HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE IV. — LE GOUVERNEMENT PERSONNEL DE NAPOLÉON ET L'EMPIRE AUTORITAIRE.

CHAPITRE II. — L'ORGANISATION DU RÉGIME.

 

 

I. — LA DICTATURE DU PRÉSIDENT.

LOUIS-NAPOLÉON, devenu par le plébiscite Président de la République pour dix ans, resta la seule autorité légale jusqu'à la mise en vigueur de la Constitution qu'il avait reçu mission de rédiger : son pouvoir, provisoire et illimité, fut appelé dès ce temps dictature légale depuis la proclamation du plébiscite (31 déc.), dictature constitutionnelle depuis la promulgation de la Constitution (24 janv.). A défaut d'assemblée légiférante, furent prises par simple décret, les mesures législatives. le budget de 1852, la conversion du 5 % en 4 ½, un emprunt, une concession de chemin de fer.

Le gouvernement laissa subsister le nom de République, mais en supprimant les symboles du régime. Le 1er janvier 1852, le Président, appelé désormais le Prince Président et Monseigneur, assista à une messe à Notre-Dame où l'on chanta, après le Salvam fac Republicam, un Salvum fac Ludovicum Napoleonem, et un décret ordonna de mettre sur les drapeaux l'aigle, emblème impérial. Le 6 janvier, les préfets reçurent ordre de l'aire disparaître la devise républicaine, Libelle, Égaille, Fraternité : Comme on n'a vu paraître ces trois mots qu'à des époques de troubles et de guerre civile, leur inscription grossière sur nos édifices publics attriste et inquiète les passants. On abattit les arbres de liberté restés debout. Le c24, le Président donnait un bal aux Tuileries, résidence officielle des rois ; Hübner y remarqua un grand nombre de fort jolies jeunes femmes en toilettes élégantes, beaucoup d'uniformes militaires... bien plus que de fracs noirs, et pas de garde nationale. Le 16 février, un décret interdit de célébrer l'anniversaire de la République, parce que la célébration des anniversaires politiques rappelle le souvenir des discordes civiles, et ordonna de célébrer le 15 août, anniversaire de Napoléon Ier.

On voulut enlever aux opposants tout centre de ralliement et tout moyen de manifestation. Morny avait ordonné (4 déc.) de suspendre tout journal dont la polémique pourrait porter atteinte à la tranquillité, et écrit aux préfets (6 déc.) : Aucun journal ne pourra paraître sans mon autorisation. Tout article devait avoir reçu le visa de l'autorité.

Un décret (29 décembre) exigea pour ouvrir un débit de boissons une autorisation du préfet révocable à volonté ; une circulaire du 2 janvier expliqua aux préfets l'usage à faire de ce pouvoir : N'accordez l'autorisation qu'après un examen minutieux et à des individus dont les antécédents... vous seront suffisamment garantis.... Les cafés que l'on transformera en clubs ou foyers de propagande politique devront être impitoyablement fermés. Cette police des débits de boissons allait habituer les Français à voir dans la limitation de la vente de l'alcool, non une mesure d'hygiène, mais un procédé de compression politique.

Les gardes nationales furent dissoutes dans toute l'étendue du territoire par un décret (11 janvier) dont les considérants condamnaient le régime établi par la République :

La garde nationale doit être, non une garantie contre le pouvoir, mais lino garantie contre le désordre et l'insurrection. Les principes appliqués à l'organisation de la garde nationale à la suite de nos différentes révolutions, en armant indistinctement tout le monde, n'ont été qu'une préparation à la guerre civile.

On n'osa pas abolir officiellement l'institution, le service restait obligatoire pour tous les Français de 25 à 50 ans jugés aptes à ce service par le conseil de recensement nommé par le sous-préfet ; mais la garde nationale était placée sous l'autorité des maires et des préfets. Il était défendu aux gardes nationaux de prendre les armes ou de se rassembler, avec ou sans uniforme, sans un ordre des chefs immédiats, donné seulement sur réquisition de l'autorité civile. Les gardes nationales devraient être réorganisées suivant que les circonstances l'exigeraient, et seulement dans les localités où leur concours serait jugé nécessaire pour la défense de l'ordre public, c'est-à-dire là où il plairait au gouvernement. En fait, la garde nationale ne fut rétablie dans aucune ville de province, elle ne reparut que pendant la guerre de 1870.

Les sociétés coopératives, toujours soupçonnées de servir à grouper les républicains, furent dissoutes presque toutes (de 229, il n'en resta que 13). Le général Castellane, qui gouvernait Lyon en état de siège, déclara dissoutes toutes les associations fraternelles ; les contrevenants sciaient poursuivis comme faisant partie d'une société secrète. Un décret (25 mars) supprima définitivement tous les clubs politiques, interdits depuis 1849 par des lois provisoires, et rétablit le régime antérieur à 1848, qui défendait toute association et toute réunion publique à moins d'une autorisation du gouvernement. On ne voulait même plus de réunions électorales. Morny prescrivit aux préfets (21 janvier) de dissuader même les partisans du gouvernement d'organiser des comités d'élection. Cet usage français n'avait aucun avantage avec le scrutin uninominal, et risquerait de créer des apparences de droits acquis qui ne feraient que gêner les populations.

 Après avoir frappé les républicains, le Président voulut atteindre les orléanistes. Les princes d'Orléans exilés conservaient en France de grands domaines provenant de la donation faite par Louis-Philippe à son avènement. Le 22 janvier un décret, invoquant les précédents de 1816 et 1832, et la nécessité de diminuer l'influence que donne à la famille d'Orléans la possession de 300 millions d'immeubles, interdit aux princes d'Orléans, à leurs femmes et à leurs enfants de posséder aucun bien en France, et fixa un délai d'un an pour vendre ceux qu'ils possédaient. Un autre décret, sans vouloir porter atteinte au droit de propriété dans les personnes des princes d'Orléans, déclara nulle la donation de 1830 faite en fraude des droits de l'État — les propriétés personnelles du souverain à son avènement devant être réunies au domaine de la couronne —. Les biens provenant de la donation seraient restitués au domaine de l'État, et vendus pour servir à des réformes démocratiques : 10 millions aux sociétés de secours mutuels, 10 à l'amélioration du logement des ouvriers, 10 à l'établissement des institutions de crédit, 3 à une caisse de retraites au profit des desservants les plus pauvres.

 Ces mesures, qui donnaient l'impression d'une confiscation politique l'aile par rancune personnelle, émurent l'opinion beaucoup plus que l'arrestation de 26.000 républicains, tenue secrète ou déguisée en mesure de salut public. La confiscation, écrivait Hübner, a dans la haute société et le inonde parlementaire déchainé une véritable tempête. Le seul parlementaire rallié au coup d'État, Montalembert, se sépara de Louis-Napoléon avec éclat, en donnant sa démission de membre de Commission consultative. Dans les salons de Paris on répéta un mot attribué à Dupin : C'est le premier vol de l'aigle. Le tribunal de la Seine se déclara compétent pour juger de la validité de la donation de 1830 ; le gouvernement dut prendre un arrêté de conflit pour donner la décision au Conseil d'État. Même au Conseil d'État, le commissaire du gouvernement et le rapporteur conclurent contre le décret, qui ne fut maintenu qu'à une voix de majorité.

Le ministère même fut disloqué. Quatre ministres (Morny, Roulier, Fould, Magne), liés par leur passé politique avec la famille d'Orléans, donnèrent leur démission par convenance. Louis-Napoléon, pour les remplacer, prit deux amis personnels : à l'Intérieur, Persigny, en rivalité avec Morny et qui avait conseillé les décrets contre les d'Orléans, — à la Justice, Abbatucci, fonctionnaire dévoué à la famille de Napoléon.

