I. — L'OPPOSITION DANS LA DERNIÈRE SESSION. LE mandat du Corps législatif expirait en 1863 ; gouvernement et opposants employèrent la session (12 janvier-7 mai) à préparer les élections générales. A l'ouverture, l'Empereur engagea les électeurs à réélire les députés officiels sortants, et à envoyer des hommes qui acceptent sans arrière-pensée le régime actuel. Le groupe des Cinq proposa sept amendements à l'Adresse. L'un attaquait le régime imposé à la presse au mépris du droit des électeurs. Le droit d'élire implique le droit de connaître, discuter, juger, par conséquent la liberté. Depuis le décret du 24 novembre le mot de liberté est sans cesse prononcé dans les discours officiels, mais les pratiques du gouvernement n'ont pas changé. Il continue à interdire toute initiative intellectuelle, toute discussion libre, toute vie municipale indépendante. Ollivier laissa entrevoir une conciliation possible. Nous ne demandons pas au pays, après avoir tout supporté, de ne plus rien supporter du tout.... Nous le provoquons à une œuvre, non pas de conspiration, mais d'émancipation constitutionnelle. Ni opposition systématique ni approbation systématique, mais l'indépendance et la justice. pour être dignes de la liberté. A ces avances le ministre d'État Baroche répondit : Le décret du 17 février (1852) demeurera la loi de la presse. Un autre amendement visait les décisions arbitraires de l'administration en matière électorale. Le droit de déterminer les circonscriptions n'autorise pas à réunir des cantons séparés par la distance, à morceler des arrondissements et des villes pour favoriser l'action administrative.... Il n'appartient pas davantage aux maires d'élever ou d'abaisser à leur gré le chiffre des électeurs en étendant les radiations et en limitant les additions. Le décret qui remaniait les circonscriptions avait porté le nombre des députés de 272 à 283 eu raison de l'accroissement de population constaté par le dernier recensement. Jules Favre demanda pourquoi on enlevait un siège à la Seine dont la population avait augmenté. Un amendement protestait contre l'expédition du Mexique. Les forces de la France ne doivent pas être témérairement engagées dans des expéditions mal définies : ni nos principes ni nos intérêts ne nous conseillaient d'aller voir quel gouvernement désire le peuple mexicain. Quelques opposants catholiques protestèrent contre le pouvoir discrétionnaire des préfets, employé à l'aire échouer les députés sortants qui n'avaient pas voté toujours suivant le désir du gouvernement (le rapporteur de la dotation Palikao était combattu comme un opposant). La discussion du budget servit à dénoncer l'accroissement des dépenses et l'avortement de la réforme financière, et à protester encore contre les candidatures officielles. Baroche répondit qu'on les maintiendrait dans l'intérêt du pays et de la sincérité des élections. II. — LA CAMPAGNE ÉLECTORALE DE 1863. LE gouvernement avait compté paralyser ses adversaires en exigeant des candidats le serment écrit de fidélité à l'Empereur avant la campagne électorale. Refuser le serment, c'était renoncer à combattre ; le prêter, c'était reconnaître le régime impérial : soin Lions pénibles toutes deux. Quand il fallut se décider, l'état-major de chaque parti se divisa. Le comte de Chambord maintint la règle du refus de serment, mais les deux anciens chefs parlementaires du parti légitimiste, Berryer et de Falloux, décidèrent de se présenter. Les orléanistes réunis chez le duc de Broglie lurent en désaccord : Dufaure conseillait de s'abstenir, Thiers déclara que l'opposition n'était pas incompatible avec le serment ; il fut décidé à l'unanimité moins 2 voix de prendre part aux élections. Les anciens proscrits républicains (Victor Hugo, Chieras) condamnèrent le serment ; ils en faisaient une question de conscience. La grande masse du parti ne vit que la question de tactique ; pour pouvoir combattre l'Empire, elle accepta le serment comme une formalité imposée injustement et sans valeur. Un républicain de 48, Garnier-Pagès, fit une tournée en France dans une soixantaine de villes ; partout il réunit les débris du personnel républicain, parla contre l'abstention et conseilla d'appeler les électeurs à voter pour un candidat républicain. A Paris, les jeunes avocats républicains de la nouvelle génération se mirent à la disposition des citoyens pour les aider à se faire inscrire sur les listes électorales malgré la résistance des maires ; on rédigea un Manuel électoral indiquant les formalités à remplir pour exiger l'inscription ; on créa un Comité consultatif de correspondance électorale pour se tenir en rapport avec les départements. En dehors des anciens partis, légitimiste, orléaniste, républicain, une opposition nouvelle se recrutait parmi les partisans de l'Empire mécontents de sa nouvelle politique, catholiques irrités des affaires de Rome, protectionnistes atteints par les traités de commerce. Ses candidats, anciens députés officiels qui, pour avoir fait une opposition partielle, avaient perdu l'appui du gouvernement, se présentaient sous le nom d'indépendants contre les nouveaux candidats officiels. Ces quatre oppositions, si profonde que fia la différence de leurs principes, avaient toutes le même objet immédiat, faire échouer le candidat du gouvernement ; elles pouvaient s'unir dans une tactique commune, faire voter pour le candidat de l'opposition. Cette coalition d'opposants, sans programme positif, n'avait besoin que d'une formule négative, liberté. Le Siècle (16 mars) dit : Oublions tous les dissentiments.... Ne soyons animés que du noble désir de faire triompher la cause démocratique et libérale. Le Temps (13 mars) : Légalement il n'y a ni légitimistes, ni orléanistes, ni républicains. Légalement il y a le parti de la résistance et le parti du progrès, le parti de la compression et le parti de la liberté. La coalition, appelée l'Union libérale, n'eut pas d'organisation commune avec les républicains ; sauf quelques villes ou se fit une alliance locale, ce ne fut qu'une entente tacite. A Paris les opposants essayèrent de s'entendre sur un candidat unique pour chaque circonscription. Les élus républicains commencèrent par discuter avec les directeurs des journaux d'opposition démocratique, Havin, du Siècle, ancien orléaniste républicain modéré, Gué-rouit, de l'Opinion nationale, anticlérical ami du prince Napoléon, É. de Girardin, de la Presse, journaliste d'affaires aux opinions multiples, Nefftzer, du Temps. L'attribution des circonscriptions excita entre eux une rivalité aggravée par la défiance des survivants de 48, Marie et Garnier-Pagès, contre les jeunes républicains, Ollivier et Darimon, à demi réconciliés avec l'Empire par leurs relations cordiales avec Morny. Les vieux essayèrent d'écarter Darimon, ami du prince Napoléon. et de transporter Ollivier dans une autre circonscription pour le remplacer par Guéroult. Girardin prit parti pour Ollivier et réclama un comité formé des Cinq et des directeurs de journaux. La réunion décida à 2 voix de majorité de maintenir les 4 députés de Paris. Puis elle convoqua les démocrates à élire des délégués pour un Comité électoral de 25 membres qui dresserait la liste de l'opposition de la Seine. Mais le groupe ouvrier qui venait de se former envoya des délégués qui votèrent contre les hommes de 48, Garnier-Pagès et Marie, anciens adversaires des ateliers nationaux, et réclamèrent deux circonscriptions pour ces candidats ouvriers. Le Comité ne put se constituer. Les royalistes de l'Union libérale réunis avec quelques républicains modérés de 48 (Jules Simon, Bastide, Carnot) proposèrent de partager les circonscriptions ; les républicains n'acceptèrent pas. L'opposition resta divisée sur les noms. Les Cinq, réunis avec les 4 directeurs de journaux (6 mai), mirent sur leur liste les 4 députés sortants, 2 directeurs (Havin et Guéroult), et réservèrent une circonscription à Thiers. Le groupe tint une réunion avec les directeurs des deux journaux orléanistes: Bertin, du Journal des Débats, réclama deux circonscriptions ; on ne put s'entendre : Thiers, après réflexion, répondit par un refus. La réunion donna sa circonscription à Laboulaye, et accepta Jules Simon, républicain modéré, destitué en 182 pour avoir refusé le serment comme professeur. Nefftzer, se séparant de la réunion, s'entendit avec le comité orléaniste présidé par Dufaure, qui prit pour programme la formation d'un grand parti libéral sur le terrain constitutionnel. Le Temps et le Journal des Débats désignèrent Thiers et Prévost-Paradol. Laboulaye s'étant désisté, les Cinq mirent Thiers à sa place. Nefftzer par une lettre à Ollivier publiée dans le Temps protesta contre une liste dressée sans discussion par un comité où se trouvaient 6 des candidats. Le Courrier du dimanche orléaniste attaqua cette liste tyrannique, digne pendant des candidatures officielles. Thiers, final accueilli d'abord par les républicains, à cause de ses discours contre le suffrage universel en 1850, devint brusquement populaire quand le Moniteur publia