HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE VI. — LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE.

CHAPITRE IV. — LES CLASSES MOYENNES ET LES CLASSES SUPÉRIEURES.

 

 

LA masse du peuple est formée — en 1848 plus encore qu'aujourd'hui — par les travailleurs manuels, paysans, artisans, ouvriers, marins, domestiques et gens de service. Les classes supérieures s'en distinguent par ce caractère commun, qui fait leur rang plus élevé dans la société : elles ne sont astreintes à aucun travail manuel. On les appelle parfois classes dirigeantes ; elles dirigent en effet la vie économique et la vie publique ; c'est le rôle des propriétaires, chefs d'entreprise, négociants, courtiers, gens de loi, fonctionnaires, ecclésiastiques. Le recensement qui classe les individus d'après leur profession les répartit en catégories officielles ; mais chacune renferme des gens que les différences de richesse, d'éducation, d'origine, placent à des niveaux très différents de l'échelle sociale. Comme aucun caractère légal précis ne marque de degrés apparents dans cette gradation continue, on en est réduit à désigner les différents niveaux par des termes vagues tels que petite, moyenne, haute bourgeoisie. Ces distinctions sans rigueur indiquent pourtant des différences réelles, plus profondes que les catégories précises par professions en ce qu'elles répondent aux réalités  les plus importantes, le genre de vie et la considération sociale. L'exposé qui suit essaie de faire un classement en combinant la profession et le rang dans la société.

 

I. — LA PETITE BOURGEOISIE.

UN trait ancien de la société française est la très forte proportion de la bourgeoisie, qui a son origine dans le grand nombre et l'ancienneté des villes. La majeure partie consiste en bourgeois de condition inférieure. vivant du petit commerce ou des emplois auxiliaires au service de la bourgeoisie dirigeante ; rapprochés de la bourgeoisie par les occupations, la résidence, le costume, ils en sont séparés par l'instruction et les manières. C'est la petite bourgeoisie, appelée parfois demi-bourgeoisie, qui à ses degrés inférieurs, dans toutes les professions, se distingue A peine des gens du peuple, et qui aux degrés supérieurs se confond avec la bourgeoisie moyenne.

Les petits commerçants tiennent boutique, dans les villes et les bourgs, comme les artisans ; mais ils ne travaillent pas de leurs mains. ni pour fabriquer les objets ni pour lés transporter ; ils attendent les clients pour leur revendre en détail ce qu'ils ont acheté aux commerçants en gros, ils sont boutiquiers et détaillants. Ce sont les épiciers, déjà très nombreux, qui vendent surtout le sucre. l'huile. la chandelle, le café, les fruits et légumes secs, les merciers qui vendent les toiles, les fils, les articles de couture. les drapiers limités aux étoffes de laine, les quincailliers, les horlogers, les papetiers et libraires, les chapeliers, les droguistes, les débitants de boissons, qui ne vendent guère alors que du vin (dans le Nord seulement de la bière), les cafetiers, les aubergistes, qui logent surtout les commissionnaires et les rouliers, au degré supérieur les hôteliers, peu nombreux, car les hôtels n'ont guère d'autres clients que les voyageurs de commerce. Il faut y joindre quelques professions d'alimentation, bouchers, charcutiers, pâtissiers-confiseurs.

Le petit commerce de détail n'exige ni instruction théorique ni apprentissage manuel ; il attire les gens sans vocation nette que tente la perspective de vivre à la ville, sans grand effort physique. Mais il faut un petit capital pour s'installer. et une instruction élémentaire pour tenir les comptes, et c'est une profession très sédentaire, qui astreint à une présence perpétuelle dans la boutique. même le dimanche. Elle se recrute surtout dans les familles de petits commerçants et parmi les domestiques qui ont épargné sur leurs gages. Les femmes y tiennent une grande place comme auxiliaires du mari ou du père, beaucoup même comme chefs de maison (marchandes publiques) ; les étrangers sont frappés de leur aptitude à la vente : elles ont l'art de persuader le client par leurs paroles et leurs manières. Les petits commerçants, enfermés dans l'horizon étroit d'une boutique transformée par les conversations continuelles avec les clients en un nid à commérages, forment une classe routinière ; trop prudents pour risquer une innovation ou une mise de fonds, trop ignorants pour se renseigner sur l'origine de leurs marchandises, ils n'osent prendre aucune initiative, ni pour se procurer des articles nouveaux, ni pour faire la publicité. Le détaillant attend le représentant de commerce qui vient lui faire l'article pour lui vendre en gros ses marchandises, il attend le client qui vient lui acheter les articles d'usage ; il ne dépasse guère le rôle d'un agent de manutention. Il en est resté à l'idéal du commerce primitif, revendre le plus cher possible ; il garde les procédés primitifs de vente, le marchandage avec le client, à qui il surfait d'abord le prix pour pouvoir consentir un rabais : les prix des articles, marqués en signes conventionnels, sont tenus secrets et varient selon l'acheteur. Cette méthode a pour conséquence, outre la perte de temps, un faible chiffre d'affaires, et un long séjour des marchandises en magasin, qui laisse le capital inutilisé. Elle abaisse la moralité du commerçant et l'incite à accroître son bénéfice par des procédés irréguliers ; les épiciers surtout ont la réputation de vendre à faux poids et de falsifier les denrées par des mélanges.

Sur le nombre des petits commerçants les recensements ne fournissent aucune donnée. Leur répartition sur le territoire est très inégale. Il n'y en a presque pas encore dans les villages. Presque tous les détaillants qui fournissent la campagne des articles de consommation générale, épiciers, merciers, boucliers, sont concentrés dans les bourgs à marché, et le même boutiquier tient à la fois des articles de plusieurs espèces. Les commerces ne sont séparés que dans les villes, encore sont-ils moins spécialisés qu'aujourd'hui. A Paris, les deux commerces de subsistances réputées nécessaires, la boucherie et la boulangerie, restent soumis à la taxe sur la viande et sur le pain, qui oblige à vendre au prix fixé par un tarif municipal ; en compensation, la limitation du nombre des boucheries assure aux boucliers un monopole presque héréditaire ; et la caisse de la boulangerie, alimentée par l'excédent des recettes dans les années où la farine s'est vendue à bas prix, permet de rembourser le déficit dans les années de cherté.

Très différents des boutiquiers par le genre de vie sont les commissionnaires, revendeurs, courtiers en vin, coquetiers, maquignons, qui achètent en détail pour revendre au commerce en gros. Au lieu d'attendre le client, ils courent les marchés et les foires pour acheter les denrées agricoles amenées par les paysans, grains, fruits, beurre, œufs, volaille, porcs, bestiaux, ou vont à domicile enlever les récoltes, le foin, les vins ; ils les centralisent et les expédient sur les lieux de consommation. C'est une profession active, très rude en ce temps de mauvais chemins ; il y faut de l'initiative et de l'endurance. Elle n'exige ni capital, quand on opère pour le compte d'une maison de gros, ni aucune instruction, puisque les marchés se concluent sans écriture en frappant dans la main du vendeur. La plupart de ces courtiers sont d'origine campagnarde et conservent les manières des paysans ; ils sont plus voisins des gens du peuple que de la bourgeoisie.

