I. — L'EMPEREUR ET SA FAMILLE. LE régime organisé en 1852 fonctionna sans changement important jusqu'à la fin de 1860 : on l'a surnommé l'Empire autoritaire. L'autorité y est en effet concentrée dans l'Empereur, qui l'exerce directement ou par ses ministres. Les corps élus n'ont aucun pouvoir réel. Ci n'y a plus de publicité politique. La vie politique du pays est arrêtée. Comme dans tout gouvernement personnel, la direction dépend de la personne du souverain et de l'action de son entourage. Napoléon III ne donne plus, comme aux premiers temps de sa
présidence, l'impression d'un aventurier dépaysé, morne et indifférent ; il a
fait connaissance avec la France et a confiance dans l'avenir. Il garde
l'habitude de parler peu et d'écouter sans rien dire, mais ceux qui
l'approchent le trouvent doux, affable et bienveillant, simple de manières et
de langage. Hübner écrit en 1853 qu'il sait être
charmant quand il veut et très causant quand il lui plaît de sortir de sa
solennité habituelle. Il aime à faire des heureux, il donne beaucoup,
sans grand discernement. Étant prompt à exprimer ses impressions, il peut,
dans un accès de mécontentement, prendre une décision brusque : il la
communique d'ordinaire par écrit, étant trop timide pour parler durement ;
mais ensuite il cherche à consoler celui qu'il a atteint. Sa Majesté, écrit le maréchal Vaillant, est rude dans sa correspondance : l'extrême douceur, la
patience de saint qu'elle a dans la conversation disparaît dans ses lettres.
J'en ai reçu de bien rudes, dont on m'a toujours témoigné du regret.
Il ne se sépare pas volontiers des gens qu'il a pris auprès de lui, et ne se
sent pas à l'aise avec les nouvelles figures. Il a des amis dévoués auxquels
il est fidèle, et il sait se faire aimer de ceux qui l'approchent. Il voudrait être populaire. il essaie d'entrer en contact personnel avec des hommes du peuple ; il inquiétera son préfet de police Piétri par sa manie de serrer les mains quand il est en voiture — Piétri s'est même vanté de l'avoir si bien fait entourer que l'Empereur n'a jamais serré les mains que d'agents de police —. De son séjour en Angleterre il a rapporté une sympathie pour les souffrances des pauvres, sentiment étranger à la bourgeoisie de ce temps, une pitié vague, l'opposé de la dureté précise de Thiers. Il a gardé un désir d'améliorer la condition matérielle des ouvriers et des paysans, et ce désir le pousse vers les grandes entreprises. Lui, qui fut l'un des hommes les plus haïs de son siècle, n'a jamais eu pour ennemis que ceux qui ne le connaissaient pas personnellement ; il a été haï par des hommes qu'il avait fait souffrir sans les connaître, en ratifiant les mesures inhumaines de ses ministres. Les appréciations concordent sur l'impression produite par sa personne ; elles divergent beaucoup sur son intelligence et sa volonté. Ollivier, qui l'a connu à la fin de son règne, lui trouvait du bon sens, de la mesure, l'aversion des excès. L'opinion générale est qu'il avait l'esprit trouble ; absorbé dans la contemplation de son but, il ne voyait avec précision ni les moyens à employer ni les conséquences de ses actes ; en quoi il ressemblait à la plupart des hommes de 48. On s'accordait à le trouver tenace dans ses résolutions comme dans ses sentiments ; il avait la reconnaissance et la rancune durables. S'il trouvait une résistance, il n'essayait pas de la briser, mais il ne renonçait pas, et attendait une occasion. Quand il a pris une résolution, rien ne l'en détourne, disait Castellane. Mais ce que les uns interprétaient comme la marque d'une volonté ferme, paraissait aux autres l'entêtement d'une nature faible. Hübner, le jugeant de son point de vue de diplomate, écrivait en 1832 : Il y a en lui un mélange de bonhomie, d'incurie et d'indolence. Il a une foi superstitieuse dans le destin et un goût du merveilleux qui rappellent les princes italiens de la Renaissance. Il s'exprime fort bien... mais il n'entre jamais dans les arguments qu'on lui présente. Il ne veut pas et il ne sait pas discuter. Son regard éteint lance cependant des éclairs. On le quitte avec l'impression de ne pas avoir été compris par cet esprit en apparence obtus en réalité perspicace, qui ne comprend pas parce qu'il ne veut pas comprendre ou qu'il ne veut pas qu'on s'aperçoive qu'il a compris. En 1854, Hübner s'étonne de ce mélange de contraste. Rusé et naïf... sincère parfois par calcul, impénétrable quand il le veut... conspirateur toujours, par goût autant que par habitude, et... fataliste qui croit à son étoile. Napoléon savait bien trois langues étrangères, l'italien, l'anglais, l'allemand : science rare chez les Français de ce temps, et, comme il avait vécu dans différents pays et subi des aventures variées, il donnait l'impression d'une grande variété de connaissances. Il avait étudié en Suisse l'art militaire, surtout l'artillerie, et il ignorait le droit, qui était alors l'unique étude de la plupart des hommes politiques. Il avait une instruction très différente de celle des Français de son temps, plus large parce qu'elle n'était pas limitée à la France, plus incohérente parce qu'il n'avait pas fait d'études régulières. Il avait écrit dans sa prison un petit livre, les Idées napoléoniennes, où il exposait ses pensées de politique sociale en les attribuant à Napoléon Ier, et il rédigeait lui-même ses proclamations ; il est probable qu'il se croyait écrivain. II écrivait une langue sans précision et encombrée de formules. Plus tard il se passionna pour l'histoire, et il y apporta une parfaite inexpérience et très peu de critique. Il ne s'intéressait ni à la littérature, ni à la musique, ni à la peinture ; il n'affecta même pas de protéger les lettres ou les arts. Il aimait peut-être la nature, tout au moins les arbres, dont les Français de ce temps ne se souciaient guère (il imposa aux Parisiens le Bois de Boulogne). L'Empereur, installé au rez-de-chaussée des Tuileries, gardait près de lui son chef de cabinet Mocquart, devenu secrétaire des commandements, qui rédigeait ses lettres, son secrétaire particulier, un jeune Corse, Piétri, ancien commissaire du Gouvernement provisoire, son médecin Conneau et son valet de chambre. Dans la famille impériale la faveur de l'Empereur se portait sur le roi Jérôme et ses deux enfants, les seuls cousins de Napoléon III qui aient été vraiment des personnages publics. Le fils, le prince Jérôme, pourvu d'une dotation d'un million, logé au Palais-Royal, fait général de division sans avoir servi (ce qui ne s'était jamais vu), avait fait partie de la Législative, où il siégeait à la Montagne et manifestait à la fois son dévouement à son cousin et son attachement à la République. C'était de l'avis unanime un homme intelligent, parlant bien, de belle figure (avec le profil de Napoléon Ier), violent, brutal, impérieux. Démocrate et libre penseur déclaré, il protégeait les journaux républicains ou anticléricaux et s'intéressait aux ouvriers. Il faisait parfois des manifestations brusques qui obligeaient l'Empereur à lui faire des remontrances. Mais Napoléon lui restait attaché par les souvenirs et par leur sympathie commune pour l'Italie. La fille du roi Jérôme, la princesse Mathilde, femme séparée d'un Russe très riche, Demidoff, avait sous la Présidence servi d'intermédiaire politique à son cousin : elle aimait les écrivains et les artistes, et les recevait avec cordialité ; c'est par elle que le monde des lettres l'ut gagné à l'Empire. Dès 1852, les familiers du Prince, Morny et Fleury, craignant l'influence de la belle Anglaise qu'il avait installée à Saint-Cloud et qu'il faisait paraitre dans les bals et les revues, avaient décidé Napoléon à chercher une femme dans le monde des princes ; mais les démarches de sa tante Stéphanie, une Beauharnais devenue grande-duchesse de Bade, n'aboutirent pas. Napoléon avait déjà remarqué une belle Espagnole de vingt-six ans, Eugénie de Montijo, comtesse de Teba, fille d'un grand d'Espagne, officier-au service de la France, qui lui avait donné une éducation simple et rude. Elle voyageait avec sa mère dans les capitales d'Europe, et sa beauté l'avait fait admirer à Paris en 1849. Revenue en 1852 et invitée aux bals de Saint-Cloud, elle plut à Napoléon, si visiblement que le bruit de son mariage circula dès les premiers jours de janvier 1853. Au bal des Tuileries (12 janvier), elle entra au bras du banquier Rothschild qui la conduisit avec sa mère à des banquettes d'honneur : la femme du ministre des Affaires étrangères fit sèchement observer que ces places étaient réservées aux femmes des ministres. Cette scène précipita le dénouement. L'Empereur mena les deux dames près des membres de sa famille : le lendemain il annonça aux ministres sa résolution en disant : Je ne vous demande pas conseil, c'est une notification. Il savait Persigny et d'autres hostiles. Le 22 janvier 1853, l'Empereur annonça officiellement son mariage par un discours (destiné à la publicité) aux délégations des corps de l'État convoquées dans la salle du Trône. Il rappela les mariages des souverains français avec des princesses étrangères. Il eut une phrase déplaisante pour la maison d'Autriche, qu'on avait vue briguer l'alliance du chef élu d'un nouvel Empire, une phrase méprisable pour la famille d'Orléans, qui sollicitait infructueusement, pendant plusieurs années, l'alliance d'une maison souveraine et obtenait enfin une princesse, accomplie sans doute, mais seulement dans des rangs secondaires et dans une autre religion. Lui saurait s'imposer à la vieille Europe, non en cherchant à s'introduire à tout prix dans la famille des rois, mais en prenant franchement... la position de parvenu, titre glorieux lorsqu'on parvient par le libre suffrage d'un grand peuple. Puis venait l'éloge de la future impératrice. Française par le cœur, l'éducation, le souvenir du sang que versa sou père... elle a comme Espagnole l'avantage de ne pas avoir en France de famille à laquelle il faille donner honneurs et dignités.... Catholique et pieuse, gracieuse et bonne, elle fera revivre... les vertus de l'impératrice Joséphine. Le mariage fut célébré le 29 aux Tuileries, le 30 à Notre-Dame, avec le carrosse et la couronne de Marie-Louise : Le public, dit Hübner, resta froid sur le parcours des voitures de Leurs Majestés. L'impératrice Eugénie, épousée dans un moment d'amour, était d'une beauté indiscutable, svelte, élégante, souple, pleine de vie, bien séduisante, disait Hübner. Elle avait un profil de camée, le front haut et bombé, les yeux en amande, les cheveux dorés. Personne n'a dit qu'elle fût intelligente ou instruite ; mais on lui trouva du tact et de la dignité sans hauteur. Sa conversation, dit Hübner, était décousue, mais toujours animée ; elle passait d'un sujet à l'autre, comme font les femmes espagnoles, qui ont plus de vivacité que d'esprit et plus d'esprit que de jugement. Elle avait une bibliothèque avec de belles reliures, mais elle lisait peu. Elle fut prise d'un culte superstitieux pour Marie-Antoinette, collectionnant les objets qui lui avaient appartenu et s'imaginant qu'elle était destinée à périr comme elle. Sincèrement catholique, et dévote à la mode espagnole, elle ne recherchait pas la société du clergé, peut-être par une crainte superstitieuse. Elle ne l'ut pas tenue à l'écart des affaires. Hübner comme ambassadeur d'Autriche eut avec elle des conversations sur la politique étrangère : Elle est parfaitement au courant des négociations, trop pour ne pas me faire penser qu'elle a appris sa leçon. En fait, pendant les premières années où Napoléon parait avoir aimé l'impératrice, on ne voit aucune décision importante qu'elle lui ait fait prendre. II. — LA COUR. L'EMPEREUR voulut restaurer les usages de la monarchie comme il en avait rétabli les institutions. La maison de l'Empereur fut organisée dans les formes du premier Empire avec des charges lucratives données aux hommes de confiance du Président. Vaillant, Saint-Arnaud. Magnan, créés maréchaux, furent grand maréchal du palais, grand écuyer, grand veneur (Saint-Arnaud eut 300.000 francs par an, Magnan 200.000). Il y eut aussi un grand aumônier, un grand chambellan, un grand maitre des cérémonies, chacun à la tète d'un service ; et, en sous-ordre un préfet du palais, un premier écuyer, un premier veneur, un premier chambellan ; les charges subalternes avec des traitements de 60.000 francs furent pour les officiers de la maison militaire. La maison de l'impératrice consistait en une grande maîtresse, une dame d'honneur, douze dames du palais, deux chambellans, deux écuyers, un secrétaire des commandements, comme dans l'ancienne cour. On créa pour les cérémonies une troupe de parade, les Cent-gardes, formée d'hommes tous grands et beaux, en uniforme d'apparat. Louis-Philippe n'avait jamais tenu de cour ; c'était une tradition rompue. Au bal des Tuileries, le 12 janvier 1853, l'Empereur et ses invités parurent en culotte. Ce vêtement, qu'on n'a plus vu depuis la Restauration, est une révélation pour la