HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE IV. — LE GOUVERNEMENT PERSONNEL DE NAPOLÉON ET L'EMPIRE AUTORITAIRE.

CHAPITRE PREMIER. — LE COUP D'ÉTAT.

 

 

I. — L'EXÉCUTION DU COUP D'ÉTAT.

LOUIS-NAPOLÉON choisit pour son coup d'État l'anniversaire de la victoire d'Austerlitz, le 2 décembre. Le 1er décembre, jour de réception à l'Élysée, le Président, pour détourner les soupçons, se montra souriant à ses visiteurs ; Morny, au théâtre, se fit voir dans les  loges. A dix heures du soir, le Président réunissait dans son cabinet, outre son secrétaire Mocquard et Persigny, les trois hommes chargés de diriger l'opération. Morny, Saint-Arnaud et Maupas. Il prit un dossier intitulé Rubicon (c'étaient les pièces préparées pour le coup d'État), en souvenir de César, dont il aimait à s'inspirer. Il remit à Morny le décret qui le nommait ministre de l'Intérieur. Il envoya un aide de camp porter le manuscrit de sa proclamation à l'Imprimerie nationale, où l'attendait une équipe de typographes commandés pour un travail exceptionnel ; on partagea la copie entre les ouvriers de façon qu'aucun ne pût voir l'ensemble du texte. Dans la nuit, Saint-Arnaud donna au commandant en chef Magnan les ordres pour les opérations des troupes ; Maupas reçut un par un les commissaires chargés d'arrêter les personnages notables.

On voulait profiter de la nuit pour surprendre à la fois l'Assemblée et le peuple de Paris, paralyser l'Assemblée en fermant son lieu de réunion, mettre le peuple en présence du fait accompli. Pour empêcher la résistance, on devait arrêter dans leur lit tous les chefs de parti jugés capables de grouper les représentants, et faire occuper la ville par les troupes, qu'on savait sures. Le chef d'état-major de la garde nationale avait ordre d'empêcher de battre le rappel.

Entre cinq et six heures du matin, les afficheurs se répandirent dans Paris pour placarder les proclamations, les troupes occupèrent les espaces découverts sur les deux rives de la Seine, quai d'Orsay, place de la Concorde. Champs-Élysées, Tuileries. Au lever du jour on vit affichées sur les murs deux proclamations du Président de la République. La principale, l'Appel au peuple, expliquait l'acte du Président :

La situation actuelle ne peut durer plus longtemps... L'Assemblée... est devenue un foyer de complots... elle attente au pouvoir que je tiens directement du peuple.... Je l'ai dissoute et je rends le peuple entier juge entre elle et moi. La Constitution, le Président l'a fidèlement observée. Ses ennemis sont les hommes qui ont perdu déjà deux monarchies et se préparent à renverser la République... C'est pour déjouer leurs perfides projets, pour maintenir la République et sauver le pays, que le Président invoque le jugement du seul souverain... le peuple. Il lui demande les moyens d'accomplir la grande mission qu'il tient du peuple fermer l'ire des révolutions en satisfaisant les besoins légitimes du peuple... et surtout créer des institutions qui survivent aux boutures.

C'est pour créer ces institutions que le Président demande le pourvoir de rédiger la Constitution dont il indique seulement les traits principaux.

Je soumets à vos suffrages les bases suivantes d'une Constitution que les Assemblées développeront plus tard : 1° Un chef responsable nommé pour dix ans ; 2° Des ministres dépendant du pouvoir exécutif seul ; 3° Un Conseil d'État formé par les Lemmes les plus distingués, préparant, les lois et en soutenant la discussion devant le Corps législatif ; 4° Un Corps législatif discutant et votant les lois, nominé par le suffrage universel sans scrutin de liste qui fausse l'élection ; 5° Une seconde assemblée formée de toutes les illustrations du pays, pouvoir pondérateur, gardien du pacte fondamental et des libertés publiques. Ce plan se recommande de son auteur Napoléon Ier et du plébiscite impérial de 1804 : Ce système créé par le premier Consul... a donné à la France le repos et la prospérité, il les lui garantirait encore.... Si vous préférez un gouvernement sans force, monarchique ou républicain, emprunté à je ne sais quel passé ou à quel avenir chimérique, répondez négativement. Ainsi donc, pour la première fois depuis 1804, vous voterez... en sachant pour qui et pour quoi.... Si vous voyez que la cause dont mon nom est le symbole, c'est-à-dire la France régénérée par la Révolution de 89 et organisée par l'Empereur est toujours la vôtre, proclamez-le en consacrant les pouvoirs que je vous demande. Alors la France et l'Europe seront préservées de l'anarchie... car tous respecteront, dans l'arrêt du peuple, le décret de la Providence.

La proclamation aux soldats leur indique leur rôle politique et fait appel à leurs rancunes contre les républicains et les royalistes :

Soyez fiers de votre mission, vous sauverez la patrie, car je compte sur vous, non pour violer les lois, mais pour faire respecter la première loi du pays, la souveraineté nationale, dont je suis le légitime représentant.... En 1830 comme en 1848, on vous a traités en vaincus. Après avoir flétri votre désintéressement héroïque, on a dédaigné de consulter vos sympathies et vos vœux, et cependant vous êtes l'élite de la nation.

Le colonel Espinasse, chargé d'opérer contre l'Assemblée, fit entourer le Palais-Bourbon, poster des sentinelles à toutes les issues, et envoya des commissaires arrêter les deux questeurs jugés capables d'action. Puis il fit sonner trois coups de clairon, signal convenu pour dire : L'affaire est réussie. En même temps les commissaires de police allaient arrêter à leur domicile 14 représentants et 6 républicains, surtout des chefs de parti (comme Thiers) et des militaires (Cavaignac, Changarnier, Charras, Bedeau, Lamoricière).

A sept heures du matin, Morny prit possession du ministère de l'Intérieur, sans que le ministre en fonction dit été révoqué ni même averti. Pour empêcher de donner l'alarme, on fit occuper les imprimeries, supprimer ou surveiller les journaux, garder les clochers et crever les tambours de la garde nationale.

Vers dix heures, le Président, accompagné du roi Jérôme, son oncle, de Saint-Arnaud et de Magnan, et suivi d'une escorte d'officiers supérieurs, alla passer en revue les troupes campées de l'Élysée aux Tuileries ; il avait remis aux généraux pour le distribuer aux soldats tout l'argent qu'il possédait (moins de 5.000 fr. qu'on lui avait prêtés).

 

II. — LES ESSAIS DE RÉSISTANCE LÉGALE.

LES représentants, arrivant au Palais-Bourbon pour la séance, se heurtent aux soldats qui les repoussent ; plusieurs sont arrêtés. Mais les officiers n'ont pas reçu d'instructions ; en face des représentants, ils semblent intimidés ou indécis.