une lettre de Persigny, lui reprochant de s'être rendu dans une réunion des anciens partis composée d'ennemis déclarés de l'Empire. On ne vit plus en lui que l'adversaire du régime ; le comité républicain du quartier envoya trois jeunes délégués lui demander s'il serait l'ennemi de l'Empereur et de l'Empire. — Oui, répondit-il ; mais dans la mesure tracée par la Constitution. Dans les départements, les candidats républicains se présentèrent individuellement, avec l'appui moral du comité consultatif de Paris, la plupart sans programme précis. Une proclamation des Cinq indiqua la tactique : Pas de bulletins blancs ! — Au vote ! avec union, avec un seul mot de ralliement, Liberté ! Les catholiques indépendants eurent pour eux une partie des évêques. Un mémoire rédigé par l'évêque d'Orléans Dupanloup, signé ou approuvé par plusieurs de ses collègues, en réponse à la question : Faut-il voter ? Et pour qui ? contenait, en termes voilés, un appel à la lutte : L'exclusion d'un certain nombre de députés qui se sont montrés les plus fidèles à la cause du Saint-Père est significative et regrettable. Si vous êtes écrivain, écrivez ; si vous êtes orateur, prêchez ; si vous êtes électeur, votez. Le ministre de l'Intérieur Persigny, par une note du Moniteur (23 avril), menaça les journaux d'une répression sévère s'ils continuaient à appeler les candidats de l'opposition candidats indépendants, comme si l'indépendance était... déniée d'avance aux candidats agréés du gouvernement. Une circulaire aux préfets (8 mai) déclara : Le gouvernement, après tant de convulsions, doit intervenir dans les luttes électorales, où les partis qui en France forment nécessairement des factions ne sont qu'une coalition d'hostilités, de rancunes, de dépits opposés aux grandes choses de l'Empire. Ils n'invoquent la liberté que pour la tourner contre l'État. Pour être libres, les électeurs ont besoin d'être éclairés par le préfet. Désignez hautement, comme dans les élections précédentes, les candidats qui inspirent le plus de confiance au gouvernement. Si le gouvernement a repoussé d'anciens candidats officiels, c'est qu'il ne peut appuyer auprès des électeurs que des hommes dévoués sans réserve et sans arrière-pensée à la dynastie impériale et b nos institutions. Les préfets et les maires chargés d'appliquer ces instructions recommandèrent les candidats dans des termes dépendant du tact personnel de chacun. Le préfet de la Haute-Loire expliqua comment l'administration remplaçait avantageusement les réunions électorales. Nous autres, administrateurs désintéressés dans la question, et qui ne représentons que la collection de vos intérêts, nous examinons, nous apprécions, nous jugeons les candidatures qui se produisent et... vous présentons celle qui nous parait la meilleure... non pas comme le résultat de notre volonté, mais comme l'expression de vos propres suffrages et le résultat de vos sympathies. L'administration fit plus largement usage des manœuvres de pression employées depuis 1852, parce qu'elle eut plus d'adversaires à combattre, et surtout le public les connut mieux parce qu'elles furent divulguées par le compte rendu des débats sur la vérification des pouvoirs qu'un jeune avocat, membre du comité électoral républicain, Jules Ferry, reproduisit dans un livre, La lutte électorale en 1863. On promit aux individus des emplois, des faveurs, des exemptions de service militaire, aux populations des subventions ou des routes ; des arpenteurs vinrent même planter des jalons pour préparer des chemins de fer imaginaires. Dans la Lozère. le préfet avertit les maires que, l'ancien député officiel ayant perdu la confiance du gouvernement, s'il était réélu, le département n'aurait plus part aux libéralités de l'État. On menaça de destituer les fonctionnaires et les débitants de tabac, de révoquer les maires. de dresser des procès-verbaux aux électeurs, de retirer l'autorisation aux débitants de boissons. Pour gêner les candidats opposants, on les empêcha de trouver un imprimeur, des afficheurs, des distributeurs de bulletins. on fit arracher leurs affiches, on égara leurs circulaires à la poste. on arrêta leurs distributeurs. Toutes les forces de l'État s'employaient à faire élire les candidats officiels, tous les opposants se coalisaient pour les faire échouer. L'opposition et l'administration se réunissaient pour faire des élections du 31 mai une manifestation générale pour ou contre le gouvernement. Le résultat donna une indication sur l'étendue du mécontentement, il ne permet pas d'apprécier les forces des différents partis. III. — LES ÉLECTIONS DE 1863 ET LE REMANIEMENT DU MINISTÈRE. A Paris, l'échec du gouvernement fut complet. Les 9 élus de la Seine furent les opposants portés sur la liste des Cinq, 8 républicains et Thiers ; tous, sauf 1, passèrent au premier tour ; 4 députés officiels sortants étaient battus. L'opposition avait réuni dans la Seine 153.000 voix, le gouvernement 22.000 seulement (sur 326.000 inscrits). Dans les départements, le gouvernement conservait presque toutes les voix des campagnes et des petites villes ; il empêchait de réélire quelques-uns des indépendants et battait tous les notables royalistes parlementaires (Rémusat, Dufaure, Baze, Casimir-Perier, Barrot), excepté Berryer, l'orateur légitimiste, élu à Marseille avec l'aide des républicains. Mais il était en minorité dans presque toutes les grandes villes, et la plupart des députés catholiques devenus indépendants, les candidats des évêques, étaient réélus malgré l'administration. Le tableau publié par le Siècle des voix réunies
par les candidats officiels et par les opposants dans chaque ville montre que
l'opposition a eu la majorité à Lyon (33.500
contre 13.500), Marseille (20.200
contre 9.200), Bordeaux (11.400 contre
8.800), Nantes (10.000 contre 6.000),
Toulouse (9.300 contre 7.700), le Havre
(6.800 contre 4.500), Brest (5.700 contre 1.300), Nîmes (4.500 contre 2.300), Lille. Saint-Étienne,
Toulon, Metz. Mulhouse, Nancy. Limoges. L'auteur du tableau (Herold) ajoutait : Cela ne prouve pas que tous les électeurs des campagnes soient devenus impérialistes, niais que les moyens d'action du gouvernement étaient plus puissants dans les campagnes, où chacun est connu et surveillé. Les plus fortes proportions de voix d'opposition étaient données par les départements républicains de l'Est et du Sud-Est (Meurthe, Vosges, Alsace, Yonne, Côte-d'Or, Saône-et-Loire, Rhône, Isère, Drôme, Gard, Bouches-du-Rhône, Var), par les environs de Paris et par les pays catholiques de l'Ouest et des montagnes. La coalition républicaine et libérale avait 17 élus ; avec les indépendants, le total était de 32 opposants (sur 282). Le gouvernement avait (sur 9.938.000 inscrits) 5.308.000 voix, 163.000 de moins qu'aux élections de 1857, l'opposition 1.934.000, 1.290.000 de plus qu'en 1857. L'impression générale fut que l'opposition remportait une victoire. Persigny en fit l'aveu dans une circulaire aux préfets (21 juin). Pour la première fois depuis dix ans une coalition s'est formée entre les opinions rattachées aux gouvernements antérieurs. Sur quelques points... elle a réussi à surprendre le suffrage universel. L'Empereur, mécontent, s'en prit à Persigny ; il l'écarta du ministère (il ne devait jamais plus l'y rappeler), puis il lui donna le titre de duc (7 septembre). C'est un embaumement, écrivit Mérimée, et c'est ainsi que le Maître l'entend, il me l'a dit. Sa politique est morte. Le ministère fut remanié. L'Empereur, renonçant aux ministres sans portefeuille créés en 1860 pour soutenir la politique du gouvernement, concentra leur fonction sur un ministre d'État unique, représentant du gouvernement auprès des Chambres, chargé d'un rôle analogue à celui du président du Conseil en régime parlementaire. L'emploi fut enlevé à Walewski, personnage de cour, et donné à l'un des hommes du personnel primitif de l'Empire, Billault ; Baroche prit la Justice ; Rouher passa à la présidence du Conseil d'État, laissant les Travaux publics à Béhic, un grand industriel orléaniste. A l'Instruction publique Napoléon appela un homme de son choix, sans passé politique, Duruy, jusqu'en 1859 professeur d'histoire dans un lycée de Paris, qui lui avait plu par ses idées sur les empereurs romains et l'aidait à préparer la Vie de César ; Duruy passait pour républicain et n'était pas bien vu de la Cour. Ce remaniement semblait une concession à l'opinion libérale, la création d'un ministre d'État unique marquait un retour vers les pratiques parlementaires. Quelques confidents de l'Empereur essayèrent de le pousser plus loin, jusqu'à se rapprocher du personnel de l'opposition. Morny, inquiet de la politique d'aventures suivie depuis 1859, désirait un régime constitutionnel régulier, pour empêcher Napoléon d'opérer en cachette en l'obligeant à consulter les ministres. Il fit venir chez lui Ollivier, lui dit : J'ai fait renvoyer Persigny et Walewski, et lui lut une note envoyée par lui à Napoléon : Les élections n'ont laissé en présence que deux forces, l'Empire et la Démocratie.... Il