I. — LES DÉCLARATIONS PACIFIQUES DU GOUVERNEMENT PROVISOIRE. LA Révolution de février bouleversa de deux façons les relations entre la France et les États de l'Europe. Le personnel nouveau, formé d'adversaires de Louis-Philippe, apportait au pouvoir une politique opposée à la sienne. Les républicains, élevés dans la haine des traités de 1815, détestaient la Sainte-Alliance (ils appelaient ainsi la coalition des grands États contre la France), et surtout l'empire russe, oppresseur des Polonais, l'empire autrichien, oppresseur des Italiens. La République par elle-même était une violation des traités de 1815 et une menace pour les monarchies. En France et à l'étranger on craignit une guerre révolutionnaire. La politique extérieure de la France changea brusquement. Louis-Philippe travaillait à rentrer en grâce auprès des vieilles monarchies et venait de rompre avec l'Angleterre libérale. Le Gouvernement provisoire au contraire se rapproche de l'Angleterre et s'écarte des États absolutistes. Il ne cherche plus à plaire aux cours ; il s'intéresse aux peuples dont la vie publique est paralysée par l'absolutisme, la vie nationale détruite par une distribution des territoires contraire à leurs sentiments nationaux ; il désire pour eux un régime libéral et l'indépendance des nationalités ; il soutient les peuples, en lutte pour l'affranchissement politique et national, contre les gouvernements. Pour leur venir en aide, le Gouvernement provisoire hésite entre deux méthodes qui aboutissent à deux politiques contraires. La majorité modérée veut, suivant l'expression de Lamartine, déclarer la paix républicaine et la fraternité française à tous les peuples ; elle leur donne un appui moral, par l'exemple de la France et les déclarations de sympathie, mais en évitant la guerre contre les gouvernements ; elle continuo la politique de paix de la monarchie en la couvrant de manifestations républicaines. Ledru-Rollin, appuyé par Louis Blanc, revient à la tradition belliqueuse de 1793 et des républicains de 1830 ; il veut, par une politique de propagande et d'action, provoquer et soutenir en Europe les soulèvements républicains. Lamartine, ministre des Affaires étrangères, a pris ses chefs de cabinet dans la carrière diplomatique ; mais il s'est adjoint pour directeur un homme du National, Bastide, marchand de bois, républicain catholique, et il a révoqué tous les ambassadeurs. Il veut d'abord obtenir des gouvernements européens, sinon la reconnaissance officielle de la République, pour laquelle on attendra la réunion de l'Assemblée, du moins le maintien des relations avec la France. Le gouvernement anglais prend parti le premier : Palmerston, satisfait de la chute de Guizot, ordonne à l'ambassadeur anglais Normanby de rester à Paris tant que le gouvernement continuera maintenir son autorité et à s'en servir avec modération dans l'intérêt de l'ordre. Les cours d'Autriche et de Prusse sont inquiètes, le tsar franchement hostile à la Révolution ; mais aucun Etat n'ose retirer ses représentants. Lamartine, pour éviter la rupture avec l'étranger, comme pour empêcher la guerre civile, emploie les déclarations conciliantes. Il écrit (27 février) aux ambassadeurs des puissances étrangères : La forme républicaine du nouveau gouvernement n'a changé ni la place de la France en Europe ni ses dispositions loyales et sincères à maintenir ses rapports de bonne harmonie avec les puissances qui voudront comme elle l'indépendance des nations et la paix du monde. Puis il publie une circulaire aux agents diplomatiques français, délibérée en Conseil du gouvernement le 4 mars : La République française n'a pas besoin d'être reconnue pour exister.... Elle est la volonté d'un grand peuple qui ne demande son titre qu'à lui-même... Cependant, la République française désirant entrer dans la famille des gouvernements institués comme une puissance régulière et non comme un phénomène perturbateur de l'ordre européen, il est convenable que vous fassiez promptement connaitre... les principes et les tendances qui dirigeront la politique extérieure du gouvernement français. La proclamation de la République française n'est un acte d'agression contre aucune forme de gouvernement... La Monarchie et la République ne sont pas... des principes absolus qui se combattent à mort ; ce sont des faits... qui peuvent vivre face à face... en se respectant. La guerre n'est donc pas le principe de la République