Un groupe réuni chez O. Barrot rédige une déclaration, signée de 30 membres, qui constate la violence apportée par les ordres du Président à la réunion de l'Assemblée, et déclare le Président déchu. Un autre groupe, pénétrant par une porte secrète dans le logement du président Dupin, l'oblige è venir dans la salle des séances, à prendre une écharpe et à protester devant la gendarmerie mobile ; un représentant lit l'article 18 de la Constitution ; le commandant répond qu'il obéit aux ordres de ses chefs. Dupin dit : Nous avons le droit, mais ces messieurs ont la force, partons !

 Le groupe le plus nombreux se cherche un endroit où tenir séance ; Daru amène une centaine de représentants chez lui, rue de Lille. Cochin, adjoint au maire du Xe arrondissement (formé alors par le faubourg Saint-Germain), leur envoie offrir la mairie et la protection du général Lauriston, colonel de la garde nationale de ce quartier légitimiste. Vers onze heures, 300 représentants environ, la plupart membres de la droite, dont deux vice-présidents, sont rassemblés dans la mairie du Xe, au carrefour (le la Croix-Rouge. Ils se constituent en Assemblée. Berryer propose un décret qui est voté sans discussion à l'unanimité et signé de tous les assistants : L'Assemblée décrète que Louis-Napoléon est déchu de la Présidence de la République. Le pouvoir exécutif passe de plein droit à l'Assemblée nationale. Un républicain propose d'envoyer dans les faubourgs dire que l'Assemblée, au nom du droit, fait un appel au peuple. On crie : La loi ! pas de révolution !

Bientôt arrivent les soldats. L'Assemblée essaie pendant plusieurs heures d'opposer la légalité é la discipline militaire. 1° Ce n'est d'abord qu'un sergent avec une escouade ; le président Benoît d'Azy réclame le commandant du bataillon. 2° Un capitaine se présente, le président lui annonce le décret de déchéance qui oblige tous les dépositaires de la force publique à obéir à l'Assemblée ; l'officier répond qu'il a des ordres. On lui dit qu'à peine de forfaiture il est tenu d'obéir ; il répond qu'il est un instrument. On lui lit l'article 68 de la Constitution : il réplique : L'article 68 n'est pas fait pour moi. Mais il se retire pour en référer à ses supérieurs. L'Assemblée vote un décret qui enjoint au général Magnan de mettre des troupes à sa disposition et nomme commandant en chef le général Oudinot, (lu parti de l'ordre, qui prend pour chef d'état-major un républicain, le capitaine Tamisier. 3° Un sous-lieutenant de chasseurs d'Afrique survient, il a l'ordre de disperser la résistance. On lui lit le décret de nomination du général, Oudinot l'avertit qu'il doit obéir et qu'il va lui être donné un ordre écrit. L'officier demande qu'on fasse venir ses supérieurs. 4° Deux commissaires de police viennent dire au bureau qu'ils ont ordre de faire évacuer la mairie. 5° Enfin arrivent des officiers, avec ordre du général Magnan de faire occuper la mairie, d'en laisser sortir les représentants et d'arrêter ceux qui refuseraient. Au nom du pouvoir exécutif, ils somment la réunion de se dissoudre. Les soldats entrent dans la salle et en font sortir les représentants. Le général Ferry, dans la cour, attend de les voir partir ; Oudinot proteste. Ferry répond : Nous sommes militaires, nous ne connaissons que nos ordres. Il emmène les représentants à la caserne du quai d'Orsay. On les y garde jusqu'au soir, puis on les envoie en voitures cellulaires à la prison de Mazas ou aux forts du Mont-Valérien et de Vincennes.

Une Haute cour, formée de membres de la cour de Cassation, était chargée par la Constitution de juger le Président au cas où il porterait atteinte à l'Assemblée. Convoquée au Palais de Justice, elle est sommée de se disperser. Le soir elle se réunit chez son président, rend un arrêt qui constate le délit, les placards affichés sur les murs... et l'emploi de la force militaire, nomme un ministère public chargé de requérir, et cite le Président inculpé de haute trahison. Puis elle s'ajourne au lendemain. Le lendemain, attendu que les obstacles matériels à l'exécution de son mandat continuent, elle s'ajourne définitivement.

La résistance légale s'était brisée contre la force armée. Le pouvoir exécutif avait détruit le pouvoir législatif. L'armée avait fait la révolution au profit de son chef. Hübner écrivait ce soir-là :

La ville avait la physionomie particulière d'une révolte militaire. Elle me rappelait Lisbonne aux jours de pronunciamiento ; partout des troupes, les soldats gais et bons enfants avec l'expression que donne la conscience d'être les maitres

Le coup avait réussi par surprise. Quoique depuis un an on ne parlât que de coup d'État, tout le monde... semblait pris au dépourvu (Hübner). Le soir du 2 décembre le coup d'État semblait terminé et réduit à une opération de police illégale contre l'Assemblée.

Le Président restait seul maitre. Le 3 décembre, dans la matinée, il constitua le premier ministère du nouveau régime : Saint-Arnaud et Morny seuls gardèrent leurs postes, les autres furent les notables du parti de l'Élysée, Roulier, Fould, Magne. Le Moniteur publia le décret qui convoquait le peuple français à un plébiscite, et la liste des membres de la Commission consultative chargée de préparer la Constitution.

 

III. — LA RÉSISTANCE ARMÉE AU COUP D'ÉTAT À PARIS.

LE même jour une résistance inattendue transformait le caractère du coup d'État et en aggravait considérablement la portée. Les représentants républicains, réunis la veille, avaient décidé d'appeler le peuple aux armes. L'appel, imprimé et affiché le soir même du 2, ne parlait que de défendre la Constitution ; car les ouvriers de Paris n'aimaient pas l'Assemblée qui avait supprimé le suffrage universel.

Louis-Napoléon est un traître ! Il a violé la Constitution. Il s'est mis lui-même hors la loi.... Que le peuple fasse sou devoir, les représentants républicains marche nt à sa tête.

Un comité de résistance, formé vers minuit, se donna rendez-vous dans un café pour soulever les ouvriers du faubourg :Saint-Antoine, quartier classique des insurrections républicaines.

Le 3 décembre, vers neuf heures du matin, quelques représentants de la Montagne ceints de leurs écharpes sortirent avec un groupe d'amis dans le faubourg Saint-Antoine en criant : Aux armes ! Vive la République ! Vive la Constitution ! Au coin de la rue Sainte-Marguerite ils dressèrent une barricade faite d'une charrette, un omnibus, deux petites voitures, barricade symbolique destinée seulement à donner l'exemple de la résistance ; ils désarmèrent deux postes et leur prirent quelques fusils. Une colonne de soldats arriva de la Bastille ; les représentants, se portant en avant de la barricade, les engagèrent à s'arrêter ; les soldats, se détournant des représentants, continuaient à marcher, lorsqu'un d'eux tomba atteint d'un coup de fusil tiré de derrière la barricade ; la troupe répondit par une décharge qui tua un représentant, resté sur la barricade, le docteur Baudin.

