I. — CONDITIONS DE LA VIE INDUSTRIELLE. LE chiffre total de la population industrielle (le mot pris au sens large, comprenant tous les travailleurs manuels de l'industrie) n'est connu en 1848 qu'approximativement par les renseignements très incertains du recensement, par l'enquête faite de 1841 à 1845, et pour Paris par l'enquête de la Chambre de commerce de 18113. La population industrielle (où l'on fait entrer la fois le travailleur et toute sa famille) est évaluée à 3.800.000 pour les professions qualifiées arts et métiers, et pour les manufactures à 2 millions ½, sur lesquels on compte environ 1.300.000 ouvriers, dont près de 500.000 femmes ou enfants. Le trait dominant de la vie industrielle de la France est donc la prépondérance des artisans, travaillant isolément pour leur compte, sur les ouvriers salariés de la grande industrie. La France est encore en 1848 une nation d'artisans, comme elle est une nation de paysans. L'enquête de 1840-45 ne compte encore que 133 établissements occupant plus de 500 ouvriers, et que 3.200 occupant de 50 à 500 ouvriers. A Paris, vers 1850 (pour une population industrielle de 312.000, dont 201.000 hommes, 25.000 enfants), on compte 65.000 patrons, dont 32.500 travaillent seuls ou avec un ouvrier, et 7.117 seulement occupent plus de 10 ouvriers. Paris est, comme au XVIIIe siècle, une ville de petits ateliers ; presque toute la population industrielle se compose d'ouvriers du bâtiment, et d'ouvriers d'industries de luxe travaillant à la main. Même dans la grande industrie, qualifiée manufactures, la plus grande partie du travail des textiles est faite par des salariés travaillant à domicile pour un patron qui est plutôt un entrepreneur de commerce qu'un directeur d'industrie. Le travail est encore peu concentré ; même les ateliers où les ouvriers sont rassemblés sont petits, et la plupart sont des manufactures, où l'on travaille à la main, sans machines. Dans la grande industrie, les chefs de maisons sont très nombreux, on y compte 124.000 maîtres, — et chacun n'a qu'un petit établissement. — La plupart sont de petits entrepreneurs ou d'anciens ouvriers, qui ont agrandi peu à peu leur maison en opérant avec un très petit capital. La plus grande partie de la population ouvrière est employée à la fabrication des étoffes ou la confection des vêtements. Le travail de la filature, seul, est concentré en ateliers ; encore, dans les pays arriérés de l'Ouest et des montagnes, les femmes de la campagne continuent-elles à filer au rouet dans leur maison ou à la quenouille en gardant le bétail. La filature de coton, qui est la plus concentrée, occupe 63.000 ouvriers environ (dont 28.000 hommes), avec 3.263.000 broches ; c'est aussi la plus mécanique : elle opère avec 478 moteurs à eau, et 214 à vapeur. La filature de laine occupe 100.000 ouvriers avec 1.131.000 broches ; la filature et le moulinage de soie 22.000 (dont près de 17.000 femmes) ; la filature de lin et de chanvre près de 49.000 (dont 33.000 hommes). La bonneterie se fait, ainsi que presque tout le tissage des toiles de lin et de chanvre et des étoffes de soie, à domicile. Les ouvriers travaillant en ateliers sont employés dans le tissage de la laine (140.000, dont 80.000 hommes, en 2.256 établissements), et surtout du coton (145.000, en 1.484 établissements). La confection des vêtements reste encore presque toute un travail d'artisans à domicile, tailleurs, couturières, modistes, lingères, la plupart travaillant directement sur commande pour le consommateur. Les industries les plus concentrées sont les mines et la métallurgie : la houille occupe 23.000 ouvriers en 486 établissements, le fer 22.000 en 486 établissements, la production de la fonte et des fers 29.000 ouvriers avec 480 hauts fourneaux. Il reste encore. dans tout le Sud-Ouest, beaucoup de petites forges catalanes chantournées au bois à feu découvert, et, dans le Nord-Est, beaucoup de maitres de forges chauffant au bois. Les industries des métaux restent pratiquées sous la forme du travail à domicile, non seulement celui des bijoutiers, horlogers et bronziers, mais même le travail du fer, la quincaillerie et la coutellerie, qui occupent 83.000 ouvriers avec un petit nombre de moteurs mécaniques (1.300 à eau, 845 