Par contre, les employés forment la transition entre la petite et la moyenne bourgeoisie. Ce nom général comprend tous les auxiliaires qui font sous les ordres d'un chef des écritures ou des démarches et dont le travail, sans nécessiter une instruction complète, ou une éducation raffinée, exige un apprentissage intellectuel et des habitudes de langage et de tenue analogues à celles de la bourgeoisie. Suivant les professions ils portent des noms divers. Dans le commerce et la banque, ce sont les commis, pour le plus grand nombre sédentaires, employés à tenir les comptes et les écritures. Ceux qui sont envoyés en tournées pour faire des offres aux clients à leur domicile, sont les commis voyageurs — ils préfèrent s'appeler représentants de commerce —, caractéristiques de la société française et déjà décrits par la littérature. Ils tiennent dans la vie de la province une place importante ; ils vont porter les échantillons et rapporter les commandes, ils suggèrent aux détaillants dépourvus d'initiative le choix des articles de vente ; ce sont eux qui dirigent le commerce de détail. En ce temps où ils sont les seuls Français qui voyagent, ils mettent en relation les grands centres avec les petites villes et les bourgs ; enhardis par une profession qui les oblige à l'initiative, habitués à la parole, pleins d'assurance, ils colportent dans les hôtels ou les cafés, et chez les clients, les nouvelles, les modes et même les idées politiques. Les magistrats conservateurs signalent en 1850 leur propagande en faveur des idées démagogiques. — Les employés au service des officiers ministériels (avoués, notaires), sous le vieux nom de clercs, sont en majorité des jeunes gens en stage en attendant le moment de prendre une étude à leur compte ; mais, pour ceux qui n'auront jamais les moyens de s'établir, l'état de clerc devient une profession : c'est souvent dans les études des villes le cas du principal clerc. Par leur rang social, ce ne sont pas tout à fait des bourgeois.

Les fonctionnaires subalternes des services publics, par leur origine, leur occupation, leur rang social, rentrent dans la classe des employés. Tels sont les expéditionnaires des ministères, les employés des préfectures, des mairies de grandes villes, des bureaux de toutes les administrations, les commis des services de finances, les receveurs municipaux, les employés des postes, les conducteurs des ponts et chaussées, les gardes des forêts, les commissaires de police (encore peu nombreux). On peut leur assimiler les instituteurs des villes.

Dans la même catégorie intermédiaire, au niveau des employés, on peut classer les experts géomètres, et les professions actives de l'industrie ou des transports qui exigent quelques connaissances spéciales, les mécaniciens, les capitaines au long cours.

Les facteurs des postes, les cantonniers, les agents inférieurs des services organisés militairement, douaniers, employés d'octroi, forestiers, agents de police, sont des hommes du peuple du niveau des artisans, et les maîtres d'école des campagnes ne tiennent guère alors un rang supérieur.

La profonde transformation de la vie économique entre 1848 et 1858, dont les effets sur les classes supérieures se font sentir dès ce moment, atteint encore trop faiblement les petits commerçants et les employés' pour laisser apercevoir des changements généraux dans la condition de la petite bourgeoisie. ll suffira donc de décrire à la fin du XIXe siècle cette évolution.

 

II. — LA BOURGEOISIE DES AFFAIRES.

LA bourgeoisie, qui dès 1848 forme la partie la plus active des classes dirigeantes, réunit tous ceux qui, dans les diverses professions, dirigent ou contrôlent les opérations des employés. Ce rôle exige des aptitudes ou une expérience spéciales, ou une instruction prolongée, et le plus souvent un capital ; il donne une considération sociale, une aisance réelle ou apparente, il impose des manières et un langage qui font de tous les bourgeois une classe unique, dont les membres se fréquentent et se marient entre eux. Mais, pour exposer les conditions de vie de cette classe, il est plus clair d'étudier séparément chacun des groupes formés par les professions de même nature.

Le groupe le plus nombreux est constitué par les professions de l'industrie, du commerce et du crédit, qui dirigent la vie économique ; ce sont les gens dont on dit qu'ils sont dans les affaires. Les bourgeois chefs d'industrie se distinguent des patrons artisans par l'importance de leur établissement et le nombre des salariés à leur service. Leurs ouvriers les appellent encore patrons comme au temps où ils travaillaient avec eux ; eux-mêmes prennent les noms plus modernes de manufacturiers (qui rappelle la prédominance du travail à la main), usiniers (qui indique l'emploi de la machine), industriels (nom réservé à l'industrie en grand). La plupart sont propriétaires de leur établissement, individuellement ou en commun avec un ou deux associés, le plus souvent un fils, un frère, un neveu. Seuls les très grands établissements, surtout les mines, appartiennent à une compagnie anonyme et sont dirigés par des directeurs ou des ingénieurs appointés, hommes d'instruction technique et de condition bourgeoise. La bourgeoisie industrielle, très inégalement répartie, est concentrée dans les régions industrielles du Nord et de l'Est, Haute-Normandie, Picardie, Nord. Ardennes, Champagne, Haute-Alsace, les bassins houillers et miniers, la région lyonnaise, et le versant sud des Cévennes.

La bourgeoisie commerçante est formée des chefs de maison qui, sous des noms divers, dirigent les opérations de transport des marchandises. Les plus nombreux, appelés négociants, commandent et font venir les denrées par grandes quantités, les déposent dans les magasins de gros et les expédient aux détaillants ; les principales espèces de commerce en gros correspondent aux espèces du petit commerce, épicerie, liquides, farines, draperie, mercerie. — Dans les ports de mer, les armateurs, propriétaires de navires, forment une classe supérieure peu nombreuse (1.543 au recensement de 1866), en possession d'une richesse ancienne transmise parfois depuis plusieurs générations, favorisée par des privilèges légaux. La surtaxe de pavillon les protège contre la concurrence étrangère : l'inscription maritime leur fournit des marins soumis à une discipline : l'engagement sur un navire marchand est sanctionné par la prison, et la rupture de contrat, assimilée à une désertion, est jugée par un tribunal maritime où dominent les armateurs. Sur les grandes routes les maîtres de poste conservent le droit exclusif de fournir les chevaux aux voyageurs moyennant une redevance fixée à 0 fr. 03 par kilomètre et par voyageur. Leur nombre étant limité, le brevet de maître de poste est devenu vénal ; le prix dépend de la situation du poste ; on estime à 1.100 le nombre de ceux qui ont une valeur réelle. — La bourgeoisie dirige aussi les compagnies de messageries qui font sur les routes entre les grands centres les transports des voyageurs à grande vitesse, beaucoup plus actifs encore que les transports par chemin de fer (en 1847 les routes ont rapporté près de 9 millions, les chemins de fer 1 million) ; elle dirige les entreprises de transport des marchandises par le roulage et les compagnies de navigation

Le commerce de l'argent et des valeurs est exercé par des professions spéciales. de caractère bourgeois, désignées par les noms techniques de banquiers et de courtiers. Les banquiers, opérant avec des capitaux dont une partie est prêtée en commandite, font surtout avec les maisons de commerce de la région l'escompte des effets de commerce, et des avances moyennant intérêt aux commerçants, aux industriels et aux particuliers. Quelques banques établies à Paris, disposant de gros capitaux, font des émissions d'emprunts pour les États, prenant en bloc les titres et les revendant avec bénéfice aux acheteurs ; on les a surnommées la Haute Banque ; plusieurs appartiennent à des étrangers.

Les courtiers restent, suivant un vieux régime, les intermédiaires obligés pour opérer dans les Bourses, centres de transactions obligatoires légalement pour toutes les ventes à terme. Les Bourses du commerce, établies dans 50 villes pour les marchandises vendues en gros, grains, farines, cafés, vins, huiles, emploient les courtiers de commerce, en nombre limité, devenus propriétaires de leur charge. — Les commissaires-priseurs (80 à Paris, près de 300 dans les autres villes) chargés des ventes aux enchères, — les intermédiaires spéciaux des ports, courtiers d'assurances maritimes, interprètes-conducteurs de navires chargés de remplir les formalités imposées aux navires étrangers, ont acquis un monopole qui rend leurs charges vénales. Outre ces courtiers officiels, les commissionnaires, particuliers sans titre, mettent en relations acheteurs et vendeurs et font des ventes à terme fictives, procédé de spéculation pareil à un jeu de hasard.