Cet épisode, qui passa alors presque inaperçu, fut raconté par un des assistants, le représentant Schœlcher, avec un trait destiné à devenir célèbre. Un moment auparavant, un ouvrier aurait dit à Baudin :

Croyez-vous que nous allons nous faire tuer pour vous garder vos vingt-cinq francs par jour ?Vous allez voir, répondit-il, comment on meurt pour vingt-cinq francs. Le mot n'est attesté par aucun témoin sûr et paraît fabriqué. Mais il est vrai que les ouvriers du faubourg ne se soulevèrent pas, soit par indifférence pour le sort de l'Assemblée, soit parce qu'ils savaient la résistance impossible — ils n'avaient plus d'armes depuis leur défaite de juin 1848.

L'insurrection républicaine commença l'après-midi dans les quartiers ouvriers de Saint-Martin et de Saint-Denis. On y afficha un appel aux travailleurs signé d'un Comité central des corporations, les engageant à se rallier autour de la minorité de l'Assemblée contre le nouveau César et ses prétoriens. Les insurgés élevaient dans les rues étroites et tortueuses des barricades qu'ils défendaient à peine ; quand la troupe avait passé, ils les occupaient de nouveau, essayant de fatiguer les soldats. Le préfet de police, Maupas, trompé par les rapports d'agents trop zélés, crut à une insurrection générale. Il envoyait à Morny des dépêches affolées. Les sections socialistes, munies de bombes portatives à la main, allaient attaquer la préfecture de police ; il demandait du canon.

Le gouvernement fit afficher deux arrêtés, — l'un du préfet de police déclarant interdits tout rassemblement, toute lecture en public, tout affichage d'écrit politique, — l'autre du ministre de la Guerre :

Vu la loi sur l'état de siège, tout individu pris construisant ou défendant une barricade ou les armes à la main sera fusillé. Cette décision sans précédent (car l'état de siège ne confère pas à l'autorité militaire le droit de fusiller sans jugement) était précédée d'une proclamation :

Les ennemis de l'ordre et de la société ont engagé la lutte ; ce n'est pas contre le gouvernement... qu'ils combattent, mais ils veulent le pillage et la destruction.... Habitants de Paris ; Pas lie curieux inutiles dans les rues, ils gênent les mouvements des braves soldats qui vous protègent de leurs baïonnettes.

Morny et Saint-Arnaud, hantés par le souvenir des insurrections victorieuses de 1830 et 18-18, reprirent la tactique de Cavaignac en juin : éviter les opérations de détail et garder l'armée concentrée pour une manœuvre de masse. Morny engagea le général Magnan il laisser les insurgés s'engager tout il fait et des barricades sérieuses se former, pour ensuite écraser l'ennemi et le détruire. Il lui écrivait le 3 :

Je vous répète que le plan des émeutiers est de fatiguer les troupes pour en avoir bon marché le 3e jour. C'est ainsi qu'ou a en 27-29 juillet, 22-24 février. Il faut ne pas exposer les troupes, les faire entrer et loger dans les maisons...  Il n'y a qu'avec une abstention entière, en cernant un quartier et le prenant par famine ou en l'envahissant par la terreur qu'on fera la guerre de ville.

Le soir, Morny tint conseil avec Saint-Arnaud et les généraux et fit adopter sa tactique. Les troupes évacuèrent les quartiers de l'est. J'abandonne Paris aux insurgés, écrivit Magnan, je les laisse faire des barricades : demain, s'ils sont derrière, je leur donnerai une leçon.

Les représentants républicains s'étaient réunis par groupes en différents points : la principale réunion rédigea une déclaration des représentants du peuple restés libres. Vu l'article 68 de la Constitution, ils décrétaient Louis-Bonaparte déchu de ses fonctions tous citoyens et fonctionnaires publics tenus de lui refuser obéissance, et requéraient toutes les autorités d'aider à exécuter l'arrêt rendu le 3 décembre par la Haute cour de justice qui déclare L. Bonaparte prévenu de crime de haute trahison. — C'est ainsi que, pour le rendre plus frappant. ils présentaient l'arrêt de procédure de la cour.

Le soir, les républicains, laissés maîtres des quartiers de l'est, eurent l'impression d'une victoire. Même sur les boulevards une foule compacte, en partie formée de bourgeois, accueillit par des cris de : Vive la République ! le régiment de lanciers qui se repliait vers la rue de la Paix. Hübner écrivait le 3 :

Les faubourgs semblent peu disposés soit à offrir, soit à accepter la bataille ; ils préfèrent fatiguer les soldats. Aussi commence-bon à douter de la réussite du coup d'État. Au ministère des Affaires étrangères on ne s'en cache pas.

 Le 4 décembre fut la journée décisive. Dans la matinée, les quartiers ouvriers de la rive droite jusqu'à la porte Saint-Denis se garnirent de barricades défendues surtout par des ouvriers républicains, peu nombreux (1200 hommes probablement). Les républicains occupèrent même vers midi une mairie du faubourg Saint-Martin où ils trouvèrent des armes, d'autres se firent remettre leurs fusils par les bourgeois de la garde nationale. Maupas effrayé faisait dire à Morny :

Les nouvelles deviennent tout à fa graves. Les insurgés occupent les mairies, les boutiquiers leur livrent leurs armes.... Laisser grossir maintenant serait un acte de haute imprudence.... Il faut le bruit et l'effet du canon, et il les faut tout de suite. —

Les boulevards étaient pleins de curieux et de promeneurs, beaucoup de femmes et d'enfants (c'était un jeudi et il faisait beau), beaucoup de gens aux balcons ; dans les cafés et dans les clubs (cercles), des jeunes gens de la bourgeoisie, des journalistes, des employés, hostiles au coup d'État. Morny fit dire à Magnan : Je vais faire fermer les clubs des boulevards. Frappez ferme de ce côté. Entre une et deux heures l'armée se mit en marche, en 3 colonnes, en tout 30.000 hommes, chacun avec 60 cartouches. Une division s'avança par la rive gauche, où on avait tenté quelques barricades, jusque dans le quartier latin. Une autre division, venant de l'Hôtel de Ville, balaya les rues Saint-Martin et Saint-Denis.

La colonne la plus forte (3 brigades d'infanterie, régiments de cavalerie, 15 canons) remonta les boulevards depuis la Madeleine. La foule, refoulée sur les trottoirs, criait : Vive la République ! L'avant-garde enleva sans peine les petites barricades jusqu'à la porte Saint-Denis. Le gros de la colonne se massa sur les boulevards. Tout à coup, les soldats énervés, croyant avoir entendu un coup de fusil parti d'une fenêtre, firent une décharge générale sur la foule, les cafés, les fenêtres, tuant des promeneurs, des femmes, des enfants, des gens dans les boutiques. Un officier d'artillerie, sans ordres, fit tirer le canon contre une maison. Le feu dura dix minutes, sans que le général Canrobert parvint à l'arrêter. Le rapport de Magnan le reconnaît.