 

II. — LA CONSTITUTION DE 1852 ET LES DÉCRETS D'ORGANISATION.

LE Président. investi par le plébiscite du pouvoir de rédiger la Constitution, fit préparer ce travail par une commission qui siégea à l'Élysée en secret sans tenir procès-verbal. Aucun article n'était prêt le 11 janvier quand le Prince réclama le projet. Le texte fut rédigé à la hâte (en vingt-quatre heures, dit-on) par le jurisconsulte Troplong ou par Roulier, signé par le Président le 14 janvier, publié le 15.

La Constitution de 185e n'est qu'une imitation de la Constitution de l'an VIII. Elle reconnaît trois pouvoirs. Exécutif. Législatif, Constituant.

Le Président de la République, élu pour dix ans, a le pouvoir exécutif, en un sens très large : chef de l'État, il commande les armées, déclare la guerre, fait les traités de paix, d'alliance, de commerce, nomme à tous les emplois ; la justice est rendue en son nom ; il a droit de grâce. Il participe largement au pouvoir législatif par l'initiative des lois, la sanction, la promulgation, le droit de déclarer l'état de siège.

Le Corps législatif, chargé du pouvoir législatif, est formé de députés élus pour six ans par le suffrage universel au scrutin uninominal, à raison de 1 par 35.000 électeurs, suivant des circonscriptions réglées par le gouvernement. Son pouvoir se réduit à voter les projets présentés par les ministres. Il n'a aucun droit d'initiative, ni pour faire une proposition, ni même pour amender. Tout projet de loi, même le budget, est porté d'abord au Conseil d'État, formé de fonctionnaires, qui le discute et en prépare la rédaction ; tout amendement doit être accepté d'abord par une commission élue par le Corps législatif, puis renvoyé au Conseil d'État, qui décide s'il permettra de le discuter. Il n'a le droit ni d'interpeller ni de voter un ordre du jour motivé, ou une adresse en réponse au message du Président de la République. Il n'a qu'une session de trois mois au maximum par an. Le gouvernement le convoque, le proroge, l'ajourne ou le dissout, nomme son président et son bureau et rédige son règlement.

Le Corps législatif n'a pas plus de publicité que de pouvoir. Ses séances sont ouvertes au public, mais il n'est permis d'en publier que le résumé officiel rédigé sous la surveillance de son président ; tout compte rendu de ses débats est interdit.

Le peuple, en qui réside le pouvoir constituant, l'exerce sous forme de plébiscite par oui ou non, mais seulement quand le Président veut lui poser une question ; il ne sera même pas convoqué pour ratifier la Constitution, et sa sanction n'est pas nécessaire pour la modifier.

Le Sénat, formé de sénateurs (150 au maximum) nommés à vie par le Président de la République ou membres de droit (cardinaux. maréchaux, amiraux), n'est pas une Chambre haute chargée de discuter à nouveau les projets votés par la Chambre élue : gardien du pacte fondamental, il veille à maintenir la Constitution. Il examine les votes du Corps législatif et les annule, s'il les juge contraires à la Constitution, la religion, la morale, la liberté des cultes, la liberté individuelle, l'égalité des citoyens, l'inviolabilité de la propriété, l'inamovibilité de la magistrature. Il émet des sénatus-consultes, soit interprétatifs pour fixer le sens des articles de la Constitution, soit complémentaires sur tout ce qui n'a pas été prévu par la Constitution et est nécessaire à sa marche. Il règle la constitution de l'Algérie et des colonies. Il discute les pétitions. Ses séances sont secrètes.

Ni les députés ni les sénateurs ne devaient recevoir d'indemnité ; mais le Président avait le droit d'accorder à tout sénateur une dotation annuelle de 30.000 francs. Personne ne voudra accepter, s'écria Montalembert. — Vous croyez ? répondit le Président.

La théorie officielle du régime est exposée dans le préambule de la Constitution et la proclamation du Président de la République.

Elle repose sur les grands principes proclamés en 89 et qui sont la base du droit public des Français souveraineté de la nation et séparation des pouvoirs, — égalité civile, — liberté individuelle des cultes, des industries, de la presse. — droits de réunion et de pétition, — non-rétroactivité des lois pénales, — administration gratuite de la justice, — responsabilité des magistrats et agents du pouvoir exécutif, — vote de l'impôt par les représentants de la nation, — force publique essentiellement obéissante. — Le Président a cherché dans le passé les exemples les meilleurs à suivre, et préfère les principes du génie aux doctrines spécieuses d'hommes à idées abstraites.... Puisque la France ne marche depuis 50 ans qu'en vertu de l'organisation administrative, militaire, judiciaire, religieuse, financière du Consulat, pourquoi n'adopterions-nous pas aussi les institutions politiques du Consulat ?

Le fondement du régime est la concentration du pouvoir.

L'opinion publique rapporte tout au chef du gouvernement. Écrire... que ce chef est irresponsable, c'est mentir au sentiment public. Le chef que vous avez élu e st responsable devant vous. Étant responsable, il faut que son action soit libre.... Il faut des ministres qui soient les auxiliaires honorés et puissants de sa pensée, mais ne forment plus un conseil responsable composé de membres solidaires. Le Conseil d'Etat, véritable conseil du gouvernement... réunion d'hommes pratiques, élabore les projets de loi... en les discutant à huis clos. La Chambre, peu nombreuse, ce qui est une garantie de calme n'a pas cette initiative parlementaire qui permettait à chaque député de se substituer au gouvernement ; elle n'introduit pas à l'improviste de ces amendements qui dérangent toute l'économie d'un système.... Le temps ne se perd pas en vaines interpellations... dont l'unique but est de renverser les ministres pour les remplacer. Le compte rendu n'est plus livré à l'esprit de parti de chaque journal.

L'esprit de cette Constitution est la haine du régime parlementaire, condamné ouvertement, et la défiance, avouée moins nettement, envers toute discussion publique. Le caractère d'un régime politique dans les États contemporains ne résulte pas du partage légal des attributions entre les pouvoirs improprement appelés exécutif et législatif, il dépend des relations entre les ministres investis du pouvoir réel et la Chambre élue qui représente la nation. Dans la Constitution de 1852, les ministres ne sont ni solidaires ni responsables envers le Corps législatif, ils restent en place tant qu'ils conservent la faveur du maitre dont ils sont les agents. C'est la lin du régime parlementaire ébranlé depuis le 31 octobre 1849.

Le Président seul est responsable : non pas envers la Chambre, seule pourvue des moyens pratiques de lui demander des comptes ; mais responsable devant le peuple, qui n'a aucun procédé d'action effective, car il ne parle que pour dire oui ou non, et seulement quand il plaît au maitre de l'interroger. Le Président, investi de la souveraineté de la nation, n'a qu'une responsabilité fictive. — L'élection des représentants est conservée ; mais la Chambre élue, enserrée entre un corps de fonctionnaires et une assemblée de dignitaires nommés par le gouvernement, n'a qu'un pouvoir fictif. — On maintient le suffrage universel, unique débris de la Révolution de 48, mais en le réglant de façon que la représentation soit fictive. Après le coup d'État, le Président avait dit à l'ambassadeur Hübner qu'il lui fallait la confirmation du peuple par un plébiscite, mais qu'il se garderait d'introduire ce principe dans la Constitution. Je veux bien être baptisé avec l'eau du suffrage universel, mais je n'entends pas vivre les pieds dans l'eau. Les précautions ont été prises ; seuls les pouvoirs du Président et de ses ministres sont réels, les pouvoirs du peuple et de la Chambre sont fictifs. C'est un gouvernement personnel absolu, masqué par des formes démocratiques et représentatives.