Les agents de change, intermédiaires obligés pour l'achat et la vente des valeurs mobilières, opèrent dans les Bourses des valeurs à Paris et dans 6 autres villes ; ils sont en nombre limité, 60 à la Bourse de Paris, propriétaires de leur charge, organisés en une compagnie solidaire. Des intermédiaires sans titre prennent les ordres d'achat ou de vente des clients ; ils les font exécuter par un agent officiel pour les valeurs inscrites à la cote de la Bourse, et les exécutent eux-mêmes pour les valeurs non cotées, les valeurs en banque. Ces agences privées portent le surnom métaphorique de coulisse. Le marché des valeurs est encore très restreint ; l'épargne préfère se placer en terres ou en prêts hypothécaires. Les opérations de bourse ne portent guère que sur les fonds d'État français, les actions de la Banque de France, les actions des canaux et des chemins de fer naissants.

La crise économique produite par la Révolution a atteint directement le monde des affaires. Le retour de la confiance sous un gouvernement assez fort pour empêcher toute agitation politique produit, en décembre 1851, une des hausses les plus fortes qu'on ait vues à la Bourse, sous l'action des achats au comptant. La fondation de sociétés de mines, de chemins de fer, de crédit, accroît brusquement la matière à spéculations. Les Compagnies de chemins de fer se procurent de l'argent par le procédé nouveau des obligations à intérêt fixe, analogues aux emprunts d'État. qui attirent une, large clientèle en quête d'un placement sûr à revenu régulier.

Ces entreprises, établissements industriels, mines, gaz pour l'éclairage des villes, compagnies des eaux, et surtout les chemins de fer, ont besoin de s'adresser à un public étendu ; elles l'atteignent par une publicité beaucoup plus intense, faite surtout dans les journaux. La demande de capitaux, brusquement accrue au delà de l'épargne disponible, fait hausser l'intérêt de l'argent, jusqu'à 5 p. 100 pour les meilleurs placements. Les notions fondamentales sur la fortune en sont bouleversées : un million représente, non plus 30000, mais 50000 francs de rente. A la Bourse de Paris, où le public est admis en payant un droit d'entrée, le chiffre moyen des entrées par jour monte de moins de 500 à plus de 5000. Le chiffre total des affaires s'est considérablement élevé : un connaisseur (Mériclet) l'estime entre 60 et 80 milliards. La valeur moyenne des charges des agents de change a doublé (en dix ans) ; le nombre des maisons de coulisse s'est accru (en 1859 on l'évalue entre 250 et 300). Il s'est créé une espèce de courtiers, les remisiers, qui vont au domicile des clients leur offrir des opérations.

Cette fièvre de spéculation scandalise les contemporains ; ils la comparent aux folies du temps de Law. Le gouvernement, qui a favorisé les émissions de valeurs, s'alarme de leurs effets sur la société ; l'Empereur félicite publiquement (1855) l'auteur d'un livre indigné sur les Manieurs d'argent. On voit avec indignation des aventuriers devenir millionnaires d'un coup par des opérations suspectes. et d'honnêtes familles ruinées par l'imprudence de leur chef. Une partie de la bourgeoisie a perdu ses habitudes de vie stable et de gain régulier. il s'est créé une nouvelle bourgeoisie d'affaires.

 

III. — LES PROFESSIONS LIBÉRALES PRIVÉES.

LE terme déjà ancien de professions libérales, appliqué à l'origine à celles qui exigent des études théoriques, embrasse plusieurs professions du même niveau social, les unes de caractère privé à revenu variable, provenant d'honoraires ou de droits payés par les particuliers, les autres constituées en fonctions publiques à traitement fixe. — Les professions privées sont de trois sortes : judiciaires, médicales, artistiques.

Les professions judiciaires, exercées par les hommes de loi pour le compte des particuliers, conservent la vieille organisation fondée sur deux usages anciens : 1° l'obligation imposée aux plaideurs de se faire représenter par des intermédiaires officiels de deux espèces, le procureur (avoué) chargé seul de tout le travail d'écriture, l'avocat, chargé de l'exposé oral devant les juges ; 2° la vénalité des offices ministériels, abolie par la Révolution, restaurée sous la l'orme du droit de présenter son successeur. Ces usages partagent les hommes de loi en trois groupes : avocats, officiers ministériels, agents d'affaires sans titre officiel.

L'avocat exerce une profession privée soumise à l'impôt de la patente, il choisit la ville où il exerce, il est, comme le commerçant, rémunéré par ses clients. Mais la profession n'est pas ouverte : il faut, pour l'exercer, une autorisation du tribunal soumise à deux conditions, le grade de licencié en droit, qui suppose des études d'enseignement supérieur, et le stage. La profession, avant de devenir un moyen d'existence, impose une attente très longue et de coûteuses études d'enseignement secondaire et supérieur. Une fois établi, l'avocat devra longtemps encore vivre sur son fonds, car la clientèle paysanne se défie des jeunes avocats ; il lui faudra, pour se faire connaître, plaider gratuitement les causes imposées d'office ou prendre les causes médiocres, en attendant que ses devanciers disparaissent et lui fassent place. Comme l'attente exige des ressources personnelles, les avocats sont presque tous des fils de bourgeois  aisés ou de paysans enrichis, la plupart originaires du pays. Les gens sans fortune égarés dans le barreau végètent péniblement et s'endettent ; dans les grandes villes seulement ils ont la ressource de se faire secrétaires d'un grand avocat. Cependant la profession d'avocat est considérée ; elle paraît la plus intellectuelle de toutes, au moins en province ; elle donne la notoriété et l'accès à la vie politique. Par l'habitude de parler en public, par leurs relations avec les gens influents de tout un arrondissement, les avocats sont les chefs naturels des partis locaux, les mieux placés pour obtenir les mandats électifs. Le nombre des avocats est élevé : plus de 6.600, répartis sur toute la France, dans les chefs-lieux d'arrondissement. Les avocats à la Cour de Cassation et au Conseil d'État sont propriétaires de leurs charges, ce qui les met à un rang très élevé dans la bourgeoisie.

Les officiers ministériels forment un mélange de professions variées (qui comprend les courtiers et les agents de change) ; leur nombre est limité. Ils ont le droit de présenter leur successeur, ce qui fait de leur office une charge vénale. Ils l'exploitent en percevant sur leurs clients des droits fixés par un tarif officiel. Leurs professions diffèrent par leur nature, et suivant le tribunal ou la ville où ils opèrent.

Les avoués (divisés en deux degrés, avoués de première instance, avoués de Cour d'appel) préparent les pièces des procès civils et suivent l'affaire jusqu'au point où l'avocat la prend en mains pour la plaider ; leur salaire reste, comme au moyen âge, réglé, non d'après leur travail ou l'importance de l'affaire, mais d'après le nombre des pages du rôle ; ce qui les mène à faire copier par leurs clercs des écritures inutiles que personne ne lit. Les greffiers sont chargés d'écrire les jugements,  de les garder et d'en expédier des copies authentiques. Les huissiers sont à la fois appariteurs du tribunal, messagers chargés de porter aux  particuliers les assignations devant le tribunal, agents d'exécution chargés d'opérer les saisies. Greffiers et huissiers sont de trois degrés,  suivant qu'ils opèrent dans une Cour d'appel, un tribunal d'arrondissement, ou une justice de paix de canton.

