I. — L'OPPOSITION ROYALISTE. EN maintenant sous sa dépendance les assemblées politiques, les élections et la presse, le gouvernement paralysait tous les procédés légaux d'opposition publique. Il avait réussi à donner à l'étranger l'impression que toute la nation acceptait le régime impérial. Mais, sous cette apparence, les adversaires de l'Empire restaient nombreux. Leur opposition se marquait, soit en public par des manifestations à l'occasion de cérémonies privées, soit en secret par des actes politiques illégaux : les rapports des procureurs généraux en sont remplis. Les anciens partis royalistes, coupés en deux par l'alliance du clergé avec Napoléon, restaient partagés entre la peur des républicains rouges qui leur faisait désirer un gouvernement autoritaire, et le regret de la monarchie constitutionnelle qui leur inspirait l'aversion du régime arbitraire de l'usurpateur. Le parti orléaniste se composait surtout de bourgeois, propriétaires, industriels, commerçants, liés à la monarchie beaucoup plus par un sentiment de conservation sociale que par attachement à la famille d'Orléans. Presque tous se rallièrent à l'Empire qui leur garantissait la sécurité de leurs affaires et avait pour ministres d'anciens orléanistes : beaucoup furent candidats officiels. Seuls les chefs, Thiers, Guizot, de Broglie, Rémusat, Duchâtel, Molé, de Durante, atteints directement par la suppression de la vie parlementaire et irrités par les mesures contre les princes d'Orléans, se retirèrent de la vie politique et firent à l'Empire une petite guerre d'épigrammes. Les orléanistes, réunis dans les salons parisiens, se contaient les exploits des ministres et des préfets, raillaient la nouvelle Cour, son luxe de parvenus, ses mauvaises manières. Les anecdotes et les bons mots, colportés de bouche en bouche, parvenaient aux correspondants des journaux étrangers, le Times, le Journal de Genève, l'Indépendance belge, qui les publiaient dans les pays où la presse restait libre. L'organe orléaniste, le Journal des Débats, rédigé par des écrivains et des professeurs (Saint-Marc Girardin, de Sacy, Laboulaye, John Lemoinne), menait une opposition discrète par sous-entendus afin de ne pas donner prise aux rigueurs de l'administration. Il s'étendait longuement sur les discussions parlementaires des pays à vie politique libre, faisait avec insistance l'éloge funèbre des parlementaires non ralliés, critiquait les mesures économiques du gouvernement. Les Académies, corps électifs indépendants, saisissaient l'occasion de manifester contre l'Empire. A l'Académie française les orléanistes unis aux légitimistes élisaient les candidats désagréables à l'Empereur : en 1854 Dupanloup, Berryer, l'orateur légitimiste, de Sacy, rédacteur aux Débats, en 1856 le duc de Broglie, ancien ministre de Louis-Philippe, en 1857 de Falloux, catholique non rallié. L'Académie décernait des prix aux ouvrages des libéraux, mettait au concours des sujets tels que l'éloquence parlementaire en Angleterre. Les discours de réception, par les allusions à la carrière politique ou aux opinions du mort, donnaient prétexte à louer les régimes passés. L'Académie restait le seul endroit où l'on pût parler publiquement de matières politiques et, dans le silence général, les séances publiques de réception prenaient figure de manifestations d'opposition. On applaudit le duc de Broglie lorsqu'il plaignit son prédécesseur d'avoir survécu à la chute de la monarchie libérale : Il a vu le sanctuaire des lois assiégé, envahi à main année... il a vu les premiers de l'État poursuivis, proscrits, fugitifs. Le gouvernement, n'osant s'attaquer à l'Académie française, frappa l'Académie des sciences morales ; il y créa par décret une nouvelle section (administration, politique et finances), dont il nomma lui-même les dix membres (1855). L'opposition des salons et de l'Académie laissa dans le monde des lettrés un souvenir très vif qui en exagérait la portée pratique. Elle blessait l'amour-propre des hommes an pouvoir, elle n'entravait pas l'action du gouvernement. La résistance positive était ailleurs. Le parti légitimiste avait perdu presque toute sa force électorale par la défection du clergé rallié à l'Empire. C'est ce qu'un procureur général dit du Limousin en 1853 : Le parti légitimiste est sans influence. Il est privé de son auxiliaire lé plus puissant, do concours du clergé, franchement dévoué à l'Empereur. Il Leude plus qu'il n'agit. Il critique les actes du gouvernement, s'abstient de fréquenter les salons de l'autorité, accueille les nouvelles fâcheuses. Mais les hommes des familles nobles, attachés au roi légitime par un loyalisme personnel qui les empêchait de prêter serment à l'Empereur, n'acceptaient ni fonctions, ni mairies, ni mandats de députés ou de conseillers généraux, et repoussaient toutes les avarices. Cette opposition passive gênait le gouvernement. A Paris, faute de vieille noblesse, la nouvelle Cour restait une création officielle sans prestige ; en province, le salon du préfet restait réduit aux bourgeois et aux fonctionnaires. L'abstention des anciennes familles maintenait l'Empereur et ses serviteurs à l'état de parvenus. La guerre d'Orient élargit encore le fossé. Les légitimistes, partisans de l'alliance russe et sympathiques au tsar ennemi de la Révolution, blâmèrent ouvertement la guerre contre la Russie ; plus d'un fut accusé de s'être réjoui publiquement des échecs de l'armée française devant Sébastopol. Les légitimistes se sont surtout ralliés dans les pays où on se divisait en blancs et en rouges, l'Est, le Midi et le Centre où ils étaient faibles et redoutaient les républicains. Il n'y reste que des groupes épars. Le plus compact se conserve en Provence, autour de Tarascon, et à Aix, où ils sont profondément séparés du