposant qui avait eu le plus de voix, et firent échouer la plupart des candidats officiels. Le nombre total des députés républicains atteignit une trentaine. élus dans les grandes villes (9 à Paris, 2 à Lyon, 2 à Bordeaux. 2 à Saint-Étienne), et dans les régions républicaines de l'Est, Mulhouse, Haute-Marne. Yonne, Doubs, Jura (où l'ancien constituant Grévy, déjà élu à l'élection complémentaire de 1868, fut réélu). Le Tiers parti revenait renforcé, sans qu'il fût possible d'évaluer exactement ses forces, aucune démarcation précise ne le séparant des candidats officieux ; Ollivier avait passé dans le Var sans concurrent officiel.

 

IX. — LES HÉSITATIONS DE L'EMPEREUR.

COMMENT l'Empereur allait-il répondre à ces élections ? Des derniers survivants de son personnel de 1852, les deux plus compromis dans le régime de compression, un peu en disgrâce il est vrai, déclaraient le moment venu d'abandonner la politique autoritaire. Maupas annonçait une ère nouvelle, celle de l'Empire libéral ; Persigny publiait dans le Constitutionnel (13 juin) une lettre à Ollivier :

Le gouvernement a semblé faible, irrésolu, pusillanime, et une partie du peuple l'a méprisé.... L'Empereur n'a qu'a persévérer résolument dans les voies libérales qu'il a ouvertes, mais en appelant à lui toute une nouvelle génération.... Quant aux hommes du Deux-Décembre comme moi.... notre rôle est fini.

Boulier. soutenu par l'impératrice, montrait à l'Empereur le danger de céder. Après les élections pendant quelques jours (6-12 juin) dans les quartiers ouvriers de Paris ; des individus vêtus de blouses blanches et inconnus des républicains étaient arrivés de Belleville, chantant la Marseillaise et criant : Vive Rochefort ! Ils avaient renversé des bancs, des kiosques, des réverbères, déchaussé des pavés ; on les avait revus à Belleville saccageant une maison. Ces blouses blanches, surgissant à ce moment, donnèrent l'impression d'une manœuvre de police destinée à effrayer, soit l'Empereur, soit le public. Le gouvernement poursuivit une cinquantaine de journalistes et d'orateurs de réunions pour complot contre la sûreté de l'État.

Le Corps législatif fut convoqué en session extraordinaire pour la vérification des pouvoirs. On sentait Napoléon hésitant. Tout d'un coup son journal officieux, le Peuple, publia (16 juin) une lettre de lui à un nouvel élu, le baron de Mackau, où l'on remarqua cette maxime :

Des concessions de principe ou des sacrifices de personnes sont toujours inefficaces en présence des mouvements populaires ; un gouvernement qui se respecte ne doit céder ni à la pression, ni à l'entraînement, ni à l'émeute.

Puis l'Empereur, aux manœuvres du camp de Châlons, prononça un discours dont le public retint cette phrase : L'esprit militaire, c'est le triomphe des nobles passions sur les passions vulgaires. Il nomma vice-président du Corps législatif et grand officier de la Légion d'honneur Jérôme David, le protégé de Rouher, chef du club de l'Arcade. Le président Schneider, froissé, offrit sa démission. Napoléon la refusa par une lettre publique (24 juin), où il annonça que son gouvernement continuerait l'œuvre entreprise... la conciliation d'un pouvoir fort avec des institutions sincèrement libérales. Évidemment Napoléon s'était résolu à garder Rouher et son régime.