française comme elle en devint la fatale et glorieuse nécessité en 1792.... La République française n'intentera donc la guerre à personne.... Les traités de 1815 n'existent plus en droit aux yeux de la République française ; toutefois les circonscriptions territoriales de ces traités sont un fait qu'elle admet comme base et point de départ dans ses rapports avec les autres nations... un fait à modifier d'un accord commun.... Si l'heure de la reconstruction de quelques nationalités opprimées en Europe ou ailleurs nous paraissait avoir sonné dans les décrets de la Providence, si la Suisse, notre fidèle alliée... était contrainte ou menacée... si les États de l'Italie étaient envahis... si on leur contestait à main armée le droit de s'allier entre eux pour consolider une. patrie Italienne, la République se croirait en droit d'armer elle-même pour protéger ces mouvements... de nationalité.... Elle se proclame l'alliée intellectuelle et cordiale... des nations qui veulent vivre du même principe que le sien... elle exercera, par la lueur de ses idées, par le spectacle d'ordre et de paix qu'elle espère donner au Inonde... le prosélytisme de l'estime et de la sympathie. Ce manifeste adressé à l'Europe annonce deux politiques contradictoires : l'abandon formel de la tradition belliqueuse de 1792 pour rassurer l'étranger, la condamnation des traités de 1815 pour satisfaire l'opinion républicaine en France. Mais la déclaration de paix est catégorique, la répudiation des traités s'accompagne d'une restriction qui la rend inoffensive : les traités condamnés en théorie sont reconnus en fait. La République se déclare l'alliée des nationalités opprimées, mais une alliée intellectuelle, qui ne les soutiendra pas par les armes ; elle ne se permet que des armements défensifs et ne nomme que les deux pays les moins menacés. La circulaire parut rassurante. C'est, dit Palmerston, une marqueterie dont les pièces de couleurs différentes représentent les opinions diverses dans le Gouvernement provisoire, mais, quand on a évaporé le gaz et enlevé l'écume, ce qui reste, c'est la paix avec les autres gouvernements. Lamartine essayait en même temps une politique personnelle opposée à celle de Guizot ; il rivait une alliance avec l'Angleterre libérale et les États secondaires, où entrerait l'alliée traditionnelle de la France, la Prusse, convertie au libéralisme. Il envoya à Berlin, comme chargé d'affaires de la République française, un diplomate de carrière, de Circourt, avec des instructions secrètes de sa main. Il le chargeait d'éclairer le roi sur le caractère pacifique de la Révolution et lui exposait le plan dont sa mission faisait partie : former ou préparer entre les trois grandes puissances essentiellement pacifiques, la Prusse, l'Angleterre et la France, les bases d'un système d'équilibre et de paix du Rhin aux Alpes ; faire accéder peu à peu... à ce système la Belgique, l'Espagne, la Suisse, les puissances indépendantes de l'Italie. II. — LES MANIFESTATIONS NATIONALES CONTRE LES GOUVERNEMENTS EN EUROPE. LA politique pacifique l'ut bientôt menacée par les révolutions de mars qui encouragèrent les révolutionnaires étrangers et les partisans français de la propagande armée. La Révolution de 48 bouleversa tous les États de l'Europe centrale, sauf la Belgique. Ce ne fut pas partout un contre-coup de la révolution de France. La Suisse avait fait dès 1847 sa révolution fédérale. En Italie, avant les journées de février, la Sicile s'était soulevée, et l'agitation libérale avait abouti à un changement de régime dans les États de l'Église, la Sardaigne et la Toscane. Mais ce fut la Révolution de Paris qui, par son exemple, souleva le peuple des capitales et lit éclater les révolutions d'Autriche, de Prusse, de Hongrie, les insurrections nationales de Milan et de Venise contre les Autrichiens, le mouvement national allemand qui força les gouvernements à convoquer un Parlement d'Allemagne. L'origine française de la Révolution européenne de 1848 se marque de façon indiscutable dans les manifestations politiques. Les insurgés ont imité les procédés et adopté les formules des Parisiens : ils arment une garde civique, ils réclament la liberté de la presse et la convocation d'une Assemblée constituante. Presque partout, à côté des libéraux constitutionnels, paraissent les démocrates et, sils sont trop faibles pour proclamer la République, ils imposent du moins au nom de la