génération actuelle. Les dames reprirent la robe à longue traîne pour les réceptions à la cour. Le 15 août 1853, à la réception aux Tuileries, l'Empereur parut en habit de cour brodé et fit défiler devant lui les membres du corps diplomatique, ce qui leur parut une innovation déplaisante. Hübner, au dîner du 13 septembre, remarque une étiquette d'autant plus stricte qu'elle est de date récente. A Fontainebleau (en novembre), pendant les chasses impériales, le déjeuner se fit en costume de chasse, sur un modèle en vogue à la cour de Louis XV, choisi par Napoléon. Il aurait voulu se faire sacrer par le pape à Paris, comme Napoléon Ier. Dès 1852, il fit entamer à Rome par un aide de camp des négociations avec Pie IX qui, poursuivies par deux prélats français, durèrent jusqu'en 1851. Le pape mettait pour condition l'abolition préalable des articles organiques ; Napoléon ne put s'y décider. L'ancienne noblesse française, restée fidèle an roi légitime, se tint à l'écart ; Napoléon fut réduit à improviser une cour avec quelques familles du premier Empire et le personnel d'aventure recruté depuis 1849. A la réception de Fontainebleau, dit Hübner, les charges de la cour sont représentées par des dignitaires de fraîche date ; à côté de la jeunesse dorée des temps joyeux de la Présidence, Ney, Fleury, il n'y a qu'un seul grand seigneur du pays. Le dîner dans la galerie Henri II est accompagné d'une musique militaire trop bruyante. Après un dîner de cent couverts, on danse pendant deux heures au son d'un orgue de Barbarie manœuvré alternativement par le général Rollin et par le grand maître des cérémonies Baciocchi, cousin de l'Empereur. Napoléon expliqua à Hübner étonné qu'il ne voulait pas admettre de musiciens ; Ils racontent ce qu'ils ont vu ou ce qu'ils n'ont pas vu. Je préfère la gymnastique de Baciocchi. L'étiquette de la Cour fut réglée en 1854 sur le modèle de la cour de Bavière. Le 2 janvier, à la réception du soir, Leurs Majestés s'assirent sur une estrade sous un dais, ayant à leur droite les ministres et la cour, à leur gauche les dames de l'impératrice ; elles regardèrent les dames en robes à traînes défiler en faisant la révérence de cour devant l'impératrice. Ces 400 femmes, dont fort peu portent des noms aristocratiques, se tirèrent d'affaire assez bien. Le cérémonial resta le même au 1er janvier 1855 ; sauf que Napoléon III, atteint de son premier accès de goutte, portait une canne et n'adressa la parole qu'aux ambassadeurs les plus anciens : il devenait un peu altier, pensa Hübner, depuis qu'il était entré dans le concert européen. Désormais l'étiquette de la Cour est fixée. Ce qui varie, ce sont les divertissements. Ce ne sont d'abord que des plaisirs officiels. A Paris l'impératrice a sa réception quotidienne de quatre à six ; le soir, bal, concert, spectacle. L'Empereur veut que les dignitaires de sa cour et ses ministres donnent des fêtes : on s'est partagé la semaine, la Cour a gardé le jeudi, où se presse une foule de plus de 800 invités. C'est un tourbillon de fêtes et de plaisirs. On cherche bientôt des distractions plus imprévues et plus variées. Dans tous les salons on s'amuse à faire tourner les tables, dit Hübner (en mai 1853), et (en décembre) il note que l'impératrice s'est donnée avec toute l'ardeur de sa nature andalouse aux tables tournantes. Ce sont des dames russes qui opèrent, la table frappe deux coups pour le tsar, trois pour l'Empereur. — En 1854, on fait venir à la Cour un magnétiseur qui endort un assistant et lui fait prédire la guerre. — La grande maîtresse de la maison de l'impératrice, la comtesse Tascher de la Pagerie, ayant donné en 1854 un bal masqué, formé suivant la tradition bourgeoise de pierrots et de pierrettes, la mode se met aux bals costumés. Les dames du monde officiel paraissent déguisées en marquises, en bergères, en folies, les hommes en Turcs et en Grecs. L'Empereur et l'impératrice, en dominos, officiellement couverts par un incognito qui ne trompe personne, assistent à un quadrille de paysans napolitains couronnés de pampres ; pour les mettre à l'abri d'un mauvais coup, la maîtresse de la maison, avant de laisser entrer aucun invité, l'a regardé démasqué. On s'amuse aussi aux jeux innocents et aux charades : à la fin de 1853, Hübner en voit jouer une dont le mot est Musard (c'est le nom d'un bal public à la mode) ; on fait muse, arrhes, et le tout se termine par une danse à la musarde ; l'Empereur danse avec l'impératrice. La tante de Napoléon III, la grande-duchesse de Bade, ne cache pas sa douleur et sa surprise, puis son indignation. Les divertissements, gênés en 1855 par la guerre et l'Exposition, reprennent en 1856. On joue une charade dans l'intimité (devant plus de 80 personnes). On joue aux Tuileries Les deux Aveugles d'Offenbach. Le 16 mars, l'impératrice met au monde le prince impérial : le pape accepte d'être son parrain ; le baptême, où il se fait représenter par un légat, est l'occasion d'une grande fête (14 juin). En 1857, au Carnaval, l'impératrice paraît dans un bal
costumé, en Diane chasseresse, puis en dogaresse, l'Empereur en chevalier
noir et rouge. Au bal costumé du ministre des Affaires étrangères, Mme de
Castiglione, la favorite du moment, est en magicienne de Bohême avec un
corsage très échancré, une jupe très courte, les cheveux épars ; l'Empereur
et l'impératrice se promènent en dominos, s'imaginant
ne pas être reconnus . Au printemps de 1857, fête champêtre à
Villeneuve-l'Étang. Après le déjeuner sous la tente et les courses sur
l'herbe, on a joué à l'assaut de Malakoff ; le mamelon qui figure la tour est
défendu par l'impératrice et ses dames, attaqué par l'Empereur à la tète des
hommes. C'était, dit Hübner, un peu trop gai et trop intime pour l'occasion. Dans
le monde orléaniste on raconte que l'Empereur monte
à l'assaut à quatre pattes, et prend les
