I. — LES PROPORTIONS DE LA POPULATION. LE chiffre de la population française, à peu près exactement connu par le dénombrement officiel opéré tous les cinq ans, était, en 1846, de 35,4 millions, avec une densité moyenne de 65 habitants au kilomètre carré, les femmes en proportion légèrement supérieure. Le mouvement de la population depuis la fin des guerres de l'Empire semblait alors presque régulier ; la proportion des naissances, supérieure à 30 p. 1000 jusque vers 1830, avait baissé légèrement jusqu'à 27,3 en 4846 ; la France n'était déjà plus un pays de forte natalité. La population rurale en 1846 forme plus des ¾ de la population totale (75,6 p. 100). Mais le recensement compte dans la population urbaine tous les habitants des communes où la population agglomérée dépasse 2.000 âmes ; critérium conventionnel qui fausse le chiffre en deux sens opposés : 1° en retranchant de la population rurale toute la banlieue agricole des villes, 2° en y faisant entrer tous les artisans et les commerçants des bourgs. La population urbaine habite encore surtout les petites villes, très nombreuses en France depuis le moyen âge, un des traits caractéristiques de la vie française. Beaucoup d'habitants des bourgs au-dessous de 2.000 âmes (comptés dans la population rurale) font partie de la population urbaine, par leur profession et leur genre de vie. La France n'a encore presque point de grandes villes ; seul Paris (1.053.000 hab.), dans l'enceinte de l'octroi, dépasse 200.000 âmes : 4 autres seulement dépassent 100.000 âmes, Marseille, Lyon (séparé encore de la Croix-Rousse et de la Guillotière), Bordeaux et Rouen. Entre 75.000 et 100.000 âmes il n'y en a que 3, Nantes, Toulouse, Lille, toutes des centres de commerce. Les villes d'industrie les plus peuplées, Saint-Étienne, Nîmes, Amiens, ne dépassent guère 50.000 âmes, un peu moins que les deux grands ports de guerre, Toulon et Brest. Les agglomérations d'ouvriers de la région du Nord n'ont encore, en 1851, Roubaix que 29.000 âmes, Tourcoing 27.000. La population est encore assez également répartie : peu de départements ont une densité très différente de la moyenne. Les densités inférieures ne se trouvent guère que dans les régions de montagnes déboisées, les densités supérieures sont limitées à la zone industrielle de la frontière Nord et à la côte de la Manche. II. — LES VARIATIONS DE LA POPULATION. DEPUIS le premier recensement en 1801 la population s'accroissait dans une proportion à peu près constante, surtout par l'excédent des naissances. Le dénombrement de 1851, pour la première fois, constata un ralentissement très net de l'augmentation (en cinq ans 382.000 habitants), à Paris un arrêt complet (à 1.050.000 âmes). On n'y vit alors qu'un accident passager produit par la crise de la Révolution et le choléra de 1849. Mais le dénombrement de 1856 fit apparaître un ralentissement plus grand encore : l'accroissement en cinq ans n'avait été que de 256.000. La statistique annuelle du mouvement de la population montrait que la mortalité n'avait pas augmenté, ni le nombre des mariages diminué ; la différence venait uniquement de la diminution de la natalité, qui de 25,4 p. 1000 descendait à 25 (en 1855). Ce fait contredisait une loi économique formulée par Turgot, selon laquelle la population d'un pays tend à s'accroître jusqu'aux limites des subsistances. Les économistes craignaient pour la France un accroissement trop rapide de sa nombreuse population de paysans que Malthus comparait à une garenne à lapins. Personne n'avait prévu le danger inverse. De ce phénomène inattendu les économistes donnèrent deux explications opposées. La plus conforme à la doctrine fut tirée de l'épidémie de choléra, de la guerre de Crimée, des mauvaises récoltes qui avaient réduit la quantité des vivres — la natalité remonta jusqu'à un maximum de près de 28 en 1859 —. Dunoyer entrevit une cause inverse, l'accroissement de l'aisance générale. L'expérience postérieure lui a donné raison ; la natalité depuis 1859 n'a cessé de baisser, la quantité des subsistances d'augmenter, et il est apparu que, si