HISTOIRE DE FRANCE CONTEMPORAINE

 

LIVRE II. — L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE.

CHAPITRE PREMIER. — LE GOUVERNEMENT DE L'ASSEMBLÉE ET DE LA COMMISSION EXÉCUTIVE.

 

 

I. — LA CRÉATION DE LA COMMISSION EXÉCUTIVE ET L'ORGANISATION DE L'ASSEMBLÉE.

COMME la salle des députés était trop petite pour la nouvelle Assemblée, on avait construit dans la cour du Palais-Bourbon un bâtiment provisoire. La salle (les séances, longue de trente-sept mètres, large de vingt-sept, était remplie par dix rangées de banquettes disposées en étages. C'étaient des banquettes en noyer à dossier, recouvertes de serge verte, divisées en sièges par de simples tringles garnies de serge. ; devant chaque siège, une planchette servait de pupitre. Sur le pourtour régnait une galerie à laquelle on accédait par des allées en escaliers qui partageaient la masse des sièges en dix-huit sections. Les  tribunes très grandes pouvaient contenir un public de 672 auditeurs ; la presse y avait 90 places. L'acoustique de cette salle improvisée fut trouvée mauvaise ; la voix de l'orateur à la tribune portait mal.

Le gouvernement avait prescrit aux représentants un uniforme imité de la Convention : l'habit noir, le gilet blanc rabattu sur le revers, le pantalon noir et une ceinture tricolore en soie garnie d'une frange en or à grains d'épinards, à la boutonnière un ruban rouge où étaient dessinés les faisceaux de la République. Les membres du Gouvernement provisoire furent seuls à le porter.

L'Assemblée entra en séance le 4 mai pendant que les canons des Invalides tiraient une salve de 21 coups. Les membres du Gouvernement provisoire arrivèrent en corps ; leur président, Dupont, remit solennellement les pouvoirs du gouvernement à l'Assemblée désormais souveraine. La majorité manifesta ses sentiments républicains par une motion :

L'Assemblée nationale... déclare, au nom du peuple français, à la face du monde entier, que la République proclamée le 24 février est et restera la forme du gouvernement de la France.

Les représentants debout crièrent : Vive la République ! L'acclamation fut répétée 17 fois, dit-on. Puis l'Assemblée en masse sortit sur le péristyle et acclama la République à la face du ciel, devant la foule qui répondit par le même cri. Ainsi fut symbolisée l'acceptation de la République parisienne par la France incarnée dans l'Assemblée, et l'acceptation de l'Assemblée française par le peuple de Paris.

Après l'élection du bureau, chacun des membres du Gouvernement provisoire lut un long rapport sur ses actes. Puis, en attendant la Constitution, on régla le pouvoir exécutif ; l'Assemblée, par respect pour la séparation des pouvoirs, ne voulait pas l'exercer elle-même. La proposition de proroger le Gouvernement provisoire fut rejetée à une grande majorité, pour ne pas laisser deux socialistes au pouvoir. Les hommes du National ne voulaient pas d'un chef unique, qui eût été certainement Lamartine, l'élu de dix départements ; ils firent créer une Commission exécutive de cinq membres.

Sur l'élection de la Commission, la majorité se divisa. Ledru-Rollin, compromis par ses commissaires et ses circulaires, n'avait pour lui qu'une minorité. Mais Lamartine, pour maintenir la solidarité avec ses collègues et récompenser Ledru-Rollin de sa conduite au 16 avril, déclara qu'il n'accepterait d'être élu qu'avec lui. La majorité se résigna, mais marqua son hostilité par la différence du chiffre de voix entre les cinq élus. Les candidats du National, Arago, Garnier-Pagès, Marie, eurent 725, 715, 702 voix ; Lamartine n'en eut que 643, Ledru-Rollin 458 (10 mai). La Commission exécutive élut président Arago et tint ses séances au Petit-Luxembourg ; elle fut, comme le Directoire, un souverain collectif qui opérait en corps et nommait des ministres. Elle délibérait en Conseil, tenait un procès-verbal de ses séances et faisait appeler individuellement les ministres dont elle avait besoin ; après le 27 mai, elle tint deux fois par semaine un Conseil des ministres. Les ministères occupés par ses membres devenant vacants, elle donna l'Agriculture à Flocon, les Finances à Duclerc, déjà sous-secrétaire d'État, la Guerre au général Cavaignac, rappelé d'Algérie, les autres ministères aux ministres en fonctions et à des hommes du National.

L'Assemblée s'organisa pour le travail. Elle créa 18 grands comités permanents (de plus de 30 membres), organes d'étude et d'enquête, où les représentants se faisaient inscrire suivant leur préférence. Chaque comité, chargé d'une espèce d'affaires (Finances, Travail, Cultes, etc.), recevait des communications écrites ou orales, et faisait des propositions à l'Assemblée. Pour le travail courant, les représentants étaient répartis par tirage au sort entre les bureaux ; on créait pour chaque affaire une commission ou un comité spécial, distinct des grands comités, mais qui parfois s'occupait de la même question (ce fut le cas du Comité du travail et du Comité des travailleurs).