dames par les pieds. En automne (1856) commence le régime des invitations à Compiègne par séries d'invités de 8 jours chacune. La réception a son cérémonial réglé : à l'entrée du château une haie de laquais, à chaque porte deux Cent-gardes ; le préfet du palais revoit chaque invité et met un domestique à son service. Le dîner, de cent couverts, se donne dans une grande galerie dorée à colonnes aux sons d'une musique militaire, derrière chaque invité un laquais. La soirée qui suit est guindée et raide. Pour tuer ces longues soirées, dit la comtesse Tascher, on danse avec une espèce de piano-mécanique. A minuit on est couché. Les invités sont libres toute la matinée jusqu'au déjeuner ; à deux heures l'impératrice décide l'emploi de la journée. S'il n'y a pas de chasse, on part en chars à bancs ; le but habituel de la promenade est le château de Pierrefonds, alors en ruines. Un jour qu'il l'ait froid on s'est réchauffé en chantant et dansant la boulangère ; on a fait la promenade dans les ruines en se tenant par la main, l'Empereur menant la chaise. Pour se distraire on passe la revue des toilettes ; la crinoline est apparue, les uns disent que c'est hideux, d'autres que c'est cossu. Dans l'hiver de 1857 un médium écossais, Hume, qui prétendait converser avec les esprits, fut reçu à la cour, lit parler une table au nom de la reine Hortense qui prédit une guerre de deux ans. Dans la demi-obscurité on vit un accordéon s'enlever de terre et jouer, les robes des daines furent tirées par des mains inconnues, une table de 12 couverts fut soulevée. Au printemps, les réceptions à Fontainebleau furent organisées avec des chasses avec déjeuner sur l'herbe, des courses dans la forêt ; le soir, des jeux, des charades, des danses et un colin-maillard, jeu favori de l'impératrice. Ces divertissements, qui nous semblent enfantins, firent
scandale emparés à la vie dévote de la cour des Bourbons et à la vie
bourgeoise de la famille d'Orléans. Les adversaires du régime racontaient les orgies de la cour impériale, c'était un sujet de
chansons et de pamphlets. Il est vrai que les officiers de la jeunesse dorée gardaient des allures cavalières
en désaccord avec le ton de dignité que Napoléon voulait faire prendre à sa
Cour. La grande maîtresse se plaint qu'à Fontainebleau, le clan des viveurs, réfugié dans un salon du
rez-de-chaussée, se conduisait avec sans gène,
et l'impératrice les tolérait. Cette
alternance de cérémonies et de laisser-aller donnait l'impression de parvenus
essayant de jouer un rôle trop lourd pour eux. Ce luxe de costumes, de
laquais et de dorures sentait trop le neuf ; Hübner, habitué aux manières
d'une vieille Cour, trouve (1858) cette
magnificence théâtrale et improvisée. L'étiquette ne
se fait accepter de nos jours que lorsque ses origines se perdent dans la
nuit des temps. III. — LE GOUVERNEMENT. NAPOLÉON III exerce vraiment les pouvoirs que la Constitution lui confère ; il gouverne par les ministres. Il se fait renseigner et conseiller, mais c'est lui qui décide tout. Il disait en 1851 au prince Albert qu'il ne permettait pas à ses ministres de discuter les affaires. Il se tenait aux Tuileries le matin, d'ordinaire deux fois par semaine, une réunion des ministres ; mais elle ne ressemblait pas au Conseil des ministres délibérant des régimes parlementaires. L'Empereur, qui fixait l'ordre du jour, n'y mettait que les affaires d'administration et de finances où il lui plaisait d'être éclairé par une discussion contradictoire : il écoutait, puis congédiait les ministres. La réunion n'avait rien à voter, ni à l'aire signer. L'Empereur donnait les signatures à chaque ministre individuellement avant ou après la séance ; il décidait les questions importantes dans son cabinet avec le ministre compétent. Napoléon III, ennemi du régime parlementaire, tenait beaucoup à sa qualité de chef d'État responsable. Il écrivait à Vaillant (1856), à propos d'instructions où l'on avait oublié de mentionner son nom : Dans un gouvernement bien organisé et même constitutionnel comme l'Angleterre, toute décision grave est prise au nom du souverain ; à plus forte raison pour un gouvernement comme le mien, où je veux et où je dois tout savoir, où la responsabilité des laits m'incombe seul. Autrement nous aurions tous les inconvénients du régime représentatif sans en avoir les avantages, Car, avec ce système, si les ministres étaient responsables de leurs actes, ils avaient le contrôle des Chambres. Mais aujourd'hui, si un ministre... sans s'être concerté avec moi, arrête des mesures hors de la sphère commune, il se met en opposition directe avec l'esprit de la Constitution. Il relevait dans le rapport d'un général au ministre cette phrase inconvenante : Pour t'emplir vos intentions et celles de l'Empereur — plus inconvenante chez un militaire ; car le plus beau titre d'un souverain en Europe a toujours été celui de chef de l'armée. Napoléon III fit l'expérience de ce que signifie tout savoir pour le souverain d'un grand Etat administré par des fonctionnaires. Je suis responsable de fait et de droit, de tout ce qui se passe, écrivait-il à Vaillant en 1856, et j'en ignore cependant une grande partie. Si j'envoie directement un officier prendre des informations sur les lieux, tous les agents se concertent pour les lui déguiser, et s'il signale un de ces mille abus inséparables de la nature des choses, ou lui garde rancune au lieu de lui savoir gré. Il éprouva l'impuissance du souverain en face des bureaux. Dans, la nomination des officiers il constata la tendance des bureaux qui semblent être en lutte perpétuelle avec l'initiative du chef de l'État. Je trouve très bien qu'il y ait des tableaux d'avancement pour que le ministre puisse désigner au souverain les officiers capables ; mais je ne puis admettre que je n'aie pas le même droit qu'un inspecteur général, et que je ne puisse avancer qui bon me semble pourvu qu'il soit dans les conditions voulues.... Il y a toujours une part pour la faveur, seulement, au lieu d'être la faveur du souverain qui prévaut, c'est celle du général inspecteur, ou du général en chef, ou du ministre. Napoléon III avait foi dans la compétence et se laissait intimider par les objections des spécialistes. Les ministres le savaient : quand un projet leur déplaisait, ils en faisaient ressortir les impossibilités techniques, ou employaient la force d'inertie. Ils ne contredisaient pas l'Empereur, mais ne tenaient pas compte de ce qu'il avait dit. Il courait des anecdotes sur des protégés de l'Empereur qui n'avaient pu obtenir ce que Sa Majesté avait demandé pour eux. Napoléon III dirigeait en maitre le gouvernement ; il ne dominait pas, comme Napoléon Ier, tous les rouages de l'administration. Napoléon III, soit par indulgence, soit par indolence, n'aimait pas changer de ministres ; il conserva le personnel du gouvernement formé, dès la Présidence, d'hommes dévoués à sa personne ou à sa fortune. Excepté Persigny, l'ami des mauvais jours, et Walewski, ails naturel de Napoléon Ier, c'étaient ou des parlementaires ralliés depuis 1849, la plupart anciens orléanistes, — Morny et Rouher, anciens candidats officiels, Baroche