à animaux, 260 seulement à vapeur). Les ouvriers des carrières de pierre et de plâtre et les fours à chaux (en tout 39.000), travaillent dans de petits établissements qui en occupent en moyenne une dizaine (davantage dans les carrières de marbre). Les ouvriers du sel, évalués à 62.000, sont dispersés en 4.000 salines le long de la côte ; la plupart sont des paludiers à demi paysans. Les tuileries et les briqueteries, avec 18.000 ouvriers pour 3.530 établissements. restent un travail d'artisan : il n'y a d'industrie concentrée que la porcelaine et la verrerie, évaluées à 13.800 ouvriers en 230 établissements. La meunerie est pratiquée, comme au moyen âge, par des meuniers travaillant chacun avec son moulin à eau ou à vent. La tannerie et la mégisserie sont restées des industries d'artisans opérant en petits ateliers : la chapellerie se transforme en industrie à salariés. Même la papeterie pourvue de moteurs à eau et l'imprimerie, qui emploient des salariés (11.000), opèrent en petits établissements (722). L'huile et l'alcool sont fabriqués à domicile par les producteurs agricoles. On n'a organisé en grande industrie que la fabrique du savon, du sucre, des produits chimiques, du noir animal et des vins mousseux, qui occupe très peu d'ouvriers. Les employés de l'industrie des transports sont surtout des rouliers. des voituriers et des charretiers. La très grande majorité des travailleurs industriels pratiquent encore le travail individuel et isolé à la main. Les conditions de l'industrie contemporaine, concentration, machinisme, discipline. ne s'imposent alors qu'à un très petit nombre d'industries, mines, filatures, papeteries, savon, sucre, produits chimiques. II. — RÉPARTITION DE LA POPULATION INDUSTRIELLE. LA grande majorité des travailleurs industriels, artisans vivant dans les villes et les bourgs, exercent un métier, et travaillent pour la consommation locale, dont les besoins sont à peu près uniformes. Aussi sont-ils assez également répartis dans toute la France. Ce qui domine, ce sont les métiers du bâtiment et du vêtement. A Moulins, ville de 16.000 habitants, on compte : 260 maçons, 99 tailleurs de pierre, 80 charpentiers, 67 serruriers, 235 ébénistes, 60 plâtriers, 200 tailleurs, 223 cordonniers, 60 boulangers, 60 tanneurs. Les industries concentrées sont encore attachées aux régions qui produisent leur matière première ; chacune se perpétue dans les centres traditionnels où elle s'est formée à l'origine de la vie française. La plus importante et la plus ancienne, filature et tissage de la laine, fabrication des draps et bonneterie, est restée dans les pays d'élevage de moutons : en Flandre. à Lille et Roubaix en Picardie, à Amiens ; en Champagne, à Reims et à Sedan ; dans la Haute-Normandie, à Louviers. Bernay, Elbeuf et près de Rouen ; dans le Midi, au pied de la Montagne noire, à Lodève, Bédarieux. Mazamet et Castres. L'industrie du coton, beaucoup plus récente, limitée à la partie Nord de la France, est plus concentrée, dans quatre régions : 1° au voisinage du port d'arrivage des cotons d'Amérique, autour de Rouen, en grands ateliers, et dans le Bocage normand, à Vire, Condé, Flers, pays de tisserands à domicile. 2° dans le pays de Lille, en grande industrie, 3° dans la Haute-Alsace, surtout à Mulhouse, où s'est déjà créée la grande industrie de la filature, du tissage et de l'impression sur étoffes. 4° en Champagne, où la bonneterie établie près de Troyes est encore en partie un travail à domicile. Les fabrications d'étoffes légères sont des spécialités locales, le tulle à Saint-Pierre-lès-Calais, la tarlatane à Tarare, les lainages de fantaisie à Saint-Quentin et à Nîmes. Les toiles se tissent à domicile dans l'Ouest, région de production du lin et du chanvre, où elles se concentrent dans quelques villes de commerce, pour le Maine à Laval, — pour l'Anjou à Cholet, — pour la Bretagne à Loudéac. Les filatures et les moulinages de soie, travail d'ouvrières en ateliers, sont concentrés dans la région d'élevage du murier, des deux côtés du Rhône. Le tissage des étoffes de soie à domicile est concentré à Lyon et aux environs ; Saint-Étienne a la spécialité des rubans. La dentelle, travail de femmes à domicile, se fait surtout dans les pays montagneux