Les représentants, presque tous hommes nouveaux sans expérience parlementaire, ne trouvaient aucun cadre de parti organisé. Les anciens députés de l'opposition dynastique avaient pris siège à droite, Barbès et ses amis, suivant la tradition de la Montagne révolutionnaire, sur le banc le plus élevé à l'extrême gauche ; tout le reste était une masse flottante. Il se créa bientôt des réunions hors séance ; les hommes de même opinion s'y groupaient pour délibérer sur la conduite à tenir, un bureau élu convoquait et dirigeait la réunion.

La première réunion, convoquée par les républicains démocrates pour discuter la formation du pouvoir exécutif, se tint d'abord dans l'Assemblée au 14e bureau et, depuis le 14 mai, dans une maison de la rue des Pyramides. — Marrast et ses amis du National fondèrent bientôt la réunion du Palais-National (Palais-Royal), qui groupa la plupart des républicains modérés et attira même plusieurs démocrates de la rue des Pyramides. Elle dépassa 300 membres et jusqu'au 10 décembre garda la majorité dans l'Assemblée. — La réunion de la rue des Pyramides se disloqua bientôt. Un petit groupe de démocrates fonda la réunion du Palais des Beaux-Arts. L'extrême gauche fonda la réunion de la rue de Castiglione, dont les archives furent saisies pendant les journées de juin ; transférée plus tard rue Taitbout, elle devint la réunion des représentants Montagnards. — Les conservateurs orléanistes et catholiques s'organisèrent plus tard dans la réunion de la rue de Poitiers, qui groupa tous les hommes du parti de l'ordre.

Ces réunions ne furent que des groupes sans discipline, dont les membres ne se sentaient pas liés par les décisions communes. Les votes dans l'Assemblée dépendirent toujours des impressions de séance, il n'y eut jamais que des majorités de hasard, unies par un sentiment temporaire.

 

II. — LE CONFLIT ENTRE L'ASSEMBLÉE ET LE PEUPLE DE PARIS.

LE parti de l'ordre, les républicains des départements, les hommes du National s'unissaient dans la peur du socialisme et la défiance envers le peuple de Paris. La majorité se groupa d'abord contre les institutions créées en février pour apaiser les ouvriers. Elle manifesta ses sentiments en accueillant Louis Blanc par des rumeurs et en rejetant sans examen sa proposition de créer un ministère du Progrès. On lui reprochait d'avoir excité les ouvriers à la révolte en leur inspirant des espoirs chimériques. Une phrase d'un de ses discours à la Commission du Luxembourg faisait scandale, d'autant plus qu'elle avait été supprimée dans le compte rendu officiel du Moniteur : Étant presque enfant, j'ai dit... : Je n'oublierai pas que j'ai été un des plus malheureux enfants du peuple.... Et j'ai fait, contre cet ordre social qui rend malheureux un si grand nombre de nos frères, le serment d'Annibal.

Les clubs prirent l'initiative de l'opposition. Le club de la Révolution invita (5 mai) les membres du Gouvernement provisoire à conserver par mesure dictatoriale l'exercice du pouvoir exécutif jusqu'à ce qu'ils aient vu l'Assemblée à l'œuvre... et sachent si, réellement, elle mérite la confiance des vrais républicains. Le Comité de centralisation, qui avait remplacé le Club des clubs désorganisé, décida une manifestation suivant le procédé employé pour agir sur le Gouvernement provisoire. Une réunion des démocrates socialistes convoquée par affiche près de l'Étoile le 12 mai décida de se rendre ii l'Assemblée sans armes le lb mai avec une pétition pour la Pologne. L'Assemblée répondit (12 mai) par un décret qui interdisait d'apporter une pétition dans la salle.

Ni Barbès, ni Blanqui n'approuvaient la manifestation. Blanqui, le 13, essaya de calmer la Société républicaine qui voulait venir en armes. Mais, comme il a dit en 1849, le peuple n'est pas un automate. J'ai dit : Vous voulez aller à la manifestation. Allons-y, mais prenons garde aux sottises. Barbès (le 14) déconseilla la manifestation, qui risquait d'être détournée de son but par certains hommes — il pensait à Blanqui — ; son club décida de s'abstenir. Il semble bien que ce fut un mouvement spontané. Le nom de la Pologne est magique et soulève le peuple de Paris, disait Blanqui (en 1819). Ce mot, écrit Lamartine, signifiait, pour le peuple, oppression d'une race humaine et vengeance de la tyrannie.

Le 15 mai, la foule, réunie sans armes à la Bastille, se mit en marche au cri de Vive la Pologne ! sans savoir exactement si elle allait à la Madeleine ou au Palais-Bourbon, ni ce qu'elle allait faire. C'était une manifestation pacifique et désordonnée, une étourderie populaire, a dit Lamartine. La Commission exécutive fit poster des gardes nationaux et la garde mobile autour de l'Assemblée et dans les Champs-Élysées. Elle ne se risqua pas à faire battre le rappel de la garde nationale. Trois membres de la Commission restèrent en permanence au Luxembourg, siège du gouvernement ; Lamartine et Ledru-Rollin allèrent à l'Assemblée. L'Assemblée ouvrit sa séance à midi et se mit à discuter les pétitions pour la Pologne déposées les jours précédents.