démocratie le nouveau régime français, le suffrage universel. Les révolutions d'Europe reproduisent donc leur modèle français ; elles sont nées du même sentiment démocratique, combiné comme en France avec une irritation du sentiment national. Mais la proportion des deux sentiments est inverse. En France, où le sentiment national est satisfait par l'unité ancienne et indiscutée de la nation, c'est la poussée démocratique qui domine. Les autres peuples, encore privés de la joie de former une nation, se passionnent moins pour les réformes libérales ou démocratiques que pour l'unité ou l'indépendance nationale ; leur sentiment national, froissé par la compression, est plus âpre et les rend défiants, non seulement envers leurs gouvernements, mais envers les autres peuples. Les révoltes contre l'absolutisme se compliquent de haines entre les peuples, animés les uns contre les autres par ces différences de langue et de mœurs qu'on a appelées improprement des antagonismes de races. — On sait aujourd'hui que les mots germanique, slave, roman, ne s'appliquent qu'à des groupes de langues. — De là un malentendu qui pèsera sur la politique extérieure des républicains. Quand les Français offriront leur sympathie aux nationalités opprimées, leurs voisins d'Italie et d'Allemagne soupçonneront des projets de conquête, et opposeront à leurs avances une méfiance hostile. Ces révolutions assuraient la sécurité de la République française en paralysant les monarchies voisines. En Autriche, en Prusse, en Allemagne, le personnel absolutiste était remplacé par un personnel libéral qui n'avait ni le désir ni la force d'entrer en lutte contre la France. Seul le tsar maintenait en Russie l'ancien régime, et restait irréductiblement hostile, mais isolé à l'autre extrémité de l'Europe. Les gouvernements devenus constitutionnels semblaient prêts à se rapprocher de la France ; c'était le triomphe des États libéraux, la défaite de la Sainte-Alliance et de Metternich, la fin des traités de 1815. Cette impression, devenue générale vers la fin de mars, excita les partisans de l'indépendance des nationalités. Ils se soulevèrent en Italie contre les Autrichiens, dans le Holstein contre les Danois, en Roumanie contre les Turcs. Ils s'agitèrent en Allemagne, en Hongrie, en Bohême, en Pologne, même en Irlande. Comme les ouvriers parisiens se posaient en représentants du peuple français, les révolutionnaires étrangers présents à Paris, réfugiés, étudiants, ouvriers, se donnèrent le rôle de représentants de leurs nations et cherchèrent à agir sur le Gouvernement provisoire par les mêmes manifestations. Chaque nation fondait son club, défilait dans les rues en cortège avec son drapeau national, envoyait des délégations à l'Hôtel de Ville. Lamartine leur répondait, comme aux ouvriers, par des harangues fraternelles et vagues destinées les calmer sans engager le gouvernement. Le 11 mars il parle aux Anglais démocrates de la liberté anglaise. — Le 15 mars il remercie les Hongrois de leur visite nationale, en vantant leurs vertus pastorales et héroïques ; — les Norvégiens en se déclarant l'ami du peuple norvégien et de son gouvernement. Il déclare aux Polonais : La France leur doit un appui moral et éventuel, mais en réservant l'heure, le moment, la forme où leur place leur sera rendue. La République est républicaine... mais ne fera pas la guerre contre les nations germaniques ; elles travaillent elles-mêmes à créer le droit des peuples. Le 27 mars, recevant l'Association nationale pour la régénération de l'Italie il se déclare un enfant d'adoption de ce grand pays, annonce l'œuvre pacifique de l'unité italienne et offre même à l'Italie l'épée de la France, mais seulement contre l'étranger. Le 3 avril, aux Irlandais, il répond, après des phrases de sympathie pour l'île d'Erin..., qu'il ne leur donnera aucun encouragement contre leur gouvernement : Quand on n'a pas son sang dans les affaires d'un peuple, il n'est pas permis d'y avoir son intervention.... Nous sommes en paix... avec la Grande-Bretagne tout entière. III. — L'ÉCHEC DES TENTATIVES D'INTERVENTION RÉVOLUTIONNAIRE. LA tactique dilatoire de Lamartine déplaisait à Ledru-Rollin. Il usa de sa fonction de ministre de l'Intérieur pour donner à quelques groupes révolutionnaires une aide effective contre les gouvernements monarchiques. Les républicains étrangers, instruits de ses sentiments, comptèrent qu'il les soutiendrait en secret