et pauvres, le Velay et l'Auvergne. la broderie dans les Vosges. — La ganterie, travail à domicile, a deux centres principaux dans le voisinage des pays de chèvres, Grenoble à l'Est. Niort à l'Ouest. — La papeterie reste localisée dans les anciens centres. près des chutes d'eau, dans les Vosges, à Annonay, à Angoulême ; la verrerie, en Lorraine, près des forêts du Jura et des Vosges ; la fabrication de l'huile, à Marseille et à Aix, dans le pays des oliviers ; la parfumerie à Grasse, près des jardins de fleurs ; la teinturerie en rouge à Avignon, pays de la garance. L'industrie du sucre vient de se concentrer dans la région de la betterave. L'extraction de la houille est limitée aux bassins anciennement connus, Anzin dans le Nord, les petites mines éparses autour du Massif central, et le bassin de Saint-Étienne. le plus important de tous. L'industrie du fer est partagée entre deux régions. Les maîtres de forges, qui emploient le vieux procédé du chauffage au bois, sont établis dans les régions de forêts peu peuplées de l'Est (Haute-Saône. Haute-Marne, Meuse). Les hauts fourneaux chauffés à la houille viennent de se créer au voisinage des mines du Centre et du Nord. — La fabrication des objets en fer reste un travail à la main, localisé dans de petits centres traditionnels : la quincaillerie dans le Vimeu, la clouterie le long de la Meuse et sur la Risle (à Laigle), la coutellerie à Langres, à Thiers, à Châtellerault qui partage avec Saint-Étienne la fabrication des armes. C'est encore la répartition de l'ancien régime. Les industries, même quand elles ne travaillent pas pour la consommation locale, demeurent dans les centres anciens, où elles ont été créées pour exploiter une matière première produite par le pays. III. — VIE MATÉRIELLE DES OUVRIERS. LES artisans, fixés avec leur famille dans une ville ou un bourg, en relations personnelles avec leurs clients, travaillant pour leur propre compte, ou comme compagnons en attendant de s'établir maitres eux-mêmes, forment une population sédentaire et indépendante, de condition intermédiaire entre le paysan et le commerçant. Leur vie, quoique plus active, ressemble à celle des boutiquiers par le logement, la nourriture, les divertissements, l'instruction. Leurs femmes portent le même costume, leurs enfants vont. aux mêmes écoles : leurs familles s'allient par mariages et sont du même niveau social. C'est une classe qui se recrute par l'apprentissage, surtout parmi les fils d'artisans (la profession même est très souvent héréditaire). Les ouvriers se distinguent des artisans en ce qu'ils travaillent toute leur vie pour un salaire, sans moyen d'existence assurée, sans espoir d'améliorer leur sort, souvent même sans domicile permanent. Les salariés, ouvriers à domicile ou ouvriers de fabrique, ont une vie matérielle très différente suivant leur gain annuel ; il y a loin d'un ouvrier mécanicien de Paris à un misérable tisserand de toile. dais tous sont réunis en une même classe parce que leur gain, formé uniquement par un salaire, et leur travail, subordonné à la volonté d'un patron, les mettent tous dans une condition précaire et dépendante. La vie de l'ouvrier étant réglée par le montant de son salaire annuel, l'étude des conditions de vie de la classe ouvrière amène d'abord à rechercher le taux de salaires. Cette question. même aujourd'hui, avec nos statistiques perfectionnées, n'est soluble que posée en termes précis. En pratique, on appelle salaire d'une, profession le prix habituel de la journée ou de l'heure de travail dans chaque localité. Le prix de la journée d'un maçon est une notion approximative et variable comme le prix de la livre de beurre au marché : le salaire est différent pour chaque métier et pour chaque pays. Le seul l'enseignement indiscutable serait le chiffre total des salaires payés à l'ensemble des ouvriers : la seule moyenne exacte serait obtenue en divisant ce total par le chiffre des ouvriers ; mais ces deux chiffres sont inconnus. Le taux moyen des salaires, soit d'un seul métier dans toute la France, soit de tous les métiers, est un résumé arbitraire qui diffère suivant le procédé employé pour le calculer. Nos données sur les salaires sont fournies par l'enquête de 1848 faite pour l'Assemblée