les deux faits sont liés, c'est par une relation inverse de celle qu'on supposait : à mesure que l'aisance augmente, la natalité diminue. La France n'était pas atteinte de dépopulation : le nombre des habitants avait augmenté encore. Mais l'augmentation portait sur les villes et les régions industrielles, et déjà en plusieurs pays agricoles commençait une dépopulation réelle : le chiffre de la population y avait baissé entre 1846 et 1856. La diminution atteignait surtout cinq régions, très différentes et très éloignées les unes des autres. Dans la partie méridionale des Alpes (Hautes et Basses-Alpes), continuait une dépopulation déjà ancienne, liée à l'appauvrissement du pays, dévasté par le déboisement des montagnes et les ravages des torrents. — Dans le Massif centra], la baisse, déjà commencée à Saint-Flour, atteignait le reste du Cantal, la Lozère, Brioude et le Puy-de-Dôme (sauf Clermont et Thiers), et deux départements limousins. Creuse et Corrèze. — Au Sud-Ouest, la diminution atteignait non seulement le Gers appauvri par la maladie de la vigne, mais le Tarn-et-Garonne, le Lot-et-Garonne, les arrondissements de Cahors, Gaillac et Lavaur, dans la région fertile de la Garonne, les départements montagneux des Pyrénées (Ariège et Basses-Pyrénées). — Un centre de dépopulation apparaissait au Nord-Est et dans la Meuse, en Bourgogne et en Franche-Comté, dans la Haute-Marne, la Haute-Saône, le Jura, la Côte-d'Or (excepté Dijon), les montagnes de l'Yonne (Tonnerre et Avallon), tous pays de climat rude et de sol peu fertile. — La diminution la plus déconcertante pour la théorie se produisait en Normandie, non seulement à Yvetot et Neufchâtel, dépeuplés par la ruine du tissage à domicile, mais dans l'Eure, le Calvados, l'Orne, la Manche (sauf Cherbourg) : région agricole fertile, où la culture était peu à peu remplacée par des herbages et dans deux départements voisins, Oise et Eure-et-Loir. La population des autres départements ne diminuait pas, mais elle se déplaçait. Dans les régions industrielles du Nord et du Nord-Est, beaucoup d'arrondissements agricoles commençaient à se dépeupler Hazebrouck Montreuil et Saint-Pol. Montdidier et Péronne, Soissons, Château-Thierry. Laon. Mantes. Rambouillet, Étampes, Vitry, Sainte-Menehould, les deux Arcis, Lunéville, Toul. Mirecourt, Neufchâteau. La baisse atteignait de même, dans le massif du Jura, Gex, Nantua, Louhans : dans les Alpes, la Tour-du-Pin et Saint-Marcellin ; en Languedoc, le Vigan, Uzès, Saint-Pons. La population urbaine augmentait, surtout dans les grandes villes, la population agricole diminuait. C'était le début de la concentration en grandes agglomérations, qui allait se produire, plus rapidement encore qu'en France, dans les pays les plus civilisés d'Europe. III. — LA DIVISION EN CLASSES. LA société française, en 1848, est fondée sur l'égalité légale au sens où l'entendait la Révolution ; mais elle est divisée en classes nettement tranchées par le genre de vie, le costume, les manières et le degré de considération sociale. C'est une inégalité restée dans les mœurs et dont on ne fait pas mystère. On parle ouvertement, même dans les Assemblées, des classes inférieures ou des gens du peuple ; on trouve inconvenant de fréquenter des gens qui ne sont pas de sa classe. La loi du recrutement est égale pour tous ; mais, grâce au remplacement, les jeunes gens de la bourgeoisie ne font pas de service militaire, excepté les mauvais sujets que leur famille force à s'engager : l'armée ne se recrute que parmi les hommes du peuple. Les gens des différentes classes vivent plus rapprochés matériellement qu'aujourd'hui, les propriétaires nobles ou bourgeois dans leurs châteaux ou leurs maisons de campagne au milieu des paysans, les bourgeois dans les mêmes quartiers que les ouvriers, à Paris dans les mêmes maisons (les ouvriers aux étages supérieurs). Mais les genres de vie sont plus différents. Les classes supérieures ont un autre costume, un autre langage, d'autres plaisirs, d'autres lieux de réunion que les gens du peuple. La mode de Paris, qui pénètre peu à peu