malgré les déclarations publiques du gouvernement, et firent trois tentatives pour porter la République dans un pays voisin. Les républicains allemands, réunis à Paris le 18 mars, formèrent une légion allemande de 2.000 hommes ; ils partirent en trois détachements (du 24 au 30), sans armes, avec le drapeau noir-rouge-or, l'ancien insigne des étudiants devenu l'emblème de l'unité allemande, commandés par le poète Herwegh. Le ministre de la Guerre ordonna de ne laisser sortir de France aucune troupe armée. Les petits États allemands du Sud craignirent une attaque contre le grand-duché de Bade, la Hesse, le Palatinat bavarois. Lamartine fit publier une note au Moniteur (2 avril) : Pour calmer la panique en Allemagne, on faisait savoir que le gouvernement avait refusé des fonds et des armes aux Allemands, comme aux Belges, aux Polonais, aux Savoisiens, et était accusé par eux de trahir la cause de la République tandis que des gouvernements allemands l'accusaient... de violer le droit public international. Le bruit ayant couru qu'une armée d'ouvriers allemands partait avec le drapeau tricolore pour une propagande républicaine, une autre note expliqua que tout se bornait à des manifestations : quelques ouvriers prussiens sortis des ateliers et obligés de retourner chez eux, une affiche jaune de quelques patriotes allemands, des promenades dans les rues avec un drapeau noir-jaune-rouge... Les républicains insurgés en Bade essayèrent d'envahir le Wurtemberg et d'organiser un gouvernement à Constance ; ils furent dispersés par les troupes fédérales des États du Sud ; la bande de Herwegh venue de France fut surprise, et capturée ou mise en fuite (26 avril). Les républicains belges de Paris manifestèrent au cri de : Vive la République belge ! formèrent une légion belge et demandèrent l'aide du gouvernement pour aller en Belgique établir la République. Ledru-Rollin leur offrit le transport gratuit pour rentrer dans leur pays et adjoignit des polytechniciens à l'expédition pour la canaliser et éviter toute collision (dit Freycinet qui l'entendit donner ses instructions). Il leur remit une lettre pour son ami Delescluze, commissaire du gouvernement dans le Nord. Comme homme j'approuve cette expédition, comme ministre, je ne puis y prendre part. Les Belges partirent en deux colonnes. La première, de 800 hommes sans armes, arriva par le chemin de fer à Valenciennes ; Delescluze, la croyant composée d'ouvriers, s'était entendu avec les autorités belges pour la faire entrer sans arrêt, à la frontière ; les passagers, capturés sans lutte, furent renvoyés à leur domicile (25 mars). L'autre colonne, de 1.200 hommes, accompagnée des polytechniciens, arriva par trois trains à Douai la nuit. Le gouvernement français donna, par télégraphe aérien, ordre de respecter la frontière belge. Delescluze fit demander à Ledru-Rollin s'il devait laisser passer la colonne. L'employé du télégraphe, ayant mal interprété la réponse qui était : non, ne la transmit pas ; Delescluze put dire qu'il avait pris cc silence pour un consentement. Les insurgés, avec fusils et cartouches, entrèrent le matin en Belgique. Surpris par les troupes belges au hameau de Risquons-tout, après un long combat, laissant 7 tués, 26 blessés, 60 prisonniers, ils se réfugièrent en France (30 mars). Le procès fait en Belgique donna A l'Europe l'impression qu'une partie du Gouvernement provisoire encourageait la propagande armée des révolutionnaires. Les Savoisiens, peuple de langue française annexé à la France de 1792 à 1815, étaient mieux qualifiés pour demander une aide. Une délégation des républicains de Savoie (19 mars) laissa entendre qu'ils désiraient l'annexion. Lamartine répondit qu'il ne pouvait accepter leur adhésion pour ne pas rompre la paix du monde, mais il parla des frontières qui séparent arbitrairement les nations et laissa entrevoir l'intervention. Si la carte de l'Europe venait à être déchirée sans nous... un fragment de cette carte resterait dans vos mains et dans les nôtres. Il parla plus clairement en Conseil (29 mars) : Avant six semaines, la Savoie demandera sa réunion à la France. Une expédition, formée d'ouvriers savoisiens et de républicains lyonnais, partit de Lyon avec des acclamations et des chants patriotiques (30 mars) et entra sans combat en Savoie. Les troupes piémontaises étaient concentrées de l'autre côté des Alpes, les fonctionnaires piémontais s'enfuirent. Les