Les notaires, en tant qu'officiers ministériels, ont seuls le droit de donner une forme authentique valable en justice à certains actes privés (contrats, procurations, testaments non signés). Mais ils sont aussi des hommes de confiance chargés par leurs clients de faire à leur place toutes les opérations d'affaires, telles que recouvrer les loyers ou les fermages, payer les impôts, recevoir des fonds en dépôts, faire des placements. Ils deviennent les conseillers des familles, ils donnent des renseignements confidentiels et servent même d'intermédiaires pour les mariages. La plupart (6.500 sur 8.600) sont des notaires de canton ; il y en a d'ordinaire deux au chef-lieu et un dans la principale commune.

Aucun grade n'étant exigé pour acheter une charge, presque tous les avoués et les notaires n'ont fait ni études de droit ni études secondaires et ne sont pas bacheliers ; ils ont appris le métier en travaillant comme clercs, très souvent dans l'étude de leur prédécesseur.

Dans les tribunaux de commerce, formés de juges élus par les commerçants, le rôle des officiers ministériels est tenu par des personnages sans aucun titre, les agréés, qui cumulent les fonctions d'avoué et d'avocat. Dans les grandes villes se sont créées des professions d'experts, d'arbitres, de liquidateurs de société. Des particuliers sans titre ni qualité officielle, les agents d'affaires, répandus dans toute la France, se chargent de toutes les opérations sans caractère public faites par les notaires ou les avocats ; ils donnent des conseils et des consultations, font des démarches, rédigent des actes privés.

La condition sociale des officiers ministériels et des professions similaires dépend surtout du revenu de leur profession. Ceux des grandes villes sont au niveau social des avocats. Dans toutes les villes à tribunal, ils font sans contestation partie de la bourgeoisie, bien que la plupart ne soient pas bacheliers : l'aisance assurée par leur profession compense la qualité inférieure de leur instruction. Les huissiers et greffiers de justice de paix. les petits experts et les agents d'affaires sont au mime rang que les clercs ou les commis voyageurs.

Les hommes de loi forment une classe privilégiée, en possession légale du droit d'exploiter les justiciables. Les frais de justice, n'étant pas calculés sur l'importance de l'affaire, pèsent en raison inverse de la fortune ; ils sont écrasants pour les paysans et les artisans, surtout les ventes judiciaires que la loi impose en cas de liquidation ou de succession de mineurs. Un rapport de 1830 sur les ventes par voie judiciaire d'immeubles inférieurs à 500 francs indique pour un produit de 558.000 francs un total de frais de 628.000 francs.

Les professions médicales (médecins, pharmaciens, vétérinaires, sages-femmes) sont toutes des professions privées, en tant qu'elles sont sans limitation de nombre, rémunérées par les clients, et soumises à la patente. Mais elles ne sont pas libres ; il faut une autorisation publique, accordée seulement après un examen qui contrôle l'instruction professionnelle acquise dans des écoles spéciales : pour les médecins, les trois Facultés de Paris, Montpellier. Strasbourg ; — pour les pharmaciens, les Écoles de pharmacie, organisées sur un plan analogue ; — pour les vétérinaires, les deux Écoles d'Alfort et de Lyon, organisées en internats ; — pour les sages-femmes, les Écoles de Maternité.

La carrière de médecin, comme celle d'avocat, exige des ressources et une longue attente. Elle impose des études secondaires pour prendre le grade de bachelier, un séjour à la Faculté de médecine pour arriver au grade de docteur, et une série d'examens répartie d'ordinaire sur cinq années. Il faut attendre encore avant d'avoir acquis une clientèle qui permette de vivre. Aussi les médecins se recrutent-ils dans la bourgeoisie aisée ou dans les familles qui se sont imposé de grands sacrifices. Ils tiennent dans la société le même rang que les avocats. Mais leur profession est plus pénible et plus dangereuse (c'est celle où la durée de la vie moyenne est la plus courte). La vie du médecin est assujettissante et fatigante, même dans les villes, bien davantage à la campagne, où la plupart sont établis ; il faut courir le pays en voiture ou à cheval, par tous les temps, de jour et de nuit. Une partie des malades, paysans ou ouvriers, sont si pauvres, que souvent le médecin les soigne gratis. C'est encore une carrière de dévouement où l'on entre par vocation. Par les services personnels qu'ils rendent à des gens de toutes conditions, les médecins acquièrent une influence locale politique : ils fournissent une bonne part des chefs locaux du parti républicain.

Les pharmaciens, après des études analogues à celles des médecins, mènent dans les villes ou les bourgs une vie sédentaire. La profession, disproportionnée avec l'apprentissage scientifique, ressemble à celle du droguiste ; le travail personnel se réduit à préparer les médicaments d'après l'ordonnance du médecin ; d'ordinaire le pharmacien les laisse débiter par sa femme ou une domestique ou par des élèves en stage. II est (l'un rang social inférieur au médecin.

Les vétérinaires sont encore peu nombreux, sauf dans les grandes villes et les pays d'élevage ; ailleurs les paysans sont trop pauvres pour faire soigner leur bétail. La profession exige des études techniques, mais non pas le grade de bachelier elle impose la fréquentation constante des paysans. Le vétérinaire occupe un rang un peu inférieur au pharmacien, sur les confins de la bourgeoisie.

Les sages-femmes, presque partout restreintes aux villes, n'ont reçu qu'une instruction pratique et comptent dans la petite bourgeoisie.

Les professions littéraires et artistiques sont ouvertes à tous sans aucune condition d'études ni de titre, et sans limite de nombre. La rémunération en est aléatoire, variable depuis la grande richesse des- artistes célèbres jusqu'à l'extrême misère du prolétariat de lettrés et d'artistes. C'est une carrière de hasard. et très mal vue de la bourgeoisie : les parents s'opposent à y laisser entrer leurs enfants. — Les artistes, peintres on sculpteurs, travaillent pour une clientèle peu nombreuse, qui ne commande guère que des portraits, des bustes ou des tombeaux ; la plupart ne gagnent pas de quoi vivre à l'aise. Ils se recrutent surtout dans les familles d'artisans et restent en dehors de la société régulière, sauf ceux (en petit nombre) auxquels la faveur officielle assure les commandes de l'État. — Les architectes travaillent surtout pour l'industrie privée du bâtiment, ce qui les classe dans la bourgeoisie au même rang que les ingénieurs. — La plupart des musiciens vivent de leçons de musique, surtout de piano, grâce à la mode récente de faire apprendre le piano aux filles des familles aisées. — Les hommes de lettres, sauf quelques romanciers connus, sont des fabricants de pièces de théâtre ou des journalistes ; la bourgeoisie les considère peu, ils lui répondent en affichant le mépris des bourgeois.

L'enseignement privé ne forme pas une carrière ; il sert de refuge aux déclassés des professions libérales. Il subsiste alors, surtout à Paris, beaucoup d'internats privés appelés institutions, que les directeurs exploitent à la façon d'un fonds de commerce (on en évalue le prix à cinq fois le produit net annuel). Les emplois, précaires et mal rétribués, de surveillants et de professeurs, y sont donnés à des hommes instruits pressés par le besoin. D'autres vivent de leçons données au domicile des élèves, surtout sur les matières restées en dehors de l'enseignement régulier (langues vivantes, dessin, musique). La profession d'institutrice, en service permanent dans une famille, ou donnant des leçons au cachet, est le seul moyen d'existence des femmes d'origine bourgeoise sans ressources ou ruinées. Ces institutrices sont admises dans la bourgeoisie, avec une. nuance d'infériorité.