L'organisation du pouvoir fut complétée par des décrets qui réglèrent les institutions auxiliaires. On créa deux ministères nouveaux.

Le ministre d'État était chargé des rapports du gouvernement avec le Sénat, le Corps législatif et le Conseil d'État, car les ministres ordinaires ne devaient plus venir dans les assemblées ; il devait contresigner les décrets du Président nommant les ministres, sénateurs, conseillers d'État, ou contenant des mesures qui ne semblaient être dans les attributions d'aucun ministère. Il avait à rédiger le Moniteur.

Le ministre de la Police (c'était Maupas), chargé d'exécuter les lois relatives à la police générale, la sûreté et la tranquillité intérieure, avait le maintien de l'ordre public, la surveillance des journaux, des pièces de théâtre et des publications, la police commerciale et industrielle, la répression de la mendicité et du vagabondage. Il avait sous ses ordres la garde nationale, la garde républicaine (de Paris), la gendarmerie, tous les agents de la police.

Le décret du 25 janvier organisa le Conseil d'État et définit son rôle. C'est à la fois le corps politique qui prépare les lois et décrets et l'instance suprême de la justice administrative. Il rédige les projets de loi et délègue au Corps législatif un de ses membres pour les expliquer et les défendre. Les ministres ont le droit d'y siéger avec voix délibérative ; le vice-président du Conseil d'État prend part aux travaux du Conseil des ministres. Le Conseil d'État perd le pouvoir (qu'il avait reçu en 1849) de prononcer des sentences de justice administrative, il redevient un corps administratif prenant seulement des arrêtés, ce qui lui permet une procédure plus expéditive et moins coûteuse. C'est lui qui décide les différends entre particuliers et administrateurs et les plaintes des particuliers contre les fonctionnaires que le gouvernement lui défère ; car depuis Napoléon Ier on continue à appliquer l'article 75 de la Constitution de l'an VIII, qui interdit à tout tribunal de juger les actes d'un fonctionnaire.

 

III. — LE RÉGIME ÉLECTORAL ET LA CANDIDATURE OFFICIELLE.

PAR deux décrets (organique et réglementaire), le nouveau ministre de l'intérieur Persigny régla l'élection des députés (8 février). Il rétablit le régime de 1848, suffrage universel direct, droit de suffrage à vingt et un ans, acquis par six mois de domicile, vote par appel et réappel le deuxième jour, les électeurs appelés successivement par ordre alphabétique. Mais il fit des modifications d'une grande portée pratique.

1° Les militaires et marins, sans cire exclus officiellement du vote, ne furent plus inscrits que sur la liste de la commune où ils demeuraient avant leur départ, ce qui leur ôtait le moyen de voter ; ainsi disparut définitivement, après une courte expérience, le vote des militaires.

2° Le droit de vote était retiré, non seulement aux condamnés de droit commun, mais à tous les condamnés pour un délit politique, outrage à la morale publique et religieuse, attaque contre le principe de la propriété, rébellion ou outrage envers un dépositaire de l'autorité, contravention aux lois sur les attroupements, les clubs, le colportage. La mesure visait surtout les républicains.

3° L'assemblée de vote, qui depuis 1848 se tenait au chef-lieu de canton, se tint au chef-lieu de commune ; elle durait deux jours. L'urne restait dans la salle de la mairie pendant la nuit intermédiaire sous la garde du maire. Ce système, qui facilitait l'exercice du suffrage, rendait l'administration maîtresse des votes dans les campagnes.

4° Le scrutin de liste était remplacé par le scrutin uninominal ; chaque département était découpé en circonscriptions, à raison de 1 par 35.000 électeurs et par fraction supérieure à 25.000. Le total était de 261 (Seine 9, Nord 8, Seine-Inférieure 6).

5° Les circonscriptions étaient réglées par simple décret, ce qui donnait au gouvernement le moyen de les remanier pour chaque élection ; une circulaire aux préfets (18 janvier) indiquait la portée de ce pouvoir. Vous devez comprendre combien la division plus ou moins intelligente des circonscriptions aura d'influence sur les résultats des élections.

6° L'innovation la plus importante était le calcul de la majorité. On rompait avec le système adopté hâtivement en 1848, un seul tour de scrutin et l'élection à la majorité relative, qui aboutit à faire élire le candidat de la minorité. Il fallait pour titre élu au premier tour le quart des électeurs inscrits et la majorité absolue des votants. Si aucun candidat ne l'avait obtenue, l'élection était renvoyée à un deuxième leur. C'était le retour à un principe toujours appliqué en France depuis 1788 et inconnu dans les pays anglais. Mais on ne revenait pas à la procédure pratiquée jusqu'en 1848, le ballottage au sens propre, qui ne permet de voter que pour l'un des deux concurrents venus en tête au premier tour. Le décret de 1852 déclare élu au 2 tour le candidat, quel qu'il soit, qui a eu la majorité relative ; il laisse les électeurs libres de voter pour qui ils veulent, même s'il n'a pas été candidat au premier tour. Ce régime, si souple, s'est si bien acclimaté en France qu'il a été étendu à toutes les espèces d'élections ; il n'a jamais été question de le changer. On continue à lui appliquer le nom de ballottage, dont le public ignore le sens propre. Persigny l'avait créé sans en comprendre la portée ; il regretta son œuvre en 1869.

Le règlement électoral fut complété par les circulaires qui organisèrent la candidature officielle. Ce n'était pas une pratique nouvelle que le ministère préféra un candidat et le fit savoir aux électeurs, la nouveauté fut de déclarer la préférence par un acte officiel. Déjà Morny (par des circulaires du 8 et du 10 janvier) recommandait aux préfets de chercher des candidats pour la future Chambre, de préférence parmi les hommes nouveaux et en tenant compte des conditions nouvelles créées par le suffrage universel.

Au temps du suffrage restreint, quand l'élection dépendait de quelques familles, on pouvait exiger que l'administration s'abstint de toute démarche ostensible. Mais aujourd'hui, le gouvernement ne peut plus craindre qu'on le soupçonne de séduire ce nombre prodigieux d'électeurs. Il ne reste qu'un ressort puissant... qu'aucune main ne peut comprimer, l'opinion publique.

Ce que Morny avait dit à mots couverts, Persigny l'expliqua dans la circulaire aux préfets du 11 février.

Ce n'est pas, comme les gouvernements précédents, par des influences clandestines... que vous avez à exercer votre action... Ce que vous avez à faire, c'est au grand jour que vous le ferez. Comment huit millions d'électeurs pourraient-ils s'entendre pour distinguer, entre tant de candidats recommandables à divers titres... 261 députés animés du même esprit... et disposés également à compléter la victoire populaire du 20 décembre ? Il importe donc flue le gouvernement éclaire... les électeurs. Comme c'est évidemment la volonté du peuple d'achever cc qu'il a commencé, il faut que le peuple soit mis en mesure de discerner quels sont les amis et les ennemis du gouvernement qu'il vient de fonder. En conséquence, preniez des mesures pour faire connaitre aux électeurs (le chaque circonscription... par l'intermédiaire des divers agents de l'administration, par toutes les voies que vous jugerez convenables... et au besoin par des proclamations affichées dans les communes, celui des candidats que le gouvernement de Louis-Napoléon juge le plus propre à l'aider dans son œuvre réparatrice.

 Le précédent créé par Persigny pour le Corps législatif de 1852 devint la règle du régime et s'étendit à toutes les espèces d'élections. Le gouvernement choisissait un candidat et le désignait aux électeurs comme son candidat par des affiches sur papier blanc en forme d'acte officiel ; l'administration ordonnait à tous ses fonctionnaires et à tous les maires d'user de leur influence pour décider les électeurs à donner leurs voix au candidat officiel.