Les troupes qui faisaient pour la première fois la guerre de rues ont été trop facilement émues des coups de fusil qui leur venaient des fenêtres. Elles y ont répondu par des fusillades inutiles.

Hübner rend ainsi l'impression des étrangers présents à Paris :

Soudain, sans raison apparente, les soldats... firent des décharges sur les passants de la rue, les balcons et les fenêtres. Le feu, ouvert sur le boulevard des Italiens, augmenta à mesure que la cotonne avançait.

Un capitaine anglais qui regardait par la fenêtre d'un hôtel et publia dans le Times un récit appelle la fusillade une énigme complète pour tous les habitants de l'hôtel, et l'attribue à une panique. Le public français préféra l'expliquer par une distribution de vin et dire que les soldats étaient ivres.

Magnan avait donné l'ordre de ne pas faire de prisonniers, les soldats en firent pourtant. Mais beaucoup d'hommes, pris avec un fusil ou avec les mains noires derrière les barricades ou dans les maisons d'où on avait tiré, furent fusillés sur place, ou au Champ de Mars. Le chiffre des victimes n'est pas connu sûrement ; un employé de la préfecture de police a dressé une liste de 191 morts, en majorité ouvriers ; le Moniteur a donné 380 tués. La troupe eut 27 tués, 181 blessés.

Le 5 décembre les troupes occupaient les rues ; sur les boulevards les magasins étaient fermés, la circulation interdite ; Marner résumait la situation qu'il faisait dater du 4 décembre : Louis-Napoléon est devenu le maître de la France... avec et par l'armée. En 1830 c'est la bourgeoisie qui a vaincu, en 48 le peuple, le 4 décembre 1851 l'armée.

 La résistance détourna les coups du gouvernement sur les républicains. Les membres conservateurs de l'Assemblée arrêtés le 2 décembre furent relâchés, les représentants républicains furent exilés par décret. Beaucoup de républicains qui n'avaient pris aucune part à la résistance furent arrêtés. Comme les prisons de Paris étaient pleines, on les entassa dans les casemates des forts, en attendant de décider de leur sort.

 

IV.  — LA RÉSISTANCE ARMÉE EN PROVINCE.

DANS les départements on apprit successivement le coup d'État, la réunion de l'Assemblée, le décret de déchéance, la décision de la Haute cour, l'appel de la minorité républicaine, les barricades, les combats, la fusillade des boulevards ; on resta quelque temps incertain ou mal renseigné sur les chances de la lutte. Les royalistes n'eurent ni les moyens ni le désir de résister. Les républicains, déjà préparés à exiger par la force l'application de la Constitution pour 1852, se trouvèrent prêts à combattre pour défendre la Constitution violée. Mais, faute de communications avec leurs représentants restés à Paris, ils agirent sans direction générale, par petits soulèvements locaux. Au contraire de tous les mouvements républicains, celui de 1851 ne se lit ni dans les grandes villes ni dans les régions ouvrières ; le parti y était trop désorganisé par la répression organisée depuis 1849. Il n'y eut que des manifestations, aussitôt réprimées (à Strasbourg, Metz, Nancy, Lille, Reims, Dijon. Orléans).

La résistance fut l'œuvre des campagnes et des petites villes des régions rurales du Sud-Est, du Sud-Ouest et du Centre, où les républicains étaient habitués à opérer en commun pour les élections. Dans chaque pays les gens des bourgs et les paysans s'armèrent comme ils purent et marchèrent sur le chef-lieu du département ou de l'arrondissement, sans bien savoir ce qu'ils y feraient. Partout où le préfet ou le sous-préfet disposa de quelques soldats, les insurgés, avant d'atteindre le chef-lieu, rencontrèrent la troupe mieux armée qui les dispersa. Dans quelques petites villes où l'autorité civile était désarmée, ils furent quelques jours maîtres du pouvoir : dans le Centre à Clamecy, — dans le Sud-Ouest à Villeneuve-sur-Lot, Marmande, Auch, Mirande, — en Languedoc à Béziers et Bédarieux ; — dans le Sud-Est à Forcalquier et Digne. Mais les nouvelles reçues du reste de la France découragèrent la résistance, et, quand les troupes arrivèrent, les insurgés se dispersèrent et s'enfuirent ; des colonnes mobiles de soldats traquèrent les fugitifs dans les montagnes et les bois.

Le gouvernement, maître de tous les moyens de publicité, profita du grand nombre de ces petits soulèvements pour les présenter comme une insurrection socialiste concertée dans toute la France par les sociétés secrètes. Il mit en état de siège 32 départements, plus du tiers de la France. En réalité il n'y avait eu de vrais troubles que dans une vingtaine de départements : dans le Centre, l'Allier, la Nièvre, et une petite partie du Cher, de l'Yonne et du Loiret ; — dans le Sud-Ouest, le Lot, le Lot-et-Garonne et le Gers ; — dans le Languedoc, les Pyrénées-Orientales, l'Hérault, le Gard, l'Ardèche ; — dans le Sud-Est, le Var, les Basses-Alpes, les Bouches-du-Rhône, la Vaucluse, la Drôme ; aucun au nord de la Loire ni dans l'Ouest, sauf un mouvement local (à la Suze dans la Sarthe), aucun dans l'Est, sauf le Jura et Saône-et-Loire.

Les paysans, qu'on n'avait jamais vus en France dans les insurrections politiques, furent nombreux dans les bandes, et ils eurent pour adversaires les grands propriétaires chefs du parti de l'ordre. On put dire que c'était la jacquerie prophétisée depuis un an — Hübner écrit le 8 décembre : dans le Midi des jacqueries d'un caractère féroce —. Le gouvernement se servit de cette impression pour dissimuler au public le but du mouvement, et se poser en sauveur de la société.

D'un soulèvement politique contre un gouvernement déclaré illégal, il fit une révolte sociale, une explosion de haine des classes inférieures. A Paris, Saint-Arnaud proclama que les insurgés voulaient le pillage et la destruction. Morny propagea cette interprétation dans toute la France par une circulaire publique du 10 décembre :

M. le préfet. Vous venez de traverser quelques journées d'épreuves ; vous venez de soutenir en 1851 la guerre sociale qui devait éclater en 1852. Vous avez dû la reconnaître à son caractère d'incendie, de brigandage et d'assassinat. Si vous avez triomphé des ennemis de la société, c'est qu'ils ont été pris à l'improviste et que vous avez été secondé par les honnêtes gens.