 

III. — L'ENVAHISSEMENT DE L'ASSEMBLÉE (15 MAI).

LA colonne des manifestants, en tête les délégués et les ouvriers des clubs, dépassa la Madeleine, malgré les membres du comité révolutionnaire qui voulaient l'arrêter, et arriva au pont de la Concorde. Le général en chef de la garde nationale. Courtois, vieil officier républicain protégé du National, n'osa pas employer la force. La colonne franchit le pont, soit que la quatrième légion chargée de le garder se soit laissé devancer par les manifestants, soit que Courtois, touché par le cri : Vive le général du peuple ! ait ordonné à ses hommes de laisser passer le peuple. La foule arriva devant la grille du Palais-Bourbon, la trouva entr'ouverte ou la força. et envahit les tribunes d'où elle chassa le public. Puis les manifestants, se laissant glisser en s'accrochant aux corniches, descendirent dans la salle au milieu des représentants.

Le président Buchez, vieux médecin, perdit la tête ; il ne leva pas la séance, et resta sur son siège. Les envahisseurs en profitèrent. Raspail monta à la tribune, lut la pétition, et engagea le peuple à défiler, puis à sortir. Barbès essaya de rendre la manifestation régulière. Vous êtes venus exercer votre droit de pétition, vous avez bien fait.... Pour que l'Assemblée ne semble pas violentée, il faut vous retirer. Mais la foule était déjà trop confuse pour suivre aucune direction.

Les représentants, restés silencieux sur leurs bancs qu'ils croyaient être un poste de danger, voyaient, dans la poussière et le vacarme, les envahisseurs agiter des drapeaux, se pousser et se battre au pied de la tribune, s'asseoir à côté d'eux et s'amuser à les regarder. Blanqui, hissé à la tribune, parla, et d'autre chose que de la Pologne.

Il y a aussi la question du travail et de la misère. Le peuple réclame de l'Assemblée qu'elle s'occupe instamment... de donner de l'ouvrage et du pain à ces milliers de citoyens qui en manquent aujourd'hui.

La foule restée dans la cour s'agitait ; les huissiers vinrent prier Barbès et Louis Blanc d'aller la calmer ; ils parlèrent par une fenêtre. Barbès, enivré par le, souvenir des pétitionnaires défilant à la barre de la Convention, saisit l'occasion de rendre au peuple un de ses droits :

Citoyens, je vous félicite d'avoir reconquis votre droit de pétition. Il ne vous sera plus contesté désormais. Je vais, comme en 92 et 93, réclamer pour vous les honneurs de la séance et le droit de défiler devant l'Assemblée. Puis vous vous retirerez.

Louis Blanc déclara les vœux des travailleurs légitimes, mais supplia le peuple de laisser l'Assemblée délibérer en paix. La foule, se précipitant vers l'escalier, envahit la salle des Pas Perdus, enleva Barbès et Louis Blanc, et les porta en triomphe.

Barbès épuisé rentra dans la salle des séances et parvint à la tribune. Il invita l'Assemblée à faire droit à la pétition présentée par le peuple : La cause de la Pologne est la nôtre. Il demanda le départ d'une armée pour la Pologne, un impôt de un milliard sur les riches et le renvoi des troupes hors de Paris. Ici le Moniteur, dans sa troisième édition, place l'interruption anonyme : Tu te trompes, Barbès, c'est une heure de pillage qu'il nous faut. Ce mot, ajouté après coup, — aucun des assistants ne l'avait entendu, — fit impression en France ; il résumait l'idée que la bourgeoisie se faisait de la Révolution sociale.

Pendant ce temps au Luxembourg la Commission exécutive, avertie des événements, faisait battre le rappel de la garde nationale. Barbès, entendant le tambour, s'écria : Qui a donné l'ordre de battre le rappel ? Qu'il soit déclaré traille à la patrie ! On força Buchez à écrire sur un chiffon de papier : Ne faites pas battre le rappel.

Le tumulte durait depuis trois heures ; les manifestants ne savaient plus que faire. Tout d'un coup, à quatre heures nu quart, un ouvrier orateur de club, Huber, déséquilibré et suspect de relations avec la police, dit du haut de la tribune : Au nom du peuple trompé par ses représentants, l'Assemblée est dissoute. Cette déclaration transformait la manifestation en un coup de force contre l'Assemblée nationale. Elle déconcerta les chefs du parti. Tu as tort, dit Barbès à Huber. De Flotte, l'officier de marine révolutionnaire, repoussa Huber et dit : Non, l'Assemblée n'est pas dissoute ; crions : Vive l'Assemblée ! On arracha le président Buchez de son fauteuil et on jeta dans la salle des listes de noms d'un Gouvernement provisoire : Barbès, Louis Blanc, Ledru-Rollin, Flocon, Caussidière, Albert.

Alors, croyant l'Assemblée dissoute, les manifestants s'en allèrent par les quais des deux rives de la Seine jusqu'à l'Hôtel de Ville ; en tête des deux colonnes marchaient Barbès et Albert. Le colonel Rey, ami de Barbès, gardait la brille. Rey, cria Barbès, laisse-nous entrer ; il n'y a plus de Chambre, nous sommes comme au 24 février. Sur son refus, la foule escalada la grille et envahit l'Hôtel de Ville. Barbès et Albert furent portés par la foule dans une salle où l'on jetait par la fenêtre des listes de Gouvernement provisoire formées de noms différents ; quelques-unes portaient le nom de Blanqui. Ne me parlez pas de Blanqui, dit Barbès ; s'il vient, je lui casse la tête.