et Billault, de l'opposition dynastique, Fould frère du banquier, de Parieu, — ou des fonctionnaires (Magne pour les Finances, Drouyn de Lhuys de la carrière diplomatique, Delangle de la magistrature), et quelques généraux : Vaillant commandant de l'artillerie au siège de Rome, les officiers du coup d'État Saint-Arnaud et Magnan créés maréchaux, Espinasse devenu général, plus tard Pélissier, vainqueur de Sébastopol. Napoléon les prenait comme ministres, présidents des corps politiques, ambassadeurs auprès des grandes cours, en les faisant parfois changer de poste. Jusqu'à 1858 il ne lit que deux changements notables. En 1853 Maupas, ayant essayé d'enlever la gendarmerie au ministère de la Guerre pour la transférer au ministère de la Police, se heurta contre Saint-Arnaud ; Napoléon se débarrassa de lui en supprimant sou ministère ; la police de Paris fut confiée à un préfet de police, qui fut Piétri, secrétaire particulier de l'Empereur. — En 1851, Persigny s'étant rendu incommode par son zèle, Napoléon lui enleva le ministère de l'Intérieur, qu'il donna au président du Corps législatif Billault, et fit passer Morny à la présidence. La vie politique de la France se concentrait sur les affaires étrangères. La politique intérieure se réduisit pendant cinq ans à des mesures économiques, et à quelques lois d'affaires, que le gouvernement faisait voter au Corps législatif dans une courte session du printemps. La session de 1853, la plus vide de toutes, fut ouverte par un discours de l'Empereur, où il exprima sa doctrine : La liberté n'a jamais aidé à fonder d'édifice politique durable ; elle le couronne quand le temps l'a consolidé. Mais Napoléon prétendait encore, comme en 1852, combiner l'autorité au dedans avec la paix au dehors ; il annonça la diminution des dépenses et la réduction de l'effectif de l'armée pour prouver l'intention formelle de demeurer en paix. Les députés se plaignirent que, sur 61 projets, le gouvernement en eût présenté 24 près de la fin de la session, et que le résumé des débats, d'ailleurs rédigé de façon à effacer la trace des discussions, fût communiqué aux journaux trois jours après la séance, quand il n'intéressait plus le public. En 1856, le jeu de la Constitution fut troublé par l'opposition imprévue du Sénat. Ses séances étaient secrètes, le public fut donc surpris de trouver au Moniteur (11 janvier) un article où le gouvernement rappelait au Sénat qu'il n'était pas une Chambre des pairs, et n'avait pas à discuter les projets de loi mais à les annuler comme contraires à la Constitution. Le Sénat se livrerait à un travail sans but et sans autorité en discutant ce qu'il n'a pas le droit de changer, si ce n'est pour cause d'inconstitutionnalité. On apprit ainsi qu'il était arrivé aux sénateurs de discuter une loi votée par le Corps législatif. Cet avertissement (surnommé ainsi par allusion au régime de la presse) blessa les sénateurs, un des vice-présidents donna sa démission, et le Sénat, faisant pour la première fois usage de son droit, annula comme inconstitutionnelle une taxe sur les voitures et les chevaux de luxe à Paris, impôt somptuaire, disait-on, contraire à l'égalité. Après la naissance du prince impérial, le gouvernement demanda un sénatus-consulte pour instituer régente l'impératrice si l'Empereur mourait avant la majorité de son fils. Dans la formule du serment qu'elle devait prêter, Lavalette, ancien ambassadeur, proposa d'ajouter (comme dans le serment de régence de 1813) : de respecter les lois du concordat et la liberté des cultes. Cet amendement, marque de défiance envers l'impératrice soupçonnée d'intolérance, ne fut rejeté, après deux épreuves douteuses, que par 64 voix contre 56. Au Corps législatif, le nouveau président Morny séduisit les députés par ses manières affables envers chacun, et, en évitant de leur faire sentir en corps l'autorité du gouvernement qu'il représentait, il diminuait peu à peu les froissements. En 1856, il permit à Montalembert de faire une observation sur l'application de la loi électorale. Les interpellations, dit-il, sont rayées du règlement... mais des observations présentées avec tact, loyauté, dans un bon esprit, peuvent se produire. Les députés, jusque-là résignés à un rôle négatif, la diminution des crédits proposés par le gouvernement, commencèrent à demander des augmentations, c'est-à-dire des réformes. La loi sur le drainage (qui paraissait à Napoléon III la plus haute forme du progrès agricole), combattue comme établissant un privilège, ne fut votée que par 129 voix contre 93. La durée de 3 mois fixée par la Constitution ne suffisait plus aux travaux d'une année ; le gouvernement dut prolonger la session jusqu'en juillet. Quand le Corps législatif fut dissous le 29 mai (un an avant le terme de son mandat), le Moniteur énuméra ses services, 979 lois votées en cinq ans, et vanta le régime. Dépouillé du dangereux privilège de faire et défaire les ministres... le Corps législatif a pu délibérer sur les projets de loi dans le silence des passions politiques.... Jamais le droit d'amendement ne s'est exercé d'une manière plus large et plus efficace. IV. — LES LOIS D'AFFAIRES ET LES ENTREPRISES. CE régime qui réservait à l'Empereur et aux fonctionnaires tout le pouvoir effectif ne laissait plus l'activité publique s'exercer que par des mesures pratiques. Elles étaient prises suivant deux procédés différents : 1° les lois d'affaires et les lois de finances que le gouvernement faisait voter par le Corps législatif ; 2° les entreprises que le gouvernement décidait ou autorisait sous forme de décret. Il parait suffisant d'indiquer ici les principales mesures prises par voie législative. Une loi de 1853 sur les retraites des employés de l'État fondit toutes les caisses spéciales en une caisse unique où tous les versements furent centralisés, — à l'avantage des militaires qui, atteignant plus tôt la retraite, recevaient proportionnellement à leurs versements une pension plus forte que les civils. Le Corps législatif, trouvant la limite d'âge trop basse, ne vota le principe que par 132 voix contre 100. En 1854, un emprunt de guerre de 250 millions l'ut couvert par un procédé nouveau : on ouvrit dans toutes les recettes générales et particulières, au département et à l'arrondissement, des guichets où les souscripteurs achetaient à leur choix des titres de rente à 3 ou 4 ½ p. 100. L'opération fut renouvelée en décembre pour 500 millions. La guerre ayant mis le budget en déficit. aux crédits