Les journaux conservateurs, seuls restés libres, racontèrent les pillages, incendies, viols, assassinats, cruautés, actes commis par les insurgés et parlèrent de repris de justice, comme après les journées de juin, de malfaiteurs et surtout de jacquerie. Une statistique des professions des individus arrêtés (dressée par la justice militaire) montre au contraire que les paysans ne fournirent pas même le tiers des insurgés : sur plus de 26.000 individus, 5.423 cultivateurs et 1.850 journaliers. La masse consistait en artisans des bourgs et des petites villes, cordonniers (1.607), maçons (733), charpentiers (271), forgerons (467), boulangers (415), tisserands (462), tailleurs (688), tanneurs (238), qui ont formé jusqu'aujourd'hui le gros du parti radical. Elle était grossie par les professions où s'est toujours recruté l'état-major du parti, avocats (225), médecins (325), pharmaciens (92), officiers ministériels (168), employés de commerce (616), aubergistes (990), rentiers (1.570) ; assez peu d'instituteurs (261) relativement à leur nombre et pour une guerre sociale qu'on les accusait d'avoir prêchée. Parmi ces ennemis de la société on ne relevait que 8 vagabonds.

Partout les insurgés suivirent des chefs bourgeois. Là où ils furent maîtres du pouvoir, ils ne prirent que des mesures politiques pour maintenir l'ordre, analogues aux mesures prises en février 1848 ; à moins qu'on ne regarde comme des actes de guerre sociale l'abolition de l'impôt sur les boissons décrété dans les Basses-Alpes ou l'ordre donné aux boulangers de Bédarieux de cuire du pain et de le porter à la mairie pour nourrir les ouvriers sans travail : car, si les ouvriers ont dû quitter leurs ateliers, c'est que le peuple victorieux... est obligé de veiller à la défense de l'ordre, de la famille et de la propriété.

Les désordres commis par ces bandes saris chefs officiels, sans discipline, furent remarquablement exempts de violences contre les personnes et les propriétés. Les procès très sévères faits plus tard aux insurgés ne relevèrent que des actes ordinaires de guerre civile, réquisitions, arrestations, dévastations, saris caractère social ; deux ou trois meurtres d'adversaires politiques (dans la Nièvre) ; — dans le Var, des archives de notaires brûlées, des courriers arrêtés, des caisses saisies, des notables conservateurs emmenés en otages. — à Bédarieux le massacre de quelques gendarmes odieux à la population ; aucun viol, aucun incendie. Les assassins guillotinés à Clamecy et à Bédarieux n'étaient accusés que de meurtres politiques. Ce qu'on présenta comme des crimes de malfaiteurs socialistes n'était que des vengeances d'hommes du peuple républicains exaspérés par deux années de vexations.

 

V. — LE PLÉBISCITE DE DÉCEMBRE 1851.

LA proclamation du 2 décembre annonçait au peuple que le Président allait lui poser officiellement une question. Par un décret du 3 le peuple français fut solennellement convoqué dans ses comices, le 14 décembre, pour accepter ou rejeter le plébiscite suivant :

Le peuple français veut le maintien de l'autorité de Louis-Napoléon Bonaparte et lui délègue les pouvoirs nécessaires pour établir une constitution sur les bases proposées dans la proclamation.

Tout citoyen âgé de vingt et un ans avait droit de vote (contrairement à la loi du 31 mai) et devait l'exercer dans la même forme que sous Napoléon Ier ; dans chaque commune deux registres, l'un d'acceptation, l'autre de non-acceptation, resteraient ouverts une semaine ; les votants y inscriraient leur nom. Une circulaire de Morny aux préfets annonçait que l'Assemblée avait été dissoute aux applaudissements de toute la population de Paris, et leur ordonnait d'envoyer aux maires un modèle du registre de vote et de remplacer immédiatement les juges de paix, maires et autres fonctionnaires dont le concours ne serait pas assuré. — Dans ce but vous demanderez à tous les fonctionnaires publics de vous donner par écrit leur adhésion à la grande mesure que le gouvernement vient d'adopter.

Pour les militaires et les marins le vote commença aussitôt ; presque tous votèrent sur registres ; chaque corps de troupes, brigade de gendarmerie, équipage de navire, avait les siens. Mais le vote public fut accueilli à Paris comme un procédé de contrainte et le gouvernement craignit des scandales ; beaucoup d'officiers avaient voté non. Le soir de la fusillade des boulevards, le roi Jérôme écrivit à son neveu : Le sang français coule. Arrêtez-le par un sérieux appel au peuple. Renoncez au vote par registres. Un décret daté du 4 décembre annonça :

Le scrutin secret actuellement pratiqué paraissant mieux garantir l'indépendance des suffrages, le vote se fera par bulletin manuscrit ou imprimé portant : Oui ou Non. Le Président ordonnait de brûler les registres de vote des militaires pour rassurer ceux qui, ayant donné un vote négatif, pourraient craindre qu'il n'exerçait une fâcheuse influence sur leur carrière.... Je veux ignorer les noms de ceux qui ont voté contre moi.

Le système des adhésions écrites ne fut pas non plus maintenu. Les préfets avertirent bientôt que les magistrats inamovibles montraient peu d'empressement à signer, prenant leur opposition, qui à cause de leur inamovibilité ne compromet pas leur position, pour une... preuve de leur indépendance. Le gouvernement ordonna de ne plus demander d'adhésion écrite qu'aux juges de paix et aux procureurs généraux, fonctionnaires amovibles. Louis-Napoléon est intéressé à ce qu'il n'y ait parmi les magistrats qu'un petit nombre de non-adhérents.

Le résultat du vote était certain. La masse des paysans était dévouée au nom de Napoléon. Les royalistes, effrayés par la nouvelle des jacqueries, acceptaient la dictature de Louis-Napoléon défenseur de l'ordre contre l'anarchie. L'orléaniste de Barante écrivait (20 décembre) :

Si le coup de main s'était borné à dissoudre l'Assemblée, à mettre 300 députés en prison, à supprimer la liberté de la presse, je doute que l'assentiment public fût venu le sanctionner. Mais la répression de la jacquerie a changé l'état de la question.

Le comité légitimiste, après avoir discuté la tactique, refusa également de voter Oui et de voter Non, et décida à l'unanimité de conseiller l'abstention. Presque tous les chefs catholiques se rallièrent ouvertement. Veuillot approuva le coup d'État. Montalembert accepta de faire partie de la Commission consultative nommée par le Président et publia, dans l'Univers, une lettre pour conseiller de voter Oui.

Je commence par constater que l'acte du 2 décembre amis en déroute tous les révolutionnaires, tous les socialistes, tous les bandits de la France et de l'Europe. C'est à mon gré une raison plus que suffisante pour que tous les honnêtes gens s'en réjouissent et que les plus froissés d'entre eux s'y résignent.... Voter contre Louis-Napoléon, c'est donner raison à la révolution socialiste.... C'est appeler la dictature des rouges à remplacer la dictature d'un prince qui a rendu depuis trois ans d'incomparables services à la cause de l'ordre et du catholicisme.... S'abstenir, c'est... abdiquer la mission des honnêtes gens.... Voter pour L. Napoléon, ce n'est pas approuver tout ce qu'il a fait ; c'est choisir entre lui et la ruine totale de la France.... C'est armer le pouvoir temporel, ]e seul possible aujourd'hui, de la force nécessaire pour dompter l'armée du crime, pour défendre nos églises, nos foyers, nos femmes, contre ceux dont les convoitises ne respectent rien... qui visent aux propriétaires et dont les balles n'épargnent pas les curés....