 

IV. — LE NOUVEAU RÉGIME DE LA PRESSE.

LE régime de la presse l'ut réglé par le décret organique du 17 février. Toutes les libertés acquises depuis trente ans furent supprimées ; on revint au régime de 1822. Aucun journal politique ne pouvait se fonder sans une autorisation préalable du gouvernement ; l'autorisation était exigée pour tout changement de propriétaire, de gérant ou de rédacteur en chef ; ce qui donnait au gouvernement le pouvoir de choisir le rédacteur en chef même des journaux de l'opposition. Il fallait même une autorisation pour publier tout dessin, gravure, lithographie, médaille, estampe, emblème. — Le cautionnement était augmenté : il devait être pour Paris et Lyon de 50.000 francs, de moitié pour les villes au-dessus de 50.000 âmes. — Le droit de timbre était porté de 5 centimes à 6 par exemplaire ; on y joignait un droit de poste de 4 centimes, en tout 10 centimes par numéro — un décret du 1er mars imposa aux journaux étrangers les mêmes droits et un timbre spécial rouge.

Les délits de presse étaient tous jugés par le tribunal correctionnel et la preuve par témoins n'était pas admise. On créait de nouveaux délits : publication du compte rendu des séances du Corps législatif ou des opérations du Sénat, ou procès pour délit de presse, nouvelles fausses (c'est-à-dire déclarées fausses par l'administration), publication de pièces fausses ou mensongèrement attribuées à des tiers, publication d'un article sur une matière politique ou d'économie sociale émanant d'un condamné. Ces formules élastiques permettaient de poursuivre tout ce qui gênait l'administration.

La compression de la presse par les moyens judiciaires, pratique habituelle des moments de réaction (1820, 1829, 1835, 1849), proposée par les juristes du gouvernement (Baroche, Troplong), ne parut plus suffire. On y joignit, sur la proposition de Rouher, semble-t-il, une innovation (dont Persigny a réclamé la paternité) qui, sans rétablir la censure interdite par la Constitution, mettait tous les journaux à la discrétion du pouvoir. Le Président de la République pouvait, par mesure de sûreté générale, suspendre ou supprimer tout journal par un décret. L'administration disposait d'un procédé plus expéditif : le ministre de l'Intérieur ou le préfet pouvait, lorsqu'un article lui déplaisait, envoyer un avertissement motivé au journal, qui devait l'insérer en guise de punition ; après deux avertissements, le ministre par un arrêté pouvait suspendre pour deux mois. Un vétéran du journalisme, Bertin, définit ainsi le système : Le décret me constitue surveillant de mon propre journal, fait de moi un fonctionnaire gratuit chargé... de maintenir l'ordre au profit du gouvernement. Le gouvernement lui-même en indiqua l'esprit dans la circulaire du 30 mars.

Les mesures de répression par voie administrative dérivent du droit d'autorisation. Du moment qu'un journal ne remplit pas les conditions qui lui avaient fait obtenir son autorisation.., le gouvernement... a le droit, de la retirer. Il s'agit d'atteindre les journaux qui, sans s'exposer d'une manière définie aux condamnations judiciaires, n'en seraient pas moins dans les habitudes de leur rédaction un danger pour l'ordre, la religion, la morale.

L'administration recevait d'autres moyens d'action. Le journal était tenu d'insérer sans retard en tête du numéro tous documents, officiels, relations authentiques, renseignements, rectifications, communiqués par un dépositaire de l'autorité publique. Les annonces judiciaires, qui formaient une partie des recettes des journaux, ne devaient être insérées que dans le journal désigné par le préfet.

Ce régime destiné à ne laisser subsister, comme sous Napoléon Ier, qu'un très petit nombre de journaux dociles au gouvernement, fut complété par les décrets du 22 mars sur la profession d'imprimeur et de libraire. Les brevets d'imprimeur et de libraire, obligatoires pour exercer la profession, devaient être conférés par le ministre de la Police. Pour posséder ou employer des presses de petite dimension, il fallait une autorisation préalable, toujours révocable. Rien ne pouvait plus s'imprimer en France contre la volonté des ministres.

 

V. — LA MISE EN VIGUEUR DU RÉGIME.

POUR empêcher toute opposition tacite, on rétablit le serment politique aboli par la Révolution de 48 ; tous les fonctionnaires, et même les députés, durent jurer obéissance à la Constitution et fidélité au Président ; le refus de serment était considéré comme démission.

Le ministre de l'Instruction publique Fortoul (professeur de droit à la Faculté d'Aix) prit des mesures pour soumettre au gouvernement l'Université. Pour rétablir l'ordre et la hiérarchie dans le corps enseignant, il rendit les professeurs de l'enseignement supérieur révocables et volonté par le ministre (9 mars). Pour restaurer la dignité de tenue du personnel enseignant, il interdit aux professeurs de paraître devant les élèves en costume négligé et de laisser pousser leur barbe, attendu qu'il importe que les dernières traces d'anarchie disparaissent (circulaire du 20 mars). L'École Normale fut déclarée coupable de s'être laissé entraîner vers les études de philosophie et d'histoire, et d'avoir négligé pour ces deux spécialités la haute culture littéraire, ce qui lui avait fait oublier les conditions laborieuses et modestes de l'art d'enseigner. On supprima donc les agrégations de philosophie et d'histoire. — L'enseignement fut mis sous la surveillance de l'administration. Les professeurs de Faculté lurent astreints à indiquer d'avance par écrit le plan de leur cours, les professeurs des lycées et collèges à noter chaque jour sur un journal les exercices faits dans la classe.

Pour renforcer la hiérarchie, un décret, visant les règlements de Napoléon Ier, imposa un uniforme obligatoire dans les cérémonies publiques à tous les fonctionnaires de l'Intérieur, y compris les maires et adjoints et les employés supérieurs du ministère ; c'était l'habit bleu à broderie d'or ou d'argent, le gilet blanc, le pantalon bleu ou blanc, le chapeau français à plumes noires et l'épée.

Les maires des petites communes, élus par les conseils municipaux, ne paraissaient pas assez dociles. Un décret donna au gouvernement, comme avant 48, le pouvoir de nommer tous les maires et adjoints et de les choisir en dehors du conseil municipal.

Un décret du 25 mars donna au préfet le droit de décider les menues affaires et de nommer les employés subalternes du département. Ce décret, dit de décentralisation, permettait de prendre à la préfecture beaucoup de décisions qui jusque-là avaient dû venir de Paris. Mais il n'augmentait en rien les pouvoirs des corps élus représentants de l'autonomie locale, il ne faisait que transférer les pouvoirs du gouvernement central à ses agents de province ; ce n'était que de la déconcentration.

Ces décrets furent pris (de janvier à mars) dans le silence de la presse par des ministres enivrés de leur pouvoir, qui, n'étant arrêtés par aucune opinion publique, poussèrent leurs innovations jusqu'au bout de leur fantaisie. Le pouvoir illimité donné aux ministres précisa la Constitution dans un sens absolutiste, sur la presse, les élections et l'administration locale. La crise de terreur d'où sortait ce régime explique son caractère exorbitant ; mais, la crise passée, il allait se perpétuer et faire vivre la France dans la torpeur politique.

La dictature du Président durait encore quand le gouvernement promulgua la Constitution et les décrets, nomma les membres du Sénat et du Conseil d'État et fit élire le Corps législatif.

Dès le 26 janvier parut une liste de 72 sénateurs, quelques-uns anciens ministres de Louis-Napoléon, les autres généraux, anciens pairs ou représentants du parti de l'Élysée à la Législative, pas un homme politique connu ; le chiffre total avec les membres de droit fut de 84.