est temps de... donner, sinon immédiatement toute la liberté politique, du moins la liberté civile, et d'étudier les problèmes sociaux. Il est urgent que l'Empereur, cessant de procéder par voie de surprise, ne laisse plus ses conseillers dans l'ignorance complète de sa politique extérieure. Le nouveau ministre d'Etat Billault mourut bientôt (13 octobre). L'Empire, dit Morny, a perdu son bras gauche. Rouher le remplaça dans ce rôle d'avocat du gouvernement ; il y apporta son habileté de procédurier, sa facilité d'assimilation, son indifférence aux idées, qui le rendaient apte à défendre successivement des thèses différentes suivant les ordres du maître ; il devint vite l'instrument nécessaire et le conseiller le plus influent de l'Empereur. IV. — L'OPPOSITION AU CORPS LÉGISLATIF. A la session extraordinaire ouverte le G novembre 1863 pour vérifier les pouvoirs du nouveau Corps législatif, Napoléon se déclara satisfait des élections, malgré quelques dissidences locales. La vérification des pouvoirs, longue et animée, servit à dénoncer les pratiques de l'administration ; une quarantaine d'élections furent contestées, 5 invalidées. Les républicains tenaient leurs réunions chez l'un d'eux, Marie ; les opposants catholiques et protectionnistes se réunissaient séparément ; Thiers assistait aux deux réunions et, par l'intermédiaire d'Ollivier et de Lambrecht, les deux groupes d'opposants concertaient leurs opérations. La session ordinaire de 1864 commença par la discussion de l'Adresse, qui dura 10 séances. L'opposition présenta des amendements. Celui du groupe républicain se fondait sur la différence des résultats du vote entre les villes et les campagnes. Sans la pression administrative, la France entière se serait associée au vote des villes. L'amendement des indépendants demandait une amélioration de la loi électorale ; Thiers, rentrant dans la vie publique après douze ans de silence (il venait de faire son début en attaquant un projet d'emprunt), prononça le discours sur les libertés nécessaires (11 janvier) qui devint le manifeste de l'opposition libérale. Comparant au cap des Tempêtes le conflit entre le pays et le souverain, il indiqua les cinq libertés nécessaires pour doubler ce cap : liberté individuelle (abrogation de la loi de sûreté), liberté de la presse (abolition du régime des avertissements), liberté électorale (abandon des pratiques de la candidature officielle), liberté de la représentation nationale (droit d'interpellation donné aux Chambres), liberté de la majorité de diriger la marche du gouvernement (les ministres responsables, le souverain irresponsable). Il déclarait, lui ministre orléaniste : Si on nous donne cette liberté nécessaire, je l'accepterai.... Mais ce pays... s'il permet aujourd'hui qu'on demande d'une manière respectueuse, un jour peut-être il exigera. Rouher, en termes conciliants, répliqua que la liberté existait déjà, plus grande que sous les régimes antérieurs, et fit appel à la patience : Le moment venu, la marche en avant continuera. — Jules Favre reconnut que le gouvernement était entré dans la voie des réformes. Mais, le 10 janvier, Napoléon, en remettant à l'archevêque de Bonnechose les insignes de cardinal, dit : Le cercle de notre Constitution a 'été largement tracé, tout homme honnête peut s'y mouvoir à l'aise. L'Empereur signifiait qu'il ne ferait plus de concessions aux opposants, Rouher le confirma (le 14 janvier) : L'Empereur n'a pas relevé le trône pour ne pas gouverner et livrer le pouvoir aux manœuvres du régime parlementaire... pour replacer, comme en 1848, la pyramide sur son sommet. Un amendement contre la candidature officielle présenta le vote des électeurs comme une protestation pour réclamer la liberté. Deux millions de voix accordées à l'opposition ne sauraient être considérées comme le résultat de quelques dissidences locales ; ils (sic) ont été une revendication réfléchie de la liberté.... La France a confiance en elle-même, elle se trouve digne d'exercer les droits dont jouissent les autres nations. Les libertés administratives qu'on lui promet n'auront de prix que si elles servent à assurer les libertés politiques. Elles ne peuvent ni les suppléer ni les faire oublier. La liberté électorale, méconnue et violée par les candidatures officielles, est la première des libertés politiques. Rouher, en réponse, reprocha aux républicains leurs manœuvres électorales de 1848, et appela les Orléans une famille exilée qui n'a pas donné sa démission. La discussion fut vive ; Morny écrivit à Ollivier que l'opposition avait pris un caractère d'âpreté et de violence qui irritait le gouvernement. L'opposition continua à se servir des débats au Corps législatif pour exciter l'opinion publique en signalant tous les sujets de mécontentement. V. — FORMATION D'UN PARTI OUVRIER. LES ouvriers républicains de Paris, refoulés hors de la vie politique, gardaient le souvenir des tentatives faites en 1848 pour améliorer leur sort. Mais ils n'avaient aucun organe pour faire connaître leurs désirs ni même pour se concerter. Le gouvernement avait dissous comme associations politiques leurs groupements créés sous la République ; il leur interdisait toute réunion et mettait en prison les grévistes. Il ne restait plus que les relations personnelles entre ouvriers d'un même atelier. Le changement de politique extérieure en 1859 fit rentrer les ouvriers dans la vie politique ; Napoléon partant pour l'Italie fut touché des acclamations des ouvriers de Paris. Ce fut l'entourage impérial qui leur donna le premier encouragement et le moyen de formuler leurs demandes. Le prince Napoléon se fit amener chez lui par un journaliste (Armand Lévy) quelques ouvriers, dont plusieurs typographes, qu'on surnomma le groupe du Palais-Royal ; il essaya de les gagner à l'Empire en leur faisant espérer des réformes dans leur condition. En 1861 parut, probablement aux frais du prince, une série de publications anonymes, qu'on a surnommées les brochures du Palais-Royal. On y excitait les ouvriers contre les partis bourgeois, auteurs des journées de juin, protectionnistes, ennemis du suffrage universel ; on les engageait à soutenir l'Empereur, car il suivait une politique extérieure conforme à leurs sentiments, il avait les mêmes intérêts, et seul il pouvait réaliser leurs désirs. Aux avances du prince répondit une brochure signée de 24 ouvriers, dont plusieurs présidaient des sociétés de secours mutuels ; ils exposaient leurs revendications, mais sans s'engager. Un appel à l'Empereur signé d'un typographe (août 1861) formulait déjà sous le nom de cahiers populaires la plainte fondamentale des ouvriers, contre les lois, les coutumes, les routines qui, malgré leur droit de suffrage, les maintenaient à l'état de classe inférieure. La campagne du Palais-Royal réveilla l'intérêt pour les ouvriers. Une exposition universelle devait s'ouvrir à Londres en 1862. Un grand industriel lyonnais, ancien saint-simonien, Arlès-Dufour, proposa dans un journal de Lyon d'y envoyer des délégués ouvriers pour étudier les procédés de travail de l'industrie anglaise. Un autre saint-simonien, Guéroult, directeur de l'Opinion nationale et protégé du prince Napoléon, engagea les ouvriers de Paris à se cotiser pour ce voyage (20 octobre 1861). En réponse à cet appel, un jeune ciseleur en bronze, Tolain, écrivit une lettre (17 octobre) qui, posant la question pratique avec une précision impossible à un écrivain bourgeois, éclaira la condition véritable des ouvriers si mal connus alors, et plaça leurs réclamations sociales sur le même terrain que les réclamations politiques de l'opposition. Il défendait les ouvriers contre le reproche de manquer d'initiative. Quand l'initiative vient d'en haut, de l'autorité supérieure ou des patrons, elle n'inspire aux ouvriers qu'une médiocre confiance. Ils se sentent ou se croient dirigés, conduits, absorbés.... Quand l'initiative vient d'en bas... elle rencontre des impossibilités matérielles. Qu'un comité exclusivement composé d'ouvriers se forme en dehors du patronage de l'autorité ou des fabricants... si inoffensif que soit son but... on ne lui permettra pas de l'atteindre. Aussi faut-il une forte dose de résolution pour se mettre en avant... car un ouvrier qui s'occupe de questions politiques dans le suffrage universel est considéré comme un homme dangereux ; c'est pis s'il s'occupe de questions sociales.... Mais (dira-t-on) pourquoi... refuser les conseils... ? Parce que nous ne nous sentirions pas libres, ni de notre but, ni de nos choix, ni de notre argent, et les plus belles affirmations ne prévaudront pas contre une opinion qui n'est peut-être que trop justifiée. Il n'y a qu'un moyen, c'est de nous dire : Vous êtes libres, organisez-vous, faites vos affaires vous-mêmes, nous n'y mettrons pas d'entraves. Les ouvriers ne demandent plus au gouvernement son aide comme en 1848, ils ne réclament que la liberté, et, chose nouvelle, la liberté de décider entre ouvriers les mesures appropriées à leurs besoins. Ce sentiment nouveau, conçu dans le silence des