jusqu'au fond des provinces, rend uniforme dans toute la France le costume des classes supérieures. Les gens du peuple, à la campagne, ne portent que le vêtement, la coiffure et la chaussure traditionnels dans chaque pays, dont là matière et la forme sont fixées par la coutume. Le paysan, dans la plus grande partie de la France, porte la blouse en toile, d'ordinaire bleue, dans plusieurs régions de montagnes la veste en droguet. L'usage des souliers ou des bottes de cuir est limité aux régions du Nord et de l'Est. Le paysan français continue à porter les sabots de bois qui étonnent les étrangers, et il reste encore un très grand nombre de va-nu-pieds dans les pays pauvres, surtout les enfants et les femmes. Les costumes provinciaux, popularisés dès ce temps par les gravures, ne sont que, des vêtements de cérémonie particuliers à quelques provinces ; la plupart des régions de France n'en ont déjà plus. Les ouvriers, incise à Paris, portent hi blouse et la casquette, dont la Révolution va faire le symbole de la classe ouvrière. Chaque classe a ses lieux de réunion et ses divertissements. Les bourgeois vont à l'hôtel, au café, au cercle, dans les soirées où l'on danse les danses nouvelles venues de l'étranger. Les hommes du peuple ne fréquentent que les auberges, les cabarets où l'on boit du vin, dans le Nord, les estaminets à bière. Le dimanche, les ouvriers vont dans les guinguettes et les bals publics ; les paysans ne dansent guère qu'aux fêtes patronales et aux noces, où ils conservent les danses locales. Les classes supérieures seules font des voyages, prennent des vacances, vont aux bains de nier, sur quelques plages de Normandie. — Les côtes de Bretagne sont encore inconnues. — Les gens du peuple ne sortent pas de leur pays, sauf les compagnons du tour de France. L'instruction des classes supérieures, quoique très superficielle, leur donne un vernis qui les distingue très nettement des gens du peuple, presque tous incultes. Sauf les régions de l'Est, la plupart des paysans et les ouvriers, surtout les femmes, ne savent pas lire ; même ceux qui ont passé par l'école ne lisent guère que des almanachs ou des brochures de colportage ; les livres, les journaux, les cabinets de lecture sont un luxe de la bourgeoisie. Le sentiment de la mésalliance, qui tient la noblesse à l'écart de la bourgeoisie, sépare plus profondément encore les familles bourgeoises des gens du peuple. La division en classes, abolie dans les lois par la Révolution, s'est conservée dans les mœurs. La société française en 1848 est plus voisine de l'ancien régime que du XXe siècle. Ces conditions générales de la société ne changent, que lentement par la transformation matérielle de la vie et l'entrée en scène de nouvelles générations. La Révolution de 1848, qui bouleverse la vie politique, ne modifie pas de façon appréciable la structure de la société. IV. — LA RÉPARTITION DES CONDITIONS SOCIALES. BIEN qu'il fût facile de reconnaître à quelle classe sociale appartenait un individu, aucun procédé ne permettait d'évaluer le chiffre ou les proportions de chaque classe. Les différences d'éducation échappaient aux dénombrements. La différence des fortunes, qui dans un régime sans distinctions légales produit la plus forte des différences sociales, n'a jamais été en France constatée par les fonctionnaires, en état de la connaître. Le souvenir des vexations arbitraires de la taille personnelle n'a pas seulement empêché d'établir aucun impôt sur la totalité des revenus ou de la propriété d'un particulier ; l'administration fiscale elle-même s'est interdit de savoir ce que chaque individu possédait et n'a fait de statistique ni des revenus ni des propriétés individuelles. Les successions qui imposent aux fonctionnaires de l'enregistrement la connaissance des fortunes, ne sont que depuis la fin du XIXe siècle l'objet de statistiques publiées. Les documents officiels ne font donc connaître que le total de la richesse, obtenu en additionnant les valeurs attribuées par le fisc aux différents objets soumis aux contributions. Cette estimation, forcément assez