votés en 1853 le gouvernement ajouta, par décret, 63 millions de crédits supplémentaires et extraordinaires, chiffre
élevé en un temps où le budget total était de 1 milliard ½. Le Corps
législatif voulut régulariser ces crédits par son vote. Le gouvernement
invoqua le sénatus-consulte de 1852, qui permettait de couvrir par des
virements les dépenses supplémentaires. En 1855, le Corps législatif, ayant
voté, pour les besoins de guerre, un emprunt et des impôts, reçut en échange
quelques concessions : le budget fut présenté dès le 22 février, et un
article inséré dans la loi de finances soumit au vote du Corps législatif les
crédits extraordinaires et les crédits supplémentaires. La loi de dotation de l'armée mit fin à un usage établi depuis la Restauration. La loi de 1818 permettait au conscrit appelé au service île se faire remplacer, mais à ses risques et périls ; c'était à lui de trouver son remplaçant, et il en restait responsable, tenu de prendra sa place s'il désertait. Des agences (surnommées marchands d'hommes) enrôlaient les hommes qui venaient se vendre et fournissaient des remplaçants à prix fixe. C'était une industrie mal famée ; les remplaçants, qui formaient 28 p. 100 de l'effectif, étaient, d'après la statistique des punitions, les plus mauvais sujets de l'armée. La loi de 1855 supprima ces agences privées et créa l'exonération. Tout conscrit, en payant à l'État une somme fixe, était dispensé définitivement du service militaire : l'argent, versé dans la Caisse de dotation de l'armée, servait à constituer des avantages, — une prime, une haute paie de 10 (puis de 20) centimes par jour et une pension de retraite aux soldats qui, ayant fini leur temps, resteraient dans l'armée comme rengagés volontaires. Le Code de justice militaire, voté en 1857, adoucit un peu les pénalités, mais les généraux ne voulurent pas laisser adopter la procédure des circonstances atténuantes établie dans la justice civile. Ainsi fut consolidé le système, établi provisoirement en 1797, des conseils de guerre fonctionnant en temps de paix, appliquant la peine de mort à de simples fautes contre la discipline militaire, sans autre recours pour les vices de forme que les conseils de révision composés de militaires. Le travail législatif, restreint presque aux questions militaires et aux dépenses de guerre, est la partie la moins caractéristique de l'œuvre impériale dans cette période. L'attention du gouvernement et de l'opinion allait plutôt aux entreprises pratiques. Napoléon désirait employer son pouvoir à accroître la prospérité matérielle de la France et à améliorer le sort des travailleurs manuels, afin que l'activité bienfaisante de son règne fit contraste avec l'inertie des régimes antérieurs. Il comptait sur l'activité économique pour détourner les Français de la vie politique. Les entreprises d'industrie ou de crédit et les grands travaux publics devaient enrichir les bourgeois et occuper les ouvriers et les attacher à l'Empire, en leur donnant la richesse en compensation de la liberté. Toutes les grandes opérations économiques, publiques ou privées, dépendaient alors du gouvernement. Il avait le pouvoir d'ordonner par décret toutes les entreprises d'utilité générale, routes, rues, ponts, canaux, ports, chemins de fer. — Il réglait les clauses des contrats et passait les marchés avec les entrepreneurs pour l'exécution des travaux au compte de l'État ; il approuvait les contrats conclus par les villes. Il accordait toutes les concessions d'exploitation après une enquête du Conseil d'État. — Il donnait l'autorisation exigée par la loi pour créer les sociétés anonymes par actions, qui étaient encore traitées comme des dérogations au droit commun. Il intervenait ainsi dans la création de tous les établissements à gros capital. L'entourage de l'Empereur s'employait à faire accorder les concessions et les autorisations, ce qui augmentait son influence sociale ; et le public soupçonnait les personnages officiels de prendre part aux spéculations et aux émissions de valeurs. Le duc de Morny, habitué des jeux de la Bourse, passait pour se faire associer aux bénéfices des affaires qu'il patronnait. Un groupe encore peu nombreux de capitalistes, en possession de la faveur ou de la confiance des gouvernants, détenait les entreprises et les concessions lucratives ; il se recrutait Paris parmi les hommes de finance, surtout les grands banquiers dont plusieurs étaient israélites ou protestants. L'Empereur trouva pour son œuvre économique des auxiliaires inattendus dans les survivants de l'école saint-simonienne, qui, tenus à l'écart du mouvement de 48 par leur antipathie pour la démocratie révolutionnaire, virent dans le programme impérial le moyen de réaliser leur rêve humanitaire de progrès matériel, l'accroissement de la richesse par l'appel au crédit, l'organisation du travail industriel sous forme de l'association soumise à l'autorité. Financiers et ingénieurs, les Saint-simoniens prirent une part active à la création des sociétés de crédit et des compagnies de chemins de fer. Quelques-uns agirent directement comme conseillers de l'Empereur ou de ses familiers : les frères Pereire dans les questions de crédit : Michel Chevalier, économiste, apôtre du libre-échange, pour les traités de commerce. Guéroult, journaliste, ami du prince Napoléon, pour le régime de la presse. Les entreprises fondées sous forme de sociétés par actions à capital anonyme furent des établissements de crédit, des mines de houille et de fer, de grandes usines d'industrie textile et métallurgique, des compagnies de chemins de fer. Le Crédit Foncier, formé en 1852 par la fusion de trois sociétés créées pour faire des avances d'argent sur les propriétés foncières, servit surtout à faciliter les opérations sur les terrains à bâtir, et à stimuler les constructions des grandes villes. Le Crédit mobilier, fondé en 1852 par les Pereire pour faire des avances sur les titres des valeurs mobilières, développa les spéculations de Bourse et fournit des capitaux aux entreprises d'intérêt public, mines, gaz, chemins de fer. Parmi les principales fondations industrielles, ou peut citer les compagnies concessionnaires des mines de houille du Pas-de-Calais, sur les terrains houillers récemment découverts et faciles à exploiter. L'œuvre capitale fut la création du réseau des chemins de fer. La crise de 1848 avait interrompu la construction des lignes qui de Paris se dirigeaient vers les frontières ; elles restaient arrêtées à Châlon-sur