nationale dans chaque canton, la statistique de la Chambre de commerce de Paris (sur les salaires parisiens), et la liste des salaires de 62 métiers dressée en 1853 pour les chefs-lieux d'arrondissement. Établies sans critique et sans contrôle avec des tendances opposées, elles se contredisent et ne prêtent à aucune conclusion sûre. La moyenne totale est évaluée (par Levasseur), d'après la statistique des maires, pour les hommes à Paris à 3 fr. 81, en province à 2 fr. 06 ; pour les femmes à Paris à 2 fr. 12, en province à 1 fr. 07 ; mais l'apparente précision de ces chiffres repose sur un calcul à base arbitraire. Ce qui reste certain, c'est que les salaires sont plus hauts dans les régions de grandes industries et dans le Nord-Est, et atteignent le maximum à Paris ; les plus faibles sont ceux des industries à domicile, surtout des tisserands ; ils descendent au minimum dans les montagnes et en pays breton ; le salaire des femmes dépasse rarement 1 franc. Le salaire n'est d'ailleurs qu'une notion abstraite : l'ouvrier n'est payé que les jours où il travaille. Le revenu réel d'une famille ouvrière dépend moins du chiffre du salaire quotidien que du nombre de jours de travail par an. Sur ce point capital, nos renseignements se réduisent à des appréciations individuelles. L'impression unanime est que les périodes de chômage sont fréquentes et longues. L'enquête par cantons (de 1848), qui tend à noircir le tableau, abaisse le gain annuel à 300 francs dans les montagnes du Centre et en Bretagne. Les budgets de familles d'ouvriers de Lyon et de Paris (dressés par des observateurs privés) montrent un déficit permanent, sauf dans les métiers d'art. Le sentiment général est que le salaire ne s'est pas élevé. L'économiste Ad. Blanqui, chargé en 1848 par l'Institut d'une enquête sur la condition des ouvriers, parle même d'un abaissement continuel, mais il est méridional, et impressionné par la misère des ouvriers de la grande industrie des pays du Nord. Corbon, qui a débuté en 1820 comme rattacheur de fils, dit que dans le tissage le salaire a diminué des trois quarts. La journée de travail, fixée par l'usage et la volonté des patrons, est restée très longue. La Commission du Luxembourg a considéré comme durée normale à Paris 11 heures, en province 12 ; c'est probablement la journée des ouvriers du bâtiment travaillant sur les chantiers. La journée est certainement plus longue dans les ateliers des industries textiles : Corbon dit qu'elle s'est allongée de 12 heures à 14. Dans les industries à domicile, la durée reste illimitée ; le tisserand travaille et fait travailler sa famille jusqu'à 16 et 18 heures. Les ateliers, créés souvent par des patrons mal pourvus de capitaux et désireux d'économiser sur l'installation, sont pour la plupart étroits, mal aérés, poussiéreux ; en outre, dans les industries textiles, humides, trop chauds et bruyants. Aucun règlement n'impose de mesures d'hygiène ou de sécurité ; aucune précaution n'est prise contre les dangers, volants, engrenages, navettes, trappes, courroies de transmission. Les accidents sont fréquents, et ne donnent droit à aucune indemnité, car la loi oblige l'ouvrier à faire la preuve que l'accident est imputable au patron. Même dans les petits ateliers, l'ouvrier, faute de place, risque de se blesser avec ses outils. Les mines, mal ventilées, obscures, humides, étouffantes, sont exposées aux explosions de grisou. Partout dans la grande industrie le travail est malsain, dangereux, excessif. Le logement des familles ouvrières est presque partout étroit et insalubre. Dans les villes, les ouvriers aisés louent à l'année les étages les plus élevés ou les logements des maisons pauvres ; les autres sont logés en garni. Dans les villes d'industrie du Nord et de Normandie, les familles sont entassées dans de hautes maisons sales donnant sur des cours ou des ruelles, ou même logées dans des sous-sols humides et obscurs, parfois sans meubles et sans lit. Même dans les campagnes, les tisserands habitent des chaumières de journalier et vivent dans une pièce qu'on maintient humide pour tenir le fil en état. Les conditions sanitaires diffèrent beaucoup suivant le métier, les ressources, le climat. Les plus malsaines sont les industries