reste de la population. — En Languedoc, à Cette et dans le Gard, la police disperse des banquets de la Saint-Henri avec drapeaux blancs. — Dans le Sud-Ouest, l'opposition légitimiste n'apparaît que dans les deux grandes villes : à Bordeaux, où la Guyenne fait une opposition timide, qui consiste à donner des détails sur la santé des membres de la branche aînée des Bourbons ; — à Toulouse, où le parti formé par l'union du clergé avec les familles aristocratiques a un comité en correspondance secrète avec le comte de Chambord. — Sur les versants escarpés du Massif central (depuis l'Ardèche jusqu'au Lot) le clergé, puissant sur les paysans, a entraîné les légitimistes à se rallier. — Il en reste dans le Forez (Montbrison et Roanne), et autour de Moulins où, retirés dans leurs châteaux, ils boudent plus qu'ils ne conspirent. Dans la région du Nord, il reste à Amiens en 1853 un parti légitimiste non rallié ; à Lille en 1856 un parti légitimiste uni au parti catholique, mais son journal a passé au gouvernement. En Normandie, ils ne sont plus représentés que par une fraction du clergé, quelques manufacturiers qui croient s'anoblir, et un certain nombre de propriétaires gentilshommes vivant de la vie de château. C'est dans les pays de l'Ouest surtout que les légitimistes manifestent leur opposition. Dans la Bretagne française et l'Anjou, où ils sont forts, ils pratiquent l'abstention. En Vendée, l'évêque, resté ouvertement légitimiste, n'a autorisé le Te Deum du 15 août qu'après les vêpres. Le procureur général, qui croit possible la fusion des blancs et des bleus, reproche au préfet de sacrifier les bleus, amis naturels du gouvernement, dans son désir de gagner les blancs qui se rallient mal. — A Poitiers, l'évêque, Mgr Pie, conseiller du comte de Chambord, est suspect. A la procession des reliques de sainte Radegonde (1854), sont apparues brusquement quantité de fleurs de lys que la police n'avait pas aperçues ; on a donné comme explication que Radegonde avait été reine de France, mais en un temps où il n'y avait pas de fleurs de lys. II. — L'OPPOSITION RÉPUBLICAINE. LES adversaires de l'Empire les plus résolus et les plus nombreux sont les républicains. La répression les a privés de leurs chefs et les a réduits au silence, elle ne les a pas ralliés. Les procès criminels font parvenir jusqu'à la connaissance du public quelques épisodes violents de leur lutte avec le gouvernement : les attentats contre la vie de l'Empereur, quelques émeutes, les complots des sociétés secrètes. En 1853 et 1854 on juge à Paris les émissaires de la Commune révolutionnaire, groupe de proscrits de Londres accusés d'avoir excité il la guerre civile ; il Lyon, une prétendue société secrète des Voraces : dans plusieurs villes de l'Ouest et du Centre, à Angers, Tours, Saumur, Cholet, Riom, des complots attribués à la fameuse société la Marianne. — En 1853, c'est un complot préparé par des ouvriers et quelques étudiants de Paris pour tuer ou enlever l'Empereur allant à l'Hippodrome, puis à l'Opéra-Comique. — En 1855, un coup de pistolet est tiré sur l'Empereur par un cordonnier italien, Pianori, un autre par Bellemare, jeune homme sorti d'un asile d'aliénés ; une tentative est faite près de Lille pour faire sauter le chemin de fer sur son passage. La même année, les ouvriers des carrières d'ardoises de Trélazé forcent la caserne de gendarmerie et viennent de nuit attaquer un faubourg d'Angers : la plupart n'ont aucun but politique, ils sont excités par le prix élevé du pain ; mais les chefs sont des républicains affiliés, dit-on, à la Marianne. — En 1857, on découvre chez un ouvrier italien. Tibaldi, les preuves d'un complot où l'on implique. Ledru-Rollin. — En 1858, c'est une petite émeute à Chalon-sur-Saône, sur le bruit que la République venait d'être proclamée à Paris. Les notables du parti de la Montagne expulsés ou fugitifs se sont retirés dans les pays de gouvernement libéral, la plupart d'abord en Belgique, où ils espéraient trouver plus facilement à vivre en pays de langue française, mais où on n'en a toléré qu'un petit nombre. En Suisse, dans le royaume de Sardaigne (Savoie, Nice, Gènes), en Angleterre où ils ont retrouvé les réfugiés de 1848 et 1849, L. Blanc et Ledru-Rollin, à Jersey (d'où on les expulse en 1.856). Ces exilés ont rédigé des récits de la proscription et des écrits contre Napoléon qui, imprimés en tout petit format, passent en contrebande la frontière française ; les plus répandus sont ceux de Victor Hugo, Napoléon le Petit, puis Les châtiments. La persécution a uni les républicains de toutes les couleurs, dans l'hostilité à l'oppresseur commun. Les élus de la Montagne étant en exil, le parti républicain, dont leurs électeurs forment la masse, n'a plus pour chefs que les républicains modérés demeurés en France, ils prennent part aux souscriptions pour les réfugiés dans la misère. Le trésorier qui leur fait parvenir les fonds est Goudchaux, l'ancien ministre de 48 : la police l'a tenu en prison tout un jour. A Paris, où presque toute la bourgeoisie s'était ralliée, la plupart des ouvriers restaient républicains (on le vit aux élections de 1852 et 1857), et une nouvelle génération de républicains se formait parmi les étudiants en droit et en médecine, dans les lycées où les jeunes gens souffraient du régime établi en 1852, dans les institutions libres laïques qui employaient des répétiteurs républicains. Les ouvriers manifestaient silencieusement en suivant en foule les obsèques des républicains notables : Marrast, Mme Raspail et Arago en 1853, Lamennais en 1854, David d'Angers en 1836, Béranger et Cavaignac en 1857. Les étudiants manifestaient bruyamment par des tapages, au Collège de France, au cours de Sainte-Beuve, un des rares écrivains ralliés à l'Empire (1854), à la