Saône, Nevers, Poitiers, Chartres, le Havre, Nancy, avec un total de 3.000 kilomètres en 1852. Les 24 compagnies qui se partageaient les concessions à court terme (une trentaine d'années) n'avaient plus assez de crédit pour achever le travail : leurs actions étaient dépréciées : un économiste (en 1851) évaluait à 200 millions le total des pertes subies par les actionnaires, et discutait les causes du marasme et de la défaveur des chemins de fer. Le gouvernement, en partie sous l'influence des Saint-simoniens, prolongea la durée des concessions jusqu'à un siècle pour faciliter l'amortissement du capital, et partagea tout le territoire français entre six grandes compagnies. Le réseau, achevé jusqu'aux frontières à la fin de 1856, atteignit 6.500 kilomètres. Les lignes télégraphiques, ouvertes aux dépêches privées par une loi de 1850, furent établies le long des voies ferrées et formèrent sur tonte la France un réseau mis an service des particuliers, moyennant une taxe variable d'un minimum de deux francs, suivant la distance à parcourir. Le gouvernement s'occupa un peu plus tard de la navigation transatlantique : il fit accorder par une loi (1857) une subvention à trois lignes qui relièrent la France à l'Amérique du Nord par le Havre, aux Antilles par Saint-Nazaire, à l'Amérique du Sud par Bordeaux. Pour opérer la transformation de Paris, décidée dès 1852, l'Empereur nomma préfet de la Seine (1853) un préfet qu'il avait remarqué à Bordeaux, Haussmann, Alsacien à forte carrure, au verbe haut, grand travailleur, joyeux convive, énergique, autoritaire, confiant en sa force. Haussmann resté en fonctions pendant seize ans, maître absolu de l'administration, bouleversa Paris suivant un plan d'ensemble. La ville, formée lentement au hasard des initiatives privées, restait un amas incohérent de monuments, d'hôtels privés, de couvents pourvus de jardins, et de maisons misérables partagées en logements étroits, sombres, sales, humides, malsains, où s'entassaient les familles du peuple. Les rues tortueuses, étroites, pavées de dalles de pierre, se prêtaient aux barricades et aux insurrections. Le mur d'octroi maintenait le vieux Paris séparé de la ceinture d'anciens villages de banlieue situés en dedans de l'enceinte fortifiée, devenus de petites villes et restés des communes (ce sont les huit arrondissements numérotés de XIII à XX). On voulut à la fois embellir, assainir, agrandir, faciliter les communications, assurer la police politique. Des percées menées de part en part devaient éventrer les vieux quartiers révolutionnaires, les faubourgs ouvriers de la rive droite, la Cité, le quartier latin, jeter à bas une partie des maisons malsaines, détruire les rues à barricades. De nouvelles rues, larges et droites, macadamisées, accompagnées de larges trottoirs en asphalte, des boulevards et des avenues garnis de rangées d'arbres, feraient circuler largement l'air, la lumière, les passants, les voitures, et au besoin les troupes. Ces voies nouvelles seraient bordées de maisons neuves, alignées régulièrement, de même hauteur et d'aspect uniforme, destinées à des appartements bourgeois. On commença par achever le Nouveau Louvre et la rue de Rivoli, construire le Palais de l'Industrie et les Halles, et dégager largement les Tuileries, l'Hôtel de Ville (puis Notre-Dame), en détruisant les ruelles qui en encombraient les abords. On travailla ensuite à la grande croisée, formée par deux percées de bout en bout se croisant à angle droit près du Châtelet : l'une allait de la place du Trône à l'Arc de l'Étoile, par les rues du Faubourg-Saint-Antoine, de Rivoli, les Tuileries et les Champs-Élysées, l'autre, allant de la gare de l'Est à l'Observatoire par les boulevards de Strasbourg, Sébastopol, Saint-Michel, servait de voie de pénétration pour les gares de l'Est et du Nord. Le travail, qui dura jusqu'à la fin de l'Empire, fut continué par la construction de quartiers neufs dans la région déserte de l'Ouest, surtout autour de l'Étoile, l'annexion (en 1860) de toute la banlieue coin-prise dans l'enceinte, l'aménagement des bois de Boulogne et de Vincennes, la création de parcs et de squares dans l'intérieur de Paris. Les dépenses, couvertes par des emprunts de la Ville, dépassèrent de beaucoup les prévisions. Les opérations exigèrent de vastes acquisitions de terrains, et des expropriations en masse furent prononcées par des jurys spéciaux qui allouèrent des indemnités énormes ; ce fut une matière à spéculations, où les familiers de la préfecture trouvaient des bénéfices assurés. L'impression de prospérité qu'on attendait de ces entreprises fut contrariée par la coïncidence de plusieurs calamités publiques pendant les premières années de l'Empire : une série de mauvaises récoltes (de 1853 à 1855), qui amenèrent la cherté du pain et la dernière crise des subsistances que la France ait connue, la maladie des pommes de terre, l'oïdium de la vigne, la maladie des vers à soie, le choléra qui, en 1853, 1854 et 1855, atteignit 5.000 communes, la guerre de Crimée (1854-55), les inondations de la Garonne (1855) et du Rhône (1856). Les années prospères ne vinrent que plus tard. V. — LES PROCÉDÉS DE PRESSION SUR L'OPINION. LE Corps législatif et le Sénat rendaient service au gouvernement quand il consentait à tenir compte de leurs avis, mais, faute de publicité, ils n'atteignaient pas l'opinion publique, qui seule aurait pu leur donner la force de servir de frein aux actes arbitraires et aux dépenses du gouvernement. Les autres organes de la vie politique, corps électoral et journaux, étaient paralysés par l'appareil de compression créé en 1852. Le système d'entraves à la liberté des élections fut aggravé en 1850 par un arrêt de la Cour de Cassation, rendu chambres réunies, à propos des élections municipales. Il fut jugé, contrairement à une consultation des avocats les plus connus, que tout bulletin de vote imprimé était soumis aux règlements sur le colportage, et que les distributeurs de bulletins étaient astreints à obtenir l'autorisation du préfet. Le ministre de l'Intérieur invita les préfets à user largement de leur pouvoir d'autorisation. La prohibition doit être rare, exceptionnelle, motivée par le danger d'un scandale ou d'un trouble public. Mais la distribution des bulletins n'en restait pas moins il la discrétion du préfet. Le régime de la presse avait réussi à détruire la plupart des journaux politiques et mettait ceux qui survivaient dans la dépendance du ministre et des préfets. Le gouvernement