Pourtant, à l'ouverture de la session (28 juin), Rouher parut affaissé et ne lut qu'une courte déclaration indiquant que l'étude des résultats politiques produits par la dernière manifestation du suffrage universel serait renvoyée à la session ordinaire ; alors seulement le gouvernement proposerait les projets.... les plus propres à réaliser les vœux du pays. L'Empereur pensait donc à quelque concession. Le Tiers parti prit l'initiative d'une manifestation pour le décider. Une réunion (30 juin) de députés du parti nomma une commission de six membres chargée de rédiger le texte d'une interpellation pour demander à l'Empereur une réforme. Ce texte recueillit une centaine de signatures, non seulement du Tiers parti, mais de députés officiels. La réunion examina si elle écarterait les députés étrangers au parti en exigeant l'abolition des candidatures officielles. Elle décida de demander seulement un ministère responsable et d'exprimer en termes généraux le vœu du pays, qui était de prendre part plus efficacement à la direction de ses affaires. La demande fut déposée dans la salle du trône sous la garde de deux membres chargés d'expliquer que la responsabilité des ministres n'excluait pas celle de l'Empereur : en deux jours elle réunit 116 signatures. Pour ne pas gêner la manœuvre, les républicains et Thiers s'abstinrent de signer, mais, réunis aux 116, ils faisaient la majorité. Le parti de Rouher essaya en vain de proposer une demande d'interpellation moins libérale.

Napoléon, mécontent de cette manifestation, réunit à Saint-Cloud (8 juillet) un Conseil extraordinaire, et proposa d'empêcher la lecture de l'interpellation le président Schneider démontra qu'on ne le pouvait pas. Le soir. à la réception, l'Empereur dit à Buffet que l'interpellation était inconstitutionnelle : Vous voulez couper au vieux lion ses ongles et ses dents, et le laisser avec sa belle crinière, et à Duvernois : Il veut me mettre au pied du mur. Il fit proposer, si l'on renonçait à cette forme blessante, d'accorder par message ce qu'on demandait. Mais le texte était déjà connu du public ; les signataires avaient besoin d'un acte public pour y renoncer. On adopta un expédient : le gouvernement promettrait de proposer au Sénat des changements. Mais Schneider avertit que la promesse ne paraîtrait sincère que si Rouher quittait le pouvoir : Napoléon demanda à Rouher sa démission.

Le message lu au Corps législatif (12 juillet) annonça l'intention de donner à ses attributions l'extension compatible avec les bases de la Constitution, et énuméra les réformes à faire par un sénatus-consulte. Le Tiers parti satisfait décida par acclamation, dans une réunion (de 10 membres), qu'il n'y avait plus lieu à interpeller. Le lendemain un décret convoqua le Sénat et prorogea le Corps législatif. L'opposition protesta ; Schneider expliqua au Tiers parti qu'il avait fait brusquer la décision, pour rendre impossible le maintien de Rouher.

Napoléon, pour former un ministère, ne voulut pas appeler un député, de peur de paraître accepter la pratique parlementaire. Il chargea un des ministres démissionnaires, Forcade, de reconstituer un ministère avec les débris de l'ancien. et pria Schneider d'y faire entrer 3 députés du Tiers parti, mais en évitant de se mettre directement en rapport avec eux. L'offre ne l'ut pas acceptée ; Napoléon n'insista pas. Le ministère fut constitué (17 juillet), sans ministre d'État: Magne reprit les Finances. Forcade l'Intérieur ; La Valette et Duruy furent sacrifiés pour satisfaire les catholiques. C'était un ministère de fonctionnaires, simples commis de l'Empereur, sans caractère parlementaire.

DE RÉFORMES. Dans une réunion de familiers à Saint-Cloud (31 juillet), Napoléon lit connaître le texte définitif des réformes qu'il allait demander au Sénat, convoqué pour le 2 août. Le projet, très légèrement amendé par la commission du Sénat, devint le sénatus-consulte du 6 septembre. Le Corps législatif recevait le droit d'élire son président, son bureau, ses questeurs, l'initiative des lois, le droit d'interpellation pour tous les membres avec le droit de voter un ordre du jour motivé ; il votait le budget par chapitres. Le Sénat partageait avec l'Empereur le pouvoir législatif ; il avait le droit d'interpellation ; ses séances devenaient publiques. Ce retour aux pratiques du régime parlementaire transformait le caractère des Chambres : le Sénat devenait une assemblée publique législative ; le Corps législatif devenait une assemblée autonome pourvue des attributions des Chambres parlementaires (initiative des lois et amendement, interpellation, vote du budget par chapitres).