Les gardes nationaux, rassemblés par le rappel, trouvèrent l'Assemblée déjà évacuée. Leur colère se tourna contre le général Courtois : on lui arracha ses épaulettes et on l'arrêta. Louis Blanc eut ses vêtements mis en lambeaux ; on voulait le tuer.

Lamartine et Ledru-Rollin, montés sur des chevaux de militaires, partirent avec une colonne de dragons, de mobiles et de gardes nationaux, et arrivèrent sans combat sur la place de l'Hôtel de Ville. L'avant-garde, se précipitant dans les escaliers, surprit Barbès et Albert et les arrêta sans résistance. En bas, Lamartine, à cheval dans une foule trop épaisse pour pouvoir mettre pied à terre, s'écriait : Citoyens, la première tribune du monde, c'est la selle d'un cheval quand on rentre dans le palais du peuple entouré de ce cortège de bons citoyens armés, pour y étouffer les factions démagogiques et y réinstaller la vraie République.

Les gardes nationaux, maitres de Paris, fermèrent trois clubs et fouillèrent la maison de Sobrier, ami de Caussidière, et directeur du journal des clubs. Ils y trouvèrent des hommes qui se cachaient, des fusils, et des décrets préparés pour dissoudre l'Assemblée et créer un Comité de salut public. Caussidière, accusé d'être resté neutre, fut obligé de donner sa démission ; ses hommes, gardes républicains et Montagnards, lurent cernés par les gardes nationaux et désarmés. Le gouvernement reprit possession de la préfecture de police, devenue indépendante depuis le 24 février.

L'Assemblée, exaspérée par la violation de la représentation nationale, traita l'étourderie du 15 mai connue un attentat prémédité. Les organisateurs de la manifestation, Blanqui, Raspail, Hubei., les représentants Barbés et Allient qui l'avaient soutenue, le général Courtois et le colonel Bey furent jugés pour complot contre la Arne de l'État par une Haute Cour et condamnés (en 1849) à la détention perpétuelle.

Le 16 mai fortifia dans la majorité la haine des clubs et des manifestations ; il jeta les républicains modérés dans l'alliance avec les conservateurs contre les socialistes. Ce fut la rupture définitive entre l'Assemblée et le peuple de Paris.

 

IV. — TRANSFORMATION DES ATELIERS NATIONAUX.

L'OPPOSITION des manifestants sans armes conduits par des orateurs de club allait tourner à la résistance armée par la transformation des groupements d'ouvriers, délégués du Luxembourg et des ateliers nationaux qui accroissait le désordre dans Paris. Le conflit entre l'Assemblée et les ouvriers se complique alors du conflit entre le gouvernement, et le nouveau parti bonapartiste. Du 15 mai au 22 juin, c'est un chaos d'agitations et d'intrigues, quelques-unes restées obscures, qu'il faut étudier d'ensemble parce qu'elles ont agi les unes sur les autres.

Le 16 mai, le gouvernement, sans décision officielle, supprima la Commission du Luxembourg et mit ses papiers sous séquestre. Des institutions sociales de février elle disparut la première, laissant un projet détaillé de réformes que l'Assemblée ne discuta même pas. Mais le Comité des délégués du Luxembourg, créé pour les manifestations et les élections, survécut à la Commission, et fournit aux ouvriers de Paris un cadre de groupement politique. Les ateliers nationaux recevaient tous les hommes qui se présentaient, le nombre des inscrits croissait sans cesse. Le gouvernement réclama un recensement : le chiffre annoncé le 22 mai fut de 87.000 hommes appartenant à 75 professions, surtout aux métiers du bâtiment et de l'ameublement (4.341 maçons, 3.957 peintres, 6.312 menuisiers, 5.091 ébénistes). En juin, on dépassa 100.000. La paie se faisait par escouade sous la surveillance des chefs ; chaque ouvrier avait un livret qu'il devait signer. Mais le contrôle était illusoire, na mime homme signait plusieurs livrets, le brigadier gardait les livrets des absents, et les prêtait à d'autres, qui touchaient la paie. Le salaire avait été réduit deux jours de paie et quatre de demi-paie, en tout 8 francs par semaine. Il ne restait plus de travail à faire au Champ de Mars. Les ouvriers désœuvrés y parlaient politique. et cessaient peu ri peu d'être l'armée prétorienne au service du gouvernement. Aux élections d'avril, leur directeur les faisait voter contre les candidats ouvriers pour la liste du National. Le 15 mai, beaucoup prirent part à la manifestation ; le directeur fut accueilli au cri de Vive Louis Blanc !

Les ateliers nationaux étaient très impopulaires en province ; on les accusait d'empêcher les ouvriers de reprendre le travail chez les patrons. Les représentants, témoins des vagabondages scandaleux de cette armée nomade (Lamartine), s'irritaient du gaspillage et voulaient le faire cesser. L'Assemblée, la Commission exécutive, les ministres étaient décidés à supprimer les ateliers nationaux ; mais, sur la manière et sur le moment, ils ne s'entendirent pas.