Sorbonne au cours de Nisard qui, en admettant deux morales différentes, l'une privée, l'autre publique, semblait vouloir justifier les crimes politiques. Par opposition au gouvernement les jeunes gens se passionnaient pour Michelet, qui publiait alors l'Histoire de la Révolution, pour Victor Hugo et même pour Proudhon. En province, la compression avait réduit le nombre des républicains, très inégalement suivant les pays. Au nord de la Loire, le parti républicain, en minorité avant 1852, avait perdu tout ce qu'il commençait à gagner dans les campagnes, et se réduisait à des groupes d'ouvriers isolés dans ]es régions industrielles : Lille et ses environs, Anzin, Saint-Amand, Orchies, la région houillère de Béthune, la ville manu facturière de Méru (dont le Conseil municipal refusait en 1852 de voter une adresse à l'Empereur) : — en Champagne, à Reims où la propagande communiste de Cabet el les associations Ouvrières avaient laissé des souvenirs, à Épernay, parmi les ouvriers de chemin de fer, à Sedan et Rethel, où la police signalait des liens secrets entre les membres des anciennes associations anarchiques (les sociétés coopératives). — En Alsace, les républicains restaient très nombreux dans la région industrielle de Mulhouse parmi les ouvriers et les employés, et surtout dans la bourgeoisie protestante ; le procureur général l'attribuait à leurs convictions religieuses qui sont la négation de l'autorité et de l'unité en toutes matières. — Dans les Vosges, des groupes républicains ont surgi aux élections municipales, à Neufchâteau, Vittel, Remiremont. — En Normandie, les ouvriers républicains ont, en 182, à Bolbec, élu au conseil général un médecin d'une école socialiste ; à Rouen, en 1833, ils restent groupés en sociétés fraternelles et correspondent avec les déportés en Algérie. — Dans l'Ouest agricole, on ne signale que quelques groupes le long de la Loire, en correspondance avec les réfugiés, à Angers la société secrète, la Marianne, débris du mouvement antérieur à 1852. Dans le Sud-Ouest, à Bordeaux, l'opposition républicaine n'est guère qu'une fronde ; mais dans la région des soulèvements de, 1851, Lot-et-Garonne et Gers, les proscrits des commissions mixtes, rentrés dans leurs pays, forment des groupes compacts d'opposants irréconciliables. Les centres sont, comme avant 52, Marmande, Villeneuve, où l'esprit d'opposition anime toutes les classes et prend toutes les formes, et où le conseil municipal ne veut pas de garnison ; Nérac et son arrondissement, où les rouges vivent entre eux, ce qui préoccupe la population honnête, l'arrondissement de Figeac, où le parti rouge garde presque tous ses membres. Dans le Gers, Granier de Cassagnac, journaliste ministériel avant 1848, député officiel depuis 1852, commence à réconcilier le département avec l'Empire, mais toutes les conversions ne sont pas sincères. Le procureur général d'Agen trouve le parti fortifié par la proscription. Ils ne se réunissent pas, car ils savent que l'autorité les surveille, mais ils vivent à l'écart et, dans quelques arrondissements, ils ont repoussé l'offre que les gens de bien leur faisaient d'oublier leurs erreurs passées. Chez les transportés d'Afrique, la clémence n'a pas fait naître de repentir. — Ils surit revenus avec leurs vieilles haines, leurs espérances insensées.... Leur influence sur leurs partisans s'est accrue. On les a refus sans bruit mais avec une joie mal déguisée (1853). Les maires des campagnes qui avaient prêté leur concours à la répression en voient pas sans terreur revenir près d'eux des ennemis plus ardents (1854). Dans le centre, l'Auvergne conserve une opposition assez vive dans les villes : à Clermont, la police a surpris des propos séditieux dans les cabarets, à Thiers les anarchistes se montrent arrogants, à Riom on élit un conseil municipal opposant ; à Saint-Flour le cercle de la bourgeoisie est dissous parce qu'on y entendait professer les plus détestables doctrines, et on élit un conseil municipal républicain. Cette opposition parait s'affaiblir en 186. — Le Limousin conserve sa population d'ouvriers républicains à Limoges et dans quelques villages industriels : Saint-Junien en 1853 élit un conseil municipal opposant. La propagande dans les campagnes a été arrêtée ; mais dans la Creuse le sentiment républicain est maintenu vivace par les maçons qui travaillent à Paris. Après les élections de 1857, le procureur général écrit : La faction républicaine a les ouvriers des villes et la majeure partie de ceux des campagnes. La région rouge du Massif central, (Allier, Nièvre, Cher), très éprouvée par la répression, conserve une opposition républicaine dans les centres ouvriers et parmi les notables du parti, les cadres du socialisme, dit le procureur général. Montluçon est un centre actif, où la justice opère contre des emblèmes séditieux. En 1853, on a fait des exemples devenus nécessaires en transportant, expulsant ou internant d'anciens chefs de la démagogie. Dans la Haute-Loire, les paysans, ne font pas de politique, Brioude seul reste un centre républicain. Dans les montagnes de l'Aveyron, la Lozère et l'Ardèche, les protestants sont républicains. La vallée du Rhône sur la rive gauche reste en majorité républicaine. La principale force des républicains est toujours dans les zones Est et Sud. Dans la plaine agricole de Haute-Saône. la vie politique s'est éteinte après 1852 ; les républicains de Vesoul. Gray et Lure ne sont que les débris de la proscription. L'opposition active en Franche-Comté persiste dans les groupes ouvriers. Besançon centre de l'horlogerie, Montbéliard et les alentours, pays protestants, — les petits cantons industriels des montagnes du Jura, en rapports fréquents avec lit Chaux-de-Fonds. Les villes sans industrie, Pontarlier, Lons, Dole, où