Les rapports des ministres avec les Chambres étaient modifiés dans le même sens. Les ministres pouvaient être membres des Chambres et y avaient accès sur leur demande. Ainsi disparaissait le ministère d'État avec les délégations spéciales. Les ministres délibéraient en Conseil sous la présidence de l'Empereur ; ils étaient déclarés responsables, et pouvaient être mis en accusation par le Sénat, mais ce n'était qu'une responsabilité pénale en cas de crime. Ce n'étaient pas des ministres responsables au sens parlementaire. Napoléon maintenait le principe : Les ministres ne dépendent que de l'Empereur.

Ce retour aux usages abolis en 1852 était une concession évidente à l'opposition. L'amnistie politique à l'occasion du 15 août en fut une autre. Mais, en accordant ces innovations ; Napoléon semblait hésiter à les mettre en pratique ; de plus en plus malade, découragé, entouré de ministres habitués au gouvernement personnel, il ne prenait aucune décision, et ne convoquait même pas le Corps législatif.

L'opinion publique s'inquiétait de la santé de l'Empereur, qui souffrait d'une crise aiguë depuis la fin d'août ; les médecins réunis en consultation ne se mirent pas d'accord ; sur un bruit d'aggravation. la Bourse fut prise de panique.

L'opposition se défiait des restrictions au pouvoir du Corps législatif, mises en évidence par le rapport du nouveau ministre de la Justice sur le sénatus-consulte : responsabilité des ministres envers l'Empereur, pouvoir du Sénat d'arrêter les décisions de la Chambre élue, pouvoir des ministres de faire renvoyer une interpellation aux bureaux. Le prince Napoléon. au Sénat, notait le caractère de demi-mesure, l'expression d'une certaine absence de confiance : il voulait que l'Empire autoritaire brûlât ses vaisseaux.

On se défiait plus encore des intentions de l'Empereur ; on disait que chaque jour il recevait Rouher et ne convoquait pas au Conseil le président du Corps législatif. On soupçonnait chez les ministres une disposition à employer la force armée. Le ministre de l'Intérieur disait qu'il restait à l'Empire des forces suffisantes pour écraser ses ennemis ; à quoi le prince Napoléon répondait : On peut tout faire avec des baïonnettes, excepté s'asseoir dessus.

 

X. — L'AGITATION RÉVOLUTIONNAIRE DE 1869.

CE sentiment de malaise et de défiance poussait les républicains aux manifestations violentes. Pour la première fois se produisaient des grèves d'ouvriers de la grande industrie, assez fortes pour que le gouvernement envoyât des troupes. Dans le bassin houiller de Saint-Étienne les mineurs en grève essayèrent d'empêcher le travail ; une bande de grévistes fut arrêtée. Les soldats qui les emmenaient rencontrèrent dans un chemin creux une foule qui leur jeta des pierres ; ils firent feu : il y eut 13 morts et 9 blessés. Ce fut le massacre de la Ricamarie (16 juin). Dans l'Aveyron, les mineurs d'Aubin, en grève à propos du travail à la tâche, se heurtèrent à un détachement de soldats qui gardaient les forges, les acculèrent à un mur et leur jetèrent des pierres ; les soldats tirèrent : il y eut 14 morts et 20 blessés (7 octobre). Le nouveau ministre de la Guerre Le Bœuf exigea que l'officier qui avait donné l'ordre de tirer fût décoré.