Le nouveau ministre des Travaux publics Trélat, médecin charitable, homme du National, et vieux républicain, ne connaissait les ouvriers qu'en bienfaiteur, pour les avoir secourus dans leurs maladies ; il ne les comprenait plus quand ils réclamaient des droits. Je ne reconnais plus l'ouvrier de France, si vertueux, si dévoué, si bon ; il accusait Louis Blanc de les avoir pervertis en leur inspirant une haine espagnole (L. Blanc était né en Espagne). Il déclara au directeur que l'Assemblée ne voulait plus des ateliers nationaux, et nomma une commission d'ingénieurs qui (réunie le 18 mai) lui remit (le 19) un rapport concluant à une transformation complète. Ce rapport, imprimé le 20, l'ut tenu secret, comme dangereux, probablement parce qu'il reconnaissait le droit au travail. Le directeur É. Thomas, mandé par le Comité du travail, proposa (le 22) un plan pour faire travailler les ouvriers chacun dans sa profession et vendre les produits au profit de l'État. Trélat déclara que les ateliers devaient finir au plus vite, et, le 24, envoya à Thomas un arrêté qui dispersait les ateliers nationaux, obligeant les célibataires de 18 à 25 ans à s'enrôler dans l'armée, les autres à suivre les patrons qui viendraient les requérir. É. Thomas refusa de diriger l'opération ; mais il ne donna pas sa démission. Le ministre, n'osant pas le destituer, le manda le soir dans son cabinet et le fit partir avec deux agents de police pour Bordeaux, où il fut retenu quelques jours. On raconta aux ouvriers qu'il était parti en mission.

Le nouveau directeur, Lalanne, beau-frère de Trélat, ingénieur sorti de Polytechnique, remplaça comme sous-directeurs les élèves de l'École centrale par des polytechniciens. Le gouvernement parut beaucoup moins pressé que l'Assemblée de dissoudre les ateliers nationaux, soit qu'il espérât les utiliser pour la construction des chemins de fer, soit qu'il redoutât une crise dans Paris au moment où surgissait le nouveau parti bonapartiste.

Les ouvriers des ateliers nationaux, se sentant menacés, se rapprochèrent de leurs anciens adversaires, les délégués du Luxembourg. Les ouvriers de Paris, divisés jusque-là, s'unirent donc en une masse de mécontents qui, sans jamais devenir un parti organisé, prit la forme d'un groupement de la classe ouvrière. Le 27, ils rédigèrent une pétition qui demandait le maintien des ateliers ; le 29, ils s'assemblèrent avec leurs bannières, et envoyèrent 14 délégués la porter à l'Assemblée.

A l'Assemblée, le Comité du travail était saisi de deux propositions de dissolution des ateliers nationaux. Le rapporteur de Falloux, royaliste et catholique, conclut à des mesures moins radicales que Trélat : crédits pour aider à reprendre les travaux, renvoi des ouvriers de province avec indemnité. Mais l'exposé des motifs du décret définissait les ateliers nationaux, au point de vue industriel, une grève permanente et organisée à 170.000 francs par jour... au point de vue politique, un foyer actif de fermentation... au point de vue financier, une dilapidation quotidienne... au point de vue moral, l'altération la plus affligeante du caractère si glorieux et si pur du travailleur. Dans la discussion (30 mai), deux grands industriels prétendirent que la paie des ateliers nationaux permettait aux ouvriers de se maintenir en grève pour imposer leurs conditions aux patrons, et que la pression des camarades empêchait les ouvriers de retourner dans les ateliers privés. Le décret fut voté.

 

V. — LA NAISSANCE DU PARTI BONAPARTISTE.

EN février 1848, il n'existait en France rien qui ressemblât à un parti bonapartiste. L'héritier de la dynastie napoléonienne, Louis-Napoléon Bonaparte, fils du roi de Hollande, vivait à Londres en réfugié. Quand l'insurrection commença, comme son nom pouvait servir auprès des soldats, les hommes du National l'engagèrent à venir en France. Arrivé à Paris le 25 février, il écrivit au Gouvernement provisoire : Le peuple de Paris ayant détruit... les derniers vestiges de l'invasion étrangère, j'accours pour me ranger sous le drapeau de la République. Le gouvernement le fit rembarquer aussitôt.

Louis-Napoléon ne connaissait pas un seul homme politique, pas un de ceux qui devaient devenir ses ministres ; il n'avait d'autres partisans que ses deux auxiliaires des complots de 1836 et 1840, le lieutenant Laity et l'ancien sous-officier Malin de Persigny, et il ne possédait aucune fortune. Ses deux amis installés à Paris firent d'abord de la propagande orale : les premiers partisans furent d'anciens officiers et de petits commerçants.

Aux élections d'avril, Louis-Napoléon n'osa pas se présenter ; mais ses cousins furent élus, et admis par l'Assemblée malgré la loi qui bannissait toute la famille. Aux élections complémentaires de la Seine, quand les orléanistes affichèrent la candidature, du prince de Joinville, les bonapartistes répondirent en recommandant Napoléon-Louis Bonaparte comme candidat républicain. Lorsqu'on eut réuni un peu d'argent, on organisa la propagande par la publicité. On répandit des portraits, des biographies et une gravure qui représentait l'Empereur montrant du doigt à la France Louis-Napoléon ; on fit chanter une chanson : Napoléon, rentre dans ton palais, Napoléon, sois bon républicain. On créa des journaux, le Petit Caporal, la Redingote grise, le Napoléonien, la Constitution, journal de la république napoléonienne. Des hommes en blouse parcoururent les boulevards en criant sur l'air des lampions : Poléon, nous l'aurons. Un comité, formé surtout d'anciens officiers de l'Empire, réunit les bonapartistes de la première heure.