L'élection au Corps législatif, le 99 février, ne fut guère qu'une formalité. Le gouvernement choisit pour candidats officiels, suivant l'idéal de Morny, des hommes nouveaux, la plupart grands propriétaires ou grands industriels, riches, connus seulement dans leur pays, et désireux de rehausser leur position sociale par un titre ; aucun membre marquant des anciens partis, sauf Montalembert, rallié au Prince pour des motifs de religion. Les royalistes se refusaient à prêter serment au Président. Le comte de Chambord ne consultait plus les parlementaires légitimistes depuis qu'il n'avait plus à compter sur leur influence dans l'Assemblée ; il ne prenait plus conseil que de son entourage de l'exil. Contre l'avis des anciens chefs du parti, il envoya à ses partisans de France l'ordre de n'accepter aucun mandat électif.

Les opposants républicains n'avaient aucun moyen de faire une campagne électorale ; l'imprimeur de leurs affiches aurait risqué d'être privé de son brevet ; les distributeurs de leurs bulletins se seraient exposés à être arrêtés ; les particuliers mêmes risquaient d'être poursuivis comme colporteurs, d'ailleurs beaucoup de maires interdisaient la distribution. On ne pouvait tenir aucune réunion électorale. Dans les 82 départements en état de siège les journaux ne pouvaient rien imprimer que les noms des candidats ; un candidat fut arrêté pour avoir publié une profession de foi. Une note très confidentielle du 12 janvier ordonna aux préfets d'inviter les journaux à s'abstenir de toute discussion au sujet des bulletins électoraux et des futures élections. Une circulaire confidentielle (15 février), prescrivait aux préfets d'exercer leur pouvoir de censure sur les professions de foi, dans la mesure que vous jugerez utile au calme des esprits ; les circulaires devaient se produire librement, mais le préfet pouvait appliquer sa censure si la rédaction lui paraissait de nature à réveiller les passions politiques.

La principale préoccupation des préfets fut de pousser au vote les électeurs : une élection sans concurrent ne les intéressait pas. Les candidats officiels furent élus dans toutes les circonscriptions, sauf 2 où l'administration laissa passer sans concurrent un candidat indépendant, 3 de l'Ouest où il passa des légitimistes, 2 de Paris et 1 de Lyon. A Paris, le Siècle publia une liste de républicains modérés, et, sans avoir fait acte de candidat, Cavaignac et Carnot furent élus. A Lyon, les ouvriers ne vinrent pas voter le premier jour du scrutin, craignant, dit le procureur général, que dans la nuit du dimanche au lundi les urnes fussent ouvertes et leurs bulletins enlevés. Dans la nuit ils colportèrent silencieusement dans toutes les maisons et glissèrent dans les trous de serrure ou sous les portes les bulletins du docteur Hénon, populaire comme médecin et démocrate. Ils vinrent en masse voter l'après-midi du dernier jour. Hénon fut élu ; le procureur en conclut que les sociétés secrètes étaient encore vivantes et bien organisées.

Les socialistes n'ont pas de journaux, leurs lieux de réunion connus ont été fermés, les associations... dissoutes. Les plus importants ont été arrêtés après le 2 décembre... et voilà un candidat qui, sans appui ostensible, se produit secrètement et subitement et arrive au succès, malgré tous les efforts de l'administration.

Les 3 élus républicains ayant refusé de prêter serment, sur 261 membres il y eut 256 députés officiels.

Le 29 mars un décret régla les rapports du Sénat et du Corps législatif avec le Président et le Conseil d'État, et les conditions organiques de leurs travaux. Les ministres préparent les projets de loi et de sénatus-consulte et les soumettent au Président de la République qui les remet au vice-président du Conseil d'État pour les faire élaborer en détail. — Le Sénat est divisé en B bureaux ; il ne vote aucun amendement ; il n'exerce son droit de déclarer un acte inconstitutionnel que si l'acte est déféré par le gouvernement ou dénoncé par une pétition. — Le Corps législatif est divisé en 7 bureaux. Tout amendement doit être remis au Président qui le transmet à la Commission. Un membre ne doit parler que de sa place ; le Prince a fait enlever la tribune.

Le 27 mars, le ministre de la Justice déclara venu le moment de faire cesser les mesures et les juridictions exceptionnelles qu'avait créées le besoin de sauver l'ordre et la civilisation : l'état de siège fut levé et les commissions mixtes cessèrent leurs fonctions.

Le 29, la première session des Chambres du nouveau régime fut ouverte dans des formes qui marquaient la prépondérance du pouvoir exécutif, Les sénateurs et les députés. convoqués non au Palais-Bourbon, mais dans une salle des Tuileries, s'assirent sur des banquettes, dominées par le fauteuil élevé en forme de trône où le Président allait siéger entouré de ministres, de diplomates, de généraux, de magistrats, de dames. Louis-Napoléon lit son entrée pendant une salve de 101 coups de canon et prononça un discours où l'on remarqua cette formule : Depuis trop longtemps la société ressemblait à une pyramide qu'on aurait voulu faire reposer sur son sommet, je l'ai replacée sur sa base. En conclusion il protestait contre le soupçon de vouloir rétablir l'Empire.

Ni les moyens ni les occasions ne m'ont manqué en 48, le 13 juin 1849, le 2 décembre. Je n'accepterais de modifications à l'état présent des choses que si j'y étais entrainé par une nécessité évidente, si les attaques des partis rendaient raisonnable de demander au peuple, au nom du repos de la France, un nouveau titre qui fixât irrévocablement sur ma tête le pouvoir dont il m'a revêtu.... Conservons la République, elle ne menace personne, elle peut rassurer tout le monde.

 

VI. — L'OPPOSITION ET LA RÉPRESSION.

LE bâtiment construit en 48 pour l'Assemblée venait d'être démoli ; le Corps législatif siégea au Palais-Bourbon, dans l'ancienne salle des séances de la monarchie. Le président nommé par le gouvernement. Billault, ancien député orléaniste rallié au Prince depuis 1849, ouvrit la session par un discours contre le régime parlementaire. Mais les députés, nouveau-venus dans la vie publique, n'ayant pour les guider ni ministres ni chefs de groupes, furent amenés, comme les assemblées parlementaires, à critiquer les actes du gouvernement. Le Conseil d'État avait préparé le budget de 183 ; la commission élue par le Corps législatif proposa beaucoup d'amendements, le Conseil d'État les repoussa presque tous. Le Corps législatif n'avait le droit que de rejeter en bloc un chapitre du budget ; la commission, ne voulant ni proposer une mesure si radicale ni approuver l'œuvre du Conseil d'État, dégagea sa responsabilité par un rapport où elle critiquait un système qui l'obligeait à demander les renseignements aux conseillers d'État, qui eux-moines devaient les demander aux ministères ; elle signalait une augmentation de dépenses de 42 millions. Ne pourrait-on pas ne pas dépasser ce qui se faisait sous la monarchie ?