 

IV. — LES FONCTIONNAIRES BOURGEOIS ET LES OFFICIERS.

LES fonctionnaires, qui vivent d'une fonction rétribuée par une autorité publique, fournissent un fort contingent à la bourgeoisie. Commune dans les autres carrières, les subalternes chargés du travail' matériel restent des gens du peuple, les auxiliaires chargés des écritures forment le degré supérieur de la petite bourgeoisie, les fonctions de direction confèrent le même rang social que les professions libérales.

Il s'agit ici, non de passer en revue toutes les catégories mais d'indiquer les traits communs de cette classe des fonctionnaires, caractéristique de la société française, qui frappe les étrangers par la permanence de son organisation opposée à l'instabilité du personnel politique. Jusqu'en 1848 tout est resté immuable : division en services, circonscriptions géographiques, lieux de résidence, procédure des opérations, règles de nomination et d'avancement. Tout est réglé suivant un système uniforme : le personnel de direction suprême est concentré à Paris dans les ministères ; le personnel des opérations actives est réparti sur le territoire, de façon à grouper dans les mêmes villes les agents de tous les services. Le grand nombre des fonctionnaires répartis dans un grand nombre de villes maintient la tradition établie par les rois, qui ont créé les fonctions pour les vendre aux bourgeois.

Chaque ministère a son personnel distinct, mais constitué suivant une même hiérarchie, cabinet du ministre, directeurs, chefs de division, chefs de bureau, rédacteurs chargés du travail sur les dossiers (les expéditionnaires, simples commis aux écritures, sont de la petite bourgeoisie). L'entrée dans la carrière se fait d'ordinaire par un stage de surnuméraire non rétribué. Il y a dès ce temps surabondance d'employés mal payés ; la littérature satirique a décrit déjà les bureaux du ministère où le temps se passe à flâner ou à s'occuper de travaux étrangers au service. L'employé, dit Charton, s'ingénie à arriver un peu plus tard, à quitter un peu plus tôt, à prolonger indéfiniment le même travail, à multiplier les moments perdus ; il prend l'habitude de la paresse.

Les grands corps, Cour des Comptes, Conseil d'État, où les degrés conservent les vieilles dénominations d'auditeurs et maîtres des requêtes, forment des carrières recrutées par le concours, à avancement très lent, peu payées et très considérées, réservées à la bourgeoisie supérieure.

Le personnel de la justice est divisé en deux carrières communicantes, la magistrature assise inamovible, chargée de rendre les jugements, la magistrature debout révocable (le parquet), chargée du ministère public. Chacune est divisée en trois degrés : en première instance dans chaque chef-lieu d'arrondissement, les juges et le président assis, le procureur et le substitut debout ; — en appel dans les 27 cours, les conseillers et les présidents chargés de juger, le procureur général et les avocats généraux formant le parquet ; — au sommet, à Paris, la Cour de Cassation. La carrière est déjà réglée par les traditions : elle exige le grade de licencié en droit ; on débute comme juge suppléant non payé ou comme substitut ; l'avancement est plus rapide dans le parquet. Les traitements sont faibles, ruais la carrière est très recherchée. parce qu'elle confère un rang supérieur dans la société. Comme sous l'ancien régime, elle se recrute surtout dans les familles anciennes et aisées du pays. Il s'est créé des familles de magistrats : le tableau d'avancement favorise les fils de collègues. Le nombre des magistrats s'élève dans les cours à 937 (à 56 en Cassation), dans les tribunaux à 2 500. Les juges de paix des cantons (280), nommés sans titre et révocables, se recrutent en partie parmi les officiers ministériels, et sont du même niveau social.

Les fonctionnaires d'administration — 86 préfets, 86 secrétaires généraux, 278 sous-préfets, 333 conseillers de préfecture chargés de la justice administrative — sont des agents politiques révocables, dont la carrière est devenue permanente, sauf en cas de révolution. Ils se recrutent, comme les avocats, dans la bourgeoisie aisée, parmi les licenciés en droit ; on débute chef de cabinet d'un préfet ; l'avancement se fait de poste en poste et de ville en ville. La carrière, mieux rétribuée et plus rapide que la magistrature, est sujette à plus de risques, et exige des protections politiques. C'est une profession de haute bourgeoisie. Le préfet, parfois noble, tient un rang supérieur, la préfecture est le centre mondain pour la société de la ville.

Le personnel des finances, beaucoup plus nombreux, est divisé en plusieurs services : contributions directes (7.253 percepteurs, 1.039 contrôleurs, inspecteurs, directeurs), contributions indirectes (9.139), enregistrement (3.000), douanes, forêts, postes, monnaie. Ce sont des carrières où l'on pénètre par un stage de surnuméraire (sauf les postes de percepteur donnés à des officiers subalternes en retraite), sans études secondaires, sauf l'enregistrement. L'attente y est un peu moins longue, l'avancement plus rapide, la rémunération (sous forme de remise) un peu plus élevée que dans la magistrature ; elles se recrutent dans les mêmes couches de la bourgeoisie que les notaires. — Les agents supérieurs de recette, receveurs particuliers, trésoriers généraux, qui doivent fournir un gros cautionnement, sont des bourgeois riches et fortement protégés ; ce sont des places très lucratives, qui se donnent à la faveur. L'enregistrement, où l'on n'admet que des bacheliers ès lettres, se recrute dans la bourgeoisie aisée. — La carrière des Forêts, où les postes supérieurs sont réservés aux élèves de l'École forestière recrutés par un concours scientifique, est recherchée des familles de bourgeoisie, surtout dans l'Est.

Les fonctions d'ingénieurs des ponts et chaussées (679) et d'ingénieurs des mines (112), réservées aux polytechniciens sortis de l'École dans les premiers rangs, donnent, avec un traitement médiocre, une grande considération sociale. De là vient l'ambition, classique dans les familles bourgeoises, d'avoir un fils reçu à l'École polytechnique.

Quant à la diplomatie, la carrière par excellence, elle est réservée aux fils de familles riches. Les traitements de début sont presque nuls, puis modiques, toujours inférieurs à la dépense ; aussi faut-il justifier d'un revenu personnel. Même la carrière de consul est d'un abord très difficile, il y faut des protecteurs pour soutenir la concurrence avec les agents du ministère, et l'avancement y est lent.

Les officiers (environ 15.000), répartis en corps entièrement séparés : les quatre armes combattantes (infanterie, cavalerie, artillerie, génie), les services auxiliaires (santé, intendance, train des équipages), la gendarmerie chargée de la police intérieure, sont soumis à des règles spéciales. L'emploi, c'est-à-dire la l'onction à remplir, est distinct du grade, auquel sont attachés le titre, le rang dans la hiérarchie, la solde, les honneurs, les droits à la retraite. Le gouvernement, maitre des emplois, peut n'en donner aucun ; mais l'officier est propriétaire de son grade et n'en peut être privé qu'après un jugement prononcé par un conseil d'officiers, pour des motifs spécifiés dans la loi.

La carrière est réglée dans tous ses détails. Le recrutement se fait dans deux catégories : 1° les élèves des Écoles militaires (Saint-Cyr et Polytechnique), bacheliers admis à l'École par un concours, qui suppose de longues études secondaires accessibles seulement aux fils de familles aisées ; 2° les sous-officiers sortis du rang, hommes du peuple sans instruction secondaire, qui, en devenant officiers, entrent dans la bourgeoisie. L'armée contribue ainsi à la formation des classes moyennes.