Le 4 juin, Louis-Napoléon fut élu dans quatre départements (dont la Seine) ; recommandé par É. Thomas, il avait eu beaucoup de voix d'ouvriers. L'agitation bonapartiste se mêla à l'agitation ouvrière. Les trois mois de misère mis par les ouvriers au service de la République étaient écoulés, leur misère ne diminuait pas, et maintenant ils croyaient la République même menacée par l'Assemblée. Les bonapartistes, avec le nom magique de Napoléon, recrutaient des partisans. Tous les soirs, les ouvriers désœuvrés s'attroupaient sur les boulevards entre les portes Saint-Denis et Saint-Martin ; ils chantaient la Marseillaise ou le Chant du Départ ; ils criaient : Nous l'aurons !Quoi ?La République démocratique et sociale. D'autres répondaient : Poléon !

Le gouvernement s'inquiéta de ces rassemblements. Le 29 mai, il envoya la garde mobile pour les dissiper. Le 3 juin, il ordonna au général de la garde nationale de s'entendre avec les deux chefs de l'armée pour empêcher les attroupements tumultueux. Le 4, jour de l'élection, il envoya des ordres aux trois généraux, au préfet de police, au maire, contre les attroupements tumultueux qui stationnent tous les soirs. Le 7 juin, il fit voter à l'Assemblée la loi sur les attroupements. Elle enjoignait à tout rassemblement de se disperser dès la première sommation ; quiconque faisait partie d'un attroupement armé était passible à la seconde sommation de un à trois ans de prison, et, si le rassemblement était dispersé par la force, de cinq à dix ans. Pour qu'un attroupement fût armé, il suffisait de plusieurs hommes portant des armes cachées ou d'un seul portant des armes apparentes. C'était la première loi de répression depuis la Révolution.

Les attroupements, mêlés d'ouvriers et de gamins, encombraient la chaussée, devenue impraticable aux voitures. Tous les soirs la garde nationale faisait des charges, des sommations, des arrestations ; la foule répondait par des huées et des sifflets. Elle criait : A bas Thiers ! Élu le 4 juin, Thiers était haï comme adversaire du droit au travail.

L'Assemblée allait discuter l'élection de Louis-Napoléon. La Commission exécutive décida d'abord (11 juin) de le laisser venir en France s'il arrivait sans aucune démonstration politique, et de l'arrêter si quelque manifestation coupable faisait craindre qu'un attentat fût médité contre la République. Puis, sur les renseignements du ministère de l'Intérieur, elle ordonna (19 juin) de l'arrêter s'il met le pied en France, et elle décida de déclarer à l'Assemblée qu'elle appliquerait la loi de 1832 contre les Bonaparte, jusqu'au jour où l'Assemblée en aurait autrement décidé.

Le 12 juin, Lamartine, chargé d'apporter à l'Assemblée la déclaration contre Louis-Napoléon, était à la tribune, répondant sur une autre affaire, lorsqu'on lui annonça qu'on venait de tirer sur le général de la garde nationale, au cri de Vive l'Empereur : Lamartine, voulant faire un effet de séance, s'interrompit, tira de sa poitrine le décret... le plaça sur la tribune, et annonça la nouvelle : C'est la première goutte de sang qui ait taché la Révolution éternellement pure du 24 février. Puis il lut la déclaration dont les considérants visaient les prétentions et les ambitions dynastiques de nature à former des partis dans l'État et les agitations, symptômes de manœuvres coupables. Mais on apprit bientôt que les coups de fusil avaient été tirés par un garde national. Lamartine, sommé de s'expliquer, se lança dans une justification de sa conduite antérieure ; il expliqua ses relations avec les révolutionnaires (en avril) en se comparant au paratonnerre qui conspire avec le nuage. Ce discours irrita la majorité.

Le 13, vint en discussion l'élection de Louis-Napoléon dans la Charente-Inférieure. Le rapporteur, Jules Favre, brouillé avec Ledru-Rollin et la Commission exécutive, conclut à l'admission, la question de principe étant tranchée déjà par l'admission des trois membres de la famille Bonaparte élus en avril. Ledru-Rollin, au nom du gouvernement, exposa les manœuvres des agents bonapartistes, et demanda d'appliquer une loi nécessaire pour prévenir le sang versé. Ledru-Rollin était mal vu de la majorité. Les conservateurs, disposés à créer un précédent contre le bannissement des princes d'Orléans, s'unirent aux républicains hostiles à la Commission exécutive. L'admission de Louis-Napoléon fut votée par les deux tiers des voix. Cette question, d'où l'avenir de la France dépendait, fut résolue par l'Assemblée sans qu'elle en vit la portée, sous une impression de séance, dans un mouvement d'humeur contre Lamartine et Ledru-Rollin.

Le soir même, la Commission exécutive examina si elle devait se retirer ; le lendemain matin, en Conseil des ministres, elle reçut une députation de la réunion du Palais-National, qui la priait de rester en fonctions, et elle décida, par 13 voix contre 5, de ne pas se retirer.