Les adversaires du gouvernement ne purent discuter le plébiscite dans les journaux réduits au silence par l'état de siège, ni même distribuer librement des bulletins ; plusieurs préfets interdirent la distribution ou exigèrent une autorisation spéciale. Barante écrivait d'Auvergne :

Nos habitants de la campagne... étaient assez portés à s'abstenir.... Le juge de paix est venu leur expliquer que tous ceux qui ne voteraient pas seraient mal notés. Le maire... a ajouté qu'ils seraient regardés comme des malfaiteurs.

Le vote se fit dans chaque commune, suivant le système du temps, par appel nominal des électeurs le 21 décembre et contre-appel le 22 de ceux qui n'avaient pas voté, ce qui explique peut-être le nombre énorme de suffrages : l'abstention, constatée par l'appel, ne passait pas inaperçue. Les résultats réunis aux chefs-lieux de département, puis centralisés à Paris, furent constatés (du 24 au 31) par une commission de recensement divisée en sept bureaux. Les chiffres proclamés officiellement furent : 7.439.216 Oui, 646.737 Non, 36.880 bulletins nuls. Ce nombre de Oui, très supérieur à celui des suffrages du 10 décembre 1848, était si invraisemblable qu'il parut suspect aux républicains ; les correspondants des journaux étrangers, à défaut des journaux français réduits au silence, exprimèrent des doutes sur la sincérité de l'addition. Les procès-verbaux détaillés, conservés presque tous aux Archives nationales, permettent de vérifier, et prouvent que le résultat n'est pas une fraude. Les chiffres exacts semblent être : 7.143.393 Oui. 392.506 Non. Le vote a certainement été fictif dans les communes, assez nombreuses, où le chiffre des votes est identique au chiffre des inscrits. Mais ce sont des communes rurales, surtout de la région du Nord-Est (Aube, Marne, Haute-Marne, Meuse, Meurthe), où il n'y avait pas d'opposants, et le total de ces voix n'atteint pas 33.000.

La répartition des votes par communes ne donne presque aucune indication ; il est impossible de distinguer parmi les votes négatifs les républicains des légitimistes et, dans plusieurs pays où le parti républicain était fort, les procureurs généraux disent que les républicains, terrorisés par les arrestations, ont voté Oui pour apaiser les autorités (c'est apparent dans le Centre). Les campagnes ont voté Oui presque à l'unanimité. Presque tous les Non ont été donnés par les villes : Lyon, Marseille, Lille, Bordeaux, Reims, Limoges, et par les pays républicains, surtout de l'Est (Bourgogne, Jura, Dauphiné) et du Midi (Vaucluse, Gard, Hérault, Aude, arrondissement de Florac, Pyrénées-Orientales, Gers, Lot-et-Garonne, Tarn) ; mais partout les Oui ont une forte majorité. Un seul canton dans toute la France a voté Non (1.023 contre 724) : Vernoux, dans l'Ardèche, où la population était en majorité protestante et républicaine. L'Algérie n'a qu'une petite majorité de Oui (7.603 contre 6.458). L'armée d'Algérie donne 31.403 Oui, 13.680 Non. L'autorité, pour expliquer ce chiffre scandaleux, dit que la division de Constantine renferme un grand nombre d'hommes envoyés en Afrique parce qu'ils professaient hautement dans leurs régiments en France des opinions anarchiques ; des régiments entiers y ont même été envoyés pour ce motif.

Le président de la commission, Baroche, en annonçant au Président le résultat (31 décembre) ajouta : Rétablissez en France le principe d'autorité trop ébranlé depuis cinquante ans ; combattez ces passions anarchiques qui attaquent la société jusque dans ses fondements.... Que la France soit enfin délivrée de ces hommes toujours prêts pour le meurtre et le pillage. Le coup d'État fait contre l'Assemblée au nom de la souveraineté du peuple devenait une guerre contre les républicains au nom du principe d'autorité. Le Prince répondit dans le même esprit :

La France a compris que je n'étais sorti de la légalité que pour rentrer dans le droit. Plus de 7 millions de suffrages viennent de m'absoudre en justifiant un acte qui n'avait d'autre but que d'épargner la France et à l'Europe peut-être des années de troubles et de malheurs. — Satisfaire aux exigences du moment par un système qui reconstitue l'autorité sans blesser l'égalité c'est jeter les véritables bases du seul édifice capable de supporter plus lard une liberté sage et bienfaisante.

L'autorité d'abord, dans l'avenir une liberté limitée, cette formule allait devenir le programme du règne.

 

VI. — LA RÉPRESSION.

DEPUIS le 2 décembre, les autorités administratives, judiciaires, militaires avaient par toute la France fait arrêter des suspects. Après la dispersion des insurgés, les colonnes mobiles amenèrent des prisonniers, et on continua à emprisonner sur dénonciations. La moitié de la France dénonce l'autre, écrivait George Sand. La statistique de l'autorité militaire fixe le total des individus arrêtés à 26884.

Il ne parut pas possible de faire juger tant de prisonniers, même par les conseils de guerre. Le gouvernement, comme après les journées de juin, leur appliqua des mesures sommaires. Morny avait pris les devants. Par une circulaire du 7 décembre, il demandait aux préfets la liste... des chefs de sociétés secrètes de leur département, de leurs principaux affidés et de tous les meneurs du parti socialiste qui à un moment donné peuvent pousser à l'insurrection. — Le décret du 8 décembre donna aux préfets le pouvoir de transporter à Cayenne ou en Algérie sans jugement les repris de justice en rupture de ban. La même mesure sera applicable aux individus reconnus coupables d'avoir fait partie d'une société secrète. Ces misérables sont pour la plupart connus de vous. C'était : 1° assimiler aux condamnés de droit commun tous les membres d'une société politique républicaine : 2° transférer à l'administration les pouvoirs judiciaires sur les gens en rupture de ban : 3° remplacer la peine légale de la détention par la transportation.

La circulaire du 20 décembre sur les mesures à prendre contre les repris de justice en rupture de ban et les fauteurs de sociétés secrètes, publiée au Moniteur, entretint l'opinion publique dans cette confusion entre criminels libérés et républicains militants, que les magistrats commettaient de bonne foi. Elle l'aggravait par l'interprétation des termes.

La loi range au nombre des sociétés secrètes toutes les associations politiques qui existent sans avoir accompli les formalités prévues par le décret du 27 juillet 48. Si donc des réunions de ce genre venaient il se former, vous séviriez avec vigueur coutre ceux qui en feraient partie. Les Comités directeurs de Paris ont pour coutume d'envoyer dans les départements des émissaires chargés d'établir des centres de propagande et de pervertir l'opinion. Ces agents dangereux doivent être arrêtés et incarcérés... Un certain nombre de communes subissent le joug de quelques-uns de ces hommes qui ne doivent leur domination qu'à la terreur qu'ils inspirent. Les perquisitions et les saisies qui ont eu lieu sur plusieurs points auront dé faire découvrir la preuve de leur affiliation aux sociétés secrètes. Ils devront subir les conséquences de leur position.... Enfin vous vous souviendrez que le décret du 8 décembre met en vos mains une arme dont vous pouvez vous servir sans hésitation à l'égard de tous les individus qui tombent sous le coup de celte haute mesure de sûreté générale.