L'avancement se fait de chaque grade au suivant, jusqu'à l'âge de la retraite, après un minimum de temps, par deux procédés, le choix et l'ancienneté, suivant une proportion fixée par un tableau d'avancement public, régulièrement dressé. Les officiers, en matière criminelle, sont soustraits au droit commun, justiciables seulement de conseils formés d'officiers jugeant suivant un code spécial et un esprit de corps, les seuls tribunaux professionnels qui subsistent en France. Ils sont tenus à l'écart de la population civile par des restrictions : ils ne peuvent ni porter des vêtements civils, ni voyager, ni publier sans autorisation ; ils ne doivent épouser qu'une femme pourvue d'une dot réglementaire et acceptée par leurs chefs après enquête, et leur femme ne peut exercer aucune profession ; les officiers non mariés sont tenus de manger à une table commune (le mess). La carrière est réglée d'avance, sauf la guerre, qui est très rare. Le temps se partage très inégalement entre trois tâches, l'instruction militaire des soldats, réduite souvent à une inspection rapide, la préparation à la parade par les revues, l'administration du matériel (nourriture, habillement, logement), compliquée d'une comptabilité. Le genre de vie diffère suivant les origines : les officiers sortis du rang (la forte majorité), sans éducation, sans revenus personnels, habitués à la vie de caserne, continuent à vivre rudement, sans intérieur, sans autres distractions que celles des soldats. Les officiers riches ou nobles, reçus dans les cercles aristocratiques de la ville et les châteaux des environs, apportent à l'armée des manières élégantes et un langage poli.

Des trois sortes de fonctionnaires de l'enseignement public, le personnel primaire, recruté dans le peuple, n'entre pas même dans la petite bourgeoisie, une portion notable du personnel secondaire ne la dépasse guère : c'est la condition des professeurs des collèges communaux, et des professeurs élémentaires et des maîtres répétiteurs des lycées d'État ; car, si la plupart sont bacheliers et quelques-uns licenciés, leurs traitements sont trop minces pour faire figure de bourgeois. C'est la seule carrière où puisse entrer un jeune homme dénué de toutes ressources. Il débute par la fonction de maître d'études, dans la dépendance absolue du chef d'établissement, astreint à vivre jour et nuit au milieu des élèves, en lutte perpétuelle pour leur imposer le silence, souvent détesté, désigné par le surnom méprisant de pion. Il sort de cette condition, quand il a la chance d'être nommé à un poste de professeur inférieur. Presque tout le personnel enseignant dans les collèges et la plus grande partie du personnel des lycées provient de cette origine. Entrés dans la carrière au sortir de leurs classes. sans avoir l'ait d'autres études, ces professeurs improvisés ont préparé sans direction l'examen de licence (ès lettres ou ès sciences), quand ils réussissent à le passer, ils deviennent titulaires dans un collège communal ou chargés de cours dans un lycée ; les phis appliqués parviennent à être reçus au concours d'agrégation, qui les fait enfin devenir professeurs dans un lycée. Les élèves de l'École Normale supérieure ont une carrière plus rapide. Seuls de tout le corps enseignant à avoir fait des études d'enseignement supérieur, ils passent d'ordinaire le concours d'agrégation au sortir de l'École. et débutent comme professeurs titulaires. Les agrégés, en possession d'une situation stable et d'un traitement suffisant pour vivre, parfois accru par les répétitions données aux élèves, s'élèvent dans la moyenne bourgeoisie au niveau des fonctionnaires de finances.

Au même rang arrivent les pasteurs calvinistes et luthériens, issus presque tous de familles très modestes, parvenus avec l'aide de bourses à faire des études secondaires ; ils ont reçu dans une Faculté de théologie un enseignement supérieur. Leur traitement modique, insuffisant pour supporter les charges d'une famille d'ordinaire nombreuse, les astreint à une vie austère ; mais la considération attachée à leurs études et à leur fonction leur assure une place dans la bourgeoisie.

On peut mettre presque au niveau des magistrats les professeurs de l'enseignement supérieur : ceux des Écoles spéciales, concentrés à Paris, ceux des Facultés, distribués dans les grandes villes. Les professeurs de médecine et de droit, nommés après un concours d'agrégation, ont une situation plus élevée, et des ressources plus larges. A leur traitement, les professeurs de médecine joignent les profits d'une clientèle souvent importante, qu'attire leur titre. Les professeurs de droit établis auprès des cours d'appel donnent aux plaideurs des consultations bien payées. Les professeurs des sciences et des lettres, au nombre de 5 par Faculté, sans étudiants, sans instruments de travail, réduits au rôle de conférenciers pour un auditoire flottant et d'examinateurs au baccalauréat, ont un traitement plus modique complété par les droits d'examen perçus sur chaque candidat ; ils se recrutent parmi les professeurs de collège qui ont passé le doctorat.

Tous ces fonctionnaires d'espèces diverses, qui forment une bonne part de la bourgeoisie, sont soumis à des conditions communes qui créent des habitudes analogues. Presque toutes les carrières ont deux entrées différentes. La grande porte, comme on l'appelle, par les Écoles spéciales ou le stage, ouvre directement l'accès aux emplois supérieurs et permet un avancement rapide ; elle exige des études secondaires, d'ordinaire le baccalauréat, donc une période d'attente et de dépense ; elle est réservée aux fils de la bourgeoisie aisée et aux boursiers des collèges. La petite porte, par les emplois inférieurs, exige moins d'études et moins de dépenses préalables ; elle est accessible aux fils de la petite bourgeoisie, mais elle n'ouvre qu'une carrière limitée, avec un avancement lent. La magistrature, la diplomatie et l'administration, pour lesquelles il n'y a pas de petite porte, restent la propriété exclusive des hautes classes.

Dans toutes les fonctions, en 1848, le nombre des postulants dépasse de beaucoup le nombre des postes ; toutes les carrières sont encombrées. Les places du gouvernement attirent par la sécurité, la perspective d'un avancement régulier et d'une pension de retraite. Ce n'est pas que les fonctionnaires aient une garantie légale contre l'arbitraire : sauf les magistrats et les officiers, tous sont révocables à volonté. Le gouvernement garde le pouvoir discrétionnaire de les déplacer, les suspendre, les faire rétrograder sans motif ; légalement, leur condition est celle de domestiques au service de l'État. Mais, en fait, quiconque est entré dans une carrière est assuré, à moins de faute très grave ou de désobéissance, de la suivre jusqu'à la retraite. Les supérieurs, sauf le cas de crise, n'usent pas de leurs pouvoirs, par humanité, pour ne pas ôter son gagne-pain à un père de famille à un âge où il est devenu impropre à trouver un autre travail, pal' équité, pour ne pas annuler les droits à la retraite que le fonctionnaire s'est acquis par des retenues sur son traitement, enfin par un sentiment de solidarité envers les membres d'un menue corps. Il s'est formé ainsi un respect des droits acquis qui rend le personnel à peu près inamovible. L'avancement, donné en grande partie à l'ancienneté, assure, par une marche automatique, une amélioration matérielle et une ascension dans l'échelle sociale, au contraire des carrières privées, où le gain risque de diminuer à mesure que l'âge ralentit l'activité.

L'affluence vers les fonctions est inégalement répartie en France. Elle est d'autant plus grande que la bourgeoisie trouve moins de moyens d'existence et incline moins à courir des risques : plus forte dans les régions agricoles, elle atteint son maximum dans le Midi. Plus faible dans les pays de commerce et de grande industrie, où la bourgeoisie a des traditions d'initiative et trouve des carrières largement lucratives, elle est au minimum dans le Nord, en Alsace, dans les grands ports. Les fonctionnaires originaires du Midi, qui en fournit trop pour le pays, se répandent dans les régions du Nord-Est ; c'est un des procédés par lesquels s'unifie la bourgeoisie française.