républicains, armés de sabres, de haches, une centaine seulement de fusils, entrèrent à Chambéry, occupèrent le château et les casernes, installèrent un conseil de gouvernement et proclamèrent la République (3 avril). Mais le lendemain matin le tocsin sonna dans les villages ; les paysans, encouragés par leurs curés, arrivèrent en armes et cernèrent les insurgés qui furent presque, tous pris. Cette affaire laissa aux Italiens le soupçon que la France cherchait un agrandissement de territoire. IV. — LES ESSAIS D'INTERVENTION GOUVERNEMENTALE EN POLOGNE ET EN ITALIE. LE Gouvernement provisoire s'intéressait surtout aux deux nations les plus populaires alors en France, les Polonais et les Italiens. Ne pouvant secourir directement la Pologne, trop éloignée de la France, il rechercha le concours des libéraux allemands et de la Prusse. Les Polonais, qui avaient aidé à Berlin les insurgés allemands du 18 mars, profitèrent de leur victoire. Le roi Frédéric-Guillaume promit à ses sujets polonais la réorganisation nationale du grand duché de Posnanie, et reconnut le Comité polonais formé A Berlin où il fit entrer deux commissaires royaux. Le Comité prit l'administration de la Posnanie et déclara le polonais langue officielle de la province au même titre que l'allemand. Les Polonais arborèrent les couleurs nationales (blanc et rouge). Ils crurent que le roi de Prusse allait ériger la Posnanie en un royaume qui deviendrait le centre d'un mouvement national. L'héritier d'une famille princière de Pologne, le vieux prince Adam Czartorysky, établi à Paris, alla à Berlin avec sa famille, muni d'une recommandation de Lamartine, espérant peut-être se faire accepter pour roi. Mais il eut contre lui les chefs du parti démocratique restas à Berlin. Lamartine, dans une instruction aux agents français, les chargeait de dire franchement à la Prusse, à l'Autriche, à la Russie que la condition d'une paix solide était que la Pologne usurpée, opprimée... ne s'élevât pas entre elles et la France. — La cause du rétablissement d'une nationalité polonaise dans des proportions à débattre avec les trois cours successivement est une des causes de la France même.... A Paris, les émigrés polonais avaient formé des légions et demandaient des armes ; le gouvernement reçut en Conseil deux délégués du Comité polonais et vota des fonds pour les frais de route des détachements polonais jusqu'à la frontière allemande. Les comités et les clubs créés en Posnanie préparèrent une invasion dans la Pologne russe. Les volontaires, Posnaniens et émigrés, se réunirent dans des camps où ils se formèrent en corps franc. Ils comptaient sur l'aide des Polonais d'Autriche dirigés par un comité formé à Lemberg. Mais l'insurrection de Cracovie fut écrasée, aucun secours ne vint d'Autriche. Le gouvernement prussien semblait attendre l'intervention de la France. Le ministre Arnim demanda à l'agent français, -en cas de collision entre Russes et Polonais en Posnanie, une déclaration de solidarité publique de la France avec la Prusse dans la reconstitution de la Pologne, et l'envoi d'une escadre en Baltique. Le Gouvernement provisoire évita de s'engager par écrit, mais il autorisa Circourt à dire à Berlin : Si la Russie attaque la Prusse, la France la soutiendra à main armée. Comme on se défiait de Circourt, marié à une Russe et hostile aux Polonais, un ami de Ledru-Rollin, le Genevois Didier, fut envoyé en mission confidentielle à Berlin pour s'entendre avec les chefs du parti national dans les trois Polognes, les soutenir et les modérer. Didier ne savait ni le polonais, ni l'allemand ; il alla à Posen, puis à Cracovie, et envoya des nouvelles décourageantes. L'animosité entre Allemands et Polonais aboutit vite à une rupture. Le général prussien dispersa les camps de volontaires (12 avril) ; il s'ensuivit une petite guerre contre les landes polonaises. La tentative de la France avait montré son impuissance à secourir les Polonais et la difficulté d'une alliance avec la Prusse. L'intervention semblait plus facile en Italie. La France pouvait y agir directement. La monarchie autrichienne, principal obstacle à l'unité nationale, était discréditée par la chute de Metternich. Les mouvements nationaux, Magyars, Tchèques, Polonais, Italiens, menaçaient de disloquer l'Empire. L'agent français (Gabriac) annonçait un pas décisif vers la forme fédérative de la monarchie ou même la dissolution de l'État autrichien. L'équilibre