Ainsi quiconque avait assisté à une réunion où on avait parlé politique était réputé membre d'une société politique, et, toute société républicaine étant réputée secrète, tout assistant é une réunion républicaine était passible des mesures expéditives employées contre les malfaiteurs en rupture de ban, — avec cette différence qu'on n'avait pas besoin, pour le frapper, de se référer à un jugement antérieur contre lui. La confusion entre réunion et association, évidente ici, comme dans la loi de 1818, donnait au préfet le pouvoir de déporter tous les républicains.

Le sort des membres de l'Assemblée fut réglé d'abord par le décret du 9 janvier 1852 : 5 convaincus d'avoir pris part aux insurrections récentes devaient être déportés à Cayenne (un seul fut déporté, en Algérie) ; 65, tous républicains, furent expulsés de France avec défense d'y rentrer sous peine de déportation, comme chefs reconnus du socialisme ; 18 (dont 6 républicains) étaient éloignés momentanément de France, comme s'étant fait remarquer par leur violente hostilité contre le gouvernement. Les autres partis ne furent frappés que par l'éloignement momentané de quelques orléanistes (dont Thiers) et de cinq généraux (dont Changarnier). Le Moniteur expliqua que leur présence en France pourrait empêcher le calme de se rétablir.

La circulaire de Morny (11 janvier 1852) étendit le système à tous les républicains en complétant le caractère arbitraire des décisions et en insistant sur l'échelle des peines.

Les préfets devaient envoyer la liste de tous les hommes hostiles au gouvernement pris les armes à la main, ou qui se sont désignés eux-mêmes en fuyant, ou ont été découverts par les investigations de la justice ou de l'administration. Il n'y avait pas besoin d'un délit ni même d'un acte, les opinions avérées peuvent suffire. Ils seraient, suivant l'évidence des charges qui pèsent contre eux répartis en trois catégories (celles du décret du 9), destinées, 1° à la transportation, 2° au bannissement, 3° à l'éloignement, en ajoutant dans une 4e les hommes qui n'auraient pu entrer dans la 3e, mais qu'il y avait intérêt à éloigner momentanément de leur département.

Les explications qui précèdent, vous disent assez que les mots convaincus d'avoir pris part... n'entrainent pas ta nécessité d'un jugement. C'est l'appréciation administrative substituée à l'appréciation des tribunaux qui devra vous guider.... Le nombre des coupables ne permet pas de procéder contre eux par les voies de la justice ordinaire.... Les débats... constitueraient un nouveau danger public, et le souvenir... des agitations excitées par les procès politiques impose au gouvernement l'obligation d'user d'un droit qui dérive du plus grand des devoirs, celui d'assurer le salut du pays.

 

VII. — LES COMMISSIONS MIXTES.

TROIS espèces d'autorités avaient opéré des arrestations : les préfets par voie administrative sur les personnages réputés dangereux, les magistrats par voie judiciaire sur les individus inculpés de crimes, les commandants par voie militaire sur les prisonniers faits par la troupe. Elles commencèrent par procéder séparément dans une confusion qui rendait inévitables les conflits et les lenteurs. Les trois ministres de l'Intérieur, de la Justice, de la Guerre, de qui relevaient ces trois autorités, finirent par se concerter pour expédier cette masse encombrante de prisonniers. Le ministre de l'Intérieur ordonna (29 janvier) aux préfets de relâcher les égarés, c'est-à-dire les gens sans convictions politiques. Puis une circulaire commune des trois ministres ordonna de créer dans chaque département une commission formée d'un représentant de chacun des trois ministères : pour l'Intérieur le préfet, pour la Justice le procureur général ou le procureur de la République du chef-lieu, pour la Guerre l'officier supérieur commandant des troupes.

Le but est de mettre un terme aux difficultés qu'ont fait naitre les nombreuses arrestations et de voir la société délivrée de pernicieux éléments. Le gouvernement veut qu'il soit statué dans le plus bref délai possible sur le sort de tous les individus compromis dans les mouvements insurrectionnels ou les tentatives de désordre... depuis le 2 décembre.

La commission départementale — c'est son nom officiel, dans l'usage on l'appelle commission mixte, — n'est pas un tribunal. Elle siège il la préfecture où doivent être centralisés les documents de diverses provenances, toutes les pièces de procédure, d'information, procès-verbaux. Elle ne prononce pas de jugement elle compulsera tous les documents mis à sa disposition... et prendrait l'égard de chaque inculpé une décision, qui sera transcrite sur un registre avec les motifs à l'appui et signée des trois membres. Elle ne renverra aux conseils de guerre que les individus convaincus de meurtre ou tentative de meurtre ; elle ne transportera à Cayenne que les repris de justice.

Les commissions mixtes fonctionnèrent dans 8 départements, toute la France, excepté la Corse et trois départements bretons où il ne restait personne à expédier. La commission devait mener à la fois deux opérations : l'une de forme judiciaire, statuer sur le sort d'individus compromis dans les troubles et qualifiés inculpés comme s'il s'agissait d'un jugement ; l'autre purement politique, débarrasser la société des gens présumés dangereux, mais qui n'avaient commis aucun acte.

Cette combinaison insolite inquiéta plusieurs magistrats ; ils communiquèrent leurs scrupules à leur ministre.

Peut-on prononcer une peine contre des détenus... qui n'ont été arrêtés que par mesure de police et de précaution, parce qu'ils étaient connus comme chefs du socialisme ou signalés comme violemment hostiles au gouvernement ou désignés comme pouvant troubler l'ordre établi ? La circulaire ne parle que des gens compromis dans les mouvements... depuis le 2 décembre ; et ceux-là n'ont pu se compromettre ainsi... : on les avait mis sous les verrous.... Que faire de tous ces hommes dangereux, plus dangereux peut-être que des insurgés, non moins pervers... fauteurs émérites d'insubordination, ne connaissant aucun frein Les rendre à la liberté ? L'opinion publique s'alarmera. — Peut-on frapper les inculpés relâchés par les préfets en vertu de leurs pleins pouvoirs ? — Qui peut-on transporter en Guyane comme repris de justice ?

A tous on fait la même réponse, résumée dans cette formule du dossier où sont réunies leurs lettres :

Étendue des pouvoirs des commissions mixtes : il est DISCRÉTIONNAIRE (souligné deux fois). La commission peut statuer sur les individus arrêtés par ordre administratif uniquement parce que leur position et leurs antécédents les rendaient dangereux pour l'ordre public ; — les individus arrêtés comme chefs du socialisme, — tous ceux qui par leurs actes, leurs discours, leurs menées, ont, même antérieurement au 2 décembre, préparé les populations au désordre, au mépris du principe d'autorité... et à la haine et à l'envie contre les classes riches.