A l'Assemblée, le président lut une lettre de Louis-Napoléon, où sans donner sa démission, il se déclarait prêt à rester en exil pour ne pas augmenter les déchirements... de la patrie. Mais la phrase : Si le peuple m'imposait des devoirs, je saurais les remplir, fut accueillie par une vive agitation, et le général Cavaignac, d'ordinaire silencieux, signala à l'attention de l'Assemblée que, dans ce document historique, le mot de République n'était pas une seule fois prononcé.

Les amis de Napoléon lui dépêchèrent un messager à Londres pour l'avertir de l'impression fâcheuse produite par sa lettre. Il envoya sa démission et resta à Londres, attendant son heure.

 

VI. — LE PROGRAMME D'ACTION DE LA MAJORITÉ ET LE RACHAT DES CHEMINS DE FER PAR L'ÉTAT.

A L'ASSEMBLÉE, les républicains de la veille, après un mois de contact personnel avec les anciens monarchistes, essayèrent de s'unir pour assurer le pouvoir au personnel républicain menacé par un mouvement de réaction. La réunion du Palais-National, fondée expressément pour défendre la Commission exécutive contre les attaques injustes et systématiques, nomma une commission chargée de s'entendre avec le gouvernement à la fois sur le personnel et le programme.

On voulait dans tous les services publics faire l'épuration que le Gouvernement provisoire n'avait pas eu le temps ou la force de faire, éliminer tous les fonctionnaires qui n'avaient pas accepté la République, les remplacer par des républicains sans emploi. Le gouvernement ignorait les opinions politiques de ce personnel et ne pouvait se fier aux renseignements qu'auraient donnés les ministères, peuplés des employés de la royauté. Les représentants républicains devaient donc indiquer les fonctionnaires à maintenir ou à remplacer dans leur département, et dresser la liste des candidats républicains aux emplois. Le travail fut fait dans plusieurs départements. Ainsi commençait cette collaboration officieuse des élus républicains avec le gouvernement qui ne devait se réaliser que sous la troisième République.

Le programme législatif comprenait surtout les réformes économiques destinées à satisfaire la masse des électeurs : l'impôt sur le revenu, qui eût atteint les propriétaires fonciers et les industriels ; — la réduction de l'impôt sur le sel, resté toujours impopulaire ; — la vente des biens de la liste civile, qui semblait la consécration de la République ; — la création par l'État d'un crédit foncier, pour permettre aux propriétaires paysans de se libérer des créances hypothécaires. Le gouvernement devait aider à faire passer ces réformes ; en échange, les républicains soutiendraient le rachat des chemins de fer.

Le Gouvernement provisoire avait (du 22 au 25 avril) décidé en principe la reprise de possession des chemins de fer par l'État. Les actions des lignes à racheter seraient évaluées d'après la moyenne des cours de six mois, de septembre à février, et remboursées en rentes et non en annuités. Les compagnies, dépourvues de fonds pour continuer les travaux et menacées de faillite, ne réclamaient pas. Mais le décret du 25 avril n'avait que la valeur d'un projet ; une si grosse opération ne pouvait être accomplie que par l'Assemblée. Les polytechniciens, devenus maîtres des ateliers nationaux, proposèrent de les utiliser pour construire les chemins de fer. Le 29 mai, le directeur du chemin de fer de Paris à Lyon offrit an gouvernement de prendre 15.000 ouvriers des ateliers nationaux, moyennant une subvention de six ou sept millions par mois, ajoutant qu'il pourrait en même temps donner du travail à 60.000 autres. Cette offre parut au gouvernement le moyeu d'éviter une crise dangereuse en employant les ouvriers des ateliers nationaux à achever les lignes que l'État reprendrait aux compagnies. La réforme des chemins de fer se trouva liée au maintien des ateliers nationaux. Les républicains, partisans des chemins de fer d'État, devinrent alliés des démocrates socialistes qui proclamaient le devoir de l'État de donner du travail aux ouvriers ; les adversaires du rachat des chemins de. fer s'unirent aux adversaires du droit au travail pour détruire il la fois les ateliers nationaux et les chemins de fer d'État.

Le Comité des finances repoussa le rachat comme une charge trop lourde ; la majorité de l'Assemblée se montra décidée à se débarrasser des ateliers nationaux. Le gouvernement, n'osant pas affronter cette Opposition, ne proposa nettement ni le rachat des chemins de fer, ni le maintien définitif des ateliers nationaux.

 

VII. — LA SUPPRESSION DES ATELIERS NATIONAUX.

TRÉLAT, n'osant pas demander de crédit pour les dépenses des ateliers nationaux, s'était procuré les fonds par des virements ; le Comité du travail l'invita à proposer un crédit régulier. Quand l'Assemblée reçut la demande de [puis millions, Falloux, rapporteur reprocha à Trélat l'incurie officielle, la négligence dans la détermination des travaux, et demanda si le gouvernement voulait exploiter la détresse des ouvriers pour peser sur le vote du rachat (14 juin). L'Assemblée créa, pour examiner les projets et les mesures financières, une commission spéciale dont la majorité fut hostile au gouvernement.