années de désillusion, est décrit par un survivant de 48, un ouvrier, membre de la Constituante, Corbon (Le secret du peuple de Paris, 1863). Les deux systèmes... venus au peuple par les écoles socialistes, l'association ouvrière de production, le droit au travail, si populaires en 1818, n'ont donné que des déceptions : c'est maintenant l'idée corporative qui va le plus au cœur des ouvriers parisiens ; sous ce nom traditionnel de corporation ils comprennent le groupement des ouvriers d'une même profession ; ils l'appellent aussi, à l'exemple des patrons, la chambre syndicale. Ils en ont pris l'idée dans leur propre expérience, en constatant que le salaire se maintient mieux dans les métiers où existe, soit un restant d'institution corporative comme le compagnonnage, soit un certain esprit de corps ; ce sentiment de solidarité produit l'esprit de résistance, qui limite les excès du laisser-faire illimité. Le prince Napoléon, président de la commission française pour l'exposition de Londres, accepta un projet, rédigé en partie par Tolain, pour régler l'envoi des délégués ouvriers à Londres. Le gouvernement nomma une commission ouvrière formée de présidents des sociétés de secours mutuels, qui organisa l'élection des délégués par profession ; N bureaux électoraux, opérant le dimanche, les firent élire par les ouvriers parisiens de chaque métier (mai-juin 1862). Il partit 200 délégués (19 juillet-15 octobre). Les ouvriers de Londres leur donnèrent une fête ; on y lut une adresse qui recommandait l'union des travailleurs entre eux, et exprimait l'espoir de trouver quelque moyen international de communication. Les délégués, de retour en France, exposèrent les enseignements tirés de leur voyage dans les 53 rapports adressés à leurs électeurs. La plupart exprimaient l'admiration pour la condition des ouvriers anglais, les hauts salaires, la semaine de cinquante-cinq heures, l'hygiène et la sécurité des ateliers, la liberté des unions ouvrières. Ils souhaitaient pour les ouvriers français la liberté de s'organiser et l'abolition du régime d'exception. ll restait entre eux de fortes divergences, car les uns demandaient au gouvernement de réglementer la durée du travail et le nombre des apprentis, d'autres ne réclamaient que la liberté. Mais la plupart désiraient une chambre syndicale ou corporative, pour grouper les ouvriers en face des patrons, et une commission mixte pour régler les conflits. Les conditions, disaient les bronziers, ne sont pas égales entre le travailleur isolé offrant ses services et le capital collectif qui les marchande. Le désaccord entre le président de la commission impérialiste du Palais-Royal et les ouvriers bronziers républicains aboutit à une rupture quand la commission corrigea les rapports des délégués avant de les publier. Le conflit fut rendu public lorsque l'Opinion nationale ouvrit une souscription pour les ouvriers cotonniers de Normandie privés de travail par la guerre de Sécession (janvier 1863). Deux appels distincts furent publiés, l'un par Tolain et ses camarades républicains, l'autre par les impérialistes de la commission ouvrière. Mais le personnel politique républicain, très mal informé sur le monde ouvrier, ne connut pas cette scission, et, se souvenant du rôle joué par le Palais-Royal, il garda une défiance contre le parti ouvrier républicain. L'animosité fut aggravée par la campagne électorale de 1863. Dans les réunions tenues pour former le comité républicain, Carnot avait oublié d'inviter des ouvriers ; un ancien représentant de 48, Beslay, riche bourgeois, lui dit : Le Gouvernement provisoire était plus avancé que vous, il avait mis sur sa liste le nom d'Albert. La réunion décida de faire appel aux travailleurs manuels ; mais les ouvriers du faubourg Saint-Antoine, réunis chez Beslay, réclamèrent des candidats de leur classe. C'était un sentiment nouveau : en 1848, disait Corbon, c'est la bourgeoisie avancée qui a eu la pensée d'envoyer des ouvriers ; les ouvriers ne tenaient pas alors à être représentés par des hommes du peuple. Lorsque après l'échec du comité la réunion des députés et des directeurs de journaux publia sa liste, les délégués mécaniciens protestèrent contre la dictature des Cinq et le monopole des journaux d'opposition, dispensateurs de la publicité, qui avaient mis l'embargo sur toutes les candidatures, et présenté, sur 9 candidats, 6 journalistes et 3 avocats. Les mécontents portèrent contre Havin un ouvrier typographe, Blanc, avec un programme ouvrier : abolition de l'article 1781, liberté des coalitions, création de chambres syndicales ouvrières chargées d'établir l'assurance contre le chômage. Des réunions à la Chapelle et à Montmartre protestèrent contre la politique ambiguë du Siècle et les candidatures imposées sans discussion ni accord préalable entre ceux qui aspirent à être mandataires et leurs mandants. Le Siècle accusa Blanc de faire le jeu du gouvernement ; l'Opinion nationale publia une lettre de 50 chefs d'atelier de Lyon en faveur de Havin. Le Temps, en désaccord avec les autres journaux libéraux, publia la profession de foi et la réponse de Blanc et une lettre d'éloges signée de.500 ouvriers de Lyon. Mais la niasse des ouvriers ne s'intéressait qu'à la lutte politique : Blanc n'eut que 332 voix. VI. — LA LIBERTÉ DE COALITION ET LE MANIFESTE OUVRIER DE 1864. LA délégation de Londres et la campagne électorale avaient attiré l'attention sur la condition des ouvriers. Napoléon, décidé à ne pas faire de concessions politiques, désirait satisfaire l'opinion par quelque réforme sociale. L'Empereur est bon, il aime le peuple, disait Morny. Ollivier lui proposa de réformer la loi sur les coalitions, dont le procès des typographes (en 1862) venait de révéler l'iniquité. Les magistrats répugnaient à poursuivre ou à condamner les grévistes : le nombre des grèves poursuivies avait baissé de 73 (en 1854) à 29 (en 1863). Napoléon accepta. Le discours d'ouverture de 1864 annonça un projet de modifier la loi : Ollivier voulait faire abroger les articles du code pénal qui faisaient de la grève un délit. L'opposition, trouvant la concession insuffisante, réclama, par un amendement à l'adresse, l'abolition de la loi sur les coalitions. Les opposants expliquèrent (20 janvier) que les ouvriers, désabusés des doctrines socialistes, ne demandaient plus à l'État que la liberté d'améliorer eux-mêmes leur condition. Le projet du gouvernement, remanié par le Conseil d'État, ne supprimait que les peines contre la coalition, et laissait subsister le reste de l'article, contre la provocation à la coalition. Ollivier se résigna à un compromis : abroger la pénalité contre la coalition sans violence, l'aggraver (jusqu'à la mise en surveillance et même au bannissement) contre l'atteinte matérielle à la liberté du travail. Morny le soutenait de son influence : il le fit nommer d'abord commissaire dans son bureau, puis rapporteur de la commission, et enfin décida la commission à accepter le rapport. La loi fut votée par 229 voix contre 36. Entre le dépôt et le vote de la loi, aux élections complémentaires (24 mars 1864) destinées à remplacer les républicains élus à Paris en 1863 qui avaient opté pour un autre siège, les deux hommes de 48 évincés en 1863. Carnot et Garnier-Pagès, présentés par le parti républicain, furent élus. Mais le groupe d'ouvriers qui les combattait posa de nouveau la candidature ouvrière, et l'expliqua dans une lettre, signée de 60 noms, publiée par l'Opinion nationale (17 février). Ce manifeste des 60, peu remarqué en son temps, marque une date dans l'histoire du socialisme français. Il est la première manifestation formelle de ce qu'on a appelé plus tard, la conscience de classe, et contient tout le programme de la classe ouvrière jusqu'à la fin du XIXe siècle ; il vaut donc la peine d'en connaître les passages principaux. Le suffrage universel nous a rendus majeurs politiquement, mais il nous reste à nous émanciper socialement. Droit politique égal implique nécessairement un égal droit social. On l'a répété à satiété, il n'y a plus de classes ; depuis 89 tous les Français sont égaux, c'est la loi. Mais nous, qui n'avons d'autres propriétés que nos bras, nous qui subissons tous les jours les conditions légitimes ou arbitraires du capital, nous qui vivons sous des lois exceptionnelles telles que la loi sur les coalitions et l'article 1781..., il nous est bien difficile de croire à cette affirmation. Nous qui, dans un pays où nous avons le droit de nommer des députés, n'avons pas toujours le moyen d'apprendre à lire, nous qui, faute de pouvoir nous réunir, nous associer librement, sommes impuissants pour organiser l'instruction professionnelle et qui voyons ce précieux instrument du progrès industriel devenir le privilège du capital, nous ne pouvons nous faire cette illusion. Nous dont les enfants passent leurs plus jeunes ans dans le milieu démoralisateur et malsain des fabriques, ou dans l'apprentissage qui n'est guère encore aujourd'hui qu'un état voisin de la domesticité, nous dont les femmes désertent te foyer