La condition des fonctionnaires, déjà fixée en 1848, ne subit jusqu'en 1859 aucun changement appréciable, sinon que le régime autoritaire rend la dépendance plus lourde et diminue la sécurité des fonctionnaires suspects de sentiments démocratiques ou libéraux. Le personnel enseignant surtout est atteint par la loi de 1850 contre les instituteurs, et, en 1852, par le serment de fidélité, les mesures contre l'École normale, l'abolition des garanties de l'enseignement supérieur.

 

V. — LE CLERGÉ.

LE clergé catholique, dont la condition est réglée à la fois par le droit canon et par les lois de l'État, se compose d'un haut clergé peu nombreux, 80 évêques (ou archevêques), des 3.350 curés-doyens nommés par l'État, et d'une masse de prêtres inférieurs soumis exclusivement à l'autorité de l'évêque, — sans compter les chanoines des chapitres de cathédrales, dont l'emploi sans fonction réelle sert de retraite à des prêtres âgés. Les curés-doyens seuls sont titulaires et inamovibles, garantis contre une destitution arbitraire. La plupart des prêtres sont chargés d'une paroisse, où ils exercent la fonction de curé, mais avec le titre inférieur de desservant ou succursaliste, bien qu'il soit d'usage de les appeler curés. Les autres, nommés vicaires, sont les lieutenants du curé dans les grandes paroisses, placés sous ses ordres et sa surveillance. Il y a (en 1847) 29.048 succursales et 6.631 postes de vicaires. Les aumôniers exercent les fonctions de prêtre dans un établissement public (école, hospice, régiment, navire, prison), ils sont nommés par l'État. Tous reçoivent de l'État ou de la municipalité un traitement toujours modique (le plus souvent inférieur à 1.500 francs). Les curés et les vicaires perçoivent sur les fidèles, pour les cérémonies du culte, des droits en argent qui forment le casuel, très différent suivant les régions. Ils reçoivent presque partout à la campagne des dons en nature qui, dans une partie de l'Ouest, conservent la forme de quêtes pratiquement obligatoires.

Les règles du concile de Trente sur l'examen, la nomination, la révocation après jugement, ne sont pas appliquées aux desservants. Les évêques français ont pris l'habitude de les nommer sans examen, de les déplacer et de les destituer sans jugement ; ils n'ont même pas créé le tribunal (l'officialité) chargé de les juger ; les réclamations adressées à la cour de Rome sont restées sans effet. Tous les curés, sauf les doyens, sont ainsi devenus des agents amovibles de l'évêque.

Le clergé reconnu officiellement comprend en outre le personnel d'enseignement ecclésiastique, directeurs et professeurs des petits séminaires (2 au moins dans chaque diocèse), où les jeunes garçons destinés par leur famille è l'état ecclésiastique font leurs études secondaires, et des grands séminaires (1 par diocèse), où se font les études de théologie et l'apprentissage pratique des prêtres. Les grands séminaires ont un nombre d'élèves qui diffère suivant la population du diocèse, la plupart de 70 à 100, plus du double dans quelques grands diocèses, à Besançon 223, à Coutances 186, au Mans 180, à Clermont 160, à Lyon 150. Il y a en outre dans toutes les villes des prêtres sans fonction officielle, appelés habitués, attachés à une paroisse ; ils vivent en partie du produit des messes qu'ils disent pour le compte des particuliers.

Le clergé régulier, reconstitué depuis la Restauration, consiste surtout en congrégations récentes, la plupart, formées sans autorisation et subsistant par simple tolérance ; quelques-unes seulement, consacrées aux hôpitaux ou à l'enseignement primaire, sont autorisées. Elles sont réparties très inégalement. La plupart des maisons religieuses sont dans les diocèses riches et les grandes villes (Marseille, Nantes, Grenoble, Cambrai). Les ordres aristocratiques, jésuites et dominicains, qui ont pris déjà de l'influence sur la bourgeoisie riche, n'ont pas encore le droit légal d'ouvrir des collèges.

Le clergé se recrute presque entièrement parmi les enfants du peuple, surtout dans les campagnes. Un écrivain catholique (Jourdain) le déplore. L'ancienne noblesse et la nouvelle, et même la riche bourgeoisie, donnent leurs enfants à la magistrature, à l'armée, à l'industrie, au commerce, à l'oisiveté, elles ne les donnent pas à l'Église. Les bourgeois, quand ils ont la vocation, préfèrent les congrégations, qui promettent un rôle plus brillant. Le jeune garçon distingué par le curé de sa paroisse est envoyé comme boursier, d'abord au petit, puis au grand séminaire, sans dépenses pour sa famille. L'entrée dans l'état ecclésiastique le fait sortir de la classe inférieure et monter dans une classe séparée, traitée avec les mêmes égards que la bourgeoisie.

La carrière ecclésiastique diffère beaucoup suivant la fonction et le pays, plus facile et plus brillante pour les fonctionnaires de l'entourage de l'évêque et les curés des paroisses riches des grandes villes ; plus pénible et plus monotone pour les curés de campagne dans les paroisses pauvres. Le trait commun à tous, c'est l'isolement imposé par le costume, le célibat, les manières et les façons de parler ecclésiastiques, qui l'ont du prêtre un homme différent des autres, et le tiennent à l'écart des divertissements ordinaires, jusqu'à l'empêcher de fumer. Il vit dans une situation exceptionnelle, désigné par son extérieur au respect des fidèles et à la moquerie des adversaires, surveillé dans tous ses actes et toutes ses paroles, sous la menace incessante d'une dénonciation et d'une disgrâce ; isolé des laïques, dépendant de ses supérieurs.

Le clergé conserve une grande place dans la société par ses moyens d'action, qui sont puissants, les sacrements, l'absolution, la prédication, le catéchisme, les écoles confessionnelles. Son influence, variable suivant les pays et les classes, est très forte encore sur les paysans, surtout dans les régions de l'Ouest et du Nord, et dans toutes les montagnes. Le curé, vivant au milieu des paysans, les connaît tous personnellement, pénètre dans les familles, sait leurs affaires les plus intimes, surveille leurs actes, intervient dans leur conduite par des conseils ou des défenses ; dans les pays sans communication avec le dehors, il représente seul la vie intellectuelle, il est le chef naturel du village. Les gens des villes et des bourgs, surtout les artisans et les ouvriers, sont moins dociles, sans être encore en révolte ouverte. Il y a déjà quelques pays anticléricaux, la Bourgogne, la Provence, les Charentes. Mais dans presque toute la France les gens du peuple observent les formes du respect pour les ecclésiastiques.

La noblesse, revenue tout entière à la religion depuis la Révolution, a mis les pratiques religieuses à la mode dans les classes supérieures ; il est déjà de mauvais ton de se montrer irréligieux. La bourgeoisie hésite encore entre le souvenir (le ses luttes contre le clergé légitimiste et son penchant à imiter les manières des nobles. Elle se rapproche du clergé sous l'influence des femmes, les bourgeois font élever leurs filles dans les couvents et commencent à envoyer leurs fils aux collèges religieux.

La Révolution de 48 donne aux laïques l'occasion de manifester leur déférence pour le clergé : tous les partis, même les ouvriers révolutionnaires, lui témoignent des égards ; on fait bénir par les prêtres les arbres de liberté. Les curés marchent avec les maires en tète des électeurs allant au scrutin.