textiles dans les agglomérations des pays humides du Nord où le métier lui-même oblige à des mouvements et des positions nuisibles à la santé ; les enfants, employés trop jeunes, sont arrêtés dans leur croissance, déformés, anémiés. Les logements, étroits, sombres, mal aérés. fout la vie malsaine, les salaires, bas et incertains, font la nourriture insuffisante. La misère se manifeste par ses effets, grande mortalité, courte durée de la vie moyenne, fréquence de la tuberculose, forte proportion des conscrits réformés, abaissement de la taille. Il se forme une population chétive, pâle, maladive. La grande industrie a désorganisé la famille : la mère et les enfants, retenus à la Urique, ne vivent plus à la maison, les enfants n'ont pas le temps d'aller à l'école. La vie est plus saine dans la petite industrie, et dans les pays du Midi. secs et chauds, où les mouvements sont plus libres et le corps plus exposé à l'air et à la lumière : malgré un travail rude, parfois excessif, et des logements trop petits, la population ouvrière y reste robuste. IV. — CONDITION LÉGALE DES OUVRIERS LES lois de Napoléon Ier, aggravées par la jurisprudence des tribunaux, font des salariés une classe inférieure, astreinte à un droit d'exception contraire au droit commun. La loi de 1805 punit de 3 mois de prison toute coalition de la part des ouvriers pour cesser en même temps de travailler, interdire le travail dans certains ateliers, empêcher de s'y rendre ou d'y rester avant ou après certaines heures, et en général pour suspendre, empêcher ou enchérir les travaux. Le code pénal a créé un délit spécial aux ouvriers : avoir prononcé des amendes, défenses, interdictions ou toutes proscriptions... soit contre les directeurs d'ateliers et entrepreneurs d'ouvrages, soit les uns contre les autres : il a créé une catégorie de malfaiteurs : les chefs ou meneurs de coalitions, passibles d'une peine très grave, 2 à 5 ans de prison, et même de la mise sous surveillance. Entre les patrons et les ouvriers subsistent des inégalités légales. Pour le même délit de coalition l'ouvrier est puni d'une peine plus forte. — En cas de contestation, le maître est cru sur son affirmation au détriment de l'ouvrier, sa déclaration est admise à défaut de preuve écrite. — Les conseils de prudhommes, créés pour juger les différends en matière de travail, sont composés uniquement de patrons. — Le livret (créé en 1803) est obligatoire pour tous les ouvriers salariés, l'ouvrier en voyage sans livret peut être arrêté comme vagabond. Souvent le patron se fait remettre le livret et, en refusant de le rendre, retient l'ouvrier à son service. La pratique a aggravé la dépendance des ouvriers. Les tribunaux condamnent toute entente concertée en vue de décider le patron à changer les salaires ou les conditions du travail. En cas de grève, la justice poursuit les meneurs, la police, se mettant au service du patron, arrête les ouvriers qu'il lui désigne, et sa dénonciation sert de base au procès. Il suffit pour être reconnu meneur d'avoir des idées avancées ou de l'influence sur les camarades d'atelier, d'avoir rédigé une lettre collective ou de l'avoir signée le premier — des ouvriers voiliers, en 1853, présentent an patron une lettre collective avec les signatures disposées en rond pour qu'il n'y ait pas de premier signataire. L'imprimerie étant, pour des motifs de police, soustraite au droit commun, la profession est devenue un privilège réservé aux patrons en nombre limité, pourvus du brevet d'imprimeur (à Paris 86). En compensation, leurs ouvriers ont reçu le droit d'élire des délégués de toutes les imprimeries chargés de discuter avec les délégués des patrons un tarif de salaires. Cette organisation fait des typographes de Paris la corporation la plus apte à une action collective. Le patron, en vertu de la liberté des contrats, garde le pouvoir de régler arbitrairement tontes les conditions du travail, salaire, durée, amendes. La loi de 1841 ne fixe un maximum de douze heures que pour les enfants, dans quelques établissements de la grande industrie ; encore cette limitation est-elle mal appliquée, faute de contrôle. Quelques groupes d'ouvriers avaient essayé de s'associer pour s'entraider. Il existait en 1848 deux