il reste quelques démocrates frappés en 1851, font plutôt une fronde de bourgeois. L'esprit républicain demeure vil' dans le pays d'Arbois qui a en 1852 élu des conseils municipaux opposants, surtout à Champagnole, devenue un centre démagogique (1854), et autour de Saint-Claude, où les hommes évidemment hostiles au gouvernement.... se trouvent dans les moindres bourgades. En Bourgogne, les républicains sont nombreux dans tous lents anciens centres. Dans l'Yonne, on reçoit les brochures des réfugiés d'Angleterre et de Belgique ; il se tient des réunions chez les insurgés graciés, dans les cabarets on entend des propos séditieux ; il circule des pièces de 2 sous où l'Empereur a le cou coupé et les yeux crevés. Dans le pays de Sens, on a dissous quelques conseils municipaux où les chefs faisaient de l'opposition aux maires ; mais on n'ose pas tenter des élections nouvelles qui produiraient le même résultat (1853). La justice poursuit les manifestations de l'esprit anticlérical, toujours vivace dans l'Yonne : une profanation d'hostie à la Noël, la profanation du pain bénit dans un cabaret. par sept jeunes gens (1855). En Côte-d'Or, où les campagnes sont napoléoniennes, l'a bourgeoisie des villes est redevenue frondeuse, les splendeurs impériales déconcertent ses rêves de trône à bon marché. Les républicains se rencontrent dans les cabarets, reçoivent des écrits anarchiques et achètent des plâtres représentant les abominables héros de nos discordes civiles. Il reste en Saône-et-Loire beaucoup de républicains, même dans les campagnes. Dans l'Ain, au contraire, toute la campagne s'est ralliée à l'Empire et a voté en masse au plébiscite de 1853 malgré le mauvais état des chemins ; mais il y a assez de républicains dans les villes (Bourg, Belley, Trévoux) pour battre les candidats de l'administration au conseil municipal. Dans les grandes villes industrielles, Lyon et Saint-Étienne et leur banlieue, les ouvriers restent hostiles au gouvernement et à la bourgeoisie. Le procureur général dit en 1853 : Le gouvernement a contre lui une très grande partie des ouvriers d'ailleurs honnêtes, mais que de vieilles traditions et les prédications de 48 ont égarés, convaincus que la société est injustement organisée, que la part de l'ouvrier n'y est pas équitable. En causant avec un artisan, on est presque sûr d'arriver au développement d'une théorie philosophique sur l'organisation sociale. On rencontre ainsi une certaine élévation de langage, mais par-dessus tout la conviction profonde qu'un système socialiste doit incessamment prévaloir. La police continue (1854) à découvrir à Lyon des affiliés à une société secrète qu'elle appelle carbonari, sans autre preuve que deux poignards et des insignes que les accusés déclarent avoir été mis là par des agents de police. Dans les campagnes des alentours (1855), les opposants sont contenus par la crainte salutaire de l'autorité impériale. Ils ne font à leur maire, leur curé, leur préfet que l'opposition qu'ils croient sans danger.... En Dauphiné, où l'opposition a été nette en 1852 aux élections municipales, les républicains des campagnes, encore très nombreux, n'osent plus manifester ; une partie des communes républicaines de la Drôme ont voté en masse pour l'Empire. L'opposition continue dans les villes des vallées du Rhône et de l'Isère, Grenoble, Vienne, Valence, Romans et son faubourg, Bourg-du-Péage. En Provence, on ne connaît que des rouges ou des blancs ; les rouges sont très forts du côté du Rhône à Arles et Châteaurenard, dans les bourgs du Var et les vallées des Basses-Alpes, surtout à Manosque. A Marseille les Montagnards (6.000, dit le procureur général), bien que privés de tout organe, restent unis ; ils manifestent aux enterrements, vont applaudir au théâtre les passages de l'Honneur et l'argent de Ponsard contre la spéculation. Les transportés de 1852 revenus vivent entre eux, se tiennent à l'écart, affectent de garder le silence lorsqu'il arrive quelque individu étranger à leur parti. Les condamnés politiques forment une population à part. Les chambrées ont été interdites ; mais les républicains se voient souvent, grâce à l'habitude de ces populations de se réunir journellement dans les cafés ou les cabarets. À Forcalquier, les exaltés en signe de ralliement portent tous la barbe taillée de la même manière, ils s'abordent en portant la main à la barbe et échangent ces mots : Tu portes ta barbe ? — Jésus-Christ la portait comme moi. En Languedoc, l'opposition républicaine, paralysée par la terreur, reparaît aux élections de 1857 dans les mêmes endroits qu'avant le coup d'État, les régions protestantes du Gard, la plaine près de la mer et les petites villes industrielles, excepté Cette et Bédarieux, qui restent sous l'impression d'une réaction salutaire. En Roussillon, le parti blanc, très fort à Céret et Prades, soutient l'Empire ; les républicains modérés se sont ralliés après la mort d'Arago en 1854. La vie politique semble s'être éteinte dans ce pays. Dans l'ensemble de la France la répartition des partis a peu changé. Les légitimistes se sont surtout ralliés dans les régions du Nord et de l'Est, où ils étaient faibles, et dans les montagnes du Centre et du Sud-Ouest, où le clergé les a entraînés ; ils conservent leur force dans l'Ouest. — Le parti républicain a perdu les campagnes dans toutes les parties de la France où son action était récente ; il a gardé sa force là où il était déjà fort, dans les grandes villes et les régions industrielles parmi les ouvriers, dans les petites villes et une partie des campagnes des régions agricoles démocratiques, c'est-à-dire toute la zone Est depuis les Vosges jusqu'à la Méditerranée, le Languedoc, le pays de la moyenne Garonne, le Limousin et la vallée moyenne de la Loire. La