En séance l'opposition fut encore plus nette. Un légitimiste blâma la toute-puissance du Conseil d'État sur le budget et réclama un régime représentatif sérieux. Montalembert loua, devant Louis-Napoléon présent à la séance (22 juin), la monarchie constitutionnelle :

Notre règlement nous a été imposé... nous avons été privés du droit d'élire, non seulement le président et les secrétaires de la Chambre, mais les présidents et les secrétaires des bureaux. On a interdit à la presse... les simples mentions de ce qui se passe au Corps législatif. Nous aurions tout accepté... nous nous disions : Attendons le budget, c'est pour le voter, le discuter, le contrôler que nous existons.... Or le budget est arrivé et tout s'est trouvé impossible.... On vous condamne à voter le budget tout entier ou à le rejeter ; on vous pose cette alternative, tout ou rien.... Je sais très bien... le sort modeste qui nous est réservé par la Constitution ! Nous ne sommes pas des illustrations, elles sont ou elles seront toutes au Sénat, aux termes de la proclamation du 2 décembre. Nous sommes une poignée d'honnêtes gens qu'on a fait venir du fond de leur province pour prêter leur concours au gouvernement en le contrôlant.... Nous sommes une espèce de conseil général à la merci du conseil de préfecture que voilà (montrant le banc des conseillers d'État)... Je ne voterai pas le budget... je ne suis pas libre de voter un budget que je ne puis amender... Je considère comme un mal sérieux l'anéantissement de tout contrôle et l'abaissement du seul corps électif qui existe dans le gouvernement français. Je suis convaincu... que l'opinion publique dont on se croit sûr, se sentira frappée un jour du contraste entre les deux assemblées... une assemblée élective, gratuite, qui demande des économies, et une assemblée amovible et payée qui les refuse.

Montalembert, déjà réconcilié avec les salons par sa protestation contre la confiscation des biens des Orléans, passait ouvertement à l'opposition. Le gouvernement répondit par un message du ministre d'État rappelant aux députés la faiblesse de leurs pouvoirs :

La commission a déclaré persister, malgré l'avis défavorable du Conseil d'État, dans plusieurs amendements... C'est méconnaitre les dispositions formelles... de la Constitution.... Les amendements... doivent être considérés comme non avenus lorsque le Conseil d'État s'est prononcé contre l'adoption. Il n'est donc point permis de les reproduire et le Corps législatif n'a plus que le droit de rejeter le chapitre tout entier.... Le Prince-Président est convaincu que le Corps législatif... ne s'engagera pas dans une voie qui le conduirait à la violation de notre pacte fondamental.

Le Corps législatif, par 75 voix contre 59, vota l'autorisation d'imprimer le discours de Montalembert. La discussion du budget donna lieu à des remarques déplaisantes pour le gouvernement sur les fonds secrets, les travaux du Louvre, la création du ministère de la Police, l'avancement irrégulier donné à Espinasse que le gouvernement justifiait en alléguant que les lois sur l'avancement ne s'appliquaient pas en cas d'action d'éclat. J'ignorais, répondit un légitimiste, que le général eût fait le 2 décembre une action d'éclat. Le gouvernement s'empressa de clore la session (28 juin).

 La vie politique, qui n'était pas encore tout à fait éteinte dans le monde parlementaire, se ranima aussi dans le pays au moment des élections, — non pas celles des conseils généraux et d'arrondissement, où les candidats officiels furent élus presque partout dans une profonde indifférence et avec une proportion d'abstentions énorme : les élections des conseils municipaux, qui intéressaient beaucoup plus les populations, donnèrent aux opposants l'occasion de faire échec à l'administration, soit en réélisant l'ancien conseil, soit en refusant d'élire conseillers le maire et les adjoints nommés par le gouvernement en dehors du conseil. Dans les départements de l'Est où les républicains étaient en forces, Vosges, Haute-Saône, Jura, Yonne, Saône-et-Loire, Loire, Drôme, un grand nombre furent battus, et beaucoup de petites villes élurent des démocrates, parfois grâce aux voix des légitimistes.

La répression avait éloigné ou paralysé le personnel des manifestants. Les procureurs généraux remarquent partout le contraste entre l'agitation des années précédentes et le calme de 1852.

Plus de réunions bruyantes, plus de cris séditieux, plus de chants, plus de discussions politiques. Tout individu qui élève la voix dans un cabaret en est à l'instant expulsé.... On peut compter sur la police faite par les cabaretiers eux-mêmes (Nord). — Les organes démocratiques et légitimistes ont disparu (Poitiers). — Calme complet dans les campagnes. Dans les villes l'esprit d'opposition se borne à blâmer tout ce qui se fait (Gironde).

Mais dans les départements républicains les plus durement frappés, du Centre, du Sud-Est et du Languedoc, ils signalent des manifestations qui ressemblent à des accès de colère (si ce ne sont pas des inventions d'agents de police). Le jour où l'on guillotine les condamnés de Clamecy, les boutiques se ferment en signe de deuil et les exécuteurs sont traités de bourreaux. Dans l'arrondissement de Montluçon, les démagogues se promènent par groupes, affectant une insolente fierté en passant près des fonctionnaires, ils vont même jusqu'à porter publiquement la cravate rouge. Des vignerons de Joigny chantent des chants socialistes ; dans la Drôme, on signale des assemblées secrètes, une affiche en rouge : A bas les aristos ! un peuplier planté par des jeunes gens. — A Béziers, des chants qu'on n'entendait plus depuis le 2 décembre retentissent la nuit.

Le nouveau régime de la presse fonctionnait avec tant de rigueur qu'il y eut en six mois (février-août) 63 avertissements (18 pour les départements). Ce fut le maximum ; le chiffre annuel baissa quand il resta moins de journaux et que les journalistes furent devenus plus dociles. L'esprit de ce système se montre dans un avertissement donné à un journal de l'Indre pour s'être gravement écarté de la modération et de la prudence qui sont les premières conditions de la presse périodique. Des exemples en feront comprendre le but.

La Presse est avertie parce qu'il ne saurait être permis sans outrager à la fois la morale publique et le caractère de la nation de proclamer comme un fait inévitable un attentat sur le chef de l'État.

L'Ami de l'Ordre, parce qu'il altère sciemment au profit d'un intérêt de parti la vérité, historique consacrée par les annales des peuples en général et du peuple français en particulier.

Le Guetteur (de Saint-Quentin), pour avoir reproduit la publication mensongère du Charivari, journal comique qui annonçait ironiquement le rétablissement de la torture pour les prisonniers politiques.

La Gazette du Midi, parce qu'en imprimant en italiques avec affectation les mots peuple et légitime elle manifeste l'intention évidente de tourner eu dérision l'application de ces deux mots.

Le Journal de la Nièvre, pour un article qui tend à dénaturer les actes du gouvernement.

L'Aube, pour avoir fait remarquer la date de la discussion du budget, allusions et insinuations perfides trop évidentes pour qu'il soit perlais à l'autorité de les tolérer.

Le Courrier de la Moselle, parce que ses réflexions... sur les décisions de la commission mixte tendent à porter atteinte à la considération des membres et renferment une énonciation malveillante sur l'effet produit par la mesure. Le Spectateur de Dijon, pour avoir appelé Napoléon missionnaire de la Révolution, article qui outrage la vérité autant que le héros législateur auquel la France a dû son salut.

Le Réformiste, pour une critique acerbe et violente du décret sur les sucres.... Ses articles sont inspirés par un esprit dont la malveillance calculée excite les citoyens à la désaffection du Prince-Président en lui attribuant des idées hostiles aux intérêts de l'agriculture et de l'industrie sucrière.

On veut étouffer toute critique, tacite ou détournée, d'un acte du gouvernement. Il s'agit aussi d'empêcher les journaux, même amis du pouvoir, de publier un fait ou d'émettre une opinion qui peut gêner l'autorité. Le Constitutionnel est averti deux fois parce qu'il persiste déclarer vraie une assertion inexacte, le Pays pour deux appréciations en contradiction avec l'article 42 de la Constitution.

Souvent les avertissements sont employés par le préfet pour empêcher de discuter un acte de l'administration.