arbitraire, donne en 1851, pour l'ensemble des propriétés foncières non bâties, 63 milliards — dont 41 en terres, 11 en prés, 5 en bois, 4,72 en vignes —, pour les propriétés bâties 20 milliards — dont 18 pour les maisons, 1,12 pour les châteaux et seulement 4,37 pour les usines —. Le chiffre total des successions et donations est en 1851 de 2 439 millions, en baisse sur 1846, et remonte en 1856 à 2 906 millions, mais sans défalquer les créances hypothécaires. Sur la répartition de cette richesse nous n'avons aucune donnée numérique. Les statisticiens ont essayé de déterminer la répartition des individus en classes d'après leur profession déclarée au recensement ; mais la première statistique correcte des professions n'a été faite qu'en 1896 ; la critique des opérations antérieures montre qu'on ne tire que des résultats très suspects de ces déclarations acceptées sans contrôle. En outre, le sens des ternies employés pour désigner les différentes conditions a varié suivant l'usage des pays ou l'appréciation des receveurs : sous les mêmes désignations officielles, agriculteurs, industriels, commerçants, sont confondus des individus placés à tous les degrés de l'échelle sociale. On est réduit à des évaluations approximatives fondées surtout sur des enquêtes. Un statisticien, un peu avant 1848, admet que la population agricole forme près de la moitié du total, les marchands et artisans 23 p. 100, les ouvriers 19 p. 100, les employés 9 p. 100. Il évalue à 400.000 les propriétaires et les rentiers, à 65.000 les professeurs, instituteurs, hommes de lettres et artistes, à 65.600 les agents de tout genre versant un cautionnement. Le chiffre des fonctionnaires n'est pas connu officiellement, Vivien l'évalue à 250.000 en 1815. On a essayé de déterminer le nombre des propriétaires au moyen des cotes des contributions foncières, établies pour la levée de l'impôt direct. Les propriétés de chaque contribuable dans une même commune étant réunies en une seule cote, dans les cas très fréquents où un même contribuable possède des terres dans plusieurs communes, on essayait de défalquer ces doubles emplois en calculant 63 propriétés pour 100 cotes et on tachait, d'après le nombre des cotes, d'évaluer le nombre des propriétaires. On arrivait ainsi à 6 ou 7 millions de propriétaires ; on se les figurait d'après le type du paysan propriétaire (qui dès le XVIIIe siècle frappait les observateurs étrangers). Ainsi se consolidait l'opinion que la France était un pays de petites propriétés et que la plupart des paysans français (72 p. 100) étaient propriétaires. Les hommes politiques et les économistes vantaient l'aisance et l'indépendance que ce régime assurait aux cultivateurs français. L'étude analytique des documents fiscaux devait dissiper cette illusion, en montrant que la grande majorité des cotes payait une contribution très faible et représentait un immeuble presque sans valeur, une chaumière, un petit jardin, un morceau de champ, une part indivise dans une succession, et nullement une propriété paysanne. Sur 13 millions de cotes relevées en 1858 (au lieu de 12 1/3 en 1851), les cotes inférieures à 20 fr. formaient 80 p. 200, pour plus de la moitié (6 ½ millions) inférieures à 5 fr., c'est-à-dire insignifiantes, et 2 millions entre 5 et 10 fr. Les cotes correspondant à une véritable propriété n'atteignaient que 1.550.000 entre 20 et 50 fr. et 609.000 de 50 à 100 fr. Encore faudrait-il retrancher un grand nombre de petits domaines appartenant à des familles bourgeoises. Le nombre des propriétaires paysans était donc certainement inférieur à 2 millions. La même conclusion résulte de l'enquête agricole de 1862 : elle compte 1.754.000 propriétaires cultivant directement leurs terres et 648.000 fermiers propriétaires, mais, sauf en Picardie, les propriétés appartenant à des fermiers sont de très faible valeur. Sur une population agricole active dépassant 8 millions, les paysans propriétaires ne formaient donc pas le quart. Ils étaient très inégalement répartis ; le plus grand nombre dans l'Est, le Sud-Est, le Midi et l'Auvergne. |