répression a réduit beaucoup le nombre de ses électeurs, mais elle n'a pas détruit ses cadres, et elle a réuni les modérés et la Montagne en un parti compact. IV. — LES ÉLECTIONS DE 1857. LES élections au Corps législatif donnèrent aux opposants une occasion de se compter, et on fut étonné de leur nombre. Une circulaire du 30 mars avait prescrit aux préfets leur conduite. L'administration craignait beaucoup mains l'opposition que l'abstention. Sauf quelques exceptions commandées par des nécessités spéciales (Montalembert en était une), le gouvernement considérait comme juste et politique de présenter à la réélection tous les membres du Corps législatif. On a calomnié notre législation sur la distribution des bulletins de vote, les règles en sont cependant simples et libérales. Le candidat qui aura soumis à la formalité du dépôt légal un exemplaire, signé de lui, de ses professions de foi, circulaires ou bulletins de vote, pourra les faire afficher ou distribuer sans avoir besoin d'une autorisation. Si cependant les ennemis de la paix publique croyaient trouver dans cette latitude l'occasion d'une protestation sérieuse contre nos institutions, s'ils tentaient d'en faire un instrument de trouble ou de scandale, vous connaissez vos devoirs... et la justice saurait aussi sévèrement remplir les siens. Le ministre recommandait surtout de presser tous les électeurs de venir au scrutin. Les préfets interprétèrent les instructions par des ordres à leurs subordonnés, dont voici des exemples : Imposez silence aux adversaires s'il s'en rencontre ; empêchez énergiquement leurs manœuvres. (Deux-Sèvres.) — Défense de publier et afficher les professions de foi du candidat non officiel (Saône-et-Loire). — Aucun comité électoral, aucune réunion spéciale ne doivent être tolérés. La liberté du suffrage universel n'a pas besoin de ces moyens pour s'exercer avec sincérité. (Nièvre.) Il n'y eut pas de campagne électorale. Les opposants ne pouvaient pas tenir de réunions, les journaux ne pouvaient pas les soutenir sans risquer d'être frappés. Le Siècle, ayant dit que la candidature officielle était une atteinte aux principes de 89, reçut un avertissement, parce que le gouvernement de l'Empereur basé sur la souveraineté du peuple et les principes de 89 ne saurait laisser calomnier les idées d'ordre et de progrès qu'il représente et la masse électorale qui les approuve. A Paris, les républicains modérés de 48, anciens représentants, journalistes, professeurs (parmi lesquels Cavaignac, Carnot, Bethrnont, Bastide, Laurent-Pichat, J. Simon, Vacherot), formèrent (2 juin) un comité où entrèrent quelques jeunes avocats républicains, récemment sortis de l'École de droit. Il convoqua les délégués des quatre journaux républicains de Paris, le Courrier de Paris, l'Estafette, le Siècle, le plus lu de tous, dirigé par Havin, orléaniste rallié en 1848 à la République, la Presse, qu'un lanceur d'affaires, Millaud, protégé du prince Napoléon, venait d'acheter à Girardin ; il leur proposa de publier une liste des noms pour lesquels les opposants pourraient voter. Les républicains hésitaient sur la tactique. Plusieurs réfugiés conseillaient de s'abstenir de voter pour marquer qu'on ne reconnaissait pas le régime, d'autres de voter, comme en 1852, pour des candidats qui refuseraient le serment ; Louis Blanc consulté proposa d'élire des républicains qui iraient donner leur démission : c'était réduire l'élection à une manifestation. Le comité Sut d'avis, comme la masse des électeurs, que les élus feraient mieux de prêter le serment pour pouvoir siéger ; mais les candidats ne prirent aucun engagement. Le comité dressa la liste de l'opposition dans la Seine. Pour avoir l'appui du Journal des Débats, il accepta trois orléanistes. Mais, sur le choix des candidats républicains à répartir entre les dix circonscriptions, Havin entra en conflit avec le comité : au lieu de quelques-uns des noms connus de 1848, il réclama de jeunes républicains peu engagés par leur passé ; il proposa un avocat, Émile Ollivier, fils d'un proscrit de 1851, et un journaliste, Darimon, qui passait pour socialiste parce qu'il avait écrit dans le journal de Proudhon. Ils furent admis, mais pour les circonscriptions où ils n'avaient aucune chance d'être élus. Le comité comptait sur les journaux républicains pour publier sa liste de candidats. Mais Havin et le nouveau directeur de la Presse, Nefftzer, prenant les devants, donnèrent (11 juin) dans leurs journaux une liste où Ollivier avait la 4e circonscription (au lieu de Garnier-Pagès), Darimon la 7e (au lieu de Bastide). La liste du comité ne parut que dans les journaux républicains moins répandus, Courrier et Estafette. Les deux républicains communs aux deux listes, Carnot et Gond-chaux, furent élus au premier tour ; Cavaignac et les candidats du Siècle, Ollivier et Darimon, au deuxième. Les orléanistes furent partout en minorité. L'opposition réunit le même chiffre de votes, 96.299, qu'au plébiscite de 1851 (96.497), bien qu'il y dit 36.000 inscrits de moins ; la majorité du gouvernement, diminuée de 86.000 voix, tombait à 15.000. C'était un échec évident. Dans les départements, il ne passa d'opposants que deux républicains et quelques indépendants catholiques ; Montalembert, combattu par l'administration, ne fut pas élu. Mais les candidats d'opposition dans 93 circonscriptions obtinrent un très grand nombre de voix, la plupart républicaines, dans les grandes villes. les centres industriels et les campagnes républicaines. A Lyon, Hénon passa dans la même circonscription qu'en 1852, et dans l'autre le républicain eut une grande majorité urbaine ; Bordeaux élut le candidat républicain (Curé, qui se rallia bientôt) ; Toulouse, coupée en deux circonscriptions, donna 7.000 voix aux deux candidats