Le suffrage universel, en faisant entrer les paysans dans la vie politique, donne à leurs chefs religieux, curés et évêques, une force électorale qui accroît brusquement la puissance du clergé. La bourgeoisie, ralliée aux traditions par la peur de la révolution sociale, sans revenir elle-même aux pratiques religieuses, devient l'alliée politique du clergé et encourage son influence sur les classes inférieures. C'est la tactique que résume la formule : Il faut une religion pour le peuple. Le clergé est ainsi entraîné à prendre un rôle politique. Son organisation reste intacte ; les projets discutés par le Comité des cultes à la Constituante en vue d'augmenter le salaire, l'instruction, l'indépendance des desservants, avortent tous.

Le gouvernement impérial cherche uniquement à gagner les ecclésiastiques par des honneurs et des avantages matériels : il augmente le budget des cultes, le nombre des desservants, des vicaires rétribués par l'État, des bourses de séminaires. Le nombre des prêtres s'accroît, le nombre des religieux plus vite encore, surtout dans les congrégations non autorisées de femmes et dans les collèges de garçons.

 

VI. — LA NOBLESSE ET LA BOURGEOISIE RICHE.

LA classe sociale la plus élevée, constituée dans chaque ville en un groupe fermé qu'on appelle la société, comprend, outre les degrés supérieurs de toutes les professions — chefs de maisons d'industrie ou de commerce, armateurs, banquiers, agents de change, grands avocats, grands médecins, hauts fonctionnaires —, les familles de grands propriétaires assez riches pour vivre largement de leurs revenus.

Une grande partie sont encore des familles nobles, réparties très inégalement sur le territoire, nombreuses surtout dans les parties de la France où vivait autrefois la petite noblesse des gentilshommes de campagne, toute la région bocagère de l'Ouest, la région du Sud-Ouest, les Cévennes. le Bourbonnais, pays agricoles arriérés, pays de métayers ou de petits fermiers, à population dispersée. Paris reste la résidence des nobles des régions riches, Normandie., Picardie, bords de la Loire ; leurs hôtels du faubourg Saint-Germain sont en rivalité avec ceux de la haute bourgeoisie riche du faubourg Saint-Honoré.

La noblesse se distingue par son genre de vie. L'éducation est donnée aux garçons dans la famille, par un précepteur ecclésiastique (appelé abbé), élève de grand séminaire, et achevée souvent dans les établissements tenus par des religieux, de façon à préserver les jeunes nobles du contact des autres classes et à les maintenir dans la tradition. Le résultat normal, d'après un écrivain noble, est d'inspirer le dégoût et le mépris du travail, qui reste un caractère essentiel du noble. Les filles, élevées dans la famille, puis au couvent, dans une grande dévotion et sous une discipline sévère, reçoivent une instruction très faible, qui ne leur donne pas le goût de la lecture ; n'ayant d'autre destination que le mariage ou le couvent, elles sont dressées à l'obéissance ; le but est de faire des épouses chrétiennes ou des religieuses. Devenues femmes, elles occupent leur temps aux travaux d'intérieur, à des ouvrages manuels distingués et aux pratiques de dévotion.

Le choix d'une carrière est gêné par des restrictions exceptionnelles. Presque toutes les professions dérogent à la noblesse. Le noble n'entre pas dans l'industrie, le commerce, la banque, ni dans les professions libérales, ni dans la plupart des fonctions. Il ne reste que le clergé, d'où les nobles sont détournés par l'obligation de passer au séminaire, — la diplomatie, déconsidérée depuis 1830, — l'armée, surtout la cavalerie, carrière traditionnelle des nobles, dont l'accès est rendu difficile par les Écoles militaires, qui imposent aux jeunes nobles des épreuves mathématiques en concurrence avec les fils de la bourgeoisie.

La grande majorité des nobles restent donc sans profession, dans leurs châteaux. Il y en a. surtout dans l'Ouest, qui font de l'agriculture ; ce qui veut dire qu'ils vont surveiller les travaux faits sur leurs domaines, ou les récoltes de leurs métayers ; quelques-uns seulement sont de vrais agriculteurs, occupés surtout d'élevage : il n'y a pas en France de noblesse agricole comparable à la noblesse de Prusse. La plupart mènent à la campagne une existence végétative, faite de chasses, de courses à cheval, de visites entre familles nobles, de causeries dans les cabarets avec les paysans. L'ordre donné par le comte de Chambord à ses fidèles de refuser leur aide à l'usurpateur empêche les nobles de prendre part même à l'administration locale.

Les nobles qui ont hôtel à Paris cherchent à se faire admettre dans l'un des clubs aristocratiques, le Cercle agricole, resté légitimiste, le Jockey-Club, le plus élégant de tous ; c'est l'équivalent de la présentation à la cour ; les grands cercles ont remplacé les carrosses du roi. Les plus ambitieux essaient de s'enrichir par un mariage ; les gendres nobles sont recherchés par les familles de bourgeoisie enrichies. La réprobation contre les mésalliances a fléchi assez pour que les enfants issus de ces unions ne soient pas exclus de la société noble.

La noblesse, comme le clergé, vit au milieu de la société dans un isolement volontaire ; elle méprise les professions et s'écarte des fonctions ; si elle est encore la classe la plus considérée, elle n'est déjà plus la plus influente, elle commence à se réduire à un rôle décoratif.

Il ne se fait plus guère d'anoblissement et le nombre des nobles d'ancienne famille tend à diminuer. Mais la noblesse continue, comme sous l'ancien régime, à se recruter par usurpation ; les familles de propriétaires bourgeois vivant noblement, c'est-à-dire sans travailler, dans leurs domaines joignent à leur nom bourgeois un nom de terre qui finit par être porté seul ; elles fréquentent la noblesse, adoptent ses manières, si bien qu'il devient impossible de les en distinguer ; la confusion est facilitée par l'erreur courante que la particule de est un signe de noblesse. Le nombre des familles nobles, vraies ou prétendues, n'est pas connu exactement ; il dépasse de beaucoup le nombre des villages français, peut-être atteint-il le double, et la proportion est plus forte encore dans les régions de gentilshommes campagnards.

Il ne serait pas davantage possible de dire le nombre des familles de propriétaires restées bourgeoises ; il est probablement supérieur à celui des nobles. Ces familles vivent surtout du revenu de leurs terres données à ferme ou en métayage, et, dans les régions anciennement riches, du revenu d'un capital héréditaire placé en fonds d'État ou en valeurs mobilières ; aussi les appelle-t-on indifféremment propriétaires ou rentiers. Elles se distinguent de la noblesse par la l'orme de leur nom, un genre de vie plus moderne, une plus grande facilité à fréquenter les autres classes ; elles donnent à leurs enfants une éducation qui les isole moins et leur laisse un choix plus large de carrières. Mais la considération qui les entoure et les place dans la société presque au niveau des nobles provient encore du vieux sentiment, d'où est née l'ancienne noblesse, que la condition la plus relevée et la plus enviable est de vivre sans travailler. Les oisifs restent la classe supérieure.

Le Gouvernement provisoire, en abolissant les titres nobiliaires, détruit l'existence légale de la noblesse ; cette manifestation démocratique n'enlève pas à la noblesse son rang social. Le gouvernement impérial essaie en vain d'attirer les nobles dans les fonctions locales la défense faite par le roi légitime de servir l'usurpateur les retient hors de la vie publique, et même de l'administration. La place qu'ils laissent libre dans les hautes dignités et les Chambres est prise par la bourgeoisie riche, qui accroît rapidement son importance politique, en même temps que la spéculation sur les valeurs mobilières augmente la puissance économique.