pour un travail excessif contraire à leur nature et détruisant la famille, nous qui n'avons pas le droit de nous entendre pour défendre pacifiquement notre salaire, pour nous assurer contre le chômage, nous affirmons que l'égalité inscrite dans la loi n'est pas dans les mœurs et est encore à réaliser dans les faits. Ceux qui, dépourvus d'instruction et de capital, ne peuvent résister par la liberté et la solidarité à des exigences égoïstes et oppressives, ceux-là subissent fatalement la domination du capital. Nous le savons, les intérêts ne se réglementent point ; ils échappent à la loi, ils ne peuvent se concilier que par des conventions particulières, mobiles et changeantes.... Sans la liberté donnée à tous cette conciliation est impossible.... A ceux qui croient voir s'organiser la résistance, la grève, aussitôt que nous revendiquons la liberté, nous disons : Vous ne connaissez pas les ouvriers ; ils poursuivent un but autrement grand.... Il s'agit pour nous, non de détruire les droits dont jouissent justement les classes moyennes, mais de conquérir la même liberté d'action.... Qu'on ne nous accuse point de rêver lois agraires, partage, maximum, impôt levé, etc. ... Il est grand temps d'en finir avec ces calomnies. La liberté du travail, le crédit, ta solidarité, voilà nos rêves.... Il n'y aura plus ni bourgeois, ni prolétaires, ni ouvriers, tous les citoyens seront égaux en droits. — Mais, nous dit-on, toutes ces réformes... des députés élus peuvent les demander comme vous.... — Non ! Nous ne sommes pas représentés.... On ne dit pas : candidatures industrielles, commerciales, militaires.... Mais la chose y est, si le mot n'y est pas. Les ouvriers élus.... combleraient une lacune au Corps législatif où le travail manuel n'est pas représenté. Dans une séance récente il y eut une manifestation unanime de sympathie en faveur de la classe ouvrière, mais aucune voix ne s'éleva pour formuler comme nous les entendons nos .aspirations, nos désirs et nos droits. Nous ne sommes pas représentés, nous qui refusons de croire que la misère soit d'institution divine. La charité, vertu chrétienne, a radicalement prouvé et reconnu son impuissance en tant qu'institution sociale... Mais la misère imméritée... maladie, salaire insuffisant, chômage.... peut disparaître, et elle disparaîtra.... Nous ne voulons pas être des clients ni des assistés ; nous voulons devenir des égaux ; nous repoussons l'aumône, nous voulons la justice. Nous ne haïssons pas les hommes, mais nous voulons changer les choses. Nous ne sommes pas représentés, car dans la question des chambres syndicales une étrange confusion s'est établie dans l'esprit de ceux qui les recommandaient. Suivant eux, la chambre syndicale serait composée de patrons et d'ouvriers, sorte de prud'hommes professionnels. Or, ce que nous demandons, c'est une chambre composée exclusivement d'ouvriers élus par le suffrage universel, une chambre du travail.... En 1848 l'élection d'ouvriers consacra par un fait l'égalité politique, en 1864 elle consacrerait l'égalité sociale. A moins de nier l'évidence, on doit reconnaitre qu'il existe une classe spéciale de citoyens ayant besoin d'une représentation directe, puisque l'enceinte du Corps législatif est le seul endroit où les ouvriers pourraient dignement et librement exprimer leurs vœux et réclamer pour eux la part de droits dont jouissent les autres citoyens.... Que veut la bourgeoisie démocratique que nous ne voulions comme elle ? Le suffrage universel dégagé de toute entrave ? Nous le voulons. La liberté de la presse, de réunion.... La séparation complète de l'Église et de l'État, l'équilibre du budget, les franchises municipales.... Que voulons-nous plus spécialement qu'elle... parce que nous y sommes plus directement intéressés ? L'instruction primaire, gratuite et obligatoire, et la liberté du travail. Sans nous la bourgeoisie ne peut rien asseoir de solide ; sans son concours notre émancipation peut être retardée longtemps encore. Unissons-nous donc.... La signification politique des candidatures ouvrières serait : fortifier en la complétant l'action de l'opposition libérale. Elle a demandé... le nécessaire des libertés, les ouvriers demanderaient le nécessaire des réformes économiques. Les signataires de cet appel, qui décrit en termes si nets la position politique des ouvriers, n'étaient pas des ouvriers de la grande industrie. Presque tous étaient ouvriers d'art (bronziers, tourneurs, passementiers), ouvriers du bâtiment, typographes, tailleurs, travaillant à la main dans de petits ateliers. Leur mouvement ne résultait ni de la concentration industrielle ni du machinisme, il était né dans les métiers où le travail est individuel et exige peu d'effort physique. Les idées, bien qu'exprimées parfois en langage de 1848, sortaient, non des écrits des théoriciens, mais de l'expérience et des réflexions des ouvriers. S'ils se rencontraient .avec Proudhon dans la foi au crédit mutuel et à la liberté, c'était sans connaître ses œuvres. Mais ils connaissaient son nom, et ils lui envoyèrent leur manifeste. Proudhon le lut avec joie, et déclara qu'il allait écrire un livre : De la capacité politique des classes ouvrières ; ce fut son dernier ouvrage (il mourut en 1865). Les ouvriers reconnaissants se mirent à lire ses œuvres et se déclarèrent ses disciples, ce qui a fait croire plus tard que le mouvement était d'origine proudhonienne. Quant à Karl Marx, personne n'avait lu son Manifeste communiste de 1848, et il rédigeait le premier appel de l'Internationale sans que son nom fût connu. Le manifeste des 60 ayant paru dans le journal du prince Napoléon, le candidat Tolain fut accusé de se prêter à une manœuvre du Palais-Royal contre le candidat républicain Garnier-Pagès ; Tolain invoqua la garantie des vieux radicaux de 48, Delescluze et Pyat, et rompit avec l'Opinion nationale, qui lui opposa un autre candidat ouvrier, l'homme du Palais-Royal, le président de la commission de 1862. Tolain n'eut que 424 voix. L'Association internationale des Travailleurs, fondée à Londres en septembre 1864, fut l'œuvre d'ouvriers anglais aidés par des réfugiés politiques. Les ouvriers parisiens restés en relations avec Londres depuis 1862 y collaborèrent ; au meeting de fondation, Tolain vint lire leur réponse à l'adresse envoyée par les Anglais : il s'agissait alors d'opposer aux Congrès des gouvernements les Congrès des travailleurs de tous pays. Le Comité, qui siégea à Londres, fut surtout composé d'Anglais. Le manifeste de fondation fut rédigé par un réfugié allemand, Karl Marx, qui y introduisit sa doctrine personnelle dans la phrase capitale sur la tactique : L'émancipation économique des travailleurs est le grand but auquel tout mouvement politique doit être subordonné comme un moyen (ces derniers mots avaient disparu dans la traduction française). La formule inquiéta les républicains français. Ils y virent une manœuvre du Palais-Royal destinée à détourner les ouvriers de la lutte politique et à les réconcilier avec l'impérialisme démocratique. Ils se défiaient d'un groupement purement ouvrier. Le premier bureau français de l'Internationale fut ouvert par trois ouvriers dans un petit local de la rue des Gravilliers (juillet 1865). Pour dissiper les soupçons attachés au souvenir du Palais-Royal, ils prièrent individuellement les ouvriers républicains les plus actifs des sociétés de secours mutuels de venir entendre leurs explications : 150 vinrent au rendez-vous. La Conférence du 7 septembre 1865 ayant laissé à chaque section le droit d'interpréter à son gré le mot travailleurs, la section française en profita pour admettre des travailleurs bourgeois (Jules Simon, Henri Martin). Les adhérents furent lents à venir : ils n'étaient pas plus de 500 en 1866. VII. — FORMATION D'UNE OPPOSITION RÉVOLUTIONNAIRE. PENDANT que la nouvelle génération d'ouvriers donnait naissance à un petit groupe d'opposition sociale, la nouvelle génération d'étudiants fournissait des recrues à une opposition d'espèce nouvelle. La jeunesse des Écoles de Paris se composait alors des étudiants en droit et en médecine, et de quelques répétiteurs ou professeurs dans des institutions libres (il n'y avait pas d'étudiants en lettres ou en sciences). Ces jeunes gens, échappés à la discipline claustrale des lycées ou des collèges, aimaient à faire du tapage pour se prouver leur indépendance : c'était chez eux le genre à la mode. Ceux qui n'étaient pas indifférents en politique haïssaient presque tous l'Empire, par admiration de la Révolution, par rancune contre la compression intellectuelle et les pratiques religieuses imposées à la jeunesse ; ils avaient lu les pamphlets des proscrits, ou entendu les récits du Coup d'État. La haine du régime se manifestait même dans les Écoles fermées, par une hostilité sourde contre l'autorité. Cette jeunesse conservait la tradition des manifestations contre le gouvernement : elle allait troubler le cours public d'un professeur ami du pouvoir, ou applaudir les allusions politiques des professeurs libéraux. L'éveil de la