républicains contre 3000 aux candidats officiels, les légitimistes s'abstinrent ; à Montpellier le républicain eut la majorité. Il y eut de fortes minorités républicaines à Marseille, Lille, Saint-Etienne, Angers. Les voix républicaines apparaissaient dans les mêmes régions qu'en 1849 : dans l'Est, à Mulhouse, où elles se portaient sur un catholique indépendant, dans les trois départements de Bourgogne, dans la région industrielle du Rhône et de la Loire, en Dauphiné et en Provence (surtout en Vaucluse) ; dans le Languedoc, en Limousin et dans la région rouge de la Loire (Cher et Nièvre). Le reste de la France (sauf le Lot-et-Garonne resté fortement républicain) n'offre que des circonscriptions isolées où les républicains purent se compter sur un candidat, l'Ariège, le pays bretonnant des Côtes-du-Nord, les ports de la Rochelle et de Lorient, l'Eure-et-Loir, l'Eure, l'Indre, le Mans, Nancy. La statistique dressée par l'administration donna 5.471.000 voix pour les candidats officiels, 665.000 pour les opposants. Le gouvernement, après cinq années de compression, ne s'attendait pas à retrouver les républicains si nombreux. Les procureurs généraux s'en étonnèrent. Celui de Douai attribue à l'existence permanente d'une organisation républicaine à Lille les 8.000 suffrages du candidat socialiste ; aucun journal, aucune circulaire ou affiche. Celui de Montpellier voit dans le succès merveilleux des candidatures connues si peu de jours avant l'élection la preuve que les sociétés sont toujours organisées comme avant 52, quoique plus mystérieuses encore. Napoléon III, apprenant à Plombières le résultat des élections, se sentit blessé dans son honneur et le dit à Fould. Hübner entendit le ministre des Affaires étrangères dire qu'il ne fallait plus avoir recours à cette épreuve du suffrage universel, et le bruit courut que le gouvernement songeait à revenir au renouvellement partiel supprimé en 1820. L'Empire n'avait réussi ni à rallier ni à écraser ses adversaires. Il ne risquait pas d'être renversé, car toutes les forces organisées, l'armée, les fonctionnaires, le clergé, le soutenaient, et l'énorme majorité des électeurs lui obéissait. Mais ceux qui votaient pour lui étaient les paysans et les bourgeois, indifférents à la politique ; il avait coutre lui presque tous les hommes qui s'intéressaient à la vie publique. V. — LA CRISE DE L'ATTENTAT D'ORSINI. LE Corps législatif, élu en juin 1857, convoqué en novembre uniquement pour la vérification des pouvoirs et prorogé jusqu'au 18 janvier 1858, ne s'était pas encore réuni quand se produisit l'accident qui parait avoir changé la direction de la politique de Napoléon III. Le 14 janvier, à huit heures et demie du soir, au moment où l'Empereur arrivait en voiture à l'Opéra (alors situé rue Montpensier), trois bombes à la main furent jetées près de sa voiture ; il ne fut pas atteint, mais dans la foule compacte plus de 150 personnes furent blessées, dont 8 moururent. C'était le premier attentat par un explosif chimique ; il produisit une impression d'effroi et d'exaspération. Napoléon irrité dit au ministre de l'Intérieur et au préfet de Police, accourus à la nouvelle (dans sa loge) : La police se fait joliment ! Il demanda le dossier de l'attentat de la machine infernale de 1800. On connut bientôt l'auteur de l'attentat, un Italien d'une famille noble de Rome, Orsini, ancien condamné politique, membre de la Constituante romaine de 1849, qui, ayant d'abord compté sur Napoléon pour délivrer l'Italie et le voyant se rapprocher de l'Autriche, avait décidé de le tuer pour faire la révolution en France de concert avec l'Italie. Il avait préparé ses bombes en Angleterre, sur le modèle de bombes fabriquées à Bruxelles par des réfugiés français en 1854, saisies par la justice et conservées dans une collection, et s'était fait aider par deux Italiens. L'effet immédiat sur le gouvernement fut une vive colère contre l'Angleterre qui avait laissé préparer l'attentat sur son territoire, et contre les républicains français qui auraient profité du meurtre. Le 16 janvier, le corps diplomatique et les trois grands corps de l'État vinrent aux Tuileries féliciter l'Empereur. Morny, partisan de l'alliance russe, exploita l'indignation contre l'Angleterre pour entraîner le gouvernement à des manifestations qui rompraient l'alliance anglaise. Il présenta les félicitations du Corps législatif dans des termes qui tirent d'autant plus d'impression qu'on le savait très mesuré en paroles : Les populations s'inquiètent des effets de votre clémence qui se mesure trop à la bonté de votre cœur. Elles se demandent comment des gouvernements voisins et amis sont impuissants à détruire de vrais laboratoires d'assassinats. Du 22 au 31 janvier, le Moniteur publia les adresses de félicitations et de dévouement des colonels français, pleines d'insultes et de menaces pour l'Angleterre, ce repaire d'assassins qu'on irait un jour chercher jusque dans son île. Hübner attribua ces manifestations à un mot d'ordre qui ne fut certainement pas donné par Napoléon ; Morny, dit-il, en était l'âme. Une conversation avec l'impératrice lui montra que, dans le danger, le personnel impérial revenait au régime militaire. L'armée sauvera l'Empire et la dynastie napoléonienne, tel était le mot d'ordre. L'une des adresses disait : L'armée sera appelée dorénavant à jouer un rôle politique dans les moments de crise. Le retour au régime d'exception de 1859, fut annoncé (18 janvier) par le discours de l'Empereur à l'ouverture du Corps législatif. L'Empire veut un pouvoir fort capable de vaincre les obstacles qui arrêteraient sa marche, car... la marelle de tout pouvoir nouveau est longtemps une lutte.... Une liberté sans entraves est impossible tant qu'il existe dans un pays une fraction obstinée