sortes d'associations, l'une traditionnelle, le compagnonnage, l'autre récente, les sociétés de secours mutuels. Le compagnonnage (qu'un roman de G. Sand venait de révéler au public) était le débris d'une vieille association d'artisans, restreinte aux compagnons du tour de France, ouvriers destinés à devenir des maîtres, qui allaient de ville en ville compléter leur apprentissage. Il n'y entrait que des célibataires jeunes et encore nomades et seulement des métiers qui pratiquaient le tour de France, 34 en tout, la plupart ouvriers du bâtiment, charpentiers, tailleurs de pierres, menuisiers. Ce n'était pas une association générale : chaque métier formait une société séparée (Enfants de maitre Jacques, Enfants du père Soubise) et les deux groupes très anciens, différents par leurs insignes et leur cérémonial, traitaient en intrus un nouveau groupe (les Enfants de Salomon), qu'ils appelaient de sobriquets insultants, les charpentiers renards, les serruriers gavots. Ils refusaient de travailler dans le même atelier qu'eux et leur livraient des batailles, parfois sanglantes. C'étaient des sociétés secrètes où le compagnon entrait par des épreuves d'initiation, recevait communication d'un secret (le Devoir), jurait d'observer les règles secrètes, assistait à des assemblées secrètes ; on y pratiquait des rites compliqués à l'arrivée ou au départ d'un compagnon, on y avait des insignes et des mots de passe. Ce qui leur donnait une valeur pratique, c'est que chacune avait, dans chaque ville du Tour de France, une maison tenue par la Mère, où le compagnon allait loger et manger, où on lui procurait du travail et des secours en cas de maladie. C'était un syndicat professionnel, assez fort pour pouvoir, malgré les interdictions légales, lutter contre un patron par la mise en défense, c'est-à-dire l'interdiction de travailler chez lui sous peine d'être tenu en quarantaine comme renégat. Mais le compagnonnage restait une aristocratie ouvrière, inaccessible aux travailleurs de la grande industrie, méprisante pour la niasse des ouvriers, paralysée par ses traditions et par les querelles entre les différents Devoirs. La société fraternelle (ou de secours mutuels), association moderne, autorisée par l'État comme inoffensive, ne fonctionnait que dans quelques métiers. Une statistique de 1840 en comptait à Paris 234, à Lyon 82, chacune ayant un petit nombre de membres. Elles servaient surtout à secourir les malades, un peu à procurer du travail ; l'administration leur interdisait de donner un secours pour chômage. A Paris, les ouvriers d'un même atelier parvenaient à se concerter, en faisant le samedi soir, après la paie de la semaine, une collecte pour les malades. Tous ces groupements, secrets, restreints ou improvisés ; ne réunissaient qu'une très faible partie de la classe ouvrière. La condition normale des ouvriers français en 1848 était l'isolement sous la surveillance de la police. V. — CHANGEMENTS DANS LES CONDITIONS DE LA VIE OUVRIÈRE DE 1848 À 1859. LA Révolution de 48, faite par les ouvriers de Paris, secoua brusquement l'indifférence de la bourgeoisie pour la classe ouvrière ; elle intéressa l'opinion publique à la condition des ouvriers, et obligea le personnel politique à tenir compte de leurs volontés. Le Gouvernement provisoire et l'Assemblée se sentirent obligés d'améliorer le sort des travailleurs et firent des tentatives pour transformer les conditions du travail des salariés. Le décret réduisant d'une heure la journée fut le premier exemple d'une intervention de l'État en faveur des ouvriers adultes dans l'exécution du contrat de travail. — L'organisation du travail par l'association en ateliers nationaux aboutissait à la coopérative de production : l'État devait fournir le capital ; les ouvriers, acquérant la propriété et la direction collectives de l'atelier, cesseraient d'être des salariés, et recevraient chacun une part du produit de leur travail. — La banque d'échange de Proudhon ouvrait aux ouvriers, par le crédit gratuit, la perspective de se procurer un capital. Les ouvriers acceptaient avec reconnaissance tous les projets imaginés par leurs bienfaiteurs ; les seuls procédés que l'expérience devait montrer efficaces restèrent ceux qu'ils avaient trouvés eux-mêmes : la limitation de la durée du travail, l'association entre ouvriers d'une même profession (le syndicat) pour discuter avec les patrons les conditions du travail. L'Assemblée, hostile à toute réforme radicale, n'osa prendre que des mesures partielles. 