vie politique se répercuta dans le monde des étudiants. Un républicain qui vivait de leçons, Rogeard, écrivit la chanson : Le lion du quartier latin. Non, la jeunesse n'est pas morte.... Le jeune lion a rugi. Aucune association n'étant permise entre étudiants, et le régime du cautionnement ne leur permettant pas de fonder des journaux politiques, les plus actifs créèrent de petites revues littéraires et philosophiques. Ces feuilles, d'ordinaire mensuelles (quelques-unes simplement lithographiées), ne vivaient que quelques numéros et avaient peu de lecteurs et très peu d'influence : elles nous intéressent par les noms des collaborateurs devenus plus tard des personnages politiques, Vermorel, qui dirigea la Jeune France, Clemenceau et Méline, qui en 1862 écrivaient dans le Travail. Comme les sujets politiques leur étaient interdits, les journaux d'étudiants, sortant peu à peu de la littérature, discutèrent les questions morales, sociales et religieuses, dans un esprit d'opposition : ne pouvant critiquer les actes du gouvernement, ils attaquèrent les fondements de la morale, de la religion, et de l'organisation sociale. L'évêque d'Orléans signala ce scandale : Vous avez voulu défendre la dynastie, la constitution et les formes politiques, et vous avez livré aux disputes les questions économiques qui mènent droit à la discussion du prolétariat, et les questions religieuses qui mènent droit à la discussion de l'Église et de Dieu. L'opposition devint de plus en plus subversive. Le Travail, en 1862, faisait l'éloge de la Révolution française, en refusant de distinguer entre les hommes de 89 et ceux de 93. La Rive gauche, fondée par Longuet en 1864, proposait de résoudre la question sociale à la façon de Proudhon ; elle prenait pour programme la suppression du budget des cultes et de l'armée, l'enseignement gratuit et obligatoire, et reprochait aux hommes de 48 de s'enfermer dans un idéal anti-radical et antisocialiste. Dans Candide, fondé en mai 1865, Tridon, l'admirateur d'Hébert et des athées de la Révolution, invoquait la force, reine des barricades, et entendait la Révolution sociale à la façon de Blanqui. Ces jeunes républicains n'avaient plus, comme les hommes de 48, le respect de la religion ; ils la méprisaient comme une tradition contraire à la science, et la redoutaient comme un instrument de compression intellectuelle et sociale. Quelques-uns étaient positivistes, la plupart matérialistes et athées ; on lisait beaucoup en traduction les matérialistes allemands, Moleschott et Büchner. Les libéraux belges convoquèrent à Liège un Congrès de la jeunesse, pour que la jeunesse pût dire tout haut ce qu'elle pense tout bas. Quelques étudiants de Paris allèrent y parler ; à leur retour ils furent cités devant le Conseil académique, et condamnés à l'exclusion de la Faculté (5 en médecine, 2 en droit). On leur reprochait, aux uns, d'avoir insulté le drapeau de la France, glorifié la Terreur et le drapeau rouge (ils s'étaient montrés avec un drapeau tricolore en deuil) ; aux autres, d'avoir outragé la religion, attaqué violemment les principes sur lesquels repose l'ordre social et fait appel à l'insurrection. Les étudiants irrités firent du tapage au cours des professeurs qui avaient pris part au jugement, et empêchèrent pendant un jour de faire les cours (déc. 1865). Un bourgeois note dans son journal : L'École de droit et l'École de médecine sont furieusement travaillées par l'esprit révolutionnaire. En 1866, Vermorel, socialiste proudhonien, rédacteur du Courrier français, publiait une adresse des étudiants de Paris aux étudiants allemands et italiens pour protester contre la vieille politique qui pousse les peuples à s'entr'égorger sur de sots prétextes d'intérêt national et de différences de race. Le 10 juin. il proposait la grève des peuples contre la guerre. Un collaborateur, pour un article intitulé : Qu'est-ce que la patrie ? était condamné à six mois de prison. Les jeunes révolutionnaires, tous ennemis du régime impérial, étaient divisés sur la tactique. Blanqui, revenu à Paris, et dès 1861 condamné pour société secrète, avait été enfermé dans la prison politique de Sainte-Pélagie, où les détenus étaient autorisés à converser entre eux et à recevoir librement des visites. Il recruta des disciples parmi ses codétenus et les jeunes gens qui venaient le voir, et reconstitua un groupe blanquiste. Son but restait comme autrefois de faire une insurrection à Paris pour installer une dictature qui ferait la Révolution sociale. Il enrôlait indifféremment des ouvriers et de jeunes bourgeois, des déclassés que lui-même a appelés le ferment secret qui gonfle sourdement la masse. Candide fut en 1865 l'organe de ce groupe. En 1866, quelques blanquistes admis au Congrès de l'Internationale reprochèrent aux ouvriers parisiens leurs anciennes relations avec le Palais-Royal ; les blanquistes réunis au café de la Renaissance pour régler cette querelle furent surpris par la police (nov. 1866). Ainsi s'annonçait la scission prochaine des républicains en partis divisés sur le but et la tactique : parti parlementaire, parti ouvrier, parti socialiste, parti révolutionnaire (blanquiste). VIII. — L'OPPOSITION PARLEMENTAIRE ET LE MOUVEMENT DE DÉCENTRALISATION. TANDIS que la vie politique, longtemps confinée dans la Chambre et les bureaux des grands journaux, commence à se diffuser dans le monde des ouvriers et des étudiants de Paris où se préparent les forces d'opposition de l'avenir, le Corps législatif reste le seul théâtre d'activité connu du grand public, l'opposition parlementaire seule a une action appréciable sur l'opinion de la France. Les orateurs républicains, presque tous avocats ou journalistes, recueillent les plaintes contre le régime impérial, dressent la liste des abus de pouvoir et des scandales. Ils profitent des discussions sur l'Adresse au début de la session, sur le budget à la fin de la session, sur la vérification des élections complémentaires pour donner un enseignement de politique libérale et parlementaire que les journaux répandent par toute la France. Ils obligent le ministre d'État, pour répondre à leurs attaques, à préciser la doctrine du gouvernement. Les jeunes avocats républicains, anciens auditeurs des Cinq, Herold, Ferry, Gambetta, écrivent des articles et des brochures, plaident les procès des accusés politiques, réunissent des renseignements sur les abus, préparent des campagnes électorales. En 1864 ils sont mis en vue par le procès des Treize. Leur comité électoral, créé en vue des élections complémentaires de Paris, est dissous : 13 membres sont poursuivis en justice et condamnés à.500 francs d'amende pour association de plus de 20 personnes. Ces républicains bourgeois connaissent très mal les ouvriers et s'intéressent peu à leurs revendications sociales ; leurs projets ne vont pas plus loin qu'un changement de régime politique, tout au plus une révolution républicaine à la façon des modérés de 48. Mais, comme leurs contemporains révolutionnaires, ils sont positivistes ou libres penseurs, hostiles à la religion catholique. C'est alors qu'est lancée par un journaliste, Peyrat, la formule : Le cléricalisme, voilà l'ennemi. L'opposition reprend aussi contre l'Empire la campagne déjà ancienne pour la décentralisation. On se plaignait dès avant 1848 de l'excès des pouvoirs attribués aux agents (lu gouvernement central, qui enlevait aux Français le moyen de décider même leurs affaires d'intérêt local, et soumettait à la tutelle administrative tous les actes de leur vie municipale. 1lais tous les projets de décentralisation discutés à la Constituante avaient avorté, et la centralisation se trouvait renforcée par le pouvoir discrétionnaire des préfets sur les maires, dans un régime où tous les administrateurs étaient nommés par le gouvernement. La campagne contre la centralisation recommença sous l'Empire, menée surtout par les parlementaires libéraux des anciens partis. Elle consista en livres et en articles de revues, qui tiennent une place dans' l'histoire de la vie intellectuelle de la France ; mais elle n'intéressa que le public restreint des hommes cultivés, sans pénétrer dans la masse de la nation. Les décentralisateurs ne proposaient pas de revenir à la pleine autonomie élective établie par la Révolution française ; ils l'ignoraient même au point que le plus célèbre d'entre eux, A. de Tocqueville, écrivit L'Ancien Régime et la Révolution pour démontrer que la Révolution avait achevé la centralisation commencée par les rois : oubliant l'œuvre des assemblées de 1789 à 1793, Tocqueville attribuait à la Révolution la restauration administrative opérée par Bonaparte. On voulait accroître les pouvoirs des conseils locaux, et surtout abolir la juridiction administrative des conseils de préfecture et du Conseil d'État, afin de rendre les fonctionnaires justiciables des tribunaux ordinaires. On invoquait l'exemple des pays étrangers : on vantait le régime adopté par la Belgique après 1830 ; Laboulaye, dans un traité en forme de roman (Paris en Amérique), donnait pour