Le Progrès de Pas-de-Calais est averti une première fois, pour discussion et appréciation malveillante des actes administratifs de nature à porter atteinte à la considération de l'autorité, une deuxième fuis, parce qu'au lieu de se borner à insérer l'avertissement, il l'a accompagné de réflexions qui renferment, contre l'autorité départementale une menace d'appel devant une puissance désignée sous le titre vague d'autorité supérieure, et qui ne peut être que la personne même du chef de l'État, qu'un sentiment de respect et de haute convenance devraient empêcher de mettre en cause.

Un journal de Béziers, pour une appréciation, aussi injuste que malveillante,  d'un acte de l'autorité municipale a qui dépasse les bornes d'une critique  convenable et modérée.

Un journal de Sens, pour s'être plaint que le préfet ait donné les annonces judiciaires à un concurrent, ce qui constitue un blâme coutre l'autorité supérieure dans un de ses actes administratifs.

Un journal de la Meurthe, parce qu'il tend à affaiblir l'action administrative et à enlever à l'administration son crédit auprès des populations, crédit qui lui est nécessaire pour faire le bien. On ne doit pas, à propos d'individualités... faire intervenir l'administration qui a le devoir de veiller aux intérêts généraux et de les sauvegarder contre l'action dissolvante des partis.

Ici le préfet invoque une théorie morale du rôle de l'administration ; parfois il intervient en arbitre des convenances, chargé de maintenir le bon ton dans la presse de son département ; deux journaux sont avertis pour avoir dépassé les bornes du bon goût.

Dans quelques départements, le droit conféré à tout dépositaire d'une autorité de faire insérer ses communiqués dans les journaux fut employé par les parquets, les maires, les commissaires de police de façon si abusive que le préfet prit des mesures pour se réserver ce droit.

Armé d'un pouvoir illimité sur la presse par les avertissements, sur les particuliers par le droit d'arrestation, investi du pouvoir de décider les affaires locales et de nommer à vingt-six catégories de fonctions, le préfet, représentant politique du pouvoir central et chef suprême de l'administration, devenait le maître du département, comme le Président était maitre de la France. La préfecture devenait le centre de la vie mondaine du chef-lieu. Pour mettre les préfets en état de tenir ce rôle, un décret (1er mai) éleva leurs traitements, reconnus hors de proportion avec l'importance de leurs attributions et le rôle qu'ils occupent, à 40.000 francs pour la première classe (8 préfets), 30.000 pour la deuxième (18), 20.000 pour la dernière.

Le personnel, formé en partie d'hommes nouveaux, en partie d'anciens administrateurs ralliés à Louis-Napoléon, fut soumis à une enquête du ministère de la Police, qui conclut à révoquer 5 préfets, à en déplacer 18 ; il en restait 47 à maintenir quant à présent, et 15 dont la situation ne parait comporter encore ni changement ni révocation, mais que l'une ou l'autre de ces deux nécessités ne tardera pas à atteindre. Les qualités les phis appréciées sont, après le dévouement au Prince, l'habileté, le tact, l'affabilité. Le dédain est visible pour les préfets de la vieille école, qui s'absorbent dans l'administration et laissent de côté la politique. Les plus mauvaises notes sont : vulgaire, grossier, cassant, violent, manque de tact. Ceux qu'il est recommandé de changer sont les légitimistes ou orléanistes qui servent de point d'appui aux anciens partis, les maladroits qui font des excès de zèle, les inexpérimentés, les parcimonieux, ceux qui ont des affaires d'argent fâcheuses.

 

VII. — LA CAMPAGNE POUR LA RESTAURATION DE L'EMPIRE.

DÈS le début de février, Hübner écrivait : L'Empire se fait, l'Empire se fera, l'Empire est fait. Voilà ce que tout le monde se dit. Depuis qu'il avait de l'argent, Louis-Napoléon donnait à sa vie une allure princière. Il s'installait dans les palais royaux, aux Tuileries et au château de Saint-Cloud. Il avait une maison militaire de 7 généraux, 2 colonels, 1 lieutenant-colonel, — une maison civile avec un général pour gouverneur du palais, 1 sous-gouverneur, 2 préfets du palais, un grand maitre des cérémonies, un intendant général, — un secrétariat particulier dont le chef était Mocquart, avocat de Bordeaux, devenu son ami en 1830. — un service de vénerie, un service d'écurie avec cent chevaux, — des maîtres d'hôtel, des valets de chambre, des valets de pied, choisis par Fleury dans l'ancien personnel de Louis-Philippe, pour donner à la maison présidentielle un cachet princier.

 A Paris la société reprenait le train de vie monarchique. On ne fait que dîner en ville et danser, on ne l'ait que s'amuser, écrit Hübner. Les beaux équipages se montraient au Bois, le Président descendait les Champs-Élysées conduisant un phaéton à toute vitesse. En mai on fit la distribution solennelle des aigles, emblèmes du premier Empire, destinés aux drapeaux de Farinée ; les délégués des régiments de toute la France, réunis au Champ de Mars, défilèrent aux cris de : Vive l'Empereur ! Le Président donna aux Tuileries un grand bal auquel les officiers répondirent par un bal de 12.000 invités à l'École militaire. A Saint-Cloud, le 10 août, le Prince donna un dîner élégant où les dames, excepté la princesse Mathilde, appartenaient presque toutes à la colonie étrangère ou au corps diplomatique : depuis le Coup d'État la société française se tenait à l'écart. Le 15 août fut célébrée, pour la première fois, la fête de Napoléon par une salve de canons, un Te Deum à la Madeleine et un feu d'artifice monstre qui représentait le passage du Mont Saint-Bernard. Persigny, qui depuis 1849 se donnait pour rôle d'annoncer l'Empire, déclara ce soir-là au banquet du ministère des Affaires étrangères : L'Empire se fera pour ou contre l'Europe. Il s'étonnait que le Prince hésitât. Un vertige de timidité l'a saisi, disait-il à de Falloux.

Louis-Napoléon voulut tâter l'opinion par une tournée en France. Avant son départ, Persigny, au Conseil des ministres, demanda quelle attitude il devait ordonner aux préfets si les populations criaient : Vive l'Empereur ! Ses collègues protestèrent, ils craignaient la guerre civile, et le Président déclara : Mon voyage doit être une interrogation, je ne veux pas qu'on prépare la réponse. Persigny manda à Paris les préfets des départements du Centre, que le Président allait traverser, et leur ordonna de faire crier : Vive l'Empereur ! Vive Napoléon III !

A Orléans où le préfet n'était pas dans le secret on ne fit pas de manifestation. Les cris de Vive l'Empereur ! commencèrent à Bourges, où le général, prévenu par son ami Maupas, donna l'exemple à la revue ; ils continuèrent à Nevers, Moulins, Roanne, Saint-Étienne. A Lyon, le Président, ayant compris l'origine de ces cris, rédigea et fit imprimer un discours où il refusait l'Empire. Persigny, soutenu par Mocquard et Saint-Arnaud, lui remontra qu'il avait été élu pour délivrer le pays de la République ; la France voulait une dynastie. Napoléon déchira son discours et en fit un autre ; il expliquait le cri de Vive l'Empereur ! qui s'était élevé sur tout son passage.

Ce cri est un souvenir qui touche mon cœur, bien plus qu'un espoir qui flatte mon orgueil.... la prudence et le patriotisme exigent que... la nation se recueille avant de fixer ses destinées.... Si le titre modeste de Président pouvait faciliter la mission qui m'est confiée, ce n'est pas moi qui, par intérêt personnel, désirerais changer ce titre contre celui d'Empereur.