établi en 1815 semblait rompu. Les Italiens entreprirent d'expulser les Autrichiens, et le Gouvernement provisoire résolut de les soutenir. Il envoya à Turin Bixio, qui avait un frère dans l'armée sarde, offrir au roi de Sardaigne l'aide diplomatique et militaire de la France. Il lit venir les officiers supérieurs du Comité de défense pour les consulter sur les préparatifs militaires (29 mars). Lamartine demandait une armée sur les Alpes, une armée de 120.000 hommes pour couvrir la frontière de Lille à Bâle, un corps sur les Pyrénées, en tout 200.000 hommes. Les officiers répondirent qu'on ne pouvait pas les réunir sans délai. Lamartine proposa de faire revenir une partie de l'armée d'Algérie ; Lamoricière objecta que Cavaignac, gouverneur d'Algérie, la déclarait nécessaire pour la défense. Le gouvernement décida de rappeler les contingents de 1M2 à 1844 pour remplacer en Afrique 27.000 hommes à ramener en France, et de provoquer des enrôlements volontaires pour deux ans. Il fit réunir sur la frontière de Savoie une armée des Alpes, et se prépara à envoyer l'escadre de Toulon devant Gènes. Les Italiens, se croyant assez forts pour opérer seuls, repoussaient l'aide de la France, qui ne leur semblait pas désintéressée. Le roi Charles-Albert, dans une proclamation célèbre, traduisit ce sentiment par la phrase qui allait devenir la devise de la politique italienne : Italia farà da se (L'Italie fera elle-même). Bixio lit savoir que le gouvernement sarde ne voulait pas d'une flotte française devant Gènes, de peur d'une insurrection républicaine (29 mars), et avait plus de frayeur de la contagion des idées républicaines que des armées de l'Autriche (31 mars). Il demandait que l'on éloignât de la frontière les troupes françaises réunies dans le Var. Les Lombards comme les Piémontais ne doutaient pas de la victoire ; Bixio signalait à Milan comme à Turin la plus folle confiance, le contraste de l'audace de l'entreprise et de l'insuffisance des moyens. L'expédition de Chambéry accrut la défiance des Italiens. L'intervention française parut aux royalistes un procédé (le propagande républicaine, aux républicains un prétexte à conquête. A Milan, centre du parti sympathique à la France, le chef des conspirateurs républicains, Mazzini, empêcha de fonder un journal républicain en faveur de l'alliance française. Le gouvernement insurrectionnel de Venise, isolé par l'armée autrichienne, remercia la République française de lui avoir promis son appui (28 mars) et fit une réception solennelle au consul général français. Le président du Conseil, l'avocat Manin ami lui déclara qu'au besoin il aurait recours à la générosité de la France et qu'il désirait voir quelques navires dans l'Adriatique. Il vint une seule frégate, ce fut assez pour attirer à Manin les reproches d'un journal patriote de Florence. Le Gouvernement provisoire, désireux d'employer l'armée des Alpes, chargea Bixio de s'informer secrètement par voie indirecte, de ce que feraient les forts sardes de la Maurienne si un corps français entrait en Savoie (11 avril). Il répondit : L'intervention de la France en Italie, sans que son concours soit réclamé et au mépris des protestations répétées, serait regardée par tous les partis comme un acte de déloyauté.... Les forts sont armés, et les commandants avertis par un exemple récent se défendraient avec énergie.... Il y va de l'influence et de l'honneur de la République. Il décrivit ainsi l'état de l'opinion italienne, 20 avril : Le caractère essentiel du mouvement qui agite l'Italie... c'est qu'il est et veut rester avant tout Italien. Chaque parti croit être seul capable de le diriger... mais personne n'a l'idée de substituer la France à l'Autriche.... Si la France intervient avant l'heure marquée par l'effroi public, on criera dans toute l'Italie : La France... ne vient pas faire nos affaires, mais les siennes. Elle avait, dit... qu'elle ne voulait pas de conquête, elle a menti, elle veut l'héritage de l'Autriche. L'unique force militaire offerte par le Gouvernement provisoire à une nation opprimée fut donc paralysée par le refus de cette nation. La République française resta isolée en Europe. Les monarchies la toléraient par crainte de la guerre, mais comme un intrus qui donnait à ses sujets un exemple dangereux. Même la reine de l'Angleterre libérale la vit avec déplaisir. Elle écrivait au roi des Belges (1er mars) qu'elle serait dans la nécessité