désignait même le rédacteur en chef des journaux d'opposition qu'il voulait laisser vivre. Il ne subsistait dans les départements que des journaux officieux ou sans couleur politique, quelques organes légitimistes, et deux journaux républicains ; à Paris, 3 journaux gouvernementaux, le Constitutionnel et le Pays, achetés par le financier Mirès, la Patrie, propriété d'un banquier, — 3 journaux légitimistes, la Gazette de France, l'Union, l'Assemblée nationale, — un journal catholique rallié à l'Empire, l'Univers, — un orléaniste, le Journal des Débats, — un républicain modéré, le Siècle, toléré grâce à la protection du prince Jérôme, — et la Presse, dont le propriétaire É. de Girardin suivait une politique personnelle. Une concurrence si réduite, en concentrant la publicité commerciale sur un très petit nombre de journaux, faisait de chacun une bonne entreprise financière, d'autant plus dépendante du gouvernement qui pouvait la ruiner d'un coup. Les avertissements devenaient un peu plus rares. Au début, quand la direction de la presse était au ministère de la Police, Maupas, en quatorze mois, en avait donné 91 ; Persigny, en un an (1853-1854), en donna 32, Billault, en trois ans et demi (1854-1857), n'en donna que 57. L'esprit restait le même : empêcher toute critique des actes du pouvoir, tout appel à l'opinion publique. Il y eut des avertissements pour un article sur la caisse de la boulangerie, qui cherchait à discréditer... une institution d'intérêt public : — pour une polémique sur les engrais industriels, de nature à infirmer la valeur et les résultats des mesures de vérification prises par l'Administration et à porter l'indécision dans l'esprit des acheteurs : — pour un article sur la vaine pâture en Corse, qui pouvait exciter le mécontentement d'une classe de citoyens ; — d'autres pendant la guerre de Crimée pour des articles de politique étrangère en opposition avec le sentiment national, pour un système d'attaques injurieuses et de mauvaise foi contre les alliés de la France, pour avoir semé la défiance entre des puissances unies pour une grande cause, et même pour avoir publié des nouvelles de Constantinople, probables mais non officielles. Un journal fut suspendu pour avoir persisté dans la politique antinationale qu'il soutient depuis le commencement de la question d'Orient. Le Phare de la Loire, journal républicain de Nantes, fut averti pour avoir dit : L'Empereur a prononcé un discours... qui, d'après l'agence Havas, a provoqué à plusieurs reprises les cris de : Vive l'Empereur !... considérant que cette formule dubitative est inconvenante en présence de l'enthousiasme si éclatant que les paroles de l'Empereur ont inspiré.... La surveillance s'étendait à tous les propos tenus en public et même aux conversations privées. Des particuliers furent arrêtés, parfois condamnés à la prison, pour avoir répété des nouvelles alarmantes sur le prix du blé, sur une épidémie, sur la maladie de la vigne. Pendant le siège de Sébastopol, l'acteur comique Grasset, ayant commandé son déjeuner dans un café, trouve qu'on le fait trop attendre et dit : C'est donc ici comme à Sébastopol, on ne peut rien prendre ? Il est arrêté et mis en prison. — Jules Simon, chez lui. parle du gouvernement, la police le fait venir et l'avertit d'avoir à être plus retenu dans son langage. — En février 1851. Persigny, ministre de l'Intérieur, fait mander les présidents des trois clubs aristocratiques de Paris, trois grands seigneurs, et leur dit qu'au moment d'entrer en guerre le gouvernement doit prendre des précautions : il ne devra circuler dans les clubs aucune nouvelle, on ne devra pas y parler politique. La vie politique est arrêtée. Les manifestations d'opposition, nombreuses encore en 1812, se ralentissent an point que le ministre ne demande plus aux procureurs généraux qu'un rapport par semestre, et ces rapports sont presque tons ruiles de faits. Presque toutes les affaires politiques signalées art gouvernement (705 entre la proclamation de l'Empire et l'attentat d'Orsini) sont des manifestations insignifiantes : du côté des légitimistes, banquets de la Saint-Henri, portraits du comte de Chambord, drapeaux blancs, ornements d'Église ou pains bénits fleurdelisés, sermons contre la guerre de Crimée : du côté républicain, entrée en contrebande de livres prohibés (surtout de Victor Hugo), cravates rouges, foulards avec des portraits de proscrits, étiquettes séditieuses sur des bouteilles de liqueur, signes mystérieux sur les ailes d'un pigeon, cris séditieux, chansons, placards, fausses nouvelles, agitations des sociétés secrètes, aperçues par un magistrat zélé ou un policier mal informé. Voici comment des hommes habitués à la publicité de la monarchie parlementaire résument leur impression sur ce régime. Corruption effrayante à Paris, compression effrayante dans le pays, silence pénible et ténèbres partout, dit l'ancien ministre Duchâtel. Cousin écrit : Toute résistance est morte. Personne ne se hasarde à parler en province ou à écrire à Paris. L'aristocratie a été détruite. La bourgeoisie... ne pense qu'il gagner de l'argent. L'économiste Lavergne répond à un Anglais qui lui demande des renseignements : Comment aurais-je des nouvelles ? Personne ne nous parle, excepté le gouvernement, et nous ne croyons pas cc qu'il dit. Le clergé seul échappe à la compression. Le gouvernement tient à le satisfaire : il laisse prêcher les prêtres et les religieux, il laisse les évêques publier des livres, correspondre avec le pape et même tenir des conciles provinciaux, les premiers depuis le Concordat. Il se borne à soumettre au Conseil d'État (1855) la bulle du Pape sur le dogme de l'Immaculée Conception, et à faire déclarer d'abus l'évêque de Moulins, qui veut forcer les curés inamovibles de son diocèse à lui remettre leur démission en blanc. Il donne au clergé des marques ostensibles de respect et rie faveur. Il a élevé de plusieurs millions le budget des cultes, qui dépasse le double de celui de l'Instruction ; il augmente le nombre des desservants et des vicaires payés par l'État. — Il accorde des subventions pour la construction des églises et des dons pour le mobilier et les ornements. — Il accorde facilement l'autorisation aux congrégations de femmes, et pratique la tolérance complète des congrégations non autorisées. — Il fait fermer les chantiers publics le dimanche et les cabarets pendant les offices. — Il ordonne aux fonctionnaires d'assister aux fêtes et envoie les troupes aux processions. |