La décision est prise en secret, sur des documents écrits ou des renseignements privés, sans entendre le détenu, sans lui donner aucun moyen de se défendre ou même de rectifier une erreur. Ce n'est qu'une mesure de sûreté que le pouvoir exécutif reste maître de modifier ; aussi la commission ne doit-elle pas fixer la durée de la transportation, parce qu'elle ne prononce pas une peine et que le gouvernement restera toujours maitre... d'atténuer la mesure prise ou de la faire lever.

Le motif de la décision inscrit au registre n'a pas la valeur obligatoire des considérants d'un jugement motivé. Quelques commissions, peu chargées d'affaires, ont, il est vrai, rédigé sur chaque cas une notice décrivant les actes et les antécédents du détenu ; il y en a même qui ont employé indûment les termes de sentence et jugement, et l'une (Hautes-Alpes), qui a fait comparaître les détenus, les a entendus dans leurs moyens de défense. Mais dans les départements où la commission avait à prendre des décisions par centaines, elle a réduit le motif à une formule de quelques mots.

Les mesures que pouvait prendre la commission étaient fixées par le gouvernement : Renvoi en conseil de guerre pour les meurtres, Renvoi devant les tribunaux correctionnels ou au parquet, —Transportation A Cayenne, — Transportation en Algérie, divisée en deux catégories, l'une appelée Algérie +, avec emprisonnement dans un fort ou un camp, l'autre appelée Algérie —, avec liberté de choisir sa résidence, Expulsion définitive de France avec défense de revenir sous peine de transportation, — Éloignement momentané, — Internement dans une ville de France autre que celle du domicile avec interdiction d'en sortir, — Mise sous la surveillance de la police dans la ville de son domicile avec défense d'en sortir sans autorisation, — Mise en liberté.

La statistique militaire des individus arrêtés ou poursuivis (datée du 30 septembre 1853) donne un total de 26.884 : il diffère peu du chiffre indiqué par une note du préfet de police (du 27 janvier 1853) trouvée en 1870 dans les papiers de l'Empereur (26.612). Les contemporains eurent l'impression d'un nombre plus élevé — Jules Simon parle de 100.000, Lanjuinais dit qu'il y a eu 20.000 déportés ou internés dans la Nièvre où la statistique compte 801 transportés et 550 internés —. C'est l'erreur ordinaire quand on évalue un chiffre de victimes.

Le total se répartit ainsi : Renvoyés aux conseils de guerre 247, en police correctionnelle 645, au parquet 45, dans une maison de correction 29 : — Transportés à Cayenne 239, Algérie + 4.519. Algérie — 5.032, expulsés 980, éloignés momentanément 640, internés 2.827, mis sous surveillance 5.197, mis en liberté 5.857.

Les départements les plus frappés sont ceux où se sont produits les soulèvements : dans le Sud-Est le Var (3.147), les Basses-Alpes (1.609), la Drôme (1.614), en Languedoc l'Hérault (2.840), dans le Sud-Ouest le Lot-et-Garonne (881), le Gers (937), dans le Centre la Nièvre (1 506), le Cher (937), l'Yonne (1.167). Mais la rigueur des décisions n'est en rapport ni avec la gravité des troubles ni avec la force du parti républicain : elle a dépendu du caractère personnel des membres de la commission investis d'un pouvoir discrétionnaire. Dans quelques départements personne n'a été relâché sans être mis en surveillance. La proportion des transportations en Algérie, faible dans la plupart des départements, est énorme dans le Gers (455 sur 464), le Lot-et-Garonne (109 sur 881), la Nièvre (803 sur 1.500), l'Yonne (413 sur 1.167).

 Les motifs de ces décisions forment un mélange de griefs matériels et d'appréciations morales où se manifeste la confusion d'où sont nées les commissions mixtes. On a voulu à la fois frapper les républicains qui ont agi dans les soulèvements et ceux qu'on juge capables d'agir. Mais l'opération s'est faite sous l'empire de ce mélange confus, de haine politique et de réprobation morale, qui animait les magistrats à la répression depuis 1849, et dans le démocrate libre penseur leur faisait voir un ennemi de la société plus malfaisant qu'un malfaiteur vulgaire. Voici sur quel motif on décide de transporter à Cayenne un avocat d'Épinal :

Cet homme est dangereux par la ténacité de ses opinions, son fanatisme politique, la résolution de son caractère, et la hardiesse qu'il apporterait dans l'exécution de projets insurrectionnels. Il a toujours été affilié à des sociétés secrètes, mais son habitude de conspirer lui fait trouver les moyens d'échapper à toutes les investigations qui établiraient péremptoirement ces relations.... La population entière... verrait avec satisfaction sa transportation.

Les décisions ont dépendu aussi des relations personnelles ; des chefs d'insurgés bourgeois ont été épargnés comme appartenant à une famille honorable, ou parce que des amis bien en cour ont intercédé pour eux ; tandis que des hommes du peuple sans protecteur ont été transportés. La hâte, l'inégalité, la passion insultantes ajoutèrent beaucoup à l'odieux de mesures cruelles et illégales par elles-mêmes. Ainsi s'explique la haine dont la France républicaine a poursuivi les magistrats des commissions mixtes.

L'inégalité de la répression l'ut encore accrue par le procédé employé pour en atténuer la rigueur. Louis-Napoléon n'avait ni ordonné ni même bien connu la persécution organisée par Morny ; enclin à la clémence, il désirait réduire le nombre des victimes. Il envoya (27 mars) trois commissaires, chacun dans une région, avec pouvoir de réviser les décisions. La mission fut exécutée de façon très différente. Quentin Bauchart, conseiller d'État, dans le Sud-Est, accorda 3 441 grâces. Le général Canrobert, officier timoré, n'en accorda que 727 dans le Centre. Le colonel Espinasse, dans le Sud-Ouest, n'en accorda que 300 et remit un rapport hostile à toute clémence :

Les commissions mixtes n'ont péché que par excès d'indulgence.... Les grâces individuelles que vous avez accordées ont produit le plus mauvais effet. Le parti entier des anarchistes avait relevé la tête ; ceux des inculpés qui restaient encore entre les mains de la justice avaient interrompu ou rétracté les aveux qui faisaient connaitre à l'autorité les plans el l'organisation des sociétés secrètes.

Le coup d'État était par lui-même une opération d'une grande portée, puisqu'il enlevait à la France le régime représentatif et la rejetait sous le gouvernement personnel absolu ; mais cet absolutisme ne devait être que passager. La répression, par le souvenir atroce qu'elle laissa aux républicains, les rendit à jamais irréconciliables ; elle consolida dans les régions les plus démocratiques de la France une opposition inébranlable, qui devait empêcher l'Empire de devenir un régime définitif.