Sur le trajet de Lyon à Marseille, le Président fut salué par des foules énormes ; l'administration avait pris soin d'arrêter d'avance les républicains jugés capables de manifester. A Marseille, on annonça la découverte d'un complot républicain contre la vie du Président ; ce fut une occasion de félicitations. Le Président inaugura la cathédrale en construction par un discours destiné à lui gagner le clergé :

Mon gouvernement, je le dis avec orgueil, est peut-être le seul qui ait soutenu la religion pour elle-même... non comme instrument politique, non pour plaire à un parti, mais uniquement par conviction et par amour du bien qu'elle inspire comme des vérités qu'elle enseigne.

 Le voyage se continua par le Languedoc et le Sud-Ouest, parmi les acclamations et les arcs de triomphe ornés d'inscriptions impériales en latin ou en français. A Toulouse le préfet dit au Prince : Soyez le bienvenu dans ce pays où Charlemagne et saint Louis ont régné. Enfin le 9 octobre, à Bordeaux, où le préfet Haussmann avait organisé une réception enthousiaste, Napoléon, au banquet de la Chambre de Commerce, prononça les paroles décisives :

Pour faire le bien du pays il n'est pas besoin d'appliquer de nouveaux systèmes, mais de donner, avant tout, confiance dans le présent, sécurité dans l'avenir. Voilà pourquoi la France semble vouloir revenir à l'Empire.... Il est une crainte à laquelle je dois répondre. Par esprit de défiance, certaines personnes se disent : l'Empire, c'est la guerre ; moi je dis : l'Empire, c'est la paix. C'est la paix, car la France la désire, et, lorsque la France est satisfaite, le inonde est tranquille.

Le discours de Bordeaux, télégraphié à Paris, y parut l'annonce officieuse de l'Empire. Le Président, à son retour le 16 octobre, trouva une réception de souverain. A la gare l'attendaient les grands corps de l'État, la magistrature, les états-majors, rangés par le grand maitre des cérémonies. Il fit son entrée au son des cloches et du canon et au cri de Vive l'Empereur ! et traversa lentement Paris entre des haies tic soldats par les boulevards garnis d'arcs de triomphe. Hübner nota ce jour-là : Pour la première fois depuis le coup d'État, des gardes nationaux. Le public plutôt indifférent.

Le lendemain 17, le Moniteur disait : La manifestation éclatante qui se produit dans toute la France en faveur du rétablissement de l'Empire impose le devoir au Président de consulter à ce sujet le Sénat. Le Sénat, convoqué le 19 pour donner son avis sur des changements à la forme du gouvernement, se réunit le 4 novembre, et nomma une commission qui présenta son l'apport le 6. Le 7 il vota un sénatus-consulte proposant de rétablir la dignité impériale.

 

 X. — LE PLÉBISCITE DE 1852 ET LA PROCLAMATION DE L'EMPIRE.

LES électeurs lurent convoqués pour le 21 novembre, suivant la même procédure qu'en 1851, à un plébiscite en ces termes :

Le peuple français veut le rétablissement de la dignité impériale dans la personne de Louis-Napoléon Bonaparte, avec hérédité dans sa descendance directe légitime et adoptive, et lui donne le droit de régler l'ordre de succession ainsi qu'il est dit dans le sénatus-consulte du 7 novembre.

Les opposants n'essayèrent pas de lutter. Il y eut beaucoup d'abstentions dans les 3 départements les plus légitimistes de l'Ouest (Morbihan 42 p. 100, Vendée 40, Maine-et-Loire 38) et dans les départements des trois grandes villes républicaines (Marseille 47 p. 100, Bordeaux 32, Lyon 29). Dans le reste de la France, l'administration se félicita de l'augmentation des Oui et de la diminution des Non. Le Corps législatif, réuni le 23 novembre pour le recensement des votes, annonça 7.824.189 Oui, contre 253.145 Non ; et 65 126 nuls.

Le 1er décembre, le Sénat, le Corps législatif, le Conseil d'État se transportèrent en carrosse à Saint-Cloud où résidait le Prince. Le président du Corps législatif lui présenta le résultat du plébiscite et, dans un discours très humble, lui donna le titre de Sire et déclara : La France se livre à vous tout entière. L'Empereur dans sa réponse fit allusion au titre régulier quoique éphémère de Napoléon II (le fils de Napoléon Ier proclamé en 1814). Il s'appelait donc Napoléon mais, pour calmer les craintes que ce chiffre évoquait, il dit :

Non seulement je reconnais les gouvernements qui m'ont précédé, mais j'hérite... de qu'ils ont fait de bien ou de mal.... Mon règne ne date pas de 1815, il date de ce moment même on vous venez de me faire connaître les volontés de la nation.

Napoléon, devenu empereur héréditaire, acceptait l'œuvre de la monarchie et continuait à reconnaître la souveraineté du peuple. La Constitution de 1852 était assez monarchique pour convenir à l'Empire. Un message du Prince au Sénat annonça que la nation venait de manifester sa volonté de rétablir l'Empire.... Le Sénat... sera sans doute d'avis que la Constitution de 1832 doit être maintenue, sauf quelques modifications qui ne toucheront pas ses bases fondamentales. Trois sénatus-consultes réglèrent donc la succession à l'Empire, la liste civile de l'Empereur et les pouvoirs du Corps législatif.

1° L'hérédité fut établie suivant la loi salique dans la descendance masculine. Napoléon III avait le droit d'adopter, à défaut de fils, un descendant des frères de Napoléon Ier, à défaut d'héritier, de régler sa succession par un décret déposé aux archives du Sénat. Sa famille était divisée en deux : la famille impériale, la seule où pût être pris l'héritier, formée des descendants de Jérôme et du mariage autorisé de Lucien (21 personnes), soumise à l'obligation de ne se marier qu'avec l'autorisation de l'Empereur, — la famille civile, formée des descendants des sœurs de Napoléon Ier, les Baciocchi et les Murat. — La famille issue du mariage non autorisé de Lucien n'était pas reconnue.

2° La liste civile fut portée à 25 millions, chiffre obtenu par surprise. La commission du Sénat ne proposait que 12 millions ; Persigny, craignant la simplicité des goûts de Napoléon qui le portait à accepter le rôle d'un Washington couronné, proposa 20 millions au Conseil des ministres. qui refusa. Il s'adressa au président de la commission, Troplong, qui offrit (le faire demander 925 millions s'il était certain de répondre au désir de l'Empereur. Persigny en parla à Napoléon qui le laissa dire, et revint prévenir Troplong que l'Empereur acceptait. La commission vota 25 millions.

3° La Constitution fut modifiée sur trois points où le Corps législatif avait contesté le pouvoir du gouvernement : 1° Le droit de modifier les tarifs de douane, étant une mesure fiscale, semblait appartenir au Corps législatif ; le gouvernement reçut le droit de faire des traités de commerce avec force de loi pour les modifications de tarifs. — 2° Les travaux publics semblaient ne pouvoir être engagés qu'après un vote autorisant les dépenses ; tous les travaux d'utilité publique et toutes les entreprises d'intérêt général durent être autorisés et ordonnés par décret de l'Empereur. — 3° Le budget était voté par chapitres, chacun accepté ou refusé séparément, et les articles votés pour chaque chapitre ne pouvaient être reportés sur un autre ; le budget dut être voté par ministère et la répartition entre les chapitres réglée par décret du Conseil d'État ; il suffirait d'un décret du gouvernement pour autoriser les virements d'un chapitre à un autre.

En compensation, le traitement de 30.000 francs, maximum fixé par la Constitution, était accordé à tous les sénateurs ; les députés, à qui la Constitution refusait toute indemnité, recevraient une indemnité de 2.300 francs par mois pendant la durée de la session. Les traitements des dignitaires et des ministres étaient augmentés. L'Empire commençait par une distribution d'avantages pécuniaires aux grands personnages de l'État.