de reconnaître le gouvernement français... pour l'obliger à maintenir la paix et à respecter les traités. Elle refusa d'inviter à un bal de la cour le chargé d'affaires français (1er mai). Son mari Albert craignait pour ses parents les princes d'Allemagne et son oncle Léopold de Belgique. Aucun gouvernement ne voulait une coopération cordiale avec la République française. La République n'avait ni armée ni argent et ne trouvait aucun allié. L'alliance contre les monarchies absolutistes rêvée par Lamartine resta une chimère. La politique extérieure du Gouvernement provisoire se réduisit à l'inaction pacifique, imposée par son impuissance militaire et diplomatique. La condamnation théorique des traités de 1815 aboutit au maintien de ces traités ; l'aide promise aux nations opprimées se borna à des déclarations. Lamartine, en remettant ses pouvoirs à l'Assemblée (9 mai), dissimula cette impuissance sous un tableau magnifique de la prépondérance morale acquise par la France. La politique de la paix républicaine et de diplomatie armée, en soixante-douze jours, aboutissait aux trois affranchissements... de la Hongrie, de la Bohème et de l'Italie ; la Pologne prussienne ébauchait la base d'une nationalité polonaise ...Aucune puissance ne protestait contre la révision éventuelle et légitime des traités de 1815. La coalition prochaine des peuples avec la France remplaçait la coalition contre elle. Au lieu de marcher à la tête de 36 millions d'hommes, la France, en comptant dans son système d'alliés la Suisse, l'Italie et les peuples émancipés de l'Allemagne, marche déjà à la tête de 88 millions de confédérés et d'amis. Ébloui par sa coalition imaginaire, Lamartine dédaignait l'œuvre utile mais modeste qu'il venait d'accomplir : il avait sauvé la France d'une aventure dangereuse, en un temps où il y avait pour elle peu à faire et beaucoup à empêcher. V. — LA POLITIQUE DE NEUTRALITÉ DE L'ASSEMBLÉE NATIONALE. LA Commission exécutive donna aux diplomates étrangers l'impression d'une simple continuation du Gouvernement provisoire. Bastide, ministre des Affaires étrangères, suivit la politique de Lamartine. Le gouvernement resta spectateur des crises européennes, se réservant d'intervenir dans un cas extrême. Mais les mécontents usèrent du droit d'interpeller à l'Assemblée pour soulever des incidents gênants. Le premier éclata au sujet de la nation à laquelle le
peuple de Paris s'intéressait le plus : la foule qui envahit l'Assemblée le
15 mai apportait une pétition pour la Pologne. La question vint en discussion
par une interpellation sur les affaires de Pologne et d'Italie. Lamartine
justifia sa politique par les dépêches des agents français à Turin et en
Prusse. Il déborda de sympathie .pour les Polonais, mais, comme on ne pouvait
leur envoyer une armée à travers l'Allemagne, c'est à l'Allemagne qu'il
fallait s'adresser. L'Assemblée, désirant témoigner sa sympathie sans
compromettre la paix, repoussa la formule : La
France exige... le rétablissement de la
Pologne indépendante, et discuta si elle voterait un ordre du jour,
une proclamation, une adresse au peuple allemand, et si son vote serait remis
à la Diète ou au Parlement de Francfort. Dans son embarras, elle adopta
l'expédient proposé par le président du Comité des Affaires étrangères,
Drouyn de Lhuys, diplomate de carrière ; elle invita
la Commission exécutive à continuer de prendre pour règle de sa conduite les
vœux unanimes de l'Assemblée résumés dans ces mots : pacte fraternel avec
l'Allemagne, reconstitution de la Pologne indépendante et libre,
affranchissement de l'Italie (24 mai). Cette manifestation consacra la neutralité de la France en Pologne ; la Prusse mit fin à la réorganisation nationale en rétablissant en Posnanie l'ancien régime. Le pacte fraternel avec l'Allemagne eut le même sort. Déjà, à l'assemblée préparatoire tenue par des parlementaires allemands, le Comité international avait réclamé (12 avril) que l'Allemagne, si elle lâchait la Lombardie et la Posnanie au nom du droit national, reçût en compensation l'Alsace et la Lorraine. L'Assemblée de Francfort, formée des députés de tous les pays allemands, ne témoigna de sympathie ni aux Polonais ni aux Italiens ; elle ne se passionna que pour les Allemands des Duchés révoltés contre le roi de Danemark. Sur la question d'Italie la Commission exécutive se divisa : Lamartine désirait secourir les Italiens malgré eux ; Ledru-Rollin