modèle les États-Unis ; on citait surtout l'Angleterre, où les simples particuliers ont le droit de poursuivre les fonctionnaires en justice ; une théorie alors à la mode présentait l'administration du pays par les notables comme le fondement de la liberté politique anglaise. Il s'agissait de diminuer les pouvoirs des agents impériaux au profit de la noblesse et de la bourgeoisie, en possession de l'influence locale, et représentants naturels de la population. Sur ce terrain se rencontraient les opposants libéraux, royalistes, parlementaires et républicains. Une société d'études, l'Association internationale pour le progrès des sciences sociales, convoqua un Congrès de ses adhérents à Berne (sept. 1865). Les Suisses y dominèrent, mais il y vint de Paris quelques républicains, J. Simon, Garnier-Pagès, Jules Ferry. Un orléaniste notable, d'Haussonville, y amena un prince d'Orléans, le duc de Chartres, qui entra en relations personnelles avec les républicains. J. Ferry le trouva très simple, intelligent, et pas prince du tout. Les deux chefs des anciens partis, Thiers et Berryer, élus avec l'aide des républicains, opéraient de concert avec eux, votaient de même ou s'abstenaient ; ils attaquaient la politique financière et la politique extérieure de l'Empire, l'accroissement des dépenses et le déficit, l'expédition du Mexique et la politique des nationalités. Deux des Cinq, Ollivier, devenu l'ami de Morny, Darimon, l'ancien journaliste proudhonien, devenu familier du prince Napoléon, étaient reniés par les républicains ; à partir de 4865, ils ne furent plus convoqués à la réunion du groupe. Mais ils n'étaient pas encore ralliés à l'Empire et continuaient à faire une opposition intermittente. IX. - LES HÉSITATIONS DE L'EMPEREUR. LE personnel gouvernemental, divisé par ses rivalités, poussait l'Empereur en des sens opposés. Morny lui proposait de donner au Corps législatif le droit d'interpeller, et à tous les ministres le droit d'assister aux séances (suivant la pratique parlementaire). Ollivier, informé par Morny, offrait de se rallier à la majorité, avec un programme libéral ; il accepta de dîner chez Rouher et s'entremit pour réconcilier Morny avec le prince Napoléon, qui désirait une réforme libérale, mais se défiait de Morny, l'incarnation du Coup d'État. Mais Morny, depuis longtemps malade, mourut le 10 mars 1865. Napoléon, déjà hésitant, s'arrêta dans la voie de la réforme. Duruy, à l'Instruction publique, avait, par voie de décrets et de circulaires, aboli le régime imposé à l'enseignement secondaire après le Coup d'État, supprimé la bifurcation, rétabli la classe de philosophie ; c'était une satisfaction accordée à l'opinion libérale. Il poussait l'Empereur à établir l'instruction primaire gratuite et obligatoire : ce serait arracher une arme à l'opposition fière de la loi de 1833, et prouver que l'Empire s'intéressait à l'instruction populaire plus que la monarchie de juillet. Napoléon se laissa persuader d'abord ; le discours du trône (févr. 1865) annonça son intention commentée par cette maxime : Dans un pays de suffrage universel tout citoyen doit savoir lire et écrire. Puis il s'effraya de l'obligation, et s'en tint à la gratuité. Pour l'établir, il fallait une loi : Duruy rédigea un projet (accompagné d'un rapport) qui faisait de l'instruction primaire un service public aux frais de la société. Il le lut au Conseil des ministres qui le désapprouva ; Napoléon, en signe d'approbation, fit publier le rapport au Moniteur (6 mars) ; mais aussitôt une note avertit que le projet de loi ne reposait pas sur les principes indiqués par Duruy, et que son rapport avait été livré à la publicité comme expression de son opinion personnelle. Duruy demanda le désaveu de cette note, et ne l'obtint pas. Au cours de la discussion de l'Adresse, l'opposition, par ses amendements, insista sur les avantages de la liberté. Il faut à la France en 1865 ce que 1789 lui avait donné : une presse libre, — des ministres responsables, — des communes gouvernées par des magistrats de leur choix, — l'instrument, la sanction et la pratique de la liberté. Dans ce pays de suffrage universel on voit les comités électoraux poursuivis sous le nom d'associations illicites.... L'état de nos finances et du crédit public dépend du régime politique plus encore que des circonstances extérieures. Tandis que l'Angleterre diminue sa dette, la France augmente incessamment la sienne. L'Adresse fut votée par 249 voix contre 15 (les républicains seuls). La réponse de l'Empereur visait les réclamations des opposants. La France redoute plus les excès de la liberté que les excès du pouvoir.... Contentons-nous d'apporter chaque jour une pierre nouvelle à l'édifice, la base est large. Napoléon partit pour l'Algérie, laissant en son absence l'impératrice régente présider le Conseil des ministres. L'impératrice entra en relations avec tout le haut personnel politique et fut mise au courant de toutes les affaires. Ce régime provisoire fortifia son influence, d'autant plus qu'on savait désormais la santé de l'Empereur fragile ; dans la prévision d'une régence définitive, les hommes prudents travaillaient à s'assurer sa faveur. Son unique rival dans la famille impériale, le prince Napoléon, inaugurant à Ajaccio (15 mai) le monument de Napoléon Ier, prononça un discours nettement libéral et anticlérical : c'est dans l'acte additionnel de 1815, disait-il, que Napoléon a mis sa vraie pensée, il voulait par la dictature arriver à la liberté, il n'était pas catholique ; le pouvoir temporel est une forteresse du moyen âge. Napoléon III lut à Alger ce discours compromettant, et donna à son cousin une leçon publique par une lettre (du 23 mai). Le programme politique que vous placez sous l'égide de l'Empereur ne peut servir qu'aux ennemis de mon gouvernement. La lettre fut envoyée à l'impératrice et publiée au Moniteur. Le prince, furieux, donna sa démission de vice-président du Conseil privé et se retira de la politique ; un conseiller favorable à l'évolution libérale disparaissait de l'intimité de l'Empereur. L'ancien personnel impérial restait attaché au régime autoritaire. Son chef est désormais Rouher ; avocat du gouvernement devant les Chambres, il dirige la politique générale ; il a fait nommer ministre de l'Intérieur son protégé La Valette, diplomate, homme de plaisir, indifférent aux affaires, agréable à Napoléon, qui le trouve conciliant dans les formes et très ferme dans le fond. L'Empereur, revenu d'Algérie, est entouré d'hommes qui lui montrent le régime affaibli par ses concessions libérales ; de Parieu lui écrit : Que de pas faits dans la décomposition du capital d'autorité depuis 1860, et presque toujours quand on pouvait ajourner ou refuser (16 août). Napoléon annonce la fin des concessions, par une note au Moniteur du 13 septembre : Les journaux s'évertuent depuis quelque temps à prédire un changement dans les hommes et dans les choses du gouvernement. Nous sommes autorisés à déclarer que ces bruits sont sans fondement et inventés par la malveillance. Les projets de Morny sont repoussés par le Conseil privé (9 nov.). On se borne à gagner quelques opposants par des faveurs individuelles : Darimon est décoré ; Ollivier, entré en rapports personnels avec la Cour pendant la régence par une invitation au dîner des Tuileries, a causé familièrement avec l'impératrice (6 mai) ; il a vu l'Empereur en particulier pour la première fois (27 juin). Il le trouve gai, ouvert, agréable causeur, remarque son œil vif, fin, caressant, sa nature délicate, féminine, et voit en lui un homme souvent trompé qui hésite à accorder sa confiance. La Valette propose à Ollivier (décembre) de fonder un journal dont il sera rédacteur en chef. X. — LA FONDATION DU TIERS PARTI. EN dehors des oppositions parlementaire, socialiste, révolutionnaire, hostiles à l'Empire, se formait au Corps législatif une opposition qui limitait ses attaques à la politique du gouvernement. Le noyau primitif consistait en indépendants, rapprochés par la lutte soutenue en 1863 contre l'administration. Ce groupe, appelé dès 1864, d'un nom employé sous Louis-Philippe, le Tiers parti, se grossit peu à peu de députés officiels mécontents, catholiques irrités de la politique envers le pape, protectionnistes inquiétés par la liberté du commerce. Leur opposition, inspirée de sentiments inverses de ceux des républicains, ne pouvait pas accepter les mêmes formules. Le conflit avec les catholiques fut aggravé en 1864 par la
convention de septembre interprétée par le pape comme un abandon, puis par
l'Encyclique Quanta cura et le Syllabus, que Pie IX envoya aux
évêques de France sans passer par l'intermédiaire du gouvernement. Le Syllabus,
commenté par l'Encyclique, était un sommaire des erreurs
du temps présent condamnées par le pape. On y trouvait les
institutions de la société moderne, liberté de la presse et du culte, mariage
civil, enseignement laïque, suprématie de l'État sur l'Église, les doctrines
gallicanes et toutes les doctrines libérales, même celles des catholiques libéraux.