Le 15 juin, une surprise de séance fit sur l'Assemblée une impression décisive. Dans une discussion sur l'Algérie, Pierre Leroux, socialiste mystique, proposait l'organisation du travail par la colonisation. Goudchaux, ministre des Finances du Gouvernement provisoire, répondit en attaquant la politique hésitante du gouvernement. Comme dans l'affaire du drapeau ronge, il apportait le sentiment du monde des affaires, l'exaspération (les capitalistes attendant la fin de la crise, des patrons disant que les ateliers nationaux empêchaient le travail de reprendre.

Avant d'organiser le travail, il faut le reconstituer. On est venu dire aux travailleurs : Croisez-vous les bras, ne retournez pas dans vos ateliers, ces ateliers deviendront vides, nous les exproprierons pour cause d'utilité politique, nous vous les donnerons.... Il faut que les ateliers nationaux disparaissent, à Paris d'abord, en province aussi ; il ne faut pas qu'ils s'amoindrissent, entendez-le bien ; il faut qu'ils disparaissent.

Dès lors, l'opinion de la majorité est faite. Il faut en finir. Les ouvriers le sentent ; les délégués des ateliers nationaux et les délégués du Luxembourg signent en commun une déclaration, affichée le 18 juin.

Ce n'est pas notre volonté qui manque au travail, mais un travail utile et approprié à nos professions qui manque à nos bras.... Que fera-t-on des 110.000 travailleurs employés dans les ateliers nationaux ? les livrera-t-on aux mauvais conseils de la faim, aux entrainements du désespoir ?

La commission parlementaire fait venir Trélat, le nouveau et l'ancien directeur des ateliers nationaux. On discute vivement ; quelqu'un traite les ouvriers de malfaiteurs. Il est décidé de proposer l'Assemblée de renvoyer les ouvriers et de voter des fonds à prêter aux patrons qui les feront travailler. En attendant, le 19, Falloux, rapporteur, propose de prolonger les pouvoirs de la Commission et de ne plus accorder qu'un million à la fois pour les ateliers nationaux. Pendant deux jours (19-20 juin) l'Assemblée entend des discours ; elle vote les propositions. Elle n'a pas dissous les ateliers nationaux, mais elle enlève au gouvernement le moyen de les continuer.

La Commission exécutive, revenant à son projet du mois de mai, prend l'initiative de la dissolution. Le 21 juin, un arrêté ordonne a tous les ouvriers des ateliers nationaux âgés de dix-sept à vingt-cinq ans de s'enrôler dans l'armée, aux autres de se tenir prêts à partir pour aller dans les départements, l'aire des travaux de terrassement. Le ministre des Travaux publics reçoit l'ordre de commencer les enrôlements dans l'armée dès le lendemain. Le directeur des ateliers nationaux annonce aux ouvriers les départs immédiats : Le gouvernement veut que ces départs aient lieu, il faut que sa volonté soit exécutée aujourd'hui même. Les ouvriers sont brusquement mis dans l'alternative ou de rester à Paris sans ressources ou d'aller faire des terrassements en pays inconnu ; ils craignent surtout d'être expédiés en Sologne, au pays des fièvres. Leur colère se tourne contre l'Assemblée ; ils lui envoient une adresse.

Vous venez de prononcer par la bouche d'un de vos vizirs un décret de proscription qui atteint 30.000 prolétaires, et vous joignez à la cruauté de l'exil l'insulte en leur jetant le pain du mendiant.... Est-ce bien ce même peuple que vous traitiez naguère de libérateur du genre humain ?

Les délégués décident d'aller protester en masse. Le 22 juin, dès le matin, une colonne de douze à quinze cents ouvriers avec ses bannières arrive sur la place du Panthéon ; de là 56 délégués des ateliers nationaux vont au Luxembourg, pour parler au gouvernement. C'est une troupe anonyme : quand on voudra les arrêter, il faudra demander leurs noms au directeur des ateliers, et le préfet de police ne saura pas leurs adresses. Un seul nom apparaît, nom inconnu la veille, Pujol, l'orateur de la troupe, lieutenant des ateliers nationaux ; ce n'est pas un ouvrier, c'est un prolétaire de lettres, né dans l'Ariège, ancien séminariste, puis sergent aux chasseurs d'Afrique. Marie, au nom du gouvernement, porte la parole ; il reçoit six délégués ; Pujol rappelle les promesses du Gouvernement provisoire aux ouvriers, montre la dureté des mesures prises, et menace d'une résistance armée. Marie répond : Si les ouvriers ne veulent pas partir, nous les renverrons de Paris par la force. Les délégués se retirent. Les ouvriers se répètent que Marie les a traités de canailles. Ils parcourent les rues en disant : Du pain ou du plomb ! Du plomb ou du travail ! Dans la matinée, la Commission exécutive ordonne d'arrêter Pujol, qui s'est signalé ce matin par sa violence, et les 56 délégués ; mais elle ignore leurs noms. Le soir, un grand rassemblement se tient à la Bastille, à la lueur des torches. Pujol fait un discours, donne rendez-vous pour le lendemain matin.

Le 23 juin, à 6 heures du matin, une foule énorme d'ouvriers se rassemble autour de la colonne de la Bastille ; à la voix de Pujol, ils s'agenouillent en l'honneur des héros révolutionnaires et se relèvent en criant : La liberté ou la mort ! Une jeune marchande de fleurs apporte un bouquet, Pujol l'attache à la hampe du drapeau. Puis on se disperse, et l'insurrection commence.