voulait envoyer une armée, mais non pas soutenir le roi ; Arago et Marie répugnaient à intervenir avant un appel. La Commission décida d'attendre, et profita de l'interpellation du 23 mai pour expliquer sa politique. Lamartine lut à l'Assemblée les lettres des agents français qui prouvaient que les Italiens avaient repoussé l'aide de la France, mais l'Italie la trouverait prête si elle poussait un cri de détresse. Le roi de Sardaigne avait annexé sur leur demande la Lombardie et Venise et repris l'ancien drapeau tricolore national. Son armée, grossie de volontaires de toute l'Italie, marcha contre l'armée autrichienne concentrée dans le quadrilatère entre la Lombardie et la Vénétie. Palmerston, craignant un mouvement révolutionnaire, conseilla à l'Autriche d'arrêter la guerre par (les sacrifices ; il voulait créer un royaume de Haute-Italie et une Confédération des États italiens. Le gouvernement autrichien, embarrassé par des agitations dans tout l'Empire, accepta (par un memorandum du 24 mai) de céder-la Lombardie au roi de Sardaigne et de faire de la Vénétie un État autonome. Cavaignac, devenu chef du gouvernement, continua la politique de neutralité. Bastide, resté aux Affaires étrangères, déclara à l'Assemblée : Nous ne nous engagerons pas dans une guerre où nous aurions toute l'Europe contre nous et pas un auxiliaire. La réaction commençait en Europe. Les gouvernements, employant l'armée hostile aux révolutionnaires, écrasaient un à un les mouvements nationaux et libéraux. En Italie l'armée autrichienne attaqua l'armée sarde et la rejeta en Lombardie. Les Italiens, menacés d'une invasion, se résignèrent à appeler la France. L'agent officiel du roi de Sardaigne et l'envoyé officieux de l'ancien gouvernement provisoire de Lombardie arrivèrent à Paris, mais avec des instructions différentes : la Lombardie demandait un secours immédiat ; le roi posait des conditions, pas de propagande républicaine, pas de cession de territoire. Cavaignac reçut à la fois les deux envoyés (3 août) et demanda qui la France devait aider, du Piémont ou de la Lombardie. Le Piémontais ne réclamait qu'une déclaration en faveur de l'Italie et le renforcement de l'armée des Alpes ; l'armée sarde était assez forte pour résister. Et vous, dit Cavaignac au Lombard, croyez-vous qu'on puisse laisser passer trois mois ? L'hésitation des Piémontais permit à Cavaignac d'éviter une opération militaire. Il proposa à l'ambassadeur anglais une action diplomatique ; tous deux décidèrent (4 août) une médiation en commun. L'armée autrichienne reprit Milan, l'armée sarcle se replia en Piémont. Par l'accord du 10 août la France et l'Angleterre, sans s'engager à une intervention armée, proposèrent la paix aux conditions du memorandum autrichien du 21 mai. Le roi de Sardaigne accepta. Des membres de l'Assemblée réclamèrent une action armée de la France ; Cavaignac répondit qu'il fallait plus de courage pour plaider en faveur de la paix que pour faire la guerre (22 août). Un armistice fut conclu, une conférence devait signer la paix à Londres. Mais le gouvernement autrichien, délivré de ses craintes et regrettant ses concessions, traîna en longueur ; la conférence ne fut pas réunie. Le gouvernement français suivit la même politique de médiation en commun dans la guerre des Duchés, mais avec un rôle secondaire. L'Angleterre et la France donnèrent leur concours au tsar, pour imposer au roi de Prusse l'armistice de Malmœ (26 août) ; la Prusse évacua les duchés, où fut établi un gouvernement provisoire danois. La Révolution contre le pape à Rome venait de causer un nouvel embarras à la France. Pie IX, en nommant ministre le jurisconsulte Rossi pour gagner les libéraux, avait irrité les clubs républicains de Rome. Rossi fut assassiné (15 novembre) et la foule fêta son meurtrier. Cavaignac, pour satisfaire les catholiques français, offrit au pape un asile en France et ordonna à la flotte de Toulon de se tenir prête (30 nov.) ; la majorité approuva les mesures de précaution prises par le gouvernement pour assurer la liberté du Saint-Père... Mais Pie IX se réfugia à Gaëte sous la protection du roi absolutiste de Naples, et, à l'envoyé français, de Corcelles, qui l'engageait à venir en France, répondit évasivement. En aucun pays les sympathies des républicains français pour les nations mécontentes n'avaient abouti à un effet pratique. La crise de 1848 laissait la France impuissante et isolée. |