à méconnaître les bases fondamentales du gouvernement, car alors la liberté... n'est plus dans la main des partis qu'une arme pour le renverser. En conséquence le danger, quoi qu'on dise, n'est pas dans les prérogatives excessives du pouvoir, mais plutôt dans l'absence de lois répressives. Aussi les dernières élections... ont offert en certains lieux un affligeant spectacle : les partis hostiles en ont profilé pour agiter le pays... La pacification des esprits devant, are le but constant de nos efforts, vous m'aiderez à rechercher les moyens de réduire au silence les oppositions extrêmes et factieuses. Cet appel menaçant montrait que Napoléon en théorie jugeait nécessaire le régime autoritaire tant qu'il subsisterait un parti républicain, et en pratique ne se trouverait assez armé contre les républicains que par un retour aux procédés discrétionnaires de 1852. Un décret (27 janvier) partagea la France en 5 commandements militaires (Paris, Nancy, Lyon, Toulouse, Tours), confiés chacun à un maréchal : précaution contre le danger d'une révolution à Paris et contre le pouvoir du ministre de la Guerre ; car, suivant la remarque de Hübner, l'armée française... n'obéit pas au souverain... elle obéit au ministre de la Guerre. Pour montrer que le régime survivrait à sa personne, Napoléon, appliquant le sénatus-consulte de 1857, nomma sa femme régente et créa un Conseil privé, formé des deux princes Napoléon et des dignitaires, qui en cas de vacance du trône deviendrait un conseil de régence. Le 1er février le Corps législatif reçut un projet de loi de sûreté générale. La division du parti de l'ordre, déclara le rapporteur Morny, impose des moyens de défense exceptionnelle et nous force d'ajourner la liberté. Était puni de deux à cinq ans de prison quiconque provoquerait publiquement d'une manière quelconque à un attentat, — de six mois à cinq ans quiconque aurait fabriqué ou distribué des matières explosives, — de un mois à deux ans tout individu qui, dans le but de troubler la paix publique ou d'exciter à la haine ou au mépris du gouvernement de l'Empereur, a pratiqué des manœuvres ou entretenu des intelligences, soit à l'intérieur, soit à l'étranger Le ministre de l'Intérieur recevait le pouvoir d'interner en France ou en Algérie ou d'expulser du territoire français, par mesure de sûreté générale non seulement quiconque serait à l'avenir condamné soit en vertu de cette loi, soit pour complot, emploi illégal de la force année, rébellion par bandes, attroupement, détention d'armes de guerre, offenses à la personne de l'Empereur, mais encore tout condamné, expulsé ou transporté... à l'occasion des événements de mai et juin 1848, juin 1849, décembre 1851, et que des faits graves signaleraient de nouveau comme dangereux pour la sûreté publique. Cette loi, surnommée aussitôt loi des suspects, était rédigée en termes si vagues qu'elle permettait, dit Hübner, de frapper non seulement les anarchistes, mais aussi les débris hostiles, mais honorables et inoffensifs, des anciens partis. On sut que le Conseil d'État avait obtenu de restreindre à la provocation commise publiquement. Au Corps législatif la commission obtint de limiter le pouvoir discrétionnaire du ministre à sept ans et de rendre obligatoire l'avis du préfet, du général et du procureur. Baroche, président du Conseil d'État, déclara que l'Empire repoussait.... ce respect exagéré des scrupules des légistes qui ont amené les révolutions de 1830 et 1848 : il lui fallait une arme contre les débris des corps insurrectionnels de 1848. Pour rassurer les opposants monarchistes, il expliqua que la loi était dirigée, non contre ceux qui vivent sous l'empire de regrets et de souvenirs ou même d'espérances assurément futiles et déraisonnables, mais contre ceux qui applaudissent aux actes les plus détestables. La loi, discutée en une séance, fut votée par 227 voix contre 24 (19 février). Au Sénat le maréchal Mac-Mahon seul protesta. Le ministre de l'Intérieur qui l'avait préparée, Billault, déjà mal vu dans le monde catholique, antipathique aux conservateurs de toutes les nuances (disait Hübner), responsable de n'avoir pas su empêcher l'attentat, avait donné sa démission (7 février). Le général Espinasse, l'exécuteur du coup d'État, le remplaça et prit le titre de ministre de l'Intérieur et de la sûreté générale. Ce choix fit une impression de terreur. Baroche crut devoir expliquer à Hübner ce fait inouï... la nomination d'un général au poste de ministre de l'Intérieur, parce qu'il l'allait avant tout faire de la police. Fould ajouta que Napoléon n'avait pas encore oublié les mauvaises élections de Paris. Espinasse annonça sa nomination dans une circulaire où il reprit la formule de Napoléon en juin 1849 : Il est temps que les bons se rassurent et que les méchants tremblent. Il fit venir les préfets et indiqua à chacun le chiffre d'individus qu'il devait arrêter dans son département. Un fonctionnaire du ministère expliqua cette méthode à l'Anglais Senior : Le principal objet était d'intimider. Le chiffre prescrit était proportionné l'esprit général du département. Les préfets ont, interprété chacun à sa façon. Quelques-1ms s'en sont tenus aux gens arrêtés ou expulsés de 48 à 51, d'antres ont pris les gens qu'ils croyaient les plus dangereux.... A Paris ce sont surfont les ouvriers supérieurs, en province des avoués, notaires, avocats, médecins... L'expulsion d'un avocat ou d'un notaire est plus connue et fait plus peur que celle de vingt boutiquiers ou propriétaires. A un déjeuner de parlementaires orléanistes (chez Buffet), Duvergier raconta qu'il Angoulême le préfet, ayant à arrêter 6 individus et n'en trouvant que 5, avait complété avec un ecclésiastique défroqué. Un autre raconta qu'à la Rochelle un contremaitre avait été