1° Le conseil des prudhommes, juridiction professionnelle du travail, désormais élu au suffrage universel, fut formé (pour chaque catégorie) d'un nombre égal de patrons et d'ouvriers (décret du 27 mai). Les ouvriers, devenus électeurs et éligibles, acquéraient l'égalité juridique en matière professionnelle : elle fut l'unique amélioration réalisée dans la condition légale de la classe ouvrière. 2° Les associations ouvrières et les sociétés de bienfaisance (secours mutuels) furent dispensées, pour se fonder, de demander l'autorisation (28 juillet). Une circulaire (31 août) avertit les fonctionnaires administratifs qu'ils ne devaient pas intervenir dans la rédaction des statuts. 3° Un crédit de 3 millions fut voté pour leur faire des avances. Les associations de production (5 juillet), eurent le droit de prendre en adjudication des travaux publics (15-19 juin), encouragement direct à l'organisation du travail suivant le plan de Louis Blanc. 4° Le décret sur la durée du travail ayant été attaqué comme contraire à la liberté des contrats, l'Assemblée en maintint le principe en votant une loi qui fixait à douze heures dans toute la France le maximum légal de la journée de travail. Cette mesure, dépourvue de sanction et de contrôle, ne fut qu'une manifestation de bienveillance. La liberté et les encouragements pécuniaires de l'État firent naître un grand nombre d'associations ouvrières, de trois types différents, qui, dès ce premier essai, ne montrèrent pas une égale vitalité. 1° Les sociétés de secours mutuels entre ouvriers du même métier, souvent organisées avec secours en cas de chômage, furent surtout nombreuses dans le pays d'origine du mutuellisme, à Lyon. à Saint-Étienne, où le type fut la Société populaire des passementiers. — 2° Les sociétés coopératives de consommation se fondèrent surtout dans les régions ouvrières de Champagne et en Franche-Comté, en partie sous l'action de l'école sociétaire des Fouriéristes, et furent assez prospères. — 3° Les associations de production, auxquelles l'opinion s'intéressa davantage, furent d'abord suscitées artificiellement par le crédit voté pour leur fournir des capitaux. Plusieurs centaines demandèrent des avances ; le Conseil (de 15 membres) nominé par le ministre pour administrer les fonds en accorda après enquête pour plus de 2 millions ½ à 58 associations (dont 30 à Paris). L'expérience tourna mal. Les associations entre patrons et ouvriers ne servirent qu'à déguiser des subventions à des industriels embarrassés. Les associations entre ouvriers périrent presque toutes par faillite, liquidation, démission de leurs membres. Impropres aux opérations du commerce, recherche des débouchés, vente, comptabilité, elles ne savaient même pas mener la fabrication industrielle, faute de discipline, d'application et de contrôle. Quelques-unes réussirent quand les associés laissèrent la direction à un bon gérant ; mais elles prirent des auxiliaires salariés, les associés seuls curent part aux bénéfices : l'association n'aboutissait qu'à transformer un groupe d'ouvriers en un groupe de petits patrons ; elle ne diminuait pas le salariat. La Législative, peu favorable aux ouvriers, refusa de créer un Comité du travail et une Bourse des travailleurs ; elle repoussa les propositions tendant à abolir l'illégalité devant la justice et à limiter l'interdiction des coalitions. Elle liquida les projets de réformes préparés par la Constituante. Une loi sur l'hygiène (1850) donna le droit aux conseils municipaux de nommer une commission investie du pouvoir d'interdire les logements reconnus insalubres : on n'en lit guère usage que dans les cas scandaleux ; on interdit les logements dans les caves à Lille, en dépit des ouvriers qui les préféraient aux étages sous les toits. — Une loi (1850) créa une caisse de retraites facultatives pour la vieillesse avec un maximum de 600 francs de pension : elle fut utilisée beaucoup moins par les ouvriers que par les employés, plus habitués à la