A Paris, la section française de l'Internationale était peu à peu devenue un organe de lutte. Poursuivie en 1867 pour avoir abordé le terrain politique, elle ne fut condamnée que pour association non autorisée ; ses membres, qui se défendirent eux-mêmes, montrèrent l'impossibilité de marquer la limite qui sépare la politique de l'économie sociale, dans le cas où, comme à Roubaix, le patron est armé d'un pouvoir de contraindre. La section, réduite à une centaine d'adhérents, se réorganisa, mais la commission nouvelle fut poursuivie pour un appel en faveur d'une grève d'ouvriers du bâtiment, et condamnée à la prison. — Au Congrès de l'Internationale de 1868, la section parisienne fut déclarée morte. En 1869 elle se reconstitua, et une réunion de délégués des métiers décida de se faire représenter au 4e Congrès de l'Internationale ; 26 délégués de plusieurs villes de France prirent part au Congrès de Bâle (12 septembre 1869), qui vota des résolutions nettement collectivistes :

La société a le droit d'abolir la propriété individuelle du sol. Il est nécessaire de faire rentrer la terre dans la propriété collective.

Les délégués français se divisèrent dans ce vote. La majorité croyait si proche la révolution en France qu'elle fixa le Congrès suivant à Paris pour le 5 septembre 1870.

Deux nouveaux journaux républicains excitaient le public parisien : le Rappel, fondé avant les élections sous le patronage de Victor Hugo, la Marseillaise, dirigée par Rochefort (revenu de Belgique après l'amnistie), avec la collaboration des révolutionnaires et des blanquistes qui en faisaient le plus violent des journaux quotidiens. Les nouveaux organes socialistes, la Réforme de Vermorel, révolutionnaire libéral, le Travail, organe des associations ouvrières, la Voix du peuple, n'atteignaient pas le grand public.

Le ministère tardait à convoquer le Corps législatif, pour se donner le temps d'adapter l'ancien personnel au nouveau régime. Les députés républicains protestèrent contre ce retard. L'un d'eux, Kératry, ancien officier, dans une lettre publique, déclara que, le Corps législatif devant être convoqué dans les six mois après la dissolution du précédent, le dernier jour du délai serait le 25 octobre. car la session extraordinaire ne devait pas entrer en compte ; il donnait donc rendez-vous à ses collègues le 26, place de la Concorde, pour aller siéger au besoin par la force ; Gambetta répondit qu'il y serait. Magne inclinait à convoquer pour le 25 octobre ; Napoléon lui reprocha ce conseil peu héroïque et, le 3 octobre, convoqua le Corps législatif au 29 novembre.

Un conflit s'engagea entre les deux grandes tendances du parti républicain. Les révolutionnaires voulurent obliger les députés à aller au rendez-vous accepté par Gambetta. Les députés républicains furent tous d'avis de s'abstenir, même les irréconciliables. Leur déclaration, signée de 20 noms (18 octobre), expliqua qu'ils ne voulaient pas fournir .au gouvernement le prétexte de se retremper dans une émeute, quand on apercevait... le résultat inévitable de la révolution pacifique commencée. Les révolutionnaires tinrent une réunion publique où ils sommèrent quatre députés de venir s'expliquer ; les députés s'y rendirent, protestèrent contre la forme blessante, et se retirèrent. La rupture fut -définitive. Les révolutionnaires et le petit groupe de l'Internationale, qui avaient rêvé de profiter du 26 octobre pour faire la Révolution sociale, accusèrent les républicains bourgeois d'avoir préféré l'Empire.

Le dissentiment éclata aux élections complémentaires de Paris en novembre. Les journaux révolutionnaires firent la guerre aux républicains assermentés, qui acceptaient de prêter le serment exigé pour faire acte public de candidat. Ledru-Rollin écrivit de Londres : Prêter serment, c'est passer au parlementarisme. Le Réveil et le Rappel, qui par protestation soutinrent le parti des insermentés, votaient pour des inéligibles. Rochefort, quoique ayant prêté serment, fut accepté comme insermenté et fut élu ; les 3 autres élus furent des parlementaires. Les députés républicains se défendirent par un manifeste signé de 29 noms (y compris les 4 irréconciliables) : ils espéraient voir pacifiquement réaliser les changements que réclame impérieusement l'opinion ; ils énuméraient les réformes immédiatement nécessaires, et repoussaient le mandat impératif, qui livre l'élu, c'est-à-dire la majorité des électeurs, à la merci d'une minorité usurpatrice.