déporté sur la dénonciation d'un ouvrier qu'il avait fait expulser pour vol. Après quelques anecdotes analogues racontées par les convives, Duvergier remarqua : Comme six mis de servitude nous ont mis bas ! Des histoires de ce genre, racontées sur la Russie au temps de Louis-Philippe, nous auraient fait partir en croisade. Aujourd'hui nous les entendons comme se passant au milieu de nous, presque, avec indifférence. Pour empêcher d'élire députés les républicains qui refusaient le serment, un sénatus-consulte (17 fév.) obligea tout candidat huit jours avant le scrutin à déposer un serment écrit signé : Je jure obéissance à la Constitution et fidélité à l'Empereur. Les bulletins portant d'autres noms que ceux des assermentés ne seraient pas comptés. Orsini et ses complices furent condamnés à mort par le jury, mais son procès ne ressembla pas à celui d'un régicide. Le préfet de police Piétri alla le voir en prison et lui fit comprendre que Napoléon III, loin d'être un obstacle à l'affranchissement des Italiens, était le seul souverain qui s'intéressât à eux. Orsini (11 février) écrivit à Napoléon une lettre où, sans demander grâce, il déclarait tenter un dernier effort pour venir en aide à l'Italie. Encore aveuglé par les illusions de 1848, il ne demandait pas l'intervention française..... L'Italie demande que la France n'intervienne pas contre elle ; elle demande que la France ne permette pas à l'Allemagne d'appuyer l'Autriche... J'adjure Votre Majesté de rendre à l'Italie l'indépendance que ses enfants ont perdue en 1849 par la faute même des Français. Que Votre Majesté... se rappelle que, tant que l'Italie ne sera pas indépendante, la tranquillité de l'Europe et celle de Votre Majesté ne seront qu'une chimère. Que Votre Majesté ne repousse pas le vœu suprême d'un patriote sur les marches de l'échafaud ; qu'elle délivre ma patrie, et les bénédictions de 25 millions de citoyens la suivront dans la postérité. Napoléon vivement touché fit communiquer cette lettre par Piétri à Jules Favre, l'avocat républicain d'Orsini, qui la lut en cour d'assises et la paraphrasa en flattant les idées maîtresses de Napoléon III : l'Empire fondé sur la volonté du peuple, la tradition de Napoléon Ier, les nationalités, l'affranchissement de l'Italie. Prince, vous vous glorifiez d'être sorti des entrailles du peuple, venez au secours des nationalités opprimées, secourez un peuple ami de la France, relevez le drapeau de l'Indépendance italienne que votre vaillant prédécesseur avait restaurée. Le Moniteur publia la lettre ; l'Empereur l'envoya à Cavour pour la publier dans le journal officiel du Piémont. Orsini devenait officiellement un patriote sacrifiant sa vie à l'avenir de sa patrie. L'ambassadeur autrichien Hübner se plaignit. Les ministres, qui n'avaient ni conseillé ni même connu cet acte insolite, l'expliquèrent par la bêtise de Piétri qui avait porté la lettre à Jules Favre, et la bêtise du président Delangle qui la lui avait laissé lire. Mais Delangle est un homme d'une grande intelligence et Piétri un rusé compère. Et Hübner trouva du louche dans cette affaire. Orsini devint le héros du jour. Le beau monde, dit Hübner, s'extasie sur sa dignité, sa résignation, sa grandeur d'âme. L'impératrice insista pour obtenir sa grâce. On discuta au Conseil privé. L'archevêque de Paris protesta que le sang versé exigeait une expiation. Napoléon se résigna à laisser guillotiner Orsini (13 mars). Pour remplacer Cavaignac mort, et Carnot et Gondchaux qui refusaient le serment, on fit à Paris trois élections complémentaires (27 avril). Jules Favre, défenseur d'Orsini, et E. Picard, un jeune avocat, furent élus et entrèrent au Corps législatif à la session de 1859. Avec les trois élus républicains de 1857, Ollivier, Darimon et Hénon, ils formèrent le petit groupe des Cinq, qui, jusqu'aux élections de 1863, allait représenter seul l'opposition républicaine parlementaire. Espinasse ayant achevé son opération de police, Napoléon le releva de son poste, et nomma ministre de l'Intérieur Delangle, le président des assises au procès d'Orsini (juin 1858). La plus grave conséquence de l'attentat d'Orsini fut ignorée du public. Le 21 juillet, Napoléon III fit secrètement venir Cavour é Plombières pour préparer la guerre contre l'Autriche. L'historien n'a pas de procédé pour reconnaître sûrement le motif d'une décision ; entre le procès d'Orsini et l'entrevue de Plombières il s'écoula plus de quatre mois ; on ne peut donc pas démontrer que l'attentat ait été la cause déterminante de l'expédition d'Italie. Napoléon, qui avait toujours eu le désir d'agir en faveur de l'Italie, s'était toujours laissé arrêter, soit par la crainte de complications en Europe, soit par les objections de ses ministres, partisans de la paix. Il est certain qu'en janvier 1858 Napoléon ne pensait pas à la guerre : en juillet il y était décidé : dans ces six mois on ne connaît, en dehors de l'attentat, aucun fait qui ait agi sur sa décision. Il est certain que l'acte d'Orsini fit sur lui une forte impression ; la publicité donnée à sa lettre le prouve. Il est certain qu'il prit seul la résolution de faire venir Cavour. Ne serait-ce qu'une coïncidence ? Les contemporains ne le crurent pas. Ses adversaires politiques et les diplomates étrangers expliquèrent qu'il se sentit en danger de mort tant qu'il n'aurait pas tenu son serinent de délivrer l'Italie, et qu'il fit la guerre pour échapper aux assassins italiens ; ce fut l'interprétation malveillante. D'autres pensèrent que l'attentat, puis l'appel fait à ses sentiments pour l'Italie, l'émurent assez fortement, dans l'équilibre instable où il se trouvait alors, pour l'entraîner du côté où sa sensibilité le faisait pencher. L'affaire Orsini serait en ce cas le fait décisif de son règne. |