Le dernier article semblait une déclaration de guerre ; il condamnait la
proposition : Le pape peut et doit se réconcilier et
transiger avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne. Le Syllabus fut répandu avec empressement par les adversaires de l'Église, comme arme anticléricale. Il consterna les catholiques modérés ou politiques, qui redoutaient un conflit entre l'Église et l'État. Dupanloup expliqua dans un livre (L'Encyclique et la convention de Septembre), que les formules hostiles à la société moderne expriment seulement la thèse, c'est-à-dire un idéal théorique, tandis que la conduite réelle de l'Église est dirigée par l'hypothèse, qui tient compte des conditions et ne condamne pas absolument l'État moderne. Les gallicans, nombreux dans le haut personnel de la magistrature et des ministères, virent dans le Syllabus une violation du concordat. Le gouvernement en interdit aux évêques la publication ; il était déjà publié par les journaux ; plusieurs évêques le firent lire en chaire ; presque tous en parlèrent dans leurs mandements. Napoléon en fut blessé ; il le marqua par des témoignages de bienveillance aux anticléricaux de son entourage, le prince Napoléon et Duruy. Le conflit fut porté au Sénat, dans la discussion de l'Adresse de 1865, par l'ancien ministre Rouland, un gallican. Il dénonça les desseins du parti ultramontain, l'accusa de vouloir détruire tout ce qui reste de l'Église de France, et lui reprocha la liturgie gallicane remplacée par la liturgie romaine, le gouvernement des diocèses transporté à Rome, les évêques surveillés et dénoncés par des espions et réduits à se justifier au Vatican. A quoi le cardinal Bonnechose répondit qu'il n'y avait plus de gallicans ni de liturgie française. A l'ouverture de la session de 1866, le discours du trône vanta la Constitution de 1852, système sagement pondéré, fondé sur le juste équilibre entre les différents pouvoirs de l'État, analogue à la constitution des États-Unis, différent de celle d'Angleterre. C'était une attaque au régime parlementaire anglais, modèle des libéraux. La discussion de l'Adresse montra les progrès du mécontentement. L'opposition républicaine présenta ses critiques sur un ton de sommation : La Constitution, en proclamant la souveraineté du peuple, a déclaré confirmer et garantir les principes de 1789 ; elle a fait de ces principes la base du droit public. La France a donc droit à une presse libre, cependant la presse périodique soumise à l'arbitraire administratif, la censure rétablie sous une nouvelle forme, et les procès de presse enlevés au jury, leur juge naturel, confisquent la liberté de discussion. Elle a droit à des élections libres, cependant le système des candidatures officielles subsiste avec ses inévitables abus, le droit de réunion est dénié. Elle a droit à la liberté municipale, qui est une des conditions les plus essentielles de la liberté, cependant le gouvernement, en dépit de ses promesses, choisit encore sans nécessité les maires en dehors des conseils élus, il brise les conseils municipaux au moindre signe de résistance, il condamne Paris et Lyon au régime des commissions municipales. Elle a droit de trouver dans la responsabilité des fonctionnaires publies une sanction aux lois qui protègent les citoyens, cependant les agents du pouvoir ne peuvent être poursuivis qu'en vertu de l'autorisation du pouvoir, lui-même juge et partie. La France accepterait volontiers l'exemple des États-Unis qui lui est proposé, mais elle ne consent pas à emprunter à la république et à la monarchie ce qui constitue l'autorité, en répudiant de chacune de ces formes de gouvernement ce qui constitue la liberté. Sans la liberté aucun droit n'est garanti, la liberté seule peut faire l'éducation de la liberté. Le Tiers parti décida d'exprimer par un vote séparé son désir de réforme. L'homme le plus notable du parti, Buffet, orléaniste libéral et catholique, d'accord avec Ollivier, s'entendit avec les indépendants pour demander une réforme, sans préciser les détails. Un amendement, rédigé dans une forme respectueuse et vague, réunit 44 signatures. La France, fermement attachée à la dynastie qui lui garantit l'ordre, ne l'est pas moins à la liberté, qu'elle considère comme nécessaire à l'accomplissement de ses destinées. Aussi le Corps législatif croit-il être l'interprète du sentiment publie en apportant au pied du trône le vœu que Votre Majesté donne au grand acte de 1860 les développements qu'il comporte. Une expérience de cinq années nous parait en avoir démontré la convenance et l'opportunité. L'amendement fut discuté après celui des républicains (qui réunit 17 voix). Buffet expliqua qu'il s'agissait, non de construire de nouvelles assises sur les fondements de notre édifice constitutionnel, mais de lui donner plus de stabilité, en complétant le décret de 1860 ; il ne demandait que le droit d'interpellation, — l'envoi des ministres à la Chambre, — un changement du régime de la presse. Rouher répliqua que le régime parlementaire était incompatible avec le suffrage universel ; il faudrait un plébiscite pour changer les principes de la Constitution fixés par le plébiscite de 1851. L'amendement obtint 63 voix contre 206. Thiers, Berryer et quelques républicains s'étaient abstenus (19 mars). C'était la première fois qu'une si forte minorité se formait sur une question de politique générale. Napoléon interpréta l'Adresse (21 mars) comme une invitation à repousser toute réforme. La France veut... la stabilité, le progrès, la liberté... qui éclaire, contrôle, discute les actes du gouvernement, non celle qui devient une arme pour le miner et le renverser. La discussion sur le contingent militaire donna à Thiers l'occasion d'attaquer la politique extérieure de l'Empire. Il blâma vivement l'intervention en Italie, d'où était sortie l'unité italienne, qui mènerait à l'unité allemande et à l'abaissement de la France. Il blâma l'alliance de l'Italie avec la Prusse, que l'Empereur aurait pu empêcher sans guerre, par un avertissement ou simplement par le silence. Thiers exprimait si exactement le sentiment de la majorité envers l'Italie que la droite même l'applaudit. Napoléon, profondément froissé, manifesta son irritation par un discours au concours régional d'Auxerre (7 mai), qu'il fit publier, en ajoutant, sans prévenir ses ministres, cette phrase à l'adresse du département de l'Yonne qui l'avait élu en 1848. Il savait... que je détestais comme lui ces traités de 1815 dont on veut faire aujourd'hui l'unique base de notre politique extérieure. Vers la lin de la session, un sénatus-consulte élargit légèrement les pouvoirs du Corps législatif en lui donnant le droit de prendre en considération un amendement sans qu'il fût accepté par la commission et le Conseil d'État. Le maximum de 3 mois de session fixé par la Constitution — et toujours dépassé depuis 1860 — fut aboli ; l'indemnité des députés fut portée à 12.500 francs pour la session ordinaire quelle que fût sa durée, et à 2.500 francs par mois pour la session extraordinaire. Mais ces concessions furent rédigées en des termes qui signifiaient qu'on ne laisserait même plus discuter la réforme du régime. La Constitution demeure au-dessus de toute controverse pour chacun, excepté l'Empereur et le Sénat ; le Corps législatif n'a même pas le droit de demander une réforme constitutionnelle, et il est interdit, sous peine d'une forte amende, de publier par journal, brochure ou affiche, une pétition ou une discussion sur un changement de la Constitution, parce que, dit le rapport au Sénat, une Constitution discutée est comme une place assiégée. |