prévoyance. — Une loi de 1851 sur la surveillance des apprentis enjoignit au patron de se conduire en bon père de famille, lui interdit d'imposer à l'apprenti un travail malsain, excessif ou étranger à l'apprentissage, et fixa la journée maximum. — Ces réformes fragmentées ne modifièrent en rien la condition des ouvriers. La réaction politique atteignit les créations sociales de 1848, surtout les associations. Dès 1850, l'Union des associations ouvrières, créée par 49 associations en vue d'aider à fonder des sociétés, fut poursuivie ; ses administrateurs furent arrêtés, et 26 furent condamnés à la prison pour délit de société secrète, bien que les statuts fussent publiés. Après le coup d'État, l'administration déclara dissoutes même les sociétés de consommation et de crédit ; à Lyon, le général Castellane les fit liquider par les commissaires de police. Le gouvernement épargna les sociétés de bienfaisance ; mais il leur ôta le caractère d'associations entre ouvriers. Le décret de mars 1852 n'autorisait qu'une société de secours mutuels dans chaque commune. Les instructions ministérielles enjoignaient de ne jamais approuver le secours en cas de chômage, germe de toutes les grèves... espérance de toutes les coalitions. Les sociétés d'assistance entre ouvriers de même métier, déclarées illégales, durent se constituer en cachette. Les organisateurs de sociétés à Marseille allaient en canot sur la mer, pour se concerter. La Banque de solidarité commerciale de Montreuil rédigea ses statuts dans les bois (en 1857). Les grèves, interdites sous peine de prison, continuaient à se produire, presque toujours subitement, par une entente tacite sur un chantier de construction ou dans un atelier, et restaient limitées à un seul établissement. L'année de l'Exposition (1855), 168 coalitions furent poursuivies. Le fait seul de se concerter restait punissable : la Cour de Cassation déclara (1850) qu'un salaire insuffisant ne rendait pas la grève licite ; le tribunal avait à rechercher, non le bien-fondé des motifs, mais seulement s'il y avait eu action collective. Les ouvriers avaient compté sur la Révolution de 48 pour les tirer de leur condition inférieure, la déception leur laissa une amertume qui étonna les observateurs. L'économiste Reybaud déclare qu'il ne reconnaît plus les ouvriers en soie lyonnais, tant leurs sentiments sont changés. Audiganne, après son enquête sur les ouvriers de France, résume ainsi (vers 1858) son impression : Le silence règne, la résignation même paraît régner.... La paix extérieure ne paraît pas fondée sur un retour sérieux à la confiance.... Ce ne sont pas seulement deux classes, mais deux nations. Dans les ateliers, la subordination est complète... mais au dehors aucune influence, aucune déférence.... Le mot : On nous exploite demeure le credo... des âmes encore ulcérées. Ainsi se formait en France le sentiment de la lutte des classes vingt ans après que le chartisme l'avait fait voir à l'Angleterre. Au cours de cette période la vie matérielle des ouvriers a peu changé. Les nouveaux procédés techniques, admirés à l'Exposition de 1855, ne sont introduits que dans un petit nombre d'établissements. Les chemins de fer n'ont pas encore uniformisé les prix ; le coût de la vie dépend encore de la récolte de l'année et de l'état du marché local. La crise de chômage de la Révolution de 48 a été atténuée par l'abondance des récoltes et le très bas prix des produits agricoles de 1848 à 1850 ; le travail a repris dès 1850, d'abord pour fournir aux commandes de la consommation courante. La crise est passée en 1852, les grandes entreprises activent le travail, surtout dans les métiers du bâtiment et à Paris. Les salaires s'élèvent dans la plupart des métiers. Mais on n'est pas sûr que la hausse des salaires suffise à compenser l'augmentation des loyers et la hausse de prix des denrées nécessaires à la vie. Les procureurs généraux reprochent aux patrons d'avoir accru leurs bénéfices sans élever les salaires. la misère des ouvriers paraît même s'être aggravée chez les tisserands à domicile. Le progrès n'est pas manifeste et demeure contesté ; les ouvriers envoyés à l'